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H I S T O I R E CROIX DE GUERRE ET VALEUR MILITAIRE 16 N° 330 - Décembre 2017 - 4 ème trimestre « Tient lieu d’Argenterie », l’amir « Tient lieu d’Argenterie », la contrepèterie a fait florès jusqu’à nos jours pour désigner le « Carme-naval », alias l’ami- ral Georges Thierry d’Argenlieu et,en religion, le père Louis de la Trinité de l’Ordre des Carmes déchaux. Elle se rap- porte à l’un des officiers les plus décorés de la Marine (Grand-croix de la Légion d’honneur, Compagnon de la Libé- ration et Médaille militaire), mais aussi à une carrière qui l’a propulsé au firmament de la hiérarchie à un rythme étourdissant et probablement sans équivalent dans l’Histoire. L’homme est né à Brest, en 1889, dans une famille où l’on se consacre traditionnellement à Dieu et à la France. Il incarne d’ailleurs l’union des deux vocations familiales dans la mesure où, fils d’un contrôleur géné- ral de la Marine, ses deux frères aînés sont officiers, ses deux cadets domini- cains et ses deux jeunes sœurs appar- tiennent à la Congrégation de Notre- Dame-de-Sion. Entré à l’École navale en 1906, il sert d’abord au Maroc où il fait la connais- sance de Lyautey, dont la personnalité va durablement l’influencer. La Grande Guerre le surprend « sur le chemin du cloître », trois semaines seulement après qu’il ait pris la déci- sion d’abandonner le monde pour ré- pondre à sa vocation religieuse. Il appareille néanmoins de Toulon pour tenir le blocus du canal d’Otrante et participer à la lutte anti-sous-marine en Méditerranée. En 1919, après un « interminable postulat », il quitte l’uniforme pour la bure et entre au Carmel sous le nom de Louis de la Tri- nité. Ordonné prêtre en 1925, ce ca- Le capitaine de vaisseau Georges Thierry d'Argenlieu, haut-commissaire de France dans le Pacifique, passe des troupes en revue, à Papeete ou Nouméa, au second semestre 1941. SHD tholique intransigeant, un temps sé- duit par les thèses de l’Action fran- çaise, est l’un des principaux artisans du renouveau intellectuel et spirituel connu par les Carmes dans l’entre- deux-guerres. Il devient supérieur de son ordre en 1932. Un rôle clef chez les FNFL Mobilisé en 1939, fait prisonnier lors de la reddition de Cherbourg, il s’évade pour gagner la Grande-Bre- tagne sans même avoir entendu l’Ap- p16-18 Argenlieu.qxp_Mise en page 1 10/12/2017 12:51 Page1

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16 N° 330 - Décembre 2017 - 4ème trimestre

« Tient lieu d’Argenterie », l’amir « Tient lieu d’Argenterie », la contrepèterie a fait florès jusqu’à nos jours pour désigner le « Carme-naval », alias l’ami-ral Georges Thierry d’Argenlieu et,en religion, le père Louis de la Trinité de l’Ordre des Carmes déchaux. Elle se rap-porte à l’un des officiers les plus décorés de la Marine (Grand-croix de la Légion d’honneur, Compagnon de la Libé-ration et Médaille militaire), mais aussi à une carrière qui l’a propulsé au firmament de la hiérarchie à un rythmeétourdissant et probablement sans équivalent dans l’Histoire.

L’homme est né à Brest, en 1889,dans une famille où l’on se consacretraditionnellement à Dieu et à laFrance. Il incarne d’ailleurs l’uniondes deux vocations familiales dans lamesure où, fils d’un contrôleur géné-ral de la Marine, ses deux frères aînéssont officiers, ses deux cadets domini-cains et ses deux jeunes sœurs appar-tiennent à la Congrégation de Notre-Dame-de-Sion. Entré à l’École navale en 1906, il sertd’abord au Maroc où il fait la connais-sance de Lyautey, dont la personnalité

va durablement l’influencer. LaGrande Guerre le surprend « sur lechemin du cloître », trois semainesseulement après qu’il ait pris la déci-sion d’abandonner le monde pour ré-pondre à sa vocation religieuse.Il appareille néanmoins de Toulonpour tenir le blocus du canal d’Otranteet participer à la lutte anti-sous-marineen Méditerranée. En 1919, après un« interminable postulat », il quittel’uniforme pour la bure et entre auCarmel sous le nom de Louis de la Tri-nité. Ordonné prêtre en 1925, ce ca-

Le capitaine de vaisseau Georges Thierry d'Argenlieu, haut-commissaire de France dans le Pacifique,passe des troupes en revue, à Papeete ou Nouméa, au second semestre 1941.

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tholique intransigeant, un temps sé-duit par les thèses de l’Action fran-çaise, est l’un des principaux artisansdu renouveau intellectuel et spirituelconnu par les Carmes dans l’entre-deux-guerres. Il devient supérieur deson ordre en 1932.

Un rôle clef chez les FNFL

Mobilisé en 1939, fait prisonnier lorsde la reddition de Cherbourg, ils’évade pour gagner la Grande-Bre-tagne sans même avoir entendu l’Ap-

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miral Georges Thierry d’Argenlieupel du 18 juin. Ce départ est celuid’un patriote ardent, blessé de voir«la nuit qui tombe sur la France». ALondres, il devient le premier chefd’état-major des Forces navales fran-çaises libres (FNFL). A la suite des Mémoires de guerre pré-sentant d’Argenlieu comme un parfaitcroisé de la France libre, on lui a attri-bué, à tort, la création de la croix deLorraine. Pour autant, l’Appel du 18Juin prend la dimension mystiqued’un « cri de foi […] jailli des plus in-times profondeurs de l’âme de laFrance ». En septembre 1940, il par-ticipe à la tentative anglo-gaulliste dereprise de Dakar, la capitale del’Afrique occidentale française. En-voyé en parlementaire pour obtenir leralliement pacifique de la ville, il estgrièvement blessé par des tirs pen-dant l’opération. C’est à ce momentque naît entre lui et de Gaulle une vé-ritable dévotion réciproque. Il est en-suite commandant des FNFL lors descombats franco-français qui se dérou-lent au Gabon, en novembre 1940,membre du Conseil de défense del’Empire et se rend au Canada pourépauler Élisabeth de Miribel qui s’ef-force de rallier l’opinion canadienne àla France libre.A l’été 1941, d’Argenlieu est nomméhaut-commissaire de France dans lePacifique pour y affermir la position dela France libre, alors que la menace ja-

ponaise se précise. Promu contre-ami-ral au lendemain de Pearl Harbour, ildoit négocier avec les États-Unis,conscients de l’intérêt stratégique dela Nouvelle-Calédonie, l’implantationd’une base pour défendre le Paci-fique. Un imposant corps expédition-naire américian est envoyé sur l’île, cequi bouleverse la vie locale et paraîtde nature à hypothéquer la souverai-neté française. Les mesures prises parl’amiral d’Argenlieu pour garder l’ini-tiative provoquent sur place une trèsvive émotion et des accrochages avecle commandement américain. De retour à Londres en 1943, il est enpremière ligne pour gérer la difficilefusion entre les FNFL et la Marined’Afrique du Nord. En juin 1944, il faitpartie du premier voyage du général

de Gaulle en France et, le 26 août,descend les Champs-Élysées à ses cô-tés. Vice-président du Conseil supé-rieur de la Marine et Inspecteur géné-ral, l’amiral d’Argenlieu veille à lareconstruction de la Marine et parti-cipe à la conférence inaugurale desNations unies. Ancré politiquement à la droite de la« Croix de Lorraine », d’Argenlieu aprobablement été l’un des meilleursreprésentants du « gaullisme deguerre », qui est à la fois le fruit descirconstances et de personnalités ex-ceptionnelles. Si sa spiritualité carmé-litaine donne une tonalité singulière àson ralliement à la France libre, lesmotivations du provincial des Carmesrésident, comme pour nombre despremiers Compagnons, sur une oppo-

Photographie de GeorgesThierry d'Argenlieu, élevéaux rang et appellationd'amiral en juin 1946.

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sition intransigeante et intégrale de ladéfaite. La mystique du chef autour dugénéral de Gaulle revêtu d’un pouvoircharismatique, la méfiance envers lesAlliés, soupçonnés de vouloir remettreen cause l’indépendance et le rang dupays, ainsi que la condamnation desinstitutions de la IIIème Républiquesont autant d’éléments qui trouvent às’incarner dans la figure du premierchancelier de l’Ordre de la Libération.

« Sa » guerre d’Indochine

En août 1945, après accord du Saint-Siège, il est nommé haut-commissairede France en Indochine, avec un autreCompagnon pour second, le généralLeclerc. Contrairement à une légendetenace, il est erroné d’opposer un Le-clerc visionnaire, qui aurait porté unevision libérale de l’avenir de l’Indo-chine, à un d’Argenlieu défenseurborné de l’ordre ancien, inspiré parl’« Indochine des amiraux », qui au-

rait saboté les perspectives de paix.En revanche, si les responsabilités del’amiral dans le déclenchement duconflit indochinois sont évidentes,elles méritent néanmoins d’être nuan-cées. Tout au long de son mandat, ilse fait l’exécuteur fidèle et zélé desinstructions que lui a données le géné-ral de Gaulle en 1945. Les contradic-tions inhérentes à son action, em-preinte d’une volonté libérale, maisinadaptée à la réalité locale, sontcelles du projet gaullien. Ainsi, les ou-vertures proposées aux populations,généreuses par rapport à la traditioncoloniale, sont beaucoup trop timidespour répondre à leurs aspirations. Sans être l’homme de la guerre à toutprix, même s’il en accepte précoce-ment la possibilité, d’Argenlieu n’estpas pour autant celui qui aurait pu as-sumer les concessions nécessairespour prévenir l’explosion. Son atta-chement à une conception surannéede l’Empire et son obsession du rang

qu’il lie à la possession d’un domaineultramarin font de lui un représentantinflexible du consensus colonial ré-gnant dans le pays au sortir de la se-conde guerre mondiale. La résurgence de son anti-commu-nisme absolu et son passage précocedans une logique d’affrontement bipo-laire contribuent à expliquer pourquoile haut-commissaire ne parvient pas àvoir le compromis, autrement quecomme un abandon susceptible defaire perdre à la France le statut degrande puissance, qu’elle a recouvréeau lendemain de la guerre. Rappelépar le gouvernement en mars 1947,l’amiral se retire chez les Carmes, touten conservant jusqu’en 1958 lacharge de chancelier de l’Ordre de laLibération qu’il assumait depuis sacréation. Il meurt en 1964. Inhumédans l’église d’Avrechy (Oise), satombe est surplombée d’une épitapherédigée par le général de Gaulle :« L’artisan des grandes tâches, c’est-à-dire des œuvres méritoires. Le Com-pagnon de toutes les entreprises,l’Ami de tous les jours qui servit hono-rablement la France sans faux pas sursa route, ni tâche sur son honneur, niombre sur sa fidélité ».

Thomas Vaisset,agrégé et docteur en Histoire.

Chargé de recherches à la divisionMarine du Service historique de la

Défense etauteur de « L’amirald’Argenlieu. Moine-soldat

du gaullisme »,Paris, Belin, 2017.

Le vice-amiral d'escadre d'Argenlieu, haut-commissaire de France en Indochine,posant à Saïgon aux côtés du général de corps d'armée Leclerc, commandant

supérieur des forces en avril 1946.

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