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Louis Hémon

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Louis Hémon1880-1913

Écrits sur le Québec

La Bibliothèque électronique du QuébecCollection Littérature québécoise

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Volume 110 : version 1.1

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Les textes de Louis Hémon qui traitent du Québec sont intéressants sous maints aspects. La plupart traite de son sujet de prédilection : le sport, qui, pour lui, est un moyen de se réaliser mais aussi de se faire respecter. Certains textes ont été publiés, évidemment, comme la date de parution l’indique, à titre posthume. Les textes ont d’abord, pour la plupart, paru soit dans La Presse de Montréal, ou dans le journal sportif français L’Auto. Le texte intitulé Itinéraire fait le récit de son arrivée au Québec, à partir de Liverpool en Angleterre.

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« Cela n’empêche pas que nous sommes hautement civilisés, ici à Péribonka. Il y a un petit bateau à vapeur qui vient au village tous les deux jours, quand l’eau est navigable. Si le bateau se mettait en grève il faudrait pour aller au chemin de fer à Roberval faire le tour par la route du tour du lac, c’est-à-dire quatre-vingts kilomètres environ.

Ce qui me plaît ici, Poule, c’est que les manières sont simples et dépourvues de toute affectation. Quand on a quelque chose dans le fond de sa tasse on le vide poliment par-dessus son épaule ; et quant aux mouches dans la soupe il n’y a que les gens des villes, maniaques, un peu poseurs, qui les ôtent. On couche tout habillé, pour ne pas avoir la peine de faire sa toilette le matin, et on se lave à grande eau le dimanche matin. C’est tout. »

Louis Hémon, Lettre à sa sœur, 5 sept. 1912.

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Itinéraire

De Liverpool à Québec

I

Au bureau de la ligne Allan, dans Cockspur Street, un employé présente les deux faces du dilemme d’une manière concise et frappante.

« Pour aller à Montréal, dit-il, vous avez le choix entre deux de nos services : celui de Liverpool et celui de Londres-Le Havre. Par Liverpool la traversée dure sept jours. Sur la ligne du Havre on mange à la française, avec du vin aux repas. La traversée dure treize jours. »

Pour un investigateur professionnel, le carnet à la main, à l’affût des généralisations faciles, c’était déjà là une occasion de contraste à établir, entre la hâte essentielle des Anglo-Saxons et

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l’indolence de nos compatriotes qui se résignent fort bien à faire la traversée sur un vieux bateau, et à y consacrer deux semaines, pourvu qu’ils puissent jusqu’à Montréal manger à la française, et lamper le Médoc deux fois par jour. Mais après huit ans de Londres les contrastes anglo-français ont perdu leur relief, et les généralisations ne semblent plus aussi faciles ni aussi sûres. Je n’ai songé qu’à peser le pour et le contre.

Treize jours en mer ; c’est tentant. Mais octobre s’avance déjà, et il est bon de se ménager quelques semaines pour aviser, une fois là-bas, avant que ne descende l’hiver – cet hiver canadien qu’on s’imagine si redoutable de loin. Je suis donc parti par Liverpool, quatre jours plus tard.

...Sept jours de mer. Bonne mer, pas assez houleuse pour être gênante, assez pour n’être point insipide. Donc peu de malades ou tout au moins peu de gens qui soient franchement malades ; un assez grand nombre, que l’appréhension bouleverse, conservent pendant toute cette semaine le teint curieusement verdâtre

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des inquiets, ou bien descendent gaillardement dans la salle à manger, le matin, gais et farauds, taquinent un œuf ou une assiette de gruau, et remontent sur le pont sans attendre la fin du repas ; oh ! sans précipitation ; dignement ; mais en détournant des victuailles leurs narines qui palpitent, et jetant à leurs voisins de table quelque prétexte ingénieux.

Passagers de toutes sortes : pas mal de Canadiens qui ont passé l’été en Angleterre, et rentrent ; plusieurs jeunes Anglais qui font la traversée pour la première fois, envoyés par des maisons de commerce de leur pays ; et quelques autres qui sont partis à l’aventure et bien que ce soit la mauvaise saison. Entre ces derniers un lien subtil semble s’établir. Ils se jaugent l’un l’autre à la dérobée, et songent : « Celui-là a-t-il plus de chances que moi de réussir ? Combien d’argent a-t-il dans sa poche ; c’est-à-dire : Combien de temps pourra-t-il attendre, s’il faut attendre, sans avoir faim ? » Et l’on note les contours des épaules et l’expression de la figure, à moitié fraternellement, à moitié en rival : « S’il ne trouve pas le travail qu’il veut, cet employé à

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poitrine plate, sera-t-il de taille à faire le travail qu’il trouvera ? »

Car l’optimisme qui est en somme général parmi eux est des plus raisonnable. L’on n’en voit guère qui s’imaginent aller vers un Eldorado magnifique, d’où ils pourront revenir après très peu d’années pour vivre chez eux dans l’aisance. Ils espèrent évidemment réussir là mieux qu’en Angleterre, puisqu’ils sont partis ; mais ils se rendent compte aussi qu’ils y trouveront une lutte plus âpre, un climat beaucoup plus dur, et surtout cette atmosphère de cruauté simple d’un pays jeune qui est en marche et n’a guère le temps de s’arrêter pour plaindre et secourir ceux qui tombent en route, n’ayant pas réussi.

Aussi tel d’entre eux qui a pu s’équiper complètement, payer son passage en seconde classe et garder encore quelques livres en poche a-t-il pourtant quelques minutes d’inquiétude de temps en temps. Installé sur le pont dans sa chaise longue, il regarde la longue houle monotone de l’Atlantique, et songe.

« ... Nous ne sommes guère que trois ou quatre

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sur ce bateau-ci qui soyons partis à l’aventure. C’est la mauvaise saison... » Et il essaie d’évaluer à peu près tous les « x » du problème ; le froid de l’hiver qui vient ; le vrai grand froid qu’il ne connaît pas encore ; les conditions de vie et de travail dans ce pays nouveau ; les chances qu’il a de trouver de suite ou presque de suite un emploi qui le fasse vivre.

Des phrases des opuscules officiels sur l’émigration lui remontent à la mémoire... « Les ouvriers agricoles et les artisans sont ceux qui doivent aller au Canada, et les seuls qui aient une certitude de réussite... Les hommes exerçant des professions libérales, les employés, etc. etc. auraient tort d’émigrer... »

Les artisans et les paysans, il y en a sur ce bateau, mais en troisième classe ; ceux-là trouveront du travail sitôt débarqués et n’ont aucun sujet d’inquiétude. L’homme appartenant à une de ces diverses classes « qui auraient tort d’émigrer », est au contraire en proie à un malaise ; il se lève et va rejoindre d’autres passagers qui n’en sont pas à leur premier voyage

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pour leur demander un encouragement indirect.Négligemment, il interroge : « Aviez-vous

quelque chose en vue, vous, quand vous avez traversé pour la première fois ? »

L’un répond « Oui ». Un autre dit : « Non... mais c’était au printemps ; en ce moment c’est la mauvaise saison, voyez-vous ! »

La mauvaise saison... Il n’est pas d’expression plus décourageante ; et la silhouette du continent dont on approche, silhouette contemplée si souvent sur les cartes qu’elle se matérialise automatiquement lorsqu’on y songe, prend un aspect menaçant et hostile. Tous les jeunes gens qui « auraient tort d’émigrer », et qui ont émigré pourtant, s’efforcent d’imaginer quelques-unes des rigueurs qui les attendent ; ils passent en revue tous les métiers divers qu’ils se croient capables d’exercer au besoin ; et ils finissent par se dire qu’ils « se débrouilleront bien », et par s’envelopper douillettement de leur couverture de voyage, pour jouir pleinement de ce qu’ils ont d’assuré : une demi-semaine encore de confort, avec quatre copieux repas par jour qui paraissent

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importants et précieux à l’approche de toute cette incertitude.

D’autres n’ont aucune espèce d’inquiétude ; ce sont ceux qui ne vont pas au Canada pour réussir, mais simplement pour vivre leur vie « en long et en large » et voir quelque chose qu’ils n’ont pas encore vu. Ils ne s’inquiètent pas, parce que ce qui leur arrivera sera forcément quelque chose de neuf, et par conséquent de bienvenu.

À cinq jours de Liverpool un brouillard épais descend sur la mer, et il commence à faire froid. Un des officiers du navire explique que nous sommes sous le vent du Labrador, et pour tous ceux des passagers qui en sont à leur première traversée rien que ce nom « Labrador », semble faire encore descendre la température de plusieurs degrés.

Nous passerons trop loin de Terre-Neuve pour en voir la côte ; et nous ne croiserons pas d’icebergs non plus, car en cette saison ils ont déjà passé, s’en allant majestueusement vers le Sud, tout au long des mois d’été, fondant un peu tous les jours : un pèlerinage qui est aussi une

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sorte de lent suicide...La première terre aperçue est donc l’île

d’Anticosti. En bon Français, j’ai toujours mis mon point d’honneur à ne connaître un peu la géographie que des pays par où j’ai passé. J’ignorais donc tout simplement l’existence de cette île, qui a pourtant plusieurs titres de gloire. Elle est à peu près de la taille de la Corse d’abord ; et, au fait, d’où lui vient ce nom de consonance italienne ? Mais, surtout, elle appartient à M. Henri Menier.

La dynastie des chocolatiers s’est montrée infiniment plus moderne et plus avisée que celle des sucriers dans ses acquisitions de territoire. M. Menier n’a pas eu à occuper Anticosti de vive force, il s’est contenté de l’acheter ; j’ignore à quel prix ; mais vu les dimensions de ce lopin de terre, le mètre carré a dû lui revenir à peu de chose. Il ne s’est pas réduit à acquérir l’île ; il y vient assez régulièrement dans son yacht pendant l’été. Anticosti reste naturellement partie du territoire canadien et ressortit donc indirectement au trône britannique ; mais les pouvoirs d’un

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propriétaire sont vastes, et la légende dit que M. Menier a fait de son île une petite colonie franco-canadienne, d’où les gens de langue anglaise sont poliment exclus. Il y a installé des exploitations de forêts, quelques autres industries et il vient là en czar, lorsqu’il lui plaît, vivre quelques semaines au milieu de son bon peuple et chasser l’ours et le caribou.

Seulement – l’éternelle leçon d’humilité – l’infiniment grand, financièrement et territorialement parlant, est en butte aux persécutions de l’infiniment petit. L’illustre chocolatier poursuit d’année en année une lutte sans succès et sans espoir contre les moustiques et les maringouins, qui sont le fléau des terrains boisés et humides pendant la saison chaude ; et moustiquaires, voilettes de gaze, lotions diverses destinées à inspirer aux moustiques le dégoût de la peau humaine, arrivent à peine à rendre supportable au maître d’Anticosti le séjour de ses terres.

Nous ne voyons, nous, de son île, qu’une interminable côte basse, brune, lointaine, que le

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brouillard montre et cache comme en un jeu ; puis quand vers le soir le brouillard se lève on s’aperçoit que cette côte a disparu, et c’est de nouveau l’apparence de la pleine mer. Seulement la vue de cette première terre transatlantique, et le souvenir des cartes souvent consultées, nous rend presque sensible la proximité des deux rives du Golfe du Saint-Laurent, rives toujours hors de vue, mais qui se resserrent sur nous d’heure en heure.

Le lendemain lorsque nous montons sur le pont respirer un peu, au sortir des cabines étouffantes, avant le déjeuner du matin, une de ces rives est devenue visible et en quelques heures nous en venons à la longer de tout près.

Elle est plate et nue au sortir de l’eau ; mais bientôt des collines apparaissent à l’intérieur, dont la ligne se rapproche. L’atmosphère un peu embrumée leur prête une majesté factice, et des lambeaux de nuages qui traînent à mi-hauteur exagèrent complaisamment leur taille, qui n’est que médiocre. Mais il n’en faudrait pas tant pour river l’attention des passagers, qui sont

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maintenant tous sur le pont et regardent avec une sorte d’intérêt candide. La moindre terre prend un relief saisissant, après une semaine passée sur l’eau ; mais ce qui marque cette terre-ci à nos yeux d’une grandeur émouvante, c’est surtout qu’elle est la terre canadienne, l’avant-poste du continent vers lequel nous allions. Une côte d’une silhouette exactement semblable, vue quelque part en Europe, dans la Baltique ou la mer Noire, n’aurait pas ce prestige ; et je crois bien que cela serait également vrai d’une côte asiatique ou africaine.

L’Amérique reste essentiellement le pays où l’on va tenter sa fortune ; le pays pour lequel on a quitté son pays. Une contrée que l’on visite en passant, ou bien où l’on va habiter quelques années au plus, n’a pas cet abord solennel de terre promise, ni cet aspect d’énigme double des contrées où beaucoup d’hommes viennent vivre pour toujours ou pour longtemps : l’énigme de ce que le continent cache derrière sa frange visible, et l’énigme de la vie qu’il leur donnera. Même aujourd’hui, où la colonisation et le défrichement sont devenus des opérations prosaïques,

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industrielles, dépourvues de toute aventure, le premier aperçu de la côte américaine dans le lointain réveille chez beaucoup de nous des âmes irrationnelles, anachroniques, d’aventuriers, et nous émeut curieusement. Mais sans doute faut-il pour ressentir cela voyager autrement qu’en touriste, avoir un peu d’incertitude dans sa vie, et se trouver au milieu de gens pour lesquels le passage du vieux continent au nouveau est un coup de dés d’une importance poignante, sur lequel ils ont presque tout joué !

Une des prédictions orgueilleuses que l’on entend et que l’on lit le plus souvent sur le sol canadien est que le 20ème siècle sera « le siècle du Canada », comme le 19ème siècle a été celui des États-Unis. C’est bien sans doute en voguant vers Québec ou Montréal que l’on retrouve le plus facilement, et avec le plus d’exactitude, l’état d’esprit des déracinés qui voyaient s’ouvrir devant eux la baie de New York, il y a cent ans. Ceux qui, approchant de cette ville aujourd’hui, regardent grandir la statue de la Liberté et l’entassement des « gratte-ciel » ne peuvent que connaître des impressions différentes, parce que

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le premier aspect que l’Amérique leur offre est celui d’une cité entre les cités, et non plus l’aspect primitif, saisissant, du pays vide qu’ils vont défricher et remplir.

Le navire qui remonte le Saint-Laurent au contraire, se rapproche de la rive en arrivant à Rimouski, qui est la première escale depuis Liverpool et la seule avant Québec. Un petit vapeur construit en bois, dont la coque est extraordinairement massive et la proue d’une forme singulière – afin de pouvoir naviguer l’hiver sur le fleuve encombré de glaces flottantes – vient chercher en plein courant les rares passagers qui débarquent là. De la ville elle-même, cachée par une île et de peu d’importance d’ailleurs, nous ne voyons qu’un clocher et une masse indistincte de maisons aux toits rouges et bruns. Mais cette côte Sud reste pendant longtemps proche et visible, lorsque nous repartons. Une ligne de chemin de fer la suit, à peu de distance du fleuve. La bande de terre que cette ligne et le fleuve bornent est semée de villages, des agglomérations de maisons de bois aux tons neutres, où les bruns dominent, maisons

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toujours groupées autour d’un clocher pointu, mais qui semblent pourtant s’espacer volontairement, tenter de relier entre eux les villages, pour faire bonne figure et combler un peu les vides du pays trop grand. Car derrière ce chapelet de villages de pêcheurs et d’agriculteurs c’est la péninsule du Nouveau-Brunswick et du Maine, le territoire le plus avancé vers l’Est, le plus proche de l’Europe de toute l’Amérique civilisée, et où se trouvent pourtant encore des étendues de plusieurs milliers de kilomètres carrés dépourvues de lignes de chemin de fer, de routes et presque d’habitations, et des forêts profondes où l’on ne pénètre que de loin en loin, à l’automne, pour chasser le loup et l’orignal.

Mais c’est la côte Nord qui donne, quand on s’en rapproche, la plus forte impression de pays à peine entamé, encore vide et sauvage. Peut-être l’imagination y est-elle pour quelque chose, le souvenir que de ce côté-là il n’y a plus de civilisation réelle, plus de ville qui mérite le nom de ville, plus rien que ça et là quelques groupes de maisons de bois peureusement assemblées, quelques postes perdus aux coudes des rivières, et

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plus loin encore rien que les tentes de peau des derniers Indiens, semées dans les recoins les moins incléments de l’Ungava et du Labrador.

Pourtant la part de l’imagination n’est pas nécessairement grande et sa tâche est facile. Par endroits cette côte Nord sort du fleuve d’un jet et s’élève de suite en collines arrondies aux trois quarts couvertes de pins ; la roche se montre parfois à travers la terre, mais il n’y a que peu de parois à pic ou d’escarpements : partout des lignes simples, sévères, assez amples pour que les pans de forêt qui les couvrent ne changent pas leur profil ; partout des bruns et des verts sombres ; le brun de la terre nue, le brun des troncs serrés, le vert sombre de leur feuillage ; et aussi d’autres tons neutres de végétation qui a été sobre de couleurs et de lignes même au fort de l’été, et qui maintenant s’éteint ou s’assombrit encore.

De loin en loin, avec une sorte de surprise, on voit des maisons. En voici une à mi-pente, une autre au bord de l’eau, cinq ou six assemblées dans un repli du terrain, et il semble bien

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qu’autour de leurs murs s’étendent des espaces éclaircis qui doivent être des champs. Mais entre chaque maison ou chaque groupe de maisons il y a plusieurs milles de pente abrupte, un vallonnement profond ou un sommet arrondi, souvent un pan de forêt qu’il faudrait contourner ; et l’on se prend à chercher des yeux, généralement en vain, les pistes rudimentaires qui doivent pourtant les unir entre elles ou les unir à quelque chose, faciliter leur approche aux hommes d’ailleurs. Et soudain l’on croit voir le fleuve bordé d’une croûte de glace, encombrée de lourds blocs de glace serrés qui descendent le courant, les pentes couvertes de la neige profonde de l’hiver, et la présence de ces maisons isolées, l’existence des gens qui y vivent, deviennent, pour nous autres hommes des pays grouillants, des choses presque inexplicables et pathétiques.

Toute la journée notre navire remonte le fleuve, se rapprochant tantôt d’une berge et tantôt de l’autre pour suivre la ligne de l’eau profonde. Ce chenal, par où tout le trafic du Canada passe sept mois de l’année – les sept mois pendant lesquels le fleuve est praticable – est marqué avec

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un soin et une précision qui rappellent à chaque instant son importance. C’est un chapelet ininterrompu de feux et de bouées ; pourtant quand le brouillard vient, dans l’après-midi, nous devons nous arrêter, jeter l’ancre, et rester là une heure, une longue heure d’humidité froide, d’opacité impalpable que l’appel lugubre de la sirène perce toutes les minutes.

Quand un coup de vent chasse le brouillard et nous permet de repartir, les rives restent longtemps indistinctes, noyées à leur tour dans cette buée ; et bientôt après, la nuit descend.

II

Sur le steamer qui va de Liverpool à Québec, steamer appartenant à une compagnie anglaise et chargé de passagers presque tous anglais, où tout rappelle au voyageur qu’il vient de quitter un port anglais et se dirige vers un autre port dont il semble que ce ne soit qu’une sorte d’entrée

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monumentale, s’ouvrant sur une vaste colonie anglaise – le Canada français et la race qui l’habite ne paraissent être que des entités de second plan dont le rôle est fini, falotes, vieillottes, confites dans le passé.

Sur le pont, des passagers s’interrogent : – Allez-vous loin dans l’Ouest ? – En avez-vous pour longtemps encore après Montréal ? Et toutes les réponses se ressemblent : – Pour longtemps ? Oh ! Cinq jours de chemin de fer environ ! – Où je vais ? Calgary ! – Edmonton ! – Vancouver !

Pour eux Québec n’est que le porche aux sculptures archaïques par où il faut passer pour déboucher dans la rudesse des pays nouveaux, du vrai Canada, du Canada qui compte. Ils n’ont à l’esprit et à la bouche que des strophes de la grande épopée de l’Ouest, les villes solides et prospères là où il n’y avait pas cinq huttes voilà dix ans ! Tant de boisseaux de blé produits cette année par des terres défrichées de la veille ! Cent mines déjà prêtes et qui n’attendent que le passage de la voie ferrée pour dégorger leurs métaux !

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Le navire remonte le Saint-Laurent, arrive en vue de Québec. L’on commence à distinguer l’amoncellement que forment au pied de l’ancienne forteresse les maisons anciennes des ruelles de la Ville-Basse ; des clochers s’élèvent çà et là parmi les toits ; quand le navire s’amarre des portefaix qui viennent à bord montrent sous les feutres mous des Américains de l’Ouest de bonnes figures moustachus de paysans de France. Les passagers se pressent aux bastingages et regardent tout cela avec une curiosité amusée, et même ceux d’entre eux qui sont canadiens ne voient guère dans cet accueil de Québec qu’une sorte de spectacle qui ne les touche pas de très près ; une pantomime d’une troupe étrangère, dans un décor étranger.

Aux questions que leur posent des compagnons de voyage qui voient Québec pour la première fois ils répondent avec une nuance de dédain. « Oui ! C’est une ville assez curieuse ! Une vieille ville ! Une ville française : tout y est français... » Et ils se hâtent de gagner le train qui les emportera vers leur Canada à eux, loin de cette enclave étrangère.

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Mais ce train marchera dix heures à pleine vitesse avant de sortir de l’enclave que leur navire aura déjà traversée pendant vingt heures avant Québec ; il laissera des deux côtés de vertigineuses étendues de territoire qui vont jusqu’aux États-Unis au sud et jusqu’au Labrador au nord, et qui font partie de l’enclave ; ce train traversera Montréal, une ville de cinq cent mille habitants qui malgré tout est encore française plus qu’à moitié ; il retrouvera à travers tout le Canada et jusqu’à Edmonton et Vancouver, aux portes du Pacifique, des groupes clairsemés mais vivaces de Canadiens français qui restent Canadiens français intégralement, même dans leur isolement, et le resteront. Et la fécondité de cette race est telle qu’elle maintient ses positions bien qu’elle ne reçoive, elle, qu’une immigration insignifiante. Sa force de résistance à tout changement – aussi bien à ceux qui américanisent qu’à ceux qui anglicisent – est telle qu’elle se maintient intacte et pure de génération en génération.

Toute cette partie de son territoire qui reste encore à défricher et à exploiter, elle manifeste sa

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volonté de la défricher et de l’exploiter elle-même. En face des hordes étrangères qui arrivent chaque année plus nombreuses, elle ne marque aucun recul.

Le voyageur venant de France qui sait cela et qui en errant dans les rues de Québec songe à cette volonté inlassable de se maintenir, regarde autour de lui avec une acuité d’attention qui lui semble presque un devoir. Et tout ce qu’il aperçoit l’émeut : les rues étroites et tortueuses qui n’entendent sacrifier en rien à l’idéal rectiligne d’un continent neuf ; les noms qui s’étalent au front des magasins et qui paraissent plus intimement et plus uniformément français que ceux de France, comme s’ils étaient issus du terroir à une époque où la race était plus pure : Labelle, Gagnon, Lagacé, Paradis..., les curieuses calèches qui sillonnent les rues et rappellent certains véhicules désuets qui agonisent encore sur les pavés de petites sous-préfectures.

Le passant regarde le nom des rues : rue Saint-Joseph, rue Sous-le-Fort, Côte de la Montagne, et il se souvient tout à coup avec un sursaut que

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c’est la courbe immense du Saint-Laurent qui ferme l’horizon et non le cours sinueux d’une petite rivière de France. Il entend autour de lui le doux parler français, et se voit obligé de se répéter à lui-même incessamment, pour ne pas l’oublier, qu’il se trouve au cœur d’une colonie britannique. Il voit sur la figure de chaque homme, de chaque femme qu’il croise le sceau qui proclame qu’ils sont de la même race que lui, et un geste soudain, une expression, un détail de toilette ou de maintien fait naître à chaque instant en lui un sens aigu de la parenté. Le sentiment qui englobe tous les autres et qui lui vient à la longue est une reconnaissance profonde envers cette race qui en se maintenant intégralement semblable à elle-même à travers les générations a réconforté la nation dont elle était issue et étonné le reste du monde ; cette race qui loin de s’affaiblir ou de dégénérer semble montrer de décade en décade plus de force inépuisable et d’éternelle jeunesse en face des éléments jeunes et forts qui l’enserrent et voudraient la réduire.

Les troupeaux d’immigrants anglais, hongrois, scandinaves, peuvent arriver à la file dans le

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Saint-Laurent pour aller se fondre en un peuple dans le gigantesque creuset de l’Ouest. L’ombre du trône britannique peut s’étendre sur ce pays qui lui appartient au moins de nom. Les plaines du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta peuvent faire croître de leurs sucs nourriciers une race neuve et hardie qui parlera au nom du Canada tout entier et prétendra choisir et dicter son destin. Québec n’en a cure !

Québec regarde du haut de sa colline passer les hordes barbares sans l’ombre d’envie et sans l’ombre de crainte. Québec reçoit les messages royaux avec une tolérance courtoise. Québec sait que rien au monde ne pourra bouleverser le jardin à la française qu’elle a créé pieusement sur le sol fruste de l’Amérique et que toutes les convulsions du continent nouveau ne sauraient troubler la paix profonde et douce que les Français d’autrefois, ses fondateurs, ont dû emporter du pays de France comme un secret dérobé.

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Sur la terrasse

Un large boulevard de planches, accroché au flanc de la colline de Québec tout près du sommet. Plus haut il n’y a guère que les talus de la vieille forteresse ; plus bas la pente abrupte dégringole. Au pied de la colline la Ville-Basse, toute ramassée sur elle-même, serrée entre cette pente insurmontable et le fleuve. Vus de cette hauteur le Saint-Laurent paraît étroit, et la rive Sud toute proche ; l’agglomération de maisons que porte celle-ci est Lévis, un faubourg de Québec que l’absence de pont élève à la dignité de ville séparée. Les deux berges sont découpées en cales où des vapeurs s’amarrent ; elles sont bordées de hangars sur plusieurs points, et ces hangars, ces vapeurs, d’autres vapeurs plus petits qui font un va-et-vient incessant entre les deux rives, donnent l’illusion d’un vrai grand port moderne, que la vie commençante anime.

Mais quand les regards se détournent et vont un peu plus loin à droite ou à gauche, les choses

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reprennent leurs proportions véritables et l’on perçoit que c’est la ville qui est l’accessoire, et non le fleuve. Ce fleuve n’a pas l’aspect asservi, humilié, des cours d’eau qui traversent des villes anciennes et grandes depuis si longtemps qu’ils ont perdu leur personnalité propre et leur indépendance et sont devenus quelque chose de plus hideux encore que des « routes qui marchent » : les trottoirs mouvants du trafic urbain.

Le Saint-Laurent à Québec n’a pas connu les quais qui brutalisent l’eau ; ni les ponts qui l’humilient ; car les estacades de bois qui bordent çà et là son lit sont discrètes et presque invisibles, et d’ailleurs le bois s’accorde naturellement avec l’eau et n’a jamais cet aspect insultant de mur de prison qu’ont les quais de pierre. Au sortir de la ville, et des deux côtés, les berges reprennent promptement leur caractère primitif : plates et marécageuses en aval, au-delà de la rivière Saint-Charles ; en amont plus abruptes, surtout la rive Nord, où la colline de Québec se prolonge en une arête dont le flanc reste sur quelque distance proche de l’eau. Si près de Québec ces berges du

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Saint-Laurent sont encore intactes, presque vierges, et précisément telles qu’elles devaient l’être il y a trois ou quatre siècles, au temps où les pirogues de peau des Indiens étaient les seules embarcations qu’eût connues le fleuve. Les forêts qui s’élevaient peut-être là ont disparu ; rien d’autre n’a été changé, et des deux côtés le sol s’enfonce dans l’eau irrégulièrement, comme il lui plaît.

On devine cela du haut de la colline de Québec, de la terrasse qui surplombe, et cette étroitesse des limites jusqu’où s’est étendue l’empreinte humaine, jointe à la largeur du fleuve libre, laisse l’impression que c’est bien là un pays neuf, que l’homme n’a fait qu’égratigner, et que Québec elle-même, la « vieille ville », n’est après tout qu’une toute jeune personne, à la manière dont se mesure d’ordinaire la vie des cités.

Et pourtant... Au pied de la colline le désordre des maisons disparates de la Ville-Basse, l’étroitesse des ruelles qui les séparent, et qui de haut sont pareilles à des crevasses dont le fond reste caché, le marché « Champlain », où les

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ménagères circulent sans grande hâte et stationnent volontiers, formant des anneaux sombres autour des taches plus vives des légumes étalés, comme tout cela est peu « Nouveau Monde » ! Combien y a-t-il de villes françaises où le jour du marché ramène ponctuellement une scène en tous points semblable à celle-ci, vue, par exemple, du haut d’un clocher ? Et l’on devine que la digne femme qui marchande des choux avec un paysan en gilet de chasse et casquette noire, emploie précisément les mêmes mots, les mêmes gestes et les mêmes moues de dédain que doit employer, à cette même heure, une homonyme, une autre dame Gagnon, ou Normandin, ou Robichot, qui achète aussi des légumes sur la grande place d’un chef-lieu d’arrondissement, quelque part « chez nous ».

Et voici que Québec la jeune, Québec la cité d’Amérique, Québec que la campagne sauvage enserre étroitement, prend, aux yeux d’un homme des grandes villes, cet aspect de calme ancien, de répit, de paix un peu somnolente qu’ont les petites villes de province, au matin, pour les Parisiens arrivés dans la nuit.

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Les vapeurs qui relient de leur va-et-vient continuel les deux berges du fleuve, Québec et Lévis, sont tous munis d’une sorte de gigantesque balancier qui s’élève haut au-dessus du pont et oscille sans cesse, mû en apparence par deux tiges fixées à ses extrémités et qui s’enfoncent dans deux puits à l’avant et à l’arrière. Cela peut être très mécanique et très moderne ; mais cela est surtout comique, pour un profane, et tout à fait pareil de loin à d’ingénieux jouets à treize sous. Cela ne les empêche pas d’avoir l’air important et affairé, ces vapeurs, et de faire grand bruit avec leurs sifflets ou leurs sirènes chaque fois qu’ils traversent la nappe d’eau tranquille, comme si c’était là une audacieuse aventure. Un des paquebots amarrés dans le port leur répond ; puis le vent qui chasse devant lui les nuées grises balaye aussi ces bruits importuns et apporte à leur place un son de cloches.

Les cloches de Québec... On se rend compte tout à coup que leur voix était là depuis le commencement, qu’elle n’a jamais cessé de se faire entendre. Des tintements grêles venaient de Lévis par-dessus le Saint-Laurent ; d’autres

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tintements montaient de la Ville-Basse, plus clairs et pourtant inégaux comme une houle, et d’autres encore venaient de la Ville-Haute et des quartiers lointains. Ensemble ils formaient une voix qui montait et descendait avec chaque souffle de vent, s’éteignait pour s’élever de nouveau après quelques secondes, obstinée et grave.

Il y a des gens qui disent avoir entendu dans la voix des cloches toutes sortes de choses délicates et émouvantes : en les écoutant avec honnêteté on n’y perçoit le plus souvent qu’une répétition persistante et qu’il ne faut pas discuter : « ...C’est ainsi !... C’est ainsi !... C’est ainsi !... » chaque choc nouveau du battant enfonçant le dogme un peu plus avant dans les têtes, comme des coups de marteau sur un clou. Et la monotonie immuable de leur appel laisse une impression d’âge infini.

Des brumes traînantes que le vent déchire et ressoude sans cesse viennent du Golfe comme un cortège. Passant bas au-dessus du fleuve, elles forment un défilé de taches opaques entre

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lesquelles on distingue pourtant çà et là la surface de l’eau, ou des morceaux de la rive Sud, qui semble s’éloigner. Puis, quand ces nuées ont passé, l’on voit que l’air a perdu de sa transparence ; obscurci, strié de gouttelettes qui tombent, il estompe tout sans rien faire disparaître, et Lévis, le Saint-Laurent, Québec elle-même, se fondent en un grand décor gris, indistinct, qui respire à la fois la mélancolie et la sérénité. Et le son des cloches vient toujours à travers la brume grise.

Sur le fleuve les petits vapeurs avec leur gigantesque balancier comique continuent leur va-et-vient, sifflant et mugissant avec impatience ; le marché Champlain n’est plus qu’un toit de parapluies ; la Ville-Basse s’attriste sous l’ondée, piteuse et quelconque. Mais les cloches ne s’arrêtent pas un instant de se répondre d’une rive à l’autre, et d’un bout à l’autre de cette ville qui leur appartient. Leur voix témoigne que Québec n’a rien appris ni rien oublié ; qu’elle a conservé miraculeusement intacte la piété ponctuelle d’autrefois. C’est peut-être pourquoi Québec prend cette physionomie

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d’aïeule, aux yeux des païens d’outre-mer ; elle est vieille comme les vieilles cathédrales, comme les prières en latin, comme les reliques vénérables et fragiles dans leurs châsses ; elle a l’âge des rites anciens qu’elle a apportés avec elle sur un sol nouveau et fidèlement observés.

Mais en l’honneur de quel saint de légende sonnaient-elles ce jour-là toutes ensemble, les cloches de Québec ?

Dans les rues de Québec

Que Québec est une cité historique ; la plus intéressante peut-être, historiquement, de l’Amérique du Nord ; unique en son genre sur ce continent ; une cité où la jeune Amérique vient visiter pieusement des vestiges qui remontent à deux cents ans comme la vieille Europe va pieusement visiter à Rome des vestiges qui remontent à deux mille ans, – tout le monde sait cela. Mais c’est aussi une cité plus complexe

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qu’on ne veut bien le dire.Les Américains et les Canadiens de l’Ouest y

mettent un rien de parti-pris. Il leur plaît de faire de Québec une vénérable ruine qui se tient encore debout par miracle ; d’exagérer la vie passée de la cité aux dépens de sa vie présente. Même sa voisine Montréal, qui compte maintenant plus d’un demi-million d’habitants contre soixante-dix mille que compte Québec, prend souvent pour parler de cette dernière un ton protecteur, un peu apitoyé ; le ton que prennent les « demoiselles de la ville » pour parler des grands-parents restés au village. C’est « la vieille capitale », la « vieille ville » et d’autres expressions où l’adjectif « vieille » revient souvent, employé d’une manière un peu ambiguë. Ce peut être une marque de respect, – il serait difficile de prouver le contraire – mais lorsque l’on personnifie des villes c’est toujours à des femmes que l’on songe, et entre femmes cette insistance constante sur la différence d’âge n’est pas toujours regardée, je crois, comme une marque d’amitié !

Peut-être y a-t-il en ce cas un tout petit

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ressentiment provoqué par le fait que Québec est encore la capitale de la province et le siège du gouvernement. Les Montréalais se défendront sans doute d’une aussi mesquine jalousie, et vraiment il vaut mieux les croire. D’ailleurs Montréal a bien d’autres soucis : entre autres celui de défendre âprement sa position de « plus grande ville du Canada » contre sa rivale de l’Ontario, Toronto, différente de race, de religion et de langue.

Mais les autres provinces mettent un peu d’affection à regarder Québec comme une curiosité de musée, déplacée en ce siècle-ci. Leurs habitants anglo-saxons la traitent aussi de « vieille ville », mais ils y ajoutent un autre adjectif « vieille ville française » sans mépris ni inimitié, et simplement pour désigner le seul trait de la physionomie de Québec qui les ait frappés.

S’ils viennent du Manitoba ou de l’Alberta, par exemple, provinces qui paraissent s’américaniser peu à peu sous l’influence des très nombreux immigrants des États-Unis qui viennent s’y établir chaque année, ils verront les

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choses avec les mêmes yeux que les touristes de New York, Boston ou Chicago qui viennent pendant l’été. L’étrangeté de rues étroites, souvent tortueuses, bordées de maisons qui ne sont pas assez vieilles pour être des curiosités architecturales, mais qui sont pourtant vieilles, et le montrent. Les noms français partout : sur les plaques apposées aux coins des rues ; au front des magasins. Les marchandises étiquetées le plus souvent en français. Les consonances du parler français autour d’eux. Voilà ce qu’ils remarqueront naturellement, et ce qui leur donnera cette impression de dépaysement, d’excursion en terre étrangère, qu’ils goûteront, ou ressentiront comme un affront, selon leur tempérament.

Un Français venant directement de France, au contraire, et qui n’aura pas eu le temps de vraiment perdre contact avec les choses de son pays, remarquera surtout dans Québec non pas ce qui est français, mais ce qui ne l’est point.

Des rues qui le plus souvent ne sont ni pavées ni même macadamisées, bordées de

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rudimentaires trottoirs de planches ; des tramways électriques escaladant des rampes invraisemblables ; les visages généralement glabres des Canadiens français, surtout des jeunes gens ; leurs vêtements de coupe américaine ; leurs chapeaux ronds de feutre mou et de forme américaine ; leurs chaussures américaines aussi. Aux devantures des magasins les prix marqués en dollars. Les mots anglais, intacts ou grossièrement francisés, intervenant de façon inattendue dans des phrases françaises. Autant de détails qui ne pourront manquer de surprendre un Français s’il a pris littéralement ces qualificatifs de « vieille ville française » que les gens venant d’autres pays que la France appliquent à Québec en toute sincérité.

De sorte que la plupart des touristes qui visitent Québec semblent voués par la force des choses à n’en vraiment voir qu’une moitié. Or, c’est précisément ce caractère double de Québec – ville française greffée sur le sol américain – vie américaine greffée sur la vieille souche française – qui la rend si étrangement différente des autres villes.

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À peine sur les quais du port on commence à sentir l’amalgame. Les docks ne donnent pas l’impression qu’ils sont organisés d’une façon bien moderne, et sans doute les États-Unis ont-ils beaucoup mieux à montrer ; pourtant le train qui vient chercher la malle afin de l’emporter vers l’Ouest comporte-t-il déjà les gigantesques wagons qui sont la règle sur le sol américain. Les portefaix et les employés de la douane sont bilingues ; par quoi il faut entendre qu’ils emploient le français ou l’anglais alternativement selon le besoin du moment, et, fort souvent, les mélangent. Dans le vaste hangar du débarcadère, il semble qu’il soit resté quelque chose des foules hétérogènes qui ont passé là leurs premières heures, au sortir des paquebots. Immigrants anglais, allemands, suédois, russes, hongrois, on sent que ce hangar a pour fonction de recevoir presque chaque jour plusieurs centaines d’hommes et femmes de ces pays et de les abriter jusqu’à ce que l’on ait pu mettre un peu d’ordre parmi eux et leurs possessions et les expédier vers leurs destinations respectives. Autant que quatre parois nues peuvent être typiques, il est

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typiquement américain, ce hangar, lorsqu’on y trie comme des ballots les nouveaux arrivants.

Ceux des passagers qui n’ont plus de formalités à remplir et n’ont pas besoin d’aide hèlent un portefaix, puis une voiture. Et tout de suite ils se croient en France. Que le portefaix et le cocher parlent français, tous deux, cela n’est rien ; mais on retrouve chez eux cette affectation d’empressement, cette obligeance démonstrative qui est rare en pays anglo-saxons, mais que les manœuvres d’autres races cultivent soigneusement, à moitié comme une vertu, à moitié comme un droit incontestable à un plus fort pourboire. Quand il faut les payer, en effet, leurs marchandages et leurs revendications pathétiques ne manquent pas de produire l’effet attendu.

Si le sort favorise un peu les nouveaux arrivants, c’est dans une calèche qu’ils sont montés. La calèche est une institution purement québécoise et la pièce la plus curieuse peut-être de tout le magasin d’accessoires de Québec. Il serait futile d’en essayer une description exacte ;

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qu’il suffise de dire que c’est un véhicule d’aspect suranné, infiniment plus ancien comme type que la plus ancienne des voitures de place d’une très petite ville française. Cela a quatre roues grêles, un haut marchepied, deux sièges opposés, assez incommodes, et souvent une de ces indescriptibles portières qui persistent à n’être ni ouvertes ni fermées, et qu’il faut tôt ou tard se résigner à tenir de la main dans une position qui n’est guère qu’un compromis. Il est impossible de croire que l’on construise encore des calèches du type québécois de nos jours ; ou bien est-ce alors qu’on donne aux calèches neuves, par quelque procédé secret, la patine d’une haute antiquité avant de les laisser sortir dans les rues, attelées d’un très vieux cheval, conduites par un très vieux cocher.

Cahin-caha la calèche s’en va dans les rues de Québec, qui à l’automne ressemblent souvent à des fondrières. Curieusement l’on regarde par la portière ; au sortir des hangars des docks et des entrepôts voici plusieurs passages à niveau rudimentaires, une ligne de chemin de fer qui passe pour ainsi dire en pleine rue et une longue

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file de ces énormes wagons américains, arrêtés tout près. Quelques mètres plus loin la lumière tombe sur l’enseigne d’une boutique close, et on lit « Eusèbe Ribeau Marchand de Hardes faites ». Encore quelques tours de roue : des annonces vantent un whisky de seigle, une marque de cigares ou quelqu’une de ces nourritures céréales prêtes pour la table qui abondent aux États-Unis ; au coin d’une rue une pancarte proclame : « Par ici pour l’élévateur », qui escalade la colline. Un jeune homme arrêté au bord d’un trottoir de bois mâche un cigare, les mains à fond dans les poches, son chapeau de feutre mou rabattu sur les yeux, ne laissant voir qu’une moitié de son masque osseux et glabre de Yankee ; et juste au moment où l’impression d’américanisme devient aiguë et étouffe les autres, la calèche ralentit, s’arrête : « C’est icitte, Monsieur ! » L’on descend pour voir du même coup d’œil devant soi la plaque qui indique le nom de la place, et l’enseigne de l’hôtel : « Carré Notre-Dame-des-Victoires », « Hôtel Blanchard, Maison Recommandée ».

Noter tous ces contrastes de détail l’un après

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l’autre est évidemment un jeu un peu enfantin ; mais il serait plus superficiel encore de ne voir qu’un aspect de Québec et d’en faire le caractère complet et définitif de cette cité unique, où deux modes de voir se mélangent et se marient comme deux aromes.

Les rues de Québec... Il y a naturellement cinq ou six de ces rues que tous les touristes sans exception visitent consciencieusement parce qu’elles sont mentionnées dans les guides et parce que ce sont celles qui corroborent cette description facile et incomplète de « vieille ville française » que l’on retrouve partout.

Toutes les rues de la Ville-Basse qui sont étroites et quelque peu tortueuses, d’abord. Certaines n’ont pas d’autres mérites que ceux-là. Les maisons qui les bordent sont quelconques : vieilles façades dont la pierre est un peu effritée, le bois un peu vermoulu, derrière lesquelles on devine une charpente de grosses poutres taillées à la hache dans des troncs abattus à la hache à une époque où les scieries à vapeur ne couvraient pas encore le sol canadien, comme aujourd’hui. Çà et

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là cette antiquité relative est assez apparente pour donner à un extérieur un caractère marqué ; mais on ne voit pas de toits pointus ni d’étages qui surplombent ; et un voyageur qui se souvient de telles villes d’Europe qu’il a visitées sourira sans doute d’entendre traiter Québec de « vieille ville » pour ces seuls vestiges.

Ils suffisent aux Américains, pourtant. Ces derniers – ceux d’entre eux tout au moins qui n’ont pas encore « fait » l’Europe – s’ébahissent de voir des rues qui ne sont pas parfaitement droites, ni larges de trente pieds, et dont chaque maison manifeste vis-à-vis de l’alignement général une belle indépendance. La plupart de ces visiteurs, s’ils étaient sincères, s’avoueraient pleins de mépris ; seule une minorité qui préfère le pittoresque à la propreté, à la commodité et à l’hygiène – pour les villes qu’elle n’habite pas – admire les ruelles de Québec avec honnêteté.

Un Français sera plus difficile. Il lui plaira sans doute de retrouver des aspects presque familiers sur une terre lointaine ; mais pour aimer les rues du vieux Québec et en tirer des

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impressions vives il faudra qu’il parcoure, à défaut d’autres villes d’Amérique, les rues du Québec nouveau.

Car Québec est une cité bien vivante et qui se développe encore ; voilà ce qu’il ne faut pas oublier. Elle se développe de trois manières : par l’accroissement normal de sa population ; par le déplacement qui commence de la population rurale vers les villes ; enfin par le dépôt de l’alluvion humain, inévitable dans une ville par où passent les deux tiers de l’immigration canadienne, soit plus de deux cent mille hommes et femmes chaque année. Et une parenthèse ouverte ici sur ce développement présent et futur de Québec évitera d’avoir à y revenir plus tard.

L’accroissement normal de la population est en proportion de la natalité, qui est, on le sait, considérable. La renommée est parvenue jusqu’en Europe de ces familles canadiennes-françaises qui comptent douze et quinze enfants, et elle a suffi à faire écarter définitivement l’hypothèse que l’on a avancée à propos de la dépopulation, à savoir que notre race est

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inféconde en soi.La seconde cause de développement de

Québec, qui s’applique également à toutes les autres villes de la province, pourra surprendre les Européens qui songent encore au Canada comme à un pays purement agricole où le problème de la concentration lente vers les cités n’existe pas. C’est pourtant un fait que malgré la forte natalité la population rurale ne s’augmente que dans des proportions très faibles dans les deux provinces les plus vieilles du Canada : celle de Québec et l’Ontario. D’un recensement à l’autre on constate que ce sont surtout les villes qui ont gagné ; les Canadiens français des campagnes commencent déjà à se déraciner, soit pour grossir le demi-million d’habitants de Montréal, soit pour se concentrer autour d’autres villes plus petites et qui commencent également à devenir manufacturières, soit enfin pour passer la frontière et se fixer aux États-Unis. Ce mouvement sera peut-être enrayé en partie, mais il existe déjà.

Enfin il y a cette autre raison de

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développement que Québec doit à sa situation, et celle-là suffirait à ridiculiser le parti-pris des Canadiens de l’Ouest, qui se plaisent à considérer le « vieille ville française » comme une ville stagnante et dont le rôle est fini. Toute cette part de l’immigration canadienne qui vient d’Europe – et c’est de beaucoup la plus importante – passe par le Saint-Laurent ; et sur le Saint-Laurent, Québec est la première étape et la première ville digne de ce nom. Les paquebots continuent ensuite jusqu’à Montréal, il est vrai, et Montréal semble croire qu’elle est le terminus naturel des lignes de navigation. Cela n’est pas très sûr. Le cours du fleuve est très irrégulier au-dessus de Québec, en certains endroits relativement étroit et profond, il s’élargit à d’autres en lacs semés de hauts-fonds, et où la moindre erreur de direction provoque un échouage. De là les taux très élevés des assurances maritimes sur les navires qui remontent le fleuve. Ces navires tendent à accroître leur tonnage d’année en année, à mesure que cette branche du commerce transatlantique prend plus d’importance ; lorsqu’ils auront atteint les dimensions des plus gros navires aujourd’hui

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affectés à la ligne de New York, les compagnies auxquelles ils appartiennent devront choisir : ou bien refaire le Saint-Laurent, ou bien ne pas aller plus loin que Québec. C’est l’histoire de Nantes et de Saint-Nazaire qui se répète, là comme ailleurs. De sorte que la « vieille ville » dont l’Ouest et Montréal elle-même parlent avec une indulgence apitoyée pourrait bien se réveiller quelque jour du long sommeil où défilent ses souvenirs de gloire et se résigner à devenir le grand port et le grand entrepôt du Canada ; à acquérir la richesse après l’honneur.

En attendant que cette reconnaissance ne vienne, Québec n’en est pas moins déjà, et encore, une ville vivante, qui s’accroît et s’étend. Et ceux d’entre nous qui viennent de cités plus anciennes que Québec, ou de campagnes européennes habitées, cultivées et percées de routes depuis bien des siècles, trouveraient profit à laisser de côté pour un jour leurs guides à couvertures rouges et à s’en aller à l’aventure dans les rues nouvelles que Québec jette autour d’elle, ou prolonge.

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La plaine qui s’étend de l’autre côté de la rivière Saint-Charles, par exemple. L’on est monté de la Ville-Basse par la « Côte de la Montagne » et la « Rue Saint-Jean », qui est la rue principale de Québec. Les chars – lisez tramways électriques – passent toutes les vingt secondes avec des appels de timbres entre les maisons de pierre, entre les magasins de modes et costumes, les librairies, les bazars, tout l’appareil monotone de la civilisation universelle. Les gens qui passent portent aussi l’inévitable livrée : les robes des femmes sont trop évidemment des « modèles de Paris », pas très récents peut-être ; les vêtements des hommes sont du style américain le plus souvent, anglais parfois, avec çà et là une note purement française. Tous ont l’air de gens habitués à vivre uniquement dans des maisons modernes ou dans des rues, loin de tout contact avec le sol fruste, que l’on oublie.

Mais si l’on prend au hasard une des rues latérales, en moins de deux cents mètres, tout change. Les maisons de pierre ont disparu brusquement, laissant l’impression qu’elles n’étaient guère qu’une longue façade, un décor.

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À leur place s’alignent des maisons de bois aux murs faits de planches superposées en écailles ; parfois on a oublié de les peindre, ou bien la peinture n’a guère duré, gercée par le soleil de l’été et le grand froid de l’hiver, décollée par la neige ou la pluie ; le bois nu s’étale, aussi primitif et rude que la hache ou la scie l’ont laissé. Les trottoirs, lorsqu’ils existent, se composent également de planches grossièrement équarries alignées sur le sol ; la chaussée est – en cette saison des pluies – un tel bourbier que l’on a disposé de loin en loin des passerelles en planches. Entre les maisons rudimentaires et les rudimentaires trottoirs, cette « rue » dévale le flanc de la butte de Québec en une pente à vingt pour cent, vers les quartiers du bord de l’eau.

En bas de la pente la civilisation d’en haut semble se reproduire : l’on retrouve les « chars » et les maisons de pierre ; mais plus loin c’est la plaine qui commence et la rivière Saint-Charles, que l’on passe sur un pont primitif ; et une fois cette rivière franchie l’on retrouve les maisons de bois, plus rudimentaires encore, plus espacées ; les trottoirs de bois, plus grossiers, la chaussée

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qui semble devenir peu à peu une simple piste détrempée sur le sol vierge. Une banlieue ; mais une banlieue qu’on sent voisine de la sauvagerie définitive.

Les voitures qui passent sont des « buggies » américains, aux quatre roues grêles égales, ou bien des carrioles d’un type analogue, mais plus frustes ; leurs roues sont boueuses jusqu’aux moyeux ; les chevaux qui les traînent sont crottés jusqu’au poitrail. Beaucoup sont conduites par des hommes qui ne peuvent être que des paysans : ils ont le masque terriblement simple et obstiné de ceux qui se battent avec la terre. Et ce sont des masques de paysans français ; la ressemblance échappe parfois ; mais elle est parfois frappante : figures familières sous les feutres bosselés ou les casquettes américaines aux larges épaules matelassées. Ils mènent leur cheval le long de la route défoncée sans songer à s’en plaindre, car ils n’ont jamais connu de meilleur chemin ; peut-être même cette route leur paraît-elle excellente ici comparée à la simple piste indienne qu’elle va devenir plus loin, à quelques milles à peine de Québec, bien avant qu’ils ne

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soient arrivés chez eux.La ville disparaît déjà : c’est la campagne qui

commence, non pas la campagne polie et ratissée de nos pays de l’Europe occidentale, mais le sol tel quel, sans fard, se fondant insensiblement dans le vrai pays du Nord, à peine gratté çà et là, où les habitations sont comme des îles semant l’étendue barbare.

Et peu à peu l’on oublie les maisons et les routes, et c’est à la race que l’on songe : à la race qui est venue se greffer ici, si loin de chez elle, il y a si longtemps, et qui a si peu changé ! Venue des campagnes françaises, campée ici la première, dans ce pays qu’elle a ouvert aux autres races, elle a dû subir d’abord les influences profondes de l’éloignement, des conditions de vie radicalement différentes de celles qu’elle avait connues jusque-là ; petite nation nouvelle qu’il fallait échafauder lentement dans un coin du grand continent vide. Et à peine cette nation reposait-elle sur des bases solides que c’était déjà l’arrivée des foules étrangères, l’invasion des cohortes qui se bousculaient pour passer par la

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brèche toute faite. En droit : la suzeraineté britannique ; en fait l’afflux toujours croissant des immigrants de toutes nations, qui finissaient par constituer une majorité définitive – voilà ce que le Canada français a subi. Comment l’a-t-il subi ? Comment a-t-il résisté à l’empreinte ?

On peut revenir alors vers les rues du vieux Québec pour y chercher une réponse. Ces rues et ce qu’elles montrent, tout cela prend un aspect différent ou plutôt un sens différent, lorsqu’on revient des pistes de la banlieue, où l’écart qui existe entre cette contrée et les contrées d’Europe s’est fait tangible.

Et l’on se rend compte promptement que tous ces détails qui au premier abord frappent un Français comme étant des marques de dénationalisation sont sans exception superficiels, négligeables. Le costume ? Il faudrait vraiment être enclin à la morosité pour reprocher aux Canadiens français de n’avoir pas constamment suivi, depuis deux cents ans qu’ils sont ici, les modes diverses qui se sont succédé en France. Leurs jeunes gens des villes ont tout

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naturellement adopté, et sans qu’il y ait dans leur cas aucune affectation, la tenue anglo-saxonne qui se répand de plus en plus même sur le sol français ; et leur reprochera-t-on de n’avoir pas compris la beauté des vestons de velours et des cravates Lavallière ? Quant aux habitants des campagnes leur costume est forcément pendant cinq mois de l’année, un costume qui ne peut avoir d’équivalent en France, puisqu’il a pour fonction de les protéger contre le grand froid ; et le reste du temps leurs vêtements sont les vêtements de travail du paysan, qui sont partout à peu près les mêmes.

Le système monétaire ? Le Canada français ne pouvait guère se révolter contre le reste du Canada à seule fin de se donner le système français actuel de francs et de centimes, qui, au reste, n’existait pas encore à l’époque où le bloc français du Canada prenait racine. Du système canadien-américain de dollars et de cents, il a promptement fait quelque chose qui lui appartient en propre en dénommant les dollars des « piastres », et les cents des « centins » ou des « sous ».

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Un chauvin fraîchement débarqué du paquebot s’arrêtera peut-être devant une vitrine où s’étalent des complets de coupe américaine, dont le prix sera indiqué par un chiffre quelconque précédé du signe « $ », et il secouera la tête avec une tristesse un peu comique, en songeant que ceux qui traitaient Québec de « ville française » habitée par des Français, en ont menti. Mais avant qu’il ne soit reparti, des Québécois s’arrêteront à leur tour derrière lui, et il les entendra causer entre eux. « Des belles hardes, ça ! » « Ouais ! Regarde ce capot-là, donc, à quinze piastres ! » Et notre chauvin s’en ira tout réconforté, gardant longtemps dans l’oreille la musique des mots français et de l’accent du terroir.

Si l’on prend l’une après l’autre d’autres manifestations extérieures de l’âme intime du Canada français, ces mille détails qui sont en somme les seules choses sur lesquelles on puisse, aux premiers jours, méditer sans ridicule, l’impression reste la même. Il y a eu sans doute une évolution logique, différente de l’évolution qui a pris place dans le même temps sur le sol

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français, et peut-être même par parallèle, mais ce n’a été qu’une évolution, et les traces d’assimilation, d’empreinte laissée par une autre race, sont bien difficiles à trouver. Les suzerains britanniques, ayant eu la délicatesse de ne rien imposer de leur mentalité et de leur culture, se sont trouvés également incapables d’en rien faire accepter par persuasion.

Les Canadiens français leur ont emprunté leur langue pour s’en servir quand il leur plaît, pour leur propre avantage. Pour le reste... il ne semble pas leur être venu à l’esprit qu’ils puissent trouver grand-chose qui valût d’être emprunté.

Les rues du vieux Québec sont un témoignage. En s’enfonçant plus avant dans le Canada français l’on trouvera que les traits extérieurs qui rappellent l’ancienne patrie se font de plus en plus rares, et disparaissent souvent ; et l’on pourrait être tenté de croire que tout ce qu’il y a de français sur le sol américain disparaît en même temps. De peur que cette apparence n’en impose dès la première heure, Québec conserve intact le décor ancien et précieux de la Ville-Basse. Ce

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n’est pas une simple copie de vieille ville française, et il faut s’en réjouir ; mais bien une ville canadienne déjà, et ses ruelles sont sœurs des routes bosselées qui se fondent en pistes dans la campagne presque vide. Seulement ces ruelles apportent une sorte d’obstination à montrer une fois pour toutes, et par cent signes évidents, de quel pays venaient les hommes qui les ont créées, qui ont depuis lors poursuivi leur tâche, et qui n’ont guère changé.

De Québec à Montréal

Une gare sans prétentions, de longs quais de bois, et de chaque côté les trains du Pacifique Canadien, qui attendent. Les bâtiments de la gare cachent Québec ; des hommes – Canadiens anglais ou français – arrivent sans se presser, une valise unique à la main, mâchant un cigare, et s’installant n’importe où, comme s’ils prenaient un train de banlieue ; un groupe de jeunes filles échange avec une amie qui s’en va

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d’interminables adieux bruyants et niais, ponctués de rires : – de sorte que ce départ de Québec est pareil à tous les départs, et que la juxtaposition des deux races rappelle seulement les scènes habituelles à la gare du Nord ou à celle de Charing Cross, autour des trains Paris-Londres.

Mais dès que ce train-là s’est ébranlé la différence se fait perceptible et tout à coup frappante.

Les pays traversés, d’abord. Ce sont les faubourgs de Québec qui alignent des deux côtés de notre course leurs maisons de bois, dont la rusticité neuve étonne, après les façades marquées des vieilles rues de la Ville-Basse. Des passages à niveau rudimentaires, à la mode américaine, laissent une vision de carrioles frustes aux quatre grandes roues égales, et derrière ces carrioles arrêtées juste à temps, des routes rudimentaires aussi, détrempées par l’automne, où les chevaux enfoncent jusqu’au jarret et s’éclaboussent jusqu’à l’épaule. Puis avec le recul nécessaire, Québec apparaît, et la

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haute butte du fort, que les maisons d’autrefois couvrent et entourent, conserve en se rapetissant dans le lointain presque toute sa pittoresque majesté. Les lieux dont on s’éloigne ne sont presque jamais dépourvus de grâce, et leur disparition lente à l’horizon leur prête toujours de la mélancolie ; mais pour Québec cette grâce et cette mélancolie ne sont pas seulement subjectives : elles logent à demeure entre ses murailles, et la silhouette de la ville et du fort persiste longtemps, et poursuit longtemps, en un reproche de vieille cité fière qui a fait plus que son devoir, et que ce siècle-ci qui lui doit tant semble négliger.

Lorsque Québec a disparu, les regards reviennent naturellement vers l’entourage immédiat, et là encore cent détails rappellent au nouvel arrivant qu’il a traversé une mer plus vaste que la Manche ; qu’il est en Amérique, enfin.

Le train est un train à couloir ; cela va sans dire. Les chemins de fer canadiens sont dans leur ensemble, de date récente, presque des nouveau-

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nés, et il est peu probable que, libres de faire construire leur matériel roulant à leur gré, ils aient eu la fantaisie de copier ces blocs de guérites adossées, décorés du nom de wagons, qui grincent encore sur tant de lignes de France ou d’Angleterre. Ils n’ont pas plus copié le type que l’on a adopté en France pour les wagons à couloir, soit cette amélioration des impérissables guérites qui consiste à leur adjoindre simplement un passage sur le côté.

Les wagons du pacifique Canadien n’offrent pas une seule cloison d’une de leurs extrémités à l’autre. Un passage central, des banquettes à deux places, face à la route de chaque côté du passage : – cela rappelle, en trois fois plus grand, les voitures des divers métropolitains de Paris et de Londres. Seulement l’on remarque tout à coup que le long des parois et sous les sièges se développent des tuyaux de chauffage, sous une carapace de tôle ajourée, et l’on se souvient que ce n’est pas là une attention complaisante de la compagnie ni un luxe, mais bien la première des nécessités en ce pays, car d’ici quelques semaines ces wagons seront toujours en service et

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quitteront Québec tout comme aujourd’hui, mais derrière un chasse-neige, pour traverser la campagne gelée et linceulée de blanc.

Lorsqu’on a remarqué cela on tourne de nouveau les yeux vers les longues vitres, comme si l’on s’attendait à voir déjà les premiers flocons descendre, et, l’imagination aidant sans doute, le caractère du paysage s’affirme et saisit l’esprit, révélant dans chacun de ses détails un peu de la solennité redoutable du pays des longs hivers. Un pan de forêt, pourtant vite traversé, se change par magie en un coin de ces autres forêts, point si distantes d’ailleurs, où l’ours noir trottine, grogne et flaire, et où les loups – les terribles loups des imaginations d’enfants – hurlent encore. La nappe du Saint-Laurent, que l’on entrevoit soudain, fait songer aux grands fleuves d’eau vierge qui l’hiver s’endorment dans le gel, et où les caribous, au printemps, viennent furtivement casser avec leurs sabots la glace amincie, pour boire. En fin d’une longue éclaircie vers le Nord, qui ne montre que des ondulations nues, l’on se plaît à faire le commencement des grandes plaines qui doivent s’étendre vers la baie

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d’Hudson, plaines de terre auxquelles succèdent les grandes plaines des mers gelées du pôle.

Jeux d’imagination, sans doute ; visions forgées : mais ces visions naissent avec une facilité singulière et elles ne sont presque pas ridicules, puisqu’à chacune d’elles correspond une réalité toute proche, à quelques jours, presque à quelques heures de voyage.

Certaines régions d’Europe, peut-être même de France, peuvent offrir des aspects exactement semblables à ceux-là, et pourtant sans aucun effort d’esprit on arrive à se convaincre que chacun de ces aspects est typique, spécial à ce pays qui est l’avant-garde du continent américain vers le nord, pays trop grand, trop froid, trop rude pour que l’homme s’y sente à son aise avant longtemps, où il n’avance qu’avec précaution, pas à pas, vers le mystère redoutable des terres que défendent les longues saisons de neiges.

Aussi l’Européen – le Français – qui regarde à travers la vitre du wagon, se sent vivement dépaysé ; il sent avec acuité le caractère étranger du paysage, cette gravité double de la contrée

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encore presque déserte, presque sauvage, et du septentrion qui menace. Dans ces grands wagons américains, il se prend à songer que le train, le rapide quotidien de l’Ouest, lorsqu’il aura passé Montréal, s’en ira d’un seul galop vers les grandes plaines de blé qui sont encore plus désertes, encore plus neuves ; vers les provinces et les villes dont les noms mêlent les consonances britanniques et les vieilles consonances indiennes : le Manitoba, la Saskatchewan, l’Alberta ; Winnipeg, Neepawa, Calgary ; vers Vancouver, qui s’ouvre sur le Pacifique et sur l’Orient...

Et voici qu’il sort de sa rêverie et que, dans l’attente de ces noms barbares, il trouve sous ses yeux des noms si familiers qu’il en reste étonné d’abord, puis ému. Les noms des stations qui défilent, ce sont : Pont Rouge, Saint-Basile, Grondines, Grandes Piles, Trois-Rivières...

Sur les quais de bois, devant les petites gares construites en madriers à peine dégrossis, les gens qui s’abordent ou se quittent, en face des portières des longs wagons américains, échangent

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des paroles d’adieu ou de bienvenue en un français traînant et doux ; et l’on voit des femmes passer, alertes, accortes, dont les toilettes ne sont peut-être pas celles du Boulevard, mais dont la mine, la mise et le maintien crient qu’elles sont françaises jusqu’à la moelle, qu’elles ont tout gardé des femmes de notre pays, ici entre le grand fleuve qui ne sera plus qu’une coulée de glace le mois prochain, et la lisière des grandes forêts mal connues.

Le train repart ; un employé circule entre les banquettes, offrant des magazines américains, de la gomme à mâcher, des cigares ou des sucreries. Il offre tout cela d’une voix nasale de Yankee, surprenante à des oreilles accoutumées aux accents anglais ; mais voici que pour répondre à une question soudaine il s’arrête et se campe, familier ; et sa voix change tout à coup.

– Ouais ! fait-il. J’ai ben Le Soleil de Québec, mais point La Presse, je l’aurai point avant ce souer. Ben oui, M’sieu ! Vous pouvez fumer icitte, pour sûr !

Il s’éloigne, alternant, pour vanter sa

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marchandise, son nasillement de Yankee et son parler savoureux de paysan picard ou normand. Et au milieu de la large campagne austère, où la culture s’espace et disparaît souvent, les vieux noms de France se succèdent toujours.

Pointe du Lac, l’Épiphanie, Cabane Ronde, Terrebonne...

...Terrebonne ! Ils ont trouvé que la glèbe du septentrion répondait suffisamment à leur labeur, ces paysans opiniâtres, et ils sont restés là depuis deux cents ans. C’est à peine s’ils ont modifié, pour se défendre contre le froid homicide, le costume traditionnel du pays d’où ils venaient ; tout le reste, langue, croyances, coutumes, ils l’ont gardé intact, sans arrogance, presque sans y songer, sur ce continent nouveau, au milieu de populations étrangères ; comme si un sentiment inné, naïf, et que d’aucuns jugeront incompréhensible, leur avait enseigné qu’altérer en quoi que ce fût ce qu’ils avaient emporté avec eux de France, et emprunter quoi que ce fût à une autre race, c’eût été déchoir un peu.

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Le sport et la marche

I

À l’époque où nous vivons, époque où l’on n’entend parler de toutes parts que d’exploits de cyclistes, d’automobilistes et d’aviateurs, il n’est peut-être pas inutile de rappeler aux hommes, de temps en temps, qu’ils ont des jambes et que le sport qui consiste à s’en servir de la manière la plus naturelle – le sport de la marche – est un des plus beaux sports qui soient, en même temps que le plus simple et le moins coûteux de tous.

Pour ceux des lecteurs de La Presse à qui la marche, en tant que sport, n’est pas très bien connue, je rappellerai brièvement les diverses manières dont elle est pratiquée dans les pays où elle est le plus en honneur.

La marche, comme presque tous les sports de

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locomotion, est pratiquée soit sur piste, soit sur route. De la marche sur piste je ne dirai que quelques mots, juste assez pour montrer que ce n’est, en somme, qu’un exercice artificiel et qui présente bien des inconvénients.

On utilise, à cet effet, les pistes de course à pied, comme il en existe dans la plupart des pays où les sports athlétiques sont en honneur. Le costume des marcheurs est le même que celui des coureurs : maillot mince à manches courtes et culottes flottantes de toile ou de satinette. Leurs chaussures sont pourtant différentes parce qu’il est indispensable pour marcher de porter des chaussures à talons ; les marcheurs ont donc des souliers bas, s’arrêtant à la cheville et munis de talons plats.

Lorsqu’on sait que les marcheurs les plus rapides atteignent sur piste, dans des épreuves de deux milles, une vitesse de près de huit milles à l’heure, il est facile de se rendre compte que leur allure ne ressemble en rien à celle d’un paisible promeneur. C’est en effet une allure artificielle qui, au premier coup d’œil, semble tenir plus de

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la course que de la marche, et la difficulté consiste précisément à discerner le point exact où un homme cesse de marcher et commence à courir. Il y a des juges qui ont pour mission exclusive de surveiller les marcheurs et de disqualifier sur-le-champ tous ceux dont l’allure ne serait pas correcte. Mais c’est si difficile à juger que presque chaque juge a une méthode à lui pour justifier ses décisions : l’un regarde les épaules des marcheurs, un autre surveillera les genoux, un troisième enfin fera porter toute son attention sur le mouvement des pieds.

On s’imagine aisément quels mécontentements et quelles réclamations soulève chaque disqualification d’un marcheur, lorsque celui-ci est de bonne foi et a cru marcher correctement.

Pour toutes ces raisons le sport de la marche sur piste ne jouit pas d’une grande faveur. La Fédération qui régit toutes les sociétés françaises de sports athlétiques a même abandonné toutes ses épreuves de marche. En Angleterre, deux épreuves de marche sont encore inscrites au

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programme des championnats nationaux ; mais j’ai moi-même vu cet été une de ces épreuves donner lieu à une vive polémique, un des juges ayant disqualifié un concurrent allemand qui était de beaucoup le plus rapide de tous et qui semblait bien marcher correctement, de l’avis même de la plupart des personnes compétentes.

Reste la marche sur route. Elle se pratique naturellement sur des distances beaucoup plus longues, à une allure plus modérée et partant plus naturelle. Deux distances classiques sont : 25 milles, soit à peu près la distance sur laquelle la course de Marathon ; soit 50 milles, distance favorite en Angleterre, parce que c’est celle qui sépare Londres de Brighton, et que ce parcours est le plus usité pour toutes les courses et tentatives de records.

Mais la distance de 25 milles est bien suffisante pour mettre à l’épreuve des jeunes gens encore peu entraînés. Presque tout jeune homme robuste peut, après deux ou trois semaines de pratique, couvrir cette distance en cinq heures environ. Lorsqu’il aura pris part à une ou deux

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marches de ce genre, il pourra alors s’habituer à des distances plus considérables, et, finalement, pourvu qu’il soit bien doué et que le feu sacré l’anime, il pourra aspirer à imiter ces Français de France dont la renommée s’est étendue si loin, il y a quelques années : Péguet, Ramogé, etc. qui accomplissaient leurs exploits sur des distances de 500 milles et plus, comme dans les marches Paris-Belfort-Paris, Toulouse-Paris, etc.

Lorsqu’il s’agit de distances aussi grandes, il n’est plus besoin d’adopter un costume spécial. De vieux vêtements ne gênant en rien les mouvements du corps, un maillot de laine, de fort souliers déjà assouplis aux pieds, voilà tout le nécessaire. Où trouverait-on un sport moins coûteux que celui-là ?

Je suis certain de ne pas importuner les Canadiens français en leur parlant de ce qui s’est fait et se fait encore en France. Or, il y a eu en France, il y a quelques années, un réel mouvement d’enthousiasme en faveur du sport de la marche, et cet enthousiasme n’est pas mort. L’on a vu d’abord certains journaux influents, et

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que l’amour du sport animait, organiser ces longues marches de ville à ville dans lesquelles se sont révélés des marcheurs admirables d’endurance et d’énergie. D’autres journaux ont ensuite cherché à mettre ces épreuves de marche à la portée de tous en réduisant les distances, et c’est alors que s’est disputée autour de Paris, et dans tout le reste de la France, une série de marches de corporations, réunissant chacune les jeunes gens faisant partie d’une profession, d’un corps de métier : les employés de magasins de nouveautés ou de bureau, les commis de l’épicerie, de la boucherie, de la boulangerie, les ouvriers de toutes sortes. Et chacune de ces marches a servi de révélation à toute une foule de jeunes athlètes pleins de valeur, dont les noms sont devenus presque célèbres du jour au lendemain, jeunes gens qui ont donné par leurs aptitudes physiques et leur courage une preuve nouvelle – si cette preuve était nécessaire – que la race française n’avait rien perdu de sa vaillance.

On me dit que le sport de la marche ne jouit pas parmi les Canadiens français de la faveur qu’il mérite. S’il en est ainsi, il est temps que

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quelques personnalités influentes et dévouées au sport prennent l’initiative à la première occasion favorable.

La race canadienne-française, autant que j’ai pu le constater au cours d’un séjour qui ne fait que commencer, possède d’incomparables qualités physiques. En tant que Français, je préfère ne pas faire de comparaison entre mes compatriotes et leurs frères du Canada parce que cette comparaison serait peu favorable aux Français de France. L’épanouissement sportif qui s’est produit en France au cours de ces dernières années ne peut laisser les Canadiens indifférents, et si l’occasion leur en est donnée, ils auront à cœur de prouver que leur ardeur sportive et leur courage sont à la mesure de leurs capacités athlétiques, et qu’ils sont du moins les égaux et de leurs amis anglais et de leurs cousins de France.

Ce qu’il ne faut pas perdre de vue enfin, c’est que si de jeunes Parisiens ont eu assez d’enthousiasme pour accomplir de longues marches dans des quartiers de banlieue bien peu

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attrayants, ou sur de longues routes monotones traversant des contrées souvent peu pittoresques, les jeunes marcheurs canadiens ont au contraire sous la main un des pays les plus beaux du monde, pas encore enlaidi par d’interminables rangées de maisons, pourvu de bois, de montagnes, de sites charmants ou sauvages – toute une nature magnifique qui doit doubler le plaisir de la marche.

Je souhaite donc qu’un temps vienne bientôt où les jeunes gens de la Province de Québec prendront part à de longues épreuves de marche, soit dans les environs de la métropole, soit entre cette métropole et d’autres villes éloignées ; qu’il y ait des records établis pour ces parcours entre villes, que chaque jeune marcheur ambitionnera de briser. Et je ne crains pas de le répéter encore : la marche est un des sports les plus sains qui existent, un des plus simples et des plus passionnants. Je ne doute pas que, si l’occasion leur en est un jour donnée, les jeunes Canadiens de la Province de Québec n’accomplissent des exploits dont la renommée s’étendra loin, et qui donneront une nouvelle preuve éclatante de la

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valeur de leur race et de leur nation.

La Presse, 28 octobre 1911.

II

Un journal américain passait l’autre jour en revue les chances de victoire des différentes nations aux Jeux olympiques qui, on le sait, vont avoir lieu à Stockholm, en 1912. L’attention de notre confrère des États-Unis se portait naturellement surtout sur les chances de victoires des athlètes américains, et il s’inquiétait de prévoir aussi exactement que possible quels concurrents étrangers seraient les plus redoutables pour eux et pourraient éventuellement leur ravir la palme dans cette gigantesque compétition mondiale.

Il étudiait les mérites des meilleurs hommes d’Angleterre, toujours redoutables sur les longues distances : Veight, MacNicol, Wilson ; il pesait la

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valeur des Allemands qui, cette année même, donnaient, à Londres, au cours des championnats anglais, une si éclatante preuve de leur qualité, en remportant quatre épreuves ; il n’oubliait pas enfin les progrès considérables accomplis par les Suédois eux-mêmes qui, cette fois, auront l’avantage de lutter chez eux. L’Italie, qui, aux derniers Jeux olympiques, produisait des hommes comme Dorando Pietri, qui fit, dans le Marathon, l’étonnant effort que l’on sait, comme Lunghi, le merveilleux spécialiste du demi-siècle, la France, disposant de coureurs comme Faillot, comme Rouen, le vainqueur du dernier Cross des cinq nations, comme Meunier, le vainqueur réel sinon officiel du championnat d’Angleterre de 120 verges haies – tous ces pays méritaient également qu’on se souvînt d’eux.

Enfin, le journaliste américain, qui complétait cette liste, prenait en considération l’appoint sérieux que devaient apporter au contingent britannique les athlètes coloniaux, et parmi ces derniers citait les noms de quelques Canadiens qui semblaient à craindre. Mais tous ceux-ci étaient des Anglo-Saxons, venant de Toronto, de

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Vancouver, de Winnipeg, et c’était en vain que l’on cherchait parmi ces noms le nom de quelque Canadien français jugé digne d’une mention honorable.

Pourquoi ? La race canadienne-française s’est-elle donc complètement désintéressée du sport ? Les jeunes Canadiens français ne désireraient-ils pas qu’un des leurs inscrivît un jour son nom sur le livre d’or de la grande joute olympique ? Se reconnaissent-ils donc inférieurs, incapables de disputer la victoire aux Anglo-Saxons ? Il n’en est rien. En d’autres sports, ils ont maintes fois prouvé leur valeur. En course à pied, il y a quelques jours à peine qu’un Canadien français remportait à Montréal une victoire éclatante. Tous ses compatriotes ont dû, en lisant la nouvelle de sa victoire, ressentir une légitime fierté : quelle occasion bien plus belle n’auraient-ils donc pas de s’enorgueillir si quelque Canadien français arrivait à triompher dans une des épreuves olympiques futures, sinon l’an prochain !

Ce n’est certes pas la qualité athlétique qui

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leur manque. Si de jeunes Français ont pu, dans ces dernières années, remporter d’éclatantes victoires sur leurs adversaires anglais ou autres, tant en course à pied qu’au football, en boxe, en cyclisme, etc., que ne peut-on pas attendre d’une race qui, issue de la même souche, a puisé une jeunesse et une santé nouvelle et décuplé sa vigueur en plantant ses racines dans le sol du nouveau monde !

Que l’on ne donne pas non plus comme objection le chiffre encore restreint de la population canadienne-française. Ce chiffre n’est pas très élevé, il est vrai ; mais c’est un fait indiscutable que, grâce à leur origine, grâce à la rude vie saine et fortifiante que leurs ancêtres ont menée, les Canadiens français d’aujourd’hui comptent dans leur nombre une proportion d’individus robustes et résistants bien plus forte qu’aucune nation européenne. Il y a là une véritable pépinière d’athlètes qui n’attend, pour se développer, qu’une impulsion nouvelle et plus vigoureuse.

Cette impulsion, qui doit répandre par toute la

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masse de la population jeune un goût et une pratique des sports qui sont encore trop rares, comment la donner ?

Il n’y a qu’une réponse possible. Le seul moyen est d’organiser partout et toutes les fois qu’il sera possible des épreuves sportives de propagande auxquelles on s’efforcera de donner un grand retentissement. Et c’est à dessein que nous disons « de propagande » car ces épreuves ne devront pas être de celles qui profitent financièrement à un ou deux clubs, et athlétiquement aux quelques joueurs ou concurrents déjà exercés et entraînés qui y prennent part. Elles devront attirer le plus grand nombre possible de nouveaux venus au sport, et, pour cela, il faudra essentiellement qu’elles portent sur un sport peu coûteux et facile à pratiquer.

Dans certains pays d’Europe, les épreuves cyclistes ont été les premières à attirer l’attention de la foule et à implanter dans la jeunesse l’amour des exercices physiques. C’est ce qui s’est passé en France ; mais il ne faut pas perdre

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de vue que la France, de même que les vieilles nations européennes, possèdent depuis d’innombrables années un réseau très complet de routes excellentes, qui ont naturellement favorisé le développement du sport cycliste. En est-il de même dans l’Amérique du Nord et en particulier au Canada ? Il est évident que non. Dans ces contrées relativement jeunes les routes ne se développent souvent que plus lentement que les voies ferrées, et elles n’arriveront pas à la perfection d’ici longtemps.

Il faudra donc choisir quelque autre sport qui n’exige pas cette perfection et qui soit pourtant susceptible de frapper l’imagination des masses à la fois par la distance accomplie et parce que l’épreuve sportive en question ira pour ainsi dire les chercher chez elles, sans qu’elles aient à se déranger pour la voir.

L’on arrive donc forcément à la conclusion que le sport de la marche et celui de la course, deux sports frères en somme, sont les plus propres à jouer le rôle de sports de propagande. Des deux, la marche paraîtrait préférable, comme

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étant un sport plus naturel et plus aisé ; mais pour les très longues distances, l’on pourrait sans inconvénient laisser l’allure au choix des compétiteurs, c’est-à-dire faire de ces épreuves ce que les Anglais appellent des « go-as-you-please races ».

Étant destinées à frapper l’imagination des masses, ces épreuves devraient assurément avoir lieu sur de très longues distances. Des parcours Trois-Rivières-Montréal, Sherbrooke-Montréal, ou même Québec-Montréal ne seraient pas trop longs. Au premier coup d’œil, des distances semblables peuvent paraître décidément exagérées et propres à épuiser les coureurs qui les franchissent ; mais il a été prouvé maintes fois qu’il est indispensable de frapper un grand coup pour commencer et pour implanter fermement un sport, il faut, dès l’abord, et hardiment, accomplir ce qui pouvait paraître quasi impossible aux profanes.

C’est ce qui a été fait en Europe. Paris-Brest en cyclisme, et Paris-Belfort en marche, pour la France ; pour l’Angleterre, les randonnées

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colossales de Land’s End à John O’Greats, voilà autant d’épreuves devant lesquelles les sceptiques ont hoché la tête, qu’ils ont traitées de tentatives déraisonnables, de folies ; mais ce sont elles qui ont donné au mouvement sportif sa première et définitive impulsion.

Le Canada français est loin d’être un nouveau venu au sport ; il en a donné maintes preuves, mais tous ceux qui s’intéressent vivement et sincèrement à son avenir sportif souhaitent que cet avenir soit vingt fois plus fécond et plus brillant que le présent.

Quelques restrictions devraient pourtant être imposées pour ces épreuves colossales de propagande. Un contrôle sévère, d’abord, qui garantira la régularité de l’épreuve. Ensuite, les concurrents devront tous être des athlètes entraînés, en parfaite condition physique, et non des adolescents, doués de plus d’enthousiasme que de résistance à la fatigue. Ils seraient scrupuleusement examinés par un médecin avant le départ et ne partiraient qu’avec son approbation.

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Une dernière question se pose : À quelle catégorie d’athlètes s’adresseront ces épreuves : Amateurs ou professionnels ? Si l’on a surtout en vue l’encouragement du sport dans les masses de la population et la production éventuelle de marcheurs ou coureurs susceptibles de prendre part avec succès aux Jeux olympiques, il est évident que les professionnels sont hors de cause. Mais il y a du pour et du contre, et c’est une question qui mérite d’être discutée plus à loisir.

On dira : « Vous prêchez à des convertis. La jeunesse canadienne-française aime et pratique le sport et n’a pas besoin de tant d’encouragements et de conseils prétentieux. » À cela, il suffira de répondre que le monde entier aura les yeux fixés sur l’arène de Stockholm où, l’été prochain, se disputeront les Jeux olympiques, et, dans cinq ans, sur quelque autre arène semblable ; que toutes les races et nations y seront représentées et que chacune d’elles acclamera avec une légitime vanité les victoires de ses nationaux ; et que, tôt ou tard, la race canadienne-française devra s’affirmer, en tant que race, dans le domaine du sport comme elle s’affirme et s’affirmera dans les

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autres domaines, et que chacun de ses fils devrait nourrir l’ambition de descendre un jour dans cette arène et de remporter une victoire dont tous ses compatriotes s’enorgueilliraient, même et surtout, peut-être, ceux qui, à présent, font profession de dédaigner la cause sportive.

La Presse, 4 novembre 1911.

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Le sport et la race

Il y a quinze jours environ, à Londres, dans un match de boxe comptant pour le championnat d’Europe de la catégorie des poids mi-moyens, ou welter weights, Georges Carpentier, champion de France, a battu décisivement Young Josephs, champion d’Angleterre, remportant ainsi le championnat d’Europe précité et s’assurant le droit exclusif de combattre le champion d’Amérique, par exemple, pour le titre de champion du monde.

« En quoi cela peut-il nous intéresser, nous Canadiens ? » diront peut-être certains de nos lecteurs. C’est ce que je voudrais essayer de leur montrer.

Nos amis, les Anglais – et le signataire de ces lignes, qui a vécu parmi eux, écrit « nos amis » le plus sincèrement du monde, – sont une race éminemment sportive. Or, comme la plupart des

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gens de sport, ils éprouvent, malgré eux, un certain mépris instinctif pour ceux qui ne s’y livrent pas. De plus, ils ont, avec toutes leurs qualités, certaines faiblesses : une d’elles est une opinion d’eux-mêmes qui est excellente, à juste titre, combinée avec une opinion des autres races, qui pour être le plus souvent poliment dissimulée, n’est pas moins un tant soi peu dédaigneuse.

Il y a une quinzaine d’années tout au plus, les Anglais étaient, en Europe tout au moins, maîtres incontestés du royaume des sports, et cela pour une bonne raison : c’est qu’aucune autre race ne s’en occupait. Seulement, la masse du peuple anglais ne songeait pas à chercher les causes et ne voyait que les résultats. Elle voyait qu’aucun pays ne cherchait à disputer la palme à ses compatriotes, dans aucun sport ni concours athlétique, et elle en était venue tout naturellement à se figurer que c’était parce que les autres nations reconnaissaient la supériorité physique des habitants des îles britanniques et se reconnaissaient d’avance vaincues. De là, un certain orgueil tranquille que rien ne semblait devoir troubler.

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Et puis, voici qu’en quinze ans, tout a changé. Les athlètes américains se sont montrés presque invincibles dans les épreuves athlétiques. Des équipes de rameurs belges ont remporté le « Grand Challenge Cup », la plus importante épreuve d’aviron des régates de Henley. En athlétisme encore, des coureurs allemands triomphent à Londres même dans trois championnats d’Angleterre ; des coureurs français font de même, et enfin, dans le sport qui semblait être le plus essentiellement anglais, celui de la boxe, ça a été depuis deux ans une suite presque ininterrompue de victoires françaises culminant dans celle dont j’ai parlé au début de cet article.

Quel a été le résultat de tout cela ? Le résultat a été un revirement étonnamment complet de l’opinion anglaise au sujet des capacités physiques des autres nations. Ce fut, pour la masse du peuple anglais, une surprise profonde de voir ses meilleurs hommes battus par des Allemands, des Belges, des Français, etc., et ils ont fini par comprendre, à la longue, que toutes ces races-là étaient, athlétiquement, sensiblement

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égales à la leur.Le Français en particulier avait toujours joui,

en Angleterre, d’une réputation de maladresse grotesque dans tous les exercices du corps. Pour prendre comme exemple un autre sport dont nous n’avons pas encore parlé – l’hippisme – il est difficile d’ouvrir un ancien numéro du Punch, le fameux journal satirique anglais, sans trouver une caricature représentant un Français à cheval, désespérément accroché à la crinière, sur le point de tomber, et suppliant qu’on vienne à son secours. La simple juxtaposition d’un Français et d’un cheval semblait évidemment aux Anglais de cette époque quelque chose de comique. Or, depuis trois ou quatre ans, la « Horse Show » de Londres a été rendue bien plus importante que par le passé et comprend maintenant des concours divers de sauts d’obstacles ouverts aux cavaliers et aux officiers des différentes nations. Que s’est-il passé ? Sur trois épreuves, les équipes françaises ont été classées deux fois premières et une fois deuxième. Seuls leur disputaient la palme les cavaliers belges, italiens ou russes ; les Anglais étaient en queue de la

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liste. Résultat inattendu : les caricatures du Punch sur les Français à cheval ont à peu près disparu...

Les gens qui ne connaissent pas très intimement le peuple anglais – j’entends par là les Anglais d’Angleterre – et qui ne se doutent pas à quel point ce peuple s’intéresse au sport et fait du sport un critérium pour juger les gens, ne peuvent se faire une idée de l’influence réelle qu’ont ces victoires sportives françaises sur les rapports des deux pays.

Le brave ouvrier anglais (et, en somme, c’est lui qui forme la masse de l’opinion) n’avait auparavant des Français que l’idée de petits êtres comiques et presque simiesques, qu’il ne lui fût jamais venu à l’esprit de regarder comme ses égaux en quoi que ce soit. Or, en quelques années, cet ouvrier a lu dans son journal du matin que des athlètes français battaient leurs concurrents anglais, en France d’abord, puis en Angleterre, tout à côté de lui ; qu’une équipe française de football rugby triomphait dans un des grands matchs internationaux de l’équipe d’Écosse ; que les coureurs de fond français

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venaient gagner des courses de Marathon à Londres, à Édimbourg et ailleurs. Et, enfin, cet ouvrier anglais voit de ses propres yeux des boxeurs français battre aisément les champions anglais de leur catégorie.

De sorte que son point de vue change peu à peu et complètement, et que lorsqu’on lui parle d’amitié franco-anglaise, d’entente cordiale, il se sent plein de sympathie pour une nation qui prouve qu’elle peut le battre à ses propres sports, et il se sent prêt à songer à la race française avec respect et à la considérer comme l’égale de la sienne. C’est ce qui s’est passé et ce qui se passe encore, et les diplomates ont reçu, de ce côté-là, et probablement sans s’en apercevoir, une aide inattendue.

Et maintenant, il devient facile de deviner où je veux en venir, et en quoi les remarques qui précèdent s’adressent aux Canadiens français, voués à vivre côte à côte avec une population anglaise.

Évidemment, les conditions ne sont pas les mêmes ici qu’en Europe ; les deux races française

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et anglaise étant en contact immédiat et constant sur le sol canadien, elles n’entretiennent guère l’une envers l’autre les préjugés stupides qui proviennent surtout de l’éloignement et de l’ignorance ; et les Anglais d’ici ne sont pas non plus absolument pareils aux Anglais d’Angleterre. Mais ils n’en conservent pas moins ces deux caractéristiques essentielles : l’amour du sport ; et une certaine tendance innée à se croire destinés par la Providence à tenir le haut du pavé – du pavé sportif comme des autres.

Voilà pourquoi le sport, parmi les Canadiens français doit être question nationale. Il faut se garder d’exagérer : leur existence et leur indépendance pratique ne dépendent pas du résultat de courses ou de matches de football ! Mais il est suffisant de se rendre compte que lorsque les Anglais verront les Canadiens français leur tenir tête et les battre souvent dans la plupart des sports et jeux auxquels ils se livrent eux-mêmes, ils n’en ressentiront que plus de respect pour eux.

Est-ce ainsi que les choses se passent ? Je

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laisse à des personnes mieux informées que moi de l’état du sport canadien, le soin de répondre. S’ils trouvent qu’à côté de sports où les Canadiens français brillent, il en est d’autres dont ils semblent se désintéresser, ne doivent-ils pas faire tous leurs efforts, non pas une fois, mais aussi souvent qu’il le faudra, pour créer d’abord, développer ensuite, ces sports négligés ?

Pour cela, il faut de l’argent, de l’influence, et surtout de l’enthousiasme. Si un enthousiasme réel existait, l’argent et l’influence ne seraient pas introuvables. Et quant à la recette pratique pour créer l’enthousiasme, il semble bien qu’elle soit la même dans tous les pays : grandes épreuves de propagande sportive, portant sur un sport facile à pratiquer et peu coûteux. Elles seules pourront introduire le goût du sport parmi cette partie trop nombreuse de la jeunesse canadienne qui y reste encore indifférente. Quand cette indifférence aura été secouée, on verra des noms français en tête des listes de vainqueurs dans la plupart des grandes épreuves sportives de l’Amérique du Nord.

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Et je n’ai rien dit des heureux résultats qu’aurait, au point de vue de l’hygiène, un développement semblable du goût des exercices physiques. Cela seul devrait pourtant suffire à fouetter le zèle de tous les Canadiens français qui s’intéressent à la bonne santé et à la bonne renommée de leur race, et se rendent compte que le sport peut y aider.

La Presse, 11 novembre 1911.

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Le sport et l’argent

Le titre ci-dessus pourrait faire croire que c’est de la question toujours brûlante de l’amateurisme et du professionnalisme que je vais parler aujourd’hui. Ce n’est pas tout à fait cela ; évidemment il est difficile de traiter des rapports de l’argent et du sport sans toucher à cette question, mais je désirerais m’occuper plus particulièrement d’un autre aspect de ces rapports.

Cet aspect est celui-ci : jusqu’à quel point est-il indispensable qu’un sport « paye » tant ceux qui s’y livrent que les organisateurs qui s’y intéressent ? Quels sont les sports qui sont naturellement propres à « payer » et quels sont les autres ? Et, parmi ces derniers, est-il des sports, qui ne payeront jamais, qui méritent pourtant d’être conservés et encouragés, et comment peut-on y parvenir ?

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L’étude des différents sports qui « payent », dans les différents pays du monde est assez intéressante en elle-même, et mérite mieux qu’une simple énumération. En effet, nous trouvons que certains sports sont dans un pays une source de richesse pour leurs organisateurs, et dans le pays voisin une source de pertes. Chaque pays a un certain nombre de sports favoris. Les autres sports, il les ignore ou les dédaigne ; mais dans certains cas c’est parce que ces sports n’ont pas été assez énergiquement poussés à leur début. Autrement le goût public aurait fini par s’y laisser attirer, et les pertes financières du commencement se seraient transformées à la longue en de coquets bénéfices.

Il y a certains sports qui apparaissent destinés par leur nature même à être des sports « payants ». De ce nombre sont les sports de combat, c’est-à-dire la lutte et la boxe.

La lutte a été un sport payant dès son origine probablement dans tous les pays du monde ; mais d’abord sur une petite échelle. En Angleterre, tous les mineurs et ouvriers du Lancashire et

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d’autres districts du Nord sont fanatiques de lutte, et certains des champions locaux jouissent d’une sorte de célébrité.

En France, dans tout le Midi, plus spécialement du côté de Bordeaux et aussi dans la vallée du Rhône, la lutte est aussi tenue en grande estime, et beaucoup de lutteurs connus sont venus de ces districts. Mais pendant longtemps ils se sont contentés de lutter dans des baraques foraines, qui allaient de foire en foire dans les diverses villes ou bourgades. Ce n’est guère qu’il y a quinze ans environ qu’un journal sportif illustré eut l’idée d’organiser un grand tournoi de lutte à Paris, sur la scène d’un music-hall. Ce fut un succès colossal, et des tournois semblables ont été organisés depuis, presque tous les ans ; souvent même plusieurs établissements se faisaient concurrence et se disputaient les meilleurs lutteurs en offrant de grosses sommes comme prix.

Que s’est-il passé ? Ces tournois sont peu à peu tombés dans le plus complet discrédit, parce que l’appât du gain avait poussé les lutteurs à

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s’entendre entre eux à l’avance pour se partager les prix. On comprend que leurs luttes n’étaient plus que de simples rencontres amicales où ils ne montraient aucune énergie et qui cessaient peu à peu de passionner le public, pour qui la fraude devenait trop apparente. Pour employer les termes consacrés du monde de la lutte, c’était du « chiqué », par opposition à la « beurre », qu’est la lutte sincère et violente. L’histoire détaillée et illustrée d’anecdotes de cette décadence de la lutte en France pourrait peut-être intéresser les Canadiens français de Montréal ; mais le manque de place m’oblige à n’en pas dire plus long, et certains lutteurs actuellement très en vue ici préféreront peut-être cela.

En Angleterre, la même chose exactement s’est produite. La lutte (au genre libre et non au genre gréco-romain comme en France) a joui un moment d’une grande popularité, surtout au moment des luttes de Hackenschmidt et de Madrali. Puis, on a vu des rencontres autour desquelles on avait fait grand fracas et qui, quand des révélations ont été faites, se sont trouvées être des affaires de famille, entre deux frères ou

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cousins, affublés de noms différents, et qui s’entendaient pour berner le public.

Il n’est pas moins vrai que la lutte est, par sa nature même, un sport qui attire le public payant, et que, malgré des éclipses momentanées, il sera toujours facile de le faire « payer ».

Il en est de même de la boxe. Je n’ai pas besoin de rappeler qu’en Angleterre les combats à poings nus autrefois, et, plus récemment, les assauts livrés avec les gants de quatre ou huit onces ont toujours eu le don d’intéresser la masse de la population et d’attirer de grosses foules. Il semble bien pourtant que le moment de la décadence soit arrivé pour ce sport en Angleterre, au lieu qu’en France, où il en est encore à ses débuts, il se développe d’année en année. L’on trouve maintenant des organisateurs, à Paris, prêts à donner des bourses de $20,000 et même plus pour de grands combats, certains qu’ils sont de rentrer dans leurs frais et de réaliser encore un beau bénéfice.

La boxe peut donc être mise au tout premier rang des sports qui se suffisent à eux-mêmes ; des

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sports qui « payent ».À mon avis, parmi les autres sports il en est un

qui, lancé habilement, peut arriver à payer dans la plupart des pays du monde. C’est le football.

Le football association, tel qu’il est joué par les équipes professionnelles anglaises, est probablement le sport le plus payant du monde, et les recettes perçues aux portes d’entrée des divers terrains de jeu un seul samedi constitueraient toutes ensemble une somme colossale. En France, il n’en est pas ainsi, et la faveur du public semble se porter vers le football rugby, qui n’est guère joué que par des équipes d’amateurs. On ne voit pas encore là des foules comme en Angleterre, mais un public de vingt mille spectateurs à une partie s’est déjà vu, et ces chiffres iront probablement en augmentant. Aux États-Unis, bien que le public s’intéresse surtout aux parties entre les équipes des collèges, équipes naturellement composées d’amateurs, les foules sont assez fortes pour prouver que le football a le don de les intéresser fortement.

À côté de ces trois sports pris comme

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exemples, la lutte, la boxe et le football, sports qui attirent aisément le public, sports qu’il est facile de rendre « payants », parce qu’ils prennent place dans des endroits clos où il faut payer sa place, songeons un peu maintenant à d’autres sports qui ne payent pas, qui ne payeront jamais, et qui méritent pourtant d’être encouragés.

La marche ou la course sur de longues distances sur route ; les courses d’aviron ; dans une certaine mesure, la natation. Ne sont-ce pas des sports excellents, aussi hygiéniques qu’aucun autre, aussi intéressants ? Pourtant, comment serait-il possible de les faire payer ? On ne peut pour une marche ou une course de vingt-cinq milles empêcher le public de venir voir passer les coureurs sans débourser un cent. On ne peut l’empêcher de venir sur les bords d’une rivière et de suivre les régates des yeux lorsqu’il y en a.

Voilà donc des sports qui ne peuvent être payants ; des sports qui n’intéressent pas ces organisateurs qui ne cherchent qu’un gain financier. Il n’y a pas de recettes à espérer ; cela leur suffit, ils ne s’en occuperont jamais.

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Faudrait-il donc laisser ces sports-là végéter ou mourir ? Tous les vrais amateurs de sports répondront non. Et il serait même facile de faire remarquer que ces sports-là seront ceux qui resteront les plus sincères et les plus honnêtes, justement parce que l’argent n’y joue pas un grand rôle.

Comment s’y prendre pour conserver et développer ces sports ? De petits clubs d’amateurs, abandonnés à leurs seules ressources, ne peuvent guère y parvenir, quels que soient leur enthousiasme et le dévouement de leurs membres ! D’où leur viendra l’aide ?

Je n’ai pas la prétention de résoudre le problème : il me suffit de le poser. La solution ne peut guère résider que dans la formation de ligues sportives puissantes par le nombre, qui, au lieu de chercher avant tout à faire des bénéfices, chercheront à encourager les sports utiles et pourtant incapables de payer pour eux-mêmes. Si l’on pouvait aider ces sports au moyen d’argent obtenu par l’exploitation des autres sports, qui, eux, payent, cela n’en vaudrait que mieux.

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À défaut de cela, il faut espérer que des particuliers à la bourse bien garnie se prendront un beau jour d’enthousiasme pour les sports dont nous avons parlé plus haut, et les aideront de leurs deniers.

Et en dernier ressort, il faudrait peut-être compter sur l’intervention de quelques journaux qui trouveraient là une occasion de faire œuvre utile à la jeunesse et en même temps de se faire à eux-mêmes d’excellente réclame. Cela a déjà été fait ailleurs. Pourquoi pas ici ?

La Presse, 18 novembre 1911.

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Routes et véhicules

L’innocent Européen qui a passé le plus clair de sa vie à Paris ou à Londres se doute bien, pour l’avoir lu, que les voies de communication de la jeune Amérique et les véhicules qui les sillonnent sont quelque peu différents de ce que l’on trouve dans les pays efféminés, moisis, croulants, etc. (voir presse américaine) de la vieille Europe. Mais le contraste, pour être prévu, n’en est pas moins frappant.

Il a vu, par exemple, cet Européen, certaines avenues de Paris à de certaines heures où les voitures à chevaux sont si rares que chacune d’elles semble un anachronisme un peu comique, un groupe de musée rétrospectif qui serait miraculeusement revenu à la vie et sorti dans les rues.

Il a vu le dernier omnibus à chevaux de Londres, à son avant-dernier voyage, descendre

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mélancoliquement Tottenham Court Road, lent et morne comme un corbillard, au trot découragé de deux pauvres bêtes qui, à chaque foulée trébuchante, secouent la tête de droite à gauche comme si elles échangeaient les réponses d’une messe d’enterrement.

« Jamais plus... Jamais plus nous n’irons de Crouch End à Victoria en longeant les trottoirs... jamais plus »...

Surtout cet Européen s’est accoutumé à trouver partout dans les villes des rues qui sont des rues, et presque partout entre les villes des routes qui sont des routes, de sorte que, lorsqu’il débarque dans le coin de l’Amérique du Nord où la civilisation est la plus ancienne et qu’il trouve là des rues qui ressemblent à de très mauvaises routes et des routes qui ne ressemblent à rien, il est tout de même un peu étonné.

* * *

Les rues de Québec et les routes qui entourent

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Québec ! Leur état, surtout à l’automne, et les voitures diverses qu’on y voit circuler ! Ces rues, ces routes et ces voitures sont curieuses parce qu’elles présentent une série de contrastes qu’on ne retrouve nulle part ailleurs.

On y voit là, par exemple, surtout dans la ville basse, des ruelles qui semblent vieilles de deux siècles et le sont quelquefois. Étroites et tortueuses, flanquées de très anciennes maisons françaises, elles rampent au pied de la colline du Fort, reproduisant avec une fidélité touchante certains aspects de petites villes de nos provinces. Seulement, en deux siècles, on n’a pas trouvé le temps, apparemment, de les paver ni de les macadamiser, et l’on s’est contenté de les border de trottoirs en planches entre lesquels un insondable abîme de boue s’étend, à la saison des pluies.

Dès qu’on sort de la vieille ville on trouve les rues droites des villes américaines. Même boue prodigieuse, mêmes trottoirs en planches : mais, des deux côtés, ce sont maintenant les rustiques maisons de bois des États de l’Ouest.

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Encore un mille ou deux, et sans passer par l’état intermédiaire de route, la rue devient brusquement une piste rudimentaire qui s’en va, sans façon, à travers la campagne sans s’encombrer de bas-côtés, de fossés, ni de haies, escaladant les monticules, descendant dans les creux, décrivant ça et là de petites courbes opportunes pour éviter une souche ou un bloc de pierre.

* * *

Mais les voitures de Québec sont encore bien plus intéressantes que les rues. Des automobiles ? Évidemment, il y a des automobiles, mais elles ne représentent qu’une infime minorité et, lorsqu’on a vu les rues, routes ou pistes, dont elles disposent, on regarde passer chacune d’elles avec un respect profond, comme si c’était la seule et miraculeuse survivante d’un « reliability trial » vraiment par trop dur.

Ce sont les « calèches » qu’on remarque

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surtout. La calèche de Québec est une institution : elle, son cheval et son cocher forment un tout complet et indivisible, qui ne peut avoir son pareil nulle part au monde. On dit que le type de la calèche a été maintenu pur et sans retouche depuis Louis XV. Cela me paraît difficile à croire : on a certainement dû le remanier un peu et remonter par degrés à des modèles beaucoup plus anciens, à en juger par ceux qui circulent à présent.

Et puis à côté de ces vénérables reliques, voici que passent les « buggies » américains ou d’autres véhicules encore plus rudimentaires, attelés de jolis chevaux d’aspect fin et pourtant fruste, crottés jusqu’au poitrail, comme s’ils venaient seulement d’émerger des fondrières des districts de colonisation.

Les calèches antiques se débattant héroïquement dans la boue des pistes, le long des trottoirs de bois, entre les maisons de bois qui ressemblent encore aux primitives huttes des défricheurs – ou bien un « buggy » mettant sans vergogne sa note insolemment moderne au milieu

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des vieilles rues de la ville basse – voilà deux contrastes jumeaux qui résument un peu tout Québec et tout ce vieux recoin d’un jeune continent.

L’Auto, 5 janvier 1912.

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Les raquetteurs

La rue Sainte-Catherine était en émoi ce soir. Les « chars » et les « traînes » ne passaient qu’avec difficulté, lentement, après force sonneries de grelots ou appels de timbres ; et bien que le thermomètre marquait 15 degrés au-dessous de zéro, un nombre respectable de curieux bordait les trottoirs et regardait avec admiration défiler les raquetteurs.

Les raquetteurs sont de ces gens qui forcent l’attention, surtout lorsqu’ils sont rassemblés au nombre de deux ou trois cents, tous en uniforme. Ils portent des bonnets de laine de bandit calabrais, dont la pointe leur retombe sur l’épaule ; des vareuses épaisses serrées à la taille par des ceintures ; aux jambes, des « chausses » collantes qui viennent s’enfoncer dans des mocassins de peau de daim. Et chaque société a ses couleurs, qui ont dû faire l’objet de longues

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méditations : vareuses grises et chausses rouges ; vareuses blanches à parements bleus ou tricolores ; ensemble grenat... le tout semé à profusion de houppes, de broderies et de galons. Ils se savent beaux, les gaillards ! Et lorsqu’ils remontent la rue Sainte-Catherine ou le boulevard Saint-Laurent, comme ce soir, marchant en file indienne, clairons en tête, ceux de leurs amis qui les regardent passer ne manquent jamais de les héler avec insistance et s’honorent du moindre geste vague qui vient de leur côté.

* * *

Les raquetteurs, encore qu’ils soient typiquement canadiens, par bien des points, ont quelques traits en commun avec nos excellentes sociétés de gymnastique : entre autres, le culte des uniformes, de la parade, des cuivres et des drapeaux.

Une autre ressemblance découle du fait que, de même que certaines sociétés de gymnastique

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comptent parmi leurs membres quelques gymnastes, ainsi les raquetteurs poussent l’héroïsme jusqu’à chausser quelquefois leurs raquettes à neige par-dessus les pittoresques mocassins, pour aller faire de véritables promenades sur de la véritable neige, qui ne manque certes pas.

Mais j’ai tout lieu de croire qu’ils ne prennent que rarement des moyens aussi extrêmes pour maintenir leur prestige. Bien plus souvent et bien plus volontiers ils se réunissent pour jouer à l’euchre ou pour danser, ou encore pour dîner ensemble ; dans ce dernier cas, ils relèvent généralement le caractère de leur réunion en faisant suivre le dîner de longues fumeries musicales auxquelles ils donnent le nom de « concerts-boucanes », ce qui sonne fort bien.

Le compte rendu des exploits d’une société de raquetteurs à l’occasion de Noël pourra être instructif. Je reproduis à peu près textuellement le récit du journal local.

« ... La société « Les Coureurs des Bois » a fait sa grande expédition coutumière à l’occasion

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de la messe de minuit, que tous les membres sont allés entendre à l’église de Boucherville.

« Partis du siège social au nombre de trente, tous dans leur coquet uniforme, et précédés de leurs tambours et clairons, ils ont suivi à pied la rue Sainte-Catherine jusqu’à la rue Bleury, où ils ont pris le « char » (canadien pour tramway). En descendant du char, ils ont pris place dans le chemin de fer électrique de la rive Sud qui les a menés à Longueuil. Là, ils ont trouvé plusieurs voitures mises à leur disposition par les notabilités locales, et le reste du trajet fut accompli promptement et gaiement.

« Une fois la messe de minuit entendue, ils se sont rendus à l’hôtel X... où leur fut servi un réveillon copieux et succulent qui dura tard dans la nuit. Les « Coureurs des Bois » se sont séparés en se promettant de faire encore dans le courant de l’année plusieurs grandes expéditions semblables... »

Que voilà des Coureurs des Bois qui comprennent la vie, et que leurs « expéditions » sont raisonnablement organisés ! L’on serait

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vraiment tout déçu d’apprendre quelque jour qu’un membre d’une aussi intelligente société a chaussé d’incommodes raquettes et trotté dans la neige pendant de longues heures sans y être forcé. Mais c’est peu vraisemblable.

* * *

Ce soir, ils étaient tous là : les « Coureurs des Bois », les « Montagnards », les « Boucaniers » et aussi le « Cercle paroissial Saint-Georges » et les « Zouaves de l’Enfant-Jésus ». La raison de leur assemblée, je n’en suis pas bien sûr ; mais je crois me souvenir qu’ils allaient assister en corps au premier grand match de hockey sur glace de la saison et encourager de toutes leurs forces un club français qui luttait contre un club anglais. De sorte que nos raquetteurs sont de vrais hommes de sport, après tout.

Et un remords me vient de les avoir un peu plaisantés. D’abord, parce que ce sont d’honnêtes garçons qui s’amusent honnêtement et que leur

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goût pour les beaux costumes, les bons dîners et les fanfares bruyantes est le plus naturel du monde. Ensuite, parce que de temps à autre, ils font réellement usage de leurs raquettes et que certains d’entre eux sont des athlètes éprouvés. Enfin, et surtout, parce que, dans les rues de la plus grande ville d’une possession britannique, leurs clairons sonnent le « garde à vous » français et « la casquette » et que sur le traîneau qui les précédait, au-dessus de deux drapeaux anglais, deux « Union Jacks » bien gentils, pas très grands, de vrais petits drapeaux de politesse, il y avait un gigantesque tricolore qui claquait dans le vent froid et secouait ses rectangles de bleu et de sang au-dessus de la neige des rues.

L’Auto, 11 avril 1912

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Une course dans la neige

Des publications sportives françaises font paraître, avec des légendes pathétiques, des photographies de spectateurs qui, douillettement enveloppés de pelisses et de couvertures de voyage, assistent à un match de football par un froid de zéro degré centigrade, ou à peu près.

À quel vocabulaire lyrique, extasié, faudrait-il donc avoir recours pour célébrer la petite foule héroïque qui stationnait dans la neige, au pied du Mont-Royal, à seule fin de voir le départ et l’arrivée du steeple-chase annuel en raquettes organisé par la presse de Montréal ?

Le thermomètre accusait 25° au-dessous de zéro, température à partir de laquelle les indigènes commencent à remarquer qu’il fait « un peu frouet », et songent à relever le col de leur pardessus. Certains même – les efféminés ! – revêtent une paire de chaussettes supplémentaire,

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et cachent sous des bonnets de laine ou de fourrure leurs oreilles, qui ont une tendance fâcheuse à se congeler quand on les néglige. Mais une fois ces précautions prises, ils estiment qu’un heure et demie de piétinement dans la neige, sous le vent glacé qui râpe la peau et met des stalactites dans les moustaches, n’offre pas d’inconvénients bien sérieux.

Même du pied de la montagne, l’on domine déjà Montréal, et l’on a sous les yeux l’étendue de la ville aux toits plats tapissés de blanc, et la courbe du Saint-Laurent figé, immobile, qui ne se réveillera qu’en avril.

* * *

Le départ se fait attendre – les Canadiens français copient pieusement sur ce point-là les habitudes de leur ancienne patrie – de sorte que les spectateurs surveillent, pour tuer le temps, les ébats de ces autres fanatiques qui ont aussi abandonné le coin du feu pour passer leur après-

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midi du samedi dans la neige. Tout près, ils ont transformé deux cents mètres d’ondulations nues en une piste rudimentaire pour leurs luges, et y font la navette avec une ténacité touchante. D’autres chaussent leurs skis et escaladent le flanc de la montagne péniblement, en crabes ou bien avec des zigzags ingénieux, comme on approche des villes assiégées. Et d’autres encore, tout cuirassés de sweaters, des mocassins aux pieds, mettent leurs raquettes et partent de ce trottinement curieux d’ours qu’elles imposent.

Les coureurs, eux, sont à l’abri, dans un vestiaire bien chauffé, et se gardent d’en sortir. De temps en temps, quelques officiels mettent le nez à la porte, puis rentrent, et chaque fois la vision brève du poêle chauffé à blanc, et des bienheureux assis en cercle qui font fumer leurs semelles, répand parmi le public à demi gelé une sorte de frénésie. Il se précipite, invoque pour influencer l’intraitable gardien des titres honorifiques, des protections ou des parentés puissantes :

– Monsieur le gardien, je suis secrétaire

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adjoint du Cercle Paroissial de Saint-Zotique.– Moi, j’ai mon frère là-dedans qui m’attend

pour que je le frictionne.– Et je veux parler au président des

Montagnards qui me connaît depuis l’enfance...Mais le gardien qui bouche la porte, rôti d’un

côté, gelé de l’autre, esquisse un sourire cruel, et saint Zotique lui-même ne prévaudra pas contre lui...

* * *

Enfin le départ est donné, et les favoris prennent de suite la tête. Ils courent en traînant forcément les pieds, et font passer leurs raquettes l’une par-dessus l’autre, à chaque foulée, avec un déhanchement un peu lourd, mais qui n’est pas sans beauté. N’était leur costume – maillot de laine qui couvre tout le corps et bonnet de laine – on songerait, en les voyant, à ceux de leurs compatriotes qui ont élevé leurs maisons de bois à côté des campements des « sauvages », semant

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l’immense territoire qui s’étend entre le Saint-Laurent et la baie d’Hudson, et qui s’en vont par les beaux matins froids visiter leurs trappes, les raquettes aux pieds, trottinant sur la neige profonde.

Une seule tristesse : le vainqueur de la course n’est pas, cette année, un « Canayen », c’est un « Anglâ ». Mais derrière lui vient un peloton d’hommes aux noms français... Dubeau... Clouette... Robillard...

Si j’ai jamais parlé des raquetteurs de Montréal avec irrévérence, que l’on me permette de faire amende honorable pendant qu’il est temps. C’est « de la belle race », et leurs cousins d’outre-mer ne trouveront guère de raisons de rougir d’eux.

L’Auto, 8 mai 1912.

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Les hommes du bois

La Tuque – Juin.

J’espère que les typographes respecteront ce titre et ne feront des habitants de cette partie de la Province de Québec ni des hommes de bois ni des gorilles. Ce sont tout simplement de braves gens qui vivent du bois, c’est-à-dire de l’industrie du bois, et cela si exclusivement que le reste de l’industrie humaine demeure pour eux plein de mystère. Ils viennent de s’abattre sur La Tuque, ces derniers jours, venant des chantiers du Nord, et célèbrent présentement leur retour à la civilisation par des réjouissances de la sorte qu’il est impossible d’ignorer.

La Tuque est une ville fort intéressante. Je dis ville parce qu’il y a un bureau de poste et que traiter de village une localité canadienne ainsi

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favorisée ce serait ameuter toute la population contre soi.

Deux lignes de chemin de fer y passent. Seulement, l’une d’elles est desservie par un matériel roulant un peu capricieux, qui déraille volontiers. Lorsque le cas se présente, une ou deux fois par semaine en moyenne, les voyageurs s’empressent de descendre et s’unissent au mécanicien et au conducteur pour décider le matériel roulant, « engin » et « chars » – pour parler canadien – à remonter sur les rails, à grand renfort de crics, de billots et de barres de fer. Ils y parviennent généralement. L’autre ligne est plus importante : c’est celle du Transcontinental, qui ne mérite pourtant pas encore ce nom, car sur la carte le trait plein qui indique les tronçons terminés ne se rencontre que sous forme de très petits vers noirs isolés, que séparent d’interminables serpents de pointillé...

Seulement, cette partie de la ligne qui s’étend au nord de La Tuque et sur laquelle les trains ne passeront pas avant bien des mois a déjà trouvé son utilisation : elle sert de route aux hommes qui

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reviennent des chantiers.Depuis quelques jours on les voit passer par

groupes de trois ou quatre, marchant sur les traverses avec l’air d’obstination tranquille de ceux qui sont habitués aux durs travaux. Ils ont au moins un trait en commun : la peau couleur de brique que leur ont donné le soleil, la pluie et la réverbération de la neige. Pour le reste ils sont splendidement disparates : courts et massifs, grands et maigres avec des membres longs qu’on devine terriblement durcis par la besogne ; vêtus de chemises de laine, de gilets de chasse à même la peau, de pantalons de toile mince dont les jambes s’enfouissent de façon assez inattendue dans plusieurs bas et chaussettes de grosse laine superposés – dernier vestige de la défense contre le grand froid de l’hiver – chaussés de bottes ou de mocassins de peau souple, ils s’en vont vers la civilisation et le genière de La Tuque, côte à côte, mais sans rien se dire, ayant passé tout l’hiver et tout le printemps ensemble.

Ils portent toutes leurs possessions terrestres sur leur dos, dans des sacs, paniers ou valises, à

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la mode indienne, reposant au creux des reins, avec une courroie qui leur passe sur le front. Et il y en a qui ne portent rien et s’en vont en balançant les bras, déguenillés et magnifiques, comme des sages pour qui les vêtements et le linge de rechange sont des choses de peu de prix.

* * *

Parallèlement à la voie, la rivière Saint-Maurice roule les innombrables troncs d’arbre qu’ils ont abattus, et qui s’en vont, sans payer de fret ni de port, vers les fabriques de pulpe et les scieries du sud. De novembre à avril ils ont manié la hache jusqu’aux genoux dans la neige ; d’avril à juin ils ont travaillé au traînage et au flottage du bois, avec le divertissement occasionnel d’une chute dans l’eau encore glacée : système de culture physique qui n’est exposé dans aucun livre, mais assurément incomparable, et que complète le retour au monde civilisé, une promenade de soixante, quatre-vingt milles ou plus, par des sentiers de forêt ou sur les traverses

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d’une ligne de chemin de fer, avec tous leurs biens sur le dos.

Comment s’étonner que, ayant touché hier le produit de huit mois de paye accumulée, ils aient passé toute leur matinée à acquérir des chemises jaune tendre, des cravates violettes et des chapeaux de paille à ruban bleu, et qu’ils fassent cet après-midi un noble effort pour boire tout ce qu’il y a de genièvre à La Tuque, tâche héroïque et digne d’eux.

Ce sont tous sans exception des Canadiens français, et même dans l’ivresse ils restent inoffensifs et foncièrement bons garçons, enclins à adresser au barman qui les pousse dehors, des reproches plaintifs, lui rappelant vingt fois de suite « qu’ils ont bien connu son père » –, souvenir qui laisse le barman froid, mais les émeut, eux, jusqu’aux larmes.

Vus ainsi, ivres de l’ivresse prompte qui suit de longs mois de sobriété, ils ne sont que pitoyables et ne donnent pas une bien haute idée de leur race. Mais voici que ce matin quelques-uns d’entre eux m’ont vu déployer une carte de la

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Province de Québec et se sont approchés, curieux comme des sauvages devant un objet inconnu. Ils se sont fait montrer Montréal et Québec et la rivière Saint-Maurice et La Tuque. – Oui. C’est ça : c’est bien ça. Tu vois, Tite ? – Plus haut que La Tuque la carte ne montrait plus de villages ni d’accidents de terrain, plus rien que le tracé approximatif des cours d’eau, minces lignes noires sur le papier vert pâle qui représente la solitude de l’Ungava s’étendant à l’infini vers la baie de Saint-James et le cercle arctique.

Mais les bûcherons ont repris la nomenclature là où la carte l’abandonnait et ont tout à coup peuplé la solitude. De gros doigts se sont promenés sur le papier :

« Ici, c’est Wendigo. Un peu plus loin c’est le Grand Portage ; puis la rivière Croche ; l’île Vermillon – notre chantier était par là – et un peu plus loin encore les rapides Blancs, et la rivière du Petit-Rocher... »

Les bûcherons ne désirent point les aventures ; ils ne demandent qu’un bon chantier, de larges platées de fèves au lard, une ou deux journées de

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chasse dans l’hiver, une ou deux journées de pêche au printemps, puis le retour à la civilisation et quelques ripailles. Mais il est bon de se rappeler que ce sont leurs ancêtres, des hommes tout pareil à eux, qui ont arpenté les premiers cette partie de l’Amérique et qui ont fait que d’un bout à l’autre du territoire canadien, de Gaspé à Vancouver, l’on rencontre partout des noms français.

L’Auto, 31 août 1912.

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Le fusil à cartouche

En 1912, Louis Hémon faisait partie d’une équipe d’arpenteurs et d’ingénieurs chargés de tracer une ligne de chemin de fer au lac Saint-Jean. Hémon a exercé alors le métier de « chaîneur ».

Hier Pacifique Pesant s’est acheté un fusil à cartouche.

Il a quitté le camp à l’aube ; deux heures de canot et trois sur les routes l’ont amené au monde civilisé, représenté en l’espèce par le village de Péribonka et son unique magasin. Le soir il était de retour, ayant échangé un nombre de piastres qu’il ne veut pas avouer contre un fusil à un coup, de fabrication américaine, d’un calibre qu’il ignore, ce qui n’a aucune importance, puisqu’on lui a vendu en même temps des

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cartouches d’un diamètre à peu près approprié. Car c’est un fusil à cartouche.

Il le regarde avec un tendre orgueil, fait jouer la bascule vingt fois sans se blaser sur ce miracle et répète à voix basse :

« Voilà longtemps que j’avais envie d’un fusil à cartouche ! »

Des fusils à capsule, il explique qu’il en a eu ; je ne serais pas étonné qu’il se fût servi d’un fusil à pierre. Mais un fusil à cartouche...

Aujourd’hui lundi, tout le monde retourne dans le bois, pour continuer l’exploration du tracé sur lequel, quelque matin miraculeux de l’an 192... doivent passer « les chars ». Pacifique Pesant part avec les autres et, naturellement, il emporte son fusil à cartouche.

Il emporte sa hache aussi, puisqu’il est « bûcheur », et cet attirail redoutable, la hache sur une épaule, le fusil sur l’autre, n’est pas sans l’impressionner lui-même. Tous les hôtes du bois, de l’écureuil à l’orignal, doivent en frissonner dans leurs retraites ; sans parler de la présence du

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métis Trèflé Siméon, qui sait si bien lancer les pierres...

Mais la matinée se passe ; les bûcheurs bûchent, les chaîneurs chaînent, chacun fait son ouvrage, et Pacifique Pesant, qui toutes les trente secondes doit poser au pied d’un arbre, pour se servir de sa hache, le fusil à cartouche, sonde en vain d’un œil aigu les profondeurs du bois. Tout à l’heure on a traversé une piste d’ours ; mais chacun sait que les petits ours noirs du pays sont trop méfiants et trop farouches pour se laisser voir ; pour le caribou, ou l’orignal, il faudrait remonter encore un peu plus haut sur les rivières ; mais enfin du petit gibier, de la perdrix de savane, du lièvre, le bois en est plein. Quel instinct obscur leur enseigne que Pacifique est au nombre de ceux dont il faut se cacher, depuis qu’il a un fusil à cartouche ?

À midi, l’on s’arrête ; on abat un beau cyprès sec, dont le bois imprégné de gomme fait en quelques minutes une haute flambée, et l’on commence à manger, pendant que l’eau du thé chauffe. Pacifique Pesant s’est installé sur un

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tronc couché à terre ; il a appuyé contre ce tronc le fusil à cartouche, avec des précautions infinies et la faim lui fait oublier pour quelques courts instants le désir de tuer qui le dévore.

Or, voici qu’entre les épinettes, à travers les taillis d’aunes, un lièvre, un beau lièvre gras surgit au petit galop, sans hâte ; il passe entre Pacifique Pesant et le feu, saute un arbre tombé et s’éloigne, flegmatique, de l’air d’un lièvre sérieux qui ne peut vraiment pas remettre ses affaires ni se détourner de son chemin parce qu’il lui arrive de rencontrer un feu, douze hommes et un fusil à cartouche !

Pacifique Pesant a laissé tomber sa tranche de pain savoureusement enduite de graisse de rôti ; d’une main il empoigne le fusil, pendant que l’autre fouille fiévreusement dans une poche pour y trouver des cartouches.

Hélas ! le lièvre est déjà rentré à jamais dans l’asile sûr du bois, du grand bois obscur qui s’étend de là jusqu’à la baie d’Hudson sans une clairière.

La journée s’avance ; le ciel pâlit entre le

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feuillage sombre des sapins et des cyprès. Or, le deuxième chaîneur lève tout à coup les yeux, regarde un instant, et pousse un grand cri.

« Pacifique !... une perdrix ! »Pacifique laisse sa hache dans le bouleau qu’il

était en train d’abattre et part en galopant à travers les arbres tombés, brandissant son fusil à cartouche. La perdrix, selon la coutume des perdrix canadiennes, considère l’homme comme un animal bruyant, indiscret, mais peu dangereux. (Peut-être, au fait, n’en a-t-elle jamais vu ?) Elle reste donc immobile sur sa branche et médite, pendant que le chasseur vient se placer au-dessous d’elle.

En quelques secondes son fusil est chargé, armé, et il épaule avec une moue d’importance. Mais le métis, Trèflé Siméon s’est glissé derrière lui, rapide et subtil comme ses ancêtres sauvages ; il a ramassé une pierre et au moment solennel voici que la petite masse grise sur laquelle Pacifique braquait laborieusement son fusil à cartouche fait une culbute inattendue et tombe, la tête fracassée par le plus primitif des

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projectiles...Le reste de la journée n’est qu’une longue

amertume. La nuit tombe ; l’on reprend le chemin des tentes, et soudain quelqu’un montre à Pacifique un écureuil qui s’agrippe au tronc d’une épinette, à dix pieds de terre.

– Tiens ! voilà du gibier pour toi !L’ironie est flagrante ; mais Pacifique hésite

longtemps et finit par tirer. L’écureuil atteint en plein corps, presque à bout portant, monte tout droit vers le ciel et quelques instants plus tard des débris de peau et des miettes de chair saignante retombent.

Pacifique Pesant les contemple avec le mépris qui convient, pour bien faire comprendre à tous que ce n’était là qu’une expérience. Mais son honnête visage a quitté le deuil et ses lèvres rassérénées murmurent :

– Voilà longtemps que j’avais envie d’un fusil à cartouche !

L’Auto, 9 avril 1913.

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Driving

Pourquoi, dira-t-on, exprimer par un mot anglais l’art de mener des chevaux attelés le long des chemins – lorsqu’il y a des chemins – dans un pays de langue française ? Je n’en sais trop rien. Peut-être parce que c’est plus court. Peut-être encore parce que, en France, on désigne généralement cet art sous le nom « Les Guides ». Or, dans nos districts reculés de la province de Québec, l’on ne dit pas « guides », mais « cordeaux », et l’on tient lesdits cordeaux un dans chaque poing bien serré, les bras écartés, un peu dans la position qu’avaient jadis de Civry ou Fournier au guidon des premiers vélocipèdes.

Ce doit être indiciblement monotone pour un homme qui a été seulement une fois en automobile de suivre, en voiture attelée, une route quelconque de France, une insipide route dépourvue de souches et de monticules, où deux

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véhicules peuvent se croiser sans que l’un des deux entre dans le bois. Les chemins canadiens offrent heureusement plus d’imprévu, et puis les habitants du pays n’ont pas été rendus difficiles par l’usage d’automobiles ni même par leur vue fréquente puisque, sur le chemin qui fait le tour du lac Saint-Jean il n’en est encore passé que deux depuis le commencement des temps, malgré la proximité relative d’Américains assoiffés d’aventures et de conquêtes.

Tout le monde va en voiture au pays de Québec. Un homme qui marche le long des routes est, par définition, un « quêteux » et un suspect. Quant à celui qui, possédant un cheval, l’enfourche au lieu de l’atteler et se promène ainsi, il sème derrière lui la stupeur et des hochements de tête pareils à ceux que suscite la description de coutumes inouïes, incompréhensibles, et plus barbares mille fois que celles des Indiens Montagnais qui passent ici au printemps et à l’automne.

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En octobre la neige vient et bientôt après tous les véhicules à roues reprennent dans la remise les places qu’ils avaient quittées cinq mois auparavant. Les voitures d’hiver les remplacent sur les chemins, sauf lorsqu’une tempête de neige a bloqué ces derniers.

Alors pendant deux ou trois jours aucun traînage ni voiture ne passe : les paysans, dont chacun doit entretenir le morceau de chemin qui longe sa terre, attellent leur plus fort cheval sur la « gratte » et creusent patiemment une route dans la neige qui leur monte à la ceinture et parfois aux épaules. Le cheval, enseveli, lui aussi, s’affole et se cabre dans la neige : l’homme s’accroche désespérément aux manches de la « gratte » et se laisse traîner, raidissant ses forts poignets, hurlant des ordres ou des injures sans malice.

« Hue ! Dia ! Harrié ! Hue donc, grand malvenant ! déshonneur de cheval ! »

La neige vole : le cheval et l’homme en émergent peu à peu, blanchis jusqu’au cou, tous

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deux arc-boutés et luttant en forcenés contre l’inertie terrible de la masse blanche : l’un soufflant de toutes ses forces à travers ses naseaux dilatés, l’autre criant tour à tour des insultes sanglantes et des reproches badins.

...Ce n’est rien, ô citadin ! Ce n’est qu’un paysan canadien qui gratte son chemin parce que le « Norouê » a soufflé hier un peu fort...

Mener sur une route de neige ferme un bon trotteur attelé à un traîneau léger est assurément un plaisir sans mélange : mais pour celui qui sait à l’occasion faire fi des joies de la vitesse, il est quelque chose de plus attirant encore : conduire à travers bois, le long d’un chemin de chantier, le grand traîneau chargé de billots d’épinette et de sapin.

C’est peut-être le commencement de l’hiver ; il est tombé juste assez de neige pour tapisser le sol d’une couche épaisse d’un pied sous laquelle saillent encore les grosses racines et les rondeurs des arbres tombés et à moitié enfoncés dans la terre. Naturellement l’on n’a cure ni des troncs d’arbres ni des racines, pourvu que le cheval soit

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fort et la neige assez glissante. On charge l’une après l’autre, raidissant l’échine et tendant les bras, les lourdes pièces de bois, on assujettit la chaîne autour d’elles et on la serre en halant à deux le tendeur flexible fait d’un jeune bouleau. Et l’on part.

Le vent froid brûle la peau comme une râpe : dans le bois les haches des bûcherons sonnent sur les troncs secs : la jument au large poitrail plante les pieds dans la neige et tire furieusement. Le grand traîneau semelé d’acier démarre, se heurte aux racines, se cabre par-dessus les troncs d’arbres abattus, puis retombe avec fracas, et l’homme, qui est campé sur la charge, s’arc-boute pour résister aux chocs et aux bonds subits du traîneau, et bien que retenant à pleins bras la grande jument ardente, à la bouche dure, il ne peut s’empêcher de lui crier des encouragements que les terribles cahots saccadent. Et il se grise du mouvement, du crissement de la neige écrasée, du vacarme du bois et du fer, de toute la force déployée, du vent froid qui vient lui mordre le palais quand il crie.

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Oui ! Le cheval est la plus noble conquête de l’homme, ne vous en déplaise.

Et puis, lorsqu’il a offensé son conquérant, celui-ci a toujours la ressource de prendre les cordeaux et de lui fouailler les flancs, consolation que désirerait passionnément maint chauffeur arrêté au bord de la route et qui s’efforce vainement de pénétrer le mystère d’un carburateur espiègle.

L’Auto, 26 août 1913.

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Table

Itinéraire.......................................................5Le sport et la marche..................................67Le sport et la race.......................................85Le sport et l’argent.....................................94Routes et véhicules..................................103Les raquetteurs.........................................109Une course dans la neige..........................115Les hommes du bois.................................120Le fusil à cartouche..................................127Driving.....................................................133

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Cet ouvrage est le 110e publiédans la collection Littérature québécoise

par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québecest la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.

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