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7487 SOMMAIRE ANALYTIQUE COMMISSION DES AFFAIRES ECONOMIQUES ..................................................... 7491 Audition de M. Stéphane Richard, président-directeur général d'Orange................................... 7491 Audition de M. Maxime Lombardini, directeur général d’Iliad (sera publiée ultérieurement) ... 7500 COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DE LA DÉFENSE.................. 7501 Orientation et programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale – Examen des amendements au texte de la commission ....................................... 7501 Nomination de rapporteurs .......................................................................................................... 7514 COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES ................................................................ 7515 Lutte contre les fraudes et les abus constatés lors des détachements de travailleurs et la concurrence déloyale – Désignation des candidats à la commission mixte paritaire ................. 7515 Développement, encadrement des stages et amélioration du statut des stagiaires – Désignation des candidats à la commission mixte paritaire........................................................ 7515 Nomination de rapporteur............................................................................................................ 7515 COMMISSION DE LA CULTURE, DE L’ÉDUCATION ET DE LA COMMUNICATION ......................................................................................................... 7517 Diversité culturelle - Table ronde ................................................................................................ 7517 COMMISSION DU DEVELOPPEMENT DURABLE, DES INFRASTRUCTURES, DE L’EQUIPEMENT ET DE L’AMENAGEMENT DU TERRITOIRE .......................... 7529 Politique de développement et de solidarité internationale – Examen du rapport pour avis ...... 7529 COMMISSION DES FINANCES..................................................................................... 7537 Stabilité financière : a-t-on progressé depuis 2008 ? - Audition conjointe de MM. Jean Beunardeau, directeur général de HSBC France et directeur de la banque de financement, d’investissement et de marchés en France, Didier Duval, responsable de la sécurité financière et de la prévention de la fraude au sein de la direction de la conformité du Groupe Crédit Agricole, Laurent Le Mouel, responsable des affaires réglementaires et prudentielles au sein de la direction des risques du Groupe Crédit Agricole, Gérard Rameix, président de l’Autorité des marchés financiers, et Christian Walter, professeur d’économie au collège d’études mondiales de la fondation de la maison des sciences de l’homme, titulaire de la chaire éthique et finances ...................................................................................... 7537 Désignation d’un rapporteur ....................................................................................................... 7561

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SOMMAIRE ANALYTIQUE

COMMISSION DES AFFAIRES ECONOMIQUES ..................................................... 7491

• Audition de M. Stéphane Richard, président-directeur général d'Orange ................................... 7491

• Audition de M. Maxime Lombardini, directeur général d’Iliad (sera publiée ultérieurement) ... 7500

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DE LA DÉFENSE.................. 7501

• Orientation et programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale – Examen des amendements au texte de la commission ....................................... 7501

• Nomination de rapporteurs .......................................................................................................... 7514

COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES ................................................................ 7515

• Lutte contre les fraudes et les abus constatés lors des détachements de travailleurs et la concurrence déloyale – Désignation des candidats à la commission mixte paritaire ................. 7515

• Développement, encadrement des stages et amélioration du statut des stagiaires – Désignation des candidats à la commission mixte paritaire ........................................................ 7515

• Nomination de rapporteur ............................................................................................................ 7515

COMMISSION DE LA CULTURE, DE L’ÉDUCATION ET DE LA COMMUNICATION ......................................................................................................... 7517

• Diversité culturelle - Table ronde ................................................................................................ 7517

COMMISSION DU DEVELOPPEMENT DURABLE, DES INFRASTRUC TURES, DE L’EQUIPEMENT ET DE L’AMENAGEMENT DU TERRITOIRE .... ...................... 7529

• Politique de développement et de solidarité internationale – Examen du rapport pour avis ...... 7529

COMMISSION DES FINANCES ..................................................................................... 7537

• Stabilité financière : a-t-on progressé depuis 2008 ? - Audition conjointe de MM. Jean Beunardeau, directeur général de HSBC France et directeur de la banque de financement, d’investissement et de marchés en France, Didier Duval, responsable de la sécurité financière et de la prévention de la fraude au sein de la direction de la conformité du Groupe Crédit Agricole, Laurent Le Mouel, responsable des affaires réglementaires et prudentielles au sein de la direction des risques du Groupe Crédit Agricole, Gérard Rameix, président de l’Autorité des marchés financiers, et Christian Walter, professeur d’économie au collège d’études mondiales de la fondation de la maison des sciences de l’homme, titulaire de la chaire éthique et finances ...................................................................................... 7537

• Désignation d’un rapporteur ....................................................................................................... 7561

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• Réforme ferroviaire - Demande de saisine pour avis et désignation d’un rapporteur ................ 7562

• Situation économique et financière de l’Autriche, de la Hongrie et de la Slovaquie - Communication de M. Philippe Marini ........................................................................................ 7562

• Projet d’opérateur national de paye (ONP) - Audition conjointe de M. Olivier Bourges, directeur général adjoint à la direction générale des finances publiques (DGFiP), Mme Marie-Anne Lévêque, directrice générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP), M. Jacques Marzin, directeur de la direction interministérielle des systèmes d’information et de communication (DISIC) et de Mme Valérie Metrich-Hecquet, secrétaire générale du ministère de l’agriculture ......................................................................................... 7568

COMMISSION DES LOIS ............................................................................................... 7585

• Nomination de rapporteurs .......................................................................................................... 7585

• Instaurer un schéma régional des crématoriums - Examen du rapport et du texte de la commission .......................................................................................................................... 7586

• Modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation - Examen du rapport et du texte de la commission ................................................................................................................................... 7593

• Délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles - Examen du rapport de la commission ............................................................................................................................... 7597

COMMISSIONS MIXTES PARITAIRES ...................................................................... 7607

• Commission mixte paritaire sur la proposition de loi relative aux comptes bancaires inactifs et aux contrats d’assurance vie en déshérence ............................................................................ 7607

• Commission mixte paritaire sur le projet de loi relatif aux activités privées de protection des navires .......................................................................................................................................... 7607

• Commission mixte paritaire sur le projet de loi relatif à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises ......................................................................................................................... 7616

MISSION D’ÉVALUATION ET DE CONTRÔLE DE LA SÉCURITÉ SOCIALE .. 7637

• Régime social des indépendants – Audition de M. Stéphane Seillier, directeur général ............. 7637

COMMISSION D’ENQUÊTE SUR LES MODALITÉS DU MONTAGE J URIDIQUE ET FINANCIER ET L’ENVIRONNEMENT DU CONTRAT RETENU IN FINE POUR LA MISE EN ŒUVRE DE L’ÉCOTAXE POIDS LOURDS ........ ................................ 7645

• Audition de M. Thierry Mariani, ancien ministre chargé des transports du 14 novembre 2010 au 10 mai 2012 ............................................................................................................................. 7645

• Audition de M. Dominique Bussereau, ancien secrétaire d’État chargé des transports ............. 7655

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• Audition de Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, ancienne secrétaire d’État chargée de l’écologie et ancienne ministre de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement ................................................................................................................................. 7661

• Audition de Mme Ségolène Royal, ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie ....................................................................................................................................... 7669

• Audition de M. Christian Eckert, secrétaire d’État chargé du budget ......................................... 7680

COMMISSION SPÉCIALE CHARGÉE D’EXAMINER LA PROPOSITI ON DE LOI RENFORÇANT LA LUTTE CONTRE LE SYSTÈME PROSTITUTIONN EL ........ 7687

• Audition de M. Robert Badinter, ancien garde des sceaux .......................................................... 7687

MISSION COMMUNE D'INFORMATION « NOUVEAU RÔLE ET NOU VELLE STRATÉGIE POUR L'UNION EUROPÉENNE DANS LA GOUVERNAN CE MONDIALE DE L'INTERNET » .................................................................................... 7701

• Audition de M. Thierry Breton, ancien ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, président directeur-général d’Atos, chargé de deux missions sur le cloud par le Gouvernement et par la Commission européenne ....................................................................... 7701

• Audition de M. Olivier Iteanu, avocat à la cour d’appel de Paris et président d’honneur de l’Internet Society France .............................................................................................................. 7707

• Audition de MM. Jacky Richard, rapporteur général, et Laurent Cytermann, rapporteur général adjoint, de la section du rapport et des études du Conseil d’État .................................. 7710

• Audition de M. Vincent Champain, directeur des opérations de General Electric France ......... 7715

• Audition de Mme Anne Thida Norodom, professeur à l’université de Rouen, codirectrice du centre universitaire rouennais d’études juridiques ...................................................................... 7722

• Audition, sous forme de table ronde, de Mmes Céline Castets-Renard, professeur à l'université Toulouse I Capitole, co-directrice du master 2 « droit et informatique », Jessica Eynard, docteur en droit, auteur de Les données personnelles, quelle définition pour un régime de protection efficace ? (2013), et Valérie Peugeot, vice-présidente du Conseil national du numérique, présidente de l'association Vecam et prospectiviste à Orange Labs, et de M. Francesco Ragazzi, chercheur associé au centre d'études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Paris et maître de conférences à l'université de Leiden (Pays-Bas) ........................................................................................................................ 7727

• Audition de M. Philippe Boillat, directeur général, et de Mme Sophie Kwasny, chef de l'unité « protection des données » au sein du service de la société de l'information, de la direction générale des droits de l'Homme et de l'État de droit du Conseil de l'Europe .............................. 7740

• Audition de Mme Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés ........................................................................................................ 7747

• Audition de M. Giacomo Luchetta, chercheur au Centre for European policy studies (CEPS), à Bruxelles .................................................................................................................................... 7752

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• Audition de M. Boris Beaude, géographe, chercheur à l'École polytechnique fédérale de Lausanne ...................................................................................................................................... 7758

• Audition de M. Per Strömbäck, responsable du forum Netopia, de M. Peter Warren, co-auteur du rapport Can we make the digital world ethical ? (février 2014), publié par cette organisation, et de M. Murray Shanahan, professeur à Imperial college à Londres .................. 7762

MISSION COMMUNE D'INFORMATION SUR LA RÉALITÉ DE L'I MPACT SUR L'EMPLOI DES EXONÉRATIONS DE COTISATIONS SOCIALES A CCORDÉES AUX ENTREPRISES ........................................................................................................ 7771

• Audition de Mme Selma Mahfouz, commissaire général adjointe, Mme Claire Bernard et M. Antoine Naboulet, chargés de mission, au Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP) ...................................................................................................................... 7771

• Audition de Mme Anne Bucher, directeur des réformes structurelles et de la compétitivité, de MM. Nicolas Philiponnet, bureau géographique, France, et de Guillaume Roty, analyste économique europe 2020 et gouvernance économique, à la Direction générale des affaires économiques et financières de la Commission européenne ......................................................... 7777

• Audition de Mme Mireille Elbaum, présidente du Haut conseil du financement de la protection sociale ......................................................................................................................... 7787

PROGRAMME DE TRAVAIL POUR LA SEMAINE DU 26 MAI ET A VENIR ..... 7795

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COMMISSION DES AFFAIRES ECONOMIQUES

Mardi 20 mai 2014

- Présidence de M. Daniel Raoul,président. -

Audition de M. Stéphane Richard, président-directeur général d'Orange

La réunion est ouverte à 15 h 10.

M. Daniel Raoul, président. – Nous poursuivons notre cycle de réflexion sur le secteur des télécoms et ses perspectives économiques à court et moyen terme avec M. Stéphane Richard, président-directeur général d’Orange, dont l’audition prend, avec l’annonce par la presse d’un rapprochement possible entre Orange et Bouygues Telecom, une actualité toute particulière.

Nous souhaiterions vous entendre sur le bilan de l’entreprise Orange, en termes d’activité, de résultats, de profitabilité et d’emploi. Quelle est votre vision, à court et moyen terme, du secteur des télécommunications en France ? On entend beaucoup dire que nous aurions trop d’opérateurs… Nous serions heureux de vous entendre sur un éventuel rapprochement avec Bouygues Telecom et nous interrogeons sur les assurances que vous avez prises vis-à-vis des autorités contrôlant le respect de la concurrence.

M. Stéphane Richard. – Je vous remercie de votre invitation. Orange, qui se classe parmi les dix premiers opérateurs mondiaux en termes d’activité et de nombre de clients est, en France, le seul acteur international du secteur. C’est là une particularité de notre pays, sachant que sur les autres marchés européens, plusieurs acteurs internationaux coexistent. Tandis que nos concurrents, hors de France, sont, comme Telefonica ou Vodafone, de taille analogue, avec des problématiques comparables aux nôtres, en France, ce sont des opérateurs purement nationaux comme Bouygues Telecom, Free et, dans une certaine mesure, SFR. Le dialogue concurrentiel n’est pas le même dans l’un et l’autre cas.

Orange est présente dans trente-deux pays, avec 240 millions de clients, dont cent millions en Afrique. L’entreprise réalise 90 % de son chiffre d’affaires en Europe, dont près de la moitié en France. Les 10 % restants concernent l’Afrique et le Moyen-Orient, où la croissance de nos revenus est de l’ordre de 5 % à 6 % par an, tandis que dans la zone européenne, nos revenus sont en baisse, sous le double effet, d’une part, de la régulation, qui a capté – par toute une série de mécanismes – la moitié de la croissance spontanée des revenus liée à l’augmentation des usagers et d’autre part, de la baisse des prix. De fait, depuis trois ans, avec l’arrivée, en France, sous l’effet d’une politique de l’offre, de nouveaux acteurs dont les contraintes de coût sont très différentes des nôtres, on a assisté à une chute sans précédent des prix. Les 30 % que nous avons perdus sur le marché du mobile depuis début 2011, alors même que notre structure de coûts, essentiellement liée au réseau, est en grande partie fixe, sont difficiles à absorber. D’où une baisse des marges qui touche, au reste, tous les opérateurs présents de longue date sur le marché, avec les conséquences que cela a sur l’emploi – voir les plans sociaux intervenus chez SFR et Bouygues Telecom l’an dernier.

Néanmoins, dans ce contexte Orange a plutôt bien résisté. Nos parts de marché sont, malgré l’arrivée d’un quatrième opérateur, restées quasi-stables, à 35 %, et nous demeurons le premier opérateur français – malgré l’acquisition programmée de Virgin Mobile

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par Numericable. Nous avons modernisé l’entreprise en profondeur, en mettant l’accent sur l’arrivée du très haut débit. Dans le réseau mobile tout d’abord, avec la 4G : alors que nous n’avons pu nous déployer sur la bande de fréquence des 1 800 MHz, nous avons résorbé notre retard en mettant les bouchées doubles. Sur le dossier de la fibre, ensuite, dont je sais qu’il vous intéresse tout particulièrement, et sur lequel je reviendrai, sachant que le mariage entre SFR et Numericable pose bien des questions quant au déploiement du très haut débit.

Nous avons stabilisé, l’an dernier, le taux de marge de l’entreprise à 30 % – ce qui n’est pas, comme on l’entend malheureusement trop souvent, exorbitant. Il est plutôt dans la moyenne basse des opérateurs dans le monde, où le taux de marge est davantage de 35 % ou 40 %. Il faut bien comprendre que les marges sont essentielles pour l’investissement. Nous avons investi, l’an dernier, trois milliards en France – sur six milliards pour l’ensemble du groupe – ce qui représente 1,7 % de l’investissement des entreprises en France, et fait de nous l’un des premiers investisseurs de l’Hexagone. Préserver nos marges nous est nécessaire pour construire les infrastructures dont le pays a besoin, tant pour le réseau fixe que pour le mobile.

C’est pourquoi nous avons intensifié nos efforts, pour être plus performants. Nous avons travaillé sur nos structures de coût. Après avoir remplacé, trois ans durant, tous nos départs, et recruté 11 000 personnes entre 2010 et 2012, nous sommes entrés, depuis début 2013, dans une phase de réduction d’effectifs où nous ne remplaçons pas tous les départs. Pour autant, nous continuons à recruter et nous avons développé l’alternance et l’apprentissage. Ainsi, nous avons engagé un plan de recrutement de 5 000 jeunes sur la période 2013-2015 – 4 000 en contrats à durée indéterminée (CDI), et 1 000 supplémentaires dans le cadre du déploiement du très haut débit. Pour absorber la réduction de nos effectifs, nous passons par une réorganisation de nos activités, en tirant profit des évolutions dans les pratiques de nos clients. Ainsi, le nombre d’appel sur nos plates-formes téléphonique ayant baissé, en trois ans, de 80 millions à 55 millions, à mesure que se développait la relation client via le web et que nos efforts sur la qualité de nos process portaient leurs fruits, nous avons pu réduire les effectifs sans nuire à la relation client.

Je veux ici attirer l’attention sur les conséquences du rapprochement entre SFR et Numericable pour le déploiement du très haut débit fixe. J’ai lu le compte rendu de l’audition du Président de Numericable ici même. Sur bien des sujets, je ne partage pas son optimisme. Quid du cofinancement dans les zones où il était prévu, en particulier dans les zones où le câble est présent ? Je m’interroge sur l’énergie que mettra Numericable, dans ce type de configuration, à investir dans la fibre… Et je rappelle que, sans même parler des zones très denses, 4,4 millions de prises sont concernées dont près d’un million qui doivent être déployées par SFR.

Mes autres interrogations touchent à la régulation et à la fiscalité. La régulation des réseaux est un héritage de l’ancien monopole, qui s’est transmis à la fibre, mais pas au câble. Or, un acteur convergent est en passe d’apparaître, qui bénéficiera de cette asymétrie. Nous militons donc pour un « level playing field », une équité dans la régulation, qui passe par un allègement des contraintes sur la fibre et l’imposition de certaines dispositions au câble. Cela est important si l’on veut que le câble soit un adjuvant plutôt qu’une menace dans le déploiement de la fibre. Il faut savoir que cela coûte six à sept fois moins cher de monter en débit un foyer sur le réseau câblé que de déployer la fibre. C’est là un avantage de fait : 300 à 500 euros pour la fibre, 50 euros pour le câble. Si l’on ne remet pas un peu d’équité, la compétition ne sera pas équilibrée.

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Cette asymétrie dans la régulation se retrouve dans la fiscalité. Les opérateurs télécoms ont largement payé leur écot ces dernières années, quand les entreprises du câble ont su mettre en avant leur fragilité économique pour obtenir des avantages fiscaux – taux de TVA aménagé, non assujettissement à l’imposition forfaitaire sur les entreprises de réseau, optimisation de la taxe sur les services de télévision distributeur, etc. Cette différence de traitement ne sera pas supportable à moyen terme.

Nous appelons, en somme, à créer les conditions d’une compétition équitable, alors que le câble fait une entrée tonitruante dans le paysage. Les objectifs du plan très haut débit sont en jeu et méritent d’être sécurisés.

M. Pierre Hérisson, coprésident du groupe d’étude « communications électroniques et poste ». – M. Teston, qui préside avec moi le groupe d’étude « communications électronique et poste » vous prie de l’excuser. Je suis membre de la mission Champsaur, au sein de laquelle j’ai pris très clairement position en faveur de l’extinction naturelle du réseau cuivre. Tout le monde n’est pas de mon avis, mais j’estime que les conséquences d’un autre choix seraient, tant au plan financier que technique, difficiles à mettre en œuvre.

Les pays qui avaient envisagé une couverture par un réseau d’initiative publique (RIP) y renoncent. Comment expliquer que la France soit le seul pays qui fasse ce choix ? Je n’ai pas de réponse, mais la question mérite d’être posée – et il faudra se souvenir qu’elle l’a été.

La fusion entre Numericable et SFR, en même temps qu’elle ouvre de nouvelles possibilités de déploiement, pose un certain nombre de questions. Le nouvel opérateur mettra–t-il en œuvre ses intentions de déploiement de la fibre optique ? Le mix technologique associant le câble à des dorsales fibre dont il bénéficiera ouvre la voie à des solutions techniques à l’allemande, où la fibre n’est déployée que pour alimenter du câble. À cette différence près que l’Allemagne, contrairement à la France, est très largement câblée. J’attire également l’attention sur le fait que le ratio qui est le nôtre – 80 % de la population répartie sur 20 % du territoire et, inversement, ce dernier ratio posant problème – n’est pas celui de l’Allemagne – 60 % de la population sur 40 % du territoire. Voilà qui change totalement la donne en termes d’aménagement du territoire.

Alors que la mission Champsaur rendra son rapport à la fin de l’année, les interrogations se transforment en inquiétudes. Est-il raisonnable de poursuivre le déploiement sans faire une pause, le temps de superposer les cartographies des schémas existants pour éviter des redondances de plus en plus fréquentes. De fait, certains RIP ignorent totalement le réseau de fibre optique déployé, en particulier, par l’opérateur historique. Ainsi, dans la vallée de Chamonix, la communauté de communes du pays du Mont Blanc est en train de dérouler une dorsale de fibre optique parallèle à celle de l’opérateur historique. Voilà bien un exemple de ce qu’il ne faut pas faire !

Je vois quelque disproportion entre les 30 milliards annoncés pour le déploiement du très haut débit– et ce devrait plutôt être 50 milliards, dès lors que l’on va jusqu’à la prise – et les promesses des deux derniers candidats à la présidence de la République, qui annonçaient un horizon de déploiement de la fibre en France l’un à 2020, l’autre à 2022. Pour avoir présidé près de quinze ans la commission supérieure du service public des postes et communications électroniques (CSSPPCE) et vu l’arrivée de la fibre, j’estime que l’on aurait

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mieux fait d’inciter davantage les opérateurs à développer le réseau plutôt que de laisser les collectivités territoriales le faire aux frais du contribuable.

M. Bruno Retailleau. – Il est clair, pour moi, que le plan très haut débit doit être réévalué. Il faut en effet, avec la fusion SFR-Numericable, se poser la question de la régulation du câble, mais aussi se demander quelle sera, sur les zones d’appel à manifestation d’intention d’investissement (AMII), la politique des uns et des autres. Nous craignons qu’Orange ne donne priorité, dans ses investissements, aux zones où le câble est présent. Je ne doute pas que vous aurez à cœur de répondre à cette interrogation.

Dans le cadre du plan très haut débit, le FTTE (Fiber To The Enterprise) est une question de premier plan. Il y a là un réel enjeu de compétitivité pour les petites entreprises. Orange est-elle, là-dessus, allante, sachant qu’elle a aussi d’autres offres à mettre en avant ?

Un mot sur la concentration. Si demain un mariage a lieu entre Orange et Bouygues Telecom, le nouvel opérateur représentera 48 % des abonnés fixe et 50 % des abonnés mobile. La Commission européenne exigera inévitablement des remèdes. Certains arrangeront sans doute les jeunes mariés – l’accord de mutualisation entre Bouygues Telecom et SFR, par exemple, pourrait ainsi avantageusement être dénoué – mais il est aussi des aspects touchant au réseau et aux fréquences. Avez-vous évalué les remèdes qui pourraient être envisagés ? Pourraient-ils déséquilibrer le nouveau groupe ?

M. Stéphane Richard. – Voici quelques éléments de réponse que je laisserai le soin à Pierre Louette, secrétaire général du groupe, de compléter. Vous m’interrogez sur les RIP et le rythme de déploiement de la fibre. Il ne s’agit pas tant d’équiper la France en fibre que d’apporter le très haut débit. Cela peut se faire pour une part par la fibre, pour une autre par l’augmentation du débit sur le cuivre – d’où certaines interrogations sur son extinction programmée.

Dans leur forme juridique, les RIP sont sans doute une spécificité française, mais je rappelle que la question de la connectivité fixe est presque partout traitée par le partenariat public-privé. Parfois même par le seul public, mais l’exemple de l’Australie, qui a créé une structure publique nationale pour la fibre mal conçue, et dont les ambitions ont dû être revues à la baisse, n’est guère encourageant. Dès lors que le territoire à couvrir est un peu vaste, on se heurte à des difficultés. Il est des zones où il peut être rentable pour un opérateur privé de déployer ses réseaux, voire de participer à la concurrence par les infrastructures, qui demeure un dogme pour le secteur, et d’autres où cela ne l’est pas, et où il faudra jouer la complémentarité public-privé. Il faut entrer dans le cœur des territoires, apprécier les situations sur le plan économique, voire politiques. Tout cela est fort complexe, et a donné lieu à une forme de zonage. D’un côté, une logique de rentabilité économique est à l’œuvre, qui se fonde sur l’idée d’une mutualisation importante des infrastructures ; de l’autre, celui des collectivités, c’est une logique politique de péréquation et de lutte contre la fracture numérique qui prévaut. On est là face à deux univers dont les logiques se marient mal.

Certaines collectivités territoriales ont investi dans les réseaux…

M. Didier Guillaume . – Le travail n’était pas fait !

M. Stéphane Richard. – Il y a certes eu des réussites, mais aussi dans certains cas, de l’argent public dépensé. Peut-être que l’opérateur historique n’a pas toujours été clair,

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mais certaines collectivités territoriales n’ont pas, de leur côté, été forcément très raisonnables.

Fixer un objectif à 2020 pour le déploiement de la fibre est certes ambitieux. Cela supposerait une forte accélération. L’arrivée du quatrième opérateur s’est faite au pire moment. Les opérateurs censés déployer le réseau fixe sont aussi ceux du mobile, et détériorer leurs marges, fût-ce pour redonner du pouvoir d’achat au consommateur, n’est pas sans conséquences. Alors que la baisse des prix ne portera guère SFR ou Bouygues Telecom à investir, beaucoup reposera sur Orange – qui a dû, lui aussi, parer à bien des difficultés, et a réduit de 60 % les dividendes versés à son actionnaire public…

Si on laisse le système tel quel, sans tenir compte du risque lié à l’irruption du câble, on a peu de chance de parvenir à l’objectif en 2020. Trois évolutions, à mon sens, s’imposent. Il faudra, tout d’abord, trouver des mécanismes pour éviter les redondances dans les zones denses – ce qui passe par un rééquilibrage des conditions concurrentielles entre les infrastructures. Il faudra, ensuite, trouver une formule sur les zones AMII pour sécuriser l’objectif de déploiement, voire l’accélérer, par exemple en recherchant de nouveaux financements. Pour éviter, enfin, de recréer, avec le déploiement de la fibre, une fracture numérique, il faudra, dans les zones où l’on a vu mettre en place des RIP, trouver d’autres sources de financement. Les fonds européens devraient être sollicités.

Il convient de distinguer entre raccordement d’un côté, et bascule des clients du cuivre sur la fibre, de l’autre. Notre taux de transformation est encore faible, de l’ordre de 13 % : 2,7 millions de foyers connectés à la fibre, mais 350 000 clients seulement. Notre objectif est d’arriver à un taux de 25 % sous trois ans. Cela suppose d’accélérer la bascule des clients du cuivre vers la fibre. Nous sommes pour l’extinction du cuivre à terme. L’expérimentation que nous avons menée à Palaiseau, où nous ne proposons plus, depuis octobre 2013, de nouvel abonnement assis sur le réseau cuivre, est une réussite, mais qui a exigé de surmonter des difficultés. Tout est question de calendrier. Il faudra être pragmatique, sans dogmatisme, et prendre également en compte, les aspects sociaux du problème.

M. Retailleau demande ce que sera notre politique dans les zones très denses câblées. Je serai franc. Notre logique d’entreprise est d’essayer d’acquérir le maximum de clients avec une équation économique satisfaisante. Une compétition va s’organiser dans les zones denses, c’est le modèle qui le veut, et que l’on a voulu lorsque l’on a privatisé. Nous n’allons pas, pour autant, consacrer tous nos moyens à faire la guerre à Numericable, et délaisser le reste du territoire, mais nous souhaiterions que les pouvoirs publics et que le régulateur ne restent pas indifférents…

M. Bruno Retailleau. – Si SFR n’investit plus et ne mise que sur le câble et qu’Orange se polarise sur les seules zones AMII où le câble est présent, il n’y aura plus rien ailleurs. C’est de cela que je m’inquiète.

M. Stéphane Richard. – Vous avez parfaitement raison et nous sommes conscients du problème. Nous n’avons pas envie de nous retrouver seuls face aux 10 millions de foyers de ces zones AMII, où nous étions censés co-investir. Nous cherchons des solutions. Nous travaillons par exemple avec l’État et la Caisse des dépôts et consignations (CDC) sur l’hypothèse de création d’un véhicule spécifique destiné à sécuriser le financement et accélérer les choses.

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Un mot sur le projet de rapprochement avec Bouygues Telecom. L’irruption d’un quatrième opérateur français a profondément déstabilisé le secteur. Elle a provoqué une contraction de marché très violente pour Bouygues Telecom, qui avait beaucoup investi sur le bas du marché et déployé son réseau aux coûts et conditions qui étaient ceux d’alors. Le quatrième opérateur, en revanche, est arrivé à des conditions très avantageuses ; il a eu du temps, grâce à l’itinérance – même si elle a été onéreuse pour lui – pour déployer son réseau, et il le fait en un temps où les coûts sont trois fois moindres qu’à l’époque où Bouygues Telecom a déployé le sien. Avec la structure de coût et la position de marché qui étaient les siennes, ce dernier a subi un choc violent : voilà déjà plusieurs trimestres que son résultat opérationnel ne suffit plus à financer ses investissements.

Le marché français ne peut pas supporter quatre opérateurs, c’est ma conviction profonde. Entre la vision technocratique et la réalité de l’économie, il y a parfois un monde. Cette réalité n’est pas propre à la France. L’Allemagne est confrontée au même problème et souhaite passer de quatre à trois opérateurs – la Commission européenne tranchera fin juin. Mais c’est aussi le cas en Irlande, en Espagne et en Italie. Il faudra bien que certains avalent leur chapeau et que l’on en revienne à plus de concentration.

Les combinaisons possibles, ensuite, sont le fruit d’un raisonnement économique et de la vie de l’entreprise, avec ses hommes, ses logiques industrielles et son actionnariat. Pour Bouygues Telecom, il n’y a pas trente-six solutions dans un scénario de consolidation : soit un rapprochement avec Iliad-Free, soit avec nous. Aucun acquéreur non français ne pourrait lui proposer un prix convenable.

M. Pierre Hérisson. – Même Vodafone ?

M. Stéphane Richard. – La valeur de Bouygues Telecom serait faite en grande partie des synergies que permet le rapprochement. La logique de concentration est aujourd’hui très puissante. Bouygues Telecom a un bel actif, son réseau, et une position de marché très exposée… Dans tous les cas de figure, l’Autorité en charge de la concurrence – la Commission européenne, vraisemblablement – procèdera à un examen, ce qui signifie que le processus peut être long. Pour notre part, si nous devions aller dans cette voie ce qui n’est absolument pas décidé à ce stade et qui n’est pas une nécessité pour Orange, nous essayerions de répondre par anticipation sur les remèdes. L’essentiel de la question porte sur le réseau. Il y a un acteur tiers dont l’intérêt naturel est de s’asseoir à la table. Se pose, ensuite, la question des parts de marché. Un rapprochement entre Bouygues Telecom et Orange donnerait un peu moins de 50 % pour le mobile, et 47 à 48 % pour le fixe. C’est certes un niveau un peu élevé, mais qui n’est pas très éloigné de ce que pèse Telefonica en Espagne. Il nous faudrait peut-être envisager des cessions de bases de clients pour que les parts de marché du nouvel ensemble ne dépassent pas un seuil psychologique, que l’on peut estimer à 40 % pour le mobile et 45 % pour le fixe. C’est faisable.

Cela dit, il serait bon que l’on regarde enfin le secteur avec d’autres lunettes que celles qu’ont chaussées les autorités en charge de la concurrence il y a vingt ans. On s’acharne, tant en France qu’à Bruxelles, à surveiller le niveau de concurrence dans notre secteur tout en marquant la plus grande indifférence pour ce qui se passe dans le reste de l’économie numérique – voir la manière dont Bruxelles a traité le dossier Google. Le décalage est consternant au regard de la réalité du monde numérique ; on laisse tranquillement prospérer quelques acteurs qui captent 90 % des parts du marché – position plus que dominante, écrasante – tout en s’acharnant sur les opérateurs de réseau. Il faut faire évoluer le débat.

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M. Pierre Louette, directeur général adjoint, secrétaire général du groupe Orange. – Un point sur la fibre pour les entreprises. Nous avons longtemps eu des programmes de déploiement dédiés entamés avant le déploiement du FttH. Nous réfléchissons désormais à proposer des offres pour les entreprises en mutualisant davantage avec les réseaux qui sont mis en place pour les particuliers. Des travaux sont en cours avec l’ARCEP, la direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services (DGCIS), la mission très haut débit, et des décisions devraient intervenir en septembre. Aujourd’hui, 80 % des entreprises de plus de vingt salariés ont accès à la fibre, mais notre pays compte aussi beaucoup d’entreprises de moins de vingt salariés, qui forment une part importante de son tissu économique. C’est aussi à elles que nous pensons.

La palette des techniques que nous mettons en œuvre pour apporter le très haut débit s’enrichit chaque jour. C’est un monde de sigles et d’acronymes. Chacun connaît le FTTH, mais il y a aussi le FTTDP, qui réintroduit du cuivre ou du coaxial après la fibre, le FTTLA, c’est-à-dire le câble, le FTTB, qui s’arrête au pied de l’immeuble, le FTTC, qui suppose plus de cuivre (déploiement depuis une sous répartition), le VDSL au NRA, que vous connaissez bien et qui est une montée en haut débit via un nœud de raccordement d’abonnés, et j’en passe. Mais vous comprenez bien que l’on ne peut pas nous demander à la fois d’accélérer la montée en haut débit et de programmer l’extinction du cuivre. Nous faisons tous les efforts possibles, dans les régions où la fibre ne peut pas arriver jusqu’à la dernière maison, pour rechercher, avec le VDSL, mais aussi via les relais mobiles, des solutions alternatives. Dans la 4G, le taux de couverture de 60 % sera bientôt atteint, avec cinq ans d’avance sur les obligations légales qui étaient les nôtres.

M. Daniel Raoul, président. – Dans certains départements, on aimerait bien avoir déjà la 3G. Pour résoudre le problème des zones blanches sans attendre l’arrivée de la fibre, il serait bon de mettre ces technologies à contribution, ce qui aurait le double avantage de leur donner une couverture mobile qu’elles n’ont pas et le très haut débit. Ce devrait même être une priorité d’aménagement du territoire. Je l’ai dit à Fleur Pellerin, qui ne m’a écouté que d’une oreille distraite…

M. Marc Daunis. – Je vous remercie de la clarté de votre exposé. Je partage vos interrogations quant aux différences de traitement que l’on réserve aux acteurs du numérique. J’avoue être un nostalgique de l’opérateur historique et ne suis pas persuadé que sa privatisation fut une excellente chose. Il me semble que cela a créé un creux dans la stratégie de recherche et développement. France Télécom a joué naguère un rôle moteur dans la technopole de Sofia Antipolis, dans une région qui m’est chère. Il semble qu’aujourd’hui, Orange se réinvestisse dans les pôles de compétitivité et dans l’animation du tissu local. Quelle est votre ambition en ce domaine ? Quel type de partenariats êtes-vous prêts à mener au niveau territorial pour que l’on voie enfin la fibre arriver dans les zones périurbaines ? Pourra-t-on un jour concevoir de monter une société d’économie mixte à objet unique ? Sachant que les collectivités locales s’occupent d’autres réseaux, comme l’assainissement, on pourrait peut-être songer ensemble à optimiser nos investissements ?

M. Gérard César. – Quelques questions sur la couverture du monde rural. Parler en termes de pourcentage du territoire couvert ne veut rien dire. C’est une simple moyenne, qui ne reflète en rien la situation des campagnes. Avec le conseil général et les intercommunalités de Gironde, une expérimentation, Gironde numérique, a été lancée il y a quelques années. Quel bilan en tirez-vous ? Seriez-vous prêt à renouveler l’expérience ?

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Dans les secteurs qui ne sont pas desservis par la fibre optique, les intercommunalités financent des paraboles qui passent par vos relais satellites. Êtes-vous prêts à poursuivre ? Je suis tout à fait d’accord sur l’idée que les fonds européens devraient être sollicités.

Entendez-vous continuer à participer au financement des châteaux d’eau en louant le droit d’y placer des antennes, ou envisagez-vous de racheter les emplacements, ainsi que Bouygues Telecom le propose ?

M. Jean-Claude Lenoir. – Je rejoins ce qui a été dit sur les zones déjà câblées et le risque de superposition des réseaux. J’ai longtemps été maire d’une petite commune qui disposait d’un réseau câblé. Comment en tenir compte pour accéder au très haut débit sans fabriquer de doublons inutiles et coûteux ?

Je rejoins les observations de Gérard César. Venez donc dans nos départements, vous constaterez combien les élus, qui relaient le sentiment de leurs administrés, sont irrités d’entendre claironner que la quasi totalité du territoire est couvert. Vous vantez la couverture 3G ? J’observe que dans l’Orne, qui n’est pas un département de seconde zone, si les agglomérations sont couvertes, il n’en va pas de même dès que l’on s’en écarte. Je rends justice à vos responsables régionaux et locaux, très proches des élus et très à l’écoute, mais nous avons besoin d’une perspective, ne fût-ce qu’à un an. Quand présenterez-vous un plan qui coïncide avec vos déclarations ? Vous dites chercher des points hauts pour implanter vos antennes ? Rachetez nos églises ! Cela nous aidera à financer les travaux !

M. Bruno Sido. – À choisir entre les orientations de l’ancienne majorité et de la nouvelle, les orientations d’aujourd’hui me semblent meilleures.

M. Daniel Raoul, président. – Vous vous flagellez…

M. Bruno Sido. – On nous avait imposé quatre opérateurs et le FTTH au plus vite, on en revient à plus de réalisme sur la montée en débit et à l’idée que trois opérateurs vaudraient mieux que quatre. Quand on veut investir, il faut faire des bénéfices. C’est une exigence qu’il faut garder présente à l’esprit.

Je n’ai pas bien compris l’intervention de M. Hérisson sur les réseaux d’initiative publique. En milieu rural, ils ne se superposent pas à celui des opérateurs privés, qui sont absents. Bien des zones, en France, ne sont pas couvertes. Si les collectivités locales n’avaient rien fait… À présent, ce RIP existe : il s’agit de le rendre opérationnel, avec les opérateurs. En Haute-Marne, nous travaillons fort bien avec Orange, qui n’a pourtant pas, avec les exigences de l’ARCEP, la partie facile.

En Haute-Marne, hors zones AMII, 94 % des abonnés ont droit au triple play. Mais les zones AMII, hors les villes, n’ont rien. Vous avez dit que des travaux sur ces zones seront engagés à partir de 2015. Mais quid de leurs parties rurales ? Les collectivités ont besoin de savoir.

Une question sur les factures, que l’on voit parfois doubler sans que l’on puisse démêler pourquoi ni comment. Je ne comprends pas que l’UFC-Que choisir ne s’y intéresse pas. Si cela ne s’éclaircit pas, je vous promets une proposition de loi. Je ne conteste pas la réalité de la facturation, mais on s’aperçoit parfois qu’un abonnement ou une option ont été pris, sans que l’on sache comment. Par nos enfants ? Mais il n’est pas normal qu’on leur laisse

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ainsi toute faculté de tripatouiller dans notre porte-monnaie ! Quand on achète quelque chose, on a au moins droit à une facture compréhensible. Il faudra bien que cette question se règle, sinon, je m’en chargerai.

M. Daniel Raoul, président. – La parole est à la défense…

M. Stéphane Richard. – Le très haut débit via la 4G dans les zones rurales ? Nous avons lancé l’an dernier une expérimentation dans des cantons ruraux du Gers, des Ardennes et des Pyrénées-Orientales, en plaçant des antennes 4G autorisant, via des boitiers à domicile, des débits supérieurs à 20 Mbit/s. Le taux de réponse à cette expérimentation gratuite a été massif. Techniquement donc, la chose est parfaitement possible. Elle permet une connexion à la fois pour les mobiles et pour le fixe. Reste à vérifier si elle peut répondre aux usages constatés à des conditions économiques normales.

Notre stratégie en matière de recherche et innovation ? J’ai engagé une réforme en profondeur de la chaine d’innovation du groupe. Avec un budget de 800 millions d’euros par an, et plus de trois mille personnes qui y travaillent, directement ou indirectement, nous voulons parvenir à plus d’innovation en matière de réseau – nous détenons, grâce à l’équipe de recherche de Blagnac, le record de vitesse de débit sur la fibre optique – mais également en matière de services et d’usages – je pense aux contenus multimédia, à la continuité des usages sur différents appareils mais aussi au mobile banking, le paiement à partir d’un smartphone. J’ai mis en place un rendez-vous annuel et j’espère que le prochain sera assez riche. Cette relance était nécessaire. Elle est pour moi une priorité, et j’entends la conforter.

S’agissant de la couverture, il est vrai que les chiffres officiels de l’ARCEP reflètent parfois mal la réalité vécue localement. Pour Orange, la couverture de la population en 3G est de 98,7 %, en 2G de 99,9 %, ce qui signifie qu’il n’y a quasiment plus de zones purement blanches. Cela dit, j’ai bien conscience que si mon village natal de Lozère bénéficie d’un signal correct, il n’en va pas de même dans le village voisin, qui n’a aucune couverture.

Se pose aussi la question de nos ambitions en termes de qualité de service. Dans le prochain plan stratégique d’Orange, nous mettrons le paquet sur la performance du réseau. Nous mesurons, par exemple, le ratio de dropped call – les coupures d’appels – pour parvenir à une meilleure qualité de service. C’est d’ailleurs l’un des intérêts potentiel d’un rapprochement avec Bouygues Telecom, qui pourrait contribuer à considérablement améliorer la qualité de service. En Angleterre, depuis que nous avons fusionné notre réseau avec celui de Deutsche Telecom, nous offrons le réseau britannique de meilleure qualité.

Sans chercher à barguigner, j’indique tout net que nous ne rachetons ni les châteaux d’eau, ni les églises.

M. Daniel Raoul, président. – Vous avez pourtant beaucoup à vous faire pardonner…

M. Stéphane Richard. – Sur les factures, je reconnais que nous avons des progrès à faire et nous allons nous y atteler – ce qui ne m’empêche pas de vous recommander, comme père de famille nombreuse, de ne pas donner vos codes à des adolescents…

M. Pierre Louette. – En Haute-Marne, nous avons le projet d’une complémentarité très poussée avec un RIP. Nous avançons, sur ce dossier des RIP, avec beaucoup de pragmatisme. Vous apportez des solutions où nous ne sommes pas présents, nous

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assurons la montée en débit. Et les déclarations de la secrétaire d’État chargée du numérique, Mme Axelle Lemaire, qui fait sa place au haut débit dans la programmation générale, ont retenu toute notre attention. Dans le cadre du plan haut débit, nous avons déjà signé vingt-trois conventions, qui nous engagent. Je puis vous dire que les services de régions comme la Bretagne ou l’Auvergne y regardent de près.

Nous sommes conscients des problèmes de couverture qui demeurent. D’autant que les exigences ont changé, et que l’on communique beaucoup en mobilité, ce qui rend le problème des coupures plus aigu.

M. Stéphane Richard. – Cela dit, lorsqu’une connexion entre deux mobiles s’interrompt, on ne peut pas savoir à quel opérateur il faut l’imputer.

M. Daniel Raoul, président. – Il me reste à vous remercier, Monsieur le Président-directeur général.

La réunion est levée à 16 h 40.

Mercredi 21 mai 2014

- Présidence de M. Daniel Raoul, président -

Audition de M. Maxime Lombardini, directeur général d’Iliad (sera publiée ultérieurement)

Le compte rendu de cette réunion sera publié ultérieurement.

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COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DE LA DÉFENSE

Mercredi 21 mai 2014

- Présidence de M. Jean-Louis Carrère, président –

La réunion est ouverte à 9 heures 30

Orientation et programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale – Examen des amendements au texte de la

commission

La commission examine les amendements au texte de la commission n° 491 (2013-2014) pour le projet de loi n° 357 (2013-2014), adopté par l’Assemblée nationale après l’engagement de la procédure accélérée, d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale.

M. Jean-Louis Carrère, président. – Je salue la présence parmi nous de Ronan Dantec, rapporteur pour avis de la commission du développement durable. Nous allons examiner les 88 amendements qui ont été déposés sur le texte. Je vous informe que le Gouvernement demandera la réserve de l’examen des amendements portant sur l’article 2, y compris le rapport annexé, après l’examen des autres articles du projet de loi. En outre, le Gouvernement devrait demander la réunion d’une commission mixte paritaire sur ce texte. Enfin, je vous prie d’excuser l’absence de Christian Cambon, mais les deux rapporteurs ont travaillé ensemble aux avis que Jean-Claude Peyronnet va maintenant nous proposer.

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Nous vous proposons tout d’abord quatre amendements, qui sont principalement d’ordre rédactionnel.

Les amendements ETRD.1, ETRD.2, ETRD.3 et ETRD.4 sont adoptés.

Article 1er

La commission émet ensuite un avis favorable à l’amendement n° 62.

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Il ne nous semble pas pertinent d’ajouter dans l’article 1er du projet de loi que la politique de développement promeut la diversité religieuse.

Mme Nathalie Goulet. – Pourtant, la situation dans un certain nombre de pays est particulièrement inquiétante et je crois que la France a une responsabilité. Mais j’accepte de retirer cet amendement.

M. Alain Néri . – J’aurais préféré qu’on parle de laïcité !

L’amendement n° 1 est retiré.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis de la commission du développement durable. – La commission des affaires étrangères a substitué l’expression « responsabilité sociétale » à celle de « responsabilité sociale et environnementale ». Or cette dernière, comme

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l’acronyme RSE, est beaucoup plus connue et usitée, que ce soit en droit interne ou sur le plan international. Nous préférons revenir aux termes « social et environnemental ».

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Sans revenir sur le débat que nous avons eu en commission, nous voulons élargir l’exigence vis-à-vis des entreprises aux questions liées aux droits de l’homme et à la gouvernance, sujets qui ne sont pas inclus dans les termes « social et environnemental ». Le drame du Rana-Plaza l’a bien montré : il ne s’agit pas seulement d’une question de conditions de travail mais de gouvernance et de responsabilité générale. Nous maintenons notre position.

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 85.

M. Gilbert Roger. – Il est important que les porteurs de projets fassent l’effort de trouver des relais locaux, afin d’associer les populations locales.

Mme Nathalie Goulet. – J’espère que cela existe déjà…

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – L’idée est évidemment intéressante et j’imagine également que cela se fait ainsi au cas par cas, mais là ce serait une obligation pour tous les projets. En outre, la question se posera nécessairement de la représentativité de la personne désignée et des relations avec les autorités locales ou nationales du pays concerné.

M. Robert Hue. – La démarche est pourtant pertinente car nous savons bien qu’il existe des problèmes dans la gouvernance de certains projets. Or ceux-ci doivent être mis en œuvre au plus près des populations, c’est une exigence démocratique.

M. Jean-Louis Carrère, président. – Si nous estimons tous l’idée généreuse et intéressante qui sous-tend cet amendement, je ne sais pas comment nous réagirions en France si un Etat étranger désignait ainsi de telles personnes…

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 22 rect.

La commission émet une demande de retrait sur l’amendement n° 52.

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – L’amendement n° 10 supprime la référence à l’attention particulière que la politique de développement apporte à la francophonie, avec l’argument que cette mention est « passéiste »… Je ne souscris pas du tout à ce point de vue !

Mme Nathalie Goulet. – Je ne vois pas pourquoi on ferait une différence entre les pays, alors que francophonie rime souvent avec cacophonie… Ainsi, le Yémen doit aussi recevoir une attention particulière de la France car ce pays connait de très grandes difficultés.

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 10.

La commission émet une demande de retrait sur les amendements identiques n° 31 et 59.

La commission émet un avis favorable à l’amendement n° 56.

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M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Nous proposons, par souci de ne pas trop alourdir le texte, le retrait de l’amendement n° 2 au profit de l’amendement n° 5 du même auteur et toujours sur le thème de la lutte contre la corruption.

Mme Nathalie Goulet. – Je le maintiens. La lutte contre la corruption est extrêmement importante et mérite pleinement de figurer dès l’article 1er du projet de loi, c’est-à-dire dans les principes généraux.

La commission émet une demande de retrait sur l’amendement n° 2.

La commission émet un avis favorable à l’amendement n° 21 rect. bis et demande en conséquence le retrait de l’amendement n° 53 qui sera satisfait.

M. Ronan Dantec. – L’amendement n° 63 entre pleinement dans l’histoire immédiate et dans les enjeux actuels des dynamiques mondiales. Je pense notamment au fonds climat dans le domaine de l’environnement.

La commission émet une demande de retrait sur les amendements n° 63 et 64.

Article 3

La commission émet un avis défavorable aux amendements n° 66 et 45.

Article 3 bis

La commission émet une demande de retrait sur l’amendement n° 54.

L’amendement n° 3 est retiré.

M. Ronan Dantec. – L’amendement n° 67, soutenu par le Gouvernement et par la commission du développement durable, prévoit que le Conseil national du développement et de la solidarité internationale comprenne autant de femmes que d’hommes.

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Nous avons discuté de cette question. Le Conseil comprend huit collèges et 54 membres. L’inscription dans la loi d’une obligation absolue de parité pose des difficultés pratiques : par exemple, en cas de démission ou de départ d’un membre du Conseil, cette personne doit nécessairement être remplacée par une personne du même sexe, ce qui pourrait priver l’association ainsi représentée du choix de la personne la plus à même de parler en son nom. Ou alors faut-il demander à quelqu’un d’autre, représentant d’une organisation complètement différente, de démissionner en même temps ? Cela rigidifie énormément les choses.

La commission émet une demande de retrait sur les amendements n° 67 et 68.

L’amendement n° 4 est retiré.

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Comme l’amendement n° 68, l’amendement n° 69 consiste principalement en une réécriture d’un alinéa introduit par la commission. Il ajoute la notion d’organisations issues des migrations qui n’est pas précise et peut être mal comprise.

M. Ronan Dantec. – Cette expression figure dans de nombreux rapports !

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La commission émet une demande de retrait sur les amendements n° 69, 65 et 88.

Article 4

La commission émet un avis favorable à l’amendement n° 5.

Article 4 bis

Mme Nathalie Goulet. –L’amendement n° 27 s’inspire de pratiques en vigueur dans des organisations internationales comme la Banque mondiale et prévoit les situations dans lesquelles la France doit interrompre ses programmes d’aide, notamment en cas de violation des droits de l’homme.

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Sur cette partie de l’amendement, nous proposons plutôt d’accepter un amendement que nous verrons un peu plus tard. Mais sa première partie revient sur une modification importante apportée par la commission, à savoir que l’évaluation de la politique de développement doit être indépendante.

Mme Josette Durrieu. – Il faut garder la notion d’indépendance de l’évaluation, quitte à ajouter que le processus doit être continu, comme prévu dans l’amendement.

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 27.

Article 5

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 70.

La commission émet un avis favorable à l’amendement n° 19, sous réserve d’insérer la référence aux principes relatifs aux droits de l’enfant dans l’alinéa 2 du même article.

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 50.

La commission émet un avis favorable à l’amendement n° 17.

Article 5 quater

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Si l’amendement n° 28 était adopté, il empêcherait de gérer l’aide internationale dans les pays non coopératifs au sens de l’OCDE sous forme de fonds multibailleurs. L’utilisation de ce type de fonds de dotation pour renforcer l’efficacité de l’aide ne doit pas être mélangée avec le caractère de paradis fiscal du pays, sinon ce serait la double peine pour les populations.

Mme Nathalie Goulet. – En effet, je vais donc retirer l’amendement mais nous devons véritablement avancer sur ces questions de paradis fiscal, d’opacité financière et de flux illicites de capitaux.

L’amendement n° 28 est retiré.

Article 5 quinquies

La commission demandera l’avis du Gouvernement sur l’amendement n° 29.

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Article 9

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – L’amendement n° 36 concerne la coopération en matière de déchets. Nous avons ouvert cette possibilité pour les collectivités, en fixant un plafond maximal de dépenses. Il y avait deux options : un plafond égal à 1% du produit de la taxe ou redevance des ordures ménagères et un autre égal à 1% de l’ensemble des ressources affectées au service des déchets. Naturellement, le second plafond est intéressant parce qu’il est plus élevé. Pour autant, nous avons choisi en commission de se référer à la TEOM ou à la REOM, par souci de sécurité juridique. En effet, lorsque le service des déchets est inscrit dans le budget général des collectivités, pas en budget annexe, il n’est pas possible d’identifier ce que représentent les ressources affectées.

M. Gilbert Roger. – Nous nous référons à ce qui existe pour l’eau, d’autant que le service des déchets est souvent géré dans un budget annexe. Nous souhaitons au minimum interroger le Gouvernement sur cette question.

La commission demandera l’avis du Gouvernement sur l’amendement n° 36.

La commission émet un avis favorable à l’amendement n° 6.

La commission émet une demande de retrait sur l’amendement n° 34.

La commission émet un avis favorable à l’amendement n° 35.

Article 2, rapport annexé

La commission émet un avis favorable aux amendements n° 71 et 72.

M. Ronan Dantec. – La liste des instruments utilisés par la France prévue à l’alinéa 7 du rapport ne contient que des outils financiers. Nous souhaitons ajouter l’expertise pour ne pas se limiter à ce type d’outils.

La commission demande le retrait de l’amendement n° 73.

Mme Nathalie Goulet. – La commission d’enquête du Sénat relative à l’évasion des capitaux a mis en avant la pratique scandaleuse des « prix de transferts » entre filiales d’un même groupe. Ces méthodes appauvrissent in fine l’ensemble des pays, dont ceux en développement.

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Cette question très importante dépasse largement le contexte de la politique de développement. Surtout, cet amendement prévoit que la France ne pourrait plus mener d’actions de coopération dans les pays qui seraient « bénéficiaires » de telles pratiques. Cet arrêt de la coopération reviendrait à pénaliser les populations qui ne sont pourtant pas responsables et qui ne bénéficient pas de ces pratiques.

La commission émet un avis défavorable aux amendements n° 30,11 et 47.

La commission émet un avis favorable à l’amendement n° 7, sous réserve de la suppression des mots : « de survenance de faits illicites ».

La commission émet un avis défavorable aux amendements n° 39 et 74.

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M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – L’amendement n° 82 présenté par M. Dantec propose de supprimer la charte du développement que notre commission a insérée dans le texte.

M. Ronan Dantec. – Elle nous semble superflue puisqu’il y a déjà le rapport annexé à la loi.

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 82.

La commission demande le retrait de l’amendement n° 8.

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Plutôt que supprimer l’ensemble d’une phrase comme le propose l’amendement n° 9, nous proposons de rectifier l’amendement pour remplacer dans la première phrase de l’alinéa 30 les mots : « du Sud » par le mot : « partenaires ».

La commission émet un avis favorable à l’amendement n° 9, sous réserve de sa rectification.

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – L’amendement n° 25 prévoit que la France s’efforce de promouvoir l’accès universel à « l’avortement sécurisé » dans les enceintes internationales. Cette expression n’est pas celle la plus communément admise en la matière et l’alinéa contient déjà le soutien à l’accès à la planification familiale et aux droits sexuels et reproductifs.

Mme Nathalie Goulet. – En effet, on parle plus fréquemment d’interruption volontaire ou médicale de grossesse. Cette proposition ne me semble pas adaptée car elle heurterait de plein fouet les croyances de beaucoup de personnes, alors même que la commission refuse mes amendements portant sur la liberté religieuse !

M. Gilbert Roger. – Il s’agissait pour nous de faire en sorte que la France soutienne dans les enceintes internationales, pas dans ses programmes de développement, un accès à l’avortement dans des conditions sanitaires sûres pour les femmes. Mais je comprends les arguments avancés et je retire l’amendement.

L’amendement n° 25 est retiré.

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Nous avions déjà rejeté l’amendement n° 42. Il nous semble préférable d’attendre les conclusions de la convention climat de 2015 avant d’afficher un statut de « pays en grande difficulté climatique » qui n’a pas de portée particulière, même si nous savons bien que certains pays sont fortement touchés, parfois dans leur existence même, par le dérèglement du climat.

M. Gilbert Roger. – Le groupe socialiste soutient cet amendement.

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 42.

L’amendement n° 26 est retiré.

La commission demande le retrait de l’amendement n° 37, au profit de l’amendement n° 55 auquel elle donne un avis favorable.

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La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 84.

La commission émet un avis favorable aux amendements n° 76 et 77.

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 43.

M. Ronan Dantec. – Nous souhaitons revenir au texte de l’Assemblée nationale en ce qui concerne la réduction progressive des soutiens publics aux énergies fossiles. La commission des affaires étrangères a réduit sensiblement la portée de cette position, ce qui n’est pas en cohérence avec la politique menée par le Gouvernement.

La commission émet un avis défavorable aux amendements n° 86 et 40.

La commission demandera l’avis du Gouvernement sur l’amendement n° 44.

La commission émet un avis favorable à l’amendement n° 46.

La commission émet un avis défavorable aux amendements n° 12, 51 et 38.

M. Ronan Dantec. – La commission des affaires étrangères a ajouté une phrase spécifique sur le Sahel. Il nous semble important de ne pas exclure les autres pays les moins avancés d’Afrique.

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Il ne s’agit aucunement d’exclure les autres pays prioritaires mais d’insister sur une nécessaire approche globale, régionale, pour les pays du Sahel. L’amendement conduirait à diluer la portée de cette phrase, ce que nous ne souhaitons pas.

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 89.

La commission demandera l’avis du Gouvernement sur l’amendement n° 24.

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 13.

La commission émet un avis favorable à l’amendement n° 87, sous réserve de supprimer la seconde phrase.

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Les amendements n° 23, 32 et 60 concernent les outre-mer. Nous privilégions, pour des raisons de forme, les amendements identiques n° 32 et 60, sous réserve d’en supprimer la seconde phrase.

M. Gilbert Roger. – Notre objectif est de porter une attention particulière à la situation des outre-mer et à leur environnement régional. Nous nous rallions donc volontiers aux amendements n° 32 et 60.

L’amendement n° 23 est retiré et la commission émet un avis favorable aux amendements identiques n° 32 et 60, sous réserve de supprimer la seconde phrase.

La commission émet un avis défavorable aux amendements n° 41 et 14.

La commission demandera l’avis du Gouvernement sur l’amendement n° 15.

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M. Ronan Dantec. – La commission des affaires étrangères a supprimé une référence qui nous semble importante puisqu’il s’agit de transparence et de lutte contre les paradis fiscaux. Nous souhaitons la rétablir.

Mme Nathalie Goulet. – C’est un sujet important en effet.

M. Jean-Claude Peyronnet, rapporteur. – Cette référence est déplacée dans ce contexte particulier. D’une part, cette partie de la loi bancaire n’entrera en vigueur en France que quand une directive européenne aura été adoptée sur le même sujet. Il serait étrange d’appliquer à l’étranger du droit français même pas en vigueur… D’autre part, cette exigence est disproportionnée : la loi bancaire vise en fait les multinationales, elle renvoie d’ailleurs à un décret le soin de fixer un seuil de chiffres d’affaires pour son application, décret qui n’est pas paru. Or dans le projet de loi sur le développement, il n’est aucunement fait état d’un seuil, si bien que l’AFD devrait demander des informations à toutes les entreprises et, qui plus est, des informations très vastes : implantations à l’étranger, nombre d’employés dans chaque filiale, subventions publiques reçues dans tous les Etats, bénéfices avant impôt des filiales… Cette exigence est disproportionnée pour les programmes de développement courants !

M. Jean-Louis Carrère, président. – Cette mesure ne semble pas très applicable, en effet !

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 83.

La commission émet un avis favorable à l’amendement n° 20.

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 57.

La commission émet un avis favorable aux amendements n° 75 et 78.

La commission demande le retrait de l’amendement n° 79.

La commission émet un avis défavorable aux amendements identiques n° 33 et 61.

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 48.

La commission émet un avis favorable à l’amendement n° 80, sous réserve de supprimer le mot : « urbain ».

La commission demandera l’avis du Gouvernement sur l’amendement n° 16.

La commission demande le retrait de l’amendement n° 58.

La commission émet un avis défavorable à l’amendement n° 49.

La commission émet un avis de sagesse sur l’amendement n° 81.

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EXAMEN DES AMENDEMENTS DES RAPPORTEURS

Auteur N° Objet Avis de la commission

Article 5 quinquies

M. PEYRONNET et M. CAMBON

ETRD 1 Précision Adopté

Article 9

M. PEYRONNET et M. CAMBON

ETRD 2 Précision Adopté

M. PEYRONNET et M. CAMBON

ETRD 4 Possibilité de mener des actions à caractère pluriannuel

Adopté

Article 10

M. PEYRONNET et M. CAMBON

ETRD 3 Rédactionnel Adopté

EXAMEN DES AMENDEMENTS DE SEANCE

Auteur N° Objet Avis de la commission

Article 1er

M. DANTEC 62 rect. Composante culturelle du développement durable

Favorable

Mme N. GOULET 1 Promotion de la diversité religieuse Retiré

M. DANTEC 85 rect. Responsabilité sociale et environnementale Défavorable

Mme BLANDIN 52 Participation des populations locales à l’évaluation des programmes de développement

Demande de retrait

M. ROGER 22 rect. bis Désignation de relais pertinents chargés de mettre en œuvre la participation des populations aux projets de développement

Défavorable

Mme N. GOULET 10 Suppression de la référence à la francophonie Défavorable

M. S. LARCHER 31 Prise en compte des caractéristiques des outre-mer

Demande de retrait

M. COLLIN 59 Prise en compte des caractéristiques des outre-mer

Demande de retrait

M. COLLIN 56 Suppression de la définition de l’action humanitaire

Favorable

Mme N. GOULET 2 Lutte contre la corruption Demande de

retrait

M. ROGER 21 rect. bis Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme

Favorable

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Mme BLANDIN 53 Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme

Satisfait ou sans objet

M. DANTEC 63 rect. Construction d’une communauté mondiale solidaire

Demande de retrait

M. DANTEC 64 rect. Fusion des agendas du développement et du développement durable

Demande de retrait

Article 3

Auteur N° Objet Avis de la commission

M. DANTEC 66 rect. Rétablissement de la liste non exhaustive des politiques publiques en cohérence avec la politique de développement

Défavorable

Mme AÏCHI 45 Projets incompatibles avec la cohérence entre la politique de développement et les autres politiques publiques

Défavorable

Article 3 bis

Auteur N° Objet Avis de la commission

Mme BLANDIN 54 Participation des personnes en situation de pauvreté

Demande de retrait

Mme N. GOULET 3 Mission du Conseil national du développement et de la solidarité internationale

Retiré

M. DANTEC 67 rect. Composition paritaire du Conseil national du développement et de la solidarité internationale

Demande de retrait

M. DANTEC 68 rect. Rôle des collectivités territoriales Demande de

retrait

Mme N. GOULET 4 Suppression d’un alinéa relatif à la société civile

Retiré

M. DANTEC 69 rect. Rôle de la société civile Demande de

retrait

M. DANTEC 65 rect. Dialogue entre les sociétés civiles Demande de

retrait

M. DANTEC 88 Construction d’une conscience planétaire et d’une citoyenneté mondiale

Demande de retrait

Article 4

Auteur N° Objet Avis de la commission

Mme N. GOULET 5 Lutte contre la corruption Favorable

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Article 4 bis

Auteur N° Objet Avis de la commission

Mme N. GOULET 27 Evaluation continue et interruption des programmes d’aide en cas de violation des droits de l’homme

Défavorable

Article 5

Auteur N° Objet Avis de la commission

M. DANTEC 70 rect. Retour à la notion de responsabilité sociale et environnementale

Défavorable

M. MARSEILLE 19 rect. Entreprises et droits de l’enfant Favorable si

rectifié

Mme AÏCHI 50 Effectivité des mécanismes judiciaires pour les victimes de violations de droits de l’homme à l’étranger

Défavorable

M. BILLOUT 17 Précision Favorable

Article 5 quater

Auteur N° Objet Avis de la commission

Mme N. GOULET 28 Fonds multibailleurs dans les pays non coopératifs au sens de l’OCDE

Retiré

Article 5 quinquies

Auteur N° Objet Avis de la commission

Mme N. GOULET 29 Retrait de l’autorisation de commercialisation en France de produits bancaires

Avis du Gouvernement

Article 9

Auteur N° Objet Avis de la commission

M. DELEBARRE 36 rect. Plafond des actions menées dans la coopération en matière de déchets ménagers

Avis du Gouvernement

Mme N. GOULET 6 Coordination entre les collectivités territoriales

Favorable

M. DELEBARRE 34 Suppression de l’insertion des actions des collectivités territoriales dans les principes énoncés par la présente loi

Demande de retrait

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M. ROGER 35 rect. bis Campagnes d’informations sur la politique de développement dans les écoles, collèges et lycées

Favorable

Article 2 – rapport annexé

Auteur N° Objet Avis de la commission

M. DANTEC 71 rect. Emergence de certains pays en développement

Favorable

M. DANTEC 72 rect. Composante culturelle du développement durable

Favorable

M. DANTEC 73 rect. Insertion de l’expertise dans les instruments de la politique de développement

Défavorable

Mme N. GOULET 30 Pratique des prix de transferts et lutte contre l’évasion et la fraude fiscales

Défavorable

M. BILLOUT 11 Transparence des véhicules financiers auxquels l’AFD apporte son concours

Défavorable

Mme AÏCHI 47 Transparence des véhicules financiers auxquels l’AFD apporte son concours

Défavorable

Mme N. GOULET 7 Suspension d’un programme ou d’une action de développement en cas de faits illicites ou de violations manifestes de la loi

Favorable si rectifié

Mme AÏCHI 39 Insertion de l’environnement et de l’énergie dans les politiques publiques susceptibles d’avoir un impact sur le développement

Défavorable

M. DANTEC 74 rect. Insertion de la préservation de la biodiversité dans les politiques qui doivent être cohérente avec la politique de développement

Défavorable

M. DANTEC 82 rect. Suppression de la charte de la politique de développement

Défavorable

Mme N. GOULET 8 Promotion de la liberté religieuse Demande de

retrait

Mme N. GOULET 9 Suppression de la référence aux "pays du Sud"

Favorable si rectifié

M. ROGER 25 rect. Accès universel à l’avortement sécurisé Retiré

Mme AÏCHI 42 Statut de "pays en grande difficulté climatique"

Défavorable

M. ROGER 26 rect. Santé des femmes Retiré

M. BIZET 37 Semences génétiquement modifiées Demande de

retrait

M. BIZET 55 Autorisation du financement par l’AFD de recherches sur les semences génétiquement modifiées

Favorable

M. DANTEC 84 rect. Responsabilité sociale et environnementale Défavorable

M. DANTEC 76 rect. Planification urbaine et articulation entre les territoires

Favorable

M. DANTEC 77 rect. Correction d’une erreur rédactionnelle Favorable

Mme AÏCHI 43 Information sur les risques sanitaires et environnementaux liés à l’utilisation d’engrais chimiques

Défavorable

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M. DANTEC 86 rect. Soutiens aux énergies fossiles Défavorable

Mme AÏCHI 40 Délai d’élaboration de la stratégie relative aux énergies fossiles

Défavorable

Mme AÏCHI 44 Opposition de la France, dans les enceintes internationales, au financement de centrales à charbon et aux mines de charbon

Avis du Gouvernement

Mme AÏCHI 46 Priorités dans le domaine de l’eau et de l’assainissement

Favorable

M. BILLOUT 12 Publicité des marchés conclus dans les industries extractives

Défavorable

Mme AÏCHI 51 Soutien de la France au "conseil fiscal des Nations unies"

Défavorable

Mme AÏCHI 38 Lutte contre la corruption et Etats stables et pacifiés

Défavorable

M. DANTEC 89 Approche globale et coordonnée pour les pays les moins avancés de l’Afrique subsaharienne

Défavorable

M. ROGER 24 rect. Assemblée parlementaire de la Méditerranée Avis du

Gouvernement

M. BILLOUT 13 Evaluation annuelle du portefeuille de participations de l’AFD

Défavorable

M. DANTEC 87 rect. Retour d’expérience des bénéficiaires de l’aide pour l’évaluation de la politique de développement

Favorable si rectifié

M. ROGER 23 rect. Environnement régional des outre-mer Demande de

retrait

M. S. LARCHER 32 Cohérence de la politique de développement avec les politiques menées outre-mer

Favorable si rectifié

M. COLLIN 60 Cohérence de la politique de développement avec les politiques menées outre-mer

Favorable si rectifié

Mme AÏCHI 41 Insertion des actions de prévention des conflits et de maintien de la paix au niveau européen

Défavorable

M. BILLOUT 14 Régles de diligence raisonnable applicables dans les secteurs à risque

Défavorable

M. BILLOUT 15 Efficacité du "point de contact national" Avis du

Gouvernement

M. DANTEC 83 rect. Référence à la loi bancaire française pour les appels d’offres de l’AFD

Défavorable

M. ROGER 20 rect. Lutte contre les dérives financières Favorable

M. COLLIN 57 Reporting pays par pays Défavorable

M. DANTEC 75 rect. Valorisation du patrimoine et diversité culturelle

Favorable

M. DANTEC 78 rect. Coopération des organisations de la société civile

Favorable

M. DANTEC 79 rect. Participation des collectivités locales au rapprochement des sociétés civiles

Demande de retrait

M. S. LARCHER 33 Information et association des collectivités d’outre-mer aux projets de développement dans les pays voisins

Défavorable

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M. COLLIN 61 Information et association des collectivités d’outre-mer aux projets de développement dans les pays voisins

Défavorable

Mme AÏCHI 48 Comptabilisation de certains prêts dans l’APD française

Défavorable

M. DANTEC 80 rect. Capacité de prêts directs de l’AFD à des collectivités territoriales des pays partenaires

Favorable si rectifié

M. BILLOUT 16 Echange automatique d’informations en matière fiscale

Avis du Gouvernement

M. COLLIN 58 Soutien aux organisations procédant à des investissements faiblement rentables

Demande de retrait

Mme AÏCHI 49 Investissements directs étrangers (IDE) Défavorable

M. DANTEC 81 rect. Nouveaux financements dans le domaine du climat

Sagesse

Nomination de rapporteurs

La commission nomme rapporteurs :

. M. René Beaumont sur le projet de loi n° 701 (2012-2013) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Serbie relatif à la coopération dans le domaine de la défense et au statut de leurs forces ;

. M. Jeanny Lorgeoux sur la proposition de loi n° 231 (2013-2014) relative à l'instauration d'une journée des morts pour la paix et la liberté d'informer.

La réunion est levée à 11 heures 55.

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COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES

Mercredi 21 mai 2014

- Présidence de Mme Annie David, présidente -

La réunion est ouverte à 11 h 05.

Lutte contre les fraudes et les abus constatés lors des détachements de travailleurs et la concurrence déloyale – Désignation des candidats à la

commission mixte paritaire

La commission procède à la désignation des candidats appelés à faire partie de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion sur la proposition de loi visant à lutter contre les fraudes et les abus constatés lors des détachements de travailleurs et la concurrence déloyale.

Elle désigne en tant que membres titulaires : Mmes Annie David, Anne Emery-Dumas, MM. Claude Jeannerot, Jacky Le Menn, Jean Bizet, Jean-François Husson et Jean-Marie Vanlerenberghe, et en tant que membres suppléants : Mme Jacqueline Alquier, MM. Gilbert Barbier, Jean Desessard, Mme Catherine Génisson, MM. Gérard Longuet, René-Paul Savary et Mme Patricia Schillinger.

Développement, encadrement des stages et amélioration du statut des stagiaires – Désignation des candidats à la commission mixte paritaire

La commission procède à la désignation des candidats appelés à faire partie d’une éventuelle commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion sur la proposition de loi tendant au développement, à l'encadrement des stages et à l'amélioration du statut des stagiaires.

Elle désigne en tant que membres titulaires : Mme Annie David, M. Jean-Pierre Godefroy, Mme Catherine Génisson, M. Ronan Kerdraon, Mme Catherine Deroche, M. René-Paul Savary et Mme Françoise Férat, et en tant que membres suppléants : Mme Jacqueline Alquier, M. Gilbert Barbier, Mmes Marie-Thérèse Bruguière, Françoise Boog, MM. Jean Desessard, Jacky Le Menn et Mme Michelle Meunier.

Nomination de rapporteur

La commission procède ensuite à la nomination de M. Gilbert Barbier en tant que rapporteur sur la proposition de loi n° 410 (2013-2014) adoptée par l’Assemblée nationale, relative à la procédure applicable devant le conseil de prud’hommes dans le cadre d’une prise d’acte de rupture du contrat de travail par le salarié.

La réunion est levée à 11 h 25.

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COMMISSION DE LA CULTURE, DE L’ÉDUCATION ET DE LA COMMUNICATION

Mercredi 21 mai 2014

- Présidence de Mme Marie-Christine Blandin, présidente -

Diversité culturelle - Table ronde

La commission organise une table ronde sur la diversité culturelle. Sont auditionnés :

- Mme Danielle Cliche, chargée de la mise en œuvre de la convention de l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ;

- M. Pascal Brunet, directeur du Relais culture Europe ;

- M. Jean-Michel Lucas, consultant.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. – Aujourd’hui, 21 mai, est la « Journée mondiale de la diversité culturelle pour le dialogue et le développement », consacrée par une résolution de l’assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) en décembre 2002. Nous saisissons cette opportunité pour revenir sur la notion de diversité culturelle, que nous avions déjà évoquée il y a un an, à la faveur de l’adoption, par notre commission, d’une proposition de résolution européenne relative au respect de l’exception culturelle et de la diversité des expressions culturelles, qui ne recouvrent pas exactement le même champ.

Alors que le débat public est en ce moment centré sur l’action de l’Europe et sur son poids face aux États-Unis, il me semblait particulièrement utile d’entendre des experts afin de bien saisir la portée, les illustrations concrètes et les fragilités de la notion de diversité culturelle. Nous accueillons trois spécialistes que je remercie d’être présents ce matin au nom de vous tous.

Mme Danielle Cliche, secrétaire de la convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. – La France, comme vous le savez, a été l’un des acteurs clés de cette convention, au moment de son élaboration et de son adoption par la conférence générale de l’UNESCO, en octobre 2005. Alors même que la convention est aujourd’hui ratifiée par 134 parties, nous pouvons constater que, plus que jamais, les principes et les objectifs de la convention, qui figurent dans l’agenda européen sur la culture depuis 2007, sont au cœur des préoccupations actuelles.

Je ne prendrai qu’un seul exemple, très médiatisé en raison des débats qui entourent actuellement les négociations sur l’accord commercial transatlantique : afin que l’accord ne comporte aucun risque de remise en cause de la diversité culturelle et linguistique européenne, de nombreux responsables politiques et acteurs culturels ont obtenu que les services culturels et audiovisuels soient exclus du mandat de négociation de la Commission, en s’appuyant spécifiquement sur la convention.

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La convention de 2005 n’est pas une invention de l’UNESCO mais le fruit d’une étroite négociation entre États et représentants de la société civile. Plus encore, elle est le résultat d’un long cheminement politique et théorique. Théorique d’abord avec, d’une part, les travaux de la commission mondiale de 1995 sur la culture et le développement et son rapport Notre diversité créative et, d’autre part, la Conférence mondiale de Stockholm de 1998 sur les politiques culturelles. Politique ensuite, avec l’adoption à l’unanimité de la déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle en 2001, dont le point fort est d’articuler diversité culturelle et pluralisme, droits de l’homme, accès au savoir et liberté d’expression.

À chacune de ces étapes, une évolution majeure se fait jour, qui nous fait passer d’une vision de la diversité culturelle comme question identitaire, c’est-à-dire la sauvegarde de la pluralité et de la coexistence des identités, à un enjeu davantage centré sur les questions de créativité et d’expression culturelle, en tant que sources de développement économique et social. Parce que la diversité des expressions culturelles assure la rencontre des cultures et leurs échanges, elle est de ce fait reconnue comme étant le réservoir de la créativité de demain. Ceci implique que si toutes les cultures trouvent un espace d’expression et un environnement propice au partage, les expressions des autres cultures seront comme autant de chances d’interaction et d’enrichissement et non comme un défi à la diversité culturelle, non comme une menace.

La convention de 2005 est le résultat de deux éléments :

- une rupture juridique, d’abord, puisqu’elle reconnaît pour la première fois en droit la nature spécifique des biens et services culturels en tant que porteurs d’identité, de valeurs et de sens, et donc la double nature complémentaire, symbolique et économique, de la culture. En outre, elle réaffirme le droit souverain de chaque État de soutenir de manière spécifique, chacune des expressions culturelles qu’il entend protéger et promouvoir. Elle l’encourage, dans le cadre de sa politique culturelle, à prendre toutes les mesures administratives et juridiques qu’il juge nécessaire.

- l’aboutissement d’un processus ensuite, car elle est dédiée spécifiquement à la diversité des expressions culturelles transmis par les biens et services culturels, vecteurs contemporains de la diffusion de la culture. En termes d’objectifs, la convention de 2005 postule ainsi que toutes les expressions culturelles résultent bien de la créativité des individus, des groupes et des sociétés.

Afin de préserver cette diversité à toutes les étapes de la chaîne de valeur culturelle, la convention encourage donc les parties à mettre en place des cadres institutionnels et juridiques de gouvernance de la culture qui soient à la fois ouverts, transparents et participatifs, dans un dialogue permanent avec la société civile. Elle est en cela, un véritable instrument de démocratisation culturelle.

La question essentielle de l’impact du numérique appelle à repenser les circuits d’accès, de distribution, de co-production, la circulation des biens et services culturels, la mobilité des artistes et les programmes éducatifs. Lors du dernier du forum « Avenir de la culture, avenir de l’Europe », organisé à Paris les 4 et 5 avril par la ministre de la culture et de la communication de la France, a été adoptée une stratégie européenne de la culture à l’ère numérique, qui s’inspire des principes de la convention. Même si aucun article de cette dernière ne vise explicitement les technologies numériques, cet instrument se conforme implicitement au principe de neutralité technologique.

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Nous célébrons aujourd’hui, 21 mai, la Journée mondiale de la diversité culturelle pour le dialogue et le développement. Le message porté par l’UNESCO est que cette diversité est une ressource précieuse pour atteindre les objectifs de développement, qu’il s’agisse de lutter contre la pauvreté, de promouvoir l’égalité des sexes, l’éducation de qualité ou les droits humains.

L’UNESCO met tout en œuvre pour assurer l’intégration de la culture dans l’agenda du développement post-2015. La résolution adoptée en décembre 2013 par l’assemblée générale des Nations unies, qui reconnaît le rôle de la culture comme moteur et facilitateur de développement durable, tombe à point nommé pour mobiliser encore davantage le potentiel de la diversité culturelle, qui contribuera à la réalisation des objectifs de développement.

Nous comptons sur la France pour faire passer ce message de plaidoyer afin d’encourager la promotion de la diversité culturelle, défendre les artistes sur les marchés internationaux et soutenir l’industrie culturelle indépendante.

En conclusion, ce qui se joue dans la convention de l’UNESCO, au-delà de la protection et promotion de la diversité des biens et services culturels, c’est bien notre capacité à forger des stratégies de développement plus innovantes, et plus durables.

M. Pascal Brunet, directeur du Relais Culture Europe. – Mon intervention vise à brosser un tableau des différentes manières dont se traduit la notion de diversité culturelle dans les politiques de l’Union européenne. Sans qu’il y ait à proprement parler de politique commune de la culture, s’affirme progressivement ce que l’on pourrait nommer « une approche culturelle de l’Union » qui se noue autour des questions commerciales et de la protection des droits de la personne et de la propriété intellectuelle. Aujourd’hui, cette approche culturelle est à vrai dire fortement polarisée sur le volet économique et commercial. Elle se traduit d’abord dans les accords internationaux, bilatéraux ou régionaux que l’Union européenne négocie.

Au-delà des accords en cours de négociation avec les États-Unis, qui sont placés sous les projecteurs, il faut aussi être vigilant sur la façon dont la diversité culturelle est prise en compte dans l’ensemble des accords internationaux. Il y a déjà eu une interprétation de ce concept dans des accords négociés avec le Canada et la Corée du Sud. D’accord en accord, les interprétations divergent si bien qu’il faut reconnaître qu’un certain flou risque d’entourer la notion de diversité culturelle en général. Dans tous les accords internationaux, qu’ils soient de rapprochement, de voisinage ou de négociation économique, un attendu visant la convention de l’UNESCO est systématiquement inséré. C’est un premier socle qu’il faut consolider.

Le mandat d’ouverture des négociations commerciales avec les États-Unis mentionne explicitement une exception culturelle pour sortir l’action culturelle du champ contractuel. Ce signe ne constitue pas un verrou définitif. Les négociations doivent permettre de trouver un terrain d’entente entre un espace peu régulé, les États-Unis, et un espace très normé, l’Union européenne. Chacun devra faire un pas vers l’autre et il n’est pas totalement exclu que chemin faisant, le dossier de l’exception culturelle soit réouvert. Il faut donc rester vigilant.

Par ailleurs, la diversité culturelle doit se transcrire dans des verrous législatifs. Selon l’interprétation des droits de la propriété intellectuelle qui sera retenue dans les textes communautaires, on verra apparaître des dispositifs plus ou moins ouverts ou plus ou moins

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fermés dans les États européens. C’est le même processus qu’enclenchera la discussion des normes communautaires régulant les aides publiques qui pourraient, plus ou moins, limiter la liberté d’intervention des pouvoirs publics en soutien à la culture.

C’est aussi au niveau, souvent délaissé, du cadre programmatique dessiné par les stratégies de l’Union, qu’il conviendra de peser car s’y joue aussi la question de la diversité culturelle. Le seul programme qui aujourd’hui aborde véritablement cette question est dénommé « Europe créative ». Il représente 1,4 milliard d’euros et il est destiné au soutien aux médias et à l’action culturelle, notamment le cinéma.

Dans les débats actuels sur les politiques de l’Union, se discute déjà la possibilité de faire émerger une véritable politique communautaire de la culture mais il faut se garder d’un optimisme un peu trop rapide car il n’existe pas de consensus mais de vraies tensions au sein de l’Union sur cette question. Il ne faut pas, par exemple, surestimer la force du consensus apparent sur l’exclusion de la culture hors du champ de négociations commerciales avec les États-Unis. Nous aurions d’ailleurs tort de nous restreindre à la seule défense de l’exception culturelle pour promouvoir une politique de la diversité culturelle. Il faut élargir la focale et parallèlement, construire des alliances solides avec d’autres États membres, puisque nous n’avancerons pas à vingt-huit.

M. Jean-Michel Lucas, consultant. – Grâce au travail fourni par l’UNESCO, la diversité culturelle progresse. Mais à côté de cette dimension internationale, il ne faut pas perdre de vue l’importance de cet enjeu aux niveaux national et territorial, où il est plus difficile de faire avancer la diversité culturelle. Afin de renforcer l’attractivité des territoires, les politiques parient bien souvent sur les atouts locaux en termes de créativité et d’innovation, en oubliant les fondamentaux de ces accords internationaux en matière de diversité culturelle. Je prendrai l’exemple de Nantes : la ville mène une politique de « quartier de la création », destinée à faire émerger des jeunes pousses qui empruntent aux ressources culturelles pour devenir professionnels. Cependant on s’aperçoit que la seule façon de penser l’avenir professionnel c’est, avec son projet culturel, d’être compétitif sur le marché et de rentabiliser son projet.

Je me suis pour ma part toujours refusé à abandonner l’engagement de solidarité mis en avant par la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 dont l’un des considérants est libellé de la manière suivante : « aspirant à une plus grande solidarité fondée sur la reconnaissance de la diversité culturelle, sur la prise de conscience de l’unité du genre humain et sur le développement des échanges interculturels ». Dans son rapport de 2011 sur La dimension culturelle du Grand Paris, M. Daniel Janicot invite à certain pragmatisme qui permette au Grand Paris de s’extraire d’un passé culturel muséifié pour investir les nouveaux marchés de la compétition mondiale entre métropoles sur l’enjeu culturel. J’avais ironisé sur le fait qu’on avait de plus en plus l’impression que les artistes étaient devenus des munitions dans une guerre culturelle mondiale. Lorsque je l’ai rencontré, M. Janicot s’est alors excusé auprès de moi pour avoir négligé cette idée de solidarité, alors qu’il était le numéro deux de l’UNESCO au moment de la négociation de la convention sur la diversité culturelle.

S’attache à la définition même de la culture un enjeu politique fort. La Déclaration de Fribourg sur les droits culturels de 2007 propose une définition particulièrement large de la culture, en précisant que « le terme “culture” recouvre les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité et les significations qu’il donne à son existence et à son développement ». Se pose alors la question de l’identification des

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espaces politiques d’arbitrage entre la dimension économique et l’ambition de « faire humanité ensemble ». Certains responsables politiques ont pris de l’avance - je pense à nos amis de la communauté française de Belgique qui ont consacré, dans un décret-loi de décembre 2013, la définition de la culture comme moyen de « faire humanité ensemble ». Les cinq départements engagés dans le programme « Paideia 4D+ », la Gironde, le Nord, La Manche, le Territoire de Belfort et l’Ardèche, ont lancé une dynamique qui, localement, prend une dimension internationale en réévaluant les politiques publiques territoriales au regard du référentiel international défini par l’UNESCO. L’objectif d’attractivité locale doit désormais prendre en compte cette ambition de « faire humanité ensemble ». L’identification du lieu politique d’arbitrage entre ces deux visions, la dynamique économique et la mise en avant des droits culturels des personnes ou des groupes, permettrait d’avoir une approche un peu plus équilibrée de ce qui se passe un peu partout en Europe, en particulier du poids des replis identitaires.

L’idée de diversité culturelle en France reste pour moi un mystère, une grande énigme. La défense de l’exception culturelle, au nom de la diversité culturelle, a toujours constitué un élément moteur de notre politique internationale. On pourrait en déduire naïvement que cette idée est au cœur de la politique du ministère de la culture. Mais on s’aperçoit, lorsqu’on examine les textes réglementaires définissant les missions du ministère, qu’il n’est nulle part fait référence au mot « diversité ». C’est pour moi une énigme car comment l’État peut-il se battre à l’extérieur pour défendre cette idée de diversité culturelle sans l’inclure dans ses textes d’organisation institutionnelle ? Je renvoie également à la responsabilité du législateur qui, lorsqu’il a été amené à discuter des compétences des collectivités territoriales, n’a pas saisi la balle au bond en maintenant une compétence générale en la matière, alors qu’il suffirait de reprendre la définition des responsabilités publiques contenue dans la Déclaration de 2001.

L’enjeu du développement durable humain doit être abordé sérieusement, tant au niveau de l’Organisation des Nations unies (ONU) qu’au niveau local, comme une notion qui porte un sens et ne se réduit pas seulement à une activité.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. – La diversité culturelle suscite, ici même, des débats où il est question, certes de compétitivité, mais aussi d’humanité. Ce type de discussion organisée dans le cadre de notre commission constitue une belle opportunité d’approfondir nos réflexions sur le sujet et de donner du sens à notre action législative.

M. Jacques Legendre. – Nous avons au sein de cette commission un regard précis, et éventuellement critique, sur la convention internationale de l’UNESCO de 2005 relative à la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. La quasi-unanimité recueillie à l’occasion de son adoption ne doit pas nous faire oublier l’opposition des États-Unis. Il est à craindre que nous soyons en présence d’un simple accord de façade, fragilisé par un certain nombre de lacunes et d’ambiguïtés, et j’aimerais connaître la position de l’UNESCO quant à la réalité de la mise en œuvre de cette convention.

Je rappelle qu’historiquement, la notion d’exception culturelle a été introduite comme un dispositif défensif, à l’occasion des négociations commerciales du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade). C’est par la suite qu’elle a été reprise par l’UNESCO.

Si les pays de l’Union européenne ont signé la convention de 2005, on s’étonne parfois des positions prises à ce jour par quelques États. On s’étonne aussi des foudres

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déclenchées à Bruxelles par certains de nos amendements visant, par exemple, la protection de nos intérêts européens en matière de nouvelles technologies.

Je note par ailleurs que l’on se préoccupe de diversité culturelle dans un contexte d’appauvrissement linguistique, notamment au sein des institutions européennes où l’usage de l’anglais ne cesse de s’étendre.

La commission de la culture du Parlement européen est sensibilisée à ces questions, mais son travail est-il réellement pris en compte ? Nous sommes dans une situation paradoxale où le Conseil de l’Europe a la volonté, mais pas les moyens, d’agir en faveur de la diversité culturelle et où, à l’inverse, l’Union européenne en aurait les moyens mais pas la volonté.

Enfin, j’émettrai volontiers l’hypothèse que certaines manières d’appréhender la culture par nos élites, ainsi que leur propension à considérer la diversité culturelle comme une vieille lune, pourraient être à l’origine des tensions et du manque de consensus évoqués par M. Jean-Michel Lucas.

Mme Maryvonne Blondin. – Élue de Bretagne, je suis moi aussi très attachée à la diversité culturelle, et notamment linguistique, y compris au niveau local. Comme M. Legendre, mon collègue à la délégation française à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, je m’interroge sur la prise en compte des travaux de sa commission de la culture.

J’ai les mêmes questionnements s’agissant de la prise en compte des avis publiés par le Conseil économique social et environnemental, tels que celui relatif à la différenciation des taux de taxe sur la valeur ajoutée (TVA).

Les élus locaux sont préoccupés car ils voient leurs marges de manœuvre réduites par des contraintes financières et réglementaires : que doit-on penser, par exemple, des dispositions des « paquets » Monti-Kroes et Almunia sur les financements susceptibles d’être versés par les pouvoirs publics en compensation de charges des services d’intérêt économique général (SIEG) ?

Nous ne devons pas avoir une approche trop restrictive de la diversité culturelle, qui consisterait simplement à rendre compatibles les droits commerciaux, les droits des créateurs et ceux de leurs publics.

Mme Brigitte Gonthier-Maurin . – Cette discussion, ainsi que l’affirmation de la nécessité de l’exception culturelle, font sens et sont absolument primordiales, dans la mesure où nous touchons là à l’essence de notre humanité.

Par ailleurs, nos droits démocratiques me semblent indissociablement liés à ce que je qualifierais de droits culturels.

Nous devons nous interroger sur la nature de l’Europe que nous souhaitons, sur la diversité des enjeux et sur le fait que la non-ratification de la convention de 2005 par les États-Unis constitue une menace persistante. À cet égard, le contenu du projet de partenariat transatlantique devra être examiné avec la plus grande vigilance. Nous ne devons pas non plus nous interdire de remettre en cause les limitations imposées par Bruxelles, sous couvert de préservation de la concurrence, en matière de subventions publiques aux actions culturelles, tant au niveau national que local.

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Sur ce dernier point, on ne peut que regretter l’amenuisement des moyens financiers des collectivités, qui risque de faire de la culture le parent pauvre des actions locales. Si le domaine culturel continue d’être négligé ou marchandisé, nous nous dirigeons tout droit vers un véritable éclatement social.

Interrogeons-nous sur le sens et sur la réalité du consensus affiché en matière de diversité culturelle et restons en alerte, car c’est tout simplement de notre humanité qu’il s’agit.

M. André Gattolin . – J’approuve ce qui vient d’être dit par ma collègue Brigitte Gonthier-Maurin et je salue aussi les propos de M. Brunet.

Je voudrais rappeler que dans l’esprit de Jean Monnet, l’Europe de la culture aurait dû être à l’origine de toute la construction européenne.

Comment se satisfaire pour l’Europe d’un budget annoncé d’1,4 milliard d’euros pour la culture, à répartir sur sept exercices, entre 28 pays, et en constatant que 59 % de ces fonds seront orientés vers le cinéma, au détriment des autres secteurs culturels ?

Comment comprendre le discours autosatisfait de Mme Filippetti, s’agissant du traité transatlantique, lorsque l’on sait que les dispositions dangereuses, certes momentanément éloignées, pourront à tout moment être réintroduites ? Par ailleurs, qui ratifiera ce traité à l’issue des négociations : l’Europe ou les parlements nationaux ?

Nous sommes victimes d’un double dumping fiscal exercé par les États-Unis. En premier lieu, les investissements américains effectués hors du territoire sont défiscalisés. D’autre part, les entreprises américaines peuvent bénéficier du crédit d’impôt sectoriel autorisé par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais interdit en Europe. Les entreprises françaises des secteurs numériques ou des jeux vidéo n’ont alors d’autres solutions que de s’expatrier, notamment au Canada.

Pour terminer, je voudrais pointer le caractère déjà obsolète de la directive « Service 2006 » que les dernières avancées technologiques rendent en partie inefficiente.

M. David Assouline. – Les ambiguïtés évoquées par mes collègues proviennent du fait que l’objet de la convention n’était pas stricto sensu la défense de la diversité culturelle, mais les rapports et interactions entre le commerce et la culture. S’agissant d’ambiguïté, on ne peut manquer de citer l’article 20 de la convention, dont un paragraphe indique qu’elle ne modifie pas les obligations contractées dans d’autres traités et dont le précédent stipule qu’elle n’est pas subordonnée à eux.

Cette convention a été signée par 125 États, mais combien l’ont aussi ratifiée ? Et comment, dans ces conditions, peut-elle être appliquée ?

Lors d’une récente visite au Japon, effectuée dans le cadre de notre diplomatie parlementaire, mes interlocuteurs m’ont indiqué qu’il leur était impossible d’envisager une co-production cinématographique avec la France, leur pays n’ayant pas encore ratifié la convention. Il m’a été précisé que cette ratification était bloquée par le fait que la convention remettait en cause certaines dispositions de l’OMC auxquelles les américains tenaient beaucoup.

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J’aimerais donc vous interroger sur les pistes envisagées pour sortir de ces ambiguïtés et aboutir à une véritable mise en œuvre de la convention.

Cela a été souligné, la nécessité de préserver la diversité culturelle ne doit pas être envisagée seulement comme une mise en concurrence loyale de pôles culturels cherchant à augmenter leur attractivité. Pour autant, nous ne devons pas tomber dans l’excès inverse et réfuter toute dimension économique de la culture. On ne peut que se féliciter des retombées économiques observées sur le bassin d’emploi de Lille, suite à l’élan donné par sa désignation comme capitale culturelle européenne en 2004.

Mme Danielle Cliche. – Merci pour vos commentaires et questions très intéressants.

Je souhaite d’abord répondre à la question relative à la ratification de la convention de 2005 dans les différents États parties. Cette dernière a été adoptée par la conférence générale de l’UNESCO le 20 octobre 2005. Il appartenait ensuite aux États de la ratifier en la transposant dans leur législation nationale. À ce jour, 133 pays, ainsi que l’Union européenne, l’ont ratifiée. Il est vrai que le Japon ne l’a ni signée ni ratifiée. Nous espérons qu’il le fera bientôt. L’Asie est en effet une région tout à fait prioritaire pour la mise en œuvre de la convention.

Je voudrais également insister sur le fait que la convention n’est pas portée exclusivement par une dimension commerciale. Il est vrai que ses origines remontent à la fin années 1990 à l’occasion des débats sur l’exception culturelle dans le cadre des négociations commerciales. Mais les parties à la convention ont jugé nécessaire d’affirmer également, dans un texte, un certain nombre de principes qui sont au cœur de la diversité culturelle, et qui touchent aux droits de l’homme, tels que les principes d’égalité, de durabilité, de liberté d’expression. L’objectif de la convention est bien de donner aux États parties les moyens nécessaires au développement et à la mise en œuvre de politiques culturelles soutenant la diversité de la production et de la diffusion des œuvres et des expressions culturelles. Mais ces politiques doivent également faciliter la participation de tous les citoyens à la vie culturelle.

Notre premier objectif pour l’avenir est de nous assurer que la culture occupera pleinement la place qui lui est due au sein du plan pour le développement durable post-2015. Avec tous les États membres de l’ONU, nous nous efforçons d’intégrer la culture dans les processus de développement, qui ne doivent pas être abordés exclusivement sous l’angle économique. En ce sens, le 13 décembre 2013, nous avons publié, conjointement avec le programme des Nations unies pour le développement (PNUD), un rapport sur l’économie créative intitulé Élargir les voies du développement durable. Il a été l’occasion d’insister sur le fait que l’économie créative sous-tend, non seulement un volet économique, mais également des valeurs culturelles et artistiques, ce qui n’avait pas été le cas dans les précédents rapports sur l’économie créative.

En ce qui concerne le suivi de la mise en œuvre de la convention, peut-être savez-vous que cette dernière contient plusieurs articles relatifs au partage d’informations ? D’une part, l’UNESCO élabore, à destination des États parties, des rapports périodiques, tous les quatre ans, qui traitent de sujets variés relatifs aux politiques culturelles, tels que le statut et la mobilité des artistes, la culture et le développement, le traitement préférentiel ou le rôle de la société civile dans la mise en œuvre de la convention. D’autre part, revient au secrétariat la mission de partager et d’analyser toutes les informations relatives à la mise en œuvre de la

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convention par les États parties et par les sociétés civiles et aux mesures qui ont été prises dans ce but. À ce jour, nous avons reçu 70 rapports périodiques. Il nous reste encore à mener à bien deux analyses sur l’ensemble des mesures mises en œuvre ces dernières années. Nous étions agréablement surpris de constater que la convention est utilisée par les États, de par le monde, comme un instrument permettant de faciliter la mise en œuvre de nouvelles politiques culturelles. Elle a notamment permis la création, au Pérou, d’un nouveau ministère de la culture basé sur les principes de la convention, c’est-à-dire sur la libre expression et sur la diversité culturelle.

Toutes ces informations, ainsi que la liste des bonnes pratiques, sont disponibles sur le site Internet de l’UNESCO. Tous les textes relatifs à l’exclusion de la culture du champ des accords commerciaux ont également été rassemblés sur une base de données. Nous avons initié ce travail de collecte d’informations et de textes, dans l’espoir que l’exemple sera suivi par les autres parties, et afin de mettre pleinement en œuvre la convention.

M. Pascal Brunet. – Le champ des questions qui ont été abordées est vaste. J’espère donc ne rien laisser de côté. Dans un contexte mondialisé bien spécifique, il convient de se demander quelle démarche permettrait d’articuler l’approche commerciale et la dimension purement culturelle. Par exemple, nous ne pouvons pas occulter le fait que le principal marché de l’art, à l’heure actuelle, est le marché chinois. Il nous faut rester attentifs aux basculements de l’ordre du monde, à sa réorganisation et à l’impact que ces évolutions ont sur la circulation des idées. Il convient de s’intéresser aux États-Unis, à leurs industries culturelles et, encore davantage, aux liens qui unissent aujourd’hui ces industries culturelles avec les industries de communication. La force des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) doit bien entendu nous conduire à nous interroger sur la force culturelle dominante des États-Unis, mais elle ne doit pas nous amener à occulter l’apparition de nouveaux acteurs. C’est dans ce contexte que se pose la question de l’articulation entre exception et diversité culturelles dont nous devons tenir compte dans un monde en rapide évolution. Ce changement ira probablement dans le sens d’un renforcement de la zone pacifique, en termes de productions culturelles comme de consommation des produits culturels. Face à cette réalité, il convient de trouver un équilibre tout en tenant compte des acteurs émergents. L’Afrique, par exemple, est devenue une figure majeure du concert mondial de la production culturelle. On parle beaucoup du Nigeria pour d’autres raisons aujourd’hui, mais ce pays est le premier producteur - en nombre - de films, à défaut d’être le chef de file en termes de capital investi dans cette industrie.

Un déséquilibre existe effectivement entre le Conseil de l’Europe et l’Union européenne. Il me semble cependant que les réformes institutionnelles à venir vont contribuer à renforcer très sérieusement le rôle du Parlement et donc de sa commission culturelle ce qui offrira une opportunité de rééquilibrage entre les approches de ces deux entités. Certains indices vont d’ores et déjà dans ce sens : d’abord, il convient d’insister sur l’émergence d’un discours sur la dimension culturelle de l’action extérieure de l’Union donc de sa diplomatie culturelle, ce qui est tout à fait nouveau.

On observe l’émergence d’un débat qui tente de concilier d’une part, la logique du Conseil de l’Europe, selon lequel les politiques culturelles constituent une mesure de confiance nécessaire avec le dialogue diplomatique et mondial, et d’autre part, le débat exclusivement commercial dans le cadre de l’Union. Le Parlement européen se saisira probablement de cette question en inscrivant son action dans une approche culturelle de l’Union. Ce nouveau débat soulève un problème de cohérence entre nos accords commerciaux, nos accords internationaux, nos politiques actives et nos règlements car l’enjeu

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de la diversité réside parfois dans des endroits inattendus. Peut-être pourra-t-on constater que le consensus européen n’est pas si fort. Il existe heureusement des digues solides telles que celle relative à l’exception culturelle, mais d’autres peuvent se fragiliser sur des questions énergétiques ou sur des règlements commerciaux généraux. Nous devons travailler à ce consensus pour construire les alliances nécessaires.

M. Jean-Michel Lucas, consultant. – Pour pouvoir répondre à vos questions, il faut des balises, la première supposant une définition de la culture à tous les échelons de décision. Deux approches sont possibles pour définir la culture. La première approche est sectorielle et nous mène à l’exception culturelle. La seconde consiste à envisager la culture à travers les langues, les modes de vie, les traditions… C’est la vision de l’UNESCO. L’enjeu est de faire l’humanité en reconnaissant les droits des personnes. La question des droits humains est terriblement d’actualité lorsque l’on pense à Boko Haram ou au repli identitaire à la veille des élections européennes. De ce point de vue, l’enjeu politique de la culture devient aussi pragmatique que celui de la balance commerciale. La définition de la culture constitue, de ce point de vue, un choix stratégique qui implique une négociation tant locale qu’internationale, dont on a vu les résultats au congrès international d’Hangzhou – en Chine – qui s’est tenu du 15 au 17 mai 2013 sur la « Culture : clé du développement durable ». La conclusion de cette rencontre est que l’enjeu premier doit être de mobiliser la culture et la compréhension mutuelle pour favoriser la paix et la réconciliation. Le deuxième enjeu est relatif aux droits culturels des personnes. Enfin, le troisième enjeu, qui n’est pas incompatible avec le précédent, est de réduire la pauvreté et assurer un développement économique inclusif. Aussi est-il impératif de passer d’une logique de rentabilité à une logique d’inclusion dans une société. Ces conclusions devraient être un référentiel pour nous.

Nous sommes attentifs aux réflexions du Conseil de l’Europe. La convention de Faro sur la politique publique du patrimoine, qui reconnaît à toute personne le droit de s’impliquer dans le patrimoine culturel de son choix, sera-t-elle ratifiée ou non par la France ? Si le Parlement ratifie ce texte, la définition de l’enjeu culturel sera un enjeu à la fois de droit humain et de la rentabilité économique.

Pour cette raison, j’ai proposé à la ville de Bordeaux, qui a été classée au patrimoine de l’humanité de l’UNESCO, de créer un fonds de solidarité patrimoniale, pour que l’avantage économique d’une croissance touristique de 30 à 40 % bénéficie également aux autres sites inscrits sur la liste du patrimoine mondial, mais dont le patrimoine se dégrade, faute de contexte favorable. Il s’agirait donc de reconnaître une solidarité entre les différents sites du patrimoine de l’humanité. À ce jour, je n’ai pas reçu de réponse.

L’enjeu de diversité culturelle a été confisqué par un certain nombre d’intérêts économiques. Nous devons construire ensemble une éthique publique dans le cadre d’un développement durable humain.

M. Michel Le Scouarnec. – J’ai le sentiment qu’il existe une digue fragile pour lutter contre la loi du marché. Malgré notre mobilisation au Sénat, je crains que nous ne soyons impuissants face à la perte de pans entiers de notre propre culture, de notre diversité dans les dix années à venir.

À la veille des élections européennes, je mesure le gouffre qui sépare le pouvoir de l’Union européenne et celui du peuple dont les attentes sont si différentes… Je pense que nous aurions besoin d’une harmonisation fiscale et sociale et je m’inquiète pour le sport, qui peut être mis à mal par la remise en cause de l’autonomie des collectivités territoriales. Même

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si nous bénéficions d’une autonomie communale, beaucoup de choses peuvent nous échapper demain.

Mme Dominique Gillot. – Je suis surprise par les questions qui ont été posées. Je m’attendais à ce que l’on parle de droits, d’enrichissement intellectuel et social, de mise en commun de projets partagés s’appuyant sur une multitude d’acteurs agissant en réseau et non pas dans des cadres de plus en plus normés et contraints juridiquement. Cette progression normative peut stériliser les enjeux de la culture. Il est du devoir des élus de ne pas se laisser enfermer dans un cadre contraint que nous ne maîtrisons plus.

Je suis heureuse d’avoir entendu que la culture est une ressource motrice, un bien inaliénable, facteur d’humanité, qui doit être partagé pour devenir un facteur d’émancipation. L’exemple du Nigéria montre que la production culturelle n’est pas nécessairement facteur d’humanité : il faut pouvoir s’appuyer sur des critères autres que ceux de la rentabilité.

Mme Maryvonne Blondin. – Je rappelle qu’il existe, au sein du Conseil de l’Europe, une autre instance pour le dialogue inter-culturel, le Centre Nord-Sud ou Centre européen pour l’interdépendance et la solidarité mondiales, qui propose une approche citoyenne et humaniste.

Mme Marie-Christine Blandin, présidente. – Plusieurs membres de notre commission se sont rendus à Umeå, ville peuplée pour moitié d’étudiants, dont la maire nous a accueillis avec un discours que l’on n’entend pas en France, selon lequel « tout ce qui fait rencontre fait culture ». En 1965, 20 langues étaient parlées dans cette ville, tandis qu’aujourd’hui 160 langues y sont reconnues et parlées, les bibliothèques offrant d’ailleurs les sections linguistiques correspondantes.

En revanche, d’autres éléments que nous avons pu observer lors de ce déplacement en Suède nous ont étonnés, comme l’attribution d’un numéro unique utilisé pour toutes les démarches administratives sans que la confidentialité des données personnelles ne soit garantie.

M. Jean-Michel Lucas. – Je voulais soumettre à votre réflexion deux textes :

- la déclaration universelle sur la diversité culturelle adoptée par la conférence générale de l’UNESCO en 2001, dont l’article 2 mériterait d’être inscrit dans les missions des collectivités territoriales à la faveur de l’adoption d’un texte relatif à la décentralisation : « Dans nos sociétés de plus en plus diversifiées, il est indispensable d’assurer une interaction harmonieuse et un vouloir vivre ensemble de personnes et de groupes aux identités culturelles à la fois plurielles, variées et dynamiques. Des politiques favorisant l’inclusion et la participation de tous les citoyens sont garantes de la cohésion sociale, de la vitalité de la société civile et de la paix… » ;

- la position de la commission européenne relative à l’appréciation de la portée de la réglementation sur les services d’intérêt économique général (SIEG), rendue dans le cadre de la subvention d’un théâtre basque. Cet avis montre que l’on ne peut subventionner que ce qui n’affecte pas les échanges avec les autres États membres. Cette approche me paraît dangereuse car elle signifie que le financement public pour la culture est légitime tant qu’il conforte le repli de l’identité culturelle sur elle-même.

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M. Pascal Brunet. – Après les élections européennes du 25 mai et d’ici à la fin de l’année 2014, ce sont l’ensemble des institutions européennes qui auront été renouvelées, qu’il s’agisse de la commission, du président du Conseil ou du haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité. Ces nouvelles institutions auront la tâche très complexe d’organiser la sortie de crise de l’Union. Dans ce cadre, le questionnement sur la diversité culturelle peut être abordé selon deux axes : la mise en débat très profonde de la cohésion européenne, dans ses dimensions à la fois économique, sociale, territoriale mais aussi culturelle et l’articulation des droits et des libertés individuelles et collectives. Celles-ci comportent trois dimensions : la liberté de création, la liberté d’expression et la liberté de communication. Au nom de cette dernière et pour des motifs économiques, certains États membres exercent une très forte pression alors que la liberté d’expression doit être préservée, notamment par l’intermédiaire de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Mme Danielle Cliche. – Je rappellerai que toute l’action de l’UNESCO vise à faire en sorte que la dimension culturelle ne soit pas oubliée dans le cadre de la définition par les Nations unies du programme de développement pour l’après-2015, alors qu’elle ne figurait pas parmi les objectifs du millénaire pour le développement. Tant le développement économique que le développement social doivent être inclusifs, de sorte de placer la culture au centre de la politique de développement, faute de quoi l’expression des droits culturels sera de nouveau laissée de côté. C’est pourquoi il est important que nous puissions travailler conjointement au cours des quelques mois qui nous séparent de la présentation par le Secrétaire général des Nations unies des objectifs pour l’après-2015. D’une manière générale, il importe de préserver la place des valeurs liées à la diversité culturelle au cœur des différents agendas, de quelque niveau qu’ils soient.

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COMMISSION DU DEVELOPPEMENT DURABLE, DES INFRASTRUCTURES, DE L’EQUIPEMENT ET DE L’AMENAGEMENT

DU TERRITOIRE

Mardi 20 mai 2014

- Présidence de M. Michel Teston, vice-président, puis de M. Raymond Vall, président -

Politique de développement et de solidarité internationale – Examen du rapport pour avis

La réunion est ouverte à 14 h 00.

M. Michel Teston, président. – M. Vall étant retardé, il me revient d’ouvrir notre réunion ; nous allons entendre le rapport pour avis de Roland Dantec sur le projet de loi d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale (procédure accélérée). Nous devons aussi désigner un candidat appelé à siéger au Comité national de l’eau ; cependant, en l’absence de candidatures, je suggère de reporter ce point à notre prochaine réunion. Je souhaite la bienvenue dans notre commission à M. Jean-Pierre Bosino, sénateur de l’Oise, en remplacement de Mme Rossignol.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – Pour la première fois, le Parlement doit se prononcer sur les orientations de la politique de développement et de solidarité internationale de la France pour les cinq prochaines années. Cette innovation législative, que nous devons au ministre Pascal Canfin, marque, tout comme le changement d’appellation du ministère, qui passe de la « coopération » au « développement », un état d’esprit nouveau – le temps de la Françafrique est révolu. Mme Annick Girardin a repris le texte et inscrit son action dans le prolongement de celle de son prédécesseur.

Notre politique de développement rencontre des difficultés : ce constat est unanime et ancien. Le manque de pilotage et de débat collectif est manifeste, car cette politique dépend à la fois du ministère des affaires étrangères, de Bercy, et de l’Agence française pour le développement (AFD). Le comité interministériel de coordination (Cicid) ne s’était pas réuni depuis 2006 ! On déplore en conséquence une dispersion des aides, voire un saupoudrage. Malgré l’émergence en 2009 de la notion de partenariats différenciés en fonction des types de pays, l’aide n’est toujours pas concentrée sur l’Afrique subsaharienne, la zone qui pourtant en a le plus besoin. L’absence de hiérarchisation des objectifs et le manque d’évaluation a posteriori sont bien sûr préjudiciables à l’efficacité.

Rédigé après les assises du développement et après une réunion du Cicid, le projet de loi vise à remédier à ces difficultés. Les objectifs sont clarifiés et hiérarchisés, deux priorités transversales retenues : le développement durable et l’égalité femmes-hommes. Dix secteurs d’intervention sont définis, et les pays sont regroupés en zones. Le texte favorise la mise en cohérence de la politique de développement avec les autres politiques publiques et de l’aide bilatérale avec l’aide multilatérale, notamment celle apportée par l’Union européenne ou les grandes organisations internationales de l’ONU. Autre avancée considérable : la reconnaissance du rôle des acteurs non étatiques. L’action décentralisée des collectivités territoriales est encouragée, le rôle des ONG reconnu et l’action du secteur privé prise en compte, c’est une première, via la promotion de la responsabilité sociale et environnementale

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(RSE). Le rapport annexé constitue une feuille de route détaillée pour les cinq prochaines années.

La commission des affaires étrangères a établi fin avril son texte. Ses membres ont réalisé un important travail, collégial puisque les deux co-rapporteurs étaient d’appartenances politiques opposées. Ils ont clarifié la structure du projet de loi, grâce à quoi les nouvelles priorités de la politique de développement ressortent nettement. Ils ont également introduit de nouveaux dispositifs normatifs, en particulier le 1 % déchets : les collectivités et leurs groupements pourront mener des actions internationales de coopération et de développement dans le secteur des déchets, dans la limite de 1 % de la taxe ou de la redevance d’enlèvement des ordures ménagères. La même chose existe pour l’eau et l’assainissement depuis la loi Oudin-Santini. L’expertise des collectivités en matière de services publics locaux est ainsi reconnue. Je ne puis m’empêcher de rappeler que c’était l’une des propositions formulées dans le rapport que j’ai rédigé avec Michel Delebarre sur le rôle des collectivités territoriales dans la lutte contre les changements climatiques.

Dans mes amendements, j’ai recherché le consensus avec les deux rapporteurs de la commission des affaires étrangères et le ministère. J’ai voulu, d’abord, rappeler que le développement durable comprend un volet culturel. Il y a bien quatre piliers, et non trois ! La francophonie donne lieu à une abondante coopération culturelle décentralisée. Je souhaite ensuite que l’on reconnaisse mieux le rôle des sociétés civiles dans la coopération, pour construire un développement durable harmonieux. Intégrer les retours d’expérience des bénéficiaires dans l’évaluation de l’aide, par exemple, est essentiel pour qu’un dialogue égalitaire s’instaure entre nord et sud. Je vous proposerai aussi de préciser que la politique française doit s’inscrire dans le cadre de la fusion des agendas du développement. L’absence de cette préoccupation dans le texte m’a surpris : en 2015, les Nations unies devront redéfinir et fusionner les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) et les Objectifs pour le développement durable décidés lors de la conférence Rio +20.

Plusieurs de mes amendements, rédactionnels, visent à mieux mettre en valeur le rôle des collectivités territoriales dans le développement, en soulignant l’importance de la planification entre zones urbaines, périurbaines et rurales. L’AFD est la seule banque de développement à pouvoir consentir des prêts directs à des collectivités du sud : soulignons cet atout français ! Il est essentiel de s’appuyer sur les collectivités territoriales, au nord comme au sud.

Enfin, je vous proposerai de revenir sur la suppression, par la commission des affaires étrangères, de la notion de RSE, pourtant intégrée par les entreprises depuis le décret de 2012. Nos collègues ont préféré le terme de responsabilité sociétale, qui n’est pas clair.

Le texte fixe comme objectif de réduire progressivement les soutiens apportés par la France aux énergies fossiles. Or nos collègues des affaires étrangères ont limité cette ambition au seul cadre de la politique de développement. Revenons à la formulation initiale, cohérente avec la politique de transition énergétique engagée par le Gouvernement !

Je vous proposerai donc d’émettre un avis favorable à l’adoption de ce texte, sous réserve des quelques amendements que je vous soumets.

M. Michel Teston, président. – Merci pour cet exposé clair et complet.

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Mme Évelyne Didier. – Le système du 1 % déchets est en effet similaire au 1 % eau que nous connaissons, et qui remonte à la loi Oudin. La coopération relève avant tout des États et des organisations internationales, même si le lien entre collectivités territoriales est primordial dans nombre de microprojets. Il ne faudrait pas reporter sur les citoyens la charge d’une politique qui devrait être nationale et volontariste. La RSE est une notion reconnue internationalement – il existe des agences de notation en la matière – alors que le sens de l’adjectif « sociétale » est flou. Ce qui manque le plus à cette politique de développement, ce sont des moyens budgétaires. Quant à la lutte contre l’opacité financière et l’évasion fiscale, vous prêchez des convaincus ! Exiger la publication des clauses fiscales, je suis d’accord. Nous sommes favorables à ce texte.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – Il ne s’agit pas tant de faire porter aux collectivités territoriales la charge d’une politique qui incombe à l’État, que de faire appel à leur expertise en matière d’animation territoriale. Elles en tirent une légitimité dans leurs interventions. C’est une manière de conforter la clause de compétence générale !

Mme Évelyne Didier. – Astucieux, en effet.

M. Benoît Huré. – Le groupe UMP s’abstiendra sur ce texte et sur les amendements.

M. Michel Teston, président. – Nous y arrivons.

Article 1er

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 1 rappelle la dimension culturelle du développement durable. Cela fait consensus avec nos collègues des affaires étrangères et le ministère.

L’amendement n° 1 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 24 revient, avec l’accord du Gouvernement, sur un changement introduit par la commission des affaires étrangères : nous rétablissons l’appellation de RSE, qui a été introduite par le décret de 2012 et correspond aux usages internationaux. L’adjectif « sociétale » est ambigu.

L’amendement n° 24 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 2 rappelle que la politique de développement participe à la construction d’une communauté mondiale solidaire : il ne s’agit pas seulement d’aider, il faut encore créer des liens qui aideront à construire une meilleure régulation mondiale.

L’amendement n° 2 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – Avec l’amendement n° 3, nous rappelons que le projet de loi s’inscrit dans les objectifs de Rio +20.

L’amendement n° 3 est adopté.

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Article 2 (annexe)

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 10 vise à ne pas donner l’impression que la dégradation de l’environnement serait exclusivement le résultat du développement des pays du sud. C’est un amendement consensuel.

L’amendement n° 10 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 11 ajoute le mot « culturel ».

L’amendement n° 11 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 12 ajoute, parmi les actions possibles de la France, les expertises. Il n’y a pas seulement les outils financiers…

L’amendement n° 12 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 13 ajoute, parmi les politiques à articuler ensemble, « la préservation de la biodiversité ».

L’amendement n° 13 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 21 supprime la Charte sur la politique de développement et de solidarité internationale de la France, que la commission des affaires étrangères a ajoutée. Elle est superflue puisqu’un rapport très précis est annexé au présent projet de loi : choc de simplification !

L’amendement n° 21 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 23 remplace l’adjectif « sociétale » par les mots « sociale et environnementale ».

L’amendement n° 23 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 15 ajoute la phrase « La France promeut ainsi une planification urbaine et territoriale qui recherche l’articulation entre les échelles de territoire et les interactions entre territoires urbains, périurbains et ruraux. »

L’amendement n° 15 est adopté.

L’amendement rédactionnel n° 16 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 25 a, lui, une dimension politique : le texte initial comportait l’objectif de réduire les soutiens publics de la France aux énergies fossiles. Nos collègues saisis au fond ont restreint cet engagement aux « concours apportés aux énergies fossiles dans le cadre de la politique de développement ». Revenons à la rédaction initiale.

L’amendement n° 25 est adopté.

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M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 26 prévoit la prise en compte du retour d’expérience des bénéficiaires de l’aide.

L’amendement n° 26 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 22 revient à la formulation initiale, qui faisait référence à la loi bancaire de 2013, malgré les objections de la commission des affaires étrangères qui fait remarquer que les textes d’application ne sont pas encore publiés.

M. Michel Teston, président. – La référence porte sur la loi, non sur ses textes d’application.

L’amendement n° 22 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 14 met l’accent sur les coopérations culturelles. Là encore, il y a consensus.

L’amendement n° 14 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 17 mentionne la coopération entre les sociétés civiles du nord et du sud.

L’amendement n° 17 est adopté.

Présidence de M. Raymond Vall, président

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – Comme le n° 17, l’amendement n° 18 mentionne le dialogue entre les sociétés civiles.

L’amendement n° 18 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 19 le rappelle, l’AFD peut prêter directement aux collectivités territoriales du sud, ce qui en fait une banque de développement internationale spécifique : c’est un atout de la France !

L’amendement n° 19 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 20 vise à rappeler le lien entre les négociations sur le climat et le développement de nouveaux financements du développement durable.

M. Raymond Vall, président. – C’est très important ! Il s’agit du transfert de compétences et de techniques.

L’amendement n° 20 est adopté.

Article 3

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 5 rétablit la liste, présente dans le projet de loi initial et complétée par l’Assemblée nationale, des politiques avec lesquelles nous recherchons une cohérence. La commission des affaires étrangères du

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Sénat l’a supprimée, arguant qu’un oubli dans cette liste pourrait avoir des conséquences fâcheuses.

M. Raymond Vall, président. – En effet, dès lors qu’il y a une liste, ce qui n’est pas écrit sera écarté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – Cette liste signale au contraire que la politique de développement, que l’on voit parfois comme marginale, est transversale et multiforme.

L’amendement n° 5 est adopté.

Article 3 bis

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – Les membres du Conseil national du développement et de la solidarité internationale étant nommés par l’État, la parité hommes-femmes doit y être respectée. C’est le sens de l’amendement n° 6.

L’amendement n° 6 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 7 affirme l’expertise des collectivités territoriales dans la gestion des services publics locaux et l’aménagement du territoire. Comment le Sénat pourrait-il s’y opposer ?

L’amendement n° 7 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 8 tend à reconnaître les organisations de la société civile, tant du nord que du sud, ainsi que les organisations issues des migrations, comme des acteurs à part entière de la politique de développement et de solidarité internationale.

L’amendement n° 8 est adopté.

M. Ronan Dantec, rapporteur pour avis. – L’amendement n° 4 précise que la politique de développement et de solidarité internationale favorise l’échange et le dialogue entre les sociétés civiles.

L’amendement n° 4 est adopté.

Article 5

L’amendement de cohérence n° 9 est adopté.

M. Raymond Vall, président. – Il nous reste à nous prononcer sur l’avis que donnera notre commission sur le texte.

Mme Chantal Jouanno. – Le groupe UMP s’abstient : nous partageons les intentions, mais sommes en désaccord sur les moyens. Abstention bienveillante et constructive !

M. Raymond Vall, président. – Avant le sommet de Paris, il est bon de nous mettre en ordre de marche. Le projet de loi y pourvoit.

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La commission donne un avis favorable au texte ainsi amendé.

La réunion s’achève à 14 h 30.

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COMMISSION DES FINANCES

Mercredi 14 mai 2014

- Présidence de M. Philippe Marini, président -

La réunion est ouverte à 10 h 10

Stabilité financière : a-t-on progressé depuis 2008 ? - Audition conjointe de MM. Jean Beunardeau, directeur général de HSBC France et directeur de la

banque de financement, d’investissement et de marchés en France, Didier Duval, responsable de la sécurité financière et de la prévention de la fraude au

sein de la direction de la conformité du Groupe Crédit Agricole, Laurent Le Mouel, responsable des affaires réglementaires et prudentielles au sein de

la direction des risques du Groupe Crédit Agricole, Gérard Rameix, président de l’Autorité des marchés financiers, et Christian Walter, professeur

d’économie au collège d’études mondiales de la fondation de la maison des sciences de l’homme, titulaire de la chaire éthique et finances

La commission procède d’abord à l’audition conjointe sur le thème : « Stabilité financière : a-t-on progressé depuis 2008 ? », de MM. Jean Beunardeau, directeur général de HSBC France et directeur de la banque de financement, d’investissement et de marchés en France, Didier Duval, responsable sécurité financière et prévention de la fraude au sein de la direction de la conformité du Groupe Crédit Agricole, Gérard Rameix, président de l’Autorité des marchés financiers, et Christian Walter, professeur d’économie au collège d’études mondiales de la fondation de la maison des sciences de l’homme, titulaire de la chaire éthique et finances.

M. Philippe Marini, président . – Ambitieuse, l’audition conjointe de ce matin pose, de manière volontairement quelque peu provocante, la question de savoir si la stabilité financière a progressé depuis 2008. Est-il possible de répondre à cette question ? Sommes-nous présomptueux de la poser ?

L’étude et la compréhension des systèmes financiers est l’une des marques de fabrique de notre commission des finances qui, depuis de longues années, a été souvent à la manœuvre en matière de législation, de préparation de textes, tant au niveau national qu’à l’échelle communautaire, en particulier par le biais de propositions de résolution. Nous sommes à l’affût pour tâcher de comprendre les nouveaux sujets, les nouvelles technologies en matière de marchés financiers.

J’ai notamment en tête ce que nous avons fait en 2012 à propos du shadow banking – la finance de l’ombre. Notre commission a par ailleurs probablement été la première en France à réfléchir au bitcoin. Ce ne sont là que des exemples de notre souci de bien embrasser, dans le champ de l’étude et de la législation, tous les sujets qui peuvent se présenter en matière financière.

Depuis 2009, chacun sait que la régulation bancaire et financière a progressé à l’échelle mondiale, avec les règles de Bâle III, ou à l’échelle européenne, avec CRD 4, ainsi qu’en matière de réglementation des marchés, avec la directive MIF 2, ou encore s’agissant

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des chambres de compensation, avec l’arrivée d’EMIR. Tout ceci a été décliné à l’échelle française par la loi de régulation bancaire et financière de 2010, et par la loi de séparation et de régulation des activités bancaires de 2013. Nous nous interrogions hier, en séance publique, avec le secrétaire d’Etat, Christian Eckert, sur la publication des textes d’application de celle-ci.

Comme chacun le sait, ces régulations sont des garanties supplémentaires. Ce sont des moyens forcément coûteux pour encadrer les risques. Nos réflexions nous conduisent souvent à nous interroger sur la proportionnalité des efforts entrepris par rapport aux effets qu’ils peuvent produire sur le tissu économique. Il est particulièrement important d’y voir clair en matière de régulation, mais il est aussi important de pouvoir compter, dans une période comme celle que nous vivons, sur une production de crédits qui réponde aux besoins de développement ou simplement de financement du fonds de roulement des entreprises, notamment petites et moyennes.

Or, si nous savons bien qu’il faut toujours tenir compte de certaines préoccupations s’agissant de la solidité du système financier, nous nous heurtons davantage, sur nos territoires, aux limites de ce nouvel arsenal de mesures prudentielles, que nous n’en percevons empiriquement les avantages.

Nous voyons par ailleurs réapparaître des méthodes de titrisation, et nous nous interrogeons sur le point de savoir si elles sont réellement exemptes de tous les défauts, voire de tous les péchés de la génération d’avant 2008. De même, nous sommes parfois fondés à penser que certaines transactions financières demeurent tout aussi opaques et obscures qu’elles l’étaient avant l’éclatement des crises financières.

Au terme de cette vague de réglementations, les structures et les méthodes du secteur financier ont-elles changé ? L’adaptation n’est-elle pas purement superficielle et fonction du jour qui passe, des modes, des fantaisies des puissants ? Les risques ont-ils disparu ? Se sont-ils déplacés ? Sont-ils mieux maîtrisés ? Les comportements ont-ils évolué ? Un trader ne reste-il pas un joueur ? Une machine qui fabrique des transactions ne reste-t-elle pas une machine, avec l’amplification des comportements que cela peut induire ? Vous allez nous aider à réfléchir à ces questions, et à trouver des réponses parfaitement affûtées pour chacune d’elles.

Je me tourne en premier lieu vers Gérard Rameix, qui veille depuis déjà quelques années sur les marchés financiers français et européens. Sans doute va-t-il nous aider à entrer dans le sujet par une mise en perspective des principales évolutions du paysage financier et des nouveaux risques que cela fait apparaître.

M. Gérard Rameix, président de l’Autorité des marchés financiers. – J’hérite d’un sujet qui, comme vous l’avez souligné, est difficile : a-t-on progressé depuis 2008 en matière de stabilité financière ? Si je devais répondre en un seul mot, je répondrais oui, certainement ! La question est de savoir si l’on a suffisamment progressé, sans créer d’autres inconvénients économiques. Les progrès sont très nets et je peux le démontrer par quelques exemples.

Mon doute porte sur le fait de savoir si ces progrès ont été assez rapides. Cela peut paraître long, puisque nous travaillons sur un agenda qui a été fixé par les G20 de 2009 et de 2010 ; en 2014, nous ne sommes toujours pas arrivés au bout ! Il est nécessaire de le faire et

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de vérifier que les dispositions déjà adoptées se mettent en œuvre correctement, ce qu’on ne peut encore dire complètement.

En second lieu, la finance joue un rôle très complexe. Les risques peuvent à la fois être microéconomiques et être décelés dans les différents établissements ou chez les différents acteurs, mais il existe aussi des risques systémiques. Incontestablement, on est dans un régime de taux d’intérêt et d’injection de liquidités exceptionnel qui ne peut pas durer. On aura, selon moi, véritablement progressé que lorsqu’on sera revenu à une situation normale.

Les progrès ont d’abord été organisationnels et institutionnels. En Europe, ils sont assez nets. Nous avons ainsi créé les autorités européennes de surveillance (AES) dans les secteurs de l’assurance, des banques et des marchés financiers, qui constituent la voix et le bras armé des régulateurs. Je passe beaucoup de temps auprès de l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), qui n’existait qu’à l’état embryonnaire avant 2008.

En France, nous nous sommes organisés autour de deux pôles, un pôle prudentiel et un pôle de marché, avec des représentations croisées. Cette organisation est convenable et efficace. Je siège, en tant que président de l’AMF, au sein de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) ; Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, est représenté par le sous-gouverneur Robert Ophèle à toutes les séances du collège de l’AMF. On a donc, tant au niveau français qu’européen, un système institutionnel profondément rénové.

Je citerai deux grands chantiers, et d’abord celui de la régulation prudentielle bancaire, déjà mentionné. La situation des banques est profondément différente de celle qu’elles connaissaient en 2007-2008. Il n’existe jamais d’évolutions sans quelques inconvénients, mais elles sont incontestablement globalement plus solides. Elles le seront davantage à partir de novembre prochain, lorsque sera passé le test de la revue de la qualité des actifs (asset quality review ou AQR), avec une prise en main de la régulation bancaire par la Banque centrale européenne (BCE).

Le second grand chantier est celui de la mise en œuvre du règlement européen dit European market infrastructure regulation (EMIR). On comptait, avant la crise, environ 60 trillions de dollars de contrats dérivés, de gré à gré. On a entrepris des deux côtés de l’Atlantique de les réguler en grande partie. Depuis quelques semaines, toute banque ou tout acteur financier qui, en Europe, négocie de tels contrats doit les reporter à un « trade repository », sorte de banque de données de ces contrats. À partir du début de l’année prochaine, une grande partie sera obligatoirement sujette à une compensation centrale par une chambre de compensation, facteur de sécurité majeure.

Les régulateurs, à la suite d’une impulsion politique extrêmement forte des chefs d’État et de Gouvernement, réunis dans les différents G 20, ont engagé, aux États-Unis comme en Europe ou dans d’autres zones géographiques, des efforts très importants pour essayer de limiter les possibilités de risques systémiques.

Pour autant, est-on sûr qu’aucun accident ne peut survenir ? Sincèrement non. Sur les deux chantiers que j’ai cités, nous ne sommes pas au bout du chemin. Dans le cas des banques, le processus de revue de tous les actifs bancaires en Europe, qui est à ma connaissance inédit, est très lourd et comporte des risques. Je lisais ce matin même qu’un grand intervenant germanique estime qu’on a tort de le faire aussi tôt…

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Quant au règlement EMIR et au Dodd-Frank Act, même si les États-Unis ont six mois ou un an d’avance, nous n’avons pas encore pris la mesure de l’obligation de compensation centrale et de ses effets sur le système. Je suis moi-même surpris du fait que les experts ne soient pas d’accord sur les conséquences des différentes mesures.

Deux d’entre elles sont majeures. La première est la compensation centrale, qui comporte des contraintes financières pour les acteurs de cette compensation, un contrat devant être pour partie provisionné dans les comptes de la chambre de compensation pour couvrir les risques de son exécution.

Pour la partie des contrats non soumis à compensation, parce n’étant pas suffisamment normée, il existera des appels de marges obligatoires entre acteurs. Une banque ne pourra plus négocier un dérivé de gré à gré ou over-the-counter (OTC) sans entrer dans un mécanisme de calcul d’appel de marges avec sa contrepartie. Les économistes spécialistes de ces matières évaluent entre un et cinq les effets de la fixation d’un seuil de marge. C’est dire si on est dans un domaine où les conséquences économiques sont assez incertaines.

Pour être très schématique, certains estiment qu’il s’agit là d’une catastrophe, le produit risquant de devenir coûteux du fait d’appels de marges significatifs ; les entreprises non financières qui veulent se couvrir ne pourraient plus le faire, et l’on réintroduirait donc un facteur d’instabilité et de risques. D’autres estiment que le chiffre de 60 trillions de dollars était trop élevé et que le réduire de moitié n’emportera aucun impact économique.

Je suis personnellement incapable de savoir qui a raison ! Il est nécessaire d’avancer progressivement et empiriquement. Il existe peu de mesures, et les deux positions que j’ai résumées sont en fait des postures de négociation ou de principe. Je n’ai aucun doute quant à la direction à suivre, qui est bonne, mais difficile à paramétrer.

La seconde incertitude est systémique. Pour moi, la crise des subprimes vient de la mauvaise solution apportée à l’éclatement de la bulle, par injection massive de liquidités qui ont finalement donné lieu à des débordements énormes. Je crains, même si on n’avait pas le choix, qu’on en ait accumulé encore davantage ! Tant qu’on ne les aura pas résorbées, on subira des menaces considérables.

M. Philippe Marini, président . – Je me tourne à présent vers Jean Beunardeau. Comment procède-t-on au sein d’un groupe mondial comme le vôtre ? Quelles sont les responsabilités qui incombent à votre filiale française et, dans ce cadre, compte tenu des échanges que vous avez certainement avec vos homologues en charge d’autres exploitations, pouvez-vous nous faire partager une vision globale des progrès effectués, s’ils existent ?

M. Jean Beunardeau, directeur général de HSBC France, directeur de la banque de financement, d’investissement et de marchés en France. – HSBC France, ce sont 10 000 salariés, 300 agences, mais la moitié de l’activité est constituée par la banque d’investissement et de marché, qui génère la moitié des résultats et occupe 1 200 personnes. Nous regroupons à Paris toutes nos opérations de dette souveraine des pays de la zone euro, France et hors France, ainsi que l’essentiel des activités de dérivés actions pour le groupe dans son ensemble, que les clients soient en France, en Asie, ou aux États-Unis.

Nous échangeons en permanence avec le groupe. Comme beaucoup de groupes anglo-saxons, celui-ci fonctionne de manière matricielle. Des lignes mondiales gèrent chacun

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des métiers, qui sont également gérés localement, en coordination avec l’ensemble. Certains pays sont gérés depuis Paris.

M. Philippe Marini, président . – Pourquoi ne faites-vous pas cela Londres ? Ma question est un peu provocatrice !

M. Jean Beunardeau. – Historiquement, quand HSBC a acheté le Crédit commercial de France (CCF), c’est à Paris que se situaient ces compétences, plus développées à l’époque que celles de Londres. Nous nous sommes beaucoup battus pour que ces activités demeurent ici. Ce n’est pas toujours rationnel, mais nous y tenons, moi le premier !

M. Philippe Marini, président . – Nous ne pouvons que vous soutenir dans cette volonté de préserver cet outil !

M. Jean Beunardeau. – Comment les choses ont-elles évolué depuis 2007-2008 ? Assez profondément, et je citerai trois grands champs de modifications.

En premier lieu, nous avons pris conscience, après vingt ans d’extension financière, qu’un certain nombre de risques gérés dans les banques de marché étaient mal calculés voire ignorés. Durant vingt ans, le développement des opérations de marché a été massif. Il en existait six risques que l’ensemble des acteurs des marchés financiers avaient mal cernés.

Le premier risque résidait dans la croyance que tout actif était liquide, qu’il existait toujours une offre, une demande et un prix, et que, le jour où l’on voulait en sortir, quelqu’un était là pour l’acheter. Ceci s’est révélé faux. Les SICAV monétaires comportaient des produits structurés extrêmement longs, trop compliqués pour qu’on puisse leur fixer un prix simple ; en 2008, aucun prix n’existant, ils n’étaient plus liquides, et généraient des risques imprévus.

On pensait en second lieu qu’une dette souveraine, dans un pays développé, ne comportait aucun risque de défaut. C’était une croyance largement répandue : ce n’était pas exact.

En troisième lieu, les traders et ceux qui construisaient les modèles de marché, avaient tendance à considérer les risques identifiés comme extrêmement faibles, proches de zéro. On avait oublié qu’ils pouvaient se matérialiser une fois sur 10 000 ou sur 100 000, et que cela avait des effets importants.

En quatrième lieu, la croyance en la solidité et la stabilité de la notation des agences était un peu trop forte. Un double A, un triple A, un simple A était considéré comme une notation intrinsèque qui devait durer, alors que celle-ci est valable à un instant donné et peut évoluer.

En cinquième lieu, on a cru qu’il était possible, entre banques de premier rang, de se prêter de l’argent à chaque instant, sans risque de contrepartie bancaire. Or, la crise a démontré que toutes n’avaient pas la même solidité de bilan, et qu’en cas d’incertitudes sur la solidité d’une banque, le financement devenait plus difficile.

Enfin, les modèles de marché bâtis pour gérer des produits compliqués ne rendaient pas compte à 100 % de la réalité, mais d’une partie de celle-ci ; il fallait donc les affiner ou ne pas les croire entièrement, et ceci devait nécessiter des marges de précaution.

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Second champ de prise de conscience, plus psychologique : les banquiers ont compris qu’il y avait eu quelques excès dans leurs comportements, et que cela avait nui à la qualité de la compréhension et de la confiance avec les autres acteurs économiques en général – un peu trop de court-termisme, peu de responsabilité vis-à-vis des produits compliqués vendus à d’autres professionnels. Je ne parle pas ici des produits destinés aux particuliers, à propos desquels on a toujours pensé qu’il fallait faire attention, mais de ceux qui s’adressaient aux professionnels. Si le professionnel achetait un produit dont il n’avait pas vu les risques, tant pis pour lui ! C’est ainsi que l’on agit dans beaucoup de secteurs entre professionnels. On s’est aperçu que ce n’était pas acceptable sur la durée.

Enfin, peut-être aurait-il été nécessaire de revenir aux priorités de financements de l’économie, devenues, dans les banques, quelque peu secondaires par rapport aux opérations de marché.

Le troisième champ d’évolution – le plus important d’ailleurs – touche le cadre réglementaire, cité par Gérard Rameix ; il est lié à des lois et à des règlements ; il a complètement modifié le domaine dans lequel nous œuvrons et les paramètres d’exercice de nos métiers.

Les premiers paramètres concernent les exigences prudentielles. Pour prendre le même niveau de risques, il faut deux fois plus de capital qu’auparavant ; un financement d’une certaine maturité doit aujourd’hui être cinq fois plus long qu’auparavant. Par ailleurs, lorsqu’on dispose de fonds propres, le ratio de levier impose de prendre moins de risques nominaux.

Tout ceci a modifié la façon de faire : le couple rentabilité-risque a baissé. On prend moins de risques parce qu’on a davantage de fonds propres en face. L’activité est donc forcément moins rentable, mais le modèle est plus stable.

La réglementation nous a forcés à mener tout un travail sur la résolution bancaire. Ainsi, si une banque n’est plus capable d’assurer sa solvabilité, elle doit être gérée de manière organisée, et l’on ne peut plus dire qu’elle ne peut jamais faire défaut du fait des effets systémiques trop importants que cela entraîne. Ceci a donné lieu à un énorme travail sur les stress tests. Toutes les banques ont dû adopter une culture à plus long terme, afin de gérer leur extinction de manière ordonnée. En matière de structuration des banques, on est encore dans le flou, surtout pour un groupe comme le nôtre, les réglementations étant différentes selon les zones géographiques et pas toujours achevées.

Enfin, le mécanisme de surveillance unique (MSU) fait que les banques ayant, en zone euro, le même superviseur en la personne de la BCE, l’homogénéité va changer les comportements. La tentation de prendre des risques différents sera donc plus faible.

En conséquence, il en résulte un coût d’intermédiation bancaire forcément plus élevé. Nos matières premières sont les fonds propres et les liquidités. S’il faut plus de fonds propres et de liquidités longues pour le même crédit, ceci coûte plus cher à l’emprunteur. Ceci est partiellement compensé par le fait que, l’activité étant moins risquée, elle est moins chère – mais cela ne compense qu’une petite partie de ce coût supplémentaire.

Ce métier doit par ailleurs travailler avec des rentabilités plus faibles. Les grandes banques l’ont déjà dit à leurs actionnaires. Les attentes du secteur bancaire en la matière ont

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toutes été revues à la baisse. Auparavant, le chiffre de retour sur fonds propres était de 15 % ; aujourd’hui, tout le monde vise environ 12 %.

M. Philippe Marini, président . – Merci de nous avoir fait partager cette problématique d’ensemble, tout en nous rappelant les responsabilités spécifiques du centre de Paris au sein des activités de marché du groupe HSBC.

Je me tourne à présent, pour compléter notre tableau, vers les représentants du Crédit agricole, qui vont peut-être s’exprimer de manière plus technique, puisqu’en charge de ces sujets au sein d’une direction de la conformité. Ils vont sans doute mettre l’accent sur les contraintes réglementaires nouvelles, et la manière dont elles sont perçues par les exploitants. Quel est le dialogue interne, au sein de votre grande maison, entre votre service, en charge de la revue des risques et du contrôle des procédures, et ceux qui assurent l’exploitation du fonds de commerce bancaire ? Vous aime-t-on, en quelque sorte ?

M. Laurent Le Mouel, responsable des affaires réglementaires et prudentielles à la direction des risques du Crédit agricole. – A-t-on progressé depuis 2008 ? Incontestablement ! Le système financier est aujourd’hui plus sûr, et ce pour deux raisons principales : le cadre réglementaire est renforcé, et les structures de contrôle étendues.

En effet, depuis le 1er janvier 2014, les règles Bâle III s’appliquent en Europe au travers du règlement sur les fonds propres des banques dit CRR, et de la transposition en France de la directive CRD 4. Ces mesures induisent, ainsi qu’on l’a déjà évoqué, par un renforcement des fonds propres : il faut aujourd’hui plus de fonds propres aux banques pour pratiquer leurs activités. Ceci se traduit également par une meilleure prise en compte de certains risques, notamment en matière de contreparties liées aux opérations sur instruments dérivés, par une meilleure gestion de la liquidité des banques au travers d’un ratio de liquidités de court terme (LCR) et, enfin, par un contrôle de l’effet de levier excessif. Aujourd’hui, le ratio de levier n’est pas encore réglementaire, mais il fait l’objet d’un rapport à l’autorité de contrôle, et fera l’objet d’une publication à partir de l’année prochaine.

Le cadre réglementaire est également renforcé en raison de mesures spécifiques permettant d’améliorer la transparence des marchés financiers, déjà évoquée par Gérard Rameix, notamment à propos du règlement EMIR sur les infrastructures de marchés, qui permet de réduire les montants de dérivés gré à gré non compensés par une contrepartie centrale. Ceci augmente les exigences de contrôle des risques et de fonds propres pour les contreparties centrales, et oblige à un recensement des opérations de gré à gré qui ne seraient pas compensées.

Le renforcement du contrôle sur les agences de notation a également été évoqué. C’est une des grandes leçons de la crise financière qui permettra également de renforcer la transparence sur les méthodologies de ces agences.

Le système financier est également plus sûr aujourd’hui en raison de structures de contrôle étendues. L’adossement du contrôle bancaire à la BCE, à travers le MSU est une étape très importante, qui va changer radicalement le contrôle bancaire dans les pays membres du MSU. En France, treize établissements de crédits qui représentant 95 % des actifs bancaires seront soumis au contrôle direct de la BCE. On est aujourd’hui en phase de transition, et ce contrôle sera effectif à partir du 30 novembre 2014. Cette phase se traduit par une revue complète du bilan des banques, qui seront soumises aux contrôles de la BCE.

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Ces AQR constituent une opération de très grande ampleur, couvrant aussi bien les procédures que les montants de provisionnement des banques, la bonne qualification des crédits, entre les crédits non performants et les crédits sains, l’évaluation des risques sur le portefeuille de négociations. Au total, ce sont 50 % des actifs pondérés par les risques des banques qui seront revus intégralement par les équipes de la BCE, en lien avec les superviseurs nationaux – en France, les équipes de l’ACPR.

Cet exercice se prolongera jusqu’en juillet 2014 ; il sera suivi pendant l’été par un stress test organisé par l’autorité bancaire européenne, en lien avec la BCE. Ce test permettra de mesurer la capacité des banques de la zone euro à maintenir un ratio de fonds propres dur supérieur à 5,5 % en situation de marché très stressé. À l’issue de cet exercice de très grande ampleur, les résultats et les éventuelles mesures correctrices seront publiées juste avant l’entrée en fonction du MSU. Les doutes qui pourraient subsister sur la qualité des actifs de certaines banques de l’Union européenne devraient être définitivement levés.

La mise en œuvre du nouveau cadre réglementaire et prudentiel est une étape très importante, qui renforce la stabilité financière. Elle n’est néanmoins pas exempte d’un certain nombre de préoccupations pour les banques. La mise en place de ce nouveau cadre doit se faire de manière harmonisée ; ses effets et son impact global doivent être mesurés de manière précise.

La mise en place du MSU ne doit pas se faire au détriment des spécificités du secteur bancaire français. Il se caractérise par un certain nombre de spécificités, parmi lesquelles le financement de l’immobilier, qui passe majoritairement par un financement à taux fixe pour le client, le risque de taux étant porté par les banques et au travers d’organismes de caution mutuelle, comme le Crédit Logement. Ces spécificités ne sont pas complètement prises en compte aujourd’hui dans l’évolution vers le MSU, comme on le voit au travers des AQR.

Autre particularité : la banque-assurance et le poids des banques mutualistes. En France, les banques mutualistes jouent un rôle très important. Il ne faudrait pas que le MSU se traduise par une harmonisation trop poussée du modèle bancaire avec un modèle anglo-saxon, un financement de l’immobilier à taux variable et un poids de la banque-assurance réduit.

Le MSU, qui va entrer en vigueur à compter de l’année prochaine, est un point très important. Il est tout à fait légitime de partager la charge des crises bancaires et des restructurations entre les créanciers et les actionnaires des banques. Néanmoins, ce partage doit se faire à due proportion du risque que fait courir chaque secteur bancaire à l’ensemble du système.

Enfin, nous devons séparer nos activités de dépôt et de financement et certaines activités de banque d’investissement.

M. Philippe Marini, président . – Savez-vous comment nous y prendre ? Vous nous tenez des propos généraux, presque des propos de régulateur, mais nous attendions une expérience plus concrète !

M. Laurent Le Mouel . – En matière de mise en œuvre de la loi française, on assiste à un contrôle très strict de l’ACPR, la loi lui ayant confié la responsabilité de surveiller cette frontière entre les activités de trading et les activités de financement traditionnel. Une liste des activités qui doivent être « filialisées » doit être produite en juillet de cette année. Les

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banques travaillent aujourd’hui à identifier ces activités, en lien avec l’ACPR. Son contrôle s’exerce de manière très précise, et l’on voit mal comment on pourrait classer en activités utiles au financement de l’économie des activités qui seraient, selon la loi, considérées comme de pure spéculation.

M. Didier Duval, responsable sécurité financière et prévention de la fraude à la direction de la conformité du Crédit agricole. – Les banques jouent un rôle majeur dans le dispositif de lutte contre le blanchiment. Les banques formulent également des déclarations de soupçons auprès de TRACFIN. 30 000 ont été transmises par les professionnels assujettis à déclaration, dont 80 % par les banques en 2013.

Les banques ont également un rôle de surveillance du respect des embargos en matière de sanctions internationales et de gel des avoirs.

Le dispositif anti-blanchiment a été relayé par la troisième directive européenne mise en œuvre en France en 2009. Il est important de relever que la notion d’approche par les risques permet aux banques d’apprécier ceux-ci, par une cartographie lors de l’entrée en relation avec le client, en fonction de son environnement, de son type d’activité, etc.

La notion de corruption est également intégrée dans les dispositifs anti-blanchiment à travers la troisième directive, qui met en œuvre la notion de personne politiquement exposée (PPE), qui réclament une surveillance particulière.

La troisième directive a également introduit une notion de blanchiment de fraude fiscale. Nous portons donc un regard particulier sur ce volet. Ceci permet également à un groupe comme le Crédit agricole, à consonance mondiale, de décliner les processus mis en place par les régulateurs français et européens.

Enfin, les banques jouent également un rôle important en matière de lutte contre la fraude. Il s’agit d’un enjeu majeur, notamment en matière de fraude liée aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, de cybercriminalité, tant pour la banque que pour ses clients, notamment à travers le fishing.

M. Philippe Marini, président . – Pour clore ces interventions liminaires, je me tourne à présent vers le professeur Christian Walter, qui occupe une chaire au collège d’études mondiales. Ceci mérite peut-être, tant cet intitulé est large, un mot de commentaire.

M. Christian Walter, professeur d’économie au Collège d’études mondiales. – Le collège d’études mondiales est un lieu installé au sein de la Fondation de la maison des sciences de l’homme, créé par son administrateur, Michel Wieviorka, qui regroupe une quinzaine de chaires dont le but est de porter des réflexions qui paraissent pertinentes à une échelle internationale, en mettant en place un réseau de partenariats, de relations et d’invitations de chercheurs étrangers.

Ainsi, la chaire « éthique et finance », qui a été quelque temps installée à l’Institut catholique de Paris, est aujourd’hui au sein du Collège d’études mondiales depuis septembre 2013.

M. Philippe Marini, président . – Aidez-nous : a-t-on progressé ? Peut-on progresser ?

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M. Christian Walter . – Je propose d’appréhender la question qui m’a été posée à travers un axe particulier, suivant trois parties : les modèles, le cadre réglementaire et les représentations collectives. Que calcule-t-on ? Quelles sont les normes et les croyances collectives ? Il s’agit ici d’entrapercevoir ce qui est en jeu, depuis 2008, dans l’évolution de la stabilité financière et dans les impasses auxquelles nous sommes, aujourd’hui encore, confrontés.

La chaire a cherché à examiner la question de la nature des modèles et de la relation entre les modèles et les croyances, élément qui n’a pas été pris en considération dans le diagnostic établi à la suite de la crise de 2008 – dans l’ensemble extrêmement documenté, fourni, abondant, complet. Il ne s’agit pas uniquement d’une crise de l’expertise, de la technique, des marchés financiers, de l’éthique, des comportements, de la mesure de risque, mais également d’une crise de la connaissance que l’on a, et que l’on cherche à avoir, de l’incertitude économique et financière.

L’usage courant, en matière de réflexion sur les modèles, les considère d’un double point de vue, soit descriptif, soit prescriptif. Le point de vue descriptif est connu : le modèle est supposé décrire le monde, il est face au monde. Comme l’ont rappelé les précédents intervenants, le monde est vu comme une réalité et, face au monde réel complexe, le modèle est perçu comme trop simple. Par conséquent, le risque de modèle vient de l’écart entre la simplicité apparente du modèle et la complexité apparente du monde.

Dans cette manière de penser les modèles, la seule erreur qui puisse advenir est une erreur humaine. L’usage des modèles peut être un mauvais usage, les données peuvent être de mauvaises données, et l’on considère donc que le risque de modèle renvoie à un risque de type pragmatique – son usage – ou syntaxique – son écriture.

La variante de cette approche descriptive est une approche prescriptive : le modèle sert à proposer tel ou tel type d’intervention, de couverture, de protection, d’action politique, économique ou financière. Dans les deux cas, descriptif comme prescriptif, les modèles sont pensés comme étant face au monde, comme étant une partie de la réalité, pour reprendre les termes de Jean Beunardeau.

De ce point de vue, le risque sera mal mesuré, parce que l’on pense que la mesure se portera sur le monde – la mesure du monde. Or, il me semble que la crise de 2008 fait intervenir un autre phénomène, qui a été noté par les linguistes dans les années 1960, que l’on appelle le phénomène performatif. Qu’est-ce qu’un énoncé performatif ? Parler peut donner lieu à des énoncés descriptifs – « le verre est plus ou moins rempli d’eau » –, prescriptifs –« Ouvrez, fermez la porte » –, mais il existe des situations dans lesquelles, lorsque deux individus passent devant l’officier ministériel, les paroles : « Je vous déclare mariés » ne constituent ni un énoncé descriptif, ni un énoncé prescriptif. Avec des mots, il a été changé quelque chose dans le monde. On dit qu’on a fait des choses avec des mots : l’énoncé a été performatif.

Dans le domaine de la finance, il est important de bien tenir compte de cette caractéristique performative des modèles financiers, y compris des modèles mathématiques et des modèles de risques, qui ne sont pas seulement les descriptions du monde, mais plus précisément des mises en forme du monde, au sens précis où les mots font des choses. De ce point de vue, la performativité des modèles de la finance est un élément qui n’a pas été pris en compte dans l’ensemble des mesures qui ont porté sur le système financier, dans le but d’assurer sa stabilité.

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L’on voit qu’il n’y a pas seulement une question de risque mal mesuré, de modèle impropre à saisir le monde réel, mais davantage une question qui concerne la relation entre le modèle et le monde qu’il façonne. Le mot « performatif » vient du vieux français « parformer », qui veut dire « mettre en forme », l’anglais « to perform » en étant une variante. Ceci signifie que quelque chose se passe dans la mise en forme du monde professionnel. Il n’y a pas de pratique professionnelle – gestion des portefeuilles, contrôle des risques, risques de crédit – qui ne soient pas mise en forme par des théorisations mathématiques abstraites.

Cette performativité pourra emprunter deux canaux : un canal intuitif, celui des normes et de la réglementation, et un canal moins connu, celui des outils et instruments de calcul, au sens où un instrument de gestion, au sens très large, un ratio, un tableau de bord, un reporting, un modèle mathématique, un logiciel, ne sont pas que des objets techniques mais également des vecteurs de modification du monde.

Ceci m’amène à ma seconde partie : la notion de règle du jeu et de cadre réglementaire. Ces règles du jeu transforment les acteurs économiques et sociaux en acteurs au sens théâtral du mot, ce qui rejoint la notion de performation ou de « performance » en anglais ; les outils de gestion, les instruments de calcul, les modèles de risques ne sont pas que des mesures de risques, mais également des scripts ou des scénarios, qui disent quel rôle doivent jouer les acteurs qui sont dans les places financières, en train de mettre en œuvre ces modèles et ces réglementations.

Quel est l’enjeu dans le mécanisme de performativité du monde par les modèles ? Il me semble que c’est une façon de se représenter l’incertitude économique et financière qui se déploie dans un ensemble de croyances collectives. Ce qui est en jeu, c’est la façon dont on pense les variations économiques et financières. Soit on les voit comme des variations continues, régulières, que l’on peut à tout instant rectifier, corriger et gérer, soit on les voit comme discontinues, irrégulières, présentant des cassures, des sauts, des moments d’hétérogénéité.

La loi relative à la racine carrée dans Bâle III fait l’hypothèse qu’il n’existe pas de cassure en économie, cette loi ne s’appliquant que dans un cadre très précis dans lequel existe une continuité des variations économiques et boursières. À l’inverse, toute économie dans laquelle l’incertitude serait perçue de manière discontinue ne pourrait justifier une loi comme celle relative à la racine carrée du temps. Cette loi est une application moderne de Leibniz. Natura non facit saltus : la nature ne fait pas de saut ! Marshall, dans ses principes d’économie politique, l’a appliqué en 1890 ; c’est devenu la base des modèles économiques actuels.

Cependant, la nature saute bel et bien. La loi relative à la racine carrée du temps est donc une illustration du principe de Leibniz, mais n’est pas vérifiée par l’économie réelle.

Lorsque les réglementations ou les croyances collectives instrumentent, mettent en œuvre un risque considéré comme continu, avec pour seule dimension la volatilité, alors que le monde réel semble discontinu, l’écart entre ces deux représentations conduit à augmenter le risque systémique. La réduction de la volatilité se traduira par une augmentation de l’erraticité. En voulant réduire le paramètre lisse de la continuité, on court le risque d’augmenter le paramètre des chocs.

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En conclusion, de manière extrêmement schématique, ce qui est en jeu dans l’évolution des réglementations actuelles, c’est la compréhension des fondements des cadres conceptuels des différentes directives destinées à détecter les éléments qui se trouvent mobilisés pour justifier les types de réglementations en cause.

Dans un certain nombre de cas, on se trouve face à une théorisation conceptuelle qui continue à proposer une vision continuiste des variations économiques et financières. Mon impression est qu’il y a là un danger potentiel qui, pour l’instant, n’est pas encore complètement résolu par les dispositifs dont le but est de stabiliser le système économique et financier.

M. Philippe Marini, président . – Merci de nous avoir associés à ces réflexions, de nous avoir aidés à faire fonctionner nos esprits critiques, et de nous avoir rappelé que la technique n’est jamais vraiment neutre, qu’elle reflète et véhicule des représentations ou des croyances.

M. François Marc, rapporteur général. – Je remercie chacun des intervenants pour leurs éclairages. Je me félicite que l’on ait organisé cette table ronde sur un sujet sensible, sur lequel beaucoup de nos concitoyens restent dans l’expectative et, pour certains, dans l’inquiétude. Ils ont le sentiment - et ils nous le rappellent de temps à autre - que les effets de la crise financière ont été immédiats en 2007 et 2008 mais que, à l’inverse, les chantiers de réglementation sont très lents à s’organiser, que la mise en place de la taxe sur les transactions financières, annoncée depuis tant d’années, tarde par exemple à se concrétiser.

Gérard Rameix évoquait des désaccords entre les différentes expertises, suggérant que tout cela entraîne des atermoiements, des retards. Certains de nos concitoyens ont l’impression qu’il existe une forme de complaisance des régulateurs vis-à-vis des milieux bancaires et financiers, les choses ne s’organisant pas aussi vite qu’ils auraient pu le souhaiter. Ceci, je crois, légitime nos propres interrogations et le souci qui est le nôtre de mieux éclairer la situation réelle.

Je suis, pour ma part, porteur d’une forme de scepticisme depuis un certain nombre d’années à propos de ces sujets. Je me souviens des débats que nous avons eus en 2003, notamment à propos de la loi de sécurité financière, lorsqu’elle avait été débattue au Sénat. J’étais à l’époque porte-parole de mon groupe, et nous avions eu des débats riches, mais je me souviens également des réticences fortes dans la culture dominante de l’époque vis-à-vis d’un accroissement de la réglementation.

Je citerais l’exemple des agences de notation. Jean Beunardeau a affirmé qu’on a pris conscience, depuis la crise financière de 2008, que la stabilité des notations des agences était à l’époque un élément de risque mal mesuré. Je ne suis pas totalement en accord avec cette façon de voir les choses ! Quand nous avons débattu de la loi sur la sécurité financière, au Sénat, en 2003, nous avons pu faire état de la situation d’Enron, aux États-Unis, où les agences de notation, la veille de la chute d’Enron, continuaient à attribuer un triple A à cette entreprise ! Toutes les appréciations financières portées par les milieux de la régulation étaient positives. Le vers était donc dans le fruit. Ce n’est donc pas en 2008 que le regard est devenu plus objectif. La situation était déjà clairement fondée sur des bulles spéculatives, dénoncées ici et là, et qui devaient produire les effets que l’on regrette tous. D’autres bulles apparaissent encore dans le paysage. Le scepticisme doit donc rester de mise pour ce qui concerne notre action législative et quant aux préoccupations qui doivent être les nôtres en la matière.

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À ce sujet, je voudrais, au-delà de ce qui a été dit, poser quatre questions. En matière de réglementation bancaire, les choses ont avancé : les exigences sont plus lourdes, les besoins en capitaux ont été renforcés, certains ratios ont été améliorés, la prise de risques est aujourd’hui réduite en ce qui concerne les financements. De plus, la séparation des activités bancaires a été votée il n’y a pas si longtemps : bref, le cadre a sensiblement progressé.

Pour autant, des questions demeurent à propos de la sphère financière, parmi lesquelles la rémunération des dirigeants ou des traders et leurs bonus. Le plafonnement des rémunérations variables est-il le bon outil, le seul, pour maîtriser la prise de risques des traders ? Les bonus élevés sont-ils les seuls facteurs de motivation dans les banques d’affaires ?

On a pu constater ces dernières années de fortes divergences entre pays quant à la définition des preneurs de risques, soumis aux limitations salariales. En France, leur nombre serait passé de 3 250 personnes en 2012 à seulement 357 en 2013 pour BNP Paribas. Comment expliquer cette évolution ? Quel contrôle a-t-on sur les classifications ? Existe-t-il des salariés de banques gagnant plus d’un million d’euros par an, non compris dans le périmètre des preneurs de risques ? On a l’impression d’un flottement généralisé. Quel est le public concerné par ces rémunérations ? Pourquoi les chiffres évoluent-ils de façon aussi importante d’une année sur l’autre ?

Concernant le trading à haute fréquence (THF), le livre du journaliste Michael Lewis, « Flash Boys », a récemment fait sensation en exposant ces pratiques, accusant le trading haute fréquence de manipuler les cours. Le trading haute fréquence s’est développé à très vive allure ces dernières années, et procurerait à ses utilisateurs un avantage indu en matière de fixation des prix. Le marché est-il, de ce fait, largement faussé, au détriment des acteurs standards ? L’encadrement du trading haute fréquence dans la directive MIF 2 va-t-il suffire à régler ce problème ? Pourquoi ne l’avoir pas tout simplement interdit ? Une régulation allant jusqu’à l’interdiction de telles pratiques, souvent douteuses, constituerait-elle un sacrilège ?

Enfin, notre commission s’est déjà penchée sur le shadow banking ; dans la crise financière, on sait que le poids des géants de la gestion d’actifs n’a cessé de croître, à la faveur notamment des besoins de financements des retraites dans les pays anglo-saxons. D’après la banque d’Angleterre, la gestion d’actifs représenterait aujourd’hui 87 000 milliards de dollars, soit une année de PIB mondial ou trois-quarts des actifs détenus par les banques. C’est en outre un secteur très concentré, les dix premières sociétés de gestion représentant environ 30 % du secteur. N’y a-t-il pas là un risque de bulle très important dans certaines catégories d’actifs ? Les comportements moutonniers ne peuvent-ils conduire à des situations totalement incontrôlables en la matière ?

D’une façon générale, peut-on considérer que le shadow banking est en train de prospérer activement ? N’est-on pas en train de créer un système financier à deux vitesses, un système bancaire régulé, où on a pris conscience des risques et où on a mis en place un certain nombre de dispositifs, et un autre, non bancaire, mais en plein développement, aspirant à la fois les activités et les risques, qui nous mettrait en situation de grand péril pour l’avenir ?

M. Gérard Rameix. – Le trading haute fréquence n’est pas un problème technique. Si on souhaite l’interdire en France, nous pouvons le faire facilement. Le problème est de savoir si l’on a intérêt à l’interdire. Je ne le pense pas ! Je ne suis pas un avocat du

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trading haute fréquence. Je pense que c’est une pratique assez douteuse. Ses avocats disent qu’il est utile, réduit les « spreads », ces écarts entre le prix du vendeur et le prix de l’acheteur, qu’il accroit la liquidité et la performance des marchés. J’ai entendu beaucoup de discours de spécialistes généralement employés par les sociétés qui gagnent de l’argent avec le trading haute fréquence. Je ne partage pas ce point de vue.

Néanmoins, sur le marché des actions, le trading haute fréquence représente, selon les places, environ 40 % des ordres. La France prépare, en ce moment, une opération très importante, avec la mise sur le marché d’Euronext. Les quatre marchés - Amsterdam, Bruxelles, Paris et Lisbonne - vont être vendus et retrouver ainsi leur autonomie. Pour le financement de l’économie française et d’une partie de la zone euro, c’est très important. Sans trading haute fréquence, on change le plan d’affaires de la société que l’on met sur le marché. Ceci emporte des conséquences économiques assez importantes. Ce n’est pas un problème technique, mais un problème de choix politique.

En second lieu, je pense que deux questions se posent aux régulateurs. J’ai lu avec intérêt les précédents ouvrages de Michael Lewis, et surtout un certain nombre d’articles sur ce qui est en train de se passer aux États-Unis. Je connais par ailleurs les travaux que l’AMF mène sur ce sujet. Il existe deux sujets différents. Le premier est juridique et est en train de prospérer, notamment aux États-Unis, et nous nous attachons à le faire prospérer en France. Il s’agit de déterminer si des infractions boursières, au sens du droit positif, peuvent être commises par les opérateurs du trading haute fréquence. Ce n’est pas une question très simple. Dans certains cas, la réponse est oui. Il faut arriver à le prouver. C’est ce qu’essaye de faire le procureur de New York, qui pense que des avantages anormaux ont été donnés aux acteurs du trading haute fréquence. S’il arrive à les qualifier juridiquement, il pourra les pénaliser, sans en interdire la pratique.

Il s’agit donc de vérifier si certains comportements, qui reposent sur la vitesse et le nombre d’ordres annulés, constituent des infractions boursières. Pour répondre à cette question, un très long travail technique d’ingénieur et d’informaticien est nécessaire, le trading haute fréquence se caractérisant par l’émission de centaines de milliers d’ordres, qu’il faut étudier.

Le second sujet est plus politique. Considère-t-on, à partir d’un raisonnement économique ou éventuellement éthique, qu’il faut restreindre, voire interdire, le trading haute fréquence ? La position française est plutôt de répondre oui. Nous avons présenté des positions dans le cadre des discussions sur la directive MIF 2 ; ces positions ont été pour partie retenues. Des équipes de techniciens de l’AMF travaillent aujourd’hui au sein de l’AEMF pour essayer de préciser dans les règlements d’application de cette directive certains points cruciaux en matière de trading haute fréquence. J’insiste sur le fait que cela n’a, selon moi, de sens qu’à l’échelle de l’Union européenne.

Les moyens techniques sont assez simples : il s’agit du pas de cotation, c’est-à-dire la variation minimale de prix à partir de laquelle on peut passer un nouvel ordre. Plus on cherche à diviser le réel en intervalles très petits, plus on donne un avantage au trading haute fréquence. Plus les pas de cotations sont larges, plus il est difficile de faire du trading haute fréquence.

Faut-il réglementer le taux d’ordre annulé ? Accepte-t-on que l’on puisse envoyer des ordres en rafale et de les annuler 5 ou 6 millisecondes après ? Ce sont là les questions qui vont être discutées concrètement au plan européen ?

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Le principal problème réside dans le fait que le trading haute fréquence est né de la technologie, de l’éclatement des transactions entre de multiples places, qu’on a sans doute à tort favorisé aux États-Unis et en Europe. Les spécialistes de l’informatique ont du coup exploité ces possibilités techniques. Si on veut les limiter, il faut le faire tous ensemble, de façon cohérente, les échanges se faisant sur toutes les places en même temps.

Quant au shadow banking, le questionnement est pertinent. Il est repris dans toutes les instances. C’est une des questions majeures de la régulation actuelle. N’oublions pas que nous sommes face à des monnaies flottantes et à des transferts de capitaux libres. Dès que l’on impose une contrainte, les capitaux, les monnaies, les taux peuvent se déplacer. Le système est extrêmement plastique.

Cependant, je ne partage pas votre inquiétude sur le monde de la gestion d’actifs, que je connais relativement bien, et que nous sommes chargés de réguler en France : la gestion n’est pas un terrain de non-régulation. Les chiffres que vous avez cités sont exacts : les montants gérés par l’assurance-vie ou par les sociétés de gestion, qui se recoupent d’ailleurs partiellement, sont du même ordre de grandeur que le PIB, voire supérieurs à une année de PIB. Ce sont des montants colossaux, mais il y a d’énormes contraintes, des produits liquides et une régulation.

Certes, celle-ci n’est pas parfaite, ni sans faille. On a cité les fonds monétaires : on a eu très peur, il y a cinq ou six ans, lorsqu’on s’est aperçu qu’on avait des produits triple A parmi les fonds monétaires qui cessaient d’un seul coup d’être liquides. Pour autant, il ne faut pas penser que ce secteur n’est pas globalement régulé. Il ne s’agit pas de la même régulation que la régulation bancaire et les fonds monétaires doivent notamment s’y prêter très sérieusement, mais on ne peut pas dire que l’absence de régulation est totale – fort heureusement !

M. Philippe Marini, président . – Je me tourne tout d’abord vers Madame la ministre Nicole Bricq.

Mme Nicole Bricq. – Madame la sénatrice suffit ! On est ce que l’on est, pas ce que l’on a été ou ce que l’on sera !

Gérard Rameix nous a dit – et je partage son avis – que nous ne sommes pas dans la stabilité financière, notamment tant qu’il y aura autant de liquidités dans le monde. Je ne lui demanderai pas où la prochaine bulle va éclater, car cela fait partie des risques. Il y a toujours une bulle en préparation. Je voudrais toutefois qu’il nous en dise plus sur le sujet transatlantique. L’Europe est-elle dans un bon rapport de force avec les Etats-Unis, compte tenu de cette donnée ?

Ma seconde question s’adresse plutôt aux banquiers. Le modèle économique bancaire va profondément changer sous l’effet des normes prudentielles, de la régulation, de la supervision, etc. Je pense qu’il serait intéressant de se revoir entre juillet et novembre, lorsque nous aurons les résultats de la revue bancaire, avant le 15 novembre. Il est clair que les banques vont de moins en moins financer les entreprises. Celles-ci devraient se tourner vers le marché – ce qu’elles font du reste déjà. La place de Paris est-elle en bonne position pour amorcer ce changement, notamment par rapport aux petites et moyennes entreprises performantes et aux entreprises intermédiaires ?

M. Philippe Marini, président . – Question essentielle dans notre débat !

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M. Éric Bocquet. – Ma première question porte sur la trading haute fréquence. J’ai eu une conversation avec un ancien banquier, ancien membre de l’AMF à ce sujet. Cela conforte ce que Gérard Rameix a évoqué : le contrôle de cette activité échappe aujourd’hui à l’homme. Pour contrôler la conformité de 5 à 10 minutes de trading haute fréquence, dont on sait qu’il fonctionne 24 heures sur 24 dans le monde entier, il faut six mois de travail à l’AMF ! Confirmez-vous ce chiffre ? A-t-on la capacité de contrôler cette activité ? Si la réponse est négative, faut-il la maintenir ?

En second lieu, qu’en est-il de l’évolution du nombre des filiales de banques françaises dans les paradis fiscaux, territoires à fiscalité privilégiée, où règne une certaine opacité ? Y a-t-il eu des progrès depuis 2008 de ce point de vue ?

M. Francis Delattre. – Si on a le sentiment que l’Europe est prête à appliquer Bâle III, qu’en est-il de l’Amérique du Nord, qui ne semble pas être tout à fait dans les mêmes dispositions ?

Les articles de la presse économique font tous état du fait qu’à Wall Street, les choses se passent comme du temps de Lehmann Brothers. On nous explique même que les réglementations Obama sont régulièrement contournées ! Les mêmes causes devraient, à terme, amener les mêmes effets, d’autant que la planche à billets a fonctionné pour soutenir la croissance aux États-Unis. En réalité, c’est surtout l’Europe qui paye les dégâts.

Pensez-vous que les dispositifs que nous sommes en train de mettre en place depuis deux ou trois ans ont une chance de faire en sorte que nous soyons en partie épargnés par la future déflagration qui, à l’évidence, nous menace ?

En second lieu, pensez-vous que les réglementations que nous mettons en place soient suffisantes ? Je ne le pense pas, pas même à travers la directive Barnier, mais si l’on veut éviter que les États soient amenés à financer ces catastrophes, il faudrait des systèmes d’assurances qui fonctionnent !

En troisièmement lieu, si la Réserve fédérale des États-Unis (FED) dispose de larges possibilités d’interventions, ce n’est pas le cas de la BCE, dont tout le monde sait qu’elle est incapable de faire face à certains enjeux. À ce titre, la supervision unique est un dispositif intéressant et constitue un début. Combien d’établissements sont concernés dans la zone euro ?

L’euro est aujourd’hui trop fort. La planche à billet américaine fonctionnant, la monnaie européenne devient une sorte monnaie de réserve, pénalisant ainsi nos exportations, notre croissance et notre économie. Pensez-vous qu’il faille aménager le statut de la BCE afin de faire face à la fois aux risques potentiels qui nous menacent, et pour bénéficier d’une politique plus en phase avec l’idée que l’on se fait de la zone euro, qui devient une zone économique ?

M. Jean Germain. – Qu’est-ce que la stabilité financière ? On parle beaucoup des banques, mais la stabilité financière ne recouvre pas que cela. Selon la BCE, que je cite, « la stabilité financière est une situation dans laquelle le système financier qui englobe les intermédiaires, les marchés et les infrastructures de marchés est capable de résister aux chocs, en réduisant la probabilité d’une interruption du processus d’intermédiation financière, qui serait suffisamment important pour perturber l’allocation optimale des ressources ». La

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récession, selon moi, ne constitue pas non plus la stabilité financière : il faut aussi un peu de croissance pour avoir de la stabilité financière !

Le G20, après les crises de 2007 et de 2008, a réclamé une réforme des institutions, des méthodes, des régulations, aux États-Unis et en Europe. De nouveaux cadres de référence ont été mis en œuvre, redéfinissant le rôle des régulateurs, mettant en place des normes nouvelles pour les acteurs financiers. Il nous a été demandé d’adopter de nouvelles règles communes de surveillance entre grands pays et d’assurer une meilleure protection des consommateurs et des épargnants. Cela a-t-il avancé depuis 2008 ? Les réponses ne sont pas évidentes ! Les choses ont-elles progressé ? Gérard Rameix l’a affirmé. Est-on sûr que ceci va éviter la répétition de crises aussi graves ?

M. Gérard Rameix. – On ne peut en être sûr !

M. Jean Germain. – Si cela tue la croissance sans éviter les crises les plus graves, cela pose question !

Ces nouvelles règles permettront-elles que la finance soit au service d’une croissance renouvelée ? Ne risquent-elles pas de brider les innovations financières et la croissance elle-même ? Certaines innovations sont certes mauvaises, mais cela me fait penser au principe de précaution en général : on n’a plus le droit de faire quoi que ce soit ! Or, quand on n’innove pas, on régresse !

M. Philippe Marini, président . – Merci à Jean Germain de nous replacer dans le droit fil de la conception même de cette audition. Il a formulé des questions qui étaient à la base de notre démarche collective.

M. Albéric de Montgolfier . – La titrisation est largement à l’origine de la crise financière. Aux États-Unis, elle a d’ailleurs fait l’objet d’une régulation dès 2009.

Cependant un certain nombre d’intervenants, parmi lesquels le gouverneur de la Banque de France, ou le président de la BCE, voudraient relancer la titrisation, en levant un certain nombre de contraintes supplémentaires pour les produits titrisés qui, selon eux, pourraient servir à financer l’économie.

Ceci présente-t-il un risque ? Comment distinguer la bonne titrisation de la mauvaise ? La mauvaise titrisation est évidemment celle dont les dérives ont conduit à la crise financière. Quels sont les risques si l’on relançait ce processus ?

M. Philippe Marini, président . – Y a-t-il d’autres questions ? Je n’en vois pas. La parole est aux intervenants.

M. Jean Beunardeau. – S’agissant de la rémunération, il est vrai que, dans un certain nombre de transactions financières, le résultat met plusieurs années à apparaître. Quand on prévoit une rentabilité, un certain risque existe et il n’est pas sûr que le bénéfice se concrétise. On a parfois eu tendance, dans le passé, à rémunérer immédiatement ceux qui avaient réalisé un ensemble de transactions financières intelligentes, dont la rentabilité espérée était bonne, alors que la rentabilité réelle s’est révélée très éloignée de ce qui était attendu. On a donc créé, dans de tels cas, une incitation à une prise de risques excessive, la rémunération étant asymétrique. Il ne faut cependant pas croire non plus qu’il s’agit d’une règle générale, les managements des banques lissant les rémunérations des traders.

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Quant aux directives CRD 3 et CRD 4, elles ont mis en place des mécanismes qui, de mon point de vue, sont efficaces. Il en existe trois.

Le premier réside dans le différé de la rémunération avec clause de reprise : si un certain département voit, après deux, trois, quatre ans, que les résultats des transactions ne sont pas à la hauteur de ce qui était prévu, on peut reprendre les rémunérations qui ont été attribuées. Cela se pratique : nous en avons tous des exemples.

En second lieu, une partie de ces rémunérations est versée en titres, en actions de la banque, et n’ont pas le droit d’être couvertes. Quand les banques sont mal gérées et que les cours baissent, la rémunération réelle que touchent les traders est plus faible que prévue. Ils ont donc collectivement intérêt à faire en sorte que le titre se tienne bien.

Le troisième mécanisme repose sur le plafonnement des variables à 100 ou 200 %. On constate les effets de ces mesures sur les comportements qui, dans les salles de marchés, misent sur le long terme et se révèlent moins individuel.

M. Philippe Marini, président . – HSBC France est-elle concernée par le dispositif fiscal de la taxe à 75 % ? Si tel est le cas, est-ce un obstacle à l’attractivité de la présence, à Paris, d’équipes complexes ?

M. Jean Beunardeau. – Oui, HSBC France est concernée par cette taxe, mais pas sur des montants considérables. C’est effectivement un sujet : nous ne relocaliserions aujourd’hui pas certains collègues de Londres à Paris pour exercer leur activité.

Concernant le trading haute fréquence, je partage ce qu’a dit Gérard Rameix. HSBC ne le pratique pas. Nous n’avons jamais été convaincus par ses avantages pour la liquidité des marchés. Nous sommes incapables de citer quelque argument que ce soit en sa faveur !

Quant au shadow banking, lorsqu’on crée un secteur très réglementé, la nature ayant horreur du vide, les gens qui ont besoin de financement vont voir ailleurs ! C’est humain, et c’est parfois très utile, car certaines idées intelligentes ont besoin d’être financées et n’entrent pas dans le cadre du financement organisé et réglementé.

Les risques sur l’économie en général ne sont toutefois pas les mêmes. La différence entre le shadow banking et la banque réside dans le fait que le premier finance ces projets sur ses propres fonds, alors que les banques prêtent l’argent de leurs déposants. Perdre celui-ci crée donc un risque systémique réel.

M. Christian Walter . – Je rejoins ce qu’a dit Gérard Rameix à propos du trading haute fréquence. Il me paraît très important de bien voir que ce qui fonde le trading haute fréquence est une compréhension continuiste des risques financiers. Plus on continuise cette perception des risques, plus on légitime le trading haute fréquence. On est au cœur du débat leibnizien, au sens où il existe pratiquement là deux courants de pensée : si on est leibnizien, on considère le trading haute fréquence comme légitime parce qu’il est continu ; si on ne l’est pas, on le considère comme dangereux.

L’enjeu est donc bien dans la régulation et dans la manière dont les cadres conceptuels des directives se représentent l’incertitude économique et financière : est-elle « continuisable » ou non ? Il y aura deux manières d’agir concrètement, selon que l’on a ou non telle ou telle conviction.

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À Columbia, à Cambridge, à la LSE, cette idée commence progressivement à faire son chemin. On voit apparaître une alternative forte, au sens français du terme, entre continuisation ou discontinuisation. Les techniques, les instruments, les calculs, les mesures, et les réglementations font référence à l’une ou l’autre des écoles de pensée en s’appuyant dessus. Si l’on décide par exemple d’affecter un poids de risques au calcul de rémunération de bonus, avec une mesure continue du risque, le bonus sera élevé ; avec une approche discontinue, il sera bien plus faible.

Il en va de même pour ce qui est de la question de la réglementation et du shadow banking : si on régule le système à partir d’une vision continuiste de l’économie, donc fausse, peut-être crée-t-on des arbitrages réglementaires sur une partie non réglementée.

J’ai dit que la technique n’est pas neutre du point de vue de ce qu’elle conditionne ; nous ne sommes pas dans un monde positiviste. Je pense qu’il est aujourd’hui important de faire passer dans les calculs, les instruments, et les réglementations une compréhension discontinue des variations économiques et financières.

M. Gérard Rameix. – Pour en terminer avec le trading haute fréquence, je sens qu’une différenciation est en train de se faire, au sein du monde anglo-saxon, entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. Nos amis anglais ont publié il y a un an un rapport d’experts de 150 ou 200 pages commandé par le Trésor et la Banque d’Angleterre, pour en vanter les mérites économiques. Ce sont des tenants de Leibniz et de la continuité. Ils le sont toujours et je pense qu’ils vont essayer de nous freiner dans l’application de la directive MIF 2.

En revanche, aux États-Unis, où un grand nombre de firmes gagnent beaucoup d’argent, le débat est totalement ouvert, et ceci va nous être extrêmement utile.

Deux des difficultés majeures, pour nous, régulateurs, ont été fort bien illustrées dans vos questions. La première est de lutter contre le scepticisme généralisé. Si celui-ci conduit à baisser les bras, cela ne sert à rien ! C’est pourquoi l’AMF a intitulé son plan stratégique : « Redonner du sens à la finance ». Il faut que la finance elle-même considère qu’elle a un sens, et que les acteurs non financiers estiment aussi qu’on a besoin de la finance. J’ai une conviction : sans finance, on n’a pas de croissance ! Quand on est régulateur, il faut essayer d’avoir le moins possible de risques systémiques, mais aussi un système financier efficace. D’ailleurs, dans la définition que Jean Germain a citée figure le fait que le système d’allocation des fonds aux projets des acteurs non financiers doit être optimal. Nous ne l’oublions pas.

Je ne suis pas trop pessimiste sur ce point. Comme l’a dit Nicole Bricq, par un paradoxe de l’histoire, la crise des subprimes née aux États-Unis nous conduit à adopter un modèle de financement plus proche du modèle nord-américain que celui que nous avions à la fin du siècle dernier. Celui-ci était un modèle très bancaire, avec seulement un peu de financement par le marché. Aux États-Unis, les encours de crédits se trouvent moins dans les banques qu’ils ne le sont chez nous, et davantage sur le marché, ou dans des entités que l’on peut classer dans le shadow banking.

Nous avons adopté une régulation bancaire plus stricte : il nous faut donc ouvrir des portes. C’est pourquoi je ne partage pas l’inquiétude exprimée par l’un d’entre vous à propos de la titrisation. Je pense que la titrisation des subprimes a été un travail de fraudeurs !

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L’outil, en lui-même, n’est pas en cause. Ce n’est pas parce qu’un conducteur sous l’emprise de l’alcool est entré dans un arbre qu’il ne faut plus utiliser la voiture !

M. Philippe Marini, président . – Ou qu’il faut couper les arbres !

M. Gérard Rameix. – Une titrisation honnêtement réalisée et professionnellement présentée a son utilité économique !

C’est un des problèmes les plus faciles à résoudre, parmi les questions que nous avons traitées aujourd’hui. Si un produit frelaté obtient une note triple A, c’est catastrophique, mais une banque sérieuse – il y en a – peut offrir un véhicule avec des créances sérieuses et les présenter sérieusement ! Le seul inconvénient réside dans le fait que c’est plus cher que le bon vieux crédit bancaire, l’intermédiation bancaire étant relativement bon marché en termes de marges par rapport à la titrisation, qui est plus compliquée. Cela mit à part, il n’y a pas de risques énormes en tant que tel.

Ce qui a été catastrophique dans le cas des subprimes, c’est le fait que des banques allemandes ou des sociétés de gestion françaises ont acheté du papier issu d’une titrisation au carré, voire au cube. À la fin, elles pensaient quasiment acheter une obligation. Or elles achetaient un papier que plus personne, au bout du compte, pas mêmes des banquiers très sophistiqués, ne pouvait évaluer ! Nous avons réalisé des titrisations à la française à la Commission des opérations de bourse (COB) lorsque j’ai débuté comme directeur général ; nous en avons fait à l’AMF : nous n’avons jamais eu le moindre problème !

On doit donc progressivement basculer vers un modèle qui recourra à des financements plus diversifiés, qui feront appel à la gestion, au marché, aux assureurs. C’est un défi pour les régulateurs, mais aussi pour le législateur et pour l’ensemble de la sphère européenne. Il n’y a pas de raison de ne pas y parvenir ! Je ne suis pas pessimiste.

Aujourd’hui, le financement bancaire plafonne, comme l’illustrent les statistiques de la Banque de France, mais il existe également des financements obligataires très abondants. Je ne pense donc pas que ce soit le manque de financement qui freine globalement la croissance européenne.

Mme Nicole Bricq. – On en revient au problème de la confiance !

M. Gérard Rameix. – Il faut en effet de la confiance.

Mme Nicole Bricq. – C’est plus compliqué avec le marché.

M. Philippe Marini, président . – Il faut des outils pour syndiquer des crédits, des émissions obligataires. Il est évident que la plupart des entreprises, moyennes en particulier, n’iront pas directement sur le marché avec leur seule signature.

M. Gérard Rameix. – C’est plus difficile. On a de grandes banques en France. Pour répondre à la question de Francis Delattre, il existe 13 banques françaises et 128 européennes qui seront supervisées directement par la BCE. Nous représentons environ 10 % de celles-ci, notre système étant plus concentré.

M. Francis Delattre. – Il faut aussi tenir compte des décisions que l’on a prises concernant les fonds de pension, dont on n’a pas voulu, ou de l’assurance-vie. En réalité, 90 % du crédit bancaire financent aujourd’hui les investissements des entreprises.

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M. Philippe Marini, président . – Le problème des fonds de pensions résulte de responsabilités prises il y a vingt ans !

M. Gérard Rameix. – Pour résumer ma pensée, le crédit bancaire avec un crédit accordé sur sept ou huit ans, qui reste dans le bilan de la banque, va continuer à se faire. Il sera un peu plus difficile et plus cher. On va chercher des solutions alternatives, généralement un peu plus coûteuses que la marge d’intermédiation bancaire. Il faut en effet des spécialistes, des agences de notation ; il faut étudier le portefeuille de créances, avoir une structuration juridique plus complexe que celle qui existait dans les grands réseaux bancaires, dont certains sont ici.

La question posée par Nicole Bricq au sujet de la zone euro et du dollar est extrêmement compliquée. Je ne sais si j’ai la capacité d’y répondre. On est là dans deux mondes différents. Les États-Unis sont allés plus loin et plus vite que nous pour remettre de l’ordre, créer des liquidités ; ils ont obtenu une parité du dollar relativement favorable par rapport aux autres devises et sont en avance sur nous en termes de reprise de la croissance.

Ils sont face à un défi bien plus fort que le nôtre, puisqu’ils doivent reprendre ces fameuses liquidités. Lorsque Ben Bernanke a parlé pour la première fois de réduire le quantitative easing, la chose a eu immédiatement un impact très fort sur les marchés. En Europe, le paysage est différent. On a eu recours à des techniques équivalentes. Mario Draghi a réussi à faire en sorte que les taux de crédits des principaux Etats se rapprochent. On ne peut pas dire que le financement, dans les pays du Sud, soit parfaitement organisé, mais on a fait des progrès.

Beaucoup d’observateurs et d’économistes pensent que l’on est trop conservateur, et qu’il faudrait que la BCE fasse ce qu’a fait Ben Bernanke il y a deux ans. Je serai plus nuancé. Il faut naviguer entre deux risques, celui de freiner la croissance et celui de recréer des bulles. Pour l’instant, je suis moins critique que beaucoup de gens à l’égard de la BCE. Son parcours, durant ces dix-huit derniers mois, n’est pas si mauvais.

Mme Nicole Bricq. – Heureusement qu’elle était là !

M. Gérard Rameix. – On est assez content de l’avoir eue ! En France, on est toujours très critique.

M. Francis Delattre. – Ce n’est pas la critiquer de dire qu’on pourrait lui donner plus de moyens !

M. Gérard Rameix. – Elle va en avoir besoin pour la supervision bancaire.

Mme Nicole Bricq. – De combien a-t-elle augmenté son bilan ?

M. Gérard Rameix. – Énormément !

M. Philippe Marini, président . – Il faudra y revenir lors d’une autre audition. Les seules banques qui ne sont soumises à aucune régulation, ni à aucun contrôle sont, d’une certaine façon, les banques centrales. C’est le paradoxe des choses, que nous avions notamment essayé de traiter aux États-Unis, l’année dernière. Le bilan d’une banque centrale, par définition, est sans limite.

Mme Nicole Bricq. – Il est intéressant d’en connaître la progression.

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M. Philippe Marini, président . – Bien sûr, et de comparer les progressions d’un espace à un autre !

M. Gérard Rameix. – En conclusion, nous avons depuis 2008 considérablement intensifié notre action le plus concrètement possible pour essayer de rassurer les épargnants et mieux les protéger. C’est très lent et très difficile. Ils sont d’ailleurs toujours démarchés par des personnes qui leur font des offres malhonnêtes. Des opérations hyperspéculatives leur sont offertes, ou des produits totalement exotiques, mais on les protège globalement mieux qu’auparavant.

J’espère que l’on va revenir à une allocation de l’épargne moins défavorable aux entreprises françaises. Il faut que les épargnants se disent que, s’ils ont du temps devant eux, ils peuvent investir à profit, y compris dans des actions de grandes entreprises françaises. Beaucoup d’épargnants français ont manqué le passage du CAC 40 de 3 500 à 4 500, car ils ne désiraient plus entendre parler d’actions. Je pense que c’est une erreur pour eux

M. Francis Delattre. – Il est ensuite repassé de 6 000 à 3 000 !

M. Gérard Rameix. – C’est vrai, mais tous n’avaient pas acheté à 6 000 ! Nous avons réalisé une étude démontrant que, sur vingt-cinq ans, le placement en actions est meilleur que le placement immobilier, hors impôt, qui a pourtant été phénoménal – à condition d’avoir réinvesti les dividendes. La réalité est donc plus complexe qu’il n’y paraît !

M. Philippe Marini, président . – Encore faut-il ne jamais avoir besoin de son argent, et de se contenter de faire la liste de ses plus-values potentielles !

M. Gérard Rameix. – On a aujourd’hui un biais défavorable à l’investissement dans l’économie productive, hors impôt.

Je pense qu’il faut persévérer. On n’a pas tiré toutes les conséquences de la crise. On ne peut dire qu’on a maîtrisé tous les nouveaux risques. Il y en a d’autres. Je ne partage pas l’idée qu’on va droit vers l’éclatement d’une nouvelle bulle. C’est là une vue très noire de la situation.

Je pense que l’on peut gérer la sortie de crise, mais on a encore besoin d’au moins deux à trois ans pour stabiliser le système et en retrouver un plus sain. Je pense que l’on peut y arriver.

M. Laurent Le Mouel . – J’aimerais revenir sur un certain nombre de questions concernant l’efficacité des mesures qui ont été prises. Est-on allé assez loin ? Pourra-t-on éviter une crise aussi grave à l’avenir ?

L’efficacité de ces nouvelles mesures est certaine. Gérard Rameix évoquait la longueur de l’agenda et le fait que l’on était dans une zone d’incertitude. Il s’agit en effet d’une réforme réglementaire de très grande ampleur, qui suppose que l’on procède lentement, et que l’on mesure tous les effets potentiels sur l’économie. Néanmoins, les banques ont d’ores et déjà largement anticipé ces évolutions. Elles se sont adaptées, notamment en termes de gestion de la liquidité. Une enquête du comité de Bâle, qui repose sur les cent plus grandes banques internationales, et qui a lieu tous les six mois, montre qu’au 30 juin 2013, le ratio de liquidité de court terme était de 114 % en moyenne, très supérieur aux 60 % qui s’appliqueront à compter du 1er janvier 2015. De la même façon, les fonds propres se sont

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considérablement renforcés. On a aujourd’hui un ratio moyen qui était, en juin 2013, de 9,5 %, bien supérieur aux 7 % qui sont aujourd’hui exigés.

Ces réformes portent donc leurs fruits. Faut-il aller plus loin ? L’idée est plutôt de prendre en compte l’impact de toutes ces réformes, d’en mesurer l’effet sur le financement de l’économie. Un certain nombre de dangers existent en effet à vouloir aller plus loin, la proposition de la Commission européenne sur la séparation des activités représentant une inquiétude majeure pour les banques.

Concernant la titrisation, je rejoins totalement les propos de Gérard Rameix. Il peut paraître paradoxal de voir qu’un outil qui a été présenté, sûrement à tort, comme un véhicule de propagation de la crise, est aujourd’hui favorisé par l’évolution de la finance, notamment par l’évolution réglementaire, puisque c’est précisément pour réduire les contraintes de liquidités et d’effet de levier que les banques sont poussées à sortir de leur bilan des actifs qu’elles avaient coutume de porter jusqu’à leur maturité.

Néanmoins, il faut souligner que le cadre réglementaire qui encadre ces titrisations a considérablement évolué. Là où, par le passé, il fallait par exemple 10 euros de fonds propres pour investir dans une tranche de titrisation notée simple A, il faudra dorénavant 65 euros, soit une multiplication par plus de six des exigences de fonds propres.

De la même façon, les exigences de contrôle interne, qui encadrent la manière dont cette activité est gérée par les banques, ont également considérablement été renforcées.

Par ailleurs, en Europe, les actifs qui sont titrisés sont généralement de très bonne qualité. En France, sont principalement concernés les crédits immobiliers, dont on sait que le taux de perte est très faible. Sur ces actifs, les risques que l’on a pu voir apparaître à l’occasion de la crise des subprimes sont limités et contrôlés.

M. François Marc, rapporteur général. – Je voulais remercier les intervenants pour leurs réponses, notamment Gérard Rameix, pour les précisions qu’il nous a apportées sur le trading haute fréquence, qui reste un point délicat, le taux de 40 % des transactions qui se font au travers de ce dispositif représentant un poids considérable.

Un point n’a cependant pas été développé : j’aimerais demander son point de vue à Christian Walter, qui est en charge d’une chaire sur la finance et l’éthique, sur la rémunération dans la sphère financière. L’une des causes de la crise dans laquelle nous avons été plongés, et l’un des problèmes qui subsiste réside dans la question des rémunérations des preneurs de risques, des bonus et des montants très élevés qui sont alloués. Pouvez-vous nous donner votre avis sur ce thème ?

M. Philippe Marini, président . – J’aurais souhaité ajouter deux brèves remarques, avant que vous ne nous apportiez les conclusions nécessaires.

Laurent Le Mouel a évoqué le crédit immobilier et les caractéristiques du système français. Nous savons pourtant qu’il demeure une dichotomie fondamentale entre le système de crédit immobilier à la française, dont la garantie repose sur l’évaluation de la solvabilité de l’emprunteur et, d’autre part, le système de crédit immobilier à l’anglo-saxonne, qui a été importé par beaucoup d’autres pays, comme par exemple l’Espagne, où la garantie repose sur la valeur de l’actif acheté grâce au crédit. C’est le système du « mortgage » qui, lorsque le

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marché s’inverse, induit bien entendu des pertes et déstabilise le système financier dans son ensemble.

J’avoue ne pas comprendre comment il se fait qu’une leçon aussi évidente que celle de la crise financière de 2008-2010 n’ait pas été retenue par nos homologues, et par les grands spécialistes des différents pays dont il s’agit. Après le désastre de Dublin, par exemple, on ne s’est jamais posé la question de savoir si le système ne devrait pas être monté autrement.

Enfin, je voudrais profiter de la présence de Gérard Rameix pour lui demander, du point de vue de la législation boursière, qui est l’un des éléments qui doit concourir à l’efficience des marchés, à leur transparence et à la bonne connaissance des offres, s’il lui semble normal que le management d’un grand groupe industriel cède 70 % de l’activité de celui-ci, envisageant ainsi de modifier très substantiellement la réalité économique dudit groupe, sans que cela implique pour l’initiateur de l’offre d’achat de proposer à l’ensemble des actionnaires de racheter leur part de capital, sans procéder à un ramassage, un maintien de cours ou une offre publique sur 100 % du capital. Bien entendu, chacun voit à quelle situation concrète je fais allusion !

M. Francis Delattre. – En Allemagne, le coût du logement est 50 % moins cher qu’en France, à type de logement équivalent. Est-ce le mode de financement - dont tout le monde prétend qu’il est parfait - qui amène ce résultat ? Ceci entraîne incontestablement une vraie difficulté par rapport au coût de la vie, à la croissance et même aux salaires. C’est un de nos handicaps. Est-ce lié au mode de financement ?

M. Christian Walter . – S’agissant de la question des excès de rémunération, la technique n’est pas éthiquement neutre. Un choix technique est un choix éthique. On peut inciter ou dissuader. C’est là que l’on retrouve la question du calcul mathématique, les modélisations incitant à des prises de risques excessives.

J’aurais tendance à mettre un frein aux moteurs, grâce à une technique différente, complétant éventuellement une réglementation externe qui n’est pas, en soi, suffisante. Si on réglemente par l’extérieur sans mettre de freins aux moteurs, la technique nous embarquera toujours dans une direction qui n’est pas celle de la réglementation. Il faut donc changer la technique elle-même pour qu’on arrête d’inciter les individus à prendre des risques excessifs, qu’ils sont persuadés de pouvoir prendre, du fait des croyances dont nous avons précédemment parlé.

M. Philippe Marini, président . – Or, la technique n’est pas issue d’un vote émis par les parlements démocratiquement élus, mais constatée dans une pratique professionnelle !

M. Gérard Rameix. – Pour répondre à la question du président Philippe Marini, en droit, le management peut céder les actifs, dès lors qu’il respecte le droit des sociétés, c’est-à-dire l’intérêt social et une procédure transparente vis-à-vis du marché. Ceci peut paraître paradoxal puisque, dès lors que vous achetez 31 % des actions d’une société cotée, vous devez faire une offre sur la totalité du capital, sous le contrôle du régulateur ; à l’inverse, si vous achetez 70 % de l’entreprise, vous pouvez négocier avec le seul management.

La situation est différente si le groupe qui cède ses actifs est contrôlé ; l’AMF peut alors demander à l’entité qui contrôle le cédant de désintéresser les actionnaires minoritaires

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de la cible dont la stratégie change brutalement, si le marché n’est pas assez liquide, ou s’il existe des problèmes.

En l’état actuel, seul le code AFEP-MEDEF, qui se situe du point de vue de la gouvernance, recommande dans un tel cas que l’assemblée générale des actionnaires soit saisie. En Grande-Bretagne, sauf erreur de ma part, dès lors qu’un management voudrait céder plus de 25 % de l’activité, il lui faudrait une autorisation de l’assemblée générale, mais c’est plutôt une particularité britannique.

Je l’ai dit et écrit, je pense que les deux affaires, qui sont exceptionnelles de ce point de vue, de groupes discutant de façon très avancée pour céder des actifs importants, sans processus d’offre, méritent de donner lieu à une réflexion sereine, qui peut être assez longue, parce que compliquée.

Certaines entreprises comme la FNAC ont, dans le passé, procédé à des distributions d’actions, et fait sortir du périmètre une société cotée pour en créer une autre, la FNAC étant maintenant cotée de façon indépendante.

Une réflexion juridique doit donc être menée. Le droit n’est pas neutre non plus. Il faut le faire à partir de conceptions économiques, éthiques, et de comparaisons internationales. On peut se poser la question de savoir s’il faut modifier le droit des sociétés pour suivre l’exemple anglais. On peut aussi se demander s’il faut des ajustements au droit des offres, mais je ne suis pas encore capable de répondre à cette question.

M. Jean Beunardeau. – S’agissant du logement en Allemagne, celui-ci est en effet bien moins cher qu’en France. On trouve même des endroits où ce n’est pas 50 % moins cher, mais 66 % ! Mais les conditions de financement sont à peu près les mêmes : on prête aux particuliers sur une capacité de remboursement d’environ 30 % maximum de leurs revenus. Il n’y a pas, en France, de ce point de vue, d’effet de surcrédit sur le logement. En revanche, l’Allemagne est un pays dont l’économie et la population sont totalement réparties sur le territoire, à construction assez facile. En moyenne, l’offre et la demande s’équilibrent donc beaucoup plus facilement sur le territoire allemand. En outre, les propriétaires y sont bien moins nombreux.

La réunion est levée à 12 h 20

Mercredi 21 mai 2014

- Présidence de M. Philippe Marini, président -

Désignation d’un rapporteur

La commission désigne tout d’abord M. Gérard Miquel rapporteur sur la proposition de loi n° 496 (2013-2014) de Mme Aline Archimbaud et plusieurs de ses collègues relative à la nocivité du diesel pour la santé.

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Réforme ferroviaire - Demande de saisine pour avis et désignation d’un rapporteur

La commission demande ensuite à se saisir pour avis du projet de loi n° 1468 (AN – XIVe législature) portant réforme ferroviaire et nomme M. François Patriat rapporteur pour avis, sous réserve de son adoption par l’Assemblée nationale et de sa transmission.

Situation économique et financière de l’Autriche, de la Hongrie et de la Slovaquie - Communication de M. Philippe Marini

Puis la commission entend une communication de M. Philippe Marini, président, sur la situation économique et financière de l’Autriche, de la Hongrie et de la Slovaquie.

M. Philippe Marini, président . – La communication de ce jour a pour objet de partager avec les membres de la commission quelques éléments de réflexion issus de trois missions réalisées au cours des derniers mois, en Hongrie, en septembre 2013, puis en Autriche et en Slovaquie en février dernier.

Comme les missions précédentes, ces déplacements ont consisté en des réunions de travail avec les principaux acteurs politiques et économiques de ces pays : membres du Gouvernement, responsables des commissions des finances et des groupes parlementaires - issus aussi bien de la majorité que de l’opposition –, gouverneurs des banques centrales, dirigeants d’entreprises et, en particulier, des principaux établissements bancaires, représentants de la communauté d’affaires française, notamment.

Ces rencontres offrent une vision plus fine de la situation économique et financière de ces États et constituent des compléments essentiels aux informations publiées par les institutions européennes et par les pays eux-mêmes. Ceci démontre que les relations bilatérales conservent toute leur pertinence au sein de l’Union européenne.

La Hongrie compte de nombreux atouts. Cet État de 10 millions d’habitants bénéficie d’une situation géographique avantageuse et d’un système de formation performant qui lui permet de disposer d’une main d’œuvre de qualité.

Par ailleurs, en juin 2013, le Conseil de l’Union européenne a décidé de mettre fin à la procédure de déficit excessif (PDE) engagée à l’encontre de la Hongrie en 2004 : en 2012, son déficit public a été inférieur à 2 % du produit intérieur brut (PIB) et celui-ci devrait approcher 2,5 % du PIB en 2013. Les dirigeants politiques hongrois ont clairement exprimé leur volonté de stabiliser le déficit public en deçà de 3 % du PIB, et ce, je cite le président du principal groupe du Parlement hongrois, « non pas pour satisfaire Bruxelles, mais parce que la stabilité de l’Union européenne repose sur l’effort des différents pays ».

Pour autant, la Hongrie présente d’importantes fragilités. Après avoir renoué avec la croissance en 2010 et 2011, le pays a connu un recul de son PIB de 1,7 % en 2012 et l’activité économique devrait progresser d’environ 1 % en 2013. La Hongrie est l’État membre du Groupe de Visegrád – également composé de la Pologne, de la République tchèque et de la Slovaquie – qui affiche les performances économiques les plus faibles. Néanmoins, la situation économique hongroise tend à s’améliorer depuis le début de

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l’année 2014 et il n’est pas exclu que le positionnement relatif de la Hongrie au sein de ce groupe évolue.

En tout état de cause, pour ce qui est de l’année 2013, l’atonie de l’activité économique était imputable à la faiblesse de la croissance de la consommation et de l’investissement, notamment étranger, qui connaissait deux origines principales. Tout d’abord, le niveau élevé d’endettement du secteur privé, qui excède 130 % du PIB, contraignant les ménages et les entreprises à réduire leur taux d’endettement et donc à diminuer leur consommation et leurs investissements. Il faut noter que le niveau d’endettement du secteur privé a été artificiellement accru par la baisse du taux de change du Forint, dans la mesure où nombre de ménages et d’entreprises avaient contracté des emprunts en devises étrangères. Si cela n’est pas propre à la Hongrie, ceci constitue une caractéristique forte de la situation hongroise actuelle.

L’endettement en devises représente l’un des enjeux sociaux les plus sérieux auxquels le pays est actuellement confronté. Depuis 2011, le Gouvernement hongrois a proposé plusieurs mesures afin d’alléger le poids de la dette des ménages : remboursement anticipé des emprunts, fixation du taux de change sur la base duquel les prêts sont remboursés, annulation d’une part de la dette existante, etc. Pour autant cette question n’est pas définitivement réglée à ce jour, en particulier pour les ménages les plus modestes et continue à peser sur le bilan des banques ; ainsi, en 2013, les prêts non performants représentaient près de 20 % des prêts accordés aux ménages hongrois. En bref, sortir de cette situation sera une entreprise longue et difficile.

Ensuite, la situation économique hongroise est marquée par la faiblesse des investissements, qui s’explique par le désendettement des ménages et des entreprises, la plus grande réserve des banques à accorder du crédit en raison de l’accroissement des risques associés aux prêts et au recul des investissements directs étrangers (IDE).

Selon les milieux d’affaires, le principal motif de la baisse des investissements directs étrangers (IDE) réside dans l’instabilité législative et réglementaire. En effet, l’actuel parti au pouvoir a profité, au cours de la dernière législature, de sa position majoritaire pour mener une activité législative intense. Au moment de mon déplacement, 712 lois avaient été adoptées par le Parlement depuis l’arrivée au pouvoir du Fidesz en 2010, soit en deux ans et demi ! Nous pourrions presque parler d’un Parlement stakhanoviste… Il m’a été indiqué que la Constitution hongroise permettait, dans certains cas, un examen particulièrement rapide des textes par le Parlement ; ainsi, la « procédure exceptionnelle », qui ne peut être utilisée que six fois au cours d’une session et doit être validée par deux tiers des parlementaires présents, permet l’examen et l’adoption d’une loi en deux jours seulement.

En outre, certaines des personnes rencontrées ont affirmé que les impositions sectorielles créées à l’initiative du Gouvernement, comme par exemple la taxe temporaire sur les banques, avaient contribué à une désaffection des investisseurs. Il convient de rappeler la forte présence des entreprises multinationales dans les principaux secteurs économiques hongrois ; aussi les autorités hongroises ont-elles souhaité solliciter ces investisseurs étrangers.

La création de ces impositions ne peut se comprendre que dans le cadre des politiques non orthodoxes développées jusqu’à présent. Tant les membres du Gouvernement que ceux du Parlement ont précisé que la stratégie retenue consistait à éviter un coût social élevé et une baisse des revenus, en particulier pour la classe moyenne qui est très endettée, et

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donc à faire reposer la consolidation budgétaire sur les plus grandes entreprises. Au total, il s’agissait d’assurer l’acceptabilité sociale de l’ajustement des finances publiques en le faisant substantiellement reposer sur les entreprises, notamment étrangères.

Parmi les différentes mesures non orthodoxes adoptées, mon attention a été retenue par le « système de travaux d’intérêt général », qui consiste à donner un emploi rémunéré par le secteur public aux personnes aptes à travailler mais sans emploi. Les chômeurs concernés sont généralement employés par des entreprises privées, sélectionnées par les collectivités, et contribuent à l’activité commerciale ordinaire de celles-ci. Il ne s’agit donc pas d’ateliers publics, mais bel et bien de sous-traitants des collectivités. Depuis sa mise en place, ce système a bénéficié à 500 000 individus et concernerait aujourd’hui 300 000 personnes ; celui-ci constitue une préoccupation de premier ordre des parlementaires hongrois qui voient fonctionner ce dispositif dans leurs collectivités. Il m’a été précisé que ce programme évoluait progressivement vers la formation des demandeurs d’emplois. Quoi qu’il en soit, il fait peu de doute que le « système de travaux d’intérêt général » ait largement contribué à stabiliser le taux de chômage en Hongrie – qui s’élève à 11 % de la population active, environ.

Pour conclure ce développement sur la Hongrie, il convient d’aborder la question des perspectives européennes du pays. Sur ce point, il m’a été clairement indiqué qu’il n’était pas prévu que la Hongrie intègre la zone euro dans l’immédiat ; le gouverneur de la banque centrale a précisé que cette intégration ne pourrait avoir lieu avant que le PIB par tête hongrois ait rejoint la moyenne européenne – ce qui reporte l’entrée du pays dans la zone euro à un terme indéterminé.

Mon déplacement en Autriche s’est, quant à lui, déroulé dans des circonstances particulières : le lendemain de mon arrivée, un règlement de la situation de la banque Hypo Alp Adria (HAA) était proposé par le Gouvernement, consistant en la création d’une structure de défaisance – ou bad bank – pour accueillir les actifs non performants de cette institution.

Cette banque avait dû être nationalisée en 2009 afin de lui éviter la faillite ; celle-ci avait été fragilisée, notamment en raison de sa forte présence dans les pays des Balkans qui ont été durement affectés par la crise économique. En dépit des recapitalisations opérées par l’État autrichien, la situation de la banque n’a pu être stabilisée, appelant donc un règlement définitif de la situation de Hypo Alp Adria.

Cependant, lors de mon déplacement, la solution préconisée par le Gouvernement était débattue, dès lors que la création d’une structure de défaisance ferait reposer le coût de la liquidation sur l’État autrichien et, donc, sur les contribuables – ce qui semblait être difficilement accepté par l’opinion publique. Pour autant, en raison de la tradition politique consensuelle autrichienne – très différente de celle de la Hongrie ! –, tout ceci reste sans réelle conséquence politique. Le secteur financier estimait, quant à lui, qu’une faillite pure et simple dégraderait l’image de l’Autriche auprès des investisseurs internationaux.

La structure de défaisance devrait, selon les dernières informations disponibles, être créée en septembre prochain. Reste maintenant à savoir dans quelle mesure le règlement du cas de Hypo Alp Adria pèsera sur la dette et le déficit publics autrichiens car, en effet, les montants en jeu sont considérables.

Pour autant, l’Autriche présente, globalement, une situation économique solide et affiche le plus faible taux de chômage de l’Union européenne ; celui-ci s’élèverait à 4,7 % en

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2013 et 2014 – il faut dire que le marché du travail autrichien repose sur l’association d’un droit du travail flexible et d’un système de formation professionnelle des jeunes particulièrement efficace, qui s’inscrit dans la tradition austro-hongroise. En outre, selon la Commission européenne, le PIB autrichien connaîtrait un rebond en 2014, de 1,8 %, après un léger ralentissement en 2012 et 2013.

En matière budgétaire, le déficit public s’est établi à 2,5 % du PIB en 2012, bénéficiant d’une croissance économique plus dynamique que prévu et d’un service de la dette moins élevé qu’anticipé, en dépit du versement d’aides importantes – environ 0,9 % du PIB – au secteur bancaire nationalisé. S’agissant des années 2013 et 2014, le gouvernement autrichien anticipe un déficit public de respectivement 2,3 % du PIB et de 1,5 % du PIB.

Les efforts de redressement des finances publiques sont portés par un programme de mesures de consolidation budgétaire sur la période 2012-2016 qui comprend, notamment, une réforme du système de retraites, la suppression de dispositifs de retraite anticipée, ou encore la réduction des conditions d’accès à certaines prestations sociales.

L’Autriche a, par ailleurs, renforcé son cadre budgétaire en adoptant, à la fin de l’année 2011, une règle d’or sous la forme d’un frein à la dette – sujet que j’ai examiné avec un grand intérêt. En application de cette règle, le déficit structurel est limité à 0,35 % du PIB pour l’État fédéral et à 0,1 % du PIB pour les Länder et les collectivités locales à partir de 2017. Ce cadre est intégré dans un « pacte » liant les Länder, les communes ainsi que l’État fédéral, qui décline des cibles budgétaires contraignantes à ces différents niveaux. Cela m’a été expliqué avec soin par le directeur du budget, qui constitue une véritable autorité en Autriche.

Enfin, cette mission m’a permis d’aborder la question du secret bancaire et de la coopération fiscale internationale. Lors de ma visite, les autorités autrichiennes ont montré des signes de « résistance » en ce qui concerne la révision de la directive « épargne », estimant que la levée du secret bancaire et l’échange automatique d’information ne devaient pas porter préjudice à l’Autriche et, donc, n’intervenir que s’ils concernaient également le Lichtenstein, Saint-Marin et Monaco. Nous savons désormais que l’Autriche a accepté, il y a quelques semaines, une évolution de la directive « épargne ». Les positions se sont donc assouplies depuis février dernier.

Mes interlocuteurs ont, en outre, dressé un bilan éclairant de la mise en œuvre des accords « Rubik » avec la Suisse. Dans ce cadre, l’Autriche a perçu un milliard d’euros au titre de la liquidation du passé et les avoirs des contribuables souhaitant conserver l’anonymat donnent lieu à un prélèvement de 25 %, soit le taux d’imposition autrichien de tels revenus.

J’en viens maintenant à la Slovaquie. Cette dernière figure parmi les « petits » pays de l’Union européenne, qu’elle a intégrée en 2004, puisqu’elle compte un peu plus de cinq millions d’habitants. Surtout, il s’agit d’un État « jeune », issu de la scission de la Tchécoslovaquie en 1993. Aussi, chacun s’interrogeait sur la viabilité économique d’une Slovaquie indépendante. Toutefois, celle-ci nous a surpris ; force est de constater que ce pays est parvenu à prospérer et que celui-ci affiche des performances économiques relativement satisfaisantes, voire supérieures à celles de la République tchèque. En dépit de la crise, la Slovaquie a affiché un taux de croissance moyen de son PIB de 5,3 % sur la période 2005-2009.

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L’économie slovaque s’est fortement redressée après la crise économique : après avoir décliné entre 2007 et 2009, le PIB a rebondi de 4,4 % en 2010. Bien que moins dynamique actuellement, en raison, notamment, de l’atonie de l’activité mondiale et de la dépendance de la Slovaquie aux exportations, le PIB croîtrait malgré tout de 1 % en 2013 et de 2,8 % en 2014.

Pour autant, les créations d’emplois restent faibles dans un environnement marqué par un taux de chômage élevé. Aussi, je tiens à souligner les forts contrastes qui existent dans cette zone danubienne, entre des pays pourtant si proches géographiquement ; alors que l’Autriche affiche un taux de chômage inférieur à 5 %, que la Hongrie compte environ 11 % de chômeurs, le taux de chômage de la Slovaquie est de 14,5 % en 2013 !

En ce qui concerne la situation budgétaire slovaque, il convient de noter que la Slovaquie fait l’objet d’une procédure de déficit excessif (PDE) depuis 2009. Le déficit public du pays s’élevait, en 2012, à 4,5 % du PIB. Le projet de plan budgétaire présenté à l’automne dernier à la Commission européenne prévoyait un déficit de 3 % du PIB en 2013 et de 2,8 % en 2014. Les données qui seront publiées dans les semaines à venir nous indiqueront si les promesses ont été tenues.

En tout état de cause, le gouvernement slovaque a élaboré, en mars 2012, un programme de consolidation budgétaire qui repose sur trois piliers. Vient, tout d’abord, l’augmentation des taux d’imposition sur les revenus des personnes physiques aisées et sur les sociétés à partir de janvier 2013 ; par ailleurs, des prélèvements spécifiques ont été institués sur les entreprises réglementées et les banques. Ensuite, une réforme de l’administration publique a été engagée. Enfin, un plan de lutte contre la fraude a été défini. À cet égard, des initiatives originales ont été prises afin de lutter contre la fraude à la TVA : chaque ticket de caisse remis lors d’un achat permet au consommateur de participer à une loterie organisée par l’État, afin d’inciter celui-ci à contrôler que le commerçant déclare bien ses ventes à l’administration fiscale…

M. Philippe Dallier . – Et que gagne-t-on ?

M. Philippe Marini, président . – Il peut s’agir d’automobiles ! Cela montre bien que des idées originales et concrètes peuvent être glanées dans d’autres pays… En outre, la Slovaquie s’est dotée, en 2011, d’une « règle d’endettement » qui définit des procédures prévoyant la mise en œuvre de mesures de redressement lorsque le niveau d’endettement public dépasse les plafonds prévus. À titre d’exemple, la loi sur la responsabilité budgétaire prévoit que le Gouvernement doit présenter au Parlement un budget équilibré lorsque la dette publique représente entre 57 % et 60 % du PIB ; même, lorsque le seuil de 60 % du PIB est dépassé, le Gouvernement doit demander au Parlement un vote de confiance.

Par ailleurs, un Conseil de responsabilité budgétaire a été créé afin, notamment, de surveiller le respect de la trajectoire budgétaire et d’évaluer l’incidence des réformes structurelles sur les finances publiques. Ses membres sont nommés par le Parlement. Il s’agit de l’équivalent de notre Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Il est intéressant de relever que, pour la première fois cette année, le respect de la trajectoire de solde structurel de la Slovaquie sera contrôlé.

À ce titre, le Conseil de responsabilité budgétaire – qui dispose de ressources intellectuelles de grande qualité – s’est attaché à évaluer le PIB potentiel slovaque, permettant de calculer le solde structurel, et a souligné la difficulté d’estimer une telle donnée ; ses

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travaux sur ce sujet ont été regroupés dans une publication intitulée avec humour « Trouver le Yeti ». Ceci nous rappelle immanquablement que notre Haut Conseil des finances publiques (HCFP) devra lui-même contrôler l’estimation du PIB potentiel de la France lors de la prochaine loi de programmation des finances publiques et que la tâche sera difficile…

L’un des membres du Conseil de responsabilité budgétaire m’a indiqué que celui-ci avait pris l’initiative de réunir les organismes équivalents des différents États européens ; il me semble qu’une telle démarche doit être encouragée de manière à favoriser une convergence des méthodes de travail.

Enfin, le gouverneur de la banque centrale m’a fait savoir qu’il était difficile d’évaluer l’impact positif – ou négatif – de l’introduction en Slovaquie de l’euro en 2009, dès lors que celle-ci a été concomitante à l’éclatement de la crise économique. Pour autant, il a souligné que de nombreux investisseurs étrangers avaient choisi la Slovaquie en raison de son appartenance à la zone euro, venant ainsi renforcer le potentiel productif du pays.

Ainsi se concluent ces quelques notes de voyage qui permettent d’appréhender la réalité d’autres États membres de l’Union européenne et, surtout, soulignent les différences de situation qui existent entre les pays. À ces trois pays visités correspondent trois situations économiques différentes et trois systèmes politiques distincts ; alors que la Slovaquie est gouvernée par la social-démocratie, une droite que l’on pourrait qualifier de « conviction » est au pouvoir en Hongrie et l’Autriche affiche un système consortial.

M. François Marc, rapporteur général. – Je tiens à remercier le président de cette analyse détaillée de la situation économique et financière de ces trois États que sont l’Autriche, la Hongrie et la Slovaquie. Certaines initiatives de nos voisins méritent d’être regardées de plus près. Le « système de travail d’intérêt général » hongrois a été mentionné ; il s’agit certes d’une initiative originale mais néanmoins débattue…

Je souhaiterais surtout dire quelques mots sur l’euro. Un récent déplacement en Lettonie m’a permis de constater que l’introduction de l’euro dans cet État européen avait été une véritable réussite. Au fond, en indiquant ne pas souhaiter entrer immédiatement dans la zone euro, le Gouvernement hongrois s’inscrit dans un discours de défiance à l’égard de l’euro qui tend à se développer dans le contexte actuel – ce qui doit nous inquiéter. Pour autant, je tiens à rappeler que, quand bien même elle le souhaiterait, la Hongrie ne pourrait intégrer la zone euro à ce jour : elle ne remplit pas les critères requis. Je pense en particulier à la situation de ses finances publiques.

En tout état de cause, les travaux du président sont utiles pour nos propres analyses. L’examen de trois pays présentant de telles différences en termes de performances économiques ne peut que constituer une source de réflexion intéressante.

Mme Nicole Bricq. – Je me réjouis que le président ait exercé un droit de suite en se rendant en Autriche ; j’y avais moi-même effectué un déplacement en 2012, lorsque j’étais rapporteure générale. À cette occasion, il m’avait été indiqué que le secret bancaire constituait un élément « identitaire » en Autriche… À l’époque, ce sujet était encore peu discuté, mis à part par la France qui demande depuis longtemps une révision de la directive « épargne ». Il semble, en effet, que les choses aient évolué depuis lors ; pour autant, nous devrons être attentifs à l’évolution concrète de la situation en Autriche, mais aussi au Luxembourg.

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L’Autriche fait souvent l’objet d’une attention limitée en France, étant tout à la fois trop proche et trop loin. Néanmoins, ce pays doit retenir tout notre intérêt ; c’est, par exemple, l’un des grands opposants de la France sur la question du nucléaire au sein des Conseil de l’Union européenne…

M. Philippe Marini, président . – Je rappelle que mon déplacement en Autriche avait été précédé, en juillet 2013, d’une audition portant sur les questions de secret bancaire et d’évolution de la directive « épargne » à laquelle l’ambassadrice d’Autriche en France, Ursula Plassnik, avait participé.

Mme Nicole Bricq. – Lors de mon déplacement en Autriche, j’avais également pu constater que les investisseurs russes avaient pris de nombreuses participations dans les établissements bancaires autrichiens. Ceci est aussi un point qui mérite d’être examiné.

M. Philippe Marini, président . – C’est, en effet, une question essentielle qui concerne l’ensemble de l’Europe centrale et orientale.

Mme Michèle André. – Avez-vous abordé, lors de vos déplacements dans ces trois pays, la question des travailleurs détachés ? Ce point nous préoccupe tout particulièrement.

M. Philippe Marini, président . – Cette question n’a pas été traitée, mais je pense que nous gagnerions à mieux exploiter les informations en provenance de nos services économiques à l’étranger.

La commission donne acte de sa communication à M. Philippe Marini, président.

Projet d’opérateur national de paye (ONP) - Audition conjointe de M. Olivier Bourges, directeur général adjoint à la direction générale des finances publiques (DGFiP), Mme Marie-Anne Lévêque, directrice générale de

l’administration et de la fonction publique (DGAFP), M. Jacques Marzin, directeur de la direction interministérielle des systèmes d’information et de

communication (DISIC) et de Mme Valérie Metrich-Hecquet, secrétaire générale du ministère de l’agriculture

La commission procède enfin à l’audition conjointe sur le projet d’opérateur national de paye (ONP) de M. Olivier Bourges, directeur général adjoint à la direction générale des finances publiques (DGFiP), Mme Marie-Anne Lévêque, directrice générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP), M. Jacques Marzin, directeur de la direction interministérielle des systèmes d’information et de communication (DISIC) et de Mme Valérie Metrich-Hecquet, secrétaire générale du ministère de l’agriculture.

M. Philippe Marini, président . – L’audition conjointe de ce jour est relative à l’opérateur national de paye (ONP), dont l’enjeu n’est pas mince. Le 10 mars dernier, le Gouvernement annonçait l’abandon de l’essentiel du projet de l’opérateur national de paye, chantier informatique lancé en 2007 dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP). L’ambition de mettre en place un système de paye unifié et harmonisé pour tous les agents de l’Etat s’est heurtée, semble-t-il, à la complexité technique de l’entreprise, et à d’importants dépassements de coûts et de délais. L’ONP connaît ainsi le

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même sort que Louvois, logiciel de paye des armées auquel nous nous sommes intéressés récemment : y a-t-il une fatalité en ce domaine ?

Fondamentalement, la question que nous nous posons est la suivante : n’est-il pas illusoire de vouloir simplifier l’aval – c’est-à-dire la paye – alors que le problème est d’abord en amont – la complexité des règles de notre système de rémunération ? Ceci conduit à se demander si l’abandon du chantier de l’ONP, essentiellement pour des raisons techniques et financières, implique par là même l’abandon des principes qui en sont à l’origine – centralisation, simplification, harmonisation.

Pour nous aider à comprendre les enjeux de cette décision qui fut sans nul doute difficile à prendre, nous allons d’abord donner la parole à Jacques Marzin, directeur interministériel des systèmes d’information et de communication (DISIC), auteur du rapport qui a conduit le Premier ministre à décider l’arrêt de l’ONP. Vous avez la vision la plus globale du sujet. Y a-t-il eu un problème technique ou une défaillance dans la direction du programme ? Un défaut de suivi ou un défaut de volonté ? Où se situent les responsabilités ? Avez-vous des éléments à nous communiquer sur le coût, sur l’abondance du lait renversé dans cette affaire ? Y a-t-il, avec Louvois puis l’ONP, une fatalité ? Les causes de l’échec sont-elles inéluctables ?

M. Jacques Marzin, directeur interministériel des systèmes d’information et de communication (DISIC). – Je vais tenter de résumer un sujet d’une extrême complexité. La DISIC, créée le 21 février 2011 et placée sous l’autorité du Premier ministre, a été rattachée au Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP) lors de sa création en octobre 2012. Ses missions sont d’orienter, d’animer et de coordonner toutes les actions des administrations d’Etat en matière de systèmes d’information (SI), et de piloter les nombreuses mutualisations. Une part importante de la mission de la DISIC vise à sécuriser les grands projets informatiques, et c’est à ce titre que nous sommes, très tôt, intervenus sur le projet ONP.

En guise d’historique, je rappellerai que l’ONP a été créé en 2007 à la suite de nombreux travaux menés dès 2002 par la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) avec le soutien de l’Agence pour le développement de l’administration électronique (Adaé), qui a précédé la DISIC. Ces travaux ont d’abord exploré la possibilité d’un seul système d’information des ressources humaines (SIRH) uniforme pour l’ensemble des ministères, et d’un seul calculateur automatique de la paye. En 2006, l’objectif d’un SIRH commun a été abandonné pour centrer l’effort sur le calculateur de la paye, dont la création et la mise en œuvre a été confiée à l’ONP. La mission de l’ONP était aussi de mettre en place un pilotage de la masse salariale et des effectifs de la fonction publique d’État, et de développer les « référentiels » communs à tous les SIRH ministériels en vue du raccordement au calculateur de la paye. La DISIC est intervenue dès le printemps 2012 pour appuyer le ministère de l’agriculture, pilote de l’opération, afin que le raccordement puisse fonctionner.

Des difficultés sont apparues dans plusieurs ministères concernant le raccordement de leur SIRH au calculateur national, qui ont débouché sur des annonces de décalage temporel et nous ont conduit à alerter les autorités sur des risques supplémentaires qui n’avaient pas été identifiés jusqu’ici. Il était nécessaire de s’intéresser à l’opération dans sa globalité. Une mission a été confiée à l’Inspection générale des finances (IGF) et au Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGEIET), puis j’ai commandé une revue indépendante pour s’intéresser aux aspects techniques de l’opération. Ces missions ont identifié de façon convergente plusieurs difficultés, notamment

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l’extrême complexité du système et l’ambitieux niveau de qualité attendu des SIRH en vue du raccordement. Des surcoûts allaient inévitablement apparaître du fait de l’allongement des travaux nécessaires au raccordement. Aucune de ces missions d’exploration n’a cependant statué sur l’arrêt du projet. Seules ont été émises des pistes et des recommandations en faveur d’un itinéraire un tout petit peu moins ambitieux, plus progressif, sans remettre en cause les fondamentaux du projet et l’existence du calculateur central.

C’est la raison pour laquelle le Premier ministre m’a mandaté pour conduire des travaux de « refondation » qui nous ont permis d’explorer toutes ces voies techniques et d’en dégager les coûts et de construire de nouveaux plans-projets soumis en décembre dernier. Nous avons travaillé avec tous les ministères, avec toutes les directions parties prenantes et avec l’ONP, dans un allant collectif sans faille, avec la participation extrêmement active de tous les acteurs, et nous n’avons pas douté, jusqu’à la consolidation des éléments de délais et de coûts, que nous puissions trouver une solution qui nous permette de poursuivre le projet.

À l’issue de ce travail, au début du mois de décembre, nous avons fait trois constats difficiles.

Premièrement, la durée du projet : celui-ci devait se terminer en 2016, mais il mais il est apparu qu’il n’aurait pas pu être achevé avant 2023. Or cet horizon 2023 est soumis à des aléas. La priorité est en effet de réparer le logiciel Louvois du ministère de la défense et non pas d’améliorer les SIRH des autres ministères en vue de leur raccordement. Par ailleurs, le ministère de l’éducation nationale est engagé dans un projet d’une très grande complexité sur des masses financières et des populations extrêmement importantes, et dont le calendrier en vue de la « bascule » a dû être révisé pour être plus raisonnable, et forcément plus long. Bref : un projet interministériel dont la durée est prolongée de sept ou huit ans devient un objet dont la bonne fin est extrêmement aléatoire. Ce constat vaut pour tous les projets de systèmes d’information, ne serait-ce que parce que, pendant ce temps, le droit continue à évoluer, la simplification continue de progresser. Tout cela rend les coûts et les délais très incertains.

Deuxièmement, le coût : nous avons pour la première fois consolidé l’ensemble des projets – le calculateur et les SIRH. Nous avons pu constater que même en poussant jusqu’à l’horizon 2034, nous arrivions à une rentabilité extrêmement négative, qui s’établit à un milliard d’euros au minimum. Et cet horizon est plus long que les quinze ou vingt ans que nous prenons habituellement comme référence pour un système informatique de paye.

M. Philippe Marini, président . – D’après les éléments que vous m’avez communiqués, le total des coûts pris en charge par l’État de 2009 à fin 2013 s’élèverait à 286 516 215 euros. Vous vous êtes livré à une comparaison entre une hypothèse de poursuite et une hypothèse d’arrêt du projet, dont il résulte que le scénario de poursuite est beaucoup plus cher que le scénario d’arrêt. Peut-on alors dire qu’il aurait été possible de ne rien faire, de ne pas dépenser le moindre euro, et que les fonctionnaires auraient continué à être payés ?

M. Jacques Marzin, directeur interministériel des systèmes d’information et de communication (DISIC). – Les chiffres que vous citez concernent le coût du seul ONP. Lorsque je parle d’un milliard d’euros, j’intègre non seulement l’ONP mais aussi l’adaptation des huit SIRH ministériels en vue de leur raccordement à l’ONP, car ces sujets ne peuvent être traités l’un sans l’autre. Nous avons travaillé sur le périmètre global de l’écosystème, sans lequel l’ONP n’est rien et ne sert à rien. L’un des défauts originels du projet est que l’on s’est concentré sur un chiffrage très minutieux de la construction du calculateur, mais que l’on s’est

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insuffisamment préoccupé de la coordination de l’ensemble des SIRH ministériels. C’est ce qui a motivé ma mission : alors que l’ONP avait quasiment achevé son calculateur conformément aux spécifications, on constatait que le ministère de l’agriculture, qui était pilote, ne parvenait pas à se raccorder au calculateur pour liquider la paye.

Aurait-il pour autant mieux valu ne rien faire ? Certainement pas. Les ambitions du projet, les objectifs d’homogénéisation des pratiques, de rationalisation de la chaîne SIRH-Paye et de simplification réglementaire sont et restent prégnantes. Je ne pense pas du tout qu’en ne faisant rien, nous serions allés dans la bonne direction pour pérenniser le calcul de la paye. Par ailleurs, les outils aujourd’hui utilisés par la DGFiP sont des outils certes efficaces, mais extrêmement anciens, conçus dans les années 1970 à partir de technologies pour certaines abandonnées par leurs éditeurs, et qui un jour ou l’autre seront frappés d’une obsolescence technique. Il était donc impensable de ne pas se préoccuper de leur remplacement.

Le critère de la valeur actuelle nette que j’ai utilisé est employé de façon systématique dans tous nos projets. Il est de plus en plus difficile, pour l’État comme pour toute organisation, de lancer des projets qui ne trouvent pas leur équilibre entre les coûts et les bénéfices attendus.

M. Jacques Marzin. – Le troisième élément que je souhaite évoquer porte sur les difficultés techniques qui demeurent. Le projet ONP a consisté à faire vivre un système de paye nouveau et à le maintenir à côté de huit SIRH de conception différente et de fonctionnement différents. Deux ministères notamment fonctionnaient avec des solutions techniques développées en interne. Il existe donc une véritable complexité technique à coordonner cet ensemble dans la durée afin d’éviter les aléas de paye.

Dans une certaine mesure, il est possible de faire un parallèle avec le logiciel de paye Louvois. Il s’agit là de l’accident industriel d’un logiciel en production qui se traduit aujourd’hui par des défauts dans le calcul de la paye des militaires de l’armée de terre, en particulier de ceux qui sont en opérations extérieures (OPEX). Louvois nous rappelle que la paye d’un fonctionnaire, en particulier d’un fonctionnaire actif sur des territoires extérieurs, est complexe – et elle le restera d’ailleurs pour ces derniers, car la participation à des OPEX fait l’objet d’une réglementation extrêmement compliquée. Une grande vigilance est par conséquent nécessaire lors de la mise en place de nouveaux systèmes de paye. L’expérience du ministère de la défense avec Louvois démontre qu’une fois les dysfonctionnements constatés, il est difficile et très long de les régler. Le seul parallèle que l’on puisse réaliser entre ONP et Louvois, c’est qu’il s’agit de deux objets techniques inadaptés.

La grande différence, à l’inverse, c’est que je préconise d’arrêter le projet de calculateur unique de la paye avant que l’on ne constate des dysfonctionnements dans la paye des fonctionnaires. J’ai en effet proposé le scénario qui m’est apparu comme le plus raisonnable, à savoir d’arrêter le raccordement des SIRH ministériels au SI-Paye. Il s’agit de trouver une autre manière de moderniser la chaîne SIRH-paye, à ambitions inchangées.

Dans ce projet tel que je l’ai trouvé, tout le monde était focalisé sur la paye et le raccordement à l’ONP et fort peu sur la gestion des ressources humaines en amont. Il m’a semblé, en tant que technicien, que c’était là prendre le problème dans le mauvais sens. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé au Premier ministre de ne pas remettre en cause l’ambition qui sous-tend l’ONP et de poursuivre la simplification du système. J’ai indiqué que ce que le raccordement représenterait plutôt une entrave à l’évolution des réglementations par une

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complexification longue de l’écosystème technique de l’État. Pendant dix ans, on aurait eu concomitamment l’application PAY à faire tourner pour l’Éducation nationale, Louvois pour les militaires, et le nouveau système ONP.

Ce que l’on a maintenu en revanche, c’est la nécessité d’une coopération interministérielle globale.

M. Philippe Marini, président . – La parole est maintenant à Marie-Anne Lévêque, directrice générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) au ministère chargé de la fonction publique, qui a une vision horizontale sur ces questions de gestion des ressources humaines, des corps et des carrières. Nous aimerions notamment savoir si l’argent engagé dans le projet ONP – Jacques Marzin évoquait le chiffre de 286 millions d’euros – est en totalité perdu, ou si une contrepartie est possible. En d’autres termes, s’agit-il d’une perte sèche ? Quel aurait été le minimum à dépenser afin que le système fonctionne et que chaque fonctionnaire soit payé en vertu de la réglementation existante ? Enfin, une question parmi d’autres : Benoît Hamon, ministre de l’éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, a invoqué le 16 mai dernier les dysfonctionnements de l’ONP pour expliquer le report, quatre mois avant l’échéance, de la prochaine rentrée scolaire ? Que pensez-vous de cette explication ?

Mme Marie-Anne Lévêque, directrice générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP). – Je ne me risquerai pas à répondre à la place du ministre de l’Éducation nationale au sujet du report de la rentrée scolaire. La DGAFP exerce en réalité trois missions, qui la relient toutes au programme ONP. Tout d’abord, la modernisation, la professionnalisation et la recherche d’une plus grande efficacité en matière de gestion des ressources humaines dans l’ensemble de la fonction publique, en particulier dans les ministères, notamment en termes de promotion de la mobilité, de dématérialisation du dossier des fonctionnaires, etc. Notre deuxième mission est réglementaire et très liée au projet ONP : nous sommes les rédacteurs des règles statutaires et indemnitaires qui alimentent donc la paye de l’ensemble des fonctionnaires. Nous vérifions, en lien avec la direction du budget, la régularité et l’équité des règles qu’édictent les ministères. La dernière mission d’importance de la DGAFP est un service statistique ministériel qui produit, en lien avec l’INSEE, les données relatives à l’emploi public et aux rémunérations.

La genèse du programme ONP remonte à la fin des années 1990 et au début des années 2000, avec deux étapes majeures. En 1998 et 1999 sont tout d’abord parus deux rapports particuliers de la Cour des comptes sur la gestion des personnels de l’État, qui faisaient état de modalités de paye et de gestion des agents publics peu satisfaisantes, d’un manque de transparence sur les règles de paye, et d’une insuffisante connaissance de l’emploi public et des rémunérations. L’adoption de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) en 2001 est la deuxième étape. Les ministères ont alors préparé le basculement dans le nouveau cadre budgétaire qui est entré en vigueur en 2006. Les principes de la LOLF sont les suivants : masse salariale, fongibilité asymétrique, emplois en équivalents temps plein travaillé (ETPT). Ils ont conduit à un renouvellement très substantiel des règles de pilotage budgétaire des emplois et de la masse salariale au sein des ministères. Ces deux éléments ont justifié la promotion par les ministères et les directions interministérielles de la modernisation de leurs outils. C’est dans ce contexte que l’un de mes prédécesseurs à la DGAFP a lancé les travaux qui ont préfiguré l’ONP. Il a promu l’idée d’un SIRH commun à tous les ministères permettant de disposer a minima d’un noyau commun en vue d’un pilotage de la masse salariale et des rémunérations, répondant ainsi aux nécessités de la LOLF et aux critiques formulées par la Cour des comptes.

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En 2005, l’inspection générale des finances (IGF) a par ailleurs produit un rapport très complet sur la gestion administrative et la paye dans les ministères. Ce rapport formulait deux principaux constats : d’une part, l’obsolescence technique de l’application PAY toujours en place aujourd’hui et, d’autre part, la nécessité pour succéder à cette application de mettre en place un SIRH interopérable avec un calculateur de paye, ce qui a conforté l’idée d’un modèle le plus intégré possible.

En 2007, le Gouvernement de l’époque arbitre et valide le modèle avec une réserve importante : il ne suit pas la préconisation d’un noyau commun à tous les ministères pour que l’ensemble du système fonctionne. Pour des raisons qui ne sont pas toutes illégitimes, le choix a été fait de laisser les ministères développer et moderniser leurs SIRH, le cas échéant avec des technologies différentes, voire spécifiques, en leur demandant simplement de se conformer aux exigences d’un noyau permettant ensuite le raccordement au calculateur de paye. C’est ainsi que l’ONP a été créé en 2007 et rattaché, d’une part, à la DGFiP et, d’autre part, à la DGAFP. Cette dernière s’est vu confier cette mission en raison de son rôle réglementaire et des travaux qu’elle avait menés pour développer un SIRH interministériel. La DGAFP a donc suivi l’ensemble du programme. Elle a établi la documentation du « noyau », c’est-à-dire la mise à plat des règles de gestion générant des mouvements en paye, les positions statutaires des agents, les règles et grilles indiciaires, etc. Elle a également conçu le futur système d’information décisionnel destiné à permettre la mise en place du nouveau système.

Je reviens sur les différents audits diligentés sur l’ONP. Aucun des rapports n’a jamais mis en cause les objectifs initiaux du programme, à savoir garantir une paye sécurisée et réactive, la qualité réglementaire et comptable, l’amélioration du service rendu aux agents et enfin l’amélioration pour les employeurs du pilotage de la masse salariale. Parmi les éléments de constat, on peut relever la complexité des systèmes de gestion des ministères et l’hétérogénéité des organisations ministérielles. Je citerai notamment celle du ministère de l’éducation nationale dont le SIRH est très complexe et très différent de celui du ministère de l’intérieur… Par ailleurs, nous faisons face à la complexité des règles de paye puisqu’il existe 1 700 régimes indemnitaires différents dans la fonction publique, sachant que 500 de ces régimes représentent 0,15 % de la dépense de primes. Il existe une multiplicité de petits régimes dont la justification est douteuse.

Certains acquis du programme ONP sont tout de même à relever, et certaines réformes importantes ont été engagées pour simplifier les règles de paye. Premièrement, dans le cadre du programme, les règles ont été identifiées et les écarts au droit ont été corrigés dans un certain nombre de cas. De ce point de vue-là, le programme ne peut être considéré comme totalement vain dans la mesure où il a permis de « remettre d’équerre » l’ensemble des règles de paye, dont certaines étaient d’une régularité douteuse. Des chantiers de simplification et d’harmonisation entre les ministères ont également été menés. J’en citerai trois. Le premier concerne la délégation de la gestion de l’indemnisation chômage, jusqu’alors de la responsabilité des ministères, à Pôle emploi ; ce chantier a généré des gains indiscutables d’efficacité et de productivité. Deuxièmement, le projet ONP a été l’occasion d’une harmonisation, par un décret de 2010, des règles complexes du régime des primes en cas de congés. Par exemple, en cas de congé maladie ou de congé maternité, les règles divergeaient entre ministères mais les pratiques différaient également au sein d’un même ministère selon que l’on travaillait dans tel ou tel service déconcentré. Dernier point, dans le cadre de l’ONP, tout le système indemnitaire des jurys de concours a été simplifié.

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Enfin, même si ce n’est pas l’ONP qui a justifié seul ces réformes, je parlerai de quelques avancées intervenues entre 2005 et 2014. Nous sommes parvenus à passer de 1 000 corps – qui sont autant de statuts particuliers de la fonction publique – à 345 corps aujourd’hui. Cet effort a permis de simplifier la gestion des ressources humaines même s’il subsiste des corps aux effectifs très faibles, composés parfois de seulement quinze agents – ce qui suscite des interrogations en matière de rationalisation. Par ailleurs, le régime indemnitaire est en cours de simplification avec notamment la « prime de fonction et de résultat », à laquelle succédera un nouveau régime indemnitaire de référence pour l’ensemble des ministères à l’horizon 2017.

Personne ne conteste les difficultés intervenues lors de la mise en place du programme ONP. Il existe néanmoins un certain nombre d’acquis en termes de simplification réglementaire qu’il convient de poursuivre. Le programme a permis la mise en place d’une offre SIRH commune à un certain nombre de ministères qui semble solide techniquement. Le bilan de l’ONP doit donc être nuancé notamment sous l’angle des ressources humaines.

M. Philippe Marini, président. – À vous entendre, les 286 millions d’euros n’auraient donc pas été dépensés en totalité en pure perte. Il reste maintenant à savoir ce que valent les améliorations techniques et les simplifications que vous avez évoquées. Sur ce point, je crains que nous ne restions sur notre faim.

Encore une fois nous nous interrogeons en notre qualité de membres de la commission des finances du Sénat. Nous ne sommes pas une commission d’enquête cherchant à établir des responsabilités – peut-être d’ailleurs serait-il un jour utile d’approfondir les recherches dans le cadre d’une commission d’enquête, les montants en jeu étant bien supérieurs à ceux d’autres sujets traités par de telles commissions qui sont, eux, très médiatiques. Le sujet du jour est celui de la bonne gestion des deniers publics d’un point de vue macro-budgétaire. À cet égard, quelle est l’analyse de la direction générale des finances publiques (DGFiP) ?

M. Olivier Bourges, directeur général adjoint à la direction générale des finances publiques. – Il convient d’abord de rappeler brièvement les missions de la DGFiP dans ce domaine : liquider l’ensemble des rémunérations dues aux agents de l’État – sauf les militaires qui bénéficient d’une organisation qui leur est propre.

Concrètement, 30 services employant 700 agents sont répartis sur l’ensemble du territoire français pour opérer la liquidation et procéder aux déclarations fiscales et sociales. Les applications informatiques pour la paye sont anciennes : elles ont été conçues et développées dans les années 1970, les agents à l’étranger faisant l’objet d’une application spécifique. Le langage COBOL dans lequel ces applications ont été rédigées est en voie d’obsolescence et doit être changé. La création de l’ONP visait aussi à traiter ce sujet, dans le cadre d’un système interopérable permettant de disposer de fonctionnalités enrichies.

La DGFiP a participé aux travaux sur le calculateur de paye, en tant que contributeur à la maîtrise d’ouvrage du système d’information, le « SI-Paye ». La DGFiP a ainsi participé au début du déploiement du SI-Paye, étant notamment chargé d’en assurer l’exploitation dès sa mise en production. Enfin, nous avons profondément modifié l’assignation comptable. Le chantier de l’ONP a été l’occasion de moderniser, de rationaliser et de réorganiser une partie de notre fonctionnement.

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Des conséquences devront être tirées par la DGFiP de la réorientation du programme. Il faudra réécrire l’application PAY, dont le langage actuel est en voie d’obsolescence, suivant l’un des objectifs premiers qui nous a été fixé par le Premier ministre. Des tests ont d’ores et déjà été effectués il y a quelques mois, et l’une des modalités s’est avérée opérationnelle. Nous savons réécrire l’application à iso-fonctionnalités – c’est-à-dire en reprenant les mêmes fonctionnalités que celles qui existent aujourd’hui – du langage COBOL au langage JAVA. À court terme, il n’y aura pas d’enrichissement des fonctionnalités de l’application ; nous y réfléchirons dans un deuxième temps afin notamment d’offrir à la direction du budget la capacité de mieux piloter la masse salariale. Enfin, nous travaillons à la dématérialisation des bulletins de paye. Il est clair qu’un important travail reste à accomplir. Mais, à très court terme, le rôle de la DGFiP est de réécrire le programme de paye dans un langage moderne qui soit maintenable.

M. Philippe Marini, président. – La parole est maintenant à Valérie Metrich-Hecquet, secrétaire générale du ministère de l’agriculture, qui a été le pilote de l’opération.

Mme Valérie Metrich-Hecquet, secrétaire générale du ministère de l’agriculture . – Je vais m’attacher à décrire pourquoi le ministère de l’agriculture a été retenu comme pilote en février 2010, et quelles conséquences peuvent en être tirées. D’autres ministères – intérieur, éducation nationale pour partie, écologie et développement durable – avaient aussi été désignés comme pilotes, mais le ministère de l’agriculture est celui qui est resté. Nous serons donc le dernier pilote du projet.

M. Philippe Marini, président. – Le dernier pilote dans l’avion !

M. Francis Delattre. – C’est un aveu !

Mme Valérie Metrich-Hecquet. – Deux raisons expliquent le choix de notre ministère. D’une part, c’est un petit ministère, au sens où le volume de dossiers est assez faible en termes d’agents payés et d’agents gérés – en outre, les régimes indemnitaires, bien que multiples, sont moins complexes que pour la moyenne des ministères –, et son périmètre est homogène et stable depuis le Gouvernement Gambetta. D’autre part, à la fin des années 1980, le ministère de l’agriculture a pris la décision de centraliser la gestion administrative et la paye de ses agents. Il disposait donc d’un SIRH unique qui effectuait à la fois la gestion administrative des agents et la pré-liquidation de la paye. Cette organisation historique correspondait aux principes du programme ONP, qui avait par ailleurs défini des cibles déjà proches de la situation constatée au ministère de l’agriculture – par exemple, le ratio de 350 à 400 agents gérés par gestionnaire, avant même le commencement des opérations ONP. Par ailleurs, le ministère de l’agriculture avait réfléchi dès 2006 à la modernisation de son outil RH, en jugeant de manière pragmatique qu’il serait opportun d’y intégrer les préoccupations futures de raccordement à l’outil Paye.

Les difficultés rencontrées ont d’abord été liées au choix de concilier les objectifs d’un système en cours de production – en clair, de continuer à payer tous les agents en fin de mois – avec les objectifs d’intégration dans un système en cours conception.

Quel est le bilan coûts-avantages du dispositif ? Le coût induit pour le ministère de l’agriculture s’élève à 9 millions d’euros sur l’ensemble de la période 2007-2014, ce qui est à la fois peu et beaucoup. Les emplois équivalents temps plein (ETP) mobilisés atteignent 35 ETP entre 2007 et 2014, soit 5 ETP mobilisés spécifiquement sur toute la période. Le vrai

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gain est que la tentative de raccordement au SI-Paye de l’ONP a permis de révéler les insuffisances dans la qualité des données ainsi que le manque de sécurisation du processus de gestion de paye. Grâce au programme ONP, nous avons procédé à une amélioration constante de la qualité des données et des pratiques. De meilleures procédures ont été instaurées ; un contrôle interne a été mis en place afin de vérifier la sécurité et la réactivité du dispositif. Les résultats sont réels, même s’ils sont difficiles à chiffrer. Enfin, nous avons développé un vaste programme de formation des gestionnaires, ayant bénéficié à 611 agents au cours de 80 sessions de formation, ce qui a là encore permis de sécuriser les procédures. De ce point de vue, on ne peut pas considérer que le projet ONP a été mis en place en pure perte.

Permettez-moi enfin d’apporter une appréciation sur la décision d’arrêter le SI-Paye du point de vue du ministère pilote. Nous considérons que c’est une décision raisonnable et sans doute courageuse. En effet, la rentabilité à terme n’était pas assurée, même pour le ministère de l’agriculture, et la complexité du projet entraînait des augmentations de dépenses qui, dans le cadre budgétaire actuel, devenaient encore plus difficiles à gérer. Il n’aurait pas été possible d’opérer à nouveau les redéploiements réalisés au cours de la période 2007-2014. En revanche, je retiens des propos de Jacques Marzin que, grâce à l’ONP, une vraie démarche interministérielle de pilotage des ressources humaines a été engagée, en liaison avec nos collègues de la DGAFP, ce qui constitue sans doute une réelle amélioration des procédures et une sécurisation de l’argent public, conforme aux attentes des sénateurs de la commission des finances.

M. Philippe Marini, président. – Merci pour ces indications très concrètes. Je retiens en particulier le ratio d’un agent gérant 350 dossiers. Il serait intéressant de disposer de ces données dans l’ensemble des ministères.

Mme Valérie Metrich-Hecquet. – Le ratio s’élevait à 350 agents gérés par agent gérant lors du lancement du projet. Il atteint maintenant 500.

M. Philippe Marini, président. – Le ministère de l’agriculture est en définitive le seul à disposer d’un produit fini. En tant que pilote, il dispose de contreparties aux démarches qu’il a engagées. Les résultats sont peut-être moins évidents pour les autres ministères…

M. Philippe Dallier, rapporteur spécial de la mission « Gestion des finances publiques et des ressources humaines ». – Pour creuser ces questions, vous me permettrez d’utiliser ma casquette de sénateur mais aussi ma casquette d’informaticien ! Certaines choses sont étonnantes. Je vous rassure, j’ai vu des projets naufragés dans de grandes entreprises privées mais celui-là est tout de même d’une ampleur considérable. D’abord en ce qui concerne les coûts : les 286 millions d’euros engagés jusqu’à maintenant représentent-ils le coût tout compris ? J’entends par là à la fois au coût des prestataires qui ont travaillé pour développer ce système qui ne sera jamais opérationnel, mais aussi aux coûts, dans chacun des ministères, pour adapter leurs propres systèmes et créer les interfaces avec l’ONP ?

M. Jacques Marzin. – Non ; il serait difficile, avec aussi peu, d’avoir une valeur actuelle nette aussi négative, même au bout de 34 ans. Le chiffre de 286 millions d’euros correspond au seul budget de l’ONP. Or chaque ministère était responsable de la conduite de son propre projet de SIRH, sachant que la modernisation de ces systèmes tenait davantage aux nécessités de la RH qu’au raccordement à l’ONP. Dans mon rapport, j’ai mis en évidence la globalité des coûts. Il s’agit d’un travail cumulatif, sur l’intégralité de la dépense de tous les ministères, sur tous les objectifs poursuivis : modernisation des SIRH, développement du calculateur et raccordement au calculateur. À la demande de Philippe Marini, hier, j’ai isolé

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les coûts du seul ONP sur la période 2009-2013, mais je me propose de le faire pour la globalité du projet sur la période jusqu’à 2013. Les données sont disponibles.

Si le projet avait été mené à bonne fin, et donc sans se limiter à la période 2009-2013, la dépense globale est estimée aux alentours de 1,8 milliard d’euros d’investissement sur une durée de 25 ans, en incluant la maintenance. 80 % de ces coûts sont liés à la modernisation des SIRH des ministères et non pas à l’objectif de raccordement à l’ONP.

M. Philippe Dallier . – J’imagine que la décision de lancer ce projet a été prise au vu de coûts estimés qui incluaient les développements par les prestataires, les développements spécifiques à l’ONP et tous les impacts dans l’ensemble des ministères. Je suppose qu’il y a eu des chiffrages et il faudrait pouvoir les comparer avec le consommé pour avoir une idée précise de ce qu’a coûté l’ensemble du projet, indépendamment des adaptations dues aux évolutions de la réglementation. Nous voudrions savoir quelle somme a été dépensée pour aboutir au résultat que nous constatons aujourd’hui. Vous nous avez dit que le projet ne pourrait être opérationnel en 2016 et qu’il devrait plutôt aboutir en 2023 : vous avez évoqué un milliard d’euros supplémentaires pour ce faire, mais qu’en est-il du coût tout compris ?

M. Jacques Marzin. – La somme de 1,2 milliard d’euros d’investissements purs et d’une valeur actuelle nette négative d’un milliard d’euros s’entend sur la globalité du programme, c’est-à-dire les projets SIRH des ministères, le calculateur, le raccordement ; il s’agit des coûts complets, qui comprennent les dépenses de personnel de l’administration, la maintenance, les acquisitions de matériel. Sur ce coût de 286 millions d’euros…

M. Philippe Marini, président . – … oui, revenons-y ! J’ai pris l’initiative de vous interroger car grâce aux chiffres, nous commençons à entrer dans le sujet ! Dans une période où il faut faire décroître la dépense publique, nous ne sommes pas là pour inventer des moutons à cinq pattes et pour commenter toutes les spécificités des militaires en position extérieure ou des membres de jury ! Nous sommes fondés à essayer de raisonner sur des ordres de grandeur et sur les conditions dans lesquelles des décisions aussi importantes que celles d’arrêter l’ONP ont pu être prises.

M. Jacques Marzin. – Je vous renvoie à la page 11 de mon rapport, dans le cadre des travaux de refondation, où nous avions évalué la perte au niveau du SI-Paye de l’ONP à environ 200 millions d’euros sur la période 2009-2013, somme que nous estimions majorée. Vous pouvez tout à fait rapprocher ces chiffres de ceux que je vous ai donnés hier soir et qui sont parfaitement publics : les 286 millions d’euros correspondent au coût budgétaire global de l’ONP, ce qui inclut le calculateur SI-Paye mais également le développement d’une offre de SIRH spécifique pour les ministères qui n’ont pas les moyens ou qui n’ont pas souhaité développer leurs outils spécifiques. Il s’agit du ministère de la culture, du ministère des affaires sociales, des services du Premier ministre, de la Cour des comptes et du Conseil d’État. Cette offre est toujours viable, ces travaux ne sont pas abandonnés.

Je continue sur ce qui n’est pas à passer par pertes et profits. Le bon fonctionnement de l’écosystème requiert des référentiels communs – sur les indices, sur des éléments de rémunération – que chaque ministère construit aujourd’hui séparément. Ces référentiels sont maintenant administrés par l’ONP et répartis automatiquement vers les systèmes de gestion des ministères : cet élément n’est pas à jeter. Subsistent également tous les travaux de caractérisation, de description, de construction du livre blanc de la paye, de

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mise à plat des milliers de règles de gestion en vigueur. C’est la base des travaux d’amélioration du fonctionnement de l’administration.

Demeurent également – et c’est pour cela que je dis que ces 200 millions d’euros sont majorés – un certain nombre de composants dans le SI-Paye que nous estimons réutilisables pour deux finalités. D’abord, pour aider à faire progresser les ministères qui ont choisi le même outil technique de gestion des ressources humaines que celui qui avait été choisi à l’ONP pour faire la paye. Ensuite, les outils techniques du SI-Paye qui permettaient de mesurer la progression de la mise en qualité des données des SIRH, préalable à leur mise en raccordement efficace. Valérie Metrich-Hecquet a insisté sur cet énorme problème qu’est qualité des données fines de gestion des ressources humaines : aujourd’hui, ces données sont entachées d’erreurs et ne sont pas utilisables pour le calcul automatique de la paye.

Nous avons donc chiffré cette perte pour une période de quatre ans, de 2009 à 2013. Pour ce qui concerne les investissements dans les ministères, je n’ai pas trouvé de travaux qui analysent, au moment où le projet a été lancé, les impacts sur les SIRH. C’est la première fois que nous construisons un calcul global sur l’ensemble du champ, pour aboutir au chiffre de 1,8 milliard d’euros d’investissements globaux que je viens d’évoquer. Il n’y a pas de référence de départ, dans la globalité et en consolidation, à laquelle nous puissions comparer le résultat auquel nous arrivons aujourd’hui. En tout cas, je n’en ai pas retrouvé la trace dans l’ensemble de la documentation qui nous a été confiée dans les travaux de refondation.

M. Philippe Dallier . – La franchise du propos qui vient d’être tenu est absolument stupéfiante ! Pour tout dire, je ne peux pas comprendre cela. Je voudrais revenir sur la prise de décision en 2007 : Marie-Anne Lévêque nous a dit que le Gouvernement – je ne sais pas qui est le Gouvernement, il y a forcément un ministre qui a signé mais il a dû être conseillé – avait choisi ce module de paye externe et avait décidé de ne pas implanter au moins un minimum de noyau dans chacun des SIRH des ministères. Vous aviez l’air de dire que ce choix pouvait peut-être expliquer le déraillement du train. Peut-être pourriez-vous préciser votre propos ? Étant données la complexité que vous avez décrite dans chacun des ministères, la difficulté à faire évoluer le système en même temps que de construire les interfaces, qu’est-ce qui vous fait penser aujourd’hui que la bonne décision aurait été de choisir cette solution ? Avait-il été envisagé – mais était-ce simplement possible ? – de construire, distinctement, un nouveau système de paye pour chacun des ministères avant de basculer complètement sur le nouveau système, plutôt que d’essayer tout faire en même temps ?

M. Jean Germain. – Si l’on comprend bien, le contexte est le suivant : il y a 2,5 millions de fonctionnaires, la DGFiP et la DGAFP suivent toutes ces questions pour les personnels civils, et nous avons rencontré des difficultés concernant CHORUS et Louvois. La décision est prise de demander à un organisme extérieur de régler ce système unique de paye, et de désigner pour le raccordement des ministères dont je ne sais trop s’ils sont « pilotes » ou « expérimentaux » ou « tests »… À la fin, il n’en reste plus qu’un seul, le ministère de l’agriculture, car le ministère de l’intérieur, comme d’autres, a demandé plus de temps. Le ministère de l’agriculture a cette particularité d’être très centralisé, par rapport à l’éducation nationale par exemple.

Ma question est la suivante : ce genre de projet est-il seulement possible ? La DGAFP nous l’a dit : il faut des années pour réduire le nombre de régimes indemnitaires. L’ordonnance de 1945 créant la direction de la fonction publique résulte du besoin, identifié

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par le général de Gaulle, d’une fonction publique unifiée, au lieu de corps différents dans tous les ministères ; c’est également pour cette raison qu’a été créée l’École nationale d’administration (ENA). Mais cela avance lentement ! L’existence d’une fonction publique unifiée de l’État est un mythe : juridiquement, c’est vrai, mais du point de vue des régimes indemnitaires, c’est totalement faux.

Ma question est donc : ce genre de projet est-il faisable ? L’URSS s’est écroulée car elle ne pouvait pas se rénover. Ce pilotage, une sorte de centralisation par l’extérieur, en interministériel et piloté par le Premier ministre, est-il faisable ? Ne devons-nous pas attendre que tous les ministères se soient complètement modernisés avant de basculer dans un système unique, central – plutôt que l’inverse et avec un coût qui n’est pas négligeable ?

M. Philippe Marini, président . – On peut se souvenir que la Constitution de l’URSS était parfaite, elle traitait de tout.

M. Francis Delattre. – Est-ce faisable ? J’ajouterais : est-ce souhaitable ? Tous les systèmes d’information sont obsolètes après cinq ou six ans. Donc créer un système pour dix ou quinze ans, c’est comme « les Shadoks » : on va courir après l’innovation !

En tant qu’élu local, président d’une agglomération de dix villes, je gère presque autant de statuts dans la fonction publique territoriale qu’il y en a dans la fonction publique d’État. Et on y arrive, même si la complexité est là !

Je serais plutôt favorable à ce qu’on dise à chaque ministère – car ne nous cachons pas, derrière cette histoire, les ministères veulent garder une certaine autonomie de gestion – qu’il faut mettre en place un système comparatif. Tous les ministères devraient se voir fixer un objectif d’un gestionnaire pour 400 personnes pour les mettre en compétition, tout en respectant les spécificités des uns et des autres – car on ne parviendra pas à faire en sorte que les primes soient identiques au ministère des finances et au ministère des anciens combattants. Je pense que ce serait plus efficace.

J’ai vécu une époque où il n’y avait pas un informaticien dans l’administration, et nous en avons recruté beaucoup dans le privé : pour tous ces nouveaux secteurs, je crois plus en la souplesse qu’en la rigidité. Je pense donc que non seulement c’est coûteux, que le projet va être abandonné – sans doute y trouvera-t-on des aspects pédagogiques – mais que nous aurions intérêt à laisser de la souplesse et de l’adaptabilité. Ce n’est pas un grand ensemble, au niveau étatique, qui est la hauteur des enjeux.

M. Jacques Marzin. – Je voudrais revenir sur les problèmes touchant aux opérations de pilotage des systèmes d’information. Nous avons évoqué la décision prise en 2006 de ne pas mettre en place un SIRH commun à l’ensemble des ministères. Le défaut, évoqué par Marie-Anne Lévêque, ne tient pas à la décision elle-même mais au fait de ne pas avoir changé les modalités de pilotage de l’opération. Les ministères restant libres de leurs choix de système d’information, il avait été considéré qu’il suffisait de lancer quelques clauses de ralliement pour qu’au bout du délai imparti, les systèmes se connectent sans difficultés. Nous touchons là à un défaut originel du projet : la méthode de conduite du projet aurait dû être revisitée en mettant en place une coordination technique très forte entre les ministères afin de détecter les éléments posant problème pour le raccordement au calculateur central. L’ONP a fait tout ce qu’il pouvait dans le cadre de sa mission, mais celle-ci ne lui permettait pas d’auditer en permanence la mécanique de réalisation des SIRH ministériels.

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« Organismes extérieurs », dites-vous, équivaut à « centralisation ». Qu’est-ce que l’ONP ? Il s’agit d’un plateau-projet, cela n’a rien d’extérieur à l’administration.

M. Philippe Marini, président . – Tout à fait.

M. Jacques Marzin. – Aucune organisation ne se lance dans une telle opération en demandant aux gestionnaires quotidiens de se préoccuper en même temps de la construction d’un nouveau système. On ne peut donc pas dire que l’ONP soit un organisme extérieur ; il est composé pour une bonne part d’agents de la DGFiP et de la DGAFP, complété par des techniciens spécialistes des technologies choisies – il est vrai plutôt recrutés comme contractuels à durée déterminée.

Vous parlez de centralisation. Mais la paye est centralisée en France depuis longtemps par la DGFiP. Ce modèle fonctionne à merveille. Le coût du bulletin de paye est inférieur à quatre euros. Il n’y a pas de semaine sans qu’un groupement d’intérêt public (GIP), un opérateur ou des syndicats divers et variés ne s’adressent à la DGFiP pour lui confier la paye de leurs agents et éviter ainsi de recruter leurs propres informaticiens.

M. Francis Delattre. – Alors pourquoi avoir construit ce projet ?

M. Jacques Marzin. – Il n’y a pas eu de volonté de recentralisation mais simplement une volonté de faire évoluer l’outil de calcul de la paye.

M. Jean Germain. – L’objectif était pourtant bien de réduire les coûts ! Or lorsque l’on vous écoute, on a l’impression qu’il n’y a aucun problème. Il avait été indiqué à l’époque que l’ONP allait coûter moins cher en permettant de supprimer environ 6 000 postes d’agents effectuant la paye sur les 10 000 existants. C’est du moins ce que j’ai lu dans la presse et j’ai à votre disposition les documents évoquant ces déclarations, y compris le rapport de l’Assemblée nationale.

M. Philippe Marini, président . – Une commission d’enquête serait une bonne idée.

M. Jacques Marzin. – Je suis parfaitement d’accord avec le sénateur Jean Germain. Je ne défends pas le projet tel qu’il a été conçu. Et d’ailleurs, dans mon rapport je compare la rentabilité du projet initial avec ce que nous avons constaté nous-mêmes. Il avait bien été présenté comme un projet rentable et les éléments dont nous disposons montrent qu’il ne l’est pas du tout. J’essaie simplement de répondre aux questions concernant la centralisation.

M. Jean Germain. – Nous savons que la DGFiP gère la paye depuis un certain temps mais l’ONP nouvellement créé avait-il suffisamment de personnel, de pouvoirs sur les ministères, une composition suffisamment interministérielle ?

M. Jacques Marzin. – La seule ambition du projet était de passer d’un calculateur qui calcule automatiquement le traitement de base mais prend pour « argent comptant » le montant des primes et régimes indemnitaires transmis par les ministères, à un nouveau calculateur calculant automatiquement ces primes. Il s’agit d’un pas supplémentaire dans la sécurisation comptable et budgétaire des opérations de paye de l’État, selon un modèle qui n’est pas modifié. Effectivement, ce calculateur aurait été porteur d’économies s’il avait été mis en œuvre jusqu’au bout car il aurait concentré sur un seul comptable les opérations de

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paye. L’objectif du projet n’était pas inintéressant et ne peut pas être balayé d’un revers de main.

La souplesse, dont vous parlez, a été consacrée par la décision de 2006 de ne pas mettre en place un SIRH unique. La façon dont nous relançons l’ensemble du dispositif ne consiste pas à rebâtir un programme géant, centralisateur à la soviétique, mais, au contraire, à laisser chaque acteur moderniser son système dans le respect de ses particularités. Le seul élément ajouté au niveau interministériel – et qui a manqué depuis le début – est une vigilance quant à la réalisation de l’objet technique final. La DISIC anime donc aujourd’hui des réunions pour redéfinir autant de projets qu’il y a de ministères, chacun selon son rythme et ses objectifs propres. Notre seule vigilance est de s’assurer tout d’abord que tout le monde a les moyens humains et budgétaires, dans la durée, et que personne ne s’écarte de l’objectif global.

Je prendrais l’exemple d’Airbus : personne ne peut nier qu’il s’agit d’une remarquable réalisation européenne et d’un franc succès. Mais vous souvenez-vous du premier raccordement des ailes de l’Airbus A380 ?

Mme Nicole Bricq. – Oui !

M. Jacques Marzin. – Malgré l’effort de coordination énorme des industriels des différents pays, il y a avait eu des difficultés. Comment éviter des défauts de cette nature ? La seule chose que l’on fait est de relancer le projet sur une base plus flexible, moins ambitieuse, beaucoup plus progressive mais « cadencée » par une vigilance du Premier ministre. Car le projet, pour la première fois, n’était pas sous la responsabilité du Premier ministre mais sous la seule responsabilité de l’ONP. Nous ne faisons qu’ajouter un échelon interministériel de coordination, qui a davantage sa place à la DISIC qu’ailleurs.

Aurait-on pu concevoir un nouveau système à côté, pour ensuite effectuer la bascule entre les anciens et le nouveau système ? L’hypothèse n’a pas été instruite de façon approfondie ; elle aurait mérité de l’être. Je pense que le projet actuel manque de découplage mais la difficulté est qu’il est impossible de décrire une situation figée compte tenu de l’évolution permanente de la réglementation. Il aurait certainement fallu découpler davantage de choses, ne serait-ce que la mise en place des règles de paye et leur organisation.

M. Philippe Marini, président . – A partir de là, pouvez-vous nous prédire des économies budgétaires ? Chacun doit s’efforcer, je le suppose, de se présenter aux conférences budgétaires dans les meilleures conditions possibles, sachant que les agents de l’État eux-mêmes et les syndicats peuvent se sentir concernés par le surcoût de cette opération. Après tout, les représentants des fonctionnaires auxquels on explique – certainement à juste titre – que le point d’indice de la fonction publique doit être bloqué pour longtemps pourraient considérer qu’il existait dans le passé plus de marges de manœuvre qu’on ne le leur a vraiment dit.

M. Philippe Dallier . – Une dernière question concernant le rôle des prestataires extérieurs : contractuellement, comment tout cela se règle-t-il ? Une part de responsabilité leur est-elle imputable ou considère-t-on que les responsabilités sont partagées ?

M. Jacques Marzin. – Sur l’aspect économique, nous sommes en train de consolider une nouvelle feuille de route pour l’ensemble des projets, revisités en fonction des décisions prises. En effet, il n’est pas question de passer par pertes et profits les

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investissements effectués – et qui ne sont pas terminés – en matière de rénovation des SIRH des ministères. Il faut que nous convertissions l’application PAY – ce n’est pas tant le COBOL qui nous gêne que le fait qu’elle ait été développée en Pacbase, ce qui est un peu plus cher pour la maintenance. Nous disposerons donc en juin d’une vision consolidée de ce que la fin du projet permet de conserver et de réaliser. J’ai tenu à disposer de ces éléments avant le dialogue budgétaire. Si d’aventure les arbitrages rendus par la représentation nationale n’étaient pas conformes à ce que nous avons défini, il m’appartiendra avec mes collègues de redéfinir l’ambition, pour nous en tenir à l’affectation budgétaire décidée.

Les prestataires extérieurs ne l’ONP ont fait, il me semble, de leur mieux. En tous cas, il n’est pas possible de leur imputer une faute professionnelle. Le calculateur fonctionne conformément aux spécifications de l’administration. Pour prendre un autre exemple, l’éditeur HR-Access a honoré son engagement d’adapter son produit à l’évolution du « noyau » des règles de gestion de la fonction publique de l’État. Il l’a fait souvent à marche forcée – ce qui a eu des répercussions pas toujours positives sur le rythme des autres chantiers pour les ministères ayant choisi la même solution. Ceux-ci ont dû « monter en version », ce qui est toujours coûteux. Les intégrateurs, qui ont travaillé avec les ministères, ont joué leur partition classique. Certains sont en conflit avec la personne publique, mais cela n’a rien à voir avec le travail de raccordement. Il n’y a eu aucune velléité de quelque ministère que ce soit de résilier l’un ou l’autre des marchés de cette opération.

Je prenais à dessein l’exemple d’Airbus : ce sont bien les problèmes de raccordement et de cohérence globale de neuf pilotes de chantiers différents, et non les manquements des prestataires, qui sont en cause.

Un certain nombre de ministères ont choisi le même prestataire, dans le cadre légal des marchés publics, pour développer leur SIRH. Effectivement, on constate que l’intégrateur a développé des fonctions spécifiques de trois façons différentes. Est-ce la faute de l’intégrateur ? Non, car celui-ci a répondu à un chantier local. Mais c’est l’un des inconvénients de la souplesse poussée à l’extrême : on peut alors être amené à payer le développement, un nombre considérable de fois, d’exactement le même outil. Pousser le raisonnement à son extrême coûte tout de même pour les finances publiques.

Je n’ai donc rien trouvé qui justifie qu’on jette l’opprobre sur les prestataires. Toutefois, nous sommes convenus qu’il fallait que la direction de programme qui sera rattachée à la DISIC se préoccupe des stratégies d’achat des ministères dans ce domaine, afin de maîtriser la diversité.

Mme Marie-Anne Lévêque. – Je souhaitais revenir sur le formalisme des décisions prises en 2007. Je n’étais pas en poste à l’époque mais il me semble qu’il s’agissait d’un processus extrêmement classique consistant en une concertation, puis une réunion interministérielle.

Sur la question de l’équilibre à trouver entre centralisation et respect de certaines spécificités des ministères, la direction dont j’ai la responsabilité pousse historiquement à l’harmonisation des règles, mais nous n’avons pas une vision systématique des choses. Nous sommes conscients que la spécificité de certaines missions justifie des règles différentes. Je pense cependant qu’il existe des marges de simplification en matière statutaire et indemnitaire qui sont loin d’être épuisées. Cet exercice de simplification doit être au cœur du projet qui se met en place.

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M. Olivier Bourges. – Nous oscillons constamment entre deux approches : la volonté de déconcentrer pour donner de la souplesse et, à l’inverse, une extrême centralisation. De plus, nous sommes face à un projet extrêmement sensible car il touche à la paye et au régime indemnitaire. À défaut d’unicité, sans une certaine centralisation, voire une discipline que je n’oserais qualifier de fer, le projet aura beaucoup de mal à avancer.

Mme Valérie Metrich-Hecquet. – Le ministère de l’agriculture accueille tout à fait favorablement la nouvelle gouvernance que veut mettre en place la DISIC. Effectivement, nous avons sans doute souffert d’un manque de pilotage et de coordination. Nous nous inscrirons donc résolument comme pilotes dans cette démarche.

M. Philippe Marini, président . – Je vous remercie de nous avoir informés sur ce sujet difficile, ingrat mais particulièrement important.

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COMMISSION DES LOIS

Mercredi 21 mai 2014

- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -

La réunion est ouverte à 9 heures

Nomination de rapporteurs

Mme Virginie Klès est nommée rapporteur sur la proposition de loi n° 553 (2012-2013), présentée par MM. François Pillet et René Vandierendonck, visant à créer des polices territoriales et portant dispositions diverses relatives à leur organisation et leur fonctionnement.

M. Jean-Pierre Sueur, président. – La proposition de résolution, présentée par MM Daniel Raoul et Raymond Vall, tendant à modifier le règlement du Sénat afin de rééquilibrer la composition des commissions permanentes a donné lieu à débat au sein de la Conférence des présidents. Certains groupes n’étaient guère favorables à l’idée de la mettre en discussion, bien que les membres de ces groupes au sein des deux commissions concernées le fussent… J’estime pour ma part que dès lors que deux présidents de commission présentent une résolution, elle doit être débattue, et vous propose la candidature du questeur Alain Anziani, qui me paraît congruente à cet épineux sujet.

M. Alain Anziani est nommé rapporteur sur la proposition de résolution n° 521 (2013-2014), présentée par MM. Daniel Raoul et Raymond Vall, tendant à modifier le Règlement du Sénat afin de rééquilibrer la composition des commissions permanentes.

M. Jean-Pierre Sueur, président. – La proposition de loi, présentée par M. Jean-Claude Carle, tendant à permettre aux candidats de se présenter aux élections municipales avec la nuance « sans étiquette » dans les communes de moins de 3 500 habitants soulève un vrai sujet : on se souvient des plaintes qui se sont élevées, dans tous nos départements, à la suite d’un étiquetage assez bigarré des listes par les préfets.

M. Jean-Patrick Courtois est nommé rapporteur sur la proposition de loi n° 418 (2013-2014), présentée par M. Jean-Claude Carle, tendant à permettre aux candidats de se présenter aux élections municipales avec la nuance « sans étiquette » dans les communes de moins de 3 500 habitants.

M. Jean-Pierre Michel est nommé rapporteur sur la proposition de loi n° 826 (2012-2013), présentée par M. André Reichardt, tendant à moderniser diverses dispositions de la législation applicable dans les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin.

M. René Vandierendonck est nommé rapporteur sur le projet de loi clarifiant l’organisation territoriale de la République (sous réserve de son dépôt).

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Instaurer un schéma régional des crématoriums - Examen du rapport et du texte de la commission

La commission examine ensuite le rapport de M. Jean-René Lecerf et le texte qu’elle propose pour la proposition de loi n° 252 (2013-2014) visant à instaurer un schéma régional des crématoriums.

M. Jean-René Lecerf, rapporteur. – Nous devons cette proposition de loi visant à instaurer un schéma régional des crématoriums à l’initiative du groupe socialiste. On sait toute l’attention que porte notre commission, et tout particulièrement son président, à la législation funéraire. J’en veux pour preuve le rapport de notre mission d’information visant à en dresser le bilan et à tracer des perspectives, intitulé Sérénité des vivants et respect des défunts, et qui s’est vite concrétisé par le dépôt d’une proposition de loi adoptée à l’unanimité par le Sénat, devenue, après quelques aléas touchant à son inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, la loi du 19 décembre 2008.

Le texte qui nous est soumis aujourd’hui s’inscrit dans le même mouvement. Il est circonscrit à la question de la création et de l’extension des crématoriums, tant il est vrai que la loi de 2008 a réglé de nombreux problèmes. Je pense notamment à la question de la qualité des sites cinéraires. Quant à celles des devis type ou de la moralisation des contrats d’obsèques, elles n’ont pas échappé à la vigilance de notre président.

Rappelons ce qu’est le paysage français de la crémation. Si la loi du 15 novembre 1887, qui consacre la liberté des funérailles, l’a placée sur un pied d’égalité avec l’inhumation, la pratique de la crémation ne concernait toutefois, jusqu’aux années 1980, que moins de 1% des funérailles. Elle a rapidement progressé depuis, passant à 10 % en 1993, 23,5 % en 2004, 32,15 % en 2011. Dans notre rapport de 2006, nous relevions déjà que la crémation figurait dans les intentions de 40 à 50 % des souscripteurs de contrats en prévision d’obsèques. Adapter l’offre de crémation aux besoins de la population est plus que jamais d’actualité. La loi du 17 décembre 2008 a apporté un cadre juridique à cette pratique : elle a donné une qualification juridique aux cendres, dûment considérées comme des restes humains exigeant respect, dignité et décence ; elle a précisé les règles relatives à la destination des cendres et mis fin à leur appropriation privative et aux situations inacceptables qui en étaient la conséquence ; elle a encadré la création, l’extension et la gestion des crématoriums et sites cinéraires. Prohibant leur détention par des entreprises privées, le législateur a confié aux seules communes ou établissements publics de coopération intercommunale la compétence pour les gérer, tout en les autorisant à en déléguer la gestion à un opérateur funéraire habilité. Les crématoriums et sites cinéraires restent cependant propriété de la collectivité ; ils lui font retour au terme de la délégation de gestion.

La création ou l’extension d’un crématorium sont soumises à l’autorisation préalable du préfet de département, précédée d’une enquête publique destinée à associer les citoyens et à évaluer les impacts sur l’environnement. La jurisprudence invite également le préfet à examiner l’intérêt de l’opération à l’aune des besoins de la population et la pertinence de l’implantation de l’équipement au regard de ses facilités d’accès.

Pourquoi convient-il de mieux réguler encore l’implantation des crématoriums ? Lors de l’examen de la proposition de loi adoptée en 2008, dont je fus le rapporteur, je relevais déjà des lacunes dans ces implantations. On comptait, en 2006, 115 crématoriums, gérés pour moins d’un tiers en régie et pour plus des deux tiers en gestion déléguée. Dix-sept

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départements métropolitains en étaient dépourvus. Certaines implantations étaient déraisonnables, comme à Roanne, qui en comptait deux, à moins de huit kilomètres de distance, au prix d’une concurrence préjudiciable.

Le même constat vaut aujourd’hui. La couverture du territoire a progressé, avec 167 crématoriums et 32 en projet, mais quatre départements métropolitains et deux départements d’outre-mer en restent toujours dépourvus. Surtout, des problèmes d’implantations concurrentes sans lien avec les besoins réels de la population demeurent. Ainsi des crématoriums de Sarrebourg et Saint-Jean-Kourtzerode, en Moselle ; de ceux de Beaurepaire et de Marcilloles en Isère, du projet de Mareuil-lès-Meaux en Seine-et-Marne, à proximité du crématorium de Saint-Soupplets.

Les représentants de la direction générale des collectivités locales (DGCL), que j’ai interrogés, m’ont indiqué, à ma grande surprise, qu’ils ne disposaient pas d’une carte des implantations à jour. Le législateur a pourtant expressément confié au préfet, dans la loi de 2008, le soin de délivrer les autorisations, disposition que le Gouvernement avait alors jugée suffisante pour organiser adéquatement l’offre. Or, une relative anarchie persiste, qui n’est pas sans conséquences négatives pour les citoyens et les collectivités territoriales. Certaines zones restent dépourvues de tout équipement, tandis que d’autres sont confrontées à un surcroît d’offre : pour préserver leur rentabilité en dépit d’une activité trop faible, les gestionnaires des crématoriums ainsi placés en concurrence – qui ont souvent consenti d’importantes dépenses d’investissement –maintiennent des frais de crémation très élevés. Or, la demande de crémation est largement captive – il est très difficile à des familles endeuillées de se déplacer dans un autre département. Par ailleurs, cette pratique s’est peu à peu intégrée au rituel du deuil – au Père Lachaise, la cérémonie civile organisée dans ce cadre est, dans 66 % des cas, la seule prévue dans les funérailles. Or, ainsi que le souligne Jean-Pierre Sueur dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi, « le souci de la rentabilité des équipements créés peut conduire à privilégier des crématoriums mal dimensionnés, ce qui peut se traduire, notamment, par la diminution des surfaces de salles dédiées à l’accueil des familles et au déroulement de cérémonies civiles ». J’ajoute que le risque financier d’une exploitation non rentable pèse, en dernière instance, sur les collectivités locales, auxquelles revient la gestion du crématorium lorsque le délégataire l’abandonne. Relevons en outre que l’évolution récente de la réglementation européenne en matière de protection de l’environnement alourdit les contraintes qui pèsent sur la rentabilité de ces équipements, puisque les gestionnaires sont tenus de les mettre aux normes avant 2018, afin de filtrer les effluents toxiques qui résultent de la crémation.

M. Jean-Pierre Sueur, président. – Cela coûte très cher.

M. Jean-René Lecerf, rapporteur. – En effet. Je fais observer, au passage, que le succès de la crémation n’est lié ni au prix, dans certains cas comparable à celui d’une inhumation, ni à un souci environnemental, puisque les pollutions sont de même nature. C’est vraiment un phénomène de société.

Une question délicate se pose : celle de la cristallisation des situations acquises. L’union des gérants de crématoriums français, organisation la plus réticente à ce texte, craint qu’une régulation nouvelle ne privilégie les situations acquises au détriment de nouveaux entrants.

La proposition de loi reprend, dans son principe, un dispositif proposé dès 2005 par Jean-Pierre Sueur et adopté, conformément aux recommandations de notre rapport de

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2006, en première lecture, dans la loi de 2008, avant d’être supprimé par l’Assemblée nationale, qui s’était rangée au souhait du Gouvernement, en préférant à la contrainte d’un schéma le dispositif de l’autorisation préfectorale après enquête publique, jugé suffisant. Espérance déçue, qui reposait sur une mauvaise appréciation de l’enquête publique, laquelle porte sur l’impact environnemental des projets et non sur leur adéquation aux besoins de la population.

Créant un schéma régional des crématoriums, le texte qui nous est aujourd’hui soumis vise à organiser les autorisations de création et d’extension afin d’assurer une couverture du territoire plus conforme aux besoins réels. Son article premier définit l’objet du schéma et sa procédure d’élaboration. Le territoire régional serait ainsi découpé en zones géographiques indiquant le nombre et la dimension – en termes de capacités et de taille – des crématoriums nécessaires. Ce schéma serait élaboré par le préfet de région, en collaboration avec ceux des départements qui la composent. La procédure débuterait par une consultation du conseil régional ainsi que des organes délibérants des EPCI compétents, au terme de laquelle il reviendrait au préfet d’arrêter le schéma, révisé tous les cinq ans.

L’article 2 subordonne la délivrance de l’autorisation de création ou d’extension de crématorium à la compatibilité du projet avec le schéma régional.

L’article 3, enfin, organise la mise en œuvre du dispositif, en prévoyant que les premiers schémas seront adoptés dans un délai de deux ans à compter de la promulgation du présent texte.

Si les représentants de la fédération française de crémation, ainsi que les professionnels réunis au sein de l’union du pôle funéraire public et de la confédération des professionnels du funéraire et de la marbrerie souscrivent au principe d’un schéma directeur, les représentants de l’union des gestionnaires de crématorium, en revanche, craignant qu’un tel schéma ne vienne fausser le jeu de la concurrence, s’y sont déclarés opposés.

Les représentants de la DGCL et du ministère se sont posé la question de la constitutionnalité du dispositif. Le schéma contraindra la décision des communes et de leurs groupements, puisqu’il interdira toute implantation contraire aux critères qu’il établira. Faut-il voir là une entorse au principe de libre administration des collectivités territoriales ? Je ne le pense pas. Le Conseil constitutionnel rappelle fréquemment que l’article 34 de la Constitution réserve au législateur la détermination des principes fondamentaux de libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources. Il peut assujettir celles-ci à des obligations ou les soumettre à des interdictions, à la condition toutefois que les unes et les autres répondent à des fins d’intérêt général. Or, le schéma régional répond manifestement à de telles fins : il s’agit d’assurer une réponse adaptée aux besoins de la population en matière de crémation, d’écarter toute création de crématorium qui nuirait à l’environnement, d’éviter des implantations superfétatoires déséquilibrant les exploitations existantes.

Je vous proposerai d’adopter cette proposition de loi, sous réserve de quelques modifications visant à étendre le périmètre des consultations préalables, à préciser les critères d’élaboration du schéma et à adapter la durée de celui-ci.

M. Jean-Pierre Sueur, président. – Je remercie M. Lecerf pour la précision de son travail et souscris à ses amendements. Ce texte fait suite à la longue série de ceux que j’ai proposés sur le droit funéraire et qui touchaient à la suppression du monopole, au devenir des

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cendres, à l’autopsie judiciaire, aux contrats d’obsèques – sachant que la question du devis modèle, sur laquelle il faudra aboutir pour prémunir les familles contre certains agissements incorrects, pourrait être prochainement réglée.

Il y a trente ans, le choix de la crémation ne concernait que 1% des funérailles. Les évolutions que l’on constate témoignent, comme l’a souligné à juste titre le rapporteur, d’un phénomène de société sur lequel des auteurs comme François Michaud-Nérard ou Damien Le Guay – dont les conclusions sont à mon sens plus contestables – se sont penchés.

M. Yves Détraigne. – La carte que vous nous avez fait distribuer témoigne que l’on ne manque pas de crématoriums sur le territoire. À quoi bon, dès lors, créer un schéma régional ? Et ne craignez-vous pas que la durée de validité de cinq ans que vous retenez ne conduise à une perpétuelle remise à jour que n’exigeront pas les évolutions de la population ?

M. René Vandierendonck. – J’approuve ce texte sans réserve, ainsi que les amendements proposés par Jean-René Lecerf. Il est juste de laisser l’initiative au préfet car faire trop pencher la balance du côté des conseils régionaux eût pesé sur la procédure. Je me propose pour ma part de rédiger, d’ici à la séance publique, un amendement visant à régler un problème transfrontalier, qui se pose entre la France et la Belgique mais aussi le Luxembourg et l’Espagne. Des centaines de personnes âgées meurent dans des établissements qui se sont créés de l’autre côté de la frontière, où les normes de construction ne sont pas les mêmes que dans notre pays. Or, les règles françaises relatives au transport des corps interdisent aux familles de vivre leur deuil sereinement. Sauf intervention d’un tribunal, on ne peut déplomber un cercueil ainsi rapatrié, ce qui interdit la crémation. Il serait bon de profiter de ce débat pour interpeller à nouveau le Gouvernement, et demander à M. Fabius ou en est l’accord international qui doit assouplir les normes en cette matière.

M. Alain Richard . – Le rapporteur fait bien d’apprécier la compatibilité de ce texte, auquel je souscris, avec le principe de libre administration des collectivités. Je suis tenté d’y ajouter une interrogation au regard de la règle du libre établissement. Nous sommes certes dans le cadre d’une mission de service public, mais la question de l’accès aux délégations touche au principe de liberté du commerce et de l’industrie, et il serait bon de s’assurer que la Cour de justice de l’Union européenne ne puisse voir dans la possibilité d’écarter une création par décision administrative une entrave à la liberté d’établissement. Rappelez-vous que nous avons supprimé de notre droit les dispositions touchant à l’aménagement du territoire qui permettaient de pénaliser l’installation d’une entreprise, voire de l’interdire, comme contrevenant à la règle de libre d’établissement. N’est-on pas ici dans le même cas de figure ? Il sera bon de le vérifier.

Une observation sur l’article premier, qui prévoit la consultation des EPCI compétents. Sachant que bien des communes n’ont pas délégué cette compétence, il me paraît difficile de prévoir ainsi une consultation réservée aux seuls cas où elle aurait été déléguée.

M. Patrice Gélard. – Je suis moi aussi curieux d’entendre le sentiment du rapporteur sur ces sujets.

M. Jean-René Lecerf, rapporteur. – La carte des crématoriums montre en effet, monsieur Détraigne, que les implantations sont nombreuses, mais elle ne dit rien de leur pertinence. Sur certains secteurs, c’est le trop plein, avec les risques financiers que cela comporte, in fine, pour les communes, tandis que d’autres zones, comme le sud de la Garonne, sont délaissées. Établir un schéma évitera que l’on aille vers l’anarchie.

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La durée retenue – cinq ans – serait, à votre sens, trop courte ? Les professionnels estiment qu’elle est trop longue, et demandent trois ans. Nous proposons, quant à nous, six ans, durée qui coïncide avec celle des mandats locaux. Le travail de révision des schémas n’en supposera pas moins une concertation plus fréquente, avec des organismes comme le Conseil national des opérations funéraires (CNOF), qui sera ainsi mieux associé.

Je sais, monsieur Vandierendonck, les difficultés qui se posent dans certaines régions transfrontalières, et auxquelles les représentants de la DGCL et du ministère m’ont paru, il est vrai, assez indifférents.

Alain Richard a raison de poser la question de la liberté d’établissement. On est déjà, cependant, dans un régime d’autorisation préfectorale. N’oublions pas que les crématoriums portent une mission de service public et qu’au terme de la concession, ils retournent à la collectivité publique. Cela dit, je m’efforcerai d’éclaircir la question qu’il soulève avant la séance plénière. Quant au problème de la consultation des seuls EPCI, je vous proposerai un amendement qui y répond.

M. Jean-Pierre Sueur, président. – J’ai rencontré, hier, notre collègue Alain Bertrand, sénateur de Lozère, qui souhaite que chaque département compte un crématorium, et déposera un amendement en ce sens. Il déplore que des familles de son département soient contraintes de faire quatre heures de trajet aller-retour pour assister à une cérémonie. Cela justifie, pour le moins, un schéma d’organisation territoriale – qui suppose aussi, quand besoin de création il y a, que la commune prenne l’initiative et trouve à s’associer une entreprise…

M. Patrice Gélard. – J’attire l’attention sur le fait que tout projet de création de ce type suscite immédiatement une vive réaction des habitants du voisinage, qui ne manquent pas de saisir les tribunaux administratifs – dont je m’empresse de préciser qu’ils ne suivent pas ces recours…

M. Jean-Pierre Sueur, président. – Les projets de crématorium ne sont pas seuls à susciter de telles réactions…

EXAMEN DES AMENDEMENTS

Article 1er

M. Jean-René Lecerf, rapporteur. – Le schéma devant servir de base aux décisions d'autorisation rendues par le préfet, il doit prendre en compte, comme le veut l’enquête publique préalable, les exigences environnementales liées à la pollution émise par les crématoriums. Tel est l’objet de mon amendement n° 1.

L’amendement n° 1 est adopté.

M. Jean-René Lecerf, rapporteur. – Le schéma précisera la dimension des crématoriums nécessaires dans chaque zone géographique. Il faut donc tenir compte de la dimension des équipements funéraires déjà existants, qui peuvent comporter, par exemple, une vaste salle de cérémonie justifiant que le crématorium à créer ne soit pas nécessairement doté d'une salle de même taille.

Les représentants des opérateurs funéraires s’inquiètent de ce que le schéma puisse décider de la dimension des crématoriums nécessaires. Ils préfèreraient, sur ce point,

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s’en remettre à la rationalité économique de l’exploitant. Toutefois, si l’on ne fait pas référence à la dimension, il n’y aura pas de contrôle des extensions. D’où mon amendement n° 2.

L’amendement n° 2 est adopté.

M. Jean-René Lecerf, rapporteur. – Les schémas seront élaborés à partir de prévisions sur l'évolution de la demande de crémation et d'évaluations sur les structures existantes. Il est donc souhaitable que les professionnels du funéraire et les représentants des familles y soient associés. Solliciter l'avis du CNOF, qui pourra, en outre, utilement évoquer la question des implantations à la frontière de deux régions, est tout à fait recommandé. C’est à quoi vise mon amendement n° 3.

L’amendement n° 3 est adopté.

M. Jean-René Lecerf, rapporteur. – Sachant que seuls cinquante-deux EPCI, soit 2,42% d’entre eux, ont pris la compétence crémation, dont quinze communautés urbaines pour lesquelles cela était obligatoire, il paraît utile de prévoir la consultation des quelque 5000 communes de plus de 2000 habitants, étant entendu que leur avis est réputé favorable à l’issue d’un délai de trois mois. C’est l’objet de mon amendement n° 4.

L’amendement n° 4 est adopté.

M. Jean-René Lecerf, rapporteur. – Mon amendement n° 5 porte la durée du schéma à six ans, afin de la caler sur le mandat des élus municipaux et intercommunaux, auxquels ce schéma s'imposera.

L’amendement n° 5 est adopté.

L’article premier est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

L’article 2 est adopté sans modification.

Article 3

M. Jean-René Lecerf, rapporteur. – Mon amendement n° 6, qui répond au souhait des opérateurs funéraires, prévoit que le premier schéma fera l'objet d'une révision à trois ans, afin de corriger rapidement les éléments qui sembleraient mal correspondre et d'éviter de figer pour six ans toute évolution.

M. Yves Détraigne. – Pour moi, remettre en cause un schéma au terme de trois ans signifierait qu’il a été mal fait.

M. Jean-René Lecerf, rapporteur. – Les opérateurs funéraires craignent pour les projets déjà engagés, et souhaitent que ces nouvelles dispositions ne leur soient pas appliquées. Ils redoutent les modifications que pourraient apporter le premier schéma, et souhaitent qu’il soit d’une durée moins longue, pour leur permettre de réagir. J’avoue que ce n’est pas l’amendement auquel je suis le plus attaché.

M. Jean-Pierre Sueur, président. – Il est vrai que remettre en cause ce schéma au bout de trois ans peut susciter des interrogations…

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M. René Vandierendonck. – D’autant que notre rapporteur nous a fait part de son souci de caler sa durée sur celle du mandat municipal.

M. Jean-René Lecerf, rapporteur. – Mon amendement est fait pour rassurer les opérateurs et lever leurs réticences. On peut concevoir cette révision à trois ans comme une simple actualisation.

M. Jean-Jacques Hyest. – Il est vrai que ce n’est pas aussi problématique que la suppression des conseils généraux…

M. Jean-René Lecerf, rapporteur. – Il n’aura pas échappé à votre sagacité que nous n’avons pas supprimé, dans ce dispositif, la compétence du préfet de département…

M. Alain Richard . – Sachant qu’il est assez improbable que ce texte d’initiative sénatoriale voie le jour en 2014, on peut tabler sur le fait que le premier schéma ne sera pas établi avant 2016, et lui laisser une validité de quatre ans, jusqu’aux prochaines échéances municipales.

L’amendement n° 6 est adopté, ainsi que l’article 3, ainsi modifié.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur N° Objet Sort de l’amendement

Article 1er Définition du schéma régional

M. LECERF, rapporteur

1 Référence aux exigences environnementales Adopté

M. LECERF, rapporteur

2 Prise en compte des équipements existants Adopté

M. LECERF, rapporteur

3 Avis du Conseil national des opérations funéraires

Adopté

M. LECERF, rapporteur

4 Avis des communes de plus de 2.000 habitants Adopté

M. LECERF, rapporteur

5 Révision tous les six ans Adopté

Article 3 Délai d’élaboration du schéma

M. LECERF, rapporteur

6 Extension d’un an du délai Adopté

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Modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation - Examen du rapport

et du texte de la commission

Puis la commission examine le rapport de M. Patrice Gélard et le texte qu’elle propose sur la proposition de loi constitutionnelle visant à modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation.

M. Jean-Pierre Sueur, président. – J’appelle votre attention sur le caractère constitutionnel de la proposition de loi à présent soumise à notre examen, et qui vise à « modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation ». Ce qui signifie que si le Parlement l’adoptait, elle n’aurait de destin qu’au cas où le Président de la République déciderait de la soumettre à référendum…

M. Patrice Gélard, rapporteur. – Le fait est qu’aucune proposition de loi constitutionnelle n’a abouti sous la Vème République. Il n’en reste pas moins que ce texte, signé par M. Bizet et plusieurs de nos collègues, présente cet intérêt qu’il met l’accent sur une question constitutionnelle soulevant des difficultés. Il permet de faire le point sur la situation qui découle de l’adoption de la Charte de l’environnement. Même s’il n’est pas appelé à prospérer, il mérite que l’on s’y arrête.

Revenons sur le contenu de la Charte de l’environnement, qui ne soulève plus de problème majeur grâce à la jurisprudence intelligente des tribunaux. Si cette Charte n’a pas, au reste, suscité d’excès, l’opinion publique, en revanche, s’est fait une idée un peu fausse du principe de précaution, qui peut susciter une certaine paralysie de la décision publique, effarouchée par de possibles suites.

Si l’on met à part son préambule – dont le Conseil constitutionnel a néanmoins jugé qu’il avait valeur constitutionnelle – la Charte de l’environnement reconnaît deux droits, le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé – domaine où s’applique aussi le principe de précaution – et le droit à l’information sur l’évolution de l’environnement. Pour le reste, elle énonce une série de devoirs : devoir de préserver et d’améliorer l’environnement, à l’article 2 ; devoir de prévenir les atteintes à l’environnement, à l’article 3 ; devoir de contribuer à la réparation des dommages, à l’article 4 ; devoir de promouvoir un développement durable, à l’article 6 ; devoir d’assurer que l’éducation et la formation contribuent à la mise en œuvre de la Charte, à l’article 8 ; devoir de développer la recherche et l’innovation, à l’article 9.

Ce déséquilibre entre droits et devoirs est encore renforcé par l’article 5, relatif au principe de précaution, dont je vous rappelle les termes : « Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. » On voit qu’il s’agit là, en réalité, d’un article de procédure, qui met en place des contraintes s’imposant à l’autorité publique. Mais le flou demeure : à partir de quand le principe trouve-t-il à s’appliquer ? Sans parler des difficultés d’application, dont témoigne la jurisprudence.

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Le Conseil constitutionnel a reconnu valeur constitutionnelle à l’ensemble de la Charte. Les tribunaux administratifs et le Conseil d’Etat ont précisé ce qu’est une autorité publique chargée de la mise en œuvre du principe de précaution. La jurisprudence a ainsi jugé qu’un maire ne l’est généralement pas, mais qu’il met en œuvre d’autres principes comme celui de prévention ou bien encore qu’il exerce ses pouvoirs de police. Dans le code de l’urbanisme, le code de la santé publique ou celui de l’environnement, on trouve des éléments similaires. Ainsi, toute la jurisprudence relative aux antennes de téléphonie mobile se fonde, non sur le principe de précaution, mais sur d’autres principes qui se trouvent dans ces codes. Pas plus tard que la semaine dernière, la Cour d’appel de Colmar a relaxé des « faucheurs » d’OGM au motif que l’arrêté ministériel autorisant une culture d’OGM était illégal. C’est donc sur un fondement procédural qu’elle a statué.

La proposition de loi constitutionnelle soumise à notre examen ne vise pas à modifier la Charte de l’environnement, mais tend à l’améliorer, en clarifiant certaines dispositions et en en ajoutant de nouvelles. Son article unique ajoute un alinéa à l’article 5 de la Charte et apporte des modifications aux articles 7 et 8, pour lesquels je proposerai des amendements d’amélioration rédactionnelle.

S’il existe une jurisprudence européenne, celle de la Cour de justice de l’Union européenne, qui concerne cependant davantage les entreprises que les particuliers, il reste que le modèle français de la Charte n’a pas été repris dans d’autres constitutions, même si un certain nombre de pays se réfèrent au principe de précaution. Je pense, en Amérique latine, à l’Argentine et au Brésil, où l’érection au rang constitutionnel de ce principe n’est cependant pas toujours suivie d’effets – voyez l’Amazonie… Les constitutions allemande et indienne comportent des dispositions analogues, mais qui restent sans portée réelle.

On peut regretter que l’exemple français n’ait pas été suivi, ce qui aurait donné davantage de force à un principe qui ne peut jouer qu’autant qu’il atteint une portée internationale. Le nuage de Tchernobyl ne s’est pas arrêté aux frontières, comme l’on a coutume de dire…

La crainte de M. Bizet est de voir le principe de précaution paralyser la recherche et l’innovation. Il souhaite que, sur le modèle de la loi « littoral », qui comporte deux volets, l’un relatif à la protection de la nature et de l’environnement, l’autre au développement économique, la Charte de l’environnement tienne compte de ces deux exigences. Sa proposition de loi n’aboutira vraisemblablement pas, mais elle aura le mérite de mettre l’accent sur cette importante question. Et de corriger une image fausse, car on peut avoir le souci de l’environnement sans entraver la recherche et l’innovation. Voyez l’exemple du gaz de schiste : notre droit n’interdit nullement aux entreprises de rechercher d’autres modes d’extraction que la fracturation hydraulique, que seule il proscrit. Ce texte montrera que la France est vigilante, mais qu’elle est aussi favorable à la recherche et développement.

M. Jean-Pierre Sueur, président. – Merci de votre clarté. Je compte personnellement déposer, au titre des amendements extérieurs, un amendement inspiré de nos débats constitutionnels lors de l’adoption du principe de précaution en 2004, au cours desquels M. Badinter et quelques autres mettaient en garde : inscrire ce principe sans renvoyer sa mise en œuvre à une loi organique serait source de difficultés… Mon amendement, qui se substituerait à l’article unique– car je ne suis pas sûr qu’il soit bien inspiré d’introduire dans la Constitution des considérations générales sur la science et l’innovation –, vise à insérer dans la Constitution un article 34-2, qui dispose que le principe de précaution inscrit dans la Charte de l’environnement s’applique dans les conditions fixées par une loi organique.

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M. Jean-Pierre Michel. – Je rejoins le doyen Gélard sur un point : cette proposition de loi n’a aucune chance d’aboutir. En l’état du texte, mon groupe s’abstiendra. J’estime, personnellement, que le troisième alinéa de l’article unique ne veut rien dire. Comment la mise en œuvre du principe de précaution pourrait-elle encourager la recherche ? Pour moi, la recherche doit avancer quels que soient les obstacles, philosophiques ou idéologiques, qui se dressent devant elle.

Si l’amendement de Jean-Pierre Sueur était approuvé par la commission, nous aviserons.

M. Yves Détraigne. – J’ai déposé un tel amendement lors des débats sur la Charte de l’environnement. Même si le principe de précaution n’a pas donné lieu à des débordements, il est bon que la loi fixe les conditions de sa mise en œuvre.

M. Jean-Jacques Hyest. – Vous savez tout l’intérêt que j’ai porté à cette Charte, que je n’ai pas votée, comme un certain nombre d’entre nous… Le fait est que c’est là un objet constitutionnel non identifié. Soit on considère qu’elle est de même nature que les déclarations de droits, dont la loi et la jurisprudence tiennent compte ensuite, soit on estime qu’elle appelle une loi organique, idée intéressante mais dont je ne suis pas sûr qu’elle résoudra tous les problèmes.

Je remercie le doyen Gélard d’avoir rappelé l’utilité de la jurisprudence. Il n’en demeure pas moins que le principe de précaution entre en contradiction avec l’exigence d’innovation. Si l’on s’en était inspiré naguère, on n’aurait jamais vacciné, ni fait rouler de trains, quand les grands spécialistes d’alors assuraient qu’à 30 kilomètres à l’heure, le risque de crise cardiaque était inévitable !

Les amendements du rapporteur donnent un peu de sens au texte de la Charte, qui pose toujours problème : certains s’en prévalent, pour ne pas dire le manipulent, et dès lors qu’il ne s’applique qu’en France, il pénalise notre recherche. Heureusement que la sagesse des tribunaux fait contrepoids.

M. Alain Richard . – J’abonde dans le sens de M. Hyest : la Charte n’est pas faite d’articles constitutionnels, elle est de même nature que les deux déclarations des droits. Elle énonce des principes, des volontés collectives. Certes, elle est un peu plus exigeante, puisqu’elle énonce, ainsi que l’a rappelé le doyen Gélard, des principes de procédure. Mais de la même manière, l’article VII de la Déclaration des droits de l’homme, qui proscrit la détention arbitraire, a été source de notre procédure pénale.

Que l’on nuance l’affirmation du principe en restant dans le registre d’une déclaration de droits, d’accord, mais je ne suis pas sûr, en revanche, qu’une loi organique nous aide. Quand je vois combien le « Grenelle de l’environnement » a sollicité les créativités, je crains, si nous engageons le débat sur un texte organique, que l’on ne voie se multiplier les rigidités. Mieux vaut laisser ces principes à leur vertu éthérée…

EXAMEN DES AMENDEMENTS À L ’ARTICLE UNIQUE

M. Patrice Gélard, rapporteur. – Mon amendement n° 1 précise que le coût des mesures provisoires mises en place par l’autorité publique en application du principe de précaution doit être proportionné, dans la logique de ce que prévoit déjà le code de l’environnement.

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L’amendement n° 1 est adopté.

M. Patrice Gélard, rapporteur. – Mon amendement n° 2 réécrit le troisième alinéa, qui est au cœur de cette proposition de loi, pour en améliorer la rédaction.

L’amendement n° 2 est adopté.

M. Patrice Gélard, rapporteur. – Mon amendement n° 3 poursuit un triple objectif : il fait la chasse aux « notamment », il apporte une précision visant à assurer que l’expertise scientifique sera bien « indépendante » – il s’agit qu’elle ne soit pas choisie par l’autorité publique chargée de mettre en œuvre le principe de précaution – et conduite dans les conditions définies par la loi.

L’amendement n° 3 est adopté, ainsi que l’amendement n° 4.

M. Patrice Gélard, rapporteur. – Mon amendement n° 5 réécrit l’intitulé de la proposition de loi constitutionnelle, en marquant simplement qu’elle vise « à modifier la Charte de l’environnement pour préciser la portée du principe de précaution ».

MM. Jean-Jacques Hyest et René Garrec. – Très bien !

M. Yves Détraigne. – C’est l’aveu que ce que produit la Charte de l’environnement n’est pas parfait…

M. Jean-Jacques Hyest. – La perfection n’est pas de ce monde…

M. François Grosdidier. – Aucun principe ne connaît d’application absolue. Le principe d’égalité, le principe de liberté même voient leur portée limitée par d’autres principes.

Si le principe de précaution avait été respecté, on aurait évité bien des drames comme celui de l’amiante. Réaffirmer l’exigence d’innovation ? Soit, mais prenons garde de ne pas mettre en cause le principe au seul motif qu’il pourrait susciter un excès de zèle.

Étant arrivé tardivement, je me suis abstenu sur les amendements, mais j’aimerais que le rapporteur nous indique ce que signifie, dans l’amendement n° 1, un « coût acceptable » ? Acceptable pour qui ? Si c’est pour le générateur du risque, peu de chance qu’il le soit… Le terme de « proportionné » visait précisément à souligner que le coût devait être acceptable au regard du risque considéré. Si l’on avait interdit l’usage de l’amiante dès les années 1970, les industriels n’auraient certes pas considéré que le coût en était acceptable, mais il n’en eût pas moins été proportionné au regard du risque de cancer que l’on connaissait depuis des décennies.

L’amendement n° 5 est adopté.

M. Jean-Pierre Michel. – Notre groupe a décidé qu’il s’abstiendrait sur ce texte, en l’état.

Mme Éliane Assassi. – Le groupe CRC votera contre.

M. Jean-Jacques Hyest. – Le groupe UMP votera ce texte.

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M. Jean-Pierre Sueur. – Même si ses sentiments sont pluriels…

M. Jean-Jacques Hyest. – Nous ne sommes pas monolithiques…

La proposition de loi constitutionnelle est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur N° Objet Sort de l’amendement

Article unique Prise en compte de la recherche scientifique et de l’innovation technologique

dans la Charte de l’environnement au titre du principe de précaution

M. GÉLARD, rapporteur

1 Coût économiquement acceptable des mesures provisoires prises par les autorités publiques en

application du principe de précaution

Adopté

M. GÉLARD, rapporteur

2 Clarification rédactionnelle Adopté

M. GÉLARD, rapporteur

3 Clarification rédactionnelle Adopté

M. GÉLARD, rapporteur

4 Rédactionnel Adopté

Intitulé de la proposition de loi constitutionnelle Affirmation de l’interprétation du principe de préc aution comme un principe d’innovation

M. GÉLARD, rapporteur

5 Simplification rédactionnelle Adopté

Délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles - Examen du rapport de la commission

La commission examine enfin le rapport de M. Philippe Kaltenbach pour la proposition de loi n° 368 (2013-2014) modifiant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles.

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur. – La proposition de loi tendant à modifier le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles, déposée par Mmes Dini et Jouanno et soutenue par le groupe centriste, aborde un sujet très sensible, qui soulève de nombreux débats.

Il est proposé de ne faire courir le délai de prescription des agressions sexuelles qu’à partir du moment où la victime est en mesure de révéler l’infraction dont elle a été victime. Ce dispositif s’inspire du régime jurisprudentiel applicable aux infractions occultes ou dissimulées, pour lesquelles le délai de prescription commence à courir « au jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ». Il fait écho à un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du

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18 décembre 2013, par lequel cette dernière a refusé d’appliquer ladite jurisprudence à des faits de viol commis dans l’enfance sur une personne qui, victime d’une amnésie traumatique consécutive, n’avait pris conscience de ces faits que trente-quatre ans plus tard.

Ce texte s’adresse prioritairement aux victimes ayant subi de telles violences lorsqu’elles étaient enfants, car le choc émotionnel subi, surtout lorsque les faits sont commis dans la durée par un parent ou par une personne ayant autorité sur l’enfant, un éducateur, par exemple, est de nature à provoquer un traumatisme profond pouvant aller jusqu’à l’amnésie : ce constat clinique, encore trop méconnu, est aujourd’hui bien documenté par les médecins.

Les délais de prescription en vigueur, bien que déjà dérogatoires au droit commun, peuvent encore apparaître inadaptés au cas de certaines victimes, ainsi que j’ai pu le constater au cours de mes auditions.

Si on le compare à celui d’autres pays européens, le dispositif français de répression des viols sur les mineurs est très complet. Cependant, beaucoup de violences demeurent invisibles : on recense 7 000 à 8 000 condamnations par an, alors que les faits constatés par la police et la gendarmerie sont au nombre de 22 000 à 23 000 chaque année, et que le taux de victimation établi par l’Insee fait apparaître des chiffres dix fois supérieurs encore – bien que ne soient sollicitées, dans ses enquêtes, ni les personnes vulnérables ni les mineurs. Les condamnations ne représentent donc que la partie émergée d’un iceberg de quelque 200 000 faits par an. On sait que l’inceste, en particulier, touche de nombreux enfants. L’un des objectifs de cette proposition de loi est de mettre sur ces faits un coup de projecteur, pour qu’une meilleure réponse soit apportée.

Les délais de prescription de droit commun sont de un an pour les contraventions, de trois ans pour les délits et de dix ans pour les crimes. Ils peuvent être plus courts – trois mois en matière de presse, six mois en matière électorale – ou plus longs – ils sont de vingt à trente ans en matière de crimes et délits de guerre, de terrorisme, de trafic de stupéfiants, d’eugénisme – tandis que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles.

Dans le cas des violences sexuelles sur mineurs, le régime est également dérogatoire, et le délai ne court qu’à compter de la majorité de la victime. Depuis la fin des années 1980, six modifications législatives sont intervenues pour améliorer le dispositif et mieux tenir compte de la réalité ; depuis 2004, la prescription est de vingt ans à compter de la majorité de la victime, soit l’année de ses 38 ans.

Restent, cependant, de nombreuses victimes qui ne se rendent compte de la violence des faits qu’elles ont subis, voire qui ne prennent conscience d’avoir subi des violences, qu’une fois passé le délai de prescription. Lorsque, à 40 ans, elles veulent engager une démarche de reconstruction et porter plainte, elles s’aperçoivent qu’elles ne le peuvent plus, et s’estiment lésées. Or, si ce délai de vingt ans avait été retenu en 2004, c’était bien pour permettre à des personnes arrivées à l’âge adulte, et qui pouvaient avoir fondé une famille, de porter plainte. On sait que de tels crimes ont des effets dans la durée et provoquent de profonds traumatismes qui perdurent vingt ou trente ans après les faits. Je l’ai vérifié lors de mes auditions.

Je partage donc le constat des auteures de cette proposition de loi, qui estiment que le dispositif actuel n’est pas entièrement satisfaisant. Mais j’estime que celui qu’elles proposent soulève nombre de difficultés juridiques. La proposition de loi prévoit ainsi que le

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délai de prescription ne court « qu’à partir du jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions lui permettant d’exercer l’action publique ».

M. Jean-Jacques Hyest. – Ce n’est pas la victime qui exerce l’action publique !

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur. – En effet. J’ajoute que cette formulation porte le flou sur le point de départ du délai de prescription.

Il me paraît en effet délicat d’assimiler les violences sexuelles au régime des infractions occultes ou dissimulées, qui vise des infractions financières tel que l’abus de confiance ou l’abus de biens sociaux, et dans lequel le délai ne court, comme cela est logique, qu’à partir du moment où l’escroc, qui a dissimulé, est découvert. La Cour de cassation a du reste toujours refusé, pour l’instant, d’étendre ce régime à d’autres branches du droit. Dans un arrêt du 16 octobre 2013, elle a ainsi refusé de reporter le point de départ du délai de prescription à des faits d’infanticides multiples commis pourtant à l’insu de l’entourage de l’auteur des faits.

J’ajoute qu’au regard du principe de légalité des délits et des peines, cette proposition de loi encourt un risque d’inconstitutionnalité car elle ferait reposer le point de départ sur des éléments très subjectifs, liés au psychisme de la victime. L’incertitude qu’elle introduit quant au point de départ du délai de prescription pourrait être valablement contestée devant le Conseil constitutionnel. Même risque au regard du principe d’égalité des justiciables devant la loi, qui suppose que les auteurs d’une même infraction soient traités dans des conditions similaires, alors que les délais de prescription seraient ici à géométrie variable, selon l’évolution de la victime, et pourraient aller jusqu’à une imprescriptibilité de fait, la remémoration des violences pouvant être très tardive.

J’observe au passage qu’en supprimant, du même coup, la règle des vingt ans à compter de la majorité de la victime, on lâche la proie pour l’ombre. Il faudrait dans tous les cas que soit évaluée, sous le contrôle du juge, la réalité de l’amnésie traumatique, quel que soit l’âge de la victime. Tous les juristes que nous avons entendus s’y accordent : c’est rendre difficile et le travail des magistrats et la position des plaignants que d’introduire ainsi des éléments aussi subjectifs dans la loi.

Pour toutes ces raisons, et bien que je partage le constat des auteurs de cette proposition de loi, je ne puis adhérer au dispositif proposé.

J’avais initialement rédigé des amendements à ce texte, mais Mme Dini a souhaité que soit débattue en séance la proposition d’origine. C’est une coutume parlementaire dont je ne conteste pas la pertinence, même si notre président m’a fait valoir qu’il était arrivé que la commission des lois présente de tels textes amendés. Mme Dini travaille de longue date sur le sujet, elle a déjà déposé des amendements sur l’imprescriptibilité pour les agressions et atteintes sexuelles aggravées et je me rangerai à son souhait de débattre, en séance publique, de son texte. Je vous indique toutefois ici que mon idée était d’amender la proposition de loi en ajoutant dix années à la prescription actuelle des violences sexuelles sur mineurs car les experts s’accordent à constater que ces traumatismes se révèlent souvent après 40 ans. Cela irait dans le sens du vœu des auteurs de ce texte, tout en évitant le flou qu’il introduit dans la prescription. La tendance, en Europe, va vers un allongement des délais de prescription touchant à ces faits. Si dans les pays de common law, il n’y a pas de prescription, en Europe continentale, les délais vont de dix à trente ans. Nous pourrions aller à trente ans, comme en Allemagne. Cela permettrait à des personnes entrées dans l’âge adulte de se reconstruire.

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Même s’il est difficile de réunir des preuves trente ans après les faits, ces drames, on l’a vu avec l’affaire de l’École en bateau, peuvent trouver une solution juridique, parce que bien souvent les faits se répètent dans le temps et qu’en soulevant des faits de violence anciens, on fait émerger des violences plus récentes, grâce à quoi les prédateurs sexuels qui en sont à l’origine sont condamnés, et grâce à quoi, surtout, on arrive à les faire entrer dans un protocole de soins, car ce sont bien souvent de grand malades.

Il faudrait que la commission, d’ici la séance de la semaine prochaine, trouve une solution médiane qui prenne mieux en compte les violences sexuelles subies par des enfants, mais sans aller jusqu’à l’extension voulue par les auteurs de cette proposition de loi. En l’état, je vous propose un avis défavorable sur ce texte.

M. Jean-Pierre Sueur, président. – Je comprends la démarche de notre rapporteur, mais elle n’est guère satisfaisante car la Constitution donne aux commissions le pouvoir d’amender les textes, sans restrictions, et qui vaut autant pour les propositions que pour les projets de loi.

J’ai rappelé ce principe dans la contribution que j’ai adressée à M. Jean-Pierre Bel dans le cadre de la réflexion qu’il a engagée sur l’organisation de nos travaux. Je lui ai également indiqué mon souhait de nous orienter vers une nouvelle répartition de l’ordre du jour du Parlement permettant de faire une plus grande place aux initiatives législatives d’origine parlementaire, quitte à diminuer le temps que nous passons en semaines de contrôle, dans des débats parfois bien… platoniques.

M. Jean-Pierre Michel. – Effectivement, il est désagréable, pour ne pas dire davantage, de voir les auteurs d’une proposition de loi signifier à leurs collègues qu’ils ne doivent pas y toucher en commission : à ce compte, mieux vaut que la commission ne s’en saisisse pas du tout !

Ensuite, on m’a fait comprendre, ici et là, que ce texte serait « féministe » et que s’y opposer serait une insulte faite aux femmes ; or, il n’y a pas que des jeunes filles qui sont victimes de violences sexuelles…

Les délais de prescription sont une affaire très sensible, qu’il faut articuler avec l’échelle des peines, Jean-Jacques Hyest nous l’a suffisamment répété pour que nous nous en souvenions. En l’espèce, on peut aujourd’hui se plaindre jusqu’à l’âge de 38 ans pour des faits intervenus lorsqu’on était mineur, cela paraît déjà bien. L’amendement déposé par Muguette Dini, en faisant courir le délai de prescription à partir du dépôt de plainte est, quant à lui, tout aussi inacceptable. Autant rendre ces faits imprescriptibles.

Autre chose, je ne voudrais pas qu’on ajoute systématiquement au traumatisme des victimes de viols, celui de la famille du présumé coupable. Lorsque quarante années ont passé, bien des choses ont changé : l’agresseur a pris de l’âge, il a peut-être fondé une famille, il n’a peut-être jamais agressé d’autres personnes ; mais le procès, aussi éloigné des faits, va bouleverser un ordre social qui s’est rétabli…

Il faut faire attention, enfin, à ne pas faire trop facilement naître pour les victimes l’espérance que quarante ans après les faits, un procès sera une chose aisée, que les preuves seront établies, qu’une décision juste sera rendue.

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Pour toutes ces raisons, je voterai contre ce texte, même si je ne m’interdis pas de faire évoluer mon vote en séance publique, au vu des propositions que pourrait faire notre rapporteur.

M. Nicolas Alfonsi. – On voit se développer des délais de prescription « à la carte », au point qu’il y pourrait y avoir bientôt autant de délais que de types de crimes et délits... Or, la procédure pénale est un principe fondamental du droit, il faut être prudent.

L’analogie avec le délit d’abus de biens sociaux, ensuite, ne me paraît pas pertinente : dans l’abus de biens sociaux, le fautif connait les faits dès le départ, il organise l’abus, alors qu’ici, c’est un élément psychologique qui met à la disposition de la victime le choix du point de départ du délai de prescription. Je crois que ce serait là introduire un risque de désordre juridique important.

Mme Esther Benbassa. – Cette proposition de loi répond à un fait divers, celui où la victime d’un viol, sortie d’une amnésie de 32 années après une thérapie, a déposé plainte en 2011 pour des faits intervenus en 1977, donc pour des faits prescrits, ce que la Cour de cassation a confirmé. Les violences sexuelles sont un sujet particulièrement sensible, même si toutes les violences sont condamnables, mais nous sommes toujours gênés, au groupe écologiste, de voir des textes être proposés sous la pression de faits divers.

Ensuite, la gravité des agressions sexuelles ne justifie pas un droit d’exception et ce n’est pas un service à rendre aux victimes elles-mêmes que de leur faire espérer, plus de trente ans après les faits, une instruction conduite de façon normale, avec des preuves suffisamment établies et une décision de justice satisfaisante. Pourquoi un régime particulier pour les violences sexuelles et pas, par exemple, pour les meurtres, ou encore pour les infanticides ? L’établissement des règles de droit, surtout en matière pénale, demande une vue d’ensemble.

Pourquoi penser que la victime trouverait toujours réparation tant d’années après les faits ? Toute agression à caractère sexuel, un attouchement par exemple, continuerait d’être passible d’une poursuite parce que plusieurs dizaines d’années plus tard, une victime aurait eu un « flash » en reconnaissant son agresseur ? N’oublions pas aussi l’affaire d’Outreau, les dégâts que peuvent causer les errements de l’appareil judiciaire...

Sans méconnaître la bonne volonté des auteurs de cette proposition de loi, nous y voyons aussi la marque de lobbies défendant des thèses sécuritaires, contre lesquels nous combattons : le groupe écologiste s’abstiendra.

M. François Zocchetto. – Le propos du rapporteur nous confirme les difficultés d’améliorer la répression des crimes sexuels, ce que nous avons constaté les nombreuses fois où nous avons rouvert ce dossier. Le groupe UDI-UC s’est résolu à demander l’inscription de ce texte à l’ordre du jour, après un débat interne nourri, en étant bien conscient de ces difficultés. Plutôt que changer le délai de prescription pour un type d’infractions, mieux vaudrait effectivement reconsidérer l’ensemble des délais, pour tenir compte de l’allongement de la durée de la vie, tout comme de l’évolution des techniques d’investigation : le contexte a bien changé depuis l’époque où les délais actuels ont été fixés. Le nombre d’infractions sexuelles est considérable, nous savons tous les traumatismes qu’elles entrainent et le moins qu’on puisse dire, c’est que la justice ne répond pas bien aux attentes de la société en matière de répression de ces crimes et délits.

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J’ai bien conscience que ce texte n’est effectivement pas recevable en l’état, et nous remercions le rapporteur pour sa courtoisie procédurale, qui permettra de débattre en séance de la proposition de loi telle qu’elle a été déposée. Je suis également favorable à la proposition de notre président, qui donnerait effectivement plus de temps pour l’examen des propositions de loi. Enfin, je suggère que nous rouvrions, à la commission, la réflexion sur les délais de prescription en matière pénale dans son ensemble.

M. Jean-Pierre Sueur, président. – MM. Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung ont, en 2007, consacré un rapport à ce sujet : nous pourrions lui donner une suite, avec une proposition de loi pour le volet pénal.

Mme Éliane Assassi. – Cette proposition de loi vise un vrai sujet et nous devons reconnaître la constance de Muguette Dini, qui avait déjà proposé un texte en 2012. Notre groupe, cependant, est partagé, entre ceux qui soulignent les difficultés probatoires, les risques de non-lieu, celui de voir des procédures très douloureuses ne jamais aboutir, et ceux qui n’en veulent pas moins allonger les délais de prescription, pour tenir compte des spécificités des infractions sexuelles. Il faut y travailler davantage.

M. Yves Détraigne. – Muguette Dini nous avait fait une proposition sur le sujet il y a deux ans, en proposant d’allonger le délai de prescription des agressions sexuelles, et nous avions alors décidé, à l’unanimité, qu’il valait mieux revoir l’ensemble des délais : pourquoi changer notre position ? Nous pourrions, effectivement, prendre pour base le rapport de 2007 de nos collègues Hyest, Portelli et Yung, pour une révision d’ensemble, bien plus cohérente.

M. Jean-René Lecerf. – On ne peut pas être insensible aux intentions des auteurs de ce texte, mais s’il était adopté, qu’adviendrait-il des condamnés les plus âgés, pour lesquels la prison n’est certainement pas adaptée ? Devra-t-on prévoir des maisons de retraite dans les prisons ?

Il ne faut pas oublier, non plus, l’urgence qu’il y a à lutter contre la récidive. A l’exception, peut-être, de la prison de Casabianda, qui accueille une majorité de délinquants sexuels, en particulier pour des violences sexuelles intrafamiliales, l’administration pénitentiaire ne fait pas assez de prévention de la récidive, par exemple des groupes de paroles ou des actions pour rétablir l’empathie, ce qui est très regrettable.

M. André Reichardt. – Si le délai de prescription court à compter du dépôt de la plainte, à quoi peut-il encore bien servir ? Une telle mesure ne bat-elle pas en brèche le principe d’égalité devant la loi, en faisant dépendre de la mémoire de la victime, les poursuites judiciaires elles-mêmes ?

Si je reste abasourdi, ensuite, devant le nombre d’infractions sexuelles, je ne vois pas bien en quoi l’allongement du délai de prescription les ferait diminuer. Il me semble plutôt que l’objet du texte, ici, est bien de répondre à un cas particulier, ce qui ne justifie pas à légiférer.

Enfin, je ne connaissais pas ce phénomène d’amnésie traumatique, mais si la mémoire a pu ainsi être bloquée pendant des décennies, comment accorder foi à ce dont la personne se souvient ensuite ? Quel rapport ces souvenirs lointains entretiennent-ils avec la réalité ? N’y a-t-il pas un risque d’erreurs considérables, même de bonne foi ?

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Plutôt que de vouloir « rafistoler » ce texte au nom de ses bonnes intentions, je préfèrerais que nous réexaminions l’ensemble des délais de prescription en matière pénale.

M. Christophe Béchu. – Je crois que la comparaison avec l’abus de biens sociaux est malvenue et qu’elle affaiblit la démonstration : il y a bien un caractère clandestin, mais quel délit n’a pas ce caractère, quel auteur tiendrait-il à faire de la publicité sur le délit qu’il commet ?

Cependant, je ne veux pas laisser dire que ce texte serait une mauvaise chose pour les victimes : il leur donnerait la faculté de se plaindre, pas une obligation, ce n’est pas à nous de dire ce qu’il en adviendra. Même chose pour l’idée qu’il faudrait protéger l’ordre rétabli après des décennies d’impunité : n’est-ce pas plutôt un droit pour une victime qui resterait traumatisée que de vouloir rétablir un certain ordre, reconstruire sa vie, après avoir engagé une procédure si elle l’estime nécessaire ? Enfin, l’argument de l’âge des condamnés n’est certainement pas recevable : avec le vieillissement de la population, c’est probablement l’ensemble des prisonniers qui seront plus âgés en prison, ce n’est pas une raison pour les en exempter ; c’est au programme immobilier pénitentiaire de s’adapter, plutôt qu’à la loi pénale.

En revanche, je crois que le dépôt de plainte pour violences sexuelles constitue un véritable sujet : elles sont les seules violences où la victime peut être perçue et peut se percevoir comme responsable, au moins partiellement, de l’agression subie, où la victime peut être considérée comme coupable. Chacun sait qu’un certain climat se répand, fait d’insultes et de comportements agressifs envers les femmes au motif qu’elles s’habilleraient de manière provocatrice, et que ce climat entretient une réticence, voire des refus de déposer plainte. Cette singularité des violences sexuelles pourrait, elle, justifier un dispositif adapté.

Je me rallie à la proposition d’examiner l’ensemble des délais de prescription en matière pénale, il faut de la cohérence. Et contre les violences sexuelles, je préfèrerais une imprescriptibilité plutôt qu’un allongement du délai de prescription : le message politique serait plus fort.

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur. – C’est effectivement par courtoisie et pour faire vivre le débat avec ses auteurs que je vous propose de laisser ce texte sans modification aller en séance, malgré ses défauts bien apparents.

Les victimes de violences sexuelles ne sont pas toutes des filles, les garçons en subissent également, je vous remercie de le rappeler, Monsieur Michel : si les victimes majeures sont très souvent des femmes, les garçons représentent une proportion non négligeable des victimes mineures d’agressions mais aussi de comportements pervers …

Avec le temps qui passe, l’établissement des preuves devient effectivement plus difficile, en particulier pour les violences sexuelles. Cependant, les agresseurs peuvent être de véritables prédateurs sexuels, qui commettent des viols en série sur plusieurs générations, y compris au sein de leur propre famille : c’est une spécificité des violences sexuelles et il faut disposer des outils pour arrêter de tels comportements.

S’oriente-t-on vers des délais de prescription « à la carte » ? Je ne le souhaite pas et je crois, moi aussi, qu’il faut un cadre clair et global. Dans leur rapport de 2007, nos collègues Hyest, Portelli et Yung proposaient une réforme globale des délais, à 5 ans pour les délits et 15 ans pour les crimes.

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On sait, effectivement, que le dépôt de plainte contre un viol intrafamilial peut prendre des années, que les victimes peuvent attendre jusqu’à la quarantaine, une fois qu’elles sont elles-mêmes devenues parents, pour se résoudre à porter plainte. Il est clair, également, que le dépôt d’une plainte ne conduit pas toujours à une condamnation, que le procès est généralement une épreuve pour tous, mais pourquoi en refuser la faculté aux victimes du seul fait qu’elles auraient laissé passer trop de temps pour se plaindre ? Pourquoi ne pas tenir compte des spécificités des violences sexuelles en la matière ? Lorsque l’agresseur s’est livré à une série de viols, le dépôt d’une plainte libère la parole, entraînant d’autres dépôts de plaintes, ce qui permet de reconstituer des faits, des parcours d’agresseurs qui sont peu inquiétés par des plaignants dispersés ; cependant, le délai de prescription empêche des plaintes pour des faits plus anciens et il oblige à une différence de traitement qui paraît choquante, on l’a vu dans l’affaire de l’École en bateau, par exemple.

Le rapport de 2007 n’a pas prospéré et, de par mes contacts à la Chancellerie, je sais qu’une réforme n’est pas à l’ordre du jour : je crains qu’on ne doive attendre bien longtemps avant de voir un projet de loi en la matière ; dès lors, pourquoi ne pas avancer sur ce sujet des violences sexuelles ? Des délais particuliers ont déjà été établis contre les propos racistes ou encore contre les actes terroristes, je crois souhaitable que nous le fassions également en matière de violences sexuelles. Cette proposition, du reste, est suffisamment ancienne – on en parlait dès la fin des années 1980 – pour que nous ne soyons pas taxés de laisser un fait divers dicter l’agenda parlementaire... Cette proposition de loi a le soutien d’associations humanistes, qui œuvrent auprès des victimes.

Quelle place les personnes âgées peuvent-elles avoir en prison ? C’est un sujet en soi, il faut humaniser les conditions d’incarcération, mais ce n’est pas l’objet de ce texte et il ne doit pas en commander le contenu.

L’amnésie traumatique est un phénomène décrit par les médecins, elle touche particulièrement les victimes de viols pendant l’enfance qui, pour s’en protéger, oublient les violences qu’ils ont subies ; l’amnésie dure jusqu’à une certaine maturité, souvent dans la quarantaine, où ces victimes se souviennent tout à coup de ce qu’elles ont subi, parviennent à formuler ce qui s’est passé. Les preuves sont plus difficiles à apporter avec l’éloignement du temps, mais le dépôt de plainte peut servir à la victime aussi bien qu’à d’autres victimes plus récentes, on l’a vu, ici aussi, dans l’affaire de l’École en bateau.

Enfin, si cette proposition de loi n’épuise certainement pas le problème du traitement judiciaire des violences sexuelles, elle a le mérite de nourrir le débat sur ce sujet important, je crois que c’est aussi l’intention de ses auteurs.

C’est pourquoi, tout en vous proposant de rejeter ce texte dans sa rédaction actuelle, je crois que nous devons avancer sur ce sujet et tenter de trouver une solution, dont nous pourrons débattre en séance publique.

M. Jean-Pierre Sueur, président. – Passons à l’examen des amendements.

Article 3

M. Philippe Kaltenbach, rapporteur. – Par l’amendement n°1, Mme Dini propose de faire courir le délai de prescription à partir du dépôt de plainte, ce qui revient à une imprescriptibilité de fait. Avis défavorable.

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L’amendement n°1 n’est pas adopté.

M. Jean-Pierre Michel. – Le groupe socialiste votera contre ce texte en l’état. Monsieur le Président, je suggère que notre commission organise un colloque avec pour sujet l’influence de la psychanalyse sur les règles de droit pénal.

M. Jean-Pierre Sueur, président. – C’est un sujet certainement digne du plus grand intérêt, mais qui peut attendre la tenue des élections sénatoriales, vous en conviendrez...

La commission rejette l’ensemble du texte.

Le sort de l’amendement examiné par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur N° Objet Sort de l’amendement

Article 3

Mme DINI 1 Départ du délai de prescription au jour où la victime porte plainte.

Rejeté

La réunion est levée à 11h40.

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COMMISSIONS MIXTES PARITAIRES

Mardi 20 mai 2014

- Présidence de Mme Marie-Christine Dalloz, députée -

Commission mixte paritaire sur la proposition de loi relative aux comptes bancaires inactifs et aux contrats d’assurance vie en déshérence

La commission mixte paritaire a tout d’abord constitué son bureau et désigné :

- Mme Marie-Christine Dalloz, députée, présidente ;

- M. Philippe Marini , sénateur, vice-président ;

- M. Alain Fauré, député,

- M. François Marc, sénateur, respectivement rapporteurs pour l’Assemblée nationale et pour le Sénat.

La commission mixte paritaire a procédé à l’examen des treize articles restant en discussion.

Elle a adopté dans le texte du Sénat les articles 6 (régime fiscal des sommes restituées par la Caisse des dépôts et consignations à leurs bénéficiaires), 7 ter (contrôle de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution sur la mise en œuvre par la Caisse des dépôts et consignations des dispositions de la présente proposition de loi), 9 (coordination dans le code général de la propriété des personnes publiques), 11 (mesures de coordination) et 12 bis (rapport annuel de la Caisse des dépôts et consignations).

Elle a élaboré une rédaction pour les articles 1er (comptes inactifs), 4 (contrats d’assurance vie non réclamés), 5 (contrats d’assurance vie non réclamés – dispositions relatives aux mutuelles), 5 bis (plafonnement des frais précomptés) 7 bis (consultation du fichier des comptes bancaires et du fichier des contrats d'assurance vie dans le cadre du règlement des successions), 12 (mesures transitoires), 12 bis A (entrée en vigueur de la réduction de la durée des mesures de redressement des situations de surendettement des particuliers) et 13 (entrée en vigueur).

La commission mixte paritaire a adopté le texte issu de ses délibérations.

Mercredi 21 mai 2014

- Présidence de M. Jean-Paul Chanteguet, président de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire de l’Assemblée nationale -

Commission mixte paritaire sur le projet de loi relatif aux activités privées de protection des navires

Conformément au deuxième alinéa de l’article 45 de la Constitution et à la demande du Premier ministre, une commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif aux activités

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privées de protection des navires, s’est réunie à l’Assemblée nationale le mercredi 21 mai 2014.

La réunion est ouverte à 11h40.

La commission mixte paritaire procède d’abord à la désignation de son bureau constitué de : M. Jean-Paul Chanteguet, député, président ; M. Raymond Vall, sénateur, vice-président ; M. Arnaud Leroy député, rapporteur pour l’Assemblée nationale; Mme Odette Herviaux, sénatrice, rapporteure pour le Sénat.

M. Jean-Paul Chanteguet, député, président. – En vous accueillant ici, à l’Assemblée nationale, je souhaiterais tout d’abord remercier l’ensemble des députés et des sénateurs qui ont examiné le texte dans des délais restreints. Je rappelle que le projet de loi a été déposé par le Gouvernement le 3 janvier dernier, que l’Assemblée nationale l’a adopté le 29 avril et le Sénat le jeudi 15 mai dernier. Le Gouvernement a déclaré la procédure accélérée le 18 avril, soit entre notre réunion de commission et le passage en séance publique, et, les deux assemblées n’étant pas parvenues à un texte identique, a convoqué la réunion d’une commission mixte paritaire, en application de l’article 45 alinéa 2 de la Constitution.

Je rappelle également qu’à l’Assemblée nationale, les commissions des lois et de la défense se sont saisies pour avis. Il en a été de même au Sénat, à la différence près que la commission des lois y a reçu une délégation sur certains articles.

Le but de la commission mixte paritaire est de trouver un texte commun sur les dispositions restant en discussion. Le Sénat et l’Assemblée nationale ayant adopté des textes différents (une dizaine d’articles seulement sont conformes), la commission, saisie de ces deux textes, doit rechercher un consensus. Mon sentiment est que les divergences de fond ne sont pas importantes et qu’elles se limitent à quelques points que nos rapporteurs vont nous présenter.

Par contre, d’autres divergences portent sur la codification des dispositions. Étant à l’origine des amendements qui ont conduit à codifier celles-ci, lors du vote de l’Assemblée nationale, dans le code des transports, je souhaiterais faire part de mes interrogations devant les modifications apportées par le Sénat, tant sur la méthode que sur les choix. Cela conduit en effet à supprimer 14 articles votés par l’Assemblée, à en recréer une dizaine de nouveaux, et à faire référence au code de la sécurité intérieure pour la plupart des dispositions en obligeant à des renvois entre les deux codes et en complexifiant le dispositif.

Je crains, à terme, une dépossession des compétences des commissions du développement durable chargées des transports et un fâcheux précédent pour nos méthodes de travail. Si finalement nous trouvons un compromis, par souci de réalisme et parce que ce texte est attendu par tous les professionnels, j’avertis nos collègues des difficultés techniques et juridiques qui ne manqueront pas d’apparaître si pareille politique devait se poursuivre.

M. Raymond Vall, sénateur, vice-président. – Ce texte ayant été voté pratiquement à l’unanimité au Sénat comme à l’Assemblée nationale, je souhaite également que nous trouvions des solutions à nos quelques divergences. L’attente des professionnels, qui est grande, doit être satisfaite.

M. Arnaud Leroy, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – L’Assemblée nationale a travaillé sur ce projet de loi avec un souci de simplicité, de réactivité

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et de logique. Je prends acte des quelques divergences qui sont apparues avec le Sénat, et je pense que nous réussirons à les aplanir.

Je rejoins le président Jean-Paul Chanteguet dans ses propos sur la codification. Le Parlement doit être à l’écoute des opérateurs économiques qui attendent cette loi : je n’en ferai donc pas un casus belli. Mais dans la démarche de simplification revendiquée aujourd’hui, alors que notre droit souffre d’une complexité souvent excessive, je crois qu’il faut faire attention pour ne pas alourdir un texte qui doit être pratique. J’entends les arguments qu’a développés le sénateur Alain Richard en faveur d’une recodification dans le code de la sécurité intérieure : j’inciterai les députés à accepter ce choix pour abréger la procédure législative, et uniquement pour cette raison.

Les commissions du développement durable ne doivent pas être dépossédées de leurs compétences. Ce ne sont pas, dans nos deux assemblées, les commissions les plus fortes ; c’est une raison supplémentaire pour veiller jalousement à leurs prérogatives. Nous aurons certainement un débat comparable au moment de la réforme territoriale, qui est un sujet de nature juridique évidemment, mais qui est surtout à mes yeux une question d’aménagement du territoire. Le point de vue des différentes commissions doit trouver à s’entendre. Je serai au côté du président Jean-Paul Chanteguet, et sans doute auprès des sénateurs, pour œuvrer en ce sens dans les prochains mois.

Mme Odette Herviaux sénatrice, rapporteure pour le Sénat. – Je crois que nous pouvons avant tout nous féliciter du climat de fort consensus qui règne autour de ce texte, à l’Assemblée nationale comme au Sénat. Les votes en commission comme en séance publique, à la quasi-unanimité, l’ont montré.

Nous n’avons d’ailleurs opéré que de rares modifications de fond au Sénat, qui pourront probablement susciter un consensus. Les apports de l’Assemblée nationale nous ont semblé extrêmement utiles et pertinents, qu’il s’agisse de la reformulation symbolique des objectifs, plaçant la protection de l’homme avant celle des biens, du compromis sur la définition du nombre minimum de gardes armés à bord des navires, du comité d’alerte pour la révision du zonage, de l’allègement des charges administratives pesant sur le capitaine ou du régime de consignation des pirates à bord.

Il reste quelques points d’amélioration possible, notamment sur l’article 3 qui soumet les entreprises de protection des navires au paiement du droit affecté au financement du CNAPS, et sur l’article 21 qui limite le cadre d’emploi de la force armée au droit commun de la légitime défense défini par le code pénal. Sur ces deux sujets, je pense que nous pourrons, dans quelques instants, facilement nous accorder sur une formulation qui ne laisse planer aucune ambiguïté ni aucun effet de bord. Quant à l’article 34 bis, relatif au contrôle des douanes, une précision rédactionnelle sur la définition de l’incrimination vous sera présentée qui, je crois, ne devrait pas poser de difficulté.

En ce qui concerne la forme et l’architecture du texte, j’ai salué, et souligné dans mon rapport, l’initiative du président Jean-Paul Chanteguet, qui a souhaité codifier ce texte. Sa spécificité, reconnue par le Conseil d’État, avait conduit le Gouvernement à ne pas le codifier dans son projet de loi initial. Ce choix présentait de nombreux inconvénients et s’inscrivait à contre-courant de la tendance suivie par le législateur depuis les années 1990, nuisant à l’objectif de simplicité évoqué par Arnaud Leroy. Une loi autonome pose en effet des difficultés d’accessibilité pour les usagers, suscite des ambiguïtés et entraîne d’inévitables risques d’erreurs en cas de modifications ultérieures des dispositions auxquelles elle se réfère.

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L’Assemblée nationale a donc eu pleinement raison d’effectuer ce travail juridique, fastidieux mais nécessaire. Le travail réalisé au Sénat s’inscrit dans le prolongement de cet objectif de pragmatisme et de qualité de la norme. Il s’agit essentiellement d’un perfectionnement juridique, suggéré par la commission des lois à l’initiative de son rapporteur pour avis Alain Richard, ici présent.

Le cœur du dispositif ne change pas, nous y avons largement veillé. L’Assemblée nationale a fait le choix pertinent d’en définir le socle dans le code des transports, ce qui semble à la fois important pour donner toute sa place à la commission du développement durable, et parfaitement logique s’agissant d’une activité s’exerçant dans un environnement spécifique, celui du navire, et avec des acteurs particuliers, comme l’armateur ou le capitaine. Pour cette raison, le cœur du texte demeure dans le code des transports.

La commission des lois du Sénat a simplement suggéré de transférer dans le code de la sécurité intérieure les dispositions relatives à la déclaration et à l’agrément des entreprises, au contrôle de leur activité ou à leur sanction. Ces dispositions ne s’adressent d’ailleurs pas aux armateurs ou aux capitaines, mais aux sociétés privées de protection des navires. On distingue ainsi, d’un côté, ce qui relève des spécificités de la protection des navires, figurant dans le code des transports, de l’autre, ce qui relève de la régulation classique d’une activité de sécurité privée, figurant dans le code de la sécurité intérieure. Il s’agit d’un simple apport de cohérence juridique, prolongeant les objectifs de clarté, de qualité et d’intelligibilité de la loi, rappelés à juste titre par l’Assemblée nationale.

Je vous invite donc à voter ce texte ainsi que les quelques améliorations qu’Arnaud Leroy, Alain Richard et moi-même avons cosignées. La question juridique de la codification n’est pas une question simple, et je crois que nous sommes arrivés progressivement à un dispositif convenable. Le plus urgent à présent, c’est de faire en sorte que nos marins puissent bénéficier de cette possibilité de protection rapidement. J’ai l’intime conviction que nous partageons tous ce sentiment, et c’est de bon augure pour la suite de nos travaux.

M. Alain Richard, sénateur. – Madame la rapporteure a parfaitement présenté la méthode selon laquelle le Sénat a abordé ce texte. Dans les deux assemblées, le Parlement est un : les commissions échangent pour perfectionner des textes voués à intégrer des codes. Cette codification fait une différence substantielle pour les praticiens du droit.

J’aimerais appeler l’attention de la commission mixte paritaire sur l’effet indésirable que produit la mention dans le projet de loi des dispositions relatives à la légitime défense figurant d’ores et déjà dans le code pénal. Il n’est jamais souhaitable d’écrire dans une loi qu’une autre loi déjà en vigueur s’applique. J’ai compris que ces mentions résultaient de demandes spécifiques : elles apparaissent parce que d’autres pays, quand ils ont autorisé dans leur législation l’activité de protection des navires, ont pareillement répété les clauses d’exonération de la responsabilité pénale déjà en vigueur dans leur droit respectif. Nous avons réfléchi à cette situation et nous sommes parvenus à la conclusion – qui n’est pas celle de la Chancellerie – qu’il serait particulièrement malencontreux de faire explicitement mention de l’article 122-4 du code pénal prévoyant une irresponsabilité à la suite d’un commandement de l’autorité légitime. Dans le contexte maritime, cette dernière ne pourrait s’incarner que dans le capitaine, or nous sommes tous d’accord pour éviter qu’il puisse ordonner à l’équipe de sécurité d’ouvrir le feu. Nous avons donc cosigné une proposition de rédaction qui permet de ne pas mentionner cet article.

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M. Jean-Paul Chanteguet, député, président. – En l’absence d’autre demande de prise de parole, nous en venons à la discussion des articles.

La commission mixte paritaire a ensuite procédé à l’examen des dispositions restant en discussion.

Article 1er Définition de l'activité de protection des navires français contre les menaces extérieures

La commission mixte paritaire adopte l’article 1er dans la rédaction du Sénat.

Article 2 A Application des dispositions générales communes du code de la sécurité intérieure à

l'activité de protection des navires

La commission mixte paritaire adopte l’article 2 A dans la rédaction du Sénat.

Article 2 Réorganisation du titre Ier du livre VI du code de la sécurité intérieure

La commission mixte paritaire adopte l’article 2 dans la rédaction du Sénat.

Article 3 Assujettissement des entreprises privées de protection des navires au paiement du droit

affecté au financement du CNAPS

M. Arnaud Leroy, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Nous proposons que la contribution des entreprises privées de protection des navires au financement du conseil national des activités privées de sécurité ne soit pas limitée aux seules entreprises françaises. Dès lors que le marché est ouvert à toutes les entreprises européennes et qu’elles bénéficieront de l’encadrement offert par le CNAPS sans préjudice de leur enregistrement en France ou à l’étranger, il est juste qu’elles soient assujetties comme les autres.

La proposition de rédaction est adoptée.

La commission mixte paritaire adopte l’article 3 dans la rédaction issue de ses travaux.

Article 4 Coordination à l'article L. 612-9 du code de la sécurité intérieure

La commission mixte paritaire adopte l’article 4 dans la rédaction du Sénat.

Article 5 Refus d'autorisation en cas de risque de trouble à l'ordre public

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 5.

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Article 6 Conditions pour l'obtention de l'autorisation d'exercer

La commission mixte paritaire adopte l’article 6 dans la rédaction du Sénat.

Article 7 Dénomination des personnes morales

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 7.

Article 8 Portée de l'autorisation d'exercer

La commission mixte paritaire adopte l’article 8 dans la rédaction du Sénat.

Article 9 Encadrement du contenu des documents contractuels ou publicitaires

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 9.

Article 10 Exercice exclusif de l'activité de protection des navires

La commission mixte paritaire adopte l’article 10 dans la rédaction du Sénat.

Article 11 Conditions pour les dirigeants ou gérants des entreprises privées de protection des

navires

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 11.

Article 12 Conditions pour les employés des entreprises privées de protection des navires

La commission mixte paritaire adopte l’article 12 dans la rédaction du Sénat.

Article 12 bis Coordination

La commission mixte paritaire adopte l’article 12 bis dans la rédaction du Sénat.

Article 12 ter Coordination

La commission mixte paritaire adopte l’article 12 ter dans la rédaction du Sénat.

Article 12 quater Coordination

La commission mixte paritaire adopte l’article 12 quater dans la rédaction du Sénat.

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Article 13 Procédures de délivrance des agréments, autorisations et cartes professionnelles

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 13.

Article 14 Modalité de dépôt des demandes d'autorisation, d'agrément et de carte professionnelle

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 14.

Article 15 Modalité de délivrance des demandes d'autorisation, d'agrément ou de carte

professionnelle pour les entreprises établies dans un autre État européen

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 15.

Article 16 Retrait ou suspension de l'autorisation, de l'agrément ou de la carte professionnelle

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 16.

Article 17 Recours administratif préalable obligatoire

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 17.

Article 21 Encadrement de l'emploi de la force

M. Arnaud Leroy, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Le sénateur Alain Richard a très bien expliqué le danger qui naîtrait d’une mention explicite du commandement de l’autorité légitime comme clause d’exonération de responsabilité pénale. Nous avons souhaité que ce texte protège le capitaine et lui permette de se consacrer à sa tâche : la navigation. Nous proposons donc une rédaction plus globale.

La proposition de rédaction est adoptée.

La commission mixte paritaire adopte l’article 21 dans la rédaction issue de ses travaux.

M. Jean-Paul Chanteguet, député, président. – L’article 22 est conforme.

Article 23 Embarquement, stockage et remise aux agents des armes

La commission mixte paritaire adopte l’article 23 dans la rédaction du Sénat.

Article 24 Exercice de l'activité de protection des navires par les seules personnes morales

La commission mixte paritaire adopte l’article 24 dans la rédaction du Sénat.

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M. Jean-Paul Chanteguet, député, président. – Je rappelle que les articles 25 à 27 sont conformes.

Article 28 Registre d'activité

La commission mixte paritaire adopte l’article 28 dans la rédaction du Sénat.

M. Jean-Paul Chanteguet, député, président. – Les articles 29 et 30 sont conformes.

Article 30 bis Coordination

La commission mixte paritaire adopte l’article 30 bis dans la rédaction du Sénat.

Article 31 Accès aux registres

La commission mixte paritaire adopte l’article 31 dans la rédaction du Sénat.

Article 32 Contrôles effectués par les agents du CNAPS

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 32.

Article 33 Prérogatives des agents du CNAPS

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 33.

Article 34 Modalités de réalisation des contrôles en mer

La commission mixte paritaire adopte l’article 34 dans la rédaction du Sénat.

Article 34 bis Contrôle douanier à bord des navires

Mme Odette Herviaux, sénatrice, rapporteure pour le Sénat. – La rédaction actuelle prévoit une même sanction pour deux infractions, mais elle relie celles-ci par un « et ». On pourrait imaginer que seule la présence cumulative de ces deux infractions permettrait de prononcer une sanction. C’est pour dissiper ce doute que nous proposons de préciser le texte.

La proposition de rédaction est adoptée.

La commission mixte paritaire adopte l’article 34 bis dans la rédaction issue de ses travaux.

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Article 35 Modalités de constatation des infractions à bord des navires

La commission mixte paritaire adopte l’article 35 dans la rédaction du Sénat.

Article 36 Sanctions disciplinaires

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 36.

Article 37 Sanctions pénales applicables à plusieurs infractions à la présente loi

La commission mixte paritaire adopte l’article 37 dans la rédaction du Sénat.

Article 38 Sanction, pour l'employeur, du défaut de carte professionnelle

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 38.

Article 39 Sanction des obstacles aux contrôles et, pour le salarié, du défaut de carte

professionnelle

La commission mixte paritaire adopte l’article 39 dans la rédaction du Sénat.

Article 40 Amende en cas d'infraction à plusieurs dispositions de la présente loi

La commission mixte paritaire adopte l’article 40 dans la rédaction du Sénat.

M. Jean-Paul Chanteguet, député, président. – L’article 41 A est conforme.

Article 41 Application de la loi outre-mer

La commission mixte paritaire maintient la suppression de l’article 41.

M. Jean-Paul Chanteguet, député, président. – L’article 42 est conforme.

Article 42 bis Application de la loi outre-mer

La commission mixte paritaire adopte l’article 42 bis dans la rédaction du Sénat.

Article 42 ter Application de la loi outre-mer

La commission mixte paritaire adopte l’article 42 ter dans la rédaction du Sénat.

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Article 43 Application de la loi outre-mer

La commission mixte paritaire adopte l’article 43 dans la rédaction du Sénat.

La commission mixte paritaire a adopté, ainsi rédigé et à l’unanimité, l’ensemble des dispositions restant en discussion du projet de loi relatif aux activités privées de protection des navires.

En conséquence, elle vous demande d’adopter le projet de loi relatif aux activités privées de protection des navires dans le texte figurant en annexe au présent rapport.

La réunion est levée à 12h00.

- Présidence de M. Daniel Raoul, président de la commission des affaires économiques du Sénat -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Commission mixte paritaire sur le projet de loi relatif à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises

Conformément au deuxième alinéa de l’article 45 de la Constitution et à la demande de M. le Premier ministre, une commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, s’est réunie au Sénat mercredi 21 mai 2014.

La CMP chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, réunie au Sénat, procède d’abord à la désignation de son bureau, constitué de M. Daniel Raoul, sénateur, président, de Mme Marie-Noëlle Battistel, députée, vice-présidente en remplacement de M. François Brottes, député, de M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat et de M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale.

La commission mixte paritaire procède ensuite à l’examen des dispositions restant en discussion.

Article 1er AAA Sécurisation du droit de préemption commerciale

La proposition de rédaction n° 1 est adoptée et l’article 1er AAA est ainsi rédigé.

Article 1er AA Statut des contrats de mise à disposition d’emplacement dans les grands magasins et les

centres commerciaux

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Cet article, qui définit les conditions dans lesquelles les « corners » peuvent relever du champ des baux commerciaux, définit des conditions trop strictes : de nombreux commerçants

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risqueraient de ne plus avoir accès à ce statut. Pour qu’il y ait bail commercial, il faut, selon la jurisprudence, que le locataire dispose d’un local déterminé, d’une clientèle propre, et qu’il ne soit pas soumis à des contraintes incompatibles avec le libre exercice de son activité. Il est préférable de s’en tenir à cette jurisprudence pour régler des situations de fait très diverses : d’où ma proposition de supprimer cet article.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable.

M. Daniel Fasquelle, député. – Souhaitez-vous ou ne souhaitez-vous pas appliquer le régime des baux commerciaux aux locaux commerciaux loués dans les centres commerciaux ? Ce n’est pas très clair…

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Nous préférons laisser le juge appliquer la jurisprudence actuelle pour apprécier l’existence ou non d’un bail commercial.

M. Daniel Fasquelle, député. – Cela me convient.

La proposition de rédaction n° 2 est adoptée et l’article 1er AA est supprimé.

Article 1er A Résiliation anticipée d’un bail commercial par le locataire ou par les ayants droits du

preneur

La proposition de rédaction n° 4 est adoptée.

L’article 1er A est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 1er

Allongement de la durée des baux dérogatoires

Les propositions de rédaction n° 5 et 6 sont successivement adoptées.

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Notre proposition de rédaction n° 7 précise le champ d’application dans le temps de la nouvelle obligation d’établir un état des lieux à l’entrée et à la sortie.

La proposition de rédaction n° 7 est adoptée.

L’article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 1er bis Convention d’occupation précaire

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La définition de la convention d’occupation précaire a davantage sa place dans le code de commerce, par référence au régime des baux commerciaux, que dans le code civil. Tel est l’objet de la proposition de rédaction n°8.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable.

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M. Daniel Fasquelle, député. – N’y a-t-il pas de contradiction entre l’objet et le texte de la proposition de rédaction ? Celui-ci énonce que les conventions d’occupation précaires ne sont pas soumises au présent chapitre du code du commerce.

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Ces conventions sont bien intégrées dans le code de commerce mais n’entrent pas dans le champ des baux commerciaux…

La proposition de rédaction n° 8 est adoptée et l’article 1er bis est ainsi rédigé.

Article 1er ter A Durée du bail commercial renouvelé

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Cet article revient sur un arrêt de la Cour de cassation qui fixe à 9 ans la durée du bail renouvelé, sauf accord au moment du renouvellement des parties pour une période plus longue. En raison de la durée de l’engagement, il est souhaitable que la durée du bail renouvelée ne puisse être décidée de manière définitive lors de la conclusion du bail initial. Telle est notre proposition de rédaction n°9.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable.

La proposition de rédaction n° 9 est adoptée et l’article 1er ter A est en conséquence supprimé.

Article 1er ter Suppression des dispositions restrictives à l’égard des commerçants de nationalité

étrangère

L’article 1er ter est adopté dans la rédaction du Sénat.

Article 1er quater Inopposabilité de la prescription biennale des actions en nullité posée à l’article

L. 145-60 du code de commerce

L’article 1er quater est adopté dans la rédaction du Sénat.

Article 1er quinquies Information du garant en cas de défaut de paiement du locataire

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – La proposition de rédaction n° 10 est formelle : elle précise que la clause de garantie est rédigée au bénéfice du bailleur et non pas au bénéfice du cédant ; seul le bailleur peut donc l’invoquer.

De plus, la référence au « premier mois d’impayé de loyer » est remplacée par une référence au « défaut de paiement », car les loyers ne sont pas nécessairement dus à échéance mensuelle et la garantie peut porter à la fois sur le loyer et les charges.

La proposition de rédaction n° 10 est adoptée.

L’article 1er quinquies est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

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Article 1er sexies Durée d’une clause de garantie entre cédant et cessionnaire

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – La proposition de rédaction n° 11 est de précision.

Mme Arlette Grosskost, députée. – La question des trois ans nous pose problème.

M. Daniel Fasquelle, député. – Lors des débats, nous avions dit notre préférence pour deux ans.

La proposition de rédaction n° 11 est adoptée.

L’article 1er sexies est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 2 Généralisation de l’application de l’indice des loyers commerciaux (ILC) et de l’indice

des loyers des activités tertiaires (ILAT)

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La proposition de rédaction n° 12 revient au texte voté par l’Assemblée : l’indice des loyers commerciaux (ILC) est plus stable et plus lisible que l’indice du coût de la construction (ICC). Il doit donc devenir l’indice de référence.

M. Daniel Fasquelle, député. – Les professionnels souhaitent qu’on les laisse libres de choisir. Selon la période économique, il peut être préférable de choisir un indice plutôt qu’un autre.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Nous avons eu ce débat en commission et en séance publique : la question n’est pas facile à trancher. Actuellement, l’ICC est plus intéressant, mais sur les moyen et long termes, l’ILC s’avère préférable, d’où notre proposition de rédaction.

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Dans ce cas, qui choisirait entre les deux indices ?

M. Daniel Fasquelle, député. – Les co-contractants.

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Et s’ils ne parviennent pas à se mettre d’accord ?

Mme Arlette Grosskost, députée. – Ils ne signent pas !

M. Claude Bérit-Débat, sénateur. – Un système à deux indices serait impraticable. Contentons-nous de remplacer l’ICC par l’ILC qui est plus conforme à la réalité économique.

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La ministre avait mené une large concertation et elle était parvenue à un consensus, à l’exception d’un syndicat qui estime que l’ICC est actuellement plus avantageux. Pour notre part, nous

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estimons qu’il faut faire confiance à la concertation et que l’ILC offre plus de garanties de stabilité.

Mme Élisabeth Lamure, sénatrice. – Pourquoi ne pas laisser les signataires de baux libres de choisir entre les deux indices ?

Mme Arlette Grosskost, députée. – Le bail est contractuel : les parties doivent pouvoir choisir l’indice de référence.

La proposition de rédaction n° 12 est adoptée.

L’article 2 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 3 Extension de la compétence des commissions départementales de conciliation en matière

de baux commerciaux

L’article 3 est adopté dans la rédaction du Sénat.

Article 4 Lissage des augmentations du loyer permises par les dérogations aux règles de

plafonnement

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La proposition de modification n° 14 conforte la rédaction du Sénat, qui étend le lissage des augmentations de loyer aux baux de longue durée supérieurs à 9 ans. Elle vise explicitement les exceptions aux règles de plafonnement induites par une clause relative à la durée du bail. Faire référence à la valeur locative, souvent difficile à établir, fragiliserait ce dispositif.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable.

La proposition de rédaction n° 14 est adoptée.

L’article 4 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 4 bis Date de révision du loyer commercial

L’article 4 bis est adopté dans la rédaction du Sénat.

Article 5 Établissement d’un état des lieux et des charges locatives

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Le délai évoqué dans l’article relève du décret, lequel fait actuellement l’objet d’une large concertation entre le gouvernement et les organisations professionnelles représentatives des bailleurs et des locataires. Notre proposition de rédaction n° 16 vise à en tenir compte.

La proposition de rédaction n° 16 est adoptée.

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M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Tous les bailleurs doivent communiquer un état des travaux prévus sur les trois ans à venir et un récapitulatif des travaux réalisés les trois années précédentes, et ce, quelle que soit la répartition entre locataires et propriétaires, qui est de nature évolutive. La proposition de rédaction n° 17 revient à la rédaction de l’Assemblée tout en conservant les précisions apportées au Sénat.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable.

La proposition de rédaction n° 17 est adoptée.

Les propositions de rédaction n° 18 et 15 sont adoptées.

L’article 5 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 6 Droit de préférence pour le locataire en cas de vente du local commercial qu’il occupe

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Porter à deux mois le délai dont dispose le locataire pour faire connaître sa volonté d’exercer son droit de préférence retarderait inutilement les cessions immobilières. La proposition de rédaction n° 19 en revient au délai du projet initial, c’est-à-dire un mois.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable.

La proposition de rédaction n° 19 est adoptée.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Certains investisseurs possèdent un portefeuille d’actifs immobiliers tertiaires pouvant comporter des locaux commerciaux situés dans des lieux différents. Or, l’article 6, tel qu’il est rédigé, interdit de céder globalement ce portefeuille à un autre investisseur sans purger un par un les droits des préférence existants. Toutes les ventes d’importance vont être bloquées ! Or, si un investisseur institutionnel ne peut pas vendre ses actifs, il risque de ne plus investir. La proposition de rédaction n° 20 apporte donc une précision utile.

M. Daniel Fasquelle, député. – C’est une très bonne chose.

La proposition de rédaction n° 20 est adoptée.

L’article 6 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 6 bis Déspécialisation partielle du bail commercial en cas de procédure collective

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La possibilité de procéder à une déspécialisation partielle du bail en cas de procédure collective doit faciliter la reprise. Il n’est pour autant pas possible de fixer par avance le loyer applicable lors de la révision triennale sans porter atteinte à la liberté contractuelle. En outre, le juge commissaire ne peut procéder à une telle appréciation. Telle est la motivation de la proposition de rédaction n° 21.

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M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable.

La proposition de rédaction n° 21 est adoptée.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – L’article 6 bis, qui instaure une mesure nouvelle concernant les procédures de liquidation, ne saurait s’appliquer aux procédures déjà ouvertes. La proposition de rédaction n° 22 le précise.

La proposition de rédaction n° 22 est adoptée.

L’article 6 bis est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 6 ter État des lieux obligatoire pour les locaux soumis à l’article 57 A de la loi n° 86-1290

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La proposition de rédaction n° 23 précise le champ d’application dans le temps de la nouvelle obligation d’établir un état des lieux à l’entrée et à la sortie.

La proposition de rédaction n° 23 est adoptée.

L’article 6 ter est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 7 Droit de préemption commercial

La proposition de rédaction n° 26 est adoptée.

L’article 7 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 7 bis B Contrats de revitalisation commerciale

Les propositions de rédaction n° 24 et 25 sont adoptées.

L’article 7 bis B est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 7 bis Formes du congé d’un bail commercial

L’article 7 bis est adopté dans la rédaction du Sénat.

Article 8 Modalités d’entrée en vigueur

L’article 8 est adopté dans la rédaction du Sénat.

Article 9 Règles relatives au statut de l’artisan

La proposition de rédaction n° 27 est adoptée.

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M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – La proposition de rédaction n° 28 clarifie les dispositions relatives au contrôle des qualifications professionnelles par les chambres des métiers et de l’artisanat. Il convient de préciser qu’en cas de changement de situation le contrôle est opéré uniquement lorsque ce changement affecte les obligations de l’entreprise en matière de qualification. À défaut, les entreprises seraient contraintes de faire ces démarches lors de tout changement de situation, ce qui alourdirait inutilement leur gestion.

La proposition de rédaction n° 28 est adoptée.

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La proposition de rédaction n° 28 bis apporte une modification rédactionnelle et supprime des dispositions adoptées par le Sénat, qui sont redondantes avec celles figurant aux alinéas 40 et 41 du même article.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable.

La proposition de rédaction n° 28 bis est adoptée.

Mme Arlette Grosskost, députée. – En ma qualité de députée de l’Alsace, je tiens à faire remarquer que chez nous, le registre des métiers est dénommé registre des entreprises. Faut-il le préciser ?

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – C’est déjà le cas, à l’article 22-2 de la loi du 5 juillet 1996 relative au développement et à la promotion du commerce et de l’artisanat

L’article 9 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 12 A Abrogation de l’article L. 8221-6-1 du code du travail

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La proposition de rédaction n° 29 supprime un article ajouté en séance publique au Sénat, qui abroge l’article L. 8221-6-1 du code du travail afin de supprimer la présomption de non-salariat pour les auto-entrepreneurs. Or cette présomption est énoncée plus précisément à l’article L. 8221-6 du même code.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable.

Mme Élisabeth Lamure, sénatrice. – Je suis très surprise de cet avis favorable. Nombre d’auto-entrepreneurs sont des salariés déguisés : c’est une des déviances du système. Je souhaite donc le maintien de cet article.

M. Damien Abad, député. – La proposition de suppression pourrait au contraire être perçue de façon positive. Néanmoins le salariat déguisé est une réalité dans le bâtiment. Si cette proposition est adoptée, il faudra se montrer vigilant dans ce secteur d’activité.

M. Laurent Grandguillaume, député. – L’article adopté par le Sénat fragilise la situation juridique de 2,5 millions de travailleurs indépendants. Il y a eu 1 500 contrôles

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Urssaf en 2012 et 2013, et 3 % de salariat déguisé seulement a été relevé. Dans ce cas, le contrat de prestation est automatiquement requalifié en contrat de travail.

Mme Mireille Schurch, sénatrice. – Je suis extrêmement déçue par cette proposition de suppression, puisque j’avais proposé d’inverser la charge de la preuve et que M. Arnaud Montebourg avait soutenu mon amendement, estimant, en séance : « Il peut arriver que l’auto-entrepreneur soit insincère quand son statut est finalement un outil de subordination d’un autre entrepreneur, la subordination étant la caractéristique du contrat de travail. On peut imaginer que tel ou tel professionnel vienne réaliser un chantier accompagné d’auto-entrepreneurs qui en réalité sont ses salariés déguisés. Dans ce cas, le juge interviendra pour requalifier le contrat qui doit être considéré non comme un louage d’ouvrage ou une sous-traitance mais comme un contrat de travail. C’est le cas chaque fois que le professionnel donne des ordres et qu’il cherche à échapper à la législation du travail ».

En 2010, notre collègue François Brottes s’était aussi prononcé pour inverser la charge de la preuve. Il faut en rester à la rédaction du Sénat, d’autant que le secteur du bâtiment attend cette disposition avec impatience.

M. Laurent Grandguillaume, député. – Nous avions proposé qu’un suivi des auto-entrepreneurs soit opéré par un organisme de gestion agréée, mais nous n’avons pas été suivis, car le surcoût se montait à 20 millions d’euros par an. Le gouvernement a précisé sa position mardi dernier lors d’une question orale : Mme Valérie Fourneyron a dit qu’elle souhaitait revenir à la rédaction de l’Assemblée nationale.

M. Daniel Fasquelle, député. – Le phénomène de salariat déguisé n’est pas aussi important qu’on le pense. Évitons de provoquer une insécurité juridique pour ces travailleurs indépendants. Si le contrat doit être requalifié, il le sera par le juge.

Mme Mireille Schurch, sénatrice. – Je tiens à préciser que nous ne considérons pas que tous les auto-entrepreneurs soient des salariés déguisés ! L’article 12 A ne fait que renverser la charge de la preuve.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – J’entends les arguments de Mme Mireille Schurch comme de Mme Elisabeth Lamure, mais ne remettons pas en cause ce texte d’équilibre qui a apaisé les tensions entre artisans, auto-entrepreneurs et grandes entreprises.

La proposition de rédaction n° 29 est adoptée et l’article 12 A est supprimé.

Article 12 Dispositions relatives au régime social des auto-entrepreneurs

La proposition de rédaction n° 30 est adoptée.

L’article 12 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 12 ter Mesures de coordination

L’article 12 ter est adopté dans la rédaction du Sénat.

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Article 13 bis Suppression de la dispense de stage de préparation à l’installation (SPI) pour les auto-

entrepreneurs

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La proposition de rédaction n° 32 supprime l’alinéa 2, introduit par le Sénat, qui élargit les cas de dispense de stage préparatoire à l’installation (SPI) pour les entrepreneurs ayant déjà bénéficié d’un accompagnement à la création d’entreprise délivré par un réseau d’aide à la création d’entreprises. Restons-en au régime actuel, qui prévoit trois types de dérogations. Nous avons déjà obtenu la généralisation du SPI, l’individualisation, et la modernisation du contenu des stages par les chambres des métiers. Ne remettons pas en cause l’équilibre trouvé.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable.

La proposition de rédaction n° 32 est adoptée.

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La proposition de rédaction n°33 supprime un alinéa qui prévoit l’obligation de suivre une formation à la sortie du régime pour les auto-entrepreneurs dont le chiffre d’affaires atteint le demi-plafond du régime micro-fiscal. Il faut simplifier. En outre, cette mesure n’est pas financée.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable.

La proposition de rédaction n° 33 est adoptée.

L’article 13 bis est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 14 Acquittement de la taxe pour frais de chambres consulaires

La proposition de rédaction n° 34 est adoptée.

L’article 14 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 17 Changement de registre de rattachement ou de lieu d’inscription au sein du registre

d’un EIRL

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La proposition de rédaction n° 35 propose une autre rédaction de l’alinéa 4 : le Sénat souhaitait que le transfert d’un registre à un autre soit réalisé à la demande de l’entrepreneur individuel concerné. Par mesure de simplification administrative, ce transfert doit être automatique.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable.

La proposition de rédaction n° 35 est adoptée.

L’article 17 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

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Article 18 Simplification du passage d’une entreprise individuelle au régime de l’EIRL

L’article 18 est adopté dans la rédaction du Sénat.

Article 19 bis Suppression de l’obligation d’acquitter un droit d’enregistrement de la déclaration

d’affectation du patrimoine pour l’EIRL

La proposition de rédaction n° 36 est adoptée.

L’article 19 bis est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 20 AA Possibilité de lier l’octroi d’une subvention à la limitation de l’attribution de dividendes

L’article 20 AA est adopté dans la rédaction du Sénat.

Article 20 AB Document d’aménagement artisanal et commercial

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Je retire la proposition de rédaction n° 37 au profit de la proposition de rédaction n° 37 bis élaborée par le rapporteur pour le Sénat.

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Quelle élégance !

La proposition de rédaction n° 37 est retirée.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Je remercie le rapporteur de l’Assemblée nationale. Je propose de modifier la rédaction de l’article 20 AB en remplaçant, à l’alinéa 3, le mot « comprend » par les mots « peut comprendre », à l’alinéa 5, le mot « délimite » par le mot « localise » et en ajoutant une définition des centralités urbaines : celles-ci peuvent inclure tout secteur, notamment centre-ville ou centre de quartier, caractérisé par un bâti dense présentant une diversité des fonctions urbaines, dans lesquels se posent des enjeux spécifiques du point de vue des objectifs mentionnés au premier alinéa ». Ainsi, les SCoT pourront comporter un document d’aménagement artisanal et commercial (DAAC), sans que cela soit obligatoire.

M. Claude Bérit-Débat, sénateur. – Merci pour cet effort. Le Sénat est attentif au développement de l’urbanisme commercial, et nous souhaitions que les DAAC soient réintégrés dans les SCoT. Entre la suppression de l’article et la rédaction adoptée par le Sénat, il y avait place pour un compromis, vers lequel nos deux rapporteurs nous emmènent.

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – L’expression « peut comprendre » n’est pas très normative… Mais respectons le compromis, et nous verrons à l’usage quel sens elle prend.

M. Claude Bérit-Débat, sénateur. – Nous avions déjà cette différence avec l’Assemblée nationale à propos de la loi ALUR…

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M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Le DAAC avait été adopté à l’unanimité par le Sénat sous une précédente mandature. C’est dire si ce compromis nous coûte !

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Il nous coûte aussi. C’est donc un bon compromis !

La proposition de rédaction n° 37 bis est adoptée.

L’article 20 AB est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 20 A Intégration de l’urbanisme commercial dans l’urbanisme de droit commun

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – La proposition de rédaction n° 38 supprime la disposition du code de l’urbanisme prévoyant qu’un permis de construire portant sur un projet soumis à une autorisation d’exploitation commerciale ne peut être accordé avant la délivrance de celle-ci.

La proposition de rédaction n° 38 est adoptée.

L’article 20 A est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 20 BA Coordination de la réforme de l’urbanisme commercial avec l’ordonnance du 18 juillet

2013 sur les recours abusifs

M. Laurent Grandguillaume, député. – La proposition de rédaction n° 39 vise à prévenir un risque de détournement du recours pour excès de pouvoir contre le nouveau permis.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable à cette proposition de rédaction qui permet d’éviter un élargissement excessif du champ des requérants.

La proposition de rédaction n° 39 est adoptée.

L’article 20 BA est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 20 B Opposabilité directe du SCoT au demande de permis de construire tenant lieu

d’autorisation d’exploitation commerciale

La commission mixte paritaire adopte l’article 20 B dans la rédaction du Sénat.

Article 20 Composition de la commission départementale d’aménagement commercial

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – La proposition de rédaction n° 40 effectue de simples ajustements rédactionnels et ajoute à l’article L. 751-2 du code de commerce la mention des avis de la commission départementale d’aménagement

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commercial, émis sur le permis de construire, à côté de celle de ses décisions, rendues en l’absence de procédure d’autorisation de construire.

La proposition de rédaction n° 40 est adoptée.

L’article 20 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 20 bis Statut et composition de la Commission nationale d’aménagement commercial

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – La proposition de rédaction n° 41 renvoie à un décret en Conseil d’État la fixation des modalités du renouvellement triennal de la Commission nationale d’aménagement commercial et prend en compte l’entrée en vigueur différée de cet article.

La proposition de rédaction n° 41 est adoptée.

L’article 20 bis est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 20 quater Obligations déontologiques des membres de la CNAC

L’article 20 quater est adopté dans la rédaction du Sénat.

Article 21 Observatoires départementaux d’aménagement commercial

Les propositions de rédaction n° 42 et 43 sont adoptées.

L’article 21 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 21 bis A Transparence des modalités de saisine des commissions départementales

d’aménagement commercial (CDAC)

L’article 21 bis A est adopté dans la rédaction issue du Sénat.

Article 21 bis Élargissement de la liste des autorités pouvant saisir l’Autorité de la concurrence en

matière d’urbanisme commercial

La proposition de rédaction n° 44 est adoptée.

L’article 21 bis est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 21 ter Critères d’appréciation des commissions départementales d’aménagement commercial

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – La proposition de rédaction n° 45 prévoit qu’en l’absence de SCoT, le plan local d’urbanisme intercommunal peut contenir des dispositions relatives à la régulation des implantations commerciales, et prévoit par conséquent la compatibilité de l’autorisation d’exploitation commerciale avec ces dispositions. Il apporte aussi quelques modifications rédactionnelles.

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M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Est-il proscrit d’écrire CO2 dans un texte de loi ?

Mme Marie-Noëlle Battistel, députée, vice-présidente. – Tout le monde n’est pas chimiste…

La proposition de rédaction n° 45 est adoptée.

L’article 21 ter est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 22 Prise en considération des critères d’appréciation dans le cadre d’une nouvelle

autorisation

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – La proposition de rédaction n° 46 apporte une clarification.

La proposition de rédaction n° 46 est adoptée.

L’article 22 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 22 bis Cessibilité de l’autorisation d’exploitation commerciale en cas de vente en l’état futur

d’achèvement

L’article 22 bis est adopté dans la rédaction du Sénat.

Article 23 Saisine de la Commission nationale d’aménagement commercial

La proposition de rédaction n° 47, rédactionnelle, est adoptée.

L’article 23 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 23 quater Clarification du lien entre permis de construire et autorisation d’exploitation

commerciale

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Les propositions de rédaction n° 48 et 49 suppriment l’article 23 quater.

Mme Élisabeth Lamure, sénatrice. – Nous en revenons à la surface de vente !

M. Claude Bérit-Débat, sénateur. – Nous avions adopté le critère de la surface de plancher pour faire baisser le seuil des 1 000 mètres carrés. Si nous revenons en arrière, par crainte d’un risque juridique, nous pourrions aussi bien l’abaisser à 800 mètres carrés, par exemple.

Mme Élisabeth Lamure, sénatrice. – L’objectif est d’éviter la confusion : si chacun sait ce qu’est la surface de vente, la surface de plancher serait un critère nouveau. Mieux valait abaisser directement le seuil !

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Impossible !

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Mme Élisabeth Lamure, sénatrice. – Restons-en donc à la surface de vente.

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Nous devons pouvoir contrôler les surfaces qui s’installent sans autorisation dans nos communes !

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Avis favorable aux propositions de rédaction n° 48 et 49.

Les propositions de rédaction n° 48 et 49 sont adoptées et l’article 23 quater est supprimé.

Article 24 Présentation d’un nouveau projet par un pétitionnaire après le rendu de sa décision par

la Commission nationale d’aménagement commercial

La proposition de rédaction n° 50 est adoptée.

L’article 24 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 24 bis A Possibilité pour le préfet d’agir contre la création d’un commerce non autorisé

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La proposition de rédaction n° 51 opère une coordination avec la formulation retenue dans le reste de l’article 752-23 du code de commerce.

La proposition de rédaction n° 51 est adoptée.

L’article 24 bis A est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 24 bis Dispositions relatives à la procédure de délivrance de l’autorisation d’aménagement

cinématographique

La proposition de rédaction n° 52 est adoptée.

L’article 24 bis est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 24 ter Compétence de la cour administrative d'appel pour connaître en premier et dernier

ressort des litiges relatifs aux permis de construire tenant lieu d'autorisation d'exploitation commerciale

L’article 24 ter est adopté dans la rédaction du Sénat.

Article 24 quater Destination des locaux dans un plan local d’urbanisme

L’article 24 quater est adopté dans la rédaction du Sénat.

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Article 24 quinquies Dispositions transitoires

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La proposition de rédaction n° 53 prévoit une entrée en vigueur des dispositions de l’article 25 bis au 1er janvier 2015, pour ne pas perturber les milliers de commerçants qui ont déjà programmé des soldes flottants dans les mois à venir.

M. Daniel Fasquelle, député. – Mettons ce délai à profit pour remettre en question le régime des soldes. Supprimer les soldes flottants ne suffira pas à nous faire sortir de la confusion.

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Les soldes flottants ont été instaurés par la loi de modernisation de l’économie.

Mme Élisabeth Lamure, sénatrice. – Pour supprimer les soldes déguisés !

M. Claude Bérit-Débat, sénateur. – Avec le succès que l’on peut constater ! Ils continuent sous d’autres formes : l’imagination est au pouvoir, nous avons des soldes toute l’année !

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Nous le voyons dans nos rues commerçantes… Il n’y a même pas de synchronisation entre commerces voisins !

La proposition de rédaction n° 53 est adoptée.

L’article 24 quinquies est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 25 Dispositions relatives au Fonds d’intervention pour les services, l’artisanat et le

commerce

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La proposition de rédaction n° 54 rétablit l’article 25 dans sa rédaction initiale, telle que votée par l’Assemblée nationale. Il s’agit de substituer un dispositif d’appel à projets à la logique actuelle de guichet.

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Vous souhaitez donc revenir au texte de l’Assemblée nationale.

La proposition de rédaction n° 54 est adoptée.

L’article 25 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 26 A Nombre de sièges d’une chambre de commerce et d’industrie territoriale

L’article 26 A est adopté dans la rédaction du Sénat.

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Article 27 Codification des dispositions de l’ordonnance du 26 septembre 1977 relatives à la

chambre d’agriculture, de commerce, d’industrie, de métiers et de l’artisanat (CACIMA) de Saint-Pierre-et-Miquelon

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La proposition de rédaction n° 55 apporte une précision.

La proposition de rédaction n° 55 est adoptée.

L’article 27 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

L’article 28 demeure supprimé.

Article 29 Modalités d’application du code de l’artisanat à Saint-Pierre-et-Miquelon

L’article 29 est adopté dans la rédaction du Sénat.

Article 29 bis Harmonisation des sanctions en matière de non-respect des délais de paiement dans le

domaine du transport

La proposition de rédaction n° 56 est adoptée.

L’article 29 bis est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 30 A Plan de prévention des ruptures d’approvisionnement dans le secteur des produits

pétroliers dans les outre-mer

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – La proposition de rédaction n° 57, issue de la discussion tenue au Sénat à l’initiative de M. Jean-Etienne Antoinette, sénateur de la Guyane, prévoit une sanction aux manquements éventuels des entreprises du secteur de la distribution en gros de carburant aux dispositions de l’article L. 672-2 du code de l’énergie créant un service minimum d’approvisionnement du carburant dans certaines collectivités d’outre-mer.

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Avis favorable.

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Malgré les dispositions prises contre le racket – il n’y a pas d’autre mot – qu’effectuent aux Antilles les entreprises de distribution de carburant, ce problème n’est pas résolu.

La proposition de rédaction n° 57 est adoptée, ainsi que la proposition de rédaction n° 58.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – La proposition de rédaction n° 59 vise à ce que le plan de prévention des ruptures d’approvisionnement créé pour le secteur des carburants dans les outre-mer soit élaboré par le Préfet, après concertation avec les professionnels, et non par les entreprises de distribution en gros.

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La proposition de rédaction n° 59 est adoptée.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – La proposition de rédaction n° 60 donne au Préfet la faculté de procéder à la réquisition d’une entreprise de distribution en gros du secteur des carburants en outre-mer si elle refuse d’appliquer le plan de prévention des ruptures d’approvisionnement.

La proposition de rédaction n° 60 est adoptée, ainsi que la proposition de rédaction n° 61 de conséquence.

L’article 30 A est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 30 bis Droit de présentation d’un successeur par le titulaire d’une autorisation d’occupation

dans une halle ou un marché

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – La proposition de rédaction n° 62 rétablit un droit de présentation de leur successeur par les commerçants non sédentaires établis sur les marchés, adopté à l’initiative du président de la commission des affaires économiques, M. François Brottes. Sans ôter aux maires leurs prérogatives, cette mesure permettra au successeur de savoir s’il pourra s’installer, ou non. Il s’agit d’une demande forte des commerçants concernés.

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – N’importe qui peut présenter un dossier. Quel est l’avantage d’une telle rédaction ?

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Un poissonnier, par exemple, partant à la retraite, pourra demander un rendez-vous au maire et s’enquérir de ses intentions : maintiendra-t-il la poissonnerie au même endroit ? Si la réponse est positive, cela valorisera le fonds de commerce. Pour autant, le maire restera libre de sa réponse.

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Parler de successeur, c’est déjà empiéter sur les prérogatives du maire : c’est à lui de décider !

Mme Marie-Noëlle Battistel, députée, vice-présidente. – Il s’agit simplement de donner à l’acquéreur éventuel la possibilité de connaître la position de la collectivité. Le maire conserve tout son pouvoir de décision. Cela donne à l’acquéreur une sécurité.

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Quelle sécurité ?

Mme Mireille Schurch, sénatrice. – Notre commission a considéré à l’unanimité que cet article, redondant, venait introduire des dispositions législatives où il n’y en a nul besoin. Comment parler de successeur pour une personne qui occupe le domaine public ? Nous avons fait des efforts, je demande à présent que cet article superfétatoire soit supprimé.

M. Daniel Fasquelle, député. – Je suis très hostile à cet article, qui est au mieux inutile – quelle est sa portée normative ? – et au pire, très dangereux : certains cherchent à accaparer l’espace public sur les marchés, et ces dispositions déboucheront sur une patrimonialisation des droits de place sur les marchés ! Votre vocabulaire révèle bien ce malaise : parler de fonds de commerce est inadéquat, sauf à privatiser l’espace public. Or le domaine public est inaliénable.

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M. Claude Bérit-Débat, sénateur. – J’avais exprimé en séance publique mon opposition à cette disposition. C’est au maire, qui décide en dernier ressort, de déterminer, au besoin en concertation avec les acteurs du marché, quel équilibre il entend faire régner entre les activités. Cet article le mettra sous pression en créant une forme d’adoubement, que je crois dangereuse. Je m’abstiendrai.

Mme Marie-Noëlle Battistel, députée, vice-présidente. – Il ne s’agit pas tant de présenter son successeur que de connaître à l’avance la décision de maintien ou non de l’activité sur le marché, pour éviter toute mauvaise surprise à l’acquéreur.

M. Fabrice Verdier, député, rapporteur pour l’Assemblée nationale. – Ces dispositions ne sont pas superflues, comme les auditions nous l’ont montré. Il n’y a pas toujours de règlement de marché. Le maire conservera ses prérogatives, mais, avec ce droit de présentation, nous formalisons des pratiques existantes en créant une obligation de dialogue et de transparence. Les députés de la majorité y sont attachés.

Mme Mireille Schurch, sénatrice. – Nous devons simplifier les lois. Faisons confiance aux élus ! Aux maires de se doter d’un règlement. Cet article complexe est dangereux : de quel droit parler d’un successeur lorsqu’on occupe le domaine public ? La commission des affaires économiques a supprimé cet article à l’unanimité ! Je vous serais reconnaissante de nous rejoindre sur ce point.

M. Daniel Fasquelle, député. – Certains développent désormais des stratégies pour patrimonialiser et vendre leur place en créant des sociétés… N’encourageons pas ce phénomène d’accaparement ! Nous savons bien que ce droit de présentation sera monnayé par les commerçants.

M. Yannick Vaugrenard, sénateur, rapporteur pour le Sénat. – Je demande une suspension de séance.

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – J’allais la proposer.

La réunion est suspendue de 18h40 à 18h50.

M. Daniel Raoul, sénateur, président. – Je mets aux voix la proposition de rédaction n° 62.

La proposition de rédaction n° 62 est adoptée.

L’article 30 bis est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

Article 30 ter Autorisation d’occupation temporaire du domaine public pour l’acquéreur ou l’héritier

d’un fonds de commerce

Les propositions de rédaction n° 63, 64 et 65 sont adoptées.

L’article 30 ter est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

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Article 30 quater Vidéo protection aux abords des commerces sensibles

La proposition de rédaction n° 66 est adoptée.

L’article 30 quater est adopté dans la rédaction issue des travaux de la CMP.

La commission mixte paritaire adopte, ainsi rédigées, les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif à l'artisanat, au commerce et aux très petites entreprises.

En conséquence, elle vous demande d’adopter le projet de loi dans le texte figurant dans le document annexé au présent rapport.

La réunion est levée à 19 heures.

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MISSION D’ÉVALUATION ET DE CONTRÔLE DE LA SÉCURITÉ SOCIALE

Mercredi 21 mai 2014

- Présidence de M. Yves Daudigny, président -

Régime social des indépendants – Audition de M. Stéphane Seillier, directeur général

La réunion est ouverte à 9 h 30.

M. Yves Daudigny, président. – Dans le cadre des travaux menés par nos collègues rapporteurs Jean-Noël Cardoux et Jean-Pierre Godefroy sur le régime social des indépendants (RSI), nous accueillons M. Stéphane Seillier, directeur général du RSI et Mme Stéphanie Deschaume, directrice de cabinet.

Je rappelle que le RSI est né le 1er juillet 2006, de l’unification de l’assurance maladie des professions non salariées non agricoles et des assurances vieillesse et invalidité-décès des commerçants et artisans.

Il s’agissait alors de construire un nouveau régime de sécurité sociale mais en tenant compte des structures et des procédures existantes.

A compter du 1er janvier 2008, le recouvrement des cotisations du RSI, jusqu’alors partagé en fonction des différents risques, a été unifié dans le cadre de l’interlocuteur social unique, l’ISU, et délégué aux Urssaf qui ne recouvraient auparavant que les cotisations famille et la CSG-CRDS.

Ce basculement a donné lieu à ce qui est resté dans les mémoires comme « la crise de l’ISU », avec la perte des informations nécessaires au recouvrement des cotisations et au paiement des prestations. Il en est résulté de nombreux dysfonctionnements, des efforts très significatifs de la part des caisses du RSI et une perte de confiance qui perdure.

Un rapport de la Cour des comptes publié en 2012 a documenté ces premières années de la vie du régime et analysé ses difficultés.

Nous avons demandé à nos collègues rapporteurs d’examiner la situation du RSI d’aujourd’hui.

Votre audition, monsieur le directeur général, intervient également dans le contexte des annonces faites par le Gouvernement sur la suppression progressive de la contribution sociale de solidarité des sociétés, la C3S, qui est notamment affectée à l’équilibre des régimes de base du RSI. Les cotisations « famille » des indépendants devraient également faire l’objet d’allégements.

Vous pourrez peut-être nous exposer les enjeux de ces annonces pour le financement du RSI ainsi que les différents scénarii envisageables pour la compensation en recettes et l’équilibre général.

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Je laisse la parole à nos deux rapporteurs afin qu’ils introduisent très brièvement votre intervention.

M. Jean-Noël Cardoux, rapporteur. – Je souhaite présenter rapidement quelques éléments de contexte. L’idée de ce rapport est venue des multiples sollicitations des affiliés du RSI que tous nous avons pu recevoir dans nos circonscriptions.

La réforme engagée par le précédent gouvernement et mise en œuvre en 2006 avait pour objectif louable d’unifier le recouvrement des cotisations sociales payées par les travailleurs indépendants.

Pour cela il a fallu mettre en présence deux institutions - les caisses d’assurances sociales des différents régimes des indépendants, devenues le RSI, et l’Acoss - qui n’avaient pas l’habitude de travailler ensemble et qui n’ont pas vraiment réussi à le faire. Une gouvernance à deux têtes s’est donc mise en place et elle perdure encore aujourd’hui.

Une partition « politique » des compétences a été mise en place. Ainsi, dans les textes, le recouvrement des cotisations incombe aux Urssaf dans les trente jours suivant l’appel de cotisations ; il relève ensuite du RSI. On voit la perversité du système qui a posé plusieurs problèmes d’échange d’informations, d’autant que le RSI n’est pas équipé informatiquement pour ce travail.

Les problèmes informatiques existent aussi du côté de l’Acoss et ne sont toujours pas réglés.

L’arrivée du nouveau directeur général du RSI, M. Stéphane Seiller, a mis de l’huile dans les rouages mais les risques d’explosion demeurent.

Lors de nos auditions, j’ai été frappé par le fait que les interlocuteurs sont conscients des problèmes, sont porteurs de solutions, mais peinent à se parler.

Pour résumer, nous avons donc eu en 2006 une réforme dans ses intentions mais bâclée, sans évaluation préalable et sans suivi. Nous avons aujourd’hui des institutions concurrentes qui aboutissent à une double gouvernance néfaste et sans synergie.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur. – Je m’associe aux propos de mon collègue Jean-Noël Cardoux.

Je rappellerai quant à moi que la performance du recouvrement des cotisations, bien que sur une trajectoire de redressement, reste inférieure à ce qu’elle était avant l’unification au sein des Urssaf.

Il y a bien sûr la crise économique intervenue dans l’intervalle et le fait que les Urssaf pratiquent plutôt le recouvrement de masse, sans pouvoir procéder à un accompagnement personnalisé des débiteurs. Comment expliquez-vous ce différentiel aujourd’hui ?

Cette performance est bien sûr un enjeu pour l’équilibre du régime mais aussi plus généralement pour l’équilibre des comptes sociaux dans la mesure où la C3S, évoquée par le président, est également affectée à la MSA, le solde étant affecté au fonds de solidarité vieillesse.

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J’ajoute simplement que je connais de longue date le président du RSI qui était conseiller municipal d’opposition quand j’étais maire de Cherbourg.

M. Jean-Noël Cardoux, rapporteur. – Le RSI mène un important travail d’amélioration du statut social des professions indépendantes, notamment concernant le conjoint collaborateur, mais que ce travail est mal connu. Il faut améliorer la communication sur ce sujet.

M. Stéphane Seiller, directeur général du RSI. – Je souhaite tout d’abord rappeler que le RSI est l’organisme en charge de la protection sociale des travailleurs indépendants. Il sert chaque année 17 milliards d’euros de prestations maladie, d’indemnités journalières, de prestations invalidité et de retraite de base et complémentaire.

Bien qu’il incarne avant tout la sécurité sociale des travailleurs indépendants, il est trop souvent perçu comme un simple collecteur de cotisations, alors même qu’il délègue cette compétence à l’Acoss. Les administrateurs du régime ont, il est vrai, toujours souhaité que les courriers de recouvrement partent avec le logo du RSI, ce qui a pu renforcer le problème de perception. Il y a de ce point de vue une coresponsabilité du régime avec l’Acoss et sans doute avec les pouvoirs publics.

Le recouvrement des cotisations est tourné vers le versement des prestations. Il y a de ce point de vue une différence notable avec le régime des salariés. Ceux-ci sont couverts que leur employeur paie ou non les cotisations sociales. Le travailleur indépendant ne bénéficie des prestations en espèces que s’il est à jour de ses paiements. Il en découle que le RSI ne peut s’intéresser uniquement à son activité de prestations. Il doit pouvoir contrôler que le travailleur indépendant a déclaré ses revenus.

Ce contrôle s’effectue par exemple lors de chaque arrêt de travail, même si nous sommes en train d’assouplir cette mesure pour les prolongations d’arrêt.

Les administrateurs du RSI ont été élus il y a deux ans par 800 000 travailleurs indépendants. Ils s’efforcent d’apporter aux affiliés la meilleure protection possible, notamment en débloquant des aides de premier secours face aux catastrophes naturelles.

Il est regrettable que les problèmes de recouvrement focalisent l’attention des médias qui sont travaillés par un mouvement de contestation souvent porté par les partisans d’un recours aux assurances privées en lieu et place de l’affiliation obligatoire à la sécurité sociale.

Le RSI s’est néanmoins efforcé de résoudre la crise. Lors de la création de l’ISU, en matière d’affiliation, 10 à 15 % des flux d’informations ne passaient pas entre le RSI et les Urssaf. En conséquence, certaines cotisations n’étaient jamais appelées et les personnes n’étaient pas couvertes. A l’inverse, certaines radiations n’étaient pas prises en compte et les cotisations continuaient d’être appelées.

Aujourd’hui la majorité des administrateurs du RSI et l’Acoss ont pour objectif de travailler ensemble et avec les Urssaf afin de surmonter les problèmes parfois posés par des textes qui établissent des frontières impossibles à respecter.

Ce travail est en cours et c’est la raison pour laquelle nous ne souhaitons pas ouvrir un nouveau chantier législatif dont l’issue serait incertaine.

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Nous avons adopté un plan d’action en 2011 pour sortir de la crise et des textes réglementaires ont été pris qui institutionnalisent des équipes communes RSI-Acoss. Des conventions sont signées au niveau régional selon des modalités définies au plan national.

Six régions se sont engagées dans cette voie dès 2013. A la fin de l’année prochaine, un service commun entre le RSI et les Urssaf disposant d’une direction commune sera mis en place dans toutes les régions de France. Nous procédons de la même façon au niveau national. Au-delà de la bonne entente entre les directeurs généraux, les règles de fonctionnement entre nos deux organismes sont désormais institutionnalisées. En particulier, le RSI et les Urssaf détachent des agents, dont la liste est définie, pour travailler de façon commune en back office.

Nos performances en matière de recouvrement se sont améliorées. Le taux de restes à recouvrer, qui s’était fortement dégradé avec la mise en place de l’interlocuteur social unique (ISU), a diminué de trois points depuis la fin de l’année 2011, ce qui correspond à environ un demi-milliard d’euros. Cette évolution intervient dans un contexte économique dégradé où les restes à recouvrer ont plutôt tendance à augmenter dans l’ensemble des régimes. A-t-on retrouvé pour autant les performances antérieures à la mise en place de l’ISU ? Il est difficile de répondre à cette question car, à l’époque, coexistaient quatre opérateurs de recouvrement différents, qui ne les comptabilisaient pas de la même manière. Certaines régions, comme la Bretagne, ont retrouvé des taux de non-recouvrement historiquement bas. Leurs marges d’amélioration pour les années à venir sont par conséquent réduites. D’autres ont en revanche plus de mal à revenir sur les habitudes qui ont pu être prises au cours des dernières années. Notre objectif en 2014 est de diminuer d’encore un point le taux de restes à recouvrer. Cela sera plus ou moins facile selon les régions.

La Cour des comptes avait parlé en 2012 de « catastrophe industrielle » à propos de la mise en place de l’ISU. Nous sommes aujourd’hui en mesure d’améliorer les choses. Pour ce faire, le RSI encourage les Urssaf à adopter une perspective qui ne leur est pas nécessairement familière afin de tenir compte de deux particularités : d’une part, les cotisations ont pour contrepartie directe le versement des prestations et, d’autre part, elles représentent des sommes peu élevées par rapport à la masse recouvrée par les Urssaf, ce qui implique pour ces dernières d’adopter une approche un peu plus individualisée.

En 2013, le RSI a accordé 320 000 délais de paiement de cinq à six mois en moyenne, ce qui représente un montant de trésorerie de 1,7 milliard d’euros. Il est dans la tradition du RSI d’accorder à ses cotisants de telles facilités. Mais il est vrai que la période de crise que nous avons connue n’a pas facilité la mise en œuvre de ce type de mesures.

Nous sommes aujourd’hui dans une dynamique d’amélioration du fonctionnement du RSI et de travail en commun avec les Urssaf. De ce point de vue, il ne nous paraît pas nécessaire d’ouvrir à nouveau la boîte de Pandore législative. Revenir au système préexistant constituerait une régression et serait très coûteux. Sans doute aurait-on pu procéder autrement. Je rappelle que l’ISU a été mis en place à une époque où nous engagions un mouvement de fusion de nos caisses sans précédent dans le champ de la sécurité sociale. Nous sommes en effet passés de 90 à 30 caisses et estimons qu’il faudra encore aller plus loin. A l’époque, nous n’avions pas les capacités nécessaires pour envisager un autre scénario qui aurait consisté à effectuer nous-mêmes le recouvrement. Une telle solution aurait d’ailleurs impliqué de reprendre aux Urssaf le recouvrement des cotisations famille et de la CSG, ce qui aurait entraîné des difficultés au sein même de ces structures. Le scénario adopté était donc le plus

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prudent. Mais la réforme s’est effectuée de façon précipitée et le travail de rapprochement culturel n’a pas été suffisant.

Nous souhaitons par ailleurs porter un certain nombre de mesures de simplification en matière de recouvrement. Jusqu’à présent, les cotisations versées sont calculées sur le dernier revenu déclaré. En pratique, cela crée un décalage de l’assiette de deux ans, situation problématique s’agissant d’activités qui peuvent avoir un caractère erratique. Le Parlement a voté une évolution qui sera applicable en 2015 et permettra de recouvrer les cotisations sur la base des revenus de l’année N-1. En outre, depuis plusieurs années, le travailleur indépendant, lorsqu’il pense que son revenu va baisser, peut en communiquer une estimation afin que les cotisations soient révisées sur cette base. Nous faisons la promotion de ce dispositif qui, bien qu’utilisé par un nombre croissant de cotisants, reste encore trop peu connu. 180 000 personnes y ont fait appel en 2012. Elles étaient 430 000 en 2013. Ces deux changements que je viens d’évoquer permettent de s’approcher du système d’auto-liquidation demandé par certains experts comptables sans remettre en cause notre mode de fonctionnement historique fondé sur l’appel des cotisations.

Beaucoup d’autres mesures de simplification pourraient être mises en œuvre. Depuis trois ans, le RSI propose chaque année à la direction de la sécurité sociale de ne plus poursuivre les cotisants qui, ayant arrêté leur activité en cours d’année, ne se sont pas acquittés du paiement de leurs cotisations. Actuellement, la réglementation nous oblige à recouvrer ces sommes. Or cela implique, pour des montants très faibles, d’engager un processus complexe à gérer, qui vient augmenter nos restes à recouvrer et suscite de l’incompréhension. Confrontées à l’échec de leur activité, les personnes concernées souhaitent avant tout passer à autre chose et ne coopèrent pas immédiatement, ce qui rend parfois nécessaire l’intervention d’un huissier.

Le RSI porte également un certain nombre de propositions s’agissant des prestations. Je pense en particulier aux règles d’ouverture du droit au versement des indemnités journalières en cas de prolongation d’un arrêt de travail. Dans une logique assurantielle, celui-ci ne devrait pas être subordonné au fait que le paiement des cotisations soit à jour, comme c’est le cas actuellement. Nous travaillons avec l’administration à une mesure de simplification sur ce point.

La dématérialisation constitue également un autre chantier, notamment pour les auto-entrepreneurs. Le RSI salue la simplification du régime applicable aux auto-entrepreneurs, même si la réforme lui semble devoir être mise en œuvre dans des délais très contraints. Il nous semble cependant que la véritable simplification consiste dans la dématérialisation. Actuellement, 80 % des auto-entrepreneurs continuent d’effectuer leurs déclarations en utilisant des formulaires papiers et de régler leurs cotisations par chèque. Cette situation est très difficile à gérer pour les Urssaf. La simplification des règles applicables aux cotisants devrait donc trouver sa contrepartie dans le fait d’encourager plus vivement ceux-ci à utiliser internet. Si l’on prend l’exemple de l’impôt sur les sociétés, toutes les entreprises ont l’obligation d’utiliser la voie dématérialisée.

Le Gouvernement a annoncé la suppression de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S). Il s’agit d’une mesure que le RSI n’avait pas nécessairement demandée. Nous versons 17 milliards de prestations sans être maîtres de la réglementation applicable aux risques couverts, ce qui justifie l’existence d’un dispositif de solidarité nationale nous permettant d’équilibrer nos régimes de base. Jusqu’à présent, c’est la C3S qui assure cette fonction. En 2012, le déficit du RSI s’élevait à 2,7 milliards d’euros. Il était de 2,15 milliards

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d’euros en 2013 devrait s’approcher de 2,5 milliards d’euros en 2014. La baisse observée en 2013 est liée à l’augmentation des cotisations décidée en loi de financement de la sécurité sociale pour 2012.

L’autre raison – moins connue – qui justifie nos réticences face à la suppression de la C3S, tient au fait que c’est le RSI qui assure le recouvrement de cette contribution. Il faudra donc être en mesure d’assurer le reclassement des 150 personnes qui vont perdre leur activité si la C3S est supprimée.

Nos administrateurs ont interrogé le Premier ministre pour savoir comment serait compensée la perte de recette pour le RSI. La piste du relèvement des cotisations semble exclue. Le RSI souhaiterait pouvoir disposer d’une ressource bien identifiée plutôt que de versements effectués dans le cadre d’un mécanisme de compensation inter-régimes.

Mme Annie David, présidente. – A combien s’élève le produit de la C3S ?

M. Stéphane Seillier. – La masse recouvrée par le RSI et qui est ensuite reversée à la MSA, au FSV et à nous-mêmes selon le niveau du déficit de nos régimes de base, est légèrement supérieure à 5,5 milliards d’euros. Le Gouvernement prévoit que le produit de la C3S pourrait représenter 6 milliards d’euros à l’échéance envisagée pour sa suppression.

Nous ne disposons pas non plus de tous les éléments sur la façon dont la C3S va être supprimée. Celle-ci pourrait avoir lieu sur trois ans. Le Gouvernement aurait l’intention, sans jouer sur le taux ni sur le seuil d’assujettissement, de réduire progressivement le produit de la contribution à partir de 2015 jusqu’à une disparition totale en 2017. Toutes les entreprises seraient donc touchées dès 2015 et les plus petites d’entre elles sortiraient entièrement du paiement de la C3S cette année-là. Nous n’étions pas demandeurs de cette mesure. Il va falloir réfléchir à la façon dont nos régimes de base pourront être équilibrés et travailler à la reconversion de nos personnels chargés du recouvrement de la C3S.

M. Jean-Noël Cardoux, rapporteur. – Je vous remercie pour cette présentation très complète. Avant de vous poser quelques questions, je souhaite insister sur deux points.

Je comprends tout d’abord la position que vous défendez sur le lissage du système de recouvrement des cotisations. Le régime ayant fait des efforts considérables ces dernières années, vous ne souhaitez pas que cet édifice encore fragile soit bouleversé. Cependant, nous ne pouvons nous satisfaire d’un dispositif qui présente certaines faiblesses. Il faut le faire évoluer de manière progressive. Je rappelle ensuite à mes collègues que le travail que nous effectuons avec Jean-Pierre Godefroy n’a pas pour objectif d’évaluer le bien-fondé des cotisations du RSI, mais de comprendre comment fonctionne le financement et comment les ressources sont recouvrées.

Ma première question concerne les réclamations. Sur les 3 millions de ressortissants actifs que compte votre régime, quel est le pourcentage de cas litigieux et leur nombre en valeur absolue ? J’ai en tête une fourchette comprise entre 5% et 6 %, peut-être me la confirmerez-vous ? Ces chiffres peuvent paraître faibles, mais si on raisonne en valeur absolue, cela fait un nombre important de cotisants mécontents.

Ma deuxième interrogation porte sur d’éventuelles évolutions réglementaires, comme la mise en place d’une déclaration sociale et fiscale unique. Y êtes-vous favorable ?

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Une réflexion est sans doute à mener sur ce sujet avec la direction générale des finances publiques.

Ma troisième question a trait à l’auto-liquidation. Je crois indispensable de rapprocher le moment où le travailleur indépendant dégage son chiffre d’affaires et le moment où il doit s’acquitter de ses cotisations ; l’effet sera plus indolore. Aussi, calculer les cotisations sur l’année N-1 plutôt que sur l’année n-2 ne changera, à mon avis, pas grand-chose, dans la mesure où les résultats des professionnels indépendants sont très fluctuants d’une année sur l’autre. Il faut faire en sorte que les dates d’enregistrement du chiffre d’affaires et de paiement des cotisations coïncident le plus possible. Les experts comptables ont un rôle à jouer en la matière : au moment où ils établissent un bilan, ils doivent calculer le montant des cotisations sociales qui en résulte, le provisionner dans le bilan pour permettre à leurs clients de bénéficier de l’économie fiscale d’environ 30 %, puis établir le montant des cotisations sociales dont ces derniers devront s’acquitter, enfin définir le montant des acomptes provisionnels. Ils sont prêts à travailler dans ce sens, en collaboration avec le RSI.

M. Jean-Pierre Godefroy, rapporteur. – Je compléterai l’intervention de mon collègue par deux interrogations supplémentaires. Quelles sont les conséquences, pour le RSI, des nouvelles règles applicables au statut de l’auto-entrepreneur ? Quelles principales difficultés rencontrez-vous avec la mise en œuvre de la loi du 20 janvier 2014 garantissant l’avenir et la justice du système de retraites ?

M. Stéphane Sellier. – Sur nos 3 millions de cotisants, je précise que 700 000 sont des professionnels libéraux, pour lesquels le régime n’intervient qu’au titre des prestations maladie en nature, et qu’1 million sont des auto-entrepreneurs. Les cas de litige ne concernent pas ces deux catégories, mais les 1,4 million de cotisants restants. Nous avons mis en place depuis quelques années un circuit de traitement des réclamations. Celles-ci s’élèvent en moyenne entre 2 500 et 3 000 par mois. Rapporté à 1,4 million de cotisants, cela fait 2,35%. Le plus souvent, il s’agit d’une mauvaise compréhension des règles par les assurés ou d’un mécontentent vis-à-vis du niveau des cotisations. J’ajouterai qu’il est normal d’avoir des réclamations : le plus grave serait de ne pas les traiter !

La déclaration fiscale unique – c’est-à-dire une même déclaration pour le paiement de l’impôt sur le revenu et des cotisations sociales - est effectivement un sujet sur lequel nous devons avancer avec la direction générale des impôts. Je rappelle que cette idée a déjà été lancée et expérimentée par le passé, mais finalement abandonnée. Elle n’est effectivement pas simple à mettre en œuvre car l’impôt sur le revenu se rapporte au foyer fiscal tandis que les cotisations sociales sont individualisées. C’est pourquoi nous restons pour le moment circonspects sur ce travail d’ajustement très délicat. En revanche, il est nécessaire que nous systématisions les échanges d’informations avec les services des impôts au sujet de la situation fiscale de nos ressortissants.

S’agissant de l’auto-liquidation, ma conviction est que nous disposerons d’un dispositif équivalent en 2015. Deux cas de figure se présenteront : en cas de silence de l’assuré, les cotisations dues pour l’année n seront automatiquement calculées sur la base des revenus déclarés pour l’année N-1 ; en revanche, l’assuré dont le revenu de l’année N est moins élevé que celui de l’année N-1 pourra nous demander de calculer ses cotisations sur la base de son revenu le plus faible ; c’est ce que vous appelez « la limitation volontaire de la cotisation ». Cette possibilité existe depuis longtemps, mais est très peu utilisée car méconnue des professionnels. Je suis d’accord avec vous, les experts comptables auront un rôle à jouer en informant leurs clients de l’existence de ces deux possibilités.

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M. Jean-Noël Cardoux, rapporteur. – J’ai parfois entendu la critique selon laquelle le système de l’auto-liquidation génèrerait des honoraires supplémentaires pour les experts comptables dont devront s’acquitter les assurés…

M. Stéphane Sellier. – Le dispositif que nous allons mettre en place, très proche de celui de l’auto-liquidation, n’entraînera aucun surcoût pour nos cotisants.

La création d’un régime simplifié, qui a été proposée par le Gouvernement et discutée par le Parlement, ne changera pas grand-chose pour les auto-entrepreneurs ; elle concernera principalement les ressortissants du régime micro-fiscal, soit 150 000 personnes. Ce nouveau régime permettra à ses ressortissants d’opter soit pour le paiement d’une cotisation minimale, soit pour le paiement d’une cotisation proportionnelle à leur chiffre d’affaires. Je rappelle que dans le régime des indépendants dit « classique », les assurés sont obligés de s’acquitter d’une cotisation minimale. Lors de la présentation du projet de loi, le RSI avait fait part de son opposition à la mise en place d’un droit d’option du paiement de la cotisation minimale pour le régime simplifié : nous estimons en effet que le principe du régime « normal » des travailleurs indépendants est ouvert à ceux qui le souhaitent. Nous prenons désormais acte de l’adoption de cette réforme par le Parlement et de sa prochaine entrée en vigueur, mais nous alertons sur les difficultés que présente sa mise en œuvre.

La loi du 20 janvier 2014 nous concerne surtout au titre de la retraite de base. L’un de ses articles institue, pour le régime général, la mutualité sociale agricole (MSA) partie « salariés » et le RSI, un système de liquidation unique. Autrement dit, lorsqu’une personne a cotisé à deux ou trois de ces régimes au cours de sa carrière professionnelle, un seul d’entre eux sera chargé de calculer et de liquider la totalité de sa pension. Cette nouvelle disposition nous impacte directement puisque plus de 99 % de nos retraités sont pluripensionnés. Il est très rare aujourd’hui qu’un professionnel indépendant ait fait toute sa carrière en tant qu’affilié au seul RSI. Il s’agit d’une mesure de simplification bienvenue pour les assurés, mais assez compliquée à mettre en œuvre pour les régimes concernés. C’est pourquoi sa date d’entrée en vigueur a été reportée au 1er janvier 2017.

La réunion est levée à 11 heures 03.

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COMMISSION D’ENQUÊTE SUR LES MODALITÉS DU MONTAGE JURIDIQUE ET FINANCIER ET L’ENVIRONNEMENT DU CONTRAT

RETENU IN FINE POUR LA MISE EN ŒUVRE DE L’ÉCOTAXE POIDS LOURDS

Mardi 15 avril 2014

- Présidence de Mme Marie-Hélène des Esgaulx, présidente -

La réunion est ouverte 15 h 15

Audition de M. Thierry Mariani, ancien ministre cha rgé des transports du 14 novembre 2010 au 10 mai 2012

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Nous auditionnons M. Thierry Mariani, ancien ministre chargé des transports du 14 novembre 2010 au 10 mai 2012, c’est-à-dire au moment de l’attribution du contrat de partenariat à Écomouv’ et de sa signature. Monsieur le Ministre, nous souhaitons comprendre quel a été le rôle de votre ministère au cours de la mise en place du contrat. Quel a été le rôle du Premier ministre et des autres ministres ? Quels ont été vos éventuels contacts avec Écomouv’ et votre appréciation globale de la manière dont les choix ont été effectués, qu’ils soient juridiques (celui d’un contrat de partenariat global) ou techniques (interopérabilité, choix du réseau) ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d’enquête, M. Thierry Mariani prête serment.

M. Thierry Mariani, ancien ministre chargé des transports. – Comme vous l’avez rappelé, j’ai été ministre du 14 novembre 2010 au 6 mai 2012. J’ai donc pris cette procédure en cours de route. Le choix du PPP était déjà acté avant mon arrivée. Le dialogue compétitif était déjà lancé. En réalité, mon rôle, que j’assume totalement, a consisté en deux choses. Premièrement, à entériner le classement des offres tel qu’il avait été effectué par la commission consultative. Deuxièmement, à faire appel après le jugement du tribunal administratif parce que je pensais – et je continue à le penser – que ce projet était intéressant pour les infrastructures. Ce projet avait été voté, conformément à la loi Grenelle I, à l’unanimité par le Parlement. J’ai donc relancé la procédure pour que cette taxe puisse être appliquée le plus rapidement possible et j’ai signé le 6 mai 2012 le décret sur le commissionnement par le Parlement pour la même raison.

Je lisais hier L’Opinion dans lequel il était écrit que, toutes les trois minutes, on perdrait cinq milles euros. Je constate que cette taxe n’est toujours pas mise en place et que mon successeur a pris, depuis sa prise de fonctions et jusqu’à la suspension de l’écotaxe, treize arrêtés. La nouvelle majorité n’avait donc rien trouvé, à ce moment-là, à redire à cette procédure. Je trouve que les événements qui ont abouti à la suspension de l’écotaxe sont préjudiciables à l’investissement sur notre réseau routier.

Quant à la procédure elle-même, pourquoi avoir choisi un PPP ? Je le répète, le choix était déjà tranché à mon arrivée. Si je prends, en tant que parlementaire, le coût du fonctionnement des simples radars qui se situe à 25 %, je considère que le coût d’Écomouv’ était tout à fait raisonnable. Nous avions d’ailleurs volontairement choisi de ne taxer les poids

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lourds qu’au-dessus de 3,5 tonnes et à un taux au kilomètre bien inférieur à celui pratiqué en Allemagne – de mémoire 13 centimes contre 16 centimes.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – A votre arrivée, quelles étaient les relations avec les douanes ? Quels étaient les rôles respectifs de votre ministère et des douanes ?

M. Thierry Mariani . – Je n’ai eu aucun contact avec les services des douanes.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Ni même vos services ?

M. Thierry Mariani . – La commission consultative qui a classé les offres était constituée, comme vous le savez, de techniciens, de juristes, de membres du Conseil d’État, d’ingénieurs, etc. Quand vous êtes ministres et qu’une telle commission vous transmet le classement des offres et que vous n’êtes pas vous-même ingénieur, je ne vois pas en quoi j’aurais remis en cause le classement de ces offres.

Pour répondre à votre question précisément, je n’ai eu aucun contact avec les services des douanes.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Ma question n’est pas spécifiquement adressée à vous en particulier, mais à vous ou vos services.

M. Thierry Mariani . – Je ne peux répondre qu’en ce qui me concerne. Je pense que vous avez auditionné un certain nombre de responsables du ministère. Je peux seulement vous répondre que je n’ai eu aucun contact avec le service des douanes. J’avais un contact avec mes services, en l’occurrence le responsable de la DGITM, que vous avez auditionné, qui m’a transmis le classement des offres, point final.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Il y a bien eu des réunions interministérielles (RIM) sur le sujet ?

M. Thierry Mariani . – À ma connaissance, je n’ai pas participé à une réunion interministérielle sur le sujet, mais je suis parti sans archives, donc ma mémoire peut me trahir. Personnellement, je n’ai pas participé à ces réunions ou je n’ai pas le souvenir d’y avoir participé.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Il y avait tout de même – et il y a toujours – un aspect important dans ce contrat, qui est la récupération d’argent pour le réinvestir.

M. Thierry Mariani . – Quel est le rôle d’un ministre quand il arrive à un moment où l’appel d’offres est déjà lancé ? C’est de prendre connaissance du classement et, éventuellement, de l’acter ou non. Après, au sein du ministère des transports, il y a des services compétents. Savoir comment la taxe allait être récupérée – pardonnez-moi l’expression – mais c’est leur boulot. Le rôle d’un ministre, c’est de faire des choix politiques.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Je réitère ma question qui ne porte pas sur votre rôle précisément, mais il y a forcément eu des arbitrages politiques à certains moments, notamment par rapport aux contraintes et aux demandes des douanes et/ou aux dysfonctionnements relevés dans le cadre de la vérification pour aptitude au bon fonctionnement (VABF) ou de la vérification pour service régulier (VSR).

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Je n’imagine pas qu’il y ait pu avoir des arbitrages qui aient pu être rendus sans que vous en ayez été informé. Vos services ont dû parler avec le service des douanes et vous faire remonter des informations. C’est là où je suis un peu étonnée de votre réponse.

M. Thierry Mariani . – Il y a des dizaines de réunions et je n’ai pas le souvenir d’avoir participé à une réunion avec les douanes, ni même que l’on m’ait fait remonter le moindre problème. A priori, il n’y avait pas le moindre problème à signaler.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – En ce qui concerne le réseau taxable, tout était-il déjà acté à votre arrivée ?

M. Thierry Mariani . – C’était déjà acté.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Où en étaient les négociations avec les transporteurs ?

M. Thierry Mariani . – J’ai eu plusieurs réunions avec les transporteurs, notamment avec la Fédération nationale des transports routiers (FNTR) et son secrétaire général. Leur inquiétude portait essentiellement sur la répercussion. Il y a eu une série de réunions avec mes services pour la transparence de la facturation et c’était d’ailleurs l’un des buts du décret du 6 mai 2012.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Le 6 mai, c’était encore une inquiétude prégnante. Tout n’était pas encore réglé ?

M. Thierry Mariani . – La consultation des transporteurs avait eu lieu et ce décret n’est, ni plus, ni moins, que l’application stricte de la loi puisque c’était la transcription de ce qui était prévu par les textes.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Je ne résiste pas à vous poser la question. Le 6 mai 2012, c’est une date particulière. N’aurait-il pas été possible de le signer à une autre date ?

M. Thierry Mariani . – J’attendais le retour du Conseil d’État. Si je ne l’avais pas signé, certains m’auraient reproché d’avoir laissé le cadeau empoisonné à mon successeur.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Ce n’était pas un cadeau empoisonné puisque vous venez de nous dire que tout était réglé.

M. Thierry Mariani . – Aujourd’hui, j’ai l’impression que, pour la majorité, c’est un cadeau empoisonné. Pour moi, ce décret était l’application technique d’un dispositif voté par le Parlement à l’unanimité. Le hasard du calendrier a fait que j’ai été amené à signer, le 6 mai 2012, le décret validé par le Conseil d’État. Je pense que mon successeur n’aurait pas forcément apprécié que je lui laisse le soin de signer ce décret. Cela aurait été un manque de responsabilités de ma part alors que tout était prêt.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Pourtant, cela arrive souvent quand il y a des transmissions de pouvoir que les décrets attendent le successeur pour être signés, surtout quand ils ne posent pas problème.

M. Thierry Mariani . – Oui, mais je pense que les collectivités territoriales attendent les recettes de l’écotaxe depuis un certain temps, que l’on avait déjà subi dans ce

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processus un retard suite à la décision du tribunal administratif. Donc, tous les responsables de collectivités, de gauche ou de droite, attendaient cette manne financière.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Tout à l’heure, nous avons parlé rapidement de la DGITM, qui faisait partie de vos services. Avez-vous le sentiment que c’est une direction suffisamment structurée, avec des moyens suffisants, pour suivre un dossier qui était, et qui est toujours, important, complexe et lourd ?

M. Thierry Mariani . – Chaque fois que des problèmes étaient soulevés, ils y répondaient avec précision. Oui, les services de la DGITM sont techniquement et intellectuellement équipés pour suivre ce genre de dossier.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Y compris en nombre de personnes employées sur le sujet ?

M. Thierry Mariani . – Est-ce que vous connaissez un chef d’administration qui ne demande pas de fonctionnaires en plus ? Je pense que si vous posez la question à M. Bursaux, son prédécesseur ou son successeur éventuel, il vous dira toujours qu’il a besoin d’avoir d’un peu plus de fonctionnaires dans son service.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – C’est à vous que je pose la question.

M. Thierry Mariani . – Les services de la DGITM à cette époque ont fait leur travail correctement. Je n’ai rien à y redire. Puisqu’ils ont fait leur travail correctement, je pense qu’ils avaient le personnel suffisant.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Aviez-vous des remontées des Bretons à l’époque ? Ils avaient quand même obtenu 50 % de remise. Est-ce qu’ils avaient donné leur accord ?

M. Thierry Mariani . – D’abord, la loi s’applique à tous, qu’on soit breton, provençal ou autre. Deuxièmement, il n’y avait aucune remontée particulière des Bretons à l’époque. Comme vous le savez, il y avait le décret sur la « périphicité », grâce auquel certaines régions, dont la Bretagne et l’Aquitaine, avaient bénéficié de certaines réductions. Je n’ai pas le souvenir du moindre Breton qui soit venu me voir, de gauche ou de droite, en m’expliquant qu’il souhaitait que la taxe ne s’applique pas à la Bretagne.

M. François Grosdidier. – Je note que lorsqu’on fait a posteriori le procès du dossier, les décisions ont toujours été prises ou trop tôt ou trop tard. Certains retards reprochés ont souvent des raisons techniques. Je rappelle que n’importe quelle autorité administrative, y compris un ministre qui prend ses fonctions, peut reporter les décisions prises par son prédécesseur, si elles ne lui conviennent pas. J’aurais aimé savoir si entre vous-même et votre successeur, il y a eu des discussions lors de la passation de fonction. Avait-il des sujets d’inquiétude, des interrogations ou des doutes sur ce dossier, sur la pertinence de l’écotaxe elle-même ou sur les modalités de mise en œuvre ?

S’agissant des modalités de mise en œuvre, le refus par la profession est apparu presque deux ans plus tard, après la hausse d’un certain nombre de taxes totalement indépendantes de l’écotaxe. Déjà à cette époque, lors de vos contacts avec les professionnels, avait-il été discuté des difficultés que cette écotaxe pouvait créer au regard de la compétitivité du secteur économique en France, sachant que cette taxe a l’avantage d’être payée par les transporteurs étrangers, comme la TVA sociale qui est aussi payée par les importateurs ?

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Était-il envisageable de diminuer ou supprimer la taxe à l’essieu ou, en tout cas, d’autres types de prélèvements pesant spécifiquement sur les transporteurs français, pour ne pas accroître leurs difficultés au moment de la mise en place de l’écotaxe qui a l’avantage, je le répète, d’être payée par tous les utilisateurs, y compris étrangers, contrairement aux autres prélèvements ?

M. Thierry Mariani . – Je n’ai pas évoqué ce sujet lors de la passation de pouvoir avec M. Frédéric Cuvillier, avec lequel j’ai des rapports très courtois. Pour ne rien vous cacher, on en a discuté une fois à la sortie de l’hémicycle, après une séance de questions. De mémoire, sa seule remarque était : « Le système n’est pas au point, c’est techniquement compliqué ». Il n’y avait pas d’autres points. J’observe qu’entre l’arrivée de mon successeur au ministère des transports et la suspension du processus de l’écotaxe, il y a eu treize textes réglementaires qui ont été pris, ce qui prouve bien qu’avant cette date, le processus administratif suivait son cours et que le nouveau gouvernement ne remettait absolument pas en cause l’écotaxe avant le mouvement social qu’on a connu en Bretagne.

Sur la deuxième question concernant l’inquiétude des professionnels, ceux-ci n’étaient bien sûr pas enthousiastes face à une nouvelle taxe sectorielle. Leur principal souci était, comme je l’ai déjà signalé, que la répercussion se fasse réellement. Premièrement, ils demandaient une véritable transparence dans le système de facturation au moyen d’une ligne faisant apparaître le coût de l’écotaxe et, deuxièmement, ils s’inquiétaient du fait qu’on leur demande de raboter sur leurs marges. Leur demande de transparence étant facilement satisfaite, leur véritable souci était économique, que les donneurs d’ordre leur demandent de réduire leurs marges et que, même en cas de transparence et d’affichage du coût de manière bien séparée, cela se répercute sur la profession. Dans les discussions, j’avais évoqué l’idée de mettre un coût au kilomètre plus élevé, avec une compensation sur les charges des transporteurs, ce qui aurait permis de se servir de l’écotaxe comme d’une sorte de TVA sociale. Le coût plus élevé aurait été payé par la totalité des transporteurs qui passaient sur le territoire français, ce qui aurait pu transférer une petite partie des charges sociales sur l’ensemble. Après techniquement, on m’a expliqué que c’était trop compliqué à monter.

M. Jean-Jacques Filleul. – Pour revenir aux transporteurs, malgré tout, il y a eu manifestement défaut d’information. Vous parlez du mouvement social en Bretagne. Dans les contacts que nous avons eus préalablement, nous avons également bien vu qu’il y avait beaucoup d’hésitations, beaucoup de méconnaissance. L’audition précédente du groupement de transporteurs Astre l’a démontré. Qu’avez-vous fait au niveau de votre ministère pour informer sur l’écotaxe, sur ses interférences, pour donner les moyens d’une meilleure compréhension ?

J’ai une question complémentaire. Est-ce vrai que, pour opérer une compensation par rapport à l’écotaxe, la taxe à l’essieu a été baissée à son plus bas niveau et que la circulation des quarante-quatre tonnes sur les routes a été autorisée ?

M. Thierry Mariani . – Sur le premier point relatif à l’information des transporteurs, j’ai la conviction qu’ils étaient suffisamment informés. Les responsables de mon cabinet rencontraient régulièrement les organisations professionnelles. Sincèrement, je pense qu’il y a eu un nombre de contacts fréquents et je vous le répète, la principale inquiétude des transporteurs était la répercussion.

Sur le deuxième point concernant l’abaissement à son plus bas niveau de la taxe à l’essieu, très sincèrement, je ne m’en souviens pas.

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M. Vincent Capo-Canellas. – Je souhaite revenir sur ce fameux décret du 6 mai 2012. La leçon aujourd’hui est-elle qu’il ne faut pas signer de décret avant de partir car on peut toujours l’instrumentaliser après-coup ?

Aujourd’hui, nous avons une certaine connaissance du sujet grâce aux travaux de la commission d’enquête, au temps qui s’est écoulé. Mais à l’époque, les problèmes techniques étaient-ils sous-jacents et les difficultés politiques prévisibles ? Enfin, l’administration française, qui aime beaucoup les détails, a peut-être engendré un système trop complexe, notamment par rapport à l’Allemagne. Comment réagissez-vous sur ces trois points : le technique, le politique, le zèle de l’administration ?

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Avec un complément sur cette question et sur un point que vous avez soulevé tout à l’heure, relatif à l’importance que les transporteurs attachent à la transparence sur la facture pour la refacturation. Est-ce qu’à l’époque, vous aviez des éléments vous assurant que la transparence serait effectuée avec cette facturation car, avec le regard d’aujourd’hui, on s’aperçoit que la facturation n’est pas si lisible, je ne dis pas transparente, mais pas forcément lisible par les transporteurs ?

M. Thierry Mariani . – La signature d’un décret même dans les derniers jours ne me pose pas de problème et répond à ma conception de l’action politique. J’ai également signé la concession de Notre-Dame-des-Landes et mon successeur ne me l’a jamais reproché ! C’est un processus administratif qui était lancé, tous les élus locaux attendaient ce dispositif, on avait pris du retard, il fallait aller au plus vite. Je me souviens de M. Montebourg m’expliquant qu’il voulait garder l’essentiel de l’écotaxe pour sa région.

Il n’y avait à l’époque aucune difficulté politique. Ce dispositif avait été voté à l’unanimité. Des élus locaux de gauche et de droite venaient dans mon bureau pour bénéficier de plus de recettes compte tenu du trafic dans leur collectivité. Autre preuve de cette absence de difficulté politique : jusqu’au mouvement des bonnets rouges, l’écotaxe n’a quasiment pas été évoquée dans la presse. Le premier portique a été installé en janvier 2012 et cela n’a ému personne.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Et les contentieux sur le contrat non plus n’ont pas posé de problème ?

M. Thierry Mariani . – Non, c’était purement juridique. Le discours général de tous ceux qui parlaient de ce dossier était : « le temps perdu nous coûte cher, le temps que l’on est en train de perdre nous coûte encore plus cher et il faut avancer ». J’ai donc signé ce décret et je le referai si c’était à refaire.

Nous avions conscience des difficultés techniques de ce dispositif. Comme toujours en France, nous voulions faire un système parfait qui ne pénalise pas trop les contribuables, mais qui pénalise quand même les véhicules polluants, qui ne soit pas parmi les plus chers – nous avions choisi un prix au kilomètre plus bas que celui retenu par les allemands pour que ce soit accessible – et le dispositif est donc techniquement difficile.

Sur la transparence, j’avais la conviction, après ce que m’avaient dit mes services, que le coût de l’écotaxe apparaitrait clairement sur la facture du transporteur. Après, ce n’était pas une difficulté technique, c’était une difficulté économique avec la répercussion de cette écotaxe.

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Mme Virginie Klès, rapporteur . – Le coût de l’écotaxe apparaît en effet clairement. En revanche, ce qui n’apparaît pas clairement est ce qui est imputable à tel chargeur ou à tel autre et comment le transporteur peut contrôler la véracité ou la légitimité de sa facturation. C’est certes théoriquement possible, mais nous avons vu des modèles de facturation : c’est concrètement et pratiquement impossible sauf à avoir quelqu’un qui passe un temps complet, voire deux, à éplucher chaque facture.

M. Thierry Mariani . – Ce dispositif, tel qu’il m’a été présenté par la DGITM, semblait le moins imparfait. Mais il est évident qu’il s’agit d’un dispositif compliqué. Si nos voisins allemands ou suisses arrivent à le faire, la France doit bien pouvoir réussir à le faire et trouver un système équivalent.

M. Louis Nègre. – Je confirme que l’information des transporteurs à cette époque-là était connue et qu’effectivement, les transporteurs se posaient la question du transfert de la taxe sur les donneurs d’ordre. Mais le principe de l’écotaxe semblait, à cette époque, accepté.

Est-ce que le politique que vous étiez a pris conscience ou pas que cette complexité, de faire le mieux possible, d’avoir zéro fraude était un bon objectif à atteindre ou était-ce en demander trop à la technique et complexifier trop le dispositif ?

M. Thierry Mariani . – Nous étions conscients de la complexité du dispositif. Lors de nos rencontres avec les transporteurs, ils évoquaient le problème des multiples chargeurs et chargements et de la diversité des routes écotaxées ou non empruntées. Le système était forcément très difficile techniquement. Un ministre prend conscience de la difficulté mais il fait aussi confiance à ses services pour résoudre, avec les moyens modernes la complexité. J’avoue ne pas avoir réfléchi à la manière selon laquelle la comptabilisation allait être effectuée.

Nous avons voulu faire un système irréprochable, comme souvent en France, qui est quelquefois difficile à appliquer.

À l’époque, la seule inquiétude des transporteurs était celle de la répercussion, avec le discours tout à fait compréhensible qu’il s’agit d’une activité de plus en plus soumise à la concurrence, de plus en plus pénalisée par le coût des charges sociales par rapport à leurs voisins européens qui empruntent le territoire national, avec les délocalisations d’entreprises... L’inquiétude des transporteurs était de savoir si le jeu de la concurrence n’allait pas les amener à prendre cette écotaxe dans leur marge.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Vous avez voulu mettre en œuvre un système parfait – c’est le sentiment que nous avons eu – et en plus, vous avez souhaitez attendre qu’il le soit parfaitement pour le mettre en œuvre. Ailleurs, en Allemagne par exemple, on a commencé avec des systèmes qui ne l’étaient pas. C’est doublement pénalisant.

M. Thierry Mariani . – Nous sommes en 2014, cela fait cinq ans que la décision a été actée. Ce système rapporte quatre milliards d’euros par an en Allemagne. Cela représente une perte pour notre réseau routier. Faut-il démarrer avec un système imparfait ou attendre que le système soit parfait ? En France, nous optons traditionnellement pour la seconde solution.

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Mme Virginie Klès, rapporteur . – Il y avait tout de même la possibilité de faire des « tests » et une expérimentation avec la taxe poids lourds alsacienne. Vous nous avez affirmé ne pas avoir eu de contacts avec les douanes. Il a bien dû y avoir une coordination interministérielle. Quelle répartition des rôles y a-t-il eu entre les transports et l’écologie ?

M. Thierry Mariani . – La coordination avec les douanes devait être effectuée entre les services, il ne revenait pas au ministre de s’en occuper. Je rappelle que beaucoup de textes ont aussi été signés par le ministre du budget et des finances.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Et par rapport à Mme Nathalie Kosciusko-Morizet ?

M. Thierry Mariani . – Nous travaillions d’un commun accord. Nos cabinets étaient proches, nous nous voyions plusieurs fois par jour.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Quelle a été la répartition précise des rôles ?

M. Thierry Mariani . – Il n’y a pas eu de répartition des rôles. Quand je suis arrivé, tout était déjà acté. Quant à la décision de faire appel à la décision du tribunal administratif, elle était logique – nous n’allions pas recommencer depuis le début –, et nous l’avons prise d’un commun accord.

M. Ronan Dantec. – Il y a une contradiction, ou au moins une tension, entre la volonté d’une mise en place rapide du système et la recherche d’un dispositif quasiment irréprochable, qui constitue une vitrine technologique exportable, avec des entreprises françaises. La stratégie était assez globale : une perception financière importante, le souhait de créer une entreprise globale exportable, les discussions avec la FNTR. On a moins bien considéré d’autres syndicats.

M. Thierry Mariani . – Il y a un syndicat qui représente plus que les autres.

M. Ronan Dantec. – Effectivement, mais vous avez peut-être trop négligé les autres. N’y a-t-il pas eu de tensions avec les grands opérateurs autoroutiers qui auraient pu être concernés par ce système global, avec le système d’habilitation ?

Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas eu de contacts avec les services pendant un an et demi, ou d’alerte de leur part, alors que l’on a voulu mettre en place un système à la fois compliqué et parfait. Il y a bien eu des réunions entre les services, le cabinet et le ministre pour affirmer qu’on ne peut pas à la fois aller très vite et avoir un système irréprochable.

M. Thierry Mariani . – Je n’ai pas consulté les autres sociétés autoroutières, mais je n’ai pas eu de remontées de leur part a posteriori.

Nous avons eu des remontées des services nous expliquant que le système était techniquement difficile, puisque l’idée était effectivement d’avoir un dispositif exportable, avec du made in France parfait, et qu’il y aurait peut-être du retard, mais jamais quelque chose de précis. Le seul retard auquel nous avons été réellement confronté a été le retard juridique.

M. Ronan Dantec. – Dans le processus de décision politique, quelle que soit l’appartenance politique des uns et des autres, ne fait-on pas une erreur collective en essayant

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à tout prix de tenir une date, ce qui a ici eu pour conséquence de fragiliser le système ? On a créé dès le départ une tension difficile à gérer.

M. Thierry Mariani . – Nous savions dès le départ qu’il y aurait des difficultés techniques mais aujourd’hui, le principal retard résulte d’un choix politique, la suspension de la taxe, qui a été décidée alors que le système était quasiment prêt. Je ne nie pas que le dispositif ait pris du retard, les services m’avaient alerté sur un tel risque. Le système était tellement complexe. Le souhait du ministre était que le dispositif s’applique au plus vite, avec le moins de reproches possible.

M. Ronan Dantec. – Il n’est pas discutable qu’il y avait une acceptation globale des acteurs à ce moment-là. Mais il y a peut-être une erreur d’analyse politique, constante d’ailleurs, à dire que le retard pourrait remettre en cause un consensus sur une taxation.

M. Thierry Mariani . – À mon avis, ce qui a brisé le consensus, c’est davantage le ras-le-bol fiscal et les plans sociaux à répétition dans une région. Je n’ai pas l’impression que le consensus politique ait été brisé par les acteurs. En réalité, ce qui a abouti politiquement à remettre en cause ce processus, ce n’est pas la FNTR ou les autres syndicats qui étaient sur les barricades. C’est une partie de la population d’une région qui était, je crois, justement exaspérée par les plans sociaux à répétition et qui s’en est pris à la seule manifestation physique présente sur ses routes avec le paradoxe, que vous avez souligné, que c’est la région qui a le plus fort taux d’exemption.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – 50 % !

M. Thierry Mariani . – Ce qui a brisé le consensus d’acceptabilité, ce n’est pas la complexité technique, mais la situation d’overdose fiscale de ce pays.

M. François Grosdidier. – Un paradoxe supplémentaire était de supprimer l’écotaxe censée réorganiser le transport routier, alors même qu’était dénoncée chez Gad la délocalisation de l’activité d’abattage, de découpe et de conditionnement de la viande.

M. Thierry Mariani . – Je pense qu’il y a eu un manque de courage politique des deux côtés de l’hémicycle, parce que, comme le disait votre collègue, M. François Grosdidier, le but de l’écotaxe était aussi de faire en sorte que la tomate ou la viande bretonne arrive moins cher à Rungis en coût de transport que celle qui vient d’Espagne ou d’ailleurs. L’écotaxe est aussi une sorte de TVA sociale. Alors qu’il y aurait dû y avoir un travail pédagogique de la part de tout le monde, un certain nombre de politiques se sont mis aux abris. Je fais remarquer qu’à l’époque, j’ai été l’un des rares à continuer à défendre l’écotaxe, d’abord par souci de cohérence, et puis parce que je reste persuadé que le principe n’était pas mauvais. Je ne vois pas comment nos assemblées parlementaires seraient contre puisqu’elles l’ont voté à l’unanimité.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Justement, sans vouloir faire le procès de personne, ne pensez-vous pas qu’on a quelque peu oublié l’aspect pédagogique et politique de la chose pour se concentrer sur l’aspect technique, il est vrai, compliqué, et que de ce fait, on a oublié de continuer de parler de l’écotaxe, qui a peut-être semblé en sommeil et, du coup, est réapparue brutalement ?

M. Thierry Mariani . – Comme une partie d’entre vous l’a reconnu, les professionnels ont été informés du temps où j’étais ministre et je suis persuadé que mon

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successeur a fait la même chose. Après, on a un phénomène de psychose collective. Dans le mot « écotaxe », les deux dernières syllabes sont de trop. Ceux qui se sont levés contre cette écotaxe, à 99 % n’étaient pas assujettis à l’écotaxe, ce qui est le paradoxe le plus total de cette histoire. Je pense qu’on a tous répété dans la presse que l’écotaxe ne s’appliquait qu’aux véhicules à partir d’un certain tonnage. Le Breton ou le Provençal normal qui circulait avec son véhicule savait très bien qu’il n’était pas pénalisé, ou alors il ne voulait pas comprendre ! On sait tous que ce dossier est arrivé à un pire moment pour une région qui souffrait des plans que vous connaissez, Gad ou autres. Je pense franchement que la pédagogie avait été faite avant, mais aussi qu’elle aurait dû continuer à être faite par tous les politiques, par le gouvernement en premier et l’opposition.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Peut-être Monsieur le Ministre, le contentieux a-t-il aussi pesé. Pendant ce temps-là, il est sûr que rien n’a été fait et c’était assez légitime. De mon point de vue, ce contentieux a été aggravant. Le fait d’aller devant le tribunal administratif et le Conseil d’État a pris un temps considérable. Pendant ce temps-là, aucune pédagogie n’a été faite. Il y a là des conséquences qui ne sont pas neutres. Et on ne peut le reprocher à personne !

M. Thierry Mariani . – Je le rappelais tout à l’heure : le processus a commencé en 2009, on est en 2014, il n’est toujours pas appliqué. Je me souviens du moment où le ministère devait prendre la décision de relancer la procédure ou faire appel de la décision du tribunal administratif. Relancer le processus c’était reprendre un temps infini, remettre en cause des choses qui avaient fait l’unanimité. Mais il est sûr que le recours nous a fait perdre, de mémoire, au minimum de huit à dix mois.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Êtes-vous dans la mission d’information sur l’écotaxe poids lourds à l’Assemblée nationale ?

M. Thierry Mariani . – Non. Je pense qu’on ne peut pas être juge et partie.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Sinon, on vous aurait demandé ce qu’il en était car je trouve les députés très avares de paroles.

M. Thierry Mariani . – Si la mission d’information veut m’auditionner, j’irai. Mais je trouve qu’il eût été paradoxal d’être à la fois dans la mission et concerné.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Bien sûr. Mes chers collègues, peut-on en rester là ? Merci Monsieur le Ministre de vous être prêté au jeu, avec toute la difficulté que représente le fait de répondre sur un dossier pour lequel vous n’avez plus d’archives.

M. Thierry Mariani . – Je voudrais dire en conclusion qu’il faudrait qu’on sorte vite de cette situation.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Vite, cela paraît difficile. On nous a dit que quelle que soit la modification ou remise à plat, il fallait un délai de six mois pour reconfigurer le dispositif, avec de nouveaux arrêtés, décrets, etc. La remise à plat annoncée, avec une fin éventuelle du contrat Écomouv’, n’est-ce pas la fin de l’écotaxe pendant plusieurs années ?

M. Thierry Mariani . – Je ne sais pas quelle sera l’option choisie, mais ce qui est sûr, et vous suivez le dossier mieux que moi, aujourd’hui, c’est que tout cela aura un coût

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pour les finances publiques ; pour une entreprise, pour une région. Regardant M. Grosdidier, je crois me souvenir qu’une partie des services étaient localisés à Metz, y compris une partie des douanes. Tout cela est un immense gâchis.

M. François Grosdidier. – Si effectivement on remet en cause tout le dispositif pour le plaisir de la remise en cause ou pour justifier a posteriori une décision prise dans la panique, il faudra peut-être six mois, un an, deux ans ou trois ans. Maintenant, nous allons attendre les conclusions de chacune des instances parlementaires. Pour l’instant, si l’on mesure le bilan coût-avantage d’une remise en cause générale, ce que la ministre appelle « remise à plat », le bilan risque effectivement d’être au grand désavantage de la remise en cause, par rapport à une continuité du processus tel qu’il avait été engagé et qui aurait pu être revu à la marge. Je crois que les cocontractants, que nous avons rencontrés, n’auraient pas été opposés à des ajustements à la marge et des avenants au contrat. Plus la remise en cause sera profonde, plus les délais seront longs et préjudiciables à la collectivité.

M. Thierry Mariani . – Une remise à plat complète du dispositif nous fera perdre encore deux ans sur un dispositif qui a été voté en 2009.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Ce n’est pas raisonnable quand on voit nos préfets suspendre la négociation des contrats de plan État-régions dans l’attente de la recette de l’écotaxe, quand on connaît la situation de l’Afitf… Je vous remercie Monsieur le Ministre pour vos déclarations.

La réunion est levée 16 heures

Mercredi 16 avril 2014

- Présidence de Mme Marie-Hélène des Esgaulx, présidente -

La réunion est ouverte à 15 h 45

Audition de M. Dominique Bussereau, ancien secrétaire d’État chargé des transports

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Nous auditionnons M. Dominique Bussereau, qui a été secrétaire d’état chargé des transports du 18 mai 2007 au 13 novembre 2010. Monsieur le ministre, vous étiez en poste lors des discussions du Grenelle de l’environnement, lors du vote de la loi de finances pour 2009 qui instaurait l’écotaxe poids lourds, puis lors du choix du PPP et du lancement du dialogue compétitif. Quel a été votre rôle en tant que ministre pendant ces différentes phases ? Qui a pris la décision de recours au PPP ? Quels étaient les arguments techniques, financiers ? Quelle est votre appréciation des choix juridiques et techniques effectués ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d’enquête, M. Dominique Bussereau prête serment.

M. Dominique Bussereau, ancien secrétaire d’État chargé des transports. – Tout d’abord, j’assume également les décisions prises lorsque j’étais secrétaire d’État aux transports de 2002 à avril 2004, puis ministre du budget. La réflexion sur l’écotaxe en effet remonte à bien avant le Grenelle de l’environnement. Les différents gouvernements français

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ont beaucoup travaillé au sein du Conseil des ministres des transports du l’Union européenne et avec la Commission européenne sur l’élaboration des différentes directives euro-vignette. Quand nous avons mis en place l’écotaxe, il ne s’agissait pas d’écologie « punitive » mais bien d’une politique de report modal voulue par le Grenelle. Je rappelle que le Sénat a voté cette loi à l’unanimité et que l’Assemblée nationale l’a adoptée, le groupe socialiste s’abstenant. Enfin, grâce à l’écotaxe, nous pouvions financer les infrastructures inscrites dans le Schéma national des infrastructures de transport (Snit) et les appels à projets issus du Grenelle : métro, véhicules légers automatiques (Val), bus à haut niveau de service…

Dès 2002, j’ai suivi la mise en place de la taxe LKV-Maut en Allemagne. Dans ce pays, le réseau autoroutier, ancien et parfois de mauvaise qualité, n’est pas soumis à péage. Les Allemands ont rencontré alors les mêmes problèmes que nous aujourd’hui et ils ont dû s’y reprendre à cinq fois entre 2003 et 2005 avant d’installer leur écotaxe.

Nous avons, quant à nous, fait le choix très particulier de taxer seulement 1 % de notre réseau routier national, et à des tarifs très bas : entre 13 centimes et 15,4 centimes du kilomètre, très en-deçà des tarifs pratiqués en Allemagne. Environ 800 000 poids lourds circulent sur notre réseau : 600 000 immatriculés en France et 200 000 à l’étranger, essentiellement dans l’Union européenne, mis à part quelques poids lourds venant d’Europe du Nord, du Maroc ou d’Algérie.

Nous avions également voté dès la loi de finances pour 2006 une expérimentation en Alsace. Nous avons voulu un PPP, non par un parti pris libéral, mais parce que nous ne voulions pas recruter de nouveaux fonctionnaires et parce que les compétences techniques requises étaient très particulières. Le coût de gestion d’Écomouv’, de l’ordre de 230 millions d’euros, est élevé par rapport aux 800 à 900 millions d’euros de recettes attendues : en Allemagne, il est de 430 à 450 millions d’euros, pour une écotaxe qui rapporte 4,5 milliards d’euros, le réseau taxable étant beaucoup plus important.

Une commission interministérielle a été mise en place, sous le contrôle juridique du secrétaire général du gouvernement, M. Serge Lasvignes, pour suivre la mise en place de la nouvelle taxe. Elle associait toutes les administrations concernées, Bercy étant en première ligne. Nous avions adopté le principe d’un paiement par le donneur d’ordre, ce que M. Frédéric Cuvillier a confirmé dans le décret de juin dernier : la presse a prétendu le contraire, de même que quelques démagogues bretons lors de l’épisode des bonnets rouges. Certes, les transporteurs devaient répercuter la taxe sur les prix mais, à l’époque, nous avions estimé qu’il en coûterait au consommateur 1 centime par kilo de tomates venu de Bretagne ou d’Agen.

Nous avons voulu un système satellitaire, sur le modèle allemand. D’autres pays, comme l’Autriche ou la République tchèque, ont choisi des portiques car leur réseau n’est pas très étendu. Contrairement à ce qui a été dit, les portiques servent seulement à vérifier que tous les camions sont bien porteurs de l’appareillage – que nous avons voulu interopérable.

M. Jean-Paul Chanteguet devait remettre ses conclusions au gouvernement le 30 avril 2014. Entre temps, de nouvelles déclarations ont été faites sur l’avenir de l’écotaxe. Quoi qu’il en soit, si le gouvernement la relançait, il faudrait une phase d’expérimentation. L’Alsace est très demandeuse, depuis longtemps, pour endiguer le report de trafic en France depuis l’instauration d’une écotaxe en Allemagne ; l’expérimentation du TER a été fructueuse, elle a montré que la régionalisation était possible. Les présidents d’exécutifs locaux aussi sont demandeurs, car il n’y a plus d’argent pour financer le volet mobilité des

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contrats de plan État-région. Du reste, le troisième appel à projets est bloqué, ce qui interdit aux maires de développer leurs transports publics.

Personnellement, je ne crois pas à la régionalisation, évoquée par M. Ayrault ou d’autres. Les régions les plus riches ou les plus traversées percevraient des fonds et pas les autres. La régionalisation conduirait également à de nouveaux rabais. J’étais contre celui de 50 % pour les Bretons, contre celui de 30 % pour l’Aquitaine, mais le Premier ministre n’a pas arbitré en ma faveur. Nous devons aussi en rester aux 3,5 tonnes, même si les Allemands ne taxent qu’à partir de 12 tonnes. Il serait absurde d’instaurer une vignette : certes, elle existe en Suisse pour les voitures individuelles, mais pas pour les poids lourds. Nous pourrions distinguer les camions étrangers des camions français : mais pourquoi faire l’Europe, alors ? Nous irions à l’encontre de l’esprit de la directive euro-vignette.

L’État pourrait reprendre le dialogue avec les départements sur les routes taxables, 5 000 kilomètres seulement aujourd’hui. Le président de conseil général que j’étais n’avait pas réussi à obtenir les kilomètres qu’il demandait au ministre (que j’étais aussi !). Les collectivités souhaitent des recettes supplémentaires. Il faudrait également rouvrir les discussions avec les transporteurs et avec la profession agricole pour certains types de chargements.

Je suis très favorable à l’écotaxe. Il faudra peut-être changer son nom… Dans mon département, quand vous franchissez le pont de l’île de Ré ou prenez le bac pour l’île d’Aix, vous payez une écotaxe, dont le produit va à 50 % à l’entretien de l’ouvrage et 50 % à la politique des espaces naturels sensibles et au développement des transports publics propres.

J’ai été frappé par l’ampleur de la désinformation : l’écotaxe a été considérée comme punitive alors qu’elle était un outil écologique voté à la quasi-unanimité du Parlement. Notre pays doit investir dans les infrastructures de transport pour maintenir son bon niveau d’équipement en ce domaine. Il serait dommage que nous renoncions à ces investissements.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Que fait-on du contrat qui lie l’État à Écomouv’ ?

M. Dominique Bussereau. – Je ne suis plus au gouvernement, mais je pense que la parole de l’État doit être respectée.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Combien de temps devrait, selon vous, durer la phase d’expérimentation ?

M. Dominique Bussereau. – Nous avions prévu six mois pour l’Alsace, mais le système ayant été validé, cette phase pourrait être plus courte.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – D’après vous, il faut garder le système actuel et négocier avec Écomouv’.

M. Dominique Bussereau. – Et punir sévèrement ceux qui détruisent les portiques. Ils sont connus des services de police.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – On ne peut à la fois conserver le contrat en l’état et faire une expérimentation. Il faut forcément renégocier.

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M. Dominique Bussereau. – On pourrait expérimenter dans une – ou plusieurs – région et prévoir concomitamment une phase de validation à blanc.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Certes, mais il n’en faudrait pas moins renégocier le contrat.

M. Dominique Bussereau. – La phase d’expérimentation était prévue au départ et elle n’a pas été annulée par une loi. Cela dit, c’est aux pouvoirs publics de renégocier. Le fond du problème, ce n’est pas Écomouv’ mais l’écotaxe.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Vous avez dit que le coût de la gestion par Écomouv’ était important parce que le gouvernement avait voulu taxer faiblement une part réduite du réseau. Avec le recul, pensez-vous que c’était un bon choix ? Les critères retenus à l’époque gagneraient-ils à être modifiés ?

M. Dominique Bussereau. – Je ne sais plus si, lorsque je suis parti du gouvernement, le nombre de kilomètres taxables (15 000 kilomètres) avait déjà été fixé. Sur la pression des administrations centrales, nous avons choisi un réseau trop petit ; quant au montant, 13 à 14 centimes au kilomètre, il pouvait évoluer. Nous avions décidé que le contrat s’amortirait sur treize ans : il eût été possible de prévoir une plus longue période.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – L’idée était de faire payer les donneurs d’ordre et non les transporteurs, mais ces derniers estiment qu’ils allaient payer de façon indirecte cette écotaxe. Aviez-vous pris en compte cette crispation ?

M. Dominique Bussereau. – Les transporteurs oublient de vous dire que dans les négociations sur l’écotaxe, ils ont obtenu la quasi-suppression de la taxe à l’essieu et l’élargissement du droit de circulation des 44 tonnes, autorisés jusqu’alors au départ des seuls ports maritimes. Malgré ma réticence j’ai étendu cette dérogation aux ports fluviaux.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Mais vous dites aussi que la profession n’était pas concernée par l’écotaxe. C’est contradictoire !

M. Dominique Bussereau. – Il y a eu une négociation. Ils ont parfaitement accepté à l’époque que le coût de l’écotaxe figure en pied de facture. Ensuite, un décret extrêmement complexe a été publié au printemps 2012 – je n’étais plus au gouvernement. M. Cuvillier a arrangé les choses grâce à un décret plus lisible publié en juin 2013. L’ensemble des syndicats des transporteurs demandait que le paiement de la taxe soit à la charge du donneur d’ordre. J’ai accédé aux demandes sur la taxe à l’essieu et les 44 tonnes.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Quelle était la répartition des rôles entre les fonctionnaires, les membres des cabinets ministériels et les ministres sur ce dossier complexe ? Disposiez-vous de suffisamment d’informations ? Quelle était la répartition des rôles et des responsabilités entre les ministres ?

M. Dominique Bussereau. – Un groupe de travail interministériel composé de hauts fonctionnaires rendait compte aux cabinets et aux ministres. Le climat était très consensuel entre les ministres mais aussi entre le gouvernement et le Parlement. Certains députés écologistes reprochaient au président M. Sarkozy et à M. Fillon de repousser la mise en œuvre de la taxe pour cause d’élection présidentielle. Jusqu’à l’épisode des bonnets rouges, le Parlement a fait pression sur le gouvernement pour qu’elle entre en vigueur plus rapidement. Tous les élus l’attendaient avec impatience. Au moment de l’explosion sociale en

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Bretagne, qui avait en fait d’autres causes, 173 portiques avaient déjà été installés sans susciter de problème. Hélas, quelle désinformation ensuite, quelle démagogie…

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Entre les deux objectifs, provoquer un report modal et apporter une ressource financière bienvenue, lequel dominait ?

M. Dominique Bussereau. – La priorité était le report modal. Nous pensions, en maniant la carotte et le bâton, obtenir un report sur le ferroviaire, le maritime et le fluvial : à l’époque, les premières autoroutes ferroviaires et maritimes (comme Saint-Nazaire-Gijon) étaient lancées, le canal Seine-Nord était décidé. Les autorités organisatrices des transports urbains savaient que cette ressource serait également utilisée pour leurs projets de transports publics. L’expérience allemande était intéressante et nous la regardions de près.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – De nos auditions, je retire l’impression que par des exigences de performance très élevées, les douanes ont rendu quasiment impossible la mise en place de l’écotaxe à la date prévue. Pourquoi, si le but était le report modal, avoir été si intransigeant sur les rentrées financières ?

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – On nous a dit que le gouvernement voulait un milliard d’euros.

M. Dominique Bussereau. – Ce qui est peu : la LGV Tours-Bordeaux coûte 8 milliards d’euros, dont 4 milliards à la charge des collectivités territoriales. L’idée, c’était que le produit de la taxe monte en puissance. Quoi qu’il en soit, la décision définitive a été prise en janvier 2011 et je n’étais plus au gouvernement.

Aujourd’hui, les douanes conservent deux missions essentielles : la lutte contre la contrefaçon et la lutte contre les trafics de drogue. Avec l’écotaxe, elles exerçaient un contrôle régalien. Donner des missions supplémentaires à ces services de l’État était une bonne chose.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Y a-t-il eu une analyse du coût global des installations, de l’équipement, du développement informatique, de la formation dans le cadre du contrat Écomouv’ ? On semble avoir demandé toujours plus à Écomouv’ en termes de performances techniques et de résultats.

M. Dominique Bussereau. – J’espère qu’une telle analyse a été menée mais je suis incapable de vous répondre. La décision de retenir Écomouv’ a été prise le 14 janvier 2011 et j’avais quitté le gouvernement le 13 novembre 2010. Je suis solidaire de la décision pour le PPP mais je n’ai pas participé aux décisions ultérieures.

M. François Grosdidier. – Le principe du PPP et le montant de la redevance faisaient-ils l’objet d’âpres discussions au sein du gouvernement ? Certains s’indignent que les frais de recouvrement représentent 22 % du chiffre d’affaires alors que, pour les radars, le coût s’élève à 25 %.

Hier, certains représentants de la profession de transporteurs routiers nous ont affirmé que l’écotaxe leur coûterait 250 millions d’euros. Or, les transporteurs étrangers acquittent également cette taxe tandis que la quasi-disparition de la taxe à l’essieu renforce la compétitivité de nos transporteurs nationaux.

Vous avez appliqué l’écotaxe à partir de 3,5 tonnes : pourquoi taxer ainsi le trafic local si l’objectif est le report modal ? Et pourquoi avoir encouragé le trafic des 44 tonnes ? Si

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l’on devait revoir la copie, ne devrait-on pas trouver un compromis entre 3,5 et 12 tonnes ? Et taxer uniquement les axes de transit, non la desserte locale ?

M. Michel Teston. – Le dialogue compétitif a pris fin en octobre 2010 et le marché a été attribué en février 2011. Vous avez quitté le gouvernement le 13 novembre 2010. À l’issue du dialogue compétitif, étiez-vous convaincu que l’offre d’Écomouv’ était la meilleure ou bien aviez-vous des doutes ? Redevenu aujourd’hui parlementaire, qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Jacques Filleul. – Il y a eu sans doute un manque d’information en amont comme en aval. Le ministre Thierry Mariani, hier, l’a nié. Il n’a pas répondu non plus sur les 44 tonnes. Je suis donc reconnaissant à M. Bussereau de son exposé clair et précis. Cette contradiction entre les propos de deux ministres des transports m’étonne.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Hier, nous avons compris que M. Mariani avait sous-estimé le retard dû au contentieux.

M. Louis Nègre. – Je me félicite de votre constance, monsieur le ministre : par les temps qui courent, il est bien courageux de défendre cette redevance. Pourtant, les poids lourds devraient y être favorables, ils seront les premiers à profiter de la construction d’infrastructures de qualité. Je m’étonne que le Parlement ait été à l’époque un partisan fervent de l’écotaxe et que certains de ses membres y soient aujourd’hui si farouchement opposés. Une question : pourquoi avoir voulu faire encore mieux que les Allemands, qui déjà ont dû s’y reprendre à cinq fois pour instaurer leur LKV-Maut ?

M. Éric Doligé. – Les collectivités auront-elles un droit à compensation du fait de l’abandon de l’écotaxe ?

M. Dominique Bussereau. – Lorsque j’ai quitté le gouvernement, Écomouv’ était un candidat parmi d’autres, le classement a été validé en janvier 2011 seulement. Certaines organisations routières ont protesté lors du choix final parce que la SNCF faisait partie du capital d’Écomouv’. M. Chassigneux, ancien directeur de cabinet du président de la République, furieux que la Sanef n’ait pas été choisie, a mené un travail de désinformation.

Le coût de perception des amendes liées aux radars est d’environ 40 %, contre 22 % pour Écomouv’. La diminution de la taxe à l’essieu a été considérable, il n’en reste que le squelette. Le seuil de 3,5 tonnes peut paraître faible mais, au vu des statistiques de trafic en France, ce niveau est acceptable. Les 44 tonnes sont peu utilisés sur les longues distances où ils ne seraient pas rentables : ils transportent par exemple du blé des silos de Lorient à Rouen ou à la Rochelle, ou des matériaux depuis les ports vers de gros chantiers.

Les présidents des conseils généraux, qui voulaient pour la plupart taxer un plus grand nombre de routes départementales, n’ont pas été entendus. Si une renégociation était engagée, il serait bon de discuter de nouveau avec eux.

M. Filleul estime que M. Mariani et moi-même ne tenons pas les mêmes propos. En tout cas, la continuité de l’État a été assurée. Lorsque le gouvernement de M. Ayrault a été mis en place, Mme Batho puis M. Cuvillier ont continué à faire avancer le dossier : 13 textes règlementaires ont été publiés avant la suspension de l’écotaxe.

La complexité du dispositif vient du fait que nous avons construit notre réseau d’autoroutes grâce aux péages. Les Allemands, eux, ont un grand réseau gratuit, construit à

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l’époque hitlérienne. Or, pour les autorités européennes, c’est une taxe ou un péage, mais pas les deux.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Merci pour votre témoignage, monsieur le ministre.

La réunion est levée à 16 h 37

La séance est ouverte à 16 h 41

Audition de Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, ancienne secrétaire d’État chargée de l’écologie et ancienne ministre de l’Écologie, du Développement

durable, des Transports et du Logement

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Nous allons entendre Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’Etat chargée de l’écologie du 19 juin 2007 au 14 janvier 2009, puis ministre de l’écologie du 14 novembre 2010 au 22 février 2012.

Madame la Ministre, vous étiez donc en poste lors du Grenelle de l’environnement, puis lors de la phase finale de l’attribution du contrat de partenariat. Nous souhaitons comprendre quel a été votre rôle en tant que ministre dans la mise en place de l’écotaxe poids lourds. La décision de recours au PPP était-elle prise dès l’origine ? Sur quels arguments cette décision était-elle fondée ? L’inclusion du recouvrement dans le périmètre du contrat de partenariat a-t-elle fait l’objet d’une réflexion particulière au sein du gouvernement ? Quelle est votre appréciation globale de la manière dont les choix ont été effectués et le contrat mis en place ?

Conformément à la procédure applicable aux commissions d’enquête, Mme Kosciusko-Morizet prête serment.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, ancienne secrétaire d’État chargée de l’écologie. – J’ai traité de ce que l’on a d’abord appelé l’« éco-redevance poids lourds » à deux moments de mon parcours ministériel. Tout d’abord, en tant que secrétaire d’État à l’écologie, sous la responsabilité de M. Jean-Louis Borloo, je me suis occupée de la définition du programme du Grenelle de l’environnement et de son lancement, j’ai présidé certaines de ses réunions, avant de veiller à sa mise en œuvre législative. Dans un second temps, alors que j’avais succédé à M. Jean-Louis Borloo au ministère de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement, j’ai eu pour tâche de valider le classement des opérateurs pressentis et de purger le recours introduit par l’un d’entre eux, avant de lancer, en collaboration avec le ministère du budget et les douanes, la mise en œuvre de ce que l’on appelait désormais l’« écotaxe ».

Le Grenelle de l’environnement a été conçu pendant la campagne présidentielle, selon une méthode nouvelle : la recherche d’un consensus fort. Notre ambition était non pas de modifier les choses à la marge, mais en profondeur, par un mouvement fondateur d’une nouvelle politique écologique. Plusieurs collèges avaient été constitués : les élus, l’État, mais aussi les employeurs et entreprises, les syndicats, les associations environnementales. Le Grenelle a été particulièrement fructueux en matière de fiscalité environnementale. J’avais déjà travaillé sur ce sujet au tout début des années 2000. À l’époque déjà, on s’accordait pour considérer que la structure de notre fiscalité était dépassée : elle conduisait à taxer plus

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lourdement le travail, que l’on voulait pourtant développer, et plus faiblement la pollution, qu’on voulait pourtant réduire.

Nous avons beaucoup de mal à faire évoluer cette structure fiscale. Certains pays, notamment scandinaves, y sont parvenus, toujours par le consensus. C’est pour introduire une démarche semblable en France que le Grenelle de l’environnement a réuni les différents acteurs, en les plaçant face à leurs responsabilités… et sous le regard des médias. L’administration elle-même était peu encline à évoluer. Bercy préfère toujours un taux faible sur une assiette très large, afin de pouvoir prélever le maximum de la manière la plus indolore possible. La fiscalité environnementale, qui vise à faire évoluer les comportements, suit une logique différente.

Le Grenelle de l’environnement a débouché sur le bonus-malus, la taxe carbone et l’éco-redevance, devenue écotaxe lorsqu’on a choisi d’utiliser son produit pour financer non seulement l’entretien des routes taxées, mais toutes les infrastructures de transport via l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (Afitf), donc le report modal. Je ne regrette pas cette évolution, parce que je crois légitime d’organiser un transfert permanent depuis les modes de transport les plus polluants vers les moins polluants, d’autant que certains d’entre eux, comme le ferroviaire, ne peuvent être financés que de cette manière.

L’écotaxe était l’une des mesures les plus populaires du Grenelle. Elle ralliait 85 % ou 90 % d’opinions favorables. La taxation des poids lourds apparaissait alors comme une évidence. On croyait fermement au développement des infrastructures alternatives, par exemple des tramways. Cet engouement était partagé par l’administration. L’écotaxe était une solution au problème alsacien, car la mise en place d’une écotaxe en Alsace était un engagement législatif vieux déjà de plusieurs années, que l’administration ne savait comment remplir. L’écotaxe réglait l’impasse budgétaire du financement de l’Afitf par des ressources pérennes. Le dispositif visait à la fois à taxer les externalités négatives du transport routier, à rentabiliser les routes non couvertes par le péage autoroutier, et à faire contribuer les poids lourds étrangers qui traversent la France sans rien payer des dégâts qu’ils occasionnent. Il s’agissait en somme d’atteindre deux cibles avec une seule flèche : faire payer la route à son vrai coût, y compris environnemental, et financer d’autres infrastructures.

L’engouement de l’administration était cependant modéré par une réserve de taille : tant le ministère des transports que celui des finances et des douanes se déclaraient incapables de concevoir, d’intégrer et de gérer le système. C’est ce qui a déterminé le choix du partenariat public-privé (PPP), beaucoup plus que la contrainte financière. Je n’ai pas participé à ce choix, pas plus qu’à la mise en place de la commission consultative chargée de trancher entre les partenaires potentiels.

À la fin du Grenelle, comme ministre de l’écologie, je n’avais plus à connaître de l’écotaxe, entièrement prise en charge par les départements du ministère consacrés aux transports. J’ai succédé à M. Jean-Louis Borloo au ministère de l’écologie trois ans plus tard, après le dialogue compétitif, le choix d’un PPP et la définition du réseau taxable. Restait à établir le classement entre les trois candidats restant en lice. La note conjointe de l’administration des douanes et de celle des transports proposant un classement des offres a été transmise à la commission consultative, qui l’a validée. Elle plaçait en tête le consortium Autostrade, en second le consortium Sanef et, en troisième position, le consortium mené par France Télécom.

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Autostrade arrivait en tête selon les critères principaux, coût bien sûr mais aussi la place donnée aux PME, et performance. Il faisait jeu égal avec ses concurrents selon les autres critères. Certains interlocuteurs de votre commission d’enquête se sont étonnés de la rapidité de ce classement, validé par la commission consultative en décembre 2010 et signé par moi en janvier 2011. Mais à l’époque, nous étions critiqués pour aller trop lentement, car les recettes étaient attendues ! Le processus avait pris beaucoup de retard. La Sanef a en outre contesté le classement, ouvrant un contentieux qui s’est prolongé pendant six mois. Une fois qu’il a été purgé, la convention a été signée et l’opération lancée. Les premières rentrées financières étaient alors attendues pour la fin de 2012 ou le début de 2013.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Une première question sur l’équilibre entre la carotte et le bâton. Vous l’avez dit, l’écotaxe avait un double objectif : rentrées fiscales et incitation au report modal. En attendant que les structures alternatives existent, comment conceviez-vous cette incitation ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Au moment du Grenelle de l’environnement, la réalisation d’un certain nombre d’infrastructures de report modal a été lancée, sans attendre le bénéfice de l’écotaxe : revivification de certaines infrastructures ferroviaires, lancement des autoroutes ferroviaires comme Bettembourg-Perpignan, rénovation du système des canaux et des ports, etc. La mise à niveau de nos infrastructures alternatives s’est faite en même temps que le lancement de l’écotaxe. Aujourd’hui, toute une partie du programme du Grenelle est arrêtée, faute de ressources pour l’Afitf.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Au moment de l’abandon de la taxe alsacienne, en avez-vous apprécié les conséquences ? Sa mise en œuvre aurait représenté une expérimentation précieuse.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Oui, hélas, le système n’était pas prêt !

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Alors comment aurait-il pu l’être pour l’ensemble du territoire ? Pourquoi ne pas avoir retardé tout le dispositif, en attendant d’avoir conduit cette expérience à moindre échelle ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – L’administration, je l’ai dit, ne savait pas faire. Le projet d’écotaxe nationale était perçu comme une solution au problème alsacien.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – En tant que rapporteure spéciale de la commission des finances pour les transports terrestres, j’ai auditionné les transporteurs. Eux-mêmes déclaraient qu’il n’était pas possible d’instaurer un tel dispositif en Alsace seulement.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – C’est plus tard que le choix a été fait de ne pas passer par l’étape préparatoire en Alsace.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – En 2013.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Je voulais souligner par là que cet abandon, comme celui de la facturation à blanc, a été préjudiciable à la mise en place du reste du dispositif.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – C’est certain, d’autant plus qu’en Alsace, la taxe était demandée depuis des années, comme d’ailleurs dans d’autres régions de France.

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Je ne sais pas pourquoi elle y a été abandonnée. Peut-être les transporteurs ont-ils été à l’œuvre…

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Ils n’ont pas aidé.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Cette opposition n’était pas apparue de mon temps.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Vous avez évoqué les réticences de l’administration, notamment celle des douanes. Il n’était pas question pour le pouvoir politique de l’époque de recruter des fonctionnaires. N’était-ce pas une erreur ? Le contrôle et le recouvrement de la taxe ont de ce fait été inclus dans le périmètre du PPP, et les nombreuses contraintes techniques imposées à Écomouv’ ont rendu le système de plus en plus complexe, de plus en plus cher et difficile à déployer. Le choix du PPP plutôt que du recrutement de fonctionnaires a-t-il été bien pesé ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Ce n’était pas seulement une question d’effectifs. Les douanes considéraient qu’elles n’étaient pas en mesure de gérer ce système complexe, avec ses interfaces multiples.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Le degré de complexité du travail dépend des relations contractuelles que l’on établit avec le partenaire privé.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Certes, mais les douanes avaient certaines exigences très élevées, notamment en matière de fiabilité du recouvrement. Après le traumatisme qu’avaient été les contentieux liés aux radars, elles tenaient à éviter les erreurs de facturation. Elles ne voulaient en aucune manière avoir à se charger du recouvrement, et exigeaient que le taux d’erreur soit très faible, non pour assurer un maximum de rentrées, comme on l’a dit, mais pour prévenir les contentieux.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Sur un dossier d’une telle importance, avez-vous le sentiment que les fonctionnaires et les ministres se sont suffisamment parlé ? Les exigences des douanes sur le taux d’erreur étaient effectivement très fortes, et assorties d’une obligation de résultat, un taux de recouvrement de 99,75 %. C’est la conjonction des deux qui a rendu le dispositif impossible à mettre en œuvre, en tout cas dans les délais prévus. À qui appartenait-il de trancher sur un aspect aussi important : aux politiques ou aux administratifs ? Entre les politiques, comment s’est faite la répartition des compétences ? Les interfaces entre les ministres ont-elles bien fonctionné ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Le processus de l’écotaxe a été interministériel depuis son origine. L’ensemble du programme avait été validé à Matignon et de nombreuses réunions se sont tenues avec le secrétaire général de l’Elysée. Sa mise en œuvre a été intégralement interministérielle. J’ai travaillé avec la DGTIM sur la partie « Transports », tandis que la question du taux de recouvrement était gérée par Bercy. La coordination interministérielle s’est faite ensuite sous l’autorité du Premier ministre.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – L’information vous est-elle parvenue directement, parliez-vous avec vos collègues ministres, ou seuls les cabinets se sont-ils concertés ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Je me suis tenue directement et personnellement informée de tout ce que j’ai signé.

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Mme Virginie Klès, rapporteur . – Vous avez donc eu des échanges avec vos collègues ministres ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Sans doute ! Je me souviens d’avoir évoqué le sujet avec le Premier ministre.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Ce n’est pas ce qui nous a été dit hier.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – C’est-à-dire ?

Mme Virginie Klès, rapporteur . – On nous a dit que les ministres ne s’étaient pas rencontrés, et que la coordination ne s’était faite qu’au niveau des cabinets.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Il y a eu des réunions interministérielles entre directeurs généraux d’administration et entre membres des cabinets. J’ai, à titre personnel, évoqué ce sujet avec le directeur de cabinet du Premier ministre et avec le Premier ministre. Quant à une réunion de ministres formelle, je n’en ai pas souvenir, mais il appartient au Premier ministre d’assurer l’interministériel.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Le sentiment que nous avons après les auditions, notamment celle de M. Thierry Mariani hier, est qu’il est bien difficile de déterminer qui faisait quoi. Sur un dossier si novateur, c’est dommage !

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Il faut vous procurer les bleus de Matignon, qui retracent ces réunions, tenues sous l’autorité du secrétaire général du gouvernement et des directeurs généraux. Je me rappelle très bien avoir évoqué cette question avec le directeur de cabinet du Premier ministre et avec le Premier ministre lui-même.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – N’avez-vous pas eu le sentiment que l’on a dérapé à un certain moment vers une taxe douanière ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Pouvez-vous préciser votre question ?

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Les douanes ont pris la main sur l’ensemble de la mise en œuvre. Je trouve cela dommage pour la fiscalité écologique.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – C’est l’ambigüité commune à ce genre de fiscalité environnementale. Il y a dans cette taxe une double dimension : la compensation demandée aux transporteurs routiers pour les externalités négatives de leurs activités, le prélèvement pour financer les infrastructures alternatives. Le niveau de la taxe et l’assiette reflètent un arbitrage. Le curseur a été placé à 3,5 tonnes ; la liste des routes taxables a été étendue à la demande des collectivités territoriales, qui avaient évidemment des objectifs financiers et invoquaient l’argument d’un probable report de charge. Certaines demandaient à bénéficier non seulement de l’écotaxe prélevée sur leurs routes départementales, mais aussi sur les routes nationales dans leur département.

Quant à la transformation de l’écotaxe en une taxe douanière, le recouvrement relevait bien des douanes, mais l’administration des transports a aussi joué un rôle important, notamment dans la définition de la base taxable, et dans la discussion qu’elle impliquait avec les collectivités territoriales. Chacun a eu sa place.

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Mme Virginie Klès, rapporteur . – Résumons, quitte à forcer le trait : pour Bercy, un bon impôt doit avoir une assiette large et un taux faible tandis que, pour les défenseurs de la fiscalité environnementale, il doit avoir une assiette restreinte et un taux fort. Finalement, on a donné à la taxe poids lourds une assiette restreinte et un taux faible. Ce compromis vous parait-il avoir été le meilleur alors que l’objectif financier, fixé d’avance, était de faire rentrer un milliard d’euros ? Les douanes n’ont-elles pas été poussées de ce fait à imposer les contraintes que nous avons évoquées ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Le taux justifié du point de vue environnemental et celui préconisé par Bercy n’étaient finalement pas si éloignés l’un de l’autre ; le débat a davantage porté sur la définition du réseau taxable. Notre base taxable, plus étroite qu’en Allemagne, est le résultat d’un compromis avec les collectivités territoriales. Nombre de conseils généraux ont écrit au ministère pour demander que davantage de leurs routes soient incluses. La Mairie de Paris a demandé que le périphérique soit taxé. Les arbitrages ont été rendus au terme d’une concertation placée sous l’égide du président de l’Assemblée des départements de France (ADF).

Mme Virginie Klès, rapporteur . – On s’accorde aujourd’hui pour considérer que la contestation violente de l’écotaxe en Bretagne a été largement provoquée par l’entrée en vigueur de cette taxe dans un moment de graves difficultés économiques et sociales dans la région. On s’accorde aussi pour considérer que le calendrier de mise en œuvre était extrêmement important. Avez-vous, à un moment ou un autre, été personnellement avertie par Écomouv’, ou par votre administration, que le calendrier ne pourrait être tenu ? Si oui, quand l’avez-vous été et par qui ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Lorsque je suis revenue au ministère en novembre 2010, du retard avait été pris durant le dialogue compétitif. La convention tripartite a cependant été signée à l’automne 2011, et les premières rentrées étaient attendues pour le début de 2013. L’administration n’avait pas chômé pendant le temps du recours en justice. Mais il est certain que tout délai représentait un risque, puisqu’il nous faisait perdre quelque chose de la dynamique du Grenelle. L’installation des portiques n’a provoqué, pendant les premiers dix-huit mois, aucune protestation. C’est avec le temps que s’est créé un problème, qui avait pourtant été déminé par une négociation avec les Bretons à l’époque de M. Jean-Louis Borloo, puis par une renégociation avec le Premier ministre lui-même.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Ma question ne porte pas sur les causes de ce retard ; j’aimerais savoir si vous avez été alertée à son sujet et, si oui, par qui et à quel moment ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – J’avais suivi l’avancement du processus, ne serait-ce que parce qu’il était important pour le financement de l’Afitf. J’ai été informée du nouveau calendrier à l’issue de la phase de dialogue compétitif.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – … nouveau calendrier qui, de fait, n’a pas été tenu ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Mais qui était sur les rails quand j’ai quitté le ministère en novembre 2012.

M. Michel Teston. – En février 2011, vous avez pris la décision d’attribuer le contrat à la société Écomouv’ sur la base du classement auquel avait abouti le dialogue

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compétitif. Avez-vous pris la précaution de faire effectuer une analyse complémentaire avant de valider le classement ?

M. François Grosdidier. – Nous savons quelles polémiques se sont élevées sur le principe même du PPP, sur la participation au consortium Autostrade de fonds italiens dont on laissait entendre qu’ils pouvaient être suspects, sur l’importance de la redevance… Autant de points noirs qui justifiaient la mise en place de la commission d’enquête parlementaire qui nous réunit aujourd’hui. Avez-vous eu vent de ces polémiques avant l’annonce par le Premier ministre de la suspension de la mise en œuvre l’écotaxe ?

Vous avez souligné la contradiction qu’il pouvait y avoir entre l’impôt traditionnel, tenu à des critères de rentabilité et même de neutralité sur les comportements, et l’écofiscalité qui vise à modifier les comportements, quitte à entraîner une diminution des recettes escomptées. Quels critères ont présidé au choix par le gouvernement du seuil de 3,5 tonnes plutôt que de celui de 12 tonnes adopté en Allemagne, alors même que l’objectif du Grenelle était de favoriser le report modal ? Vous paraît-il pertinent, dans la perspective d’une éventuelle refonte, de remonter ce seuil ? Le fait d’avoir accepté, dans un compromis avec les professionnels, la généralisation des 44 tonnes n’a-t-il pas le résultat inverse de favoriser le transport de transit par la voie routière plutôt que ferroviaire ou fluviale ? Enfin, je voudrais connaître votre avis sur l’idée de réserver l’écotaxe poids lourds aux véhicules étrangers au moyen d’une vignette qui ne serait imposée qu’à eux.

M. Éric Doligé. – Plus j’écoute vos interventions, plus je deviens libéral.

M. Jean-Pierre Sueur. – Alors il est temps que cela s’arrête !

M. Éric Doligé. – Je me rappelle les négociations pour les classements des routes : l’État avait alors déclassé les routes nationales pour les transférer aux départements. Toutes les routes nationales parallèles à une autoroute ont été ainsi déclassées : nous demandions bien sûr l’application de l’écotaxe sur ces routes-là.

Au sujet des retards, il serait intéressant de reprendre le texte de certaines auditions conduites à l’époque par la commission des finances. J’avais alors systématiquement interrogé le ministre des transports et le directeur des routes sur la date d’application de l’écotaxe, pour savoir quand nous pourrions l’inscrire dans nos budgets. À chaque fois, on nous annonçait un nouveau retard. Cela a duré jusqu’au début de 2012, mais nous espérions recevoir les premières recettes d’écotaxe dans le courant de 2012. Nous avons donc déjà un an et demi de retard, bientôt deux. Ce sont près de deux milliards d’euros de perdus.

J’en viens aux raisons pour lesquelles je deviens de plus en plus libéral : étant donnée cette succession de reports et de difficultés, ne vaudrait-il pas mieux favoriser des partenariats privé-privé ? Quant aux fonctionnaires, dont notre rapporteur évoquait le recrutement, sachez que si l’État en avait embauché 100 pour les affecter à la mise en œuvre de l’écotaxe, il aurait fallu les payer chacun pendant quarante ans, plus vingt ans de retraite.

M. François Grosdidier. – Cela aurait fait moins de chômeurs à Metz.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Voilà beaucoup de questions pour Mme la ministre. Permettez-moi d’en ajouter une : quelle a été votre appréciation sur la décision de la suspension de l’écotaxe, et quelles conséquences en tirez-vous ?

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Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Le classement, monsieur Teston, avait lui-même été établi au terme d’analyses très fouillées, associant toutes les expertises présentes dans l’administration. Ce classement a été transmis à la commission consultative, qui réunissait elle aussi différentes compétences, et qui l’a validé. Je ne vois pas quelle analyse complémentaire aurait pu être menée. J’ai donc naturellement validé ce classement, qui mettait en avant sans ambigüité l’un des candidats. Du reste, si j’avais choisi un autre ordre que celui retenu par la commission consultative, que n’aurait-on pas dit ! Vous me demandiez, monsieur Grosdidier, si nous avions eu vent des polémiques en amont. La réponse est non. L’écotaxe était l’une des propositions du Grenelle les plus plébiscitées. Tout le monde était d’accord sur l’idée de faire payer aux poids lourds les dommages faits aux routes, et de financer du même coup le report modal.

Le fait que le dialogue compétitif ait été remporté par un consortium italien a été l’un des motifs de la Sanef pour faire un recours. Outre que cet argument n’est pas recevable en droit européen, Autostrade était associé à plusieurs partenaires français, tandis que ses concurrents l’étaient à des étrangers : tous ces consortiums associaient en réalité des Français à d’autres Européens.

La question du coût du recouvrement, maintenant très critiqué, n’avait pas été mise en avant à l’époque. La polémique sur ce sujet est excessive : le consortium retenu était de loin le moins cher ; si d’ailleurs on rapporte ce coût aux véhicules par kilomètre, on constate qu’il est dans la moyenne européenne, alors que notre système est meilleur parce que conçu plus récemment, et surtout interopérable, comme le demande aujourd’hui l’Union européenne.

Rapporté au produit de la taxe, le coût du recouvrement est évidemment important. C’est, d’une part, parce que la base taxable est moins importante en France qu’elle ne l’est par exemple en A1lemagne ; d’autre part, parce que le montant de la taxe a été fixé à un niveau modeste, inférieur à ce qu’il pourrait être au regard des externalités environnementales. Le choix du seuil de 3,5 tonnes plutôt que de 12 tonnes a été fait avant mon arrivée au ministère. Je n’en connais pas les tenants et les aboutissants. La généralisation des 44 tonnes n’est pas à mon avis une bonne chose pour l’environnement. C’est là un arbitrage que j’ai perdu.

Quant à l’idée de réserver la taxe aux véhicules étrangers, c’est une tentation évidente, puisqu’ils ne payent pas la TIPP, et ne sont pas astreints aux mêmes normes sociales que nous. Mais le droit européen n’autorise pas une telle différence de traitement. Le recours à une vignette ne constituerait pas, de toute façon, une incitation environnementale efficace.

Un retard important a été pris au moment du dialogue compétitif, tenant au besoin d’affiner les conditions de mise en œuvre. Le calendrier établi ensuite n’a guère été modifié pendant la période où j’étais au ministère. Il est vrai que le temps administratif fait que certains projets arrivent à échéance alors que le souffle initial s’est épuisé. Ce décalage a été particulièrement pénalisant pour l’écotaxe.

J’en viens à la question de Mme la présidente sur la décision de suspension. Je reste persuadée que l’écotaxe est une bonne chose, pour des raisons environnementales comme pour des raisons financières. Où prendra-t-on l’argent nécessaire pour refaire les routes et pour développer les modes de transports alternatifs ? Il faudra un milliard d’euros par an. S’il ne vient pas de l’écotaxe, ce sera de la poche des contribuables. Mais pour que la taxe soit bien comprise, il fallait mettre en face des nouvelles recettes fiscales de nouveaux

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investissements : ceux du plan de relance, des investissements d’avenir, et ceux du Grenelle lui-même en matière d’infrastructures.

La polémique actuelle pose un problème de crédibilité des acteurs dans la durée : crédibilité de l’État, qui s’était engagé dans ce dispositif ; crédibilité des élus qui, tous participants au Grenelle de l’environnement, avaient voté quasi-unanimement la loi Grenelle I, et qui en Alsace demandaient la taxe. J’ai été navrée, à l’automne dernier, de voir l’attitude de certains d’entre eux : ils n’étaient plus au courant de rien. C’est enfin un problème de crédibilité des acteurs économiques, parce que certains de ceux qui protestent aujourd’hui étaient assis autour de la table du Grenelle de l’environnement et avaient négocié les conditions de la mise en œuvre de l’écotaxe. C’est le cas des transporteurs bretons. On constate, depuis des années, un processus de concentration des transporteurs routiers, qui met en péril la survie des petites structures, mais qui n’est pas lié à l’écotaxe. Celle-ci a servi de bouc émissaire dans les difficultés économiques que traverse la Bretagne. Tous y trouvaient leur compte, les responsables de la concentration des transports routiers comme ceux de l’industrie agro-alimentaire, engagée dans un processus massif de délocalisation vers l’Est.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Pensez-vous que l’on a suffisamment pris en compte les rapports de force entre les transporteurs et les distributeurs ?

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet. – Je me suis posé la question mais je ne sais vous répondre. Fallait-il une répercussion en pied de facture ? J’ai un doute mais je ne puis trancher.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Merci pour cette audition.

La séance est levée à 18 heures

Mardi 29 avril 2014

- Présidence de Mme Marie-Hélène des Esgaulx, présidente -

La réunion est ouverte à 17 h 30

Audition de Mme Ségolène Royal, ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Nous entendons Mme Ségolène Royal, ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie depuis le 2 avril 2014.

Je rappelle que notre commission d’enquête porte sur « les modalités du montage juridique et financier et l'environnement du contrat retenu in fine pour la mise en œuvre de l'écotaxe poids lourds », sujet différent de celui dont est saisie la mission d’information de l’Assemblée nationale, qui s’interroge sur les contours d’une nouvelle écotaxe pour financer les infrastructures.

Nous souhaitons, madame la ministre, connaître votre analyse sur le choix de la société Écomouv’ pour mettre en œuvre l’écotaxe ainsi que sur le contenu du contrat signé avec elle, et votre appréciation quant à la conduite de ce projet par vos prédécesseurs. Allez-vous maintenir l’écotaxe dans son principe ? Dans ses modalités ? Allez-vous mettre fin au

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contrat ? Si oui, comment - déchéance, résiliation pour motif d’intérêt général, résiliation pour faute ? Ou bien entendez-vous poursuivre, en signant un avenant au contrat ? Bref, quelle est votre solution pour régler la situation avec Écomouv’ ? Et avec les banques ?

Cette audition est ouverte au public et à la presse et fait l’objet d’une captation vidéo. Un compte rendu en sera publié.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Ségolène Royal prête serment.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Vous n’étiez pas au gouvernement lorsque le projet d’écotaxe s’est concrétisé par la signature du contrat avec Écomouv’, mais je suppose que vous vous êtes plongée dans le passé afin d’éclairer le futur. Quelle appréciation portez-vous sur le choix de la société Écomouv’ et sur l’ensemble des choix qui ont conduit à privilégier, plutôt qu’un système déclaratif ou une vignette, une option technologique mise en œuvre dans un partenariat public-privé ?

Mme Ségolène Royal, ministre. – Je vous remercie d’avoir souhaité m’entendre et de rappeler ici que je n’ai pas eu part à la signature de ce contrat. Nous sommes aujourd’hui dans une impasse et je suis heureuse que le Sénat et l’Assemblée nationale se soient saisis du sujet, car vos travaux éclaireront le gouvernement et nous aideront à prendre les bonnes décisions.

La première curiosité, en cette affaire, tient au calendrier. Voilà une réforme qui a été décidée lors de la conférence intergouvernementale de 2007, votée dans la loi Grenelle de 2008, dont elle constituait une mesure emblématique. Le contrat n’est pourtant conclu que fin 2011, et fait l’objet, le 6 mai 2012, d’un décret fixant les modalités de répercussion, pris de façon précipitée en un temps où le gouvernement d’alors aurait dû se contenter d’expédier les affaires courantes, ce qui va déclencher les événements en Bretagne.

Ce dispositif très technique reposait, dans ses grandes lignes, sur une répercussion au réel, mais requérait des calculs a priori de l’écotaxe générée par la prestation de transport, puis des calculs a posteriori de l’écotaxe effectivement générée par la prestation de transport en fonction des trajets réellement entrepris, avec des règles de partage pour les transports mélangeant plusieurs clients. Les transporteurs ont considéré que ce dispositif était complexe et fragilisait leurs relations commerciales puisqu’il supposait une modification a posteriori du coût de la prestation de transport. Solidement organisés, ils avaient, dès 2010, indiqué au gouvernement qu’ils seraient attentifs à voir retenu un dispositif leur permettant de répercuter l’écotaxe sur leurs clients, c’est à dire les chargeurs. Il y a là une première perversion du système, puisque destiné, à l’origine, à faire payer aux camions le coût d’usage des infrastructures, il conduira, in fine, à faire payer les chargeurs, c’est à dire les producteurs.

A son arrivée, le nouveau gouvernement a souhaité concevoir un dispositif alliant simplicité et garanties pour les transporteurs, mais prenant sans doute insuffisamment en compte la sensibilité pour les chargeurs, exacerbée en Bretagne. Il reposait sur les principes suivants : il était calculé, pour chaque région, le montant total de l’écotaxe générée par tous les transports de la région ; ce montant, rapporté au cumul de tous les transports effectués dans cette région permettait de calculer un taux unique pour la région concernée et toutes les prestations de transport, quel que soit le réseau utilisé, y étaient affectées d’une majoration sur la base du taux calculé. On peut l’illustrer avec l’exemple de la Bretagne, où il est calculé que le montant total de l’écotaxe générée dans la région, une fois inclus l’abattement de 50 % qui

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lui est reconnu, serait de 45 millions d’euros. L’ensemble des prestations de transport étant de 1 200 millions d’euros, l’écotaxe représente 3,7 % de ce montant. Il est donc décidé que tous les chargeurs de la région acquitteront sur leur facture, pour tous les transports qu’ils commandent, une majoration de 3,7 %. Ainsi pour toutes ces entreprises, l’écotaxe se traduit, simplement et douloureusement, par une majoration uniforme de 3,7 % de leur budget transports. On n’est plus du tout dans le principe de départ : les transporteurs ont obtenu un dispositif sécurisant, mais pour les chargeurs, l’écotaxe se traduit en une simple taxe sur les prestations de transport, comme si avait été créé un taux de TVA majoré sur l’activité transport.

L’entreprise Écomouv’ qui a accompagné, et j’imagine conseillé, le gouvernement qui a édicté le décret du 6 mai 2012 et conduit à ces adaptations porte sa part de responsabilité. Ce qui faisait le cœur du contrat, qui tendait à faire payer les transporteurs, a été perdu de vue.

Deuxième observation, ce contrat comporte des clauses assez exorbitantes, puisqu’il prévoit une rémunération des fonds propres à hauteur de 17 %, à quoi s’ajoute un coût de prélèvement de 25 % – très au-delà des coûts de recouvrement par l’administration fiscale. Est-ce bien défendre les intérêts de l’Etat que de donner à une entreprise privée le pouvoir de percevoir une taxe à un tel coût ? Sans compter que toutes les péripéties qui ont entouré ce contrat, depuis les retards dans les équipements et leur installation, en passant par les négociations avec les transporteurs, qui ont retardé l’exécution du contrat, signé fin 2011, jusqu’à la remise en cause de son objet initial par le décret du 6 mai 2012 visant à répercuter la taxe sur les chargeurs, ont fait subir un préjudice considérable à l’intérêt général. On entend beaucoup parler, dans cette affaire, du préjudice subi par Écomouv’. J’indique que je ferai valoir aussi celui qu’ont subi l’Etat et les collectivités territoriales, qui ont besoin du produit de cette taxe pour engager leurs travaux. Il faudra clairement évaluer la responsabilité d’Écomouv’ dans ces atermoiements.

L’entreprise, de surcroît, n’a pas été parfaitement opérationnelle. Il y a eu du retard dans les installations. On est là dans un système qui coûte avant de rapporter. Et il n’y a pas même de certitude sur le coût, puisque le contrat peut être révisé en fonction du coût réel et que le chiffre de départ, de 250 millions d’euros, a vite enflé. En regard de quoi on n’a aucune certitude quant au rendement. On est en droit de se demander s’il n’y a pas, là aussi, un déséquilibre.

Il semblerait également que les exigences de la loi informatique et libertés ne soient pas respectées, puisque tous les roulants seront enregistrés, même ceux qui ne sont pas soumis à la taxe, le départ entre les redevables et ceux qui ne le sont pas n’ayant lieu qu’ex post. Pourquoi ce problème que soulève la CNIL n’a-t-il pas été anticipé par l’entreprise, et quelle solution technique a-t-elle à proposer pour préserver la vie privée des citoyens ?

Je me demande si Écomouv’ n’a pas proposé, au total, un système un peu magique : un taux de recouvrement de 99 %, que même nos services fiscaux, aussi performants soient-ils, peinent à atteindre ; des délais qui paraissaient particulièrement courts pour l’installation des équipements ; un rendement assuré par un dispositif technique qui semblait d’une grande simplicité alors que l’on découvre, in fine, qu’il est extrêmement complexe. Sans parler du mécanisme de répercussion qui dévoie le principe initial du pollueur-payeur.

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Je me suis interrogée, enfin, sur la sensibilité de l’opinion à ces portiques. Pour constater que ce mobilier, tout de même assez agressif, ne donnait pas lieu à délivrance d’un permis de construire. C’est ainsi que l’on en a vu tout à coup apparaître, dans certaines communes, sans que le maire soit même informé. Quand les citoyens constatent qu’ils doivent demander un permis de construire pour modifier une façade ou installer une clôture, tandis qu’aucune formalité n’est exigée pour installer ces portiques, qui ne sont pas anodins dans le paysage, qui enregistrent tout ce qui passe dessous et dont la raison d’être exigerait bien des explications, on peut comprendre que certaines réactions locales aient été très vives à l’encontre de ces objets non identifiés qui faisaient ainsi leur apparition.

Tels sont, pour moi, les éléments d’appréciation de ce dispositif. La question est maintenant de savoir que faire. Je n’ai pas de solution miracle, je ne suis pas Écomouv’, et j’attends beaucoup de vos investigations et des éclairages que vous pourrez, comme l’Assemblée nationale, nous apporter.

Certaines des pistes que l’on a entendu évoquer me semblent, cependant, poser un problème de conformité à la Constitution. L’idée d’exclure totalement certaines régions, comme la Bretagne, du dispositif, ne contredit-elle pas le principe d’égalité devant l’impôt ? On a également parlé d’une prise en compte des spécificités agricoles : c’est là une piste qui me paraît fort complexe et pourrait donner lieu à contentieux, car comment définir quels producteurs doivent être exonérés ? La répercussion « en pied de facture » jusqu’aux grandes et moyennes surfaces (GMS) ne résoudra pas le problème, parce qu’elle sera facultative. Quant à l’idée d’une régionalisation, elle commence à soulever des inquiétudes quant au volet mobilité des contrats de plan Etat-régions, qui exige de la péréquation et de l’équité dans la répartition de cette taxe.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Vous dites que l’on s’est peu à peu éloigné des objectifs initiaux, mais le principe du pollueur-payeur, retenu par le Grenelle de l’environnement, est bien respecté : les chargeurs sont les donneurs d’ordre.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Vous avez pointé un certain nombre de responsabilités en soulignant le préjudice subi par l’Etat. S’agit-il là d’un argument que vous entendez faire valoir dans une optique de sortie de crise par la négociation avec Écomouv’, afin de remodeler le contrat par avenant, ou envisagez-vous plutôt une sortie complète du dispositif de l’écotaxe, pour lui substituer autre chose, comme une vignette, par exemple ?

Mme Ségolène Royal, ministre. – Il est trop tôt pour trancher. J’ai approuvé le processus de conciliation, qui faisait suite à la dénonciation par le gouvernement Ayrault, mais n’ai pas encore donné de mandat précis au conciliateur, car j’attends le résultat des travaux de votre commission d’enquête pour lui adresser des instructions précises.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Vous avez souligné l’écart que l’on constate entre le consensus de naguère, lors du Grenelle, sur le principe de l’écotaxe, et les fortes réticences qui s’élèvent aujourd’hui sur certains territoires. Cette taxe, dans la version qui a été retenue, reste-t-elle bien une imposition écologique ou faut-il considérer qu’elle est devenue douanière ? A moins encore qu’elle ne cumule les inconvénients de ces deux types de fiscalité…

Mme Ségolène Royal, ministre. – Le retour du mot même d’écotaxe soulèvera toujours la même opposition. L’exemple de la Bretagne, que j’ai évoqué, montre qu’il s’agit, finalement, d’un impôt généralisé à 3,7 %. On est bien loin de la logique de la redevance ou

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du péage routier, auquel il vaudrait la peine de réfléchir. En particulier pour les transporteurs venus de l’étranger, qui transitent sur notre territoire sans contribuer en rien à l’entretien de nos infrastructures routières, pas même par la TIPP puisqu’ils font le plein de l’autre côté de la frontière.

Le dispositif financier et technique du contrat peut-il être remis d’aplomb ? C’est un système extrêmement complexe, et qui implique une déperdition de rendement, de l’ordre de 250 à 300 millions d’euros par an, difficilement acceptable tant au regard du contexte de réduction de la dépense publique que de nos besoins en matière d’infrastructures.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Le contrôle et les exigences de l’Etat – vous avez évoqué le taux de recouvrement – ont beaucoup pesé. Comment envisagez-vous les choses aujourd’hui ?

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Le taux de 99 % n’a pas été décidé par Écomouv’ mais imposé par les services des douanes. C’est un taux très élevé, bien supérieur à celui qui a été demandé en Allemagne, par exemple.

Mme Ségolène Royal, ministre. – Mais les responsables d’Écomouv’ se sont déclarés prêts à l’assurer. Nous sommes dans le cadre d’un contrat…

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Mais puisque l’on parle désormais d’aménager ce contrat, envisagez-vous de revoir à la baisse certaines exigences de l’Etat pour rendre le système moins onéreux et plus acceptable, et préserver son caractère incitatif – car il y a là un arbitrage politique à faire : veut-on une taxe douanière ou une taxe écologique ? Est-ce là une piste que vous envisagez ?

Mme Ségolène Royal, ministre. – Non, car je considère, pour l’instant, que c’est l’Etat qui a subi le préjudice principal. Et les collectivités territoriales, qui attendent pour engager leurs travaux. Comment l’Etat pourrait-il revoir à la baisse ses exigences, au risque de remettre en cause la procédure de mise en concurrence qui a présidé à l’attribution du contrat ? Sauf à reprendre le contrôle de l’ensemble du dispositif.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Mais combien de temps peut-on rester dans cette situation ? Écomouv’ a demandé la mise à disposition. L’Etat avait deux mois pour répondre, soit jusqu’au 20 mars. Vous n’y êtes pour rien, mais on est aujourd’hui dans une situation presque précontentieuse. A combien estimez-vous le coût, pour l’Etat, de la suspension, au-delà de la perte de recettes ?

Mme Ségolène Royal, ministre. – Vous faites allusion à un dédommagement d’Écomouv’ ?

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Je dirais plutôt à l’application du contrat, qui n’est pas suspendu, et comporte des clauses précises…

Mme Ségolène Royal, ministre. – La conciliation va permettre d’intégrer le préjudice de l’Etat. Il y a tout de même un problème d’opérationnalité de l’entreprise, qui s’est traduit par des atermoiements, des délais, des dysfonctionnements, sans parler de la non-conformité aux exigences de la loi informatique et liberté et de la sous-estimation des risques de réactions locales, alors que cela eût été la moindre des choses de prendre contact avec les maires avant l’installation des portiques. Toutes ces difficultés ont été un peu occultées, et l’on comprend pourquoi, par l’entreprise, mais elle devra, dans le cadre de la conciliation,

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rendre des comptes. Dans sa façon même de se comporter, l’entreprise a provoqué des retards, donc un préjudice.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Notre commission d’enquête doit impérativement, vous le savez, rendre son rapport le 27 mai. Si j’ai bien compris, le conciliateur n’aura pas reçu, à cette date, son mandat ?

Mme Ségolène Royal, ministre. – Vous avez bien compris. On ne va pas donner de mandat au conciliateur alors que vous êtes en train de travailler.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Mais pensez-vous que les banques vont attendre sans rien exiger ?

Mme Ségolène Royal, ministre. – Si l’on entre dans un contentieux, je ferai valoir le préjudice de l’Etat. Car on parle beaucoup du préjudice d’Écomouv’, mais moins de l’intérêt général. Et je ne suis pas sûre que l’entreprise sera en position de force dans un contentieux.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Chaque partie a désigné un conciliateur, et ces deux conciliateurs devaient en désigner un troisième. L’a-t-il été ? J’ai du mal à discerner si l’on est véritablement entrés dans une période de conciliation, on si l’on est encore dans une période de négociation, sachant que chacun a intérêt à négocier. Nous avons besoin de le savoir, car nos travaux touchent à leur fin.

Mme Ségolène Royal, ministre. – Les deux conciliateurs désignés par chacune des parties en ont désigné un troisième. Il s’agit de M. Labetoulle. Ils peuvent donc dialoguer, mais nous n’avons pas encore donné de mandat précis au conciliateur que nous avons désigné.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Mais le gouvernement n’a pas encore agréé la mise à disposition ?

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Dont la demande a été faite en janvier.

Mme Ségolène Royal, ministre. – C’est un élément qui fait partie de la conciliation.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Merci de ces éclaircissements.

M. Michel Teston. – Dans la perspective de la mise en place de l’écotaxe poids lourds, le gouvernement Fillon avait fixé la taxe à l’essieu au niveau minimum. Cela ne constitue-t-il pas, depuis, une importante perte de recettes pour l’Etat ?

Vous avez évoqué une taxation des poids lourds en provenance de l’étranger. Sachant que les transporteurs français paient la TIPP, serait-il envisageable de mettre en place un dispositif visant à compenser le fait que les transporteurs venus de l’étranger ne la paient pas ?

Mme Ségolène Royal, ministre. – L’eurovignette ne peut être mise en place que s’il n’existe pas d’autres péages d’usage des infrastructures. L’Allemagne a pu le faire, car ses autoroutes sont gratuites. Tel n’est pas le cas en France, où les autoroutes, à la différence des routes nationales, sont payantes. Si l’on incitait les camions à les emprunter – tout en veillant

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à préserver l’équilibre des flux – l’augmentation induite du chiffre d’affaires des autoroutes pourrait être en partie reversée au bénéfice des infrastructures.

M. Éric Doligé. – Vous avez dit que les maires n’avaient pas été prévenus de l’installation des portiques et que les sensibilités avaient pu en être aiguisées dans l’opinion. Mais dans mon secteur géographique, ils l’ont été largement. Des autorisations d’implantation ont été délivrées à la suite de négociations approfondies, entre eux et la société Écomouv’, sur le choix de leur emplacement.

Mme Ségolène Royal, ministre. – Tant mieux, car cela n’a pas été partout le cas.

M. Éric Doligé. – Je lisais le compte-rendu d’un entretien entre le président de la FNSEA, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, et le Premier ministre, qui y indique que le système précédent est complètement abandonné et que vous avez ouvert une réflexion sur la remise à plat du dispositif. Confirmez-vous cet abandon ? En quoi consiste la remise à plat ? Nous sommes tous inquiets de voir trainer ce dossier, vous êtes-vous fixé un délai ?

Vous évoquez les responsabilités. Dans le cadre d’une négociation, elles seront partagées. Or, les collectivités territoriales sont directement concernées, parce que les travaux programmés ne sont pas réalisés, mais aussi parce qu’elles devaient bénéficier de recettes. Il faudra le prendre en compte.

Vous dénoncez, enfin, le terme de taxe, mais je vous rappelle que le gouvernement Ayrault n’a pas témoigné des mêmes réserves lorsqu’il a autorisé les collectivités à augmenter les droits de mutation, en déclarant que cela n’était pas important puisqu’une taxe n’était pas un impôt.

M. François Grosdidier. – Vous parlez de remise à plat, mais n’est-ce pas plutôt une remise en cause ? Pour qu’un dispositif soit remis à plat, encore faut-il qu’il soit entré en vigueur, or ici, il semble qu’il soit plutôt question de l’abandonner.

J’ai noté bien des contradictions dans vos propos. A l’encontre de l’entreprise, vous dénoncez à la fois retards et précipitation. Mais nous avons pu constater ici comment le dossier a été appréhendé : les retards que vous dénoncez ont été négociés entre le partenaire privé et l’Etat. Et quand vous attribuez les émeutes en Bretagne à la précipitation avec laquelle aurait été pris le décret, faut-il vous rappeler que des observateurs très neutres s’accordent plutôt à les imputer à un ras-le-bol fiscal, cette taxe s’ajoutant à beaucoup d’autres, bien plutôt qu’au système d’Écomouv’, qui avait été largement négocié, avec la Fédération nationale des transporteurs routiers (FNTR) et les représentants de Bretagne ?

J’aimerais savoir ce qu’est pour vous la différence entre un dispositif incitatif et un dispositif punitif. Dès lors que l’on pose une réglementation assortie de sanctions, on est, en matière d’environnement comme ailleurs, dans le punitif. Or, le principe même de l’écofiscalité, c’est l’incitation. Je comprends donc mal que vous vous offusquiez de la répercussion sur les chargeurs. Le propre de l’écofiscalité, c’est bien d’intégrer les coûts environnementaux dans le prix de revient, donc dans le prix de vente d’un produit. Il s’agit d’éviter que les viandes issues d’animaux élevés en Bretagne, par exemple, n’arrivent dans nos supermarchés, quand elles sont transformées sur place, à un prix supérieur à celles dont la transformation est délocalisée. Les camions qui sillonnent ainsi la France évitent soigneusement la Suisse et l’Allemagne – qui ont choisi de taxer les transports plutôt que le

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travail – et, passant par l’Alsace et longeant le sillon rhodanien, polluent notre air et détériorent nos routes, sans rien payer.

La suspension du dispositif de l’écotaxe se fait au préjudice de ces régions frontalières, mais aussi de la Bretagne. Il est curieux que la réponse du gouvernement Ayrault à la fermeture de l’abattoir Gad, qui signe la délocalisation de l’aval de la filière agroalimentaire, se solde par l’abandon de l’écotaxe, qui avait précisément vocation à relocaliser les activités… Et si tel est bien votre choix, je crains que ne soient déçus les espoirs que vous fondez sur les conclusions de cette commission d’enquête pour permettre à l’Etat de s’exonérer de sa responsabilité financière à l’égard d’Écomouv’ en cas d’abandon du projet sur un motif d’intérêt général, autrement dit une décision politique.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Il faut conclure.

M. François Grosdidier. – M. Teston a soulevé la question de la taxe à l’essieu. Les transporteurs français ont bénéficié de sa diminution, qui anticipait la mise en place de l’écotaxe. Ils ont aujourd’hui le beurre et l’argent du beurre. Ils acquittent certes la TIPP…

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Il est temps de conclure.

M. François Grosdidier. – Un dernier mot sur le site de l’agglomération messine, où Écomouv’ devait s’implanter. Qu’adviendra-t-il des emplois qui devaient compenser la restructuration de nos implantations de Défense ? Et vous sanctionnez encore ce site en lui refusant l’implantation du projet de centrale solaire qui y était prévu !

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – On pourrait aussi s’interroger sur le sort des cent trente douaniers qui ont été transférés.

M. Louis Nègre. – Ceux qui attendaient, depuis 2007 que l’on y travaille, que l’écotaxe soit enfin mise en place, comme cela a été fait dans d’autres pays, ont été un peu surpris par vos déclarations à l’emporte-pièce. Qu’allez-vous mettre à la place ? Tout le monde se le demande et, si j’ai bien compris, vous cherchez aussi. Vous avancez l’idée d’un péage, pourquoi pas. Mais il me semble politiquement délicat, à un mois des élections européennes, de parler, comme vous le faites, de faire payer les étrangers. Ne craignez-vous pas de libérer là des tentations démagogiques comme celles du Front national ? Si vous parlez de pénaliser les camions étrangers, où est l’Europe ?

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Nous avons beaucoup de questions…

M. Louis Nègre. – Il est un autre point sur lequel je veux attirer votre attention. Votre idée est, semble-t-il, d’envoyer davantage de camions sur les autoroutes, pour leur faire payer une surtaxe. Mais dans le Midi, et notamment dans les Alpes-Maritimes, dont je suis originaire, 600 000 poids lourds passent déjà sur l’autoroute A8. Alors que ce mur de camions est déjà un massacre pour la région, si vous en rajoutez, où va-t-on ? Je vous ai saisi aujourd’hui même d’une proposition de Philippe Mangeard, qui tend à s’appuyer sur le décret du 24 octobre 2011 relatif à l’information sur la quantité de dioxyde de carbone émise à l'occasion d'une prestation de transport…

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Vous sortez du périmètre de nos travaux.

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M. Louis Nègre. – Il s’agit de rechercher une solution préservant l’intérêt général.

M. Ronan Dantec. – J’essaierai de m’en tenir au sujet. J’ai pour ma part décelé, dans vos propos, madame la ministre, un souci de continuité de l’action de l’Etat qui me rassure. Nous sommes ici très nombreux à penser que le terme d’écotaxe était le pire que l’on pouvait retenir, et que celui de péage routier préserve mieux l’esprit de la redevance que nous entendions, de façon assez consensuelle, mettre en place. Il me semble que l’idée d’un péage qui serait, en somme, une taxe kilométrique sur l’usage, tout en visant à dénouer les blocages, est en continuité avec cet esprit. Peut-être pourrait-on aller encore plus loin vers un système au réel, en le faisant accepter par les transporteurs – puisqu’aussi bien ce sont eux qui ont négocié l’idée du « pied de facture » – pour aller vers une sortie de crise. Est-ce là pour vous une piste, ou bien allez-vous plus loin dans la remise en cause du système ?

M. Vincent Capo-Canellas. – Vous avez eu, madame la ministre, un propos liminaire roboratif, qui a le mérite de la franchise et de la clarté, mais j’aimerais que l’on se penche sur les précisions que vous avez apportées. D’accord sur le point de départ : nous sommes dans une impasse. Mais où nous conduisez-vous pour en sortir ? J’observe qu’au terme d’une analyse très critique, vous avez conclu en disant que le dispositif pouvait difficilement être remis d’aplomb. Au sein de notre commission, cependant, une autre option semblait pouvoir tenir la corde, qui était de renégocier avec Écomouv’ au mieux des intérêts de l’Etat et au plus près de l’objectif écologique de départ – favoriser le report modal. Visiblement, vous l’écartez. Est-ce l’option du gouvernement ? J’aimerais que l’on soit au clair là-dessus. La négociation avec Écomouv’, dans laquelle vous commencez un peu haut, comme cela est la règle du jeu, doit-elle déboucher sur une conciliation – dont notre rapporteur conclut un peu vite de vos propos qu’elle est engagée – ou entendez-vous mettre par terre l’écotaxe, en écartant toute idée de compromis avec Écomouv’ ? Et dans ce dernier cas, que faites-vous du risque financier, qui se compte en centaines de millions d’euros, pour l’Etat ? Comment assurer l’objectif écologique et le financement de l’Afitf ? Faire payer les autoroutes, et, éventuellement, faire payer sur les autres routes, pourquoi pas, mais à quelle échéance, comment ? Et comment, surtout, envisagez-vous de sortir du système actuel ? Car il ne suffit pas de condamner…

M. Philippe Leroy. – L’écotaxe a été votée, il y a deux ou trois ans, sur tous les bancs politiques. Mais on a vu se déliter l’adhésion à ce vœu national, parce que les transporteurs ont rouspété, parce que les agriculteurs ont rouspété, parce que chacun s’est employé à démonter le système. Et l’on se rend compte que le principe de continuité de l’Etat, par manque de fermeté, n’est pas assuré. Et voilà qu’en quelques années, un système que j’estime pour ma part nécessaire et sur lequel chacun s’accordait se trouve remis en cause.

Entendez-vous, madame la ministre, vous engager dans une conciliation ? Je me pose la question. Vous avez dénoncé la rémunération du capital de 17 %, et les frais de recouvrement de 25 % prévus par le contrat. Si vous entendez démarrer la négociation sur ces bases, il est clair qu’elle ne sera pas purement technique, faite d’adaptations mineures destinées à rassurer telle catégorie socio-professionnelle ou tel territoire. Vous placez la barre très haut, comme l’a relevé M. Capo-Canellas. Il serait bon que les chiffres que vous avez mentionnés soient sûrs.

M. Roland Ries. – J’ai été rapporteur sur ce projet de loi et je n’imaginais pas alors que l’on puisse en arriver à cette impasse, tant le consensus était large sur le principe, même si nous avions eu davantage de discussions sur les modalités pratiques de sa mise en

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œuvre. Mon souci est à présent, comme c’est ici j’imagine celui de chacun, que nous sortions de cette impasse.

Je suis désormais convaincu que le système qui a été mis en place est un système perfectionniste, qui coûte très cher et dont il se révèle qu’il n’était pas nécessaire. Aurait-on retenu un système déclaratif, avec un taux de recouvrement de 95 % plutôt que de 99 %, ou une vignette, les choses auraient été très différentes.

Il n’y a que deux façons d’en sortir. La première, c’est d’amender le système, en réfléchissant par exemple au tonnage – la préfiguration alsacienne devait porter sur les 12 tonnes, on est ici à 3,5 tonnes – ou en travaillant sur les circuits courts… L’autre hypothèse, c’est d’abandonner le système, ce qui n’est pas sans conséquences financières puisqu’il faudra, même en négociant, indemniser Écomouv’. Et que mettre à la place si l’on veut appliquer le principe, souhaitable, d’un péage pour les poids lourds ? Un système déclaratif ? Une vignette ? Autre chose ?

Bref, nous sommes face à cette alternative. J’aimerais savoir si vous êtes au clair là-dessus.

Mme Ségolène Royal, ministre. – Que de questions ! Je vais tenter de faire la synthèse. Abandon ou remise à plat ? C’est affaire, monsieur Doligé, de vocabulaire. J’ai à gérer, au vrai, une situation de suspension, décidée par le gouvernement et non pas moi, et dont j’hérite. Il est normal que je recherche, avec votre aide et celle de la mission de l’Assemblée nationale, des solutions, et c’est bien pourquoi j’ai parlé de remise à plat – déclaration qui n’a rien de tonitruant.

Vous avez eu parfaitement raison d’évoquer le manque à gagner pour les collectivités locales. Il y a des portiques installés sur certaines routes départementales à la demande des conseils généraux, qui devaient rapporter 160 millions d’euros. C’est un vrai sujet…

Je ne polémiquerai pas avec vous, monsieur Grosdidier. Il est vrai que la loi a été votée à l’unanimité, mais on a vu d’excellents dispositifs théoriques connaître des problèmes d’application. On ne peut pas ignorer la réaction qui s’est manifestée dans le pays. La fiscalité écologique doit être comprise et acceptée par les citoyens, et servir à faire évoluer les comportements. C’est aussi là le fond du problème. Il y a eu un déséquilibre dans le dispositif, car une fiscalité écologique ne vise pas seulement à obtenir un rendement, au service des infrastructures, mais veut aussi inciter à des comportements moins polluants. Vous avez cité les Bretons ; ils ne demanderaient pas mieux que de choisir le fret, encore faudrait-il qu’ils aient le choix. Or, il n’y a pas de transport alternatif. J’ajoute qu’avec le système retenu à l’heure actuelle, la répercussion sur le producteur serait de toutes façons la même, qu’il choisisse la route ou le train. On en est arrivé à un système absurde à coups d’aménagements au gré des rapports de force. Sans polémique, reconnaissons que l’on hérite là d’une drôle de patate chaude ! La loi a été votée il y a six ans – et non pas trois ans – et c’est aujourd’hui qu’il faut trouver des solutions…Et les trouver ensemble, c’est bien pourquoi je ne veux pas entrer dans la polémique, parce que le volet mobilité des contrats de plan en dépend. A nous de travailler collectivement pour que les travaux, qui créeront des emplois, puissent être engagés.

Je ne vise pas les camions étrangers, monsieur Nègre, mais des camions venus de l’étranger. C’est d’ailleurs le dispositif qu’ont adopté le Royaume Uni et l’Allemagne :

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l’eurovignette aux frontières, dont le coût de prélèvement et de gestion est bien inférieur à celui d’un système de portiques sur l’ensemble du territoire. Il ne nous est pas permis, en France, parce que les autoroutes, qui ont été privatisées dans le contexte que l’on sait, sont payantes. Cela vaut la peine d’y réfléchir. Il n’est pas normal que les autoroutes fassent deux milliards de bénéfice, payés par les usagers, sans que rien n’en revienne au financement des infrastructures dans le cadre des contrats de plan. Pour ne rien vous cacher, nous sommes entrés en contact avec les actionnaires des sociétés autoroutières. Un prélèvement de moitié seulement de leur bénéfice correspond au rendement prévu pour l’écotaxe. Sans frais de recouvrement et sans passer, pour leur collecte, par le truchement d’une société privée. Cela vaut la peine de réfléchir à un partenariat intelligent, sachant que les actionnaires des sociétés autoroutières le sont aussi des entreprises de BTP qui ont intérêt à voir s’ouvrir les chantiers d’infrastructures routières, ferroviaires et de transports urbains en sites propres dont nous avons besoin. C’est une question d’intelligence collective.

Les fondements du texte, qui a été voté à l’unanimité, monsieur Dantec, sont solides. Considérer qu’il y a un droit d’usage sur les routes au même titre que sur les autoroutes est un raisonnement imparable. Sous réserve qu’existent aussi des transports alternatifs à la route, moins polluants, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. S’il s’avère que l’on s’est écarté à l’excès de ces fondements, il faudra bien renégocier l’ensemble du dispositif, ou bien trouver un système à plusieurs variables. Avec une part de prélèvement sur les autoroutes, négociée à l’amiable, pour éviter les délais d’un processus législatif et pouvoir mettre en œuvre sans tarder les volets mobilité des contrats de plan. Pour avoir signé, comme présidente de région, ce volet mobilité, je sais que les entreprises attendent les chantiers, et qu’il faut les engager sans tarder. C’est là ma priorité. Cela suppose aussi de réorienter une part du trafic de poids lourds vers les autoroutes, en veillant, ainsi que l’a souligné M. Nègre, à ne pas surcharger les axes qui le sont déjà. Avec aussi des portiques aux frontières, qui, ciblant les camions venus de l’étranger, peuvent jouer le même rôle qu’une eurovignette, et apporter une recette supplémentaire.

J’ai l’intuition que si l’on parvient, par la négociation, à ne retenir ainsi que le versant positif de chaque mesure, on peut peut-être arriver à un paquet financier global, qui, levant l’hypothèque des coûts de recouvrement et de la garantie de retour sur capitaux propres, serait équivalent au rendement attendu de l’écotaxe.

Je n’écarte pas, monsieur Capo-Canellas, toute négociation. La preuve en est que nous avons désigné les conciliateurs. C’est en inventoriant toutes les solutions possibles que l’on parviendra à s’en sortir. Je n’ai pas condamné a priori l’écotaxe, mais je constate que ses complexités et les vives réactions qu’elle a provoquées ont conduit à sa suspension. Il me semble très compliqué de créer un dispositif à géométrie variable. Sous réserve d’examen complémentaire, il me semble que renvoyer la responsabilité aux régions ne serait pas leur faire un cadeau. Imaginez-vous que l’Alsace, par exemple, puisse décider seule d’appliquer l’écotaxe, sans provoquer de réactions ?

M. François Grosdidier. – Mais une expérimentation devait y avoir lieu…

Mme Ségolène Royal, ministre. – Les régions connaissent des configurations très différentes, les sensibilités n’y sont pas les mêmes, non plus que la situation des transporteurs et des chargeurs.

Pour être exacte, monsieur Leroy, après vous avoir rappelé que la loi n’a pas été votée il y a deux ou trois ans mais il y a six ans, je vous confirme que la rémunération sur

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capitaux propres est bien de 17 % et que lorsque nous estimons le coût de la collecte à 25 %, c’est sur la base d’un rendement attendu de 1,160 milliard d’euros, et d’un coût de collecte de 270 millions d’euros – voire davantage, ainsi que l’on nous l’a laissé entendre... Nous sommes donc bien, au bas mot, à 25 %. Cela signifie, en clair, que ces 25 % n’iront pas aux travaux d’infrastructure. Ce qui ne serait pas le cas dans un système de péage.

M. François Grosdidier. – Mais c’est aussi parce que le taux de la taxe est faible.

M. Vincent Capo-Canellas. – S’il était plus élevé, le taux de recouvrement serait moindre.

Mme Ségolène Royal, ministre. – Ne croyez-vous pas que serait peut-être un peu difficile à faire accepter ?

Oui, monsieur Ries, il faut tenter d’amender le système. C’est à quoi réfléchit la mission conduite par Jean-Paul Chanteguet à l’Assemblée nationale, dont j’attends les conclusions. Peut-être avez-vous des propositions à émettre à la suite de la phase d’observation en Alsace ?

M. Roland Ries. – L’expérimentation n’a pas eu lieu.

Mme Ségolène Royal, ministre. – Mais sa phase de préparation a-t-elle apporté des enseignements ?

M. Roland Ries. – Le seuil retenu était à 12 tonnes… Comme la période d’expérimentation aurait été de moins de six mois, on a décidé d’y renoncer. Reste que la demande est réelle en Alsace, qui pâtit d’un fort report du trafic depuis la mise en place de l’eurovignette en Allemagne.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Je vous remercie, madame la ministre. Nous avons compris que vos préoccupations sont plus centrées sur l’écotaxe que sur le contrat Écomouv’, qui occupe notre commission d’enquête, et sur lequel je voudrais vous poser une dernière question. Pour vous, la responsabilité principale tient-elle à la personnalité de la société Écomouv’ ou à la nature du dispositif retenu – un partenariat public-privé avec un contrat comportant des clauses complexes ?

Mme Ségolène Royal, ministre. – Il m’est difficile de vous répondre car je n’ai pas eu le loisir de comparer les offres, ni de mesurer les réalisations des entreprises candidates dans d’autres pays. C’est peut-être un tel travail qui vous éclairerait.

La réunion est levée à 18h40

La réunion est ouverte à 21 heures

Audition de M. Christian Eckert, secrétaire d’État chargé du budget

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Nous entendons à présent M. Christian Eckert, secrétaire d’État chargé du budget depuis le 9 avril 2014.

Nous avons souhaité vous entendre, monsieur le ministre, pour connaître la manière dont sont gérés budgétairement la suspension de l’écotaxe poids lourds et le contrat

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Écomouv’. Comment comptez-vous compenser la perte de ressources pour l’Agence de financement des infrastructures de transport de France, l’Afitf, pour l’exercice 2014 ? Les collectivités territoriales recevront-elles une compensation du fait de la suspension, qui résulte d’une décision unilatérale de l’État ?

Avez-vous envisagé toutes les conséquences budgétaires des différentes hypothèses de sortie du contrat ? Laquelle vous paraît la plus adéquate ? En cas de faillite d’Écomouv’, liée à l’exigibilité de la dette par les banques et à l’absence de versement de loyers, avez-vous estimé le coût d’un plan social ?

Cette audition, ouverte au public et à la presse, fait l’objet d’une captation vidéo, et un compte rendu en sera publié.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d’enquête, M. Christian Eckert prête serment.

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Je vous remercie de votre accueil et m’efforcerai de vous répondre aussi précisément que possible, à ce bémol près qu’arrivé de fraîche date dans mes fonctions avec une actualité particulièrement chargée, je n’ai encore pu prendre toute la mesure du dossier. J’ajoute que certaines questions touchant à des informations couvertes par la protection du secret des affaires ou fiscal, je ne pourrai y répondre que par écrit, dans les formes habituelles.

Permettez-moi de vous dire d’abord quelques mots des origines de la taxe elle-même, qui marque une nouvelle étape de la fiscalité écologique dans notre pays, et trouve son origine dans le Grenelle de l’environnement décidé par la précédente majorité, mais adoptée par le Parlement, grâce à une très large concertation, de façon transpartisane.

D’un taux relativement faible – 13 centimes d’euros par kilomètre –, cette taxe à visée écologique entend inciter à une rationalisation de l’usage du réseau routier en poussant au report modal – objectif largement partagé sur les bancs de nos assemblées – et en décourageant les parcours à vide, qui restent trop fréquents. Elle doit donner un prix à l’utilisation, par les poids lourds, de la route, dont l’usage n’est pas gratuit, contrairement à ce que l’on s’imagine trop souvent ; elle doit aussi permettre de taxer les poids lourds étrangers, qui empruntent notre réseau routier, parfois pour éviter le paiement des écotaxes qui sont déjà en vigueur depuis longtemps dans certains des États européens voisins, comme l’Allemagne, l’Autriche ou la Suisse.

Sa visée n’est pas uniquement comportementale : elle répond également à une logique de rendement, afin de financer des dépenses d’investissement et de maintenance. C’est dans ce cadre que le contrat Écomouv’ a été conclu et qu’il convient d’envisager les différentes options qui sont sur la table.

Vous avez entendu plusieurs témoignages, dans le cadre de vos auditions. Je me contenterai donc de rappeler que ce choix a été opéré sous une triple contrainte technique, juridique et financière. Le dispositif impliquait, techniquement, la mise en place d’un péage sur un réseau ouvert, c’est à dire sans barrière, ce qui supposait un savoir-faire dont l’État ne disposait pas en interne. La directive européenne imposait de toute façon que la taxe soit collectée auprès de sociétés privées de télépéage, et obligeait donc à des intermédiations. Financièrement, enfin, le partenariat public-privé permettait un préfinancement par le cocontractant des coûts de construction.

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La mission d’appui aux partenariats public-privé, la Mappp, avait, pour ces raisons, rendu un avis favorable à l’opération, même si elle a formulé des réserves importantes, notamment quant à la procédure de résiliation du contrat et à son coût. Son directeur, François Bergère, que vous avez entendu, vous a livré des éclaircissements.

En tant que secrétaire d’État au Budget, je me dois d’aborder un peu plus en détail les paramètres économiques et budgétaires du contrat. Son équilibre économique a donné lieu à bien des commentaires ; je me bornerai à constater que nous en avons hérité. Nous devons donc nous préoccuper de l’avenir.

Une rupture des relations contractuelles au 1er janvier 2015 pourrait entrainer le versement d’une indemnité à Écomouv’, allant jusqu’à 850 millions d’euros, à laquelle il conviendrait d’ajouter les indemnités de rupture de contrats subséquents tels que ceux conclus avec les sociétés habilitées de télépéage, ainsi que certains frais financiers. Au total, les montants pourraient avoisiner les 950 millions d’euros, s’ajoutant à la perte de recettes annuelle liée à l’absence de mise en œuvre de la taxe – environ 800 millions d’euros la première année, et jusqu’à 1,15 milliard d’euros en année pleine, dont 750 millions devaient revenir à l’Afitf, 250 millions aux prestataires et 150 millions aux collectivités territoriales.

Alors que nous avons 50 milliards d’euros d’économies à réaliser d’ici à 2017 dans le cadre du programme de stabilité, ajouter une telle dépense serait une décision très lourde de conséquences. En particulier, la diminution des ressources dévolues aux transports devrait nous conduire à revoir nos priorités en la matière. À cet égard, un abandon pur et simple de la taxe parait difficilement envisageable.

C’est notamment dans cet esprit que le gouvernement a cherché à maintenir le dialogue avec Écomouv’. Vous savez que la suspension de la taxe décidée par le précédent gouvernement a créé une situation de vide juridique, puisqu’elle n’était pas envisagée par le contrat. Cette situation a ouvert un espace de discussion avec Écomouv’, dans lequel le gouvernement entend, avec bonne foi mais fermeté, faire valoir les intérêts publics. C’est dans ce cadre qu’ont été discutées les questions des retards et des pénalités afférentes, ainsi que du devenir des loyers durant la phase de suspension. Afin de préserver la négociation en cours, vous comprendrez que je ne puisse vous en dire davantage publiquement.

Plusieurs options sont ouvertes quant à l’avenir de la taxe, qui permettent une continuité du contrat, sous réserve, le cas échéant, de certains aménagements. Certaines de ces options sont identifiées de longue date. Il s’agit notamment des possibilités d’exemption qui restent ouvertes au titre de la directive, notamment en matière de transport d’animaux ou de transports agricoles de proximité, et qui peuvent être examinées avec bienveillance par la Commission européenne.

Mais il est également sain que le nouveau gouvernement se saisisse du dossier et puisse faire ses propres propositions. Ma collègue Ségolène Royal, que vous avez entendue, a évoqué des pistes de travail, telles que la reconfiguration de la taxe sous la forme d’un péage de transit, se concentrant sur les grands axes internationaux. Il nous faudra pleinement explorer ces pistes avant de prendre une décision définitive. À ce titre, je tiens à réaffirmer tout l’intérêt que le gouvernement portera aux conclusions de votre commission.

Dans tous les cas, nous aurons à concilier deux exigences fortes : la compatibilité de la solution retenue avec le droit européen et sa conformité avec le principe constitutionnel

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intangible d’égalité. Et il est clair que certaines propositions peuvent heurter, de façon orthogonale, ces deux exigences.

Je suis prêt à répondre à vos questions mais je rappelle, encore une fois, que je suis entré en fonction il y a quelques jours. J’ajoute que comme rapporteur général du budget à l’Assemblée nationale, j’avais demandé que me soit communiqué le contrat Écomouv’, qui ne m’a jamais été transmis par le ministère des transports.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Qui est aujourd’hui chargé de négocier ?

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Mon collègue du ministère des transports.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Donc un secrétariat d’État sous l’autorité de Mme Royal, dont il m’a semblé, tout à l’heure, qu’elle n’avait pas une connaissance intime de ce contrat.

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Vu l’importance des sommes en jeu, le dossier n’est pas étranger à la compétence de notre ministère, et sera même traité à un étage encore supérieur…

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Merci de votre propos liminaire. Quelle analyse faites-vous des contraintes respectives de la fiscalité écologique – qui ne vise que certains contribuables, via des taux assez dissuasifs pour modifier leurs comportements – et des exigences de rendement qui sont celles de Bercy – supposant une assiette très large et donc des taux très modérés ? L’écotaxe est-elle pour vous une taxe écologique ou douanière ?

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Il y a toujours un équilibre à trouver. On l’a vu avec la contribution climat-énergie. La décision qui a été prise n’est pas neutre puisque le poids de cette contribution, s’il restera modéré cette année, s’alourdira de façon significative en 2015 et 2016.

La taxe poids lourds a cette vertu qu’elle fait prendre conscience que l’utilisation des grandes voies routières a un coût, et pas seulement d’investissement. Les élus départementaux voire communaux savent bien que les dépenses d’entretien sont récurrentes. Le transfert de routes nationales aux départements a montré combien cette question était aiguë.

La route n’est pas gratuite. Ce sont, in fine, les contribuables français qui la payent. Il est logique que ceux qui l’utilisent, et en particulier ceux qui ne sont pas contribuables dans notre pays, participent. La vocation, ici, est de rendement. La question du report modal exige, me semble-t-il, des outils qui vont au-delà de seules questions de prix. La mise à disposition de grandes infrastructures, comme la liaison ferroviaire qui va de Luxembourg à Hendaye ou l’aménagement des voies fluviales, est extrêmement onéreuse. Il manque encore de telles alternatives à la route, ainsi que le soulignent les transporteurs. C’est pourquoi l’exigence de rendement est ici plus forte que dans le cas d’autres fiscalités environnementales. L’Afitf, qui finance non seulement les routes mais les autres moyens de transport alternatifs, a besoin de moyens.

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Mme Virginie Klès, rapporteur . – La perte de recettes liée à la suspension de la taxe représente, en année pleine, quelque 750 millions d’euros. Sera-t-elle compensée, pour 2014, via une réduction de la dépense publique ou envisagez-vous d’autres pistes ?

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Un abondement de 300 millions d’euros a été décidé pour mettre l’Afitf en mesure de respecter ses engagements. Le budget de l’Agence représente cette année un effort en dépense d’environ 1,8 milliard d’euros, comparable à celui du budget précédent. Il est clair qu’en l’absence de recette de substitution, il faudra rapidement se poser des questions quant à de nouveaux engagements, voire à l’engagement de nouvelles tranches de programmes en cours. Alors que le programme de stabilité suppose déjà une économie de 50 milliards d’euros, il est difficilement envisageable de prévoir un nouvel abondement budgétaire sans nouvelle ressource. Le gouvernement y travaille, ainsi que vous l’a exposé ma collègue Ségolène Royal tout à l’heure.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Les collectivités territoriales, qui attendaient des recettes, recevront-elles, d’une manière ou d’une autre, une compensation ? C’est une question que M. Doligé n’aurait pas manqué de vous poser s’il avait pu être parmi nous…

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Surtout que cette perte de recettes fait suite à une décision unilatérale de l’État.

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – La décision, c’est vrai, a été prise par l’État. Mais reconnaissons aussi qu’il n’a pas reçu tout le soutien qu’il pouvait espérer de certaines collectivités locales au moment de la mise en place de cette taxe. J’ai entendu certains présidents de région ou de conseils généraux dire qu’ils avaient besoin de l’écotaxe pour abonder leur budget, mais j’en ai aussi vu d’autres se joindre sans grande retenue aux mouvements de protestation, et qui posent aujourd’hui la question de leurs ressources… Si je sors là du cadre purement juridique, c’est qu’il y a tout de même dans ce dossier, soit dit sans acrimonie, une composante politique très prégnante. Car de quoi parle-t-on ? D’un principe adopté à la quasi-unanimité du Parlement qui, ensuite, se voit opposer une résistance sur le terrain, relayée par un certain nombre d’élus, y compris des parlementaires… Cela dit, la question des recettes se pose de la même manière que pour l’Afitf : il faut trouver une ressource de substitution. Reste à savoir si elle ira au seul budget de l’Afitf, ou si l’on retiendra un mode de répartition analogue à celui qui était prévu dans le cadre de l’écotaxe.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Mais sur quel fondement juridique le gouvernement peut-il suspendre une taxe votée par le Parlement ?

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Vous savez quelles étaient, dans ce dossier, les options. On pouvait dénoncer le contrat, pour faute de l’exploitant. Et des fautes, il y en avait, mais était-ce suffisant pour qu’il soit donné raison à l’État ? On a estimé que le risque ne pouvait être pris. L’autre voie, qui a été retenue, était de discuter avec l’entreprise, sur les questions financières, bien sûr, mais aussi celle des personnels : 300 personnes travaillent pour Écomouv’, qui risquent un plan social, et 120 agents des douanes sont également concernés, qui ont déjà été déplacés à Metz, et qui devraient se déplacer à nouveau… C’est une dimension humaine qu’il ne faut pas oublier. Je ne crois pas au vu des informations dont je dispose, que la société Écomouv’ soit susceptible d’être mise en difficulté à court terme, mais il n’y en aura pas moins des frais financiers, auxquels nous pourrions être appelés à participer, sur le motif que vous avez indiqué.

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Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Mais combien de temps peut-on tenir ainsi ? J’ai cru comprendre que dans votre esprit, on ne pouvait aller au-delà de cet exercice budgétaire, soit du 1er janvier 2015.

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Face à de tels enjeux, financiers et humains – encore une fois, plusieurs centaines de salariés sont concernés – le gouvernement serait bien inspiré de prendre une décision politique sans tarder, même s’il faut donner le temps aux nouveaux ministres de prendre la mesure du dossier. S’il devait y avoir des contentieux juridiques, on ne pourra pas, en tout état de cause, attendre leur issue pour trouver une alternative.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Dans les 800 millions d’euros que vous avez évoqués tout à l’heure, vous ne comptez pas de dommages et intérêts contentieux ? C’est un calcul qui ne résulte que de l’application des termes du contrat ?

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Ce sont les évaluations qui m’ont été fournies, et qui prennent en compte les différents étages de coûts.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Mais qui pourraient être supérieures en cas de contentieux ?

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Pas forcément, les 950 millions d’euros que j’évoquais constituent l’hypothèse haute. Cela dit, plus le temps passe, plus les frais financiers pèseront lourd.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Au-delà des frais financiers, compte aussi la parole de l’État. On y regarde de près dans toute l’Europe. Il pourrait y avoir, y compris pour des sociétés françaises, des dommages collatéraux, que vous n’aurez pas manqué d’analyser ?

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Certes. Pour ma part, j’estime que l’Europe eût été bien inspirée de traiter à son échelle ce type de question. Les taxes qui existent dans certains pays posent des difficultés dans d’autres. Il est toujours plus facile de mettre, ex nihilo, quelque chose en place, que d’essayer de concilier des dispositifs qui se sont bâtis sans s’harmoniser…

S’agissant d’une société à majorité italienne, il est sûr que cette affaire comporte un petit volet diplomatique, qui devrait pouvoir se régler…

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Avez-vous analysé le coût global payé par l’État français, en incluant le volet formation, les recrutements pour les douanes, etc. ?

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Nous disposons d’éléments portant sur l’ensemble des postes – immobilier, fonctionnement, personnel, informatique, mobilier… Je puis vous les faire parvenir par écrit.

Mme Virginie Klès, rapporteur . – Ils incluent toute la phase de préparation et de suivi du PPP ?

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Oui, on démarre en 2012. Ce sont des sommes qui montent en charge, vous le verrez, et qui se chiffrent, sur certains postes, en dizaines de millions d’euros.

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Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Une fois encore, sur quel fondement une taxe votée par le Parlement peut-elle être suspendue par le gouvernement ? Je souhaiterais une réponse écrite à cette question. C’est une question légitime à laquelle, à mon sens, notre commission doit répondre dans son rapport. De même que nous aimerions savoir si la Mappp, service de Bercy, a, de votre point de vue, correctement agi dans ce dossier, notamment au moment de l’évaluation préalable.

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Je vous préciserai tout cela par écrit, mais je rappelle qu’il y a eu, sur ce contrat, une première contestation.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Mais le Conseil d’État a annulé la décision du tribunal de première instance, qui cassait le contrat.

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – J’étais alors rapporteur général du budget à l’Assemblée nationale, et m’y étais penché. La Mappp avait, je le répète, rendu un avis favorable, avec cependant des réserves sur la procédure de résiliation et le coût.

Quant à la suspension de la taxe, il me semble qu’on peut la fonder sur un motif d’ordre public. Les évènements qui sont intervenus, et que nous connaissons tous, exigeaient un rétablissement de l’ordre public. Force est de constater que la suspension de l’écotaxe a permis, de façon assez rapide sinon immédiate, de mettre fin à des manifestations dont les débordements commençaient à atteindre, en termes humains et surtout matériels, des proportions importantes.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Je comprends qu’il y a eu une décision politique, mais de mon point de vue, il n’y a pas eu un acte juridique. Si demain, une manifestation contre l’impôt sur le revenu se tient devant le Sénat, vous n’allez pas pour autant le suspendre…

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – On parle ici de manifestations renouvelées de semaine en semaine, avec d’importantes détériorations matérielles.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Je regrette d’insister, mais il faut apporter une réponse au plan juridique.

M. Christian Eckert, secrétaire d’État. – Je ne conteste pas la légitimité de votre question, mais vous la posez au tout nouveau secrétaire d’État au budget que je suis. Or, elle relève d’un cadre plus large, notamment eu égard à la temporalité du dossier – vous avez certainement entendu les ministres en charge dans les gouvernements antérieurs…

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, présidente. – Nous allons en rester là car le débat en séance sur le pacte de stabilité va s’ouvrir. Je ne le dirai pas à la tribune pour ne pas vous mettre en difficulté, mais il me semble que dans l’annexe 9 de ce pacte, il est indiqué que la réduction des dépenses publiques permettra de couvrir l’absence du produit de l’écotaxe…

Il me reste à vous remercier de vous être prêté à ce difficile exercice.

La réunion est levée à 21 h 40

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COMMISSION SPÉCIALE CHARGÉE D’EXAMINER LA PROPOSITION DE LOI RENFORÇANT LA LUTTE CONTRE LE SYSTÈME

PROSTITUTIONNEL

Mercredi 14 mai 2014

- Présidence de M. Jean-Pierre Godefroy, président -

Audition de M. Robert Badinter, ancien garde des sceaux

La réunion est ouverte à 15 h 10.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Nous avons aujourd’hui le plaisir et l’honneur de recevoir Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel, ancien garde des sceaux, et ancien sénateur. J’ai toujours beaucoup apprécié les interventions de Robert Badinter quand il était parmi nous, que ce soit dans le cadre de notre groupe politique, ou en séance publique notamment lorsqu’on nous avions débattu de la loi relative à la sécurité publique, en 2003. Nous souhaitons, du fait de la compétence qui est la vôtre, connaître votre analyse sur la proposition de loi qui nous vient de l’Assemblée nationale.

Le Sénat a déjà beaucoup travaillé sur ce thème, d’abord dans le cadre d’une mission sur la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées, dont Chantal Jouanno et moi-même étions rapporteurs, puis autour du texte que nous ont transmis les députés.

Merci de votre présence. Vous avez la parole.

M. Robert Badinter. - Merci monsieur le président. Cela me procure une impression étrange de revenir à cette tribune. Ceci a un côté « sénateur à vie », qui n’est pas désagréable au regard de mes prédécesseurs républicains ou, aujourd’hui, de mes collègues italiens. Mais cela n’est qu’une illusion, et pour un temps bref !

La question sur laquelle vous m’avez fait l’honneur de solliciter mon avis est, chacun le sait, importante et très complexe. Je ne l’aborderai pas du point de vue philosophique : il existe en effet un débat sur la prostitution, son régime, et les rapports qu’entretiennent à travers elle les femmes et les hommes. Or, je le dis simplement et très clairement, mes positions sont exactement - le talent mis à part - celles d’Elisabeth qui, par définition, a raison, et dont j’épouse, cela va de soi, les convictions ! Ceci me permet d’ailleurs de souligner que nul ne saurait m’accuser de n’être pas féministe ! Si je ne l’étais pas, je n’aurais pas le privilège de célébrer bientôt notre cinquantième anniversaire de mariage. Elle ne l’aurait pas supporté !

Ce brevet auto décerné, mes observations s’inscriront dans un autre ordre, celui du domaine législatif. J’ai eu, toute ma vie, cette passion particulière, mais pas exclusive, des lois, des lois bien faites, et des lois qui expriment à la fois les motifs pour lesquels elles sont adoptées, et s'inscrivent dans un système de principes qui sont définis, en Europe occidentale, et en Europe maintenant plus généralement, par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

J’aurai bien évidemment l’occasion de comparer la loi à certaines des exigences de notre droit pénal et de ses principes fondamentaux.

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Une observation tout d’abord : il faut bien marquer - ce dont on ne se rend pas assez compte - que le débat est très vif depuis les années 1980, et même depuis les années 1970 aux États-Unis. Je me souviens d’en avoir eu les premiers échos à partir de la théorie des genres et des visions des féministes radicales américaines, à Los Angeles, où j’ai déjà entendu des assertions dont on retrouve la logique dans la proposition de loi d’aujourd’hui.

Le phénomène de la prostitution qui est, à mes yeux, un mal social permanent et constant, a changé. On ne peut en parler comme le faisait l'illustrissime sénateur à vie Victor Hugo, dont chacun sait qu’il décrivait les malheurs de Fantine tout en n’étant pas tout à fait insensible au charme de ces dames ! Non, ce n’est plus la même chose. La prostitution est même bien différente de celle qui sévissait dans ma lointaine jeunesse. Aujourd’hui, le phénomène de la prostitution revêt un aspect beaucoup plus complexe et divers.

Tout d’abord, la prostitution a un caractère international et migratoire considérable. Je relevais, dans les documents annexés, qu’on estime aujourd’hui à 80 % la part des étrangers et étrangères dans la prostitution, ce qui n’était pas le cas dans les années 1970 ou 1980.

Je marque aussi que la prostitution, phénomène mal perçu, est aujourd’hui bisexuelle : le nombre d’hommes qui se prostituent ne cesse de croître au regard des effectifs de toute la prostitution et leur part serait aujourd’hui comprise, selon les sources policières, à un chiffre compris entre 18 et 20 %.

C’est aussi - et c’est plus récent encore - une prostitution qui a un caractère d’intermittence. La prostitution occasionnelle, pendant une période ou à certains moments, est en effet une des caractéristiques de ce mal actuel, pour des raisons qui sont multiples : périodes de grandes difficultés économiques, insuffisance de ressources ou, pour certaines ou certains, le souhait de pouvoir s’offrir tel vêtement, telles vacances, bref des plaisirs dispendieux ou onéreux que leur situation ne leur permet pas d’avoir.

Cette prostitution occasionnelle, presque de circonstance est une des marques de l’époque, liée à un autre phénomène, qui a des conséquences sur toute notre société actuelle, celui du numérique. Aujourd’hui, le racolage exercé par les personnes prostituées, hommes ou femmes, s’effectue pour une grande part sur la toile. Il y a là, avec exhibitions, indications codées de tarifs, précisions sur les spécialités, un phénomène nouveau - bien que, paraît-il, au Palais Royal, au début du XIXe siècle, il existât un guide des dames avec leurs spécialités, et les tarifs en napoléons d’or. Mais ceci fait partie d’un très lointain passé. La dominante qu’il faut conserver à l’esprit, c’est que l’offre prostitutionnelle utilise principalement les réseaux.

On est donc en présence d’un phénomène mauvais, un mal social, mais qui épouse le temps, et qu’il faut par conséquent considérer dans sa réalité et sa diversité.

Je serai très clair, parce qu’il n’y a aucune raison que je n’exprime pas ma pensée, qui est basée sur des considérations pour beaucoup juridiques : la proposition de loi « renforçant la lutte contre le système prostitutionnel », adoptée par l’Assemblée nationale, n’est pas un bon instrument législatif. Son titre m’a d’ailleurs laissé perplexe. Je ne sais pas très bien ce qu’est un « système prostitutionnel ». Le mot « système » dissimule un ensemble de forces mauvaises, qui se camouflent et sont menaçantes. Il n’est qu’à considérer l’utilisation politique que l’on fait aujourd’hui de ce mot, lorsqu’on vise le singulier, comme le fait la dirigeante d’un parti d’extrême-droite à propos du « système UMPS ». A l’époque de

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Vichy, on parlait du « système franc-maçon » ! Pour le sérieux du droit, il faut éviter de parler d’un système contre lequel on va lutter !

Mon propos est donc clair : ce n’est pas un bon instrument législatif et, pour dire encore plus clairement les choses, c’est une mauvaise loi que l’on vous propose ! Je tiens à le dire et à le souligner, ceci n’enlève rien aux excellentes intentions qui ont présidé à l’élaboration de ce texte. Je comprends fort bien que les auteurs de cette proposition sont mus par le désir de lutter contre ce phénomène, mais la voie retenue, les techniques juridiques choisies et l’incertitude profonde sur leur validité m’amènent à vous dire que je considère que ce n’est pas un bon texte, et cela essentiellement pour trois raisons.

En premier lieu, cette loi est vouée à l’inefficacité au regard de la cible qu’elle prétend atteindre. En effet, sa mise en œuvre aura des conséquences sociales et personnelles injustes. Elle sera inefficace, sans être juste.

Par ailleurs - et c’est le juriste qui reprend la parole - cette loi n’est pas conforme aux principes du droit européen.

Enfin, je me garderai de formuler un diagnostic trop éclatant, à cause des fonctions que j’ai eu l’honneur de remplir, mais je ne suis pas absolument sûr qu’elle soit conforme à tous les principes constitutionnels.

Avant d’analyser ces trois points, je rappelle que cette loi a une singularité. Elle est la projection d’un texte de loi qui a été adopté en Suède. C’est ce qu’on appelle le modèle suédois de pénalisation des clients, qui a été ensuite adopté en Norvège. Je laisse l’Islande de côté, car c’est un pays dont un grand État comme le nôtre ne peut tirer quelque exemple que ce soit.

Afin de ne pas donner le sentiment le moins du monde d’une sorte de partialité, j’indique que les trois phrases que je vais citer sont extraites d’un rapport du Sénat belge à propos de ces problèmes. Il indique que, selon les promotrices de la loi suédoise, « la prostitution est une forme de violence masculine contre les femmes ». En outre, la loi suédoise serait fondée sur le fait qu’il est « physiquement et psychologiquement dommageable de vendre du sexe ». Vendre du sexe, c’est de la communication et non du droit ! On ne vend pas son corps. Il y a beau temps, heureusement, que l’esclavage a disparu. On ne le loue pas non plus. La prostitution, lorsqu’on en regarde la définition donnée par la Cour de cassation, est une relation sexuelle rémunérée ou, si l’on préfère, ainsi qu’on le trouve dans d’autres droits et dans quelques décisions, qui consiste à rendre des services sexuels contre rémunération, éventuellement avec incitation publique.

Enfin, et c’est le cœur de la chose, « aucune femme » - on ne parle jamais des homosexuels - « ne se prostitue volontairement ». Elles sont nécessairement « contraintes par des proxénètes », souvent mafieux - c’est moi qui l’ajoute. Se prostituer de son propre chef n’existe pas. Je ne suis pas sûr, quand on regarde Internet, qu’on puisse accepter cette proposition, mais ce que je veux marquer avant d’entrer dans la discussion, c’est que les résultats de cette loi - qui remonte à 1999 et qui a été changée en 2009, si j’ai bonne mémoire, les peines ayant été aggravées - sont contestés.

En Suède, on s’honore grandement d’avoir voté cette loi. Les milieux officiels sont unanimes. Toutefois, au-delà de ces milieux, les choses apparaissent plus nuancées. De nombreuses enquêtes internationales sur les résultats, en Suède, de la pénalisation des seuls

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clients sont loin de corroborer ce que l’on nous dit de la loi suédoise. Je vous laisserai toute une série d’études et de commentaires, généralement universitaires, réalisés par des femmes peu suspectes de rallier des thèses machistes.

Les professeurs Susanne Dodillet et Petra Östergren, lors du grand congrès de 2011 sur la décriminalisation de la prostitution et, au-delà, sur les expériences pratiques et les défis, concluaient ainsi leur rapport : « notre position concernant la politique en matière de prostitution est qu’elle doit être fondée sur la connaissance et l’expérience, plutôt que sur la morale ou l’idéologie radicale féministe. Nous croyons également que, lorsque les politiques sont élaborées, les acteurs au cœur de cette politique » - c’est-à-dire ici les personnes prostituées elles-mêmes - « doivent être consultés et respectés ». Le rapport ajoute : « À notre avis, cela n’a pas été le cas en ce qui concerne le modèle suédois ».

Vous trouverez également parmi ces études celle de la sociologue anglaise Jane Lewis à propos des impacts de la criminalisation suédoise en matière d’achat des services sexuels, ou un entretien, publié par le site Atlantico, avec la sociologue Marie-Elisabeth Handman et Magnus Falkehed, sous le titre : « Prostitution : ceux qui, en France, prônent la pénalisation des clients ont-ils conscience que la Suède en fait un bilan mitigé ? ».

Dans une très longue étude, Valeria Costa-Kostritsky indique par ailleurs : « Il aurait fallu réfléchir à deux fois avant de faire de la prostitution à la suédoise un modèle ». Cet article récent remonte à décembre 2013. On peut également trouver un article d’une professeure d’université intitulé : « Prostitution : Stockholm, la ville où le client est invisible ».

Beaucoup plus intéressantes encore que ces avis ou études sont les deux approches parlementaires à propos de la question du statut des personnes prostituées et de la loi suédoise. J’ai déjà évoqué la proposition de loi qui est pendante devant le Sénat belge. Le travail du Sénat belge est extrêmement critique à l’égard de la législation suédoise, au vu de ses résultats.

Plus significatif selon moi en termes politiques : j’ai eu l’occasion de parler à des responsables norvégiens, dont le pays a adopté le modèle suédois. Selon eux, la prostitution est devenue clandestine et s’est exportée hors des eaux territoriales. Qui en a bénéficié ? Dans ce domaine, les mafias sont toujours à la pointe du progrès : les bateaux russes, qui vont au large des eaux territoriales, très importantes en Norvège, se sont transformés en bordels flottants ! Tout ceci est donc extrêmement déplaisant, et les Norvégiens s’interrogent.

Le plus important reste l’attitude des Danois, qui appartiennent à la même sensibilité, à la même communauté de valeurs. Il existe au Parlement danois - ce que j’ai découvert - un conseil de législation pénale, institution intéressante composée de personnalités bipartisanes ou non-partisanes, notamment des universitaires et des experts, qui suivent de près les résultats des législations adoptées et les expériences étrangères, de façon à faire des suggestions au Parlement. C’est un organe indépendant, purement consultatif, mais qui mène un travail d’expertise pour améliorer les lois danoises qui sont, chacun le sait, très pragmatiques. Ils ont étudié de très près ce qui passe en Suède et en Norvège. Ces pays nordiques constituent, encore une fois, une grande communauté de valeurs, y compris dans le domaine carcéral. Je me disais en moi-même que si l’on devait adopter un modèle suédois, je préférerais que l’on commence par choisir le modèle carcéral, que j’ai pu apprécier. Nous aurions véritablement intérêt à nous en inspirer sans délai !

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Pour en revenir au sujet qui nous occupe, le conseil de législation pénale a conclu que l’interdiction d’achat des services sexuels n’a pas de conséquences positives sensibles. En revanche, « cette interdiction pourrait avoir des conséquences négatives pour un certain nombre de personnes prostituées, qui souffriraient de conditions économiques dégradées, et d’une stigmatisation renforcée ». En conséquence, le conseil n’a pas recommandé l’interdiction d’achat de services sexuels. Le Danemark a donc tout récemment, en 2013, repoussé le modèle suédois.

Ainsi le modèle dont on nous présente les avantages suscite plus d’incertitudes, d’interrogations et parfois de critiques que d’inclinations à l’adopter.

Mais ceci ne saurait suffire, il faut aller plus loin : pourquoi suis-je profondément persuadé que, face au mal de la prostitution, la loi proposée sera inefficace ? Pour une raison simple : elle se trompe de cible ! Je le répète : elle se trompe de cible ! Aujourd’hui, le mal profond, dans le domaine de la prostitution, c’est le trafic honteux, ignoble, et extraordinairement lucratif que constitue la traite des êtres humains à laquelle se livrent les mafias. Ce trafic est un véritable fléau - et je n’ai pas de mots assez sévères pour le dénoncer - qui, aujourd’hui hélas, est en augmentation dans l’ensemble des pays d’Europe !

Aujourd’hui, la traite des êtres humains a presque changé d’axe, passant massivement de Sud-Nord à Est-Ouest. Les événements qui se déroulent actuellement en Ukraine ne sont pas de nature à ralentir ce courant, ni l’activité des mafias très organisées qui sévissent dans cette partie de l’Europe, comme les mafias albanaises, pour lesquelles la traite des femmes, surtout des très jeunes, est l’un des domaines les plus fructueux d’une activité criminelle ignoble !

C’est un aspect des choses qui me met hors de moi ! Il faut mesurer ce que cela signifie : sous couleur de promesses d’établissement en Occident, en tant que top model, etc., on fait venir des filles sur lesquelles, contrairement aux « barbeaux » de jadis, on n’a même pas besoin d’exercer de violences ! On se borne à leur faire remarquer que l’on sait où habite leur famille, et que si elles ne se comportent pas comme elles le doivent, ce sont leurs parents qui en subiront les conséquences. On est au dernier degré de la criminalité la plus odieuse !

Quand j’avais le privilège d’œuvrer à la législation et que je présidais en particulier les travaux du nouveau code pénal, il y a longtemps, j’avais renforcé les textes et les pénalités contre ces trafics d’êtres humains, encore une fois l’une des formes les plus ignobles de la criminalité contemporaine. Depuis sept à huit ans, j’œuvre à travers toute l’Union européenne pour arriver à rallier un accord sur la création d’une institution nécessaire, qui a une autre importance que la pénalisation des clients, celle d’un parquet européen !

Certains réseaux sont d’essence transnationale et viennent en effet d’Ukraine, de Moldavie, pour remonter vers le Nord, puis redescendre vers l’Europe occidentale. Face à cela, il faut une unité de poursuite, un parquet européen qui centralise les poursuites, et non plusieurs parquets qui additionnent leurs efforts, avec toute la perte de temps et les différences de lois que cela comporte.

Peut-être aurai-je un jour le plaisir de vous en parler plus longuement. On se heurte ici à des difficultés extrêmes du fait de la souveraineté, de la défiance qui existe à l’égard des parquetiers d’un autre pays, si forte en Angleterre, qui fait que l’on perd de vue cette évidence : la grande criminalité organisée, en Europe, est une criminalité

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transeuropéenne, d’État à État, et la lutte doit être transeuropéenne - surtout lorsqu’il s’agit de prostitution ! La priorité consiste donc à lutter contre la mafia.

Une question est pour moi essentielle : ce projet est-il utile à la lutte contre la vraie cible, non la cible idéologique, pour satisfaire des postulats de principe sur la violence quotidienne faite aux femmes - même s’il y a encore là beaucoup à faire - mais contre les réseaux, le proxénétisme organisé ? Je réponds non ! Pourquoi ? Parce que la pénalisation du client est nulle en matière de répression des réseaux, et ce pour une raison d’évidence, constante : le client ne connaît pas les réseaux mafieux qui ont amené la fille, il ne connaît que la fille ! D’ailleurs, à cet égard, une discrétion absolue, une sorte de mur de silence règne. Il n’a pas d’intérêt à la connaître, et elle a encore moins intérêt à lui parler. Interpeller le client dans la lutte contre le proxénétisme organisé et mafieux est pire que tout : c’est préjudiciable !

J’ai indiqué pourquoi : le client ne sait pas et la fille ne parlera pas mais, surtout, le résultat inévitable de la pénalisation du client, c’est la clandestinité de la prostitution ! Bien sûr, elle va quitter la rue, puisque c’est dans la rue que le client peut être interpellé ou va l’être, mais elle va se réfugier dans les pires lieux qui soient : parkings déserts, fourrés, bosquets, hôtels et surtout studios.

Pour pouvoir continuer à se prostituer, il faut à ces garçons ou à ces filles un lieu où exercer. Le client, par téléphone, sera guidé vers le lieu requis, mais qui le fournira ? Le réseau ! Lui seul est à même d’avoir des hôtels, de louer les studios. Résultat : l’emprise sur les prostituées devient plus forte encore, le réseau détenant les moyens de continuer. On renforce ainsi la prise sur la prostitution, loin de permettre de la combattre.

Bien évidemment, contrepartie nécessaire, les « frais généraux » étant plus élevés, le « prélèvement » fait sur les gains de la personne prostituée sera plus important. C’est pourquoi je prétends que l’on se trompe de cible : au lieu de viser les mafias, on vise les clients. Les clients ne servent à rien pour identifier les mafieux ; en outre, l’emprise du réseau mafieux sur la personne prostituée se fait plus forte encore.

Que va-t-il rester à la recherche policière ? La prostitution sous sa forme la plus misérable : la lisière de la forêt, le parking désert, l’arrière du camion, tous les lieux les plus sordides pour consommer l’acte dans la clandestinité !

Ce que l’on semble perdre de vue, et qui révolte les associations de défense des prostituées, ce sont les conditions d’hygiène ! Il faut d’abord penser à la sécurité des prostituées, en particulier sanitaire. Ce n’est pas dans les fourrés, les bois, ni les arrières des camions désaffectés que l’on peut avoir le minimum d’hygiène nécessaire ! On fait ainsi redescendre la prostitution de rue au niveau le plus bas, et cela bouleverse les associations.

J’ai été frappé de voir jusqu’où peut aller la conviction idéologique face à la réalité : j’ai lu, dans un de ces très nombreux rapports que je vous remettrai, qu’il y a eu, en Suède, un refus de certaines autorités locales de maintenir la distribution gratuite de préservatifs aux prostituées, partant du principe qu’il leur était désormais interdit de recevoir des clients, et qu’il n’était pas question de les aider à continuer. Comment ne pas être bouleversé au regard du problème sanitaire ? Dans quel monde d’idéologie sommes-nous tombés, alors que c’est la première défense des êtres humains ?

Il reste, s’agissant de l’inutilité, une évidence tirée de l’histoire. J’ai déjà entendu l’argument : « La prostitution est un mal : plus de clients, plus de prostituées, plus de

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prostitution ! ». La pénalisation du client ferait disparaître la prostitution tout entière par voie indirecte, les prostituées n’ayant plus de clients. Je laisse de côté les expériences historiques bien connues sur la suppression de la prostitution, y compris dans le domaine international. Saint-Louis ayant interdit la prostitution à Paris pour des raisons religieuses, celle-ci s’était transportée immédiatement en dehors de l’enceinte des forteresses de l’époque, et s’était réfugiée dans ce qu’on a appelé les « bourdeaux », ancêtres des bordels, cabanes en bois que l’on construisait le long des remparts. C’est dire !

A travers l’histoire, la pire sanction qui puisse être infligée à un homme pour avoir eu un rapport avec une personne prostituée, c’est bien la maladie vénérienne. S’il y a eu un facteur de dissuasion constante dans l’histoire de l’humanité, c’est bien la peur d’attraper des maladies en ayant des rapports avec une prostituée. Je rappelle que ce sont des maladies extraordinairement graves, qui non seulement affectaient longtemps l’individu mais, avec la syphilis, le menaient à la mort ! Je n’ai pas besoin de citer ici des esprits avertis. Après tout, on sait de quoi sont morts Baudelaire, Flaubert, Maupassant. La peur d’attraper la maladie vénérienne les a-t-elle dissuadés de fréquenter les bordels en Egypte ou, plus simplement, à Rouen ? Jamais !

La peur de la maladie et de la mort, conséquence directe du rapport avec la prostituée, n’a jamais pu dissuader les clients - et je n’ai pas besoin de rappeler ce qu’il en est du Sida. Cette espèce d’approche simplifiée du problème de la sexualité rémunérée ne prend en compte ni les vertiges, ni les abîmes de la nature humaine. Ce n’est pas l’heure de les évoquer mais, à cet égard, on croirait que Freud n’a pas existé, que le vertige sexe-mort n’emporte pas les êtres humains ! C’est oublier ce qu’est la pulsion sexuelle, surtout chez les jeunes gens ! Même si cela en a dissuadé certains, cela n’a jamais empêché personne d’aller au bordel, y compris les pires !

Aujourd’hui, depuis que l’on considère que le Sida n’est plus absolument mortel, on sait que l’on a recommencé sans préservatif dans les backrooms. C’est vraiment jouer à la roulette russe, et l’on croit qu’un travail d’intérêt général ou un stage civique va dissuader les clients ! Ce n’est pas pour autant que je conseillerais la perpétuité pour ceux qui iront « aux filles », comme on disait il y a soixante ans ! On est là dans un domaine qui est le plus complexe qui soit, et on ne peut avoir de vues idéologiques. Il faut prendre en compte tout ce que j’évoquais tout à l’heure et, surtout, ne jamais permettre la prostitution organisée, le réseau mafieux. Il faut absolument mobiliser toutes les forces, mais la voie choisie n’est pas la bonne !

Cette loi est, de surcroît - et on ne veut ni le dire, ni l’admettre - porteuse d’injustice sociale ! Qui va-t-elle frapper ? Les clients des palaces ? Les émirs ? Les oligarques ? Les consommateurs de call-girls à 1 000 dollars l’heure ? Quelqu’un peut-il sérieusement le croire ? Le tourisme de super-luxe ne saura-t-il pas se poursuivre et se prémunir avec toutes les raisons convenables ? Admirable naïveté ! Ce n’est pas ainsi que les choses se passeront. Quels sont ceux qui resteront en définitive soumis à cette loi et à ses pénalités ? Les clients les plus misérables des plus misérables des prostituées. Ceux qui, sur la voie publique, trouveront des travestis errants, des pauvres filles venues du Nigeria ou d’ailleurs qui, par nécessité, continueront et seront les seules accessibles. Ainsi, vous aurez l’immunité : les escort-girls de luxe pour les uns et, pour les autres, la misère prostitutionnelle et la poursuite pénale. Je ne considère pas que ce soit, à cet égard, un progrès moral, ni sanitaire !

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Reste une question. Je le disais, c’est un phénomène constant : si vous interdisez la prostitution, elle devient clandestine ; on sait ce que la prohibition a donné aux États-Unis. Si vous interdisez la drogue, le trafic ne se fait pas dans les pharmacies. On a par conséquent la certitude que cela continuera de façon clandestine. Celles qui resteront seront celles qui, précisément, seront le plus accessibles à la poursuite policière. La politique du chiffre, qui fait partie des obligations de la police, s’exercera infiniment plus aisément qu’ailleurs contre ces malheureuses de la rue et leurs clients.

Vous avez donc là un problème policier. J’attire par ailleurs votre attention sur le fait que, pour traquer les clients, il faut des policiers. Savez-vous combien nous avons de policiers disponibles aujourd’hui pour lutter contre la traite ? A Paris, la brigade chargée de la répression de la traite des êtres humains compte une trentaine de policiers. Allez-vous amputer ces petits noyaux qui luttent avec beaucoup de passion contre les réseaux ? Allez-vous les envoyer dans la rue pour suivre les clients ou faire des perquisitions dans les hôtels ? La brigade de répression du proxénétisme de la préfecture de police de Paris compte une cinquantaine de policiers pour l’ensemble de l’agglomération et son voisinage ! On n’a déjà pas les effectifs ni les moyens suffisants pour lutter contre ces maux évidents, majeurs, et on ira les prélever sur ces effectifs pour les consacrer à la poursuite de clients dont j’ai dit qui ils seront ?

On dit que l’on va recruter. Pensez-vous que nos concitoyens, en période d’austérité budgétaire, apprécieront le fait que l’on recrute des policiers non pour protéger leur sécurité, leur personne, leurs biens - ce qui est légitime -, mais pour poursuivre les clients qui vont accepter les sollicitations des personnes prostituées, filles ou garçons ?

C’est une question que vous devez examiner et je crois, pour ma part, que vous devez entendre sur ce point le directeur de la police judiciaire, sinon le ministre de l’intérieur, comme vous devez entendre la garde des sceaux, afin de savoir si, à effectif constant, le parquet se réjouira ou sera disposé, circulaire à l’appui, à conduire les poursuites en ce domaine ou à les contrôler. C’est une charge de plus pour un ministère public qui n’en peut plus des infractions répétitives, qu’il considère lui-même, à juste titre, comme n’étant pas véritablement des atteintes majeures à l’ordre public. Autant la mobilisation de la police et de la justice est requise - et celles-ci sont disponibles et volontaires quand il s’agit des mafias - autant on peut douter de leur disponibilité en hommes, en moyens et en résolution pour aller traquer le client !

J’en arrive à la fin. Je le dis avec beaucoup de fermeté : la loi proposée méconnaît la jurisprudence de la CEDH en ce domaine et, par conséquent, les principes de la Convention européenne des droits de l’homme, structure morale et juridique de notre système judiciaire. La CEDH n'est pas seulement à l’usage des États de l’Union européenne : elle vaut pour les quarante-sept États du Conseil de l’Europe, c’est-à-dire pour tous les États européens, y compris pour ceux de l’est de l’Europe, dont tous ne sont pas membres de l’Union.

S’agissant des pratiques sexuelles, la Cour, dans un arrêt assez récent du 17 février 2005 « K.A. et A.D. contre Belgique », concernant des pratiques sadomasochistes vraiment effrayantes, a précisé sa position : « Le droit d’entretenir des relations sexuelles découle du droit fondamental de disposer de son corps » - nous parlons là de majeurs - « partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle ». C’est le considérant 83, et la Cour a ajouté : « La notion d’autonomie personnelle peut s’entendre au sens du droit d’opérer des choix concernant son propre corps ».

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En termes encore plus simples et clairs, le droit pénal n’a pas à intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles entre adultes consentants ! Cela ne le regarde pas. Les adultes consentants sont maîtres de leur corps, leur sexualité est celle qu’ils veulent pratiquer. Du moment qu’il n’y a pas contrainte, libre à eux de le faire. C’est un élément profond de la liberté individuelle et, je le rappelle, du droit au respect de l’intimité d’une vie privée qui, par ailleurs, est si menacée en ce moment !

La CEDH rappelle que les seuls cas où l’on doit intervenir judiciairement et pénalement concernent des raisons particulièrement graves. C’était le cas en l’espèce. Le marquis de Sade était très dépassé : cela allait jusqu’à des mutilations effrayantes, au cours d’orgies privées.

C’est seulement dans de tels cas que l’on permet l’ingérence des pouvoirs publics. La CEDH a analysé le statut de la prostitution, en France, dans un arrêt très important, souvent cité, du 11 septembre 2007, « Tremblay contre France ». Elle a souligné qu’en France, la prostitution n’est ni interdite, - à la différence du proxénétisme qui, lui, est réprimé - ni contrôlée. La CEDH relève que les revenus de la prostitution sont soumis à l’impôt et aux charges sociales, ce qui est heureux, celles-ci impliquant en contrepartie le recours sanitaire à des prestations, si important. La CEDH termine en disant que la prostitution des adultes est donc légale en France, la loi la reconnaissant.

Mais - et ceci est au cœur de ce que je veux dire - la Cour, dans son considérant 25, souligne, en des termes très forts et assez rares sous sa plume, que « la prostitution, en général, n’est incompatible avec la dignité de la personne humaine » - ce que je crois - « que lorsqu’elle est contrainte ». On ne peut s’arrêter à la première partie de la phrase : en droit, et surtout en droit pénal, encore faut-il que la personne soit contrainte à ces relations prostitutionnelles, car on ne peut avoir à la fois la liberté et l’interdiction. L’interdiction apparaît lorsqu’il y a contrainte, quand il n’y a plus acceptation, que le consentement s’est volatilisé sous la pression. A ce moment, la situation nécessite que l’on intervienne.

Réfléchissons-y : qui contraint à se prostituer ? La mafia, le proxénète, les réseaux ! Ce n’est pas le désir d’une robe qui peut être considéré comme une contrainte. C’est la pression irrésistible exercée pas le tiers. C’est ce que l’on a évoqué avec la prise en otage des familles, etc.

La notion de traitement inhumain et dégradant, si importante à l’article 3 de la convention, ne trouve sa place qu’à la condition, selon la Cour, que ce soit une prostitution contrainte ; dans le cas contraire, chaque adulte dispose librement de son corps, quel que soit le jugement moral que nous pouvons porter sur ces comportements. C’est ainsi dans les sociétés de libertés : il s’agit du droit à disposer de son corps et à l’intimité de la vie privée !

Cette question se pose directement au regard de la proposition de loi. S’il est nécessaire que la contrainte soit exercée sur la personne prostituée, la preuve, dans le système suédois, est tout simplement escamotée, ainsi que dans la proposition. Comment ? Aucune femme ne peut se prostituer si elle n’y est pas contrainte. On peut se pencher sur les propositions diffusées sur Internet, ou sur l’expérience multiséculaire : hélas, qu’il s’agisse de femmes ou d’hommes, cela existe ! Il y a bien d’autres raisons pour lesquelles on se livre à la prostitution, mais la charge de la preuve est ici escamotée, puisque c’est le fait de la prostitution qui, en lui-même, prouve la contrainte ! Elle se prostitue, donc elle est contrainte, puisqu'elle ne se prostituerait pas si elle n’était pas contrainte ! Ce n’est pas possible ! On ne

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peut jouer avec des questions aussi fondamentales que la preuve et dire que le fait lui-même suffit à établir l’innocence ou la culpabilité !

Ceci dépasse le cadre du débat sur la pénalisation du client : il faut toujours respecter les fondements mêmes de ce que sont nos libertés judiciaires. L’essentiel réside quand même, pour l’accusation, dans la charge de la preuve et dans la présomption d’innocence en faveur de celui qui est poursuivi ! Cela vaut dans le domaine sexuel comme dans les autres domaines. C’est toujours à l’accusation de prouver la culpabilité, et à la défense d’exercer ses droits. Ici, la charge de la preuve implique que ce soit le ministère public qui apporte la preuve de la contrainte. L’exigence de preuves est ici, comme toujours, essentielle ! La charge de la preuve demeure la seule protection contre les accusations.

Il ne faut pas vivre dans un univers irénique ! Le professionnel que j’étais il y a bien longtemps peut vous le garantir : avec de tels textes, le chantage des mafias va pouvoir s’exercer, je peux en répondre. Je l’ai vu au moment où existait encore, en France, un délit d’homosexualité entre adultes et adolescents de quinze à dix-huit ans. On trouvait des réseaux qui travaillaient fort bien là-dessus. L’accusation, pour un homosexuel, d’avoir des rapports avec un jeune homme équivalait à la mort sociale pour celui qui en était l’objet, non seulement au niveau le plus élevé des responsabilités politiques - je me souviens d’un exemple - mais à tous les échelons de la société.

La pratique était la suivante - on la retrouve chez Sartre, dans « Les chemins de la liberté » - : le giton racolait ou se laissait racoler par le riche homosexuel dans sa maturité ; puis, on allait dans une chambre d’hôtel. A ce moment faisait irruption le reste de la bande, et commençait un chantage qui ne s’arrêtait plus, conduisant certains hommes au désespoir. L’idée que l’on sache dans leur milieu, leur entourage, leur famille, parmi leurs enfants, qu’ils avaient des rapports avec des gitons professionnels était une destruction sociale pure et simple ! Dans le cas qui nous occupe, la chose sera facile : rendez-vous pris avec une fille dans le réseau, il suffira d’installer la voiture près de la porte de l’hôtel, de prendre des photos à l’intérieur, et de présenter la note, puisqu’il s’agira d’une infraction, d’une poursuite pénale, et que la sanction figurera au casier judiciaire !

Les effets pervers des lois existent aussi pour ceux qui savent les manier - et cette catégorie de criminels le sait parfaitement - ! Ce n’est pas la retenue morale qui jouera !

Je terminerai en disant qu’il existe un minimum de principes dans le droit pénal français. En droit pénal, on distingue l’auteur de l’infraction et le complice. Qui est complice ? Celui qui provoque ! Celui qui, par promesse, incite à la commission de l’infraction. C’est un principe qui ne remonte pas à hier ! Ici, on arrive à une situation qui défie l’intelligence et la raison juridique : le provocateur ou la provocatrice propose ses charmes. Regards appuyés, l’autre cède à la tentation. Bienheureux - car il ira au paradis en ligne directe - celui qui n’a jamais connu la tentation ! On arrive à ce résultat : celle qui a proposé, qui sait où il faut aller, qui a consommé sa partie du contrat, ne peut faire l’objet de poursuites. Je me réfère à un film récent, « Jeune et jolie » : la chair est faible, on le sait tous ! A celui qui, par principe, domine la tentation, mais qui a cédé à celle-ci, on réserve les poursuites pénales, la condamnation au stage - bien singulier pour ceux qui y seront soumis - ! Il y a également les travaux d’intérêt général, généralement dans un lieu associatif, public. On saura pourquoi la personne est là, car les indiscrétions, dans ce domaine, sont nombreuses ! Lui verra sa peine inscrite au casier judiciaire, même si ce n’est pas pour longtemps. Bizarrement, les sommiers judiciaires ne se vident pas si aisément qu’on le croit !

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Je pense au jeune homme qui, un soir de concours réussi, comme jadis quand on allait au service militaire, ou lors d’un match de football triomphant, arrosé d’un peu trop de bière, cédera à la tentation. On verra ce que cela donne au moment où il sera en concurrence pour devenir ingénieur en chef de la SNCF. Cela reste !

Peut-on véritablement considérer que c’est avec cette loi que l’on va éradiquer ce mal - car c’en est un - qu’est la prostitution ? Est-ce une loi que nous devons inscrire dans notre arsenal législatif ? Certainement pas ! Il n’en demeure pas moins que ce qui est en question, c’est la liberté des êtres humains à disposer de leur corps ! L’adulte a le droit de disposer de son corps. Michel Foucault, jadis, évoquait dans ses cours la « police des corps », cette tentation ultime des régimes totalitaires. Il ne suffit pas de discipliner la vie : encore faut-il discipliner les corps et, pour finir, les âmes ! La discipline des corps en est l’expression : on interdit aux adultes, dans leur quête, d’avoir du plaisir avec un autre adulte rémunéré. Pourquoi pas, si l’autre a choisi cette contrepartie ? C’est aussi sa liberté. On l’interdit au motif que, par définition, on contraint les femmes à se prostituer et, dans ces conditions, on estime que c’est l’auteur qui doit payer et être puni ! Ce n’est pas concevable !

Je ne veux pas entrer dans les débats que l’on connaît dans ce domaine. Je dis simplement, au regard de la liberté élémentaire, qu’on a le droit de disposer de son corps dans l’intimité de la vie privée, si menacée aujourd’hui, pourvu que ce soit sans contrainte, sans violence - car elle est insupportable et, à mes yeux, criminelle -. Sous cette réserve, quelles que soient les motivations - ambition, cupidité, argent, désir, ou plaisir - cela regarde chaque être humain adulte.

Ce qui doit être notre première préoccupation, je le répète, ce sont les réseaux mafieux criminels, non la transformation du code pénal en affichage d’idéologies !

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - J’ai noté votre souhait de lutter contre les réseaux de traite des êtres humains. On ne peut que partager cet avis, qui est également pleinement celui du président de la commission spéciale ! Ceci nous ramène aux propos que tenait, la semaine passée, l’adjoint au procureur national anti-mafia italien, qui appelait de ses vœux un parquet européen et une politique européenne de lutte contre la mafia.

M. Robert Badinter. - Je le connais. J’espère que l’on pourra organiser, après les élections européennes, une coopération renforcée, d’ailleurs prévue dans le texte du Traité. On passera ainsi d’Eurojust à un parquet européen. Ceci est nécessaire, dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres tels que la drogue ou la corruption.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Merci pour la clarté de vos propos, Monsieur le ministre, que je ne partage toutefois pas fondamentalement. Je suis de celles et ceux qui pensent que la prostitution n’a pas changé. Ce sont les formes de prostitution qui ont changé mais, fondamentalement, le fait d’acheter un acte sexuel est bien ancré dès le départ dans ce qu’est la prostitution.

Je n’ai hélas pas le temps de creuser ce que vous appelez « consentement » et « contrainte ». Ceci mériterait un débat. Existerait-il un mal profond, qui concernerait les réseaux, ainsi qu’on l’entend souvent dire aux intervenants que nous auditionnons, et une autre forme, plus acceptable, de prostitution ? Pour ma part, je ne le pense pas !

J’ai cru comprendre, mais je ne saurais le croire venant de vous, Monsieur le ministre, que vous disiez qu’il existerait presque une fatalité dans ce phénomène de

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prostitution, voire une certaine résignation, que je ne souhaite pas, les moyens n’étant jamais suffisants. L’éducation est cependant un volet sur lequel cette proposition de loi entend agir. Comment peut-on faire en sorte que, demain, femmes et hommes n’aient plus recours à la prostitution ? Dans la société que je souhaite, ces bornes ne peuvent faire partie du paysage ! Où trouver de l’espoir ? Quel impact peut avoir le message que l’on veut porter autour de l’égalité entre les hommes et les femmes si la prostitution fait partie de la réalité en France ?

M. Robert Badinter. - Je distinguerai plusieurs problèmes parmi les observations que vous faites.

La question de l’égalité entre les hommes et les femmes ne joue ici pas du tout dans ma pensée, et ce pour une raison simple : je crois que le mouvement actuel va se poursuivre. Il y aura proportionnellement de plus en plus d’hommes par rapport au nombre global de personnes prostituées, précisément pour des questions d’évolution de la société. Pour ma part, l’égalité entre les homosexuels et les hétérosexuels est aussi un impératif catégorique.

Indépendamment de cette considération, le droit de disposer de son corps à des fins prostitutionnelle, comme le dit la CEDH, est lié à un choix individuel, sauf contrainte. Si des hommes et des femmes préfèrent se lever tard, ne pas chercher de travail, ou exercer une profession dans des conditions désolantes pour un salaire de misère, accusez la société, mais ne dites pas que le client devient un malfaiteur !

Vous pouvez choisir de prohiber la prostitution. C’est une erreur de plus. La situation que vous évoquez existe dans un certain nombre de pays. Certains interdisent la prostitution, qui représente le mal. Le problème est que, nulle part, jamais, cela n’a fonctionné !

Dans les États communistes, lorsqu’existaient les régimes totalitaires de jadis, on trouvait des prostituées, alors que la prostitution était interdite et pénalement sanctionnée pour tout le monde - clients, prostituées, proxénètes -. Je suis allé à Moscou, à Varsovie ; j’ai connu ces sociétés, qui servaient d’ailleurs de repoussoirs. Le choix que vous proposez, historiquement, est plus lourd de désastres qu’autre chose. La prohibition en la matière s’est révélée inopérante. J’ai essayé d’évoquer la pulsion sexuelle, qui fait que des hommes risquent leur vie pour la satisfaire. Tel est l’être humain ! On ne peut dire, au XXIe siècle, qu’on les ignore, comme le père Dupanloud à la fin du XIXe siècle !

On choisit, face à cette situation, en fonction de principes. J’y attache une extrême importance. J’ai dit qu’à mes yeux, c’était en effet un mal social. La maladie aussi est un mal social. La prohibition est un choix, mais il est absurde quand il s’agit de ce sujet. Le dealer qui propose son poison, on ne le poursuivrait pas, alors qu’on poursuivrait celui qui l’accepte !

S’il n’existe pas de contrainte, la prostitution est un choix moral de la part de celui ou de celle qui l’exerce. Vous pouvez interdire ce choix moral. Je n’aime pas cette position, car je sais que c’est, dans les faits, impossible à faire observer. En outre, ceci crée tous les maux secondaires que j’ai évoqués. Nous ne faisons pas une législation pour des anges, et les meilleures intentions - Dieu sait si j’en ai vues - aboutissent à paver l’enfer de textes juridiques. Vous êtes là dans les zones noires de l’espèce humaine. C’est ainsi !

Vous dites que c’est la faute des hommes. Ce qui me paraît insupportable, c’est le choix de la cible. Vous souhaitez interdire la prostitution, que vous jugez contraire aux

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valeurs de notre société. La CEDH estime qu’on a le droit de disposer de son corps, qu’il y va de l’intimité de la vie privée. On en fait ce que l’on veut, y compris pour des mobiles qui sont aussi bien l’amour, le désir, la passion, la cupidité ou l’ambition, indépendamment de l’argent. L’être humain est ainsi. Je préfère la jurisprudence de la CEDH, à laquelle nous sommes soumis : chacun est maître de disposer de son corps, pourvu qu’il soit adulte, dans le respect de l’intimité de la vie privée, et à condition qu’il n’y soit pas contraint. J’y reviens toujours, car ce sont les mafias qui exercent les contraintes. J’ai dit au départ qu’on visait une cible qui n’est pas la bonne, car cela ne permettra en rien de lutter contre la mafia, mais le contraire est évident.

Oui, cette vision du monde n’est guère optimiste. J’ai eu l’occasion, dans ma longue vie, de mesurer que, contrairement à ce que croit Rousseau, l’homme n’est pas bon. Je préfère Montesquieu. De bonnes institutions et l’éducation, comme dirait Condorcet, peuvent légèrement, dans le meilleur des cas, tempérer ce qu’il y a de fondamentalement mauvais dans la nature humaine !

Je m’en tiens à la CEDH. Vous pouvez faire un autre choix. Je le respecte. Je comprends que l’on haïsse la prostitution. C’est également mon cas, mais ce n’est pas le sujet. Il s’agit d’un problème social, d’une question de bonne ou de mauvaise loi ; or, la loi qu’on vous propose, telle qu’elle est, est une mauvaise loi ! Si elle doit être votée, elle le sera, et ira rejoindre, au cimetière, sous la lune des textes inutiles - ou pires - un grand nombre d’autres !

Mme Hélène Masson-Maret. - Monsieur le Ministre, je m’adresse à vous en tant que défenseur des droits de l’homme : vous êtes un symbole, et votre présence est aujourd’hui capitale face à une loi souvent ambiguë, vis-à-vis de laquelle on ne sait pas toujours quelle position prendre. Vous avez été très clair. En tant que défenseur des droits de l’homme, vous avez évoqué Michel Foucault. C’est quelqu’un qui s’est battu contre la police des corps. Il est donc très important de le citer.

Vous avez également évoqué rapidement les sources de cette loi, et le positionnement des féministes américaines, avec la loi sur les genres. Je voudrais bien évidemment citer ici Margaret Mead, Karen Horney, Ruth Benedict, et toutes ces féministes américaines…

M. Robert Badinter. - … Ou Judith Butler. Ceci concerne Elisabeth Badinter !

Mme Hélène Masson-Maret. - Cette loi n’est-elle pas en train de dévier une pensée féminisme ? Ceci m’inquiète énormément.

Je souhaiterais à présent vous poser quatre questions en tant que juriste. Vous n’aurez pas le temps de me répondre, mais peut-être aurez-vous l’amabilité de le faire par écrit ou d’une autre façon.

Tout d’abord, comment expliquez-vous que cette loi ait été votée par l’Assemblée nationale, au-delà des clivages politiques, sans réflexion véritablement profonde, et de façon finalement presque confidentielle ?

En deuxième lieu, vous n’avez pas abordé le caractère migratoire de la loi, qui est très important. On va en effet accorder des avantages à des populations venant du monde entier, avec cartes de séjour, etc.

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Que pensez-vous de l’amendement concernant la vulnérabilité des prostituées ? Il s’agit là d’une chose extrêmement importante.

Enfin, j’ai bien compris que vous étiez contre cette loi au nom des droits de l’homme, et je vous suis absolument pour ce qui est de l’argument de la CEDH, mais une question reste cependant en suspens : dans les pays indonésiens et autres, la pénalisation du client par rapport aux mineurs, dans le cadre du tourisme sexuel, a eu un certain impact. Cela ne laisse-t-il pas entendre que la pénalisation peut avoir quelque effet ?

Il serait intéressant que nous puissions avoir une réponse à ces questions.

M. Robert Badinter. - Je suis à votre disposition. C’est la moindre des choses, à tous égards.

S’agissant des conditions du vote de la loi, la pratique parlementaire montre que tous les bancs ne sont pas nécessairement remplis au moment du vote d’une loi. Je crois qu’en l’espèce, ils ne l’étaient pas spécialement. J’ajoute que ceci a été débattu en un temps limité. Ce n’est pas la seule loi acquise dans ces conditions - on en connaît de plus importantes.

Je souhaite que, dans cette maison, où les travaux sont particulièrement sérieux, vous examiniez tous les aspects de la loi. J’insiste notamment sur le fait d’écouter celles et ceux qu’elle concerne. Peut-être l’avez-vous déjà fait : c’est à la fois déchirant et éloquent. Il ne faut jamais perdre de vue que c’est à eux que s’adresse d’abord cette loi, y compris en matière sanitaire, qui n’est pas le plus mince des problèmes que j’ai évoqués.

En ce qui concerne la question de la personne vulnérable, nous sommes d’accord : je trouve tout à fait légitime qu’on les assimile aux mineurs.

Pour ce qui est du caractère migratoire, j’ai rappelé au début que la prostitution d’aujourd’hui est déambulatoire, ce qui entraîne une présence importante sur le sol français d’étrangères ou d’étrangers se livrant à la prostitution. Par rapport au pourcentage de nationaux, cela a beaucoup changé depuis vingt ou trente ans, surtout durant les dix dernières années.

Il faut que vous fassiez venir le directeur des libertés publiques, ou le ministre de l’intérieur, à propos de la question de la réinsertion des personnes prostituées qui veulent quitter la prostitution, sujet qui m’a énormément préoccupé. Des régularisations sont en effet prévues.

Dans le moment où nous sommes, avec ce qui se passe en Ukraine, la mafia fait venir des prostituées pour trois mois en leur promettant une carte de résidence et une carte de travail. C’est une ignominie de plus, car ils utiliseront les dispositions d’une loi qui est foncièrement généreuse à leurs fins. Ce sera un appel d’air. Dans ces pays, partir, avoir le droit de séjour et une carte de travail est un rêve ! On voit ce qui se passe au Sud, à Lampedusa. Voyez comment les gens peuvent risquer leur vie ! C’est une question très importante, car le résultat, pour celles qui auront été attirées de la sorte, sera navrant !

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - Nous devons à présent achever notre réunion. Je vous propose de répondre par écrit à la dernière question.

M. Robert Badinter. - Je vais vous répondre immédiatement en aparté !

La réunion est levée à 16 h 35.

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MISSION COMMUNE D'INFORMATION « NOUVEAU RÔLE ET NOUVELLE STRATÉGIE POUR L'UNION EUROPÉENNE DANS LA

GOUVERNANCE MONDIALE DE L'INTERNET »

Mardi 8 avril 2014

- Présidence de M. Gaëtan Gorce, président -

Audition de M. Thierry Breton, ancien ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, président directeur-général d’Atos, chargé de deux missions sur

le cloud par le Gouvernement et par la Commission européenne

La réunion est ouverte à 16 h 05.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Je vous remercie, Monsieur le Ministre, de vous être rendu disponible pour nous apporter votre éclairage sur la question de la gouvernance mondiale d’Internet et sur la nouvelle stratégie de l’Union européenne dans ce domaine. Nous vous avons sollicité parce que vous avez été chargé de deux missions sur le cloud, par le Gouvernement et par la Commission européenne. Pouvez-vous nous présenter les grandes lignes des conclusions que vous en dégagez aujourd’hui ?

M. Thierry Breton . – Merci madame la rapporteure. Je suis très heureux de me trouver ici. Le sujet que nous abordons est essentiel pour la nation comme pour l’Europe ; j’y travaille depuis longtemps, puisque j’ai été sollicité dès 1993 pour conduire une réflexion sur l’enseignement des technologies du futur à l’Université de Troyes : j’en discutais d’ailleurs à l’instant avec M. Adnot.

Je dois dire que j’ai trouvé l’intitulé de votre mission « Nouveau rôle et nouvelle stratégie pour l’Union européenne dans la gouvernance mondiale de l’Internet » un peu réducteur. Car que savons-nous de ce que sera l’Internet dans cinq ou dix ans ? Existera-t-il encore ? Internet n’est rien de plus qu’un protocole permettant l’échange et le stockage des données. Le vrai sujet est selon moi celui des données ; il est essentiel pour les entreprises comme pour nos compatriotes : ce sont les données qui seront la richesse de demain. Nous générons aujourd’hui tous les dix-huit mois autant de données que l’humanité en a créé depuis la nuit des temps. Ce bouleversement s’accompagne de nouvelles capacités de création de richesses et d’innovation.

Le principal moteur de l’innovation est aujourd’hui la proximité des données. La différence est considérable entre l’accès à des données stockées dans un environnement proche et celui à des données stockées ailleurs, dans d’autres environnements, avec d’autres régulations.

J’en viens à la mission que je mène avec Jim Snabe, co-président de SAP. Jim Snabe et moi-même faisons partie de l’European Cloud Partnership, de même qu’Hubert Tardieu, patron de la communauté scientifique chez Atos, qui m’accompagne ici, et Olivier Cuny, mon directeur de cabinet. Hubert Tardieu et moi-même avons travaillé à définir, au niveau européen, un cadre permettant la création de l’espace de confiance nécessaire au développement du cloud. Les données des Européens doivent être stockées et processées en Europe. C’est là un point sur lequel il ne faut pas transiger : nos données nous appartiennent. Nous préconisons donc qu’une politique d’opt-in, de consentement préalable, soit mise en

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œuvre par les pays qui s’accordent sur une approche régulatrice du traitement et du stockage des données. Elle sera possible si l’Allemagne et la France s’entendent pour l’initier.

Nous avions développé notre réflexion avant que les révélations d’Edward Snowden n’interviennent l’été dernier. Il est de notre responsabilité et de celle du législateur de se préoccuper des problèmes qu’elles ont révélés. Concevrait-on que les données des Chinois soient traitées en dehors de Chine, ou que les données financières des Américains le soient en dehors des États-Unis ?

Il faut aller vite. Après avoir réglementé au fil des siècles l’espace territorial, l’espace maritime et l’espace aérien, il faut maintenant instituer des règles communes pour l’espace informationnel. Nous sommes parvenus, après une période erratique, à un bon alignement des positions des pouvoirs publics français avec celles que nous défendons au niveau européen. C’est ainsi que nous créerons un espace de confiance.

La protection des données doit être adaptée à leur nature et à leur usage. Encore une fois, l’élément décisif est la confiance. Depuis l’été dernier, beaucoup d’entreprises et de gouvernements hésitent à passer en mode cloud ; il permet pourtant la mutualisation des structures informatiques, la réduction des coûts et surtout le passage en paiement à l’usage (du type pay per view). Il est vrai que cela n’est pas sans poser problème pour le recouvrement de la TVA.

Nous plaidons pour l’instauration de règles exigeantes de qualité de service (Service level agreement). Devenir opérateur de données n’est pas une fonction anodine. Pourquoi ne pas envisager qu’il faille pour cela une licence professionnelle spécifique ? Il faut bien une licence pour tenir un débit de boisson… Il suffirait que trois ou quatre pays européens se mettent d’accord sur ce point. Cette espèce de « permis de conduire » serait imposée aux opérateurs étrangers intervenant en Europe. Pour traiter des données en Europe, c’est la loi européenne qui doit s’appliquer. Les acteurs accepteront d’autant mieux de confier leurs données à des prestataires que ceux-ci seront assujettis à des législations qu’ils connaissent.

Il faut pour cela concilier des approches aujourd’hui différentes. Nos amis allemands ont tendance, depuis l’été dernier, à se replier sur eux-mêmes. Le couple franco-allemand pourrait pourtant être un élément moteur pour la création de cet espace de confiance. Il suffirait que soit mise en place une régulation simple avec un niveau de sécurité uniforme. La France a eu jusqu’ici un rôle très moteur dans cette affaire. Elle a réussi à entraîner certains de ses partenaires, y compris nos amis britanniques, pourtant réticents.

Venons-en à présent au second aspect de la question. Arnaud Montebourg m’avait confié la mission de réfléchir, avec Octave Klaba, fondateur d’OVH, aux manières d’optimiser le cloud. C’était là l’un de ses 34 « projets d’avenir ». Nous avons procédé à une très large consultation des acteurs français. Il en résulte aujourd’hui un document finalisé assez exhaustif. Parmi ses principales conclusions figure le rétablissement de la confiance nécessaire pour que les acteurs économiques fassent appel au cloud, puisque cela implique qu’ils acceptent de confier leurs données à des tiers. On y parviendra par la création d’une labellisation secure cloud, équivalente à un permis d’opérer.

Nous insistons par ailleurs sur l’opportunité de développer des applications destinées aux collectivités locales, comme il en existe déjà en Grande-Bretagne. Il est vrai que notre système fiscal ne les incite pas à y recourir, notamment du fait des difficultés induites par

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notre fiscalité : il est possible de récupérer la TVA sur l’investissement, pas sur le fonctionnement…. C’est là un combat à mener pour ces collectivités.

Nous avons enfin défini des critères pour que l’écosystème soit favorable au cloud. Opérer des plateformes de cloud est très consommateur d’énergie. Une plateforme Amazon, par exemple, consomme à peu près autant qu’une ville de 10 000 habitants. Il faut donc disposer d’une bonne qualité de courant et d’une bonne prévision de prix. Dans ces conditions, le parc nucléaire français représente une carte importante à jouer. Autant de raisons pour lesquelles l’État doit intervenir dans cette transition.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – La question des données est au cœur de notre réflexion. Comme vous, nous n’avons pas attendu l’affaire Snowden pour nous la poser. Comment est-il possible, selon vous, d’assurer un service sécurisé du cloud tant que l’Europe ne maîtrise pas tous les facteurs matériels et logiciels qui soutiennent ce service ? La seconde question résulte de l’asymétrie entre juridictions européennes et américaines. Les États-Unis peuvent avoir la mainmise sur des données même si elles sont stockées en Europe. De ce point de vue, comment analysez-vous le projet de règlement européen actuellement en discussion ?

M. Thierry Breton . – Vous faites référence au Patriot Act. Je vous répondrai en tant que chef d’entreprise et que prestataire de traitement de données. Nous constatons aujourd’hui une préoccupation systématique de nos clients tant pour leurs propres données que pour leur responsabilité vis-à-vis de leurs clients. Il est indispensable que l’Union européenne prenne sur ce point une position ferme. La période est favorable pour ouvrir des discussions bilatérales avec les États-Unis, mais les Européens doivent s’y présenter groupés. Or depuis quelques mois l’Allemagne tend à faire cavalier seul, ce qui m’inquiète.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Comment avez-vous compris l’appel de Mme Merkel à la constitution d’un Internet européen ?

M. Thierry Breton . – Il faut distinguer la question du stockage de celle des flux. Pour des raisons sans doute historiques, l’Allemagne a une relation passionnelle à la protection des données. C’est là une question à laquelle il faut une réponse politique. Vous aurez à réguler ce quatrième espace, de même que vous êtes déjà législateurs des trois premiers : comme il y a des sénateurs spécialistes du droit maritime ou aérien, il faudra des spécialistes non du droit d’internet, mais du droit informationnel.

Nous pourrions très bien faire comme les Américains et les Chinois : demander que les routeurs soient localisés sur le territoire européen, et qu’ils répondent aux règles européennes. On en revient au Patriot Act…Il est curieux que dans un monde totalement délocalisé, globalisé et dématérialisé, la territorialité existe pour le stockage et pour le flux des données ! Il n’y a pas d’autres solutions ; les Européens doivent avoir la force de le dire, sans apparaître rétrogrades : un continent de 565 millions d’habitants peut parfaitement agir comme un continent de 380 millions ou un autre de 1 200 millions.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Pour l’instant, l’Europe ne nous semble pas maitriser tous les aspects du cloud.

M. Thierry Breton. – Les routeurs sont devenus des commodities. Plutôt que d’interdire ceux qui sont fabriqués en Chine, il vaudrait mieux s’en tenir au principe selon lequel une technologie doit répondre à un certain nombre de normes pour être utilisée sur un

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territoire donné. Nous avons besoin d’utiliser une technologie ouverte et mondiale, et pas d’en recréer une. J’ai eu à gérer, en 1975, la fin du Plan Calcul : ne nous mettons pas dans une situation intenable sous prétexte d’être indépendants. La solution réside dans la création d’un espace régulé et ouvert. Un contrôle a posteriori est bien préférable à un procès d’intention. Il nous faut accepter les technologies, sans avoir la naïveté d’oublier de leur appliquer nos règles.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Quel bilan faites-vous du grand emprunt dans son financement du projet de cloud français? La presse a également rapporté vos propos : « l’industrie des télécoms brûle et nous regardons ailleurs »…

M. Thierry Breton. – Je ne me suis pas fait beaucoup d’amis avec cette formule.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Quels sont les grands axes d’une politique efficace ?

M. Thierry Breton. – Le grand emprunt vient juste de démarrer. Il est difficile d’en faire le bilan. Un bon système et des règles de droit claires, appliquées à tous, valent mieux que des démarches protectionnistes. Qu’est-ce au juste qu’un cloud souverain ? Pour le gouvernement chinois, à Hong Kong, nous effectuons sur notre propre cloud la comptabilité, la paye, le contrôle d’accès en Chine, les transports. Le cloud appartient à une société française, qui respecte les règles strictes qui lui ont été imparties.

La tribune du Monde a été publiée au moment où le gouvernement précédent, celui de M. Fillon, avait décidé, ce qui a été une énorme erreur, d’octroyer une quatrième licence de téléphonie mobile. Elle était parue sous le titre « Free menace l’innovation en France », ce qui ne correspondait pas à mon propos. La régulation des télécoms en France et en Europe a été marquée par une erreur tragique. Nous nous retrouvons avec une centaine d’opérateurs, contre quatre aux États-Unis et trois en Chine. Les lobbyistes vous expliqueront que c’est bien. Il est vrai qu’en réduisant le nombre des opérateurs à quatre ou cinq, on a 80 % des parts de marché. Ce système est néanmoins destructeur de valeur.

L’Europe et la France étaient leaders sur ces marchés. Quand en 1999, chez Thomson, j’ai lancé la télévision sur ADSL, avec Serge Tchuruk, président d’Alcatel et Martin Bouygues, en 1999, nous étions les premiers. En tant que président de France Télécom, j’ai ensuite déployé le réseau ADSL afin que la télévision soit accessible sur l’ensemble du territoire national. La France a également été l’inventeur du GSM. Et voilà que notre industrie des télécoms sert à financer la dette que des personnes physiques ont contractée pour devenir les opérateurs d’un bien public. Les capacités de financement que nous avions créées sont réduites comme peau de chagrin, alors que nous sommes à la veille d’une vague gigantesque d’investissements pour le haut débit, la fibre ou la 5G.

Il est urgent de revoir notre régulation. J’ai un grand respect pour les entrepreneurs français, pour Iliad et Free qui saisissent les opportunités intelligemment. SFR s’est bien développée. Bouygues a montré son sens de l’innovation en s’alliant avec Do Communications over the Mobile Network (Docomo), au Japon. Il n’en reste pas moins que le système actuel n’est pas adapté aux enjeux. Il est temps de le réformer. Nous en avons parlé avec M. Silicani. Lors de la création de l’Arcep, j’avais mentionné dans les missions du régulateur, l’importance de l’innovation et de l’emploi. L’Arcep semble les avoir oubliés. Il serait bon que le parlement les lui rappelle.

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Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Vous avez préconisé le rapprochement de l’Arcep, dont nous avons auditionné le président, avec le CSA. Qu’est-ce qui justifie la fusion plutôt que le rapprochement ?

M. Thierry Breton. – Le CSA est assez proche des télécommunications. La concentration des opérateurs de télécommunications est inévitable, à terme. Il s’agit toujours de transférer des données. On commence à le dire en Europe, on va le dire en France. L’allègement de leurs tâches laissera aux autorités de régulation en France le loisir de traiter d’autres questions, comme par exemple celle des données qu’il serait très utile d’unifier. L’autorité de régulation des télécoms a accompagné le passage d’un monde dominé par le contrôle étatique à un monde plus libéral. Dans la phase de concentration des opérateurs, l’Autorité de la concurrence est bien plus présente que l’Arcep.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Quelles sont les contraintes qui pèsent sur les entreprises, au-delà de la régulation ?

M. Thierry Breton. – En France, dans le domaine spécifique des télécommunications et des nouvelles technologies, où j’ai travaillé, les contraintes sont liées au droit du travail ou à certaines rigidités. Lorsque j’étais à la tête de France Télécom, il incombait au régulateur de mener un travail d’accompagnement et de transition, dans un contexte de privatisation du secteur. Je n’ai pas eu de problème à l’époque. Des dérives sont apparues quand on est allé trop loin, notamment avec l’attribution de la quatrième licence.

La spécificité du système fiscal est une autre contrainte. Vous avez beaucoup travaillé sur le système fiscal, au parlement. Dans l’émission de radio Le vrai faux de l’info, j’ai dit qu’au cours du dernier quinquennat, chaque jour ouvré voyait une nouvelle disposition fiscale. Le journaliste a confirmé mon propos, disant qu’il était en–dessous de la réalité. La mauvaise nouvelle, c’est que cette inflation fiscale perdure et les entreprises sont contraintes de s’y adapter.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Qu’en est-il du projet Bluekiwi, projet européen des réseaux sociaux ?

M. Thierry Breton. – Le mail est un instrument archaïque et linéaire. Nos collaborateurs passaient 16 heures à traiter leurs mails, soit la moitié de leur temps de travail. Or, seulement 12 à 15% de ces courriers électroniques sont utiles. Atos vend de la productivité, de l’innovation technologique et du confort ; c’est également ce que nous recherchons pour notre entreprise. J’ai décidé que nous serions la première entreprise au monde à fonctionner avec zéro mail. Un plan zéro mail a été lancé, il y a trois ans. Un comité scientifique a recherché des technologies mettant en œuvre d’autres systèmes de collaboration et de coopération. Nous avons acheté Bluekiwi, une start-up française, que nous avons intégrée et développée. Trois ans plus tard, le nombre de mails en interne a diminué de 60 %, l’objectif étant poussé à 80 % en juin prochain parce qu’un socle de 20% reste indispensable. Gartner nous suit avec attention, car c’est une première mondiale.

Dans notre groupe, nous avons désormais plus de 3 500 communautés qui travaillent entre elles. Le travail peut se faire par communauté (marketing, juristes…) ou par contrat. Une vue d’ensemble s’est substituée à la linéarité, assurant gain de temps, souplesse et facilité. D’autres outils complètent Bluekiwi, comme SharePoint, la messagerie instantanée ou tout simplement la communication verbale – pourquoi s’envoyer un mail, quand on peut se parler ?

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M. André Gattolin . – La question de la consommation énergétique du cloud est importante, celle de la sécurisation ne l’est pas moins. Si l’alimentation du système n’est pas garantie ou est concentrée dans certains endroits stratégiques, quels modèles sont-ils envisagés ? Si une centrale nucléaire est protégée et qu’un autre objet stratégique la côtoie, fonctionnent-ils indépendamment ou bien leur protection est-elle liée ?

M. Philippe Adnot. – Je salue la capacité prospective de M. Breton. Lorsqu’il était patron de Thomson, j’ai demandé à y faire un stage, car je voulais savoir comment une entreprise offerte pour un franc aux Coréens avait pu être valorisée en bourse à 100 milliards, trois ans plus tard. La consommation énergétique du stockage des données, des data centers et du cloud représente un enjeu colossal. Une innovation consisterait à récupérer la chaleur qu’ils émettent plutôt que de consommer de l’énergie pour les refroidir. Est-ce crédible ? Dans l’Aube, nous avons développé une régulation de l’énergie par stockage par volant d’inertie. Cette technique a un taux de rendement extraordinaire.

M. Thierry Breton. – Traiter des données n’est pas un travail anodin. Cela requiert un certain nombre d’éléments de régulation et une qualité de service qui consiste par exemple à s’assurer pour les télécoms qu’il y a une double boucle. Nous traitons des dizaines de millions de mails de nos compatriotes dans nos data centers. Nous respectons des consignes très strictes de sécurisation pour l’alimentation en énergie ou pour basculer immédiatement sur des générateurs et des onduleurs sur site. Notre fuel est contrôlé chaque semaine pour éviter que des particules impropres ne le bloquent. Nous disposons également de deux sites pour la quasi-totalité des infrastructures que nous opérons, dont l’un est utilisé en back-up et en miroir de l’autre, sur un autre lieu. Dans le secteur bancaire, nous sommes le premier opérateur européen en matière de paiements électroniques. Juste avant Noël, un problème d’infrastructures en Belgique menaçait de paralyser 80% des transactions par carte. Il ne nous a fallu qu’une heure vingt pour rebasculer le système vers notre site miroir.

M. André Gattolin . – C’est de la défense stratégique !

M. Thierry Breton. – Nous sommes des opérateurs privés et nous devons répondre aux contraintes de nos clients, lesquelles peuvent être extrêmement strictes quand il s’agit du gouvernement chinois de Hong Kong ou de la défense britannique ou allemande. Puisque le cloud peut comporter toutes sortes de données, stratégiques ou non, une régulation est indispensable.

M. Philippe Adnot. – Qu’en est-il des innovations consistant à faire éclater encore un peu plus le stockage pour récupérer plus facilement l’énergie, et transformer une charge en profit ?

M. Thierry Breton. – Des groupes comme Schneider Electric y travaillent. Ce qui est coûteux, c’est le refroidissement dans la gestion des data centers. On est à la limite de la loi de Moore : on ne peut pas réduire la concentration des processeurs intégrés sur une puce, compte tenu de l’échauffement. Le refroidissement devient un enjeu essentiel. Nous disposons d’un data center très moderne, qui est situé en Finlande, car l’accès aux fjords facilite le refroidissement.

M. Philippe Adnot. – Qu’en est-il de l’utilisation de cette chaleur pour remplacer une autre énergie ?

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M. Thierry Breton. – C’est un vrai sujet. Il y a des projets, celui des barges géantes, par exemple. À partir du moment où l’on double le nombre des données générées par l’humanité tous les dix-huit mois, et où on les stocke ad vitam aeternam, cela pose des questions physiques, mais aussi morales et politiques.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Il y aurait aussi la question de la neutralité du net.

M. Thierry Breton. – Je suis à votre disposition pour en parler lors d’une prochaine réunion.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Je vous remercie d’avoir déjà répondu à ces questions.

- Présidence de M. Gaëtan Gorce, président -

Audition de M. Olivier Iteanu, avocat à la cour d’appel de Paris et président d’honneur de l’Internet Society France

M. Gaëtan Gorce, président. – Nous entendons Me Olivier Iteanu, avocat à la cour d’appel de Paris, professeur à l’université de Paris XI. Vous enseignez, étudiez et commentez le droit du numérique. Votre contribution nous aidera à mieux comprendre les enjeux du sujet.

M. Olivier Iteanu, avocat à la cour d’appel de Paris et président d’honneur de l’Internet Society France – Avocat depuis vingt-cinq ans, je me suis intéressé au droit des technologies de l’information dès l’origine. Je suis chargé d’enseignement à l’université de Paris I-Sorbonne, en Master 2 de droit du numérique. J’enseigne également à Paris XI, le droit des communications électroniques internes, dans le seul master 2 en Europe à être dédié au droit de l’espace et des télécoms. J’ai publié en avril 1996, Internet et le droit, chez Eyrolles, éditeur auquel je suis resté fidèle.

J’ai été confronté à la question de la gouvernance comme président de l’Internet Society France (Isoc), de 2000 à 2003. J’ai suivi les travaux de l’ICANN, avant même sa création. J’étais à Berlin, en 1998, en mission commandée par le Club informatique des grandes entreprises françaises (Cigref). J’ai été désigné dans un Comité statutaire de l’ICANN qui devait réfléchir à la création du comité At-large, dont Sébastien Bachollet était le représentant jusqu’à il y a quelques jours. J’ai été l’un des deux Européens désignés, l’autre étant Carl Bildt. J’ai enfin été nommé dans un comité statutaire qui réfléchissait au devenir du Whois, base de données qui suscitait un certain nombre de convoitises.

Dans la gouvernance mondiale de l’Internet, on incrimine beaucoup le gouvernement américain. Depuis le 6 ou 7 juin 2013, on connaît le programme de surveillance américain, Prism (Planning Tools for Resource Integration), auquel adhèrent des entreprises américaines, Microsoft depuis 2007, Apple depuis la fin 2012, Facebook et Google également. Aux États-Unis, les entreprises ont compris les véritables enjeux du stockage des données, ce qui n’est pas encore le cas en Europe. Quand j’étais au comité de l’ICANN, je pouvais connaître à la seconde le cours de bourse de Cisco…. Les entreprises américaines ont pénétré l’ICANN. Ce n’est pas la National Security Agency (NSA) qui surveille les populations, mais bien Google et Facebook. Les entreprises américaines ont été

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autorisées à surveiller les populations, en échange de quoi elles ont mis la main dans le pot de confiture des données.

Comment faire émerger les entreprises européennes ? Deux grands intermédiaires techniques interviennent lorsque l’on veut se connecter au réseau. Les opérateurs de télécoms, devenus depuis 2004 et l’apparition des fournisseurs internet, opérateurs de communications électroniques, et les hébergeurs. Les opérateurs ont un statut défini par le code des postes et communications électroniques : ils doivent se déclarer auprès de l’Arcep et le défaut de déclaration est sanctionné d’une peine pénale ; ils sont soumis à un cahier des charges prenant en compte les contraintes de sécurité nationale. Les opérateurs ont des formalités préalables à remplir et des obligations vis-à-vis des consommateurs, de la sécurité nationale et de la défense. S’ils manquent à ces obligations, ils risquent de voir leur statut suspendu ou retiré. Les hébergeurs, eux, sont dans une situation de libre concurrence totale.

Cette distinction, de plus en plus difficile à opérer sur le plan technique, n’a plus lieu d’être du point de vue de la sécurité nationale ou de la défense. Des acteurs, comme Amazon, ne sont pas seulement libres, ils soumettent de surcroît ceux qui ont recours à eux à une loi étrangère. Certes, le rapport Falque-Pierrotin du Conseil d’État avait raison d’affirmer qu’Internet n’était pas une zone de non-droit ; mais comme je l’ai écrit sur mon blog, ce n’est pas une zone de droit pour tout le monde : face aux géants du Web que sont Google, Facebook ou Twitter, le citoyen européen est-il dans une zone de droit ?

Voilà pourquoi je propose que ces hébergeurs reçoivent un régime statutaire comme les opérateurs, et soient pénalement sanctionnés s’ils ne le respectent pas. Si un opérateur osait soumettre ses clients à une loi étrangère, l’Arcep réagirait immédiatement ! Nul n’a jamais trouvé à y redire du point de vue du droit de la concurrence. De nouveaux acteurs européens pourraient ainsi émerger. Une telle réglementation existe déjà en matière de données de santé. L’affaire Prism a été un tsunami qui a révélé la collaboration entre les géants du Web et l’État américain. Le Sénat américain, au moment de reconduire le Patriot Act, a rejeté les amendements déposés par des démocrates pour garantir les libertés fondamentales.

M. Gaëtan Gorce, président. – Pouvez-vous détailler votre proposition ?

M. Olivier Iteanu . – Il s’agirait de créer un régime juridique d’enregistrement, voire d’agrément pour les données les plus sensibles, comme en matière de données de santé, avec un bras armé pour le faire respecter. Il faudrait rédiger un cahier des charges qui pourrait être intégré au code des postes et des communications électroniques, et qui interdirait par exemple de communiquer des données à un pays étranger, et renforcerait l’obligation, déjà en vigueur depuis l’ordonnance d’août 2011, de notifier toute faille de sécurité, sous peine de sanctions. Le parquet vient enfin d’ouvrir une enquête préliminaire sur Skype.

Vous, législateurs, avez un rôle à jouer. Il n’y a que le droit qui puisse faire reculer les géants du Web.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Le système de Safe Harbor doit-il être abandonné ? Que pensez-vous de la neutralité du Net, qui est comprise de manière si différente en France et aux États-Unis ?

M. Olivier Iteanu . – Le Safe Harbor a toutes les apparences d’un régime agréable, politiquement correct, d’autorégulation, qui convient bien à la société américaine.

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Créé par le Département du commerce des États-Unis, ayant recueilli l’adhésion des entreprises américaines, il a finalement été accepté, sans possibilité de contrôle ni de sanctions, par la Commission européenne, qui a fait preuve en cela d’une certaine naïveté. Depuis, les autorités de régulation des Vingt-Neuf et la Commission elle-même ont exprimé leur mécontentement. Il faut profiter du mouvement créé par l’affaire Prism pour dénoncer son efficacité très limitée. Pour moi, Safe Harbor 1, sans possibilité de sanctions et sans engagement des autorités américaines pour son contrôle, est mort. Bien sûr, l’autorégulation sur laquelle repose ce système a été introduite dans notre droit, comme avec les correspondants informatique et liberté, mais quand même, la CNIL veille ! Peut-être les Américains veulent-ils laisser tranquilles ces gens parce qu’ils leur rendent des services…

Que penser d’un opérateur téléphonique qui refuserait de servir les ruraux ou pratiquerait un tarif différent selon le quartier de la ville où ils résident ? Je vois bien que les opérateurs aimeraient voir évoluer la situation pour des questions de gros sous, et récupérer une part du gâteau de Google ou de YouTube et sont mécontents de l’utilisation de la bande passante. L’arme juridique en France est jusqu’à présent le service universel, dont l’accès à Internet fait partie. L’en retirer du point de vue de l’utilisateur provoquerait une fracture non seulement sociale, mais également géographique ; il en résulterait une société à plusieurs vitesses, ce qui devrait tout particulièrement préoccuper le Sénat. Toute la société ou presque a en effet basculé autour des réseaux numériques : peu d’activités économiques lui sont étrangères.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – En tant que président d’honneur de l’Isoc-France, pouvez-vous nous parler de vos relations avec l’ICANN ?

M. Olivier Iteanu . – Cela fait dix ans que je ne suis plus opérationnel à l’Isoc, que j’ai cofondé en 1996 ; le but était alors de promouvoir un message consensuel : Internet pour tous. Je n’ai pas pénétré les arcanes de ma désignation au sein de l’ICANN ; mon appartenance à l’Isoc, qui a contribué à sa création, y est certainement pour quelque chose. Dix ans après, je pense que l’Isoc, qui se borne aujourd’hui à enregistrer les « .org », ce qui constitue son financement, a bien travaillé pour les États-Unis d’Amérique. Nous avions des objectifs louables, mais n’avons pas vu que l’influence américaine pouvait s’appuyer sur le réseau : voyez comme les directives européennes s’éloignent du droit français, sur l’autorégulation par exemple, totalement absente de la loi de 1978. L’Isoc est proche de l’ICANN, même si cette proximité n’est ni organique, ni financière.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Les auditions auxquelles nous avons procédé font apparaître un manque de transparence de ces organismes, qui ne sont pas responsables de leur activité devant les gouvernements. Comment y remédier ?

M. Olivier Iteanu . – L’ICANN est transparent, au contraire, mais dans un foisonnement de données qui brouille les pistes très savamment ! Voilà un bel exemple de law intelligence, par laquelle un acteur utilise le droit pour asseoir son pouvoir. L’Icann est une société à but non lucratif, sans associés ni assemblée générale, mais avec des stakeholders, et dépendant du droit californien, lequel dans mon souvenir, ne connaît dans ce cas d’action en responsabilité. Je ne vois pas comment ouvrir ce système où tout a été soigneusement prévu pour le mettre dans les mains du Département du commerce. La seule façon d’être efficace, c’est d’agir en dehors. Il faut prendre au mot les États-Unis qui proposent de rendre multilatérale la gestion des ressources rares d’Internet, ou réfléchir comme M. Pouzin à un système de nommage parallèle. Mais cela signifierait se couper de la patrie du Web. Cette

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révolution est difficile à imaginer, d’autant plus que Microsoft, Google, Facebook entrent dans nos propres entreprises à tous les niveaux.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Que pensez-vous des instances d’arbitrage et de médiation, qui participent aujourd’hui à la régulation ? Êtes-vous favorable à la création d’une instance de ce type pour assurer la mise en œuvre d’une constitution d’Internet ?

M. Olivier Iteanu . – Je suis très méfiant à l’égard de l’arbitrage, qui implique un coût – de 1 500 dollars actuellement pour les noms de domaine à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle à Genève, cette taxe étant redistribuée aux panelistes et aux experts. Je suis très attaché au service public de la justice au sens large, incluant l’expérience originale de la Cnil. Lorsque celle-ci condamne à des amendes de 150 000 euros, cela fait sourire outre-Atlantique ; mais ces acteurs sourient un peu moins lorsqu’elle publie la condamnation, tant ils sont attentifs à leur e-réputation. Comme on peut en retrouver la trace dans la base de jurisprudence Legalis.net, j’ai vu des entreprises telles qu’E-Bay reculer. À la fin des années 1990, le juge Gomez a non seulement condamné Yahoo pour la vente aux enchères d’insignes nazis, mais il a cherché à savoir comment exécuter cette décision aux États-Unis. Malgré des contre-feux allumés en Californie, Yahoo a fini par se soumettre. Même un petit juge français est à même d’infléchir l’e-réputation de ces géants– en fait, il est le seul à le pouvoir. C’est l’arme principale de la Cnil : dans le domaine du BtoC, soit les services aux consommateurs, une entreprise a vu son chiffre d’affaire baisser brusquement de 40 % dans les semaines qui ont suivi l’annonce de sa condamnation. L’arbitrage représente un coût et il s’agit d’une boîte noire qui n’est pas si efficace qu’on le dit : la concentration du pouvoir de juridiction rend l’action des lobbies plus facile.

Quant à une constitution pour Internet, qui aurait comme je le souhaite une force obligatoire, elle n’est pas pour demain !

M. Gaëtan Gorce, président. – Je vous remercie.

Audition de MM. Jacky Richard, rapporteur général, et Laurent Cytermann, rapporteur général adjoint, de la section du rapport et des études du Conseil

d’État

M. Gaëtan Gorce, président. – Nous accueillons maintenant MM. Jacky Richard, président adjoint et rapporteur général, et Laurent Cytermann, rapporteur général adjoint, de la section du rapport et des études du Conseil d’État. La précédente audition a été l’occasion de soulever l’hypothèse d’un statut de l’hébergeur, qui serait ainsi soumis à des obligations et à des sanctions. Vous aborderez peut-être cette question ?

M. Jacky Richard, président adjoint et rapporteur général de la section du rapport et des études du Conseil d’État. – Tous les ans, notre institution détermine un thème pour le seul de ses travaux qui dépend de son choix. Cette année, après le droit souple, les agences et « consulter autrement, participer effectivement », le Conseil d’État a décidé de travailler sur le numérique et les droits et libertés fondamentaux. Ce thème, que la section des études avait déjà proposé il y a quelques années, a fini par être jugé de la plus grande importance.

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Depuis cet été, nous avons procédé à une soixantaine d’auditions, d’hommes et de femmes de l’art, mais aussi de juristes, de chercheurs, de représentants de grands groupes numériques, de fiscalistes. Au-delà, nous avons constitué un groupe de contact – et non un groupe de travail – d’une vingtaine de personnes très intéressées par le sujet, d’horizons très divers (acteurs de l’économie numérique, représentants de grandes associations de défense des droits de l’homme ou des consommateurs, chercheurs ou techniciens) auxquels nous avons présenté nos intuitions, puis nos orientations, et à qui nous soumettons maintenant nos propositions. Nous avons été deux fois à Bruxelles, pour rencontrer des représentants de la Commission, du Conseil européen, du Parlement européen et des lobbys installés à Bruxelles. Enfin, cette étude thématique cessera d’être le travail de notre section ou de son rapporteur général pour devenir celui du Conseil d’État tout entier : elle passera par le filtre de l’assemblée générale, ce laminoir qui offre toutes les garanties en termes juridiques et de diversité des angles de réflexion. Nous présenterons notre travail fin mai à l’assemblée générale, puis début juillet aux autorités.

Deux sujets sont à l’articulation de la problématique autour de laquelle se déploie le plan général de l’étude adopté en janvier par l’assemblée générale : la gouvernance de l’Internet et la territorialité de la norme. Puisqu’il s’agit de droits fondamentaux, le Conseil d’État porte une attention très forte à la protection des données personnelles ; cependant cette problématique doit être vue dans sa complétude : Internet et le numérique en général offrent des potentialités en termes économiques et de liberté qu’il ne faudrait pas mettre sous le boisseau, sous prétexte de risques avérés d’atteintes aux droits fondamentaux.

La gouvernance présente des difficultés majeures ; il ne s’agit pas seulement d’ICANN et de ses satellites, ni uniquement de la domination d’un modèle multipartite de plus en plus contesté, mais aussi d’initiatives à l’échelle régionale ou nationale.

Il y a aussi des tensions au sujet de la gouvernance d’Internet. À cet égard, il ne faut pas sous-estimer l’effet des prises de position des États, même si cela va à l’encontre des idées reçues. Certes l’ICANN a une gouvernance souple, multipartite, qui fonctionne selon un rapport de forces établi, sans reposer sur du droit dur, mais des dispositions de droit peuvent modifier les structures d’Internet. Le traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle de 1996 a incité les États-Unis à prendre, en 1998, le Digital Millennium Copyright Act (DMCA). De même, en Europe, la directive sur le commerce, les directives sur le commerce électronique en 2000 et sur le droit d’auteur en 2001, ou la directive sur les données personnelles de 1995 ont eu des effets.

Cessons de nous lamenter sur une gouvernance d’Internet qui nous échapperait ; il est possible d’agir. Le modèle multipartite, s’il reste très présent, suscite des controverses, car le déséquilibre en faveur des États-Unis est fort. La Chine développe son propre standard pour échapper à cette gouvernance. Les sujets techniques comme la migration de l’Internet Protocol (IP) sont source d’évolutions. Un nouveau cadre est à définir. Il est possible de faire des propositions. Encore faut-il être présent ! Les Européens sont absents. Mme Revel, dans son rapport, le soulignait déjà. La conférence de Sao Paulo sera l’occasion de poser des jalons en vue d’une nouvelle gouvernance, pas seulement multipartite mais aussi intergouvernementale. L’idée défendue par la France et l’Allemagne d’une agence mondiale multipartite qui intégrerait toutes les composantes d’Internet est une piste intéressante. Nous ferons des propositions en ce sens.

M. Laurent Cytermann, rapporteur adjoint. – S’agissant de la territorialité de la norme, il importe tout d’abord de se défaire de plusieurs idées fausses mais profondément

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ancrées. Ainsi, Internet serait, par nature, a-territorial. Toutefois, dès qu’une entreprise et un particulier nouent des contacts sur la toile, des rapports de droit international privé se créent, même s’il faut définir le juge et le régime juridique applicable, celui du pays où est installé l’entreprise ou celui du pays de l’internaute. Comme beaucoup d’entreprises sont installées hors de l’Union européenne, elles sont susceptibles d’échapper à la compétence de nos juridictions. C’est parfois compliqué, mais le droit s’applique. Dans l’affaire des enchères d’objets nazis, Yahoo, qui avait été condamnée par la justice française, a été déboutée par la justice américaine qui a explicitement reconnu la compétence de la justice française pour prononcer des sanctions. De même, le juge français s’est reconnu compétent pour demander à Twitter de supprimer le hashtag « Un bon juif » ; Twitter a obtempéré et un mécanisme de signalement des insultes antisémites a été mis en place. Ces exemples montrent que le juge peut faire évoluer le droit.

Il convient ensuite de distinguer la responsabilité pénale ou civile délictuelle ou quasi-délictuelle et la responsabilité contractuelle. Dans le premier cas, l’enjeu est de déterminer la loi à appliquer, celle du pays de l’entreprise ou celle du pays de l’internaute. Les jurisprudences française et européenne ont évolué. Initialement le juge se déclarait compétent dès lors que le site était accessible depuis la France, ce qui lui donnait potentiellement une très large compétence. Désormais prévaut le critère de l’activité dirigée du site, appréciée selon un faisceau d’indices (langue du site, existence ou non d’une version française, monnaie utilisée, etc.).

En matière contractuelle, une grande liberté est reconnue aux parties pour choisir leur juge et le droit applicable. Les entreprises qui vendent des services sur Internet accompagnent souvent leurs prestations de clauses prévoyant la compétence de la législation américaine et à l’égard desquelles l’internaute est démuni. Toutefois, cette prédominance de la volonté des parties n’est pas sans limites. Les règlements européens Bruxelles I et Rome I empêchent une entreprise de priver un consommateur de la protection de sa législation nationale. La cour d’appel de Pau, dans un arrêt Sébastien R. contre Facebook, estimant que les clauses de Facebook n’étaient pas claires et que, dès lors, le consentement de l’internaute n’était pas valable, s’est reconnue compétente et a écarté la compétence de la justice américaine. Le règlement Bruxelles I bis, qui remplacera en janvier 2015 Bruxelles I, élargit le régime, puisqu’il s’appliquera aux consommateurs, même si l’entreprise est située hors de l’Union européenne. En outre, le projet de règlement sur les données personnelles, déjà voté par le Parlement européen, sera applicable aux responsables de traitement établis hors de l’Union européenne qui vendent leurs services à des consommateurs européens ou observent le comportement d’internautes européens – c’est l’application du critère de l’activité dirigée. Il apparaît important que les États de destination fassent prévaloir leurs normes.

M. Gaëtan Gorce, président. – En matière de protection des données personnelles, les règles françaises et européennes s’appliquent ; la CNIL et la justice française sont compétentes. Mais que se passe-t-il si les violations des règles ne sont révélées qu’indirectement, par exemple en cas de transfert de données à des fins d’espionnage ? Comment le citoyen français peut-il faire respecter ses droits à l’égard d’une entreprise américaine qui aurait transmis des données personnelles à son gouvernement, comme dans le cas de l’affaire Prism ? Comment la France peut-elle faire respecter sa souveraineté et sa sécurité ?

M. Laurent Cytermann. – La question de la territorialisation de la loi se traite dans le cadre du Safe Harbor auquel est annexé un mécanisme de règlement des conflits : chaque entreprise qui y adhère doit proposer un mode alternatif de règlement des différends

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non juridictionnel. Des instances existent comme le panel de protection des données de l’Union européenne. La Commission européenne et le Parlement européen ont dressé un bilan de ce dispositif. Ces mécanismes de résolution des conflits sont très peu utilisés. La Federal Trade Commission américaine est très peu saisie par les autorités nationales de protection des données européennes. Il y a des mécanismes, mais ils restent peu utilisés.

M. Gaëtan Gorce, président. – Un citoyen européen qui considère que ses données personnelles ont été divulguées sans son accord doit-il faire jouer ces mécanismes ou saisir la justice ?

M. Laurent Cytermann. – Ces mécanismes ne sont pas exclusifs des recours juridictionnels. La hiérarchie des normes s’y oppose. Le régime varie toutefois selon qu’il s’agit de responsabilité délictuelle ou contractuelle.

M. Gaëtan Gorce, président. – Comment un État peut-il réagir, d’un point de vue juridique, s’il constate qu’une entreprise collecte et divulgue à des fins d’espionnage des données susceptibles de mettre en danger sa sécurité nationale ?

M. Laurent Cytermann. – Le Safe Harbor contient une clause de sauvegarde qui autorise les États, en cas d’atteinte grave à un droit fondamental, ou si une autorité nationale, chargée de contrôler les entreprises de son pays, n’a pas donné suite aux demandes qui lui ont été adressées, à enjoindre la suspension du transfert de données.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Avez-vous réfléchi à une modification du statut des données à caractère personnel pour mieux les protéger dans le contexte du big data ? Les données biométriques doivent-elles faire l’objet d’un sort particulier ? Quid d’un droit de propriété sur les données personnelles ?

M. Jacky Richard. – Il faut définir avec attention la notion de données. Une trace, par exemple, est-elle une donnée ? Il est également nécessaire de distinguer les données publiques et les données privées. Les big data posent la question des données privées en des termes différents des données collectées par la voie des réseaux sociaux. L’anonymisation des données est au cœur des réflexions. Le législateur devra réaliser des choix. Les données de santé ou les fichiers de sécurité sociale, par exemple, sont susceptibles d’être utilisées à des fins de santé publique, mais leur exploitation renforce aussi le risque de traçage des individus. Il revient au législateur de fixer la frontière entre les données privées dont la confidentialité doit être préservée et celles qui peuvent servir de base, grâce à des mécanismes d’agrégation sous réserve de précautions, à une économie fondée sur la valeur liée à l’exploitation de ces données.

Notre rapport consacrera à la question de la propriété des données une large analyse. Il peut sembler tentant de les faire bénéficier d’un régime de propriété. Cependant, après de multiples échanges, il ne nous semble pas que cette voie soit féconde. En effet, la propriété implique le droit de vendre et cette conception patrimoniale des données présente des dangers. Nous sommes prudents.

M. Laurent Cytermann. – Entre les big data, le principe de finalité de la collecte des données et celui de proportionnalité, rebaptisé par le Parlement européen principe de minimisation, il y a un écart qui n’est pas que sémantique : en effet les big data impliquent l’accumulation sans cesse croissante de données afin d’augmenter toujours les potentialités d’exploitation et de faciliter l’apparition d’usages imprévus lors de la collecte. Les principe de

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finalité et de proportionnalité constituent le socle de la convention 108 du Conseil de l’Europe ou de la Charte des droits fondamentaux et ont été réaffirmés avec éclat par le Parlement européen dans son vote de mars à une très large majorité.

Les big data concernent peu les données personnelles. Lorsque c’est le cas, les données qu’il fournit sont des corrélations et des déductions fondées sur l’exploitation collective et l’agrégation des données. Le chemin de crête est étroit. Le Parlement européen privilégie la notion de données pseudonymes, qui ne permettent pas d’identifier les individus. Mais les capacités de réidentification ne cessent de se développer, ce qui soulève de nombreuses difficultés avec l’open data, d’autant plus que ces données sont mises en ligne. Dans le cadre de big data, les données personnelles sont mises à dispositions d’acteurs qui les retraitent. Il faut alors prévoir des garanties suffisantes d’anonymisation. Le Conseil d'Etat y réfléchit. C’est un sujet difficile.

M. Jacky Richard. – Il faut aussi déterminer si les principes de finalité et de proportionnalité doivent s’appliquer lors de la collecte ou lors de l’utilisation des données. Les conséquences pour la protection des données sont importantes. La Cour de justice de l’Union européenne inclinerait vers la première solution, plus protectrice des données individuelles.

M. Gaëtan Gorce, président. – Internet est fondé sur le droit privé et contractuel. Pourtant, Internet s’apparente de plus en plus à un service public. Cela ne constitue-t-il pas une base pour renforcer l’intervention des pouvoirs publics ?

M. Jacky Richard. – En effet, à la suite de l’affaire Prism, de nombreux signaux évoquent une intervention accrue des États voire de l’Europe, mais le chemin reste long pour trouver des positions communes comme la discussion du règlement sur les données personnelles l’a montré. Sur la gouvernance d’Internet ou sur l’articulation des législations entre le pays d’origine et le pays de destination, les travaux du Parlement européen confèrent à l’ensemble du droit de l’Internet des caractéristiques qui renforcent la souveraineté, non plus définie dans un cadre étroitement national, mais autour de communautés de valeurs. La conférence de Sao Paulo ou les initiatives prises par le Parlement brésilien récemment en sont une autre illustration, tout comme les réflexions sur le cloud européen. La route reste longue, mais les autorités peuvent prendre des positions plus fortes. D’ailleurs, les responsables de Google s’y attendent ! D’ici là, ils profitent des flous et des lacunes de la législation.

M. Gaëtan Gorce, président. – Serait-il pertinent de définir un statut juridique de l’hébergeur, comparable à celui des opérateurs ? Faut-il instaurer un régime d’agrément préalable?

M. Laurent Cytermann. – Il existe déjà un statut, sans doute insuffisant, des hébergeurs qui les soumet à certaines obligations en matière de suppression des contenus illicites. Les opérateurs ne sont pas soumis à agrément, mais seulement à l’exigence d’une déclaration préalable. La différence est grande avec l’agrément ! Il est difficile d’envisager de passer de l’absence de déclaration à l’autorisation préalable. Cela ne signifie pas qu’aucune obligation ne doive s’appliquer. Il est possible de concilier liberté pour la création de l’activité d’hébergeur et renforcement des obligations.

M. Jacky Richard. – Internet est en évolution permanente. Imaginer que le droit dur puisse le réguler durablement est un leurre – songez à Hadopi… Le Conseil d'État a consacré l’an passé un rapport au droit souple. Le droit souple, c’est du droit ! Le juge peut

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s’appuyer dessus. Il est fondé sur des adhésions, des recommandations, des lignes de conduite, non sur des sanctions. Ces approches sont préférables à la fixation d’un statut immuable borné par des sanctions, qui constituerait un leurre. L’article 6 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique fixe à cet égard des obligations précises.

M. Gaëtan Gorce, président. – Ne faut-il pas alors redéfinir totalement la protection de la vie privée ?

M. Jacky Richard. – Absolument ! Lorsque nous avons adopté en assemblée générale notre plan détaillé, des points de vue très différents sont apparus sur ce sujet. La conception de la vie privée comme une sphère de l’intime, du caché, évolue. Le chercheur Antonio Casilli définit la vie privée comme un ensemble relationnel constitué d’interactions entre ce que l’individu laisse paraître de lui et ce que les autres lui renvoient, le tout articulé autour de différents cercles. Légiférer sur ce sujet n’est pas la meilleure solution.

M. Laurent Cytermann. – La droit à la protection de la vie privée est un droit fondamental et, en tant que tel, il s’applique sur Internet. Reste qu’il ne peut plus être seulement conçu comme le droit de cacher le plus de données possibles car de plus en plus les individus souhaitent s’exposer. Il s’agit moins du droit « d’être laissé en paix », comme le disait Louis Brandeis, juge à la Cour suprême des États-Unis, que celui de disposer de la maîtrise de ce que l’on expose, sans être la victime d’un processus de divulgation non contrôlé. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande a d’ailleurs défini le droit à l’autodétermination informationnelle. Il faut en décliner les garanties et les modalités pratiques.

M. Jacky Richard. – A cette question sont liées celles du droit à l’oubli, au déréférencement, une nouvelle définition du consentement. Il nous appartient de trouver l’équilibre subtil, mais à notre portée, entre le cadre fixé par la loi, la responsabilité des individus et la possibilité d’appréciation du juge comme arbitre.

M. Gaëtan Gorce, président. – Ainsi la vie privée cessera d’être le droit de garder des choses secrètes pour devenir celui de définir dans quelle mesure elles sont publiques. Je conserve la nostalgie de l’idée d’un secret intime…

Je vous remercie pour votre contribution.

La réunion est levée à 19 heures.

Jeudi 10 avril 2014

- Présidence de M. Gaëtan Gorce, président -

Audition de M. Vincent Champain, directeur des opérations de General Electric France

La réunion est ouverte à 9 heures.

M. Gaëtan Gorce, président. – Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Vous menez une réflexion prospective sur l’influence des technologies numériques sur l’économie, et c’est pourquoi nous avons souhaité vous entendre dans le cadre de notre mission commune d’information sur la gouvernance de l’Internet.

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M. Vincent Champain, directeur des opérations de General Electric France. – Les usages de l’Internet sont multiples, ce qui complique la tâche en matière de régulation. Il y a bien sûr les usages grand public que tout le monde connaît, mais il en est également d’autres, dont on entend moins parler. Le récent crash de l’avion Malaisien en a donné un aperçu, puisque l’on a appris, à cette occasion, que les dernières informations envoyées au sol étaient celles qui provenaient du moteur, que les fabricants équipent de capteurs pour savoir comment il se comporte selon la température et l’altitude, afin d’en optimiser le fonctionnement. Et ces informations passent par Internet. Il s’agit là de données qui n’ont aucun caractère individuel, mais dont la collecte et l’utilisation génèrent de la valeur et du progrès technique.

Si j’ai cité cet exemple, c’est pour illustrer combien il importe de distinguer les usages, pour trouver, sur chaque segment, le bon équilibre entre les exigences du progrès technique et de l’efficacité et le droit à la protection de la vie privée. Le segment de l’Internet industriel est peu connu, mais c’est pourtant sur ce relai que le combat industriel va se mener.

Les géants qui brassent de gros volumes de données individuelles se sont développés parce qu’ils pouvaient s’appuyer sur des masses critiques linguistiques. Avant que n’apparaisse un acteur de la taille de Google, les initiatives ont été nombreuses, tant en Europe qu’aux États-Unis. Je pense à celle de François Bourdoncle, qui, après avoir travaillé dans la Silicon Valley, pour affiner les résultats renvoyés par le moteur Alta Vista, a créé un moteur de recherche français, Exalead, dont le développement a certainement souffert de ce défaut de masse critique. Aux États-Unis, en revanche, les entreprises ont pu s’appuyer sur une communauté linguistique de 300 millions de locuteurs, qui leur a donné l’avantage. Nous aurions pu gagner la bataille si nous avions raisonné non à l’échelle nationale mais à celle de la francophonie, pour gagner en masse critique.

Il en va de même en matière de gouvernance, ou dans les accords de libre-échange : nous ne valorisons pas cette plaque francophone. On gagnerait à faire pencher le curseur du côté de la francophonie numérique, sans donner l’exclusive aux questions culturelles, car certaines applications du big data en font aussi un sujet industriel. Je pense notamment aux analyses qui peuvent être conduites sur ce qui se dit des marques dans les blogs en français : il est plus facile de se développer autour d’une clientèle qui parle la même langue que d’avoir à franchir des barrières linguistiques. Joël Rubino, un ancien d’IBM, a créé une start-up, Apicube, qui travaille là-dessus, avec l’idée que les technologies qui fonctionnent en français peuvent se développer en s’appuyant sur la francophonie.

Le deuxième enjeu industriel concerne ce que l’on appelle, en bon français, la data competitiveness. S’il est plus facile d’être localisé à Gibraltar qu’en France, cela suscitera rapidement des difficultés… Ceci pour dire combien il importe de prendre en compte, dans le débat sur la sécurité des données personnelles, les enjeux industriels, et par conséquent de mener un dialogue dynamique avec tous les acteurs, y compris avec le monde français des hackers. En matière de régulation législative, on ne peut pas partir de l’idée que ce que l’on va édicter vaudra pour cent ans… Jusqu’à présent, dans les organes de consultation appelés à se prononcer sur le web, sur le web 2.0, on a largement privilégié l’architecture institutionnelle, sans donner assez de place au monde industriel. Un rééquilibrage serait bienvenu.

S’agissant de la protection des données personnelles, les choses sont plus complexes qu’on ne le croit. Il y a quelques années, des packs énormes de requêtes effectuées sur Yahoo se sont retrouvées sur Internet. Il a été démontré que ces données, quand bien

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même elles ne comportaient aucune indication personnelle, permettaient d’identifier des individus, parce qu’il s’agissait de données très intimes. Peut-être certains sites miroirs autorisent-ils encore aujourd’hui de telles explorations.

Quelles solutions ? Je crois qu’au-delà des modes de régulation classiques, on gagnerait à être plus humbles et plus dynamiques dans le dialogue, car les innovations industrielles deviennent vite caduques. Les technologies n’apportent pas que des menaces, elles peuvent aussi apporter des solutions pour protéger le partage de l’information.

N’oublions pas que nous sommes dans un cadre mondial, où les effets d’échelle sont très rapides. Voyez comment WhatsApp, démarrée avec quarante personnes, est devenue, en quelques trimestres, aussi puissante que nos champions de l’automobile.

L’Europe souffre d’un petit retard, pour deux raisons. L’une est positive, elle tient à notre souci de la protection des données individuelles et du droit à l’intimité numérique, mais l’autre ne l’est pas, et c’est le manque de coordination entre États membres. Certes, les textes en préparation visent à faire face à cet enjeu mais pour l’heure, une start-up qui cherche à grossir se trouve confrontée à vingt-sept droits différents.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Si je vous comprends bien, le projet de règlement sur la protection des données ne vous semble pas satisfaisant ?

M. Vincent Champain. – L’harmonisation est toujours bienvenue, car elle clarifie les choses. Mais il importe que les parlementaires reçoivent une information équilibrée. Or, à l’heure actuelle, les débats se focalisent sur la protection des données, au détriment des questions de stratégie industrielle. En matière de protection des libertés individuelles, il existe des structures institutionnelles, ce qui n’est pas le cas pour les questions industrielles, où l’on manque de smart regulation, de régulation par les normes. Nous avons certes connu des réussites, comme la norme GSM, qui a su s’imposer à nos 500 millions d’utilisateurs, quand les choses étaient plus complexes aux États-Unis, mais ces succès sont imputables à nos ingénieurs. A présent, ce sont plutôt les juristes qui mènent le jeu, et l’on peut craindre qu’ils ne sous-estiment les enjeux industriels, au détriment de nos start up, nos PME, qui ont, par définition, plus de mal à faire entendre leur voix.

M. Gaëtan Gorce, président. – Sur ce terrain industriel, où se trouve, à votre sens, le pouvoir sur l’Internet ?

M. Vincent Champain. – Pour ce qui est des infrastructures, il est entre les mains des entreprises de télécoms nationales et européennes et des instances de régulation mondiales qui régissent les noms de domaine, les protocoles… Le W3C, par exemple, est plutôt d’origine scientifique ; le protocole html a d’ailleurs été créé par l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, le Cern. La difficulté, c’est que ce sont des modes de pouvoir très décentralisés. L’écart est un peu de même ordre qu’entre une banque centrale et le bitcoin : il n’y a pas, sur Internet, de lieu central du pouvoir. Une fois créé, il est difficile à saisir, évanescent, ce qui complique la tâche de régulation. Quand une entreprise réussit, cela peut conduire à créer de quasi protocoles, je pense par exemple au logiciel Catia, devenu un standard pour l’imagerie 3D. De même, l’arrivée du standard Androïd dans la téléphonie mobile a redistribué les pouvoirs, en en rendant une part au consommateur. L’équivalent chinois d’un téléphone mobile Samsung vaut 110 euros au lieu de 650… L’Europe aurait pu décider de lancer son standard pour l’échange de fichier, son système d’exploitation, comme l’a fait la Chine pour le téléphone mobile.

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M. Gaëtan Gorce, président. – Le pouvoir est difficile à saisir, dites-vous, mais où est la richesse ? Qui profite, économiquement, de la valeur ajoutée ? L’Europe a-t-elle, de ce point de vue, un retard à rattraper ?

M. Vincent Champain. – Il y a deux types de richesse économique, la valeur ajoutée, et le surprofit, c’est à dire la rente, en cas de monopole. Clairement, la rente n’est pas du côté de l’Europe. Hormis dans quelques domaines, grâce aux brevets. Ainsi, dans le prix de l’Iphone, la valeur ajoutée est supérieure pour les Allemands à ce qu’elle est pour les Chinois, parce que les Allemands détiennent des brevets, notamment sur les puces ISM. Cela dit, sur les téléphones mobiles, après l’épisode Apple, tout a basculé du côté de Google – avec cette différence que le système d’exploitation, Androïd, étant gratuit, une partie de la valeur ajoutée a été transférée au consommateur.

L’Europe est performante en matière d’innovation – j’ai cité l’exemple du Cern – mais elle n’a pas su rechercher la masse critique.

M. Gaëtan Gorce, président. – Y a-t-il là un risque appauvrissement pour l’Europe ?

M. Vincent Champain. – Elle risque de perdre des opportunités.

M. Gaëtan Gorce, président. – Existe-t-il des carrefours qui nous permettraient de combler le retard, des rendez-vous à ne pas manquer ?

M. Vincent Champain. – L’avantage de l’innovation, c’est qu’elle multiplie les carrefours. Sur les systèmes d’exploitation, on pensait que Microsoft resterait imbattable, or, en très peu de temps, une brèche s’est ouverte sur les téléphones mobiles, qui a redistribué les cartes. Si l’Europe avait alors lancé son propre système d’exploitation…

M. Gaëtan Gorce, président. – Quels sont les grands sujets dont nous devons nous emparer si nous ne voulons pas perdre la maîtrise de notre destin économique ?

M. Vincent Champain. – Les profits, je l’ai dit, sont de deux types. Si la rente nous échappe, il faut au moins que nous sachions créer de la valeur ajoutée. Il ne faut pas laisser celle qui est attachée au big data nous échapper. Or, sur le sujet, il y a interaction entre régulateurs, parlementaires et sensibilités à l’œuvre dans la société civile. Les projets qui visent à mettre des barrières sur les flux de données sont, à mon sens, néfastes pour les entreprises. Il est vrai que l’affaire Snowden a aiguisé les sensibilités, mais il ne faudrait pas que l’exigence de protection trouve à s’accomplir au détriment de notre potentiel industriel.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Mais il mérite lui aussi d’être protégé, surtout dans le contexte de guerre économique que nous connaissons.

M. Vincent Champain. – Les secteurs du numérique sont si mobiles que la logique du secteur protégé manque sa cible. Je crois plutôt à la smart regulation. Il s’agit de faire en sorte que le terreau soit très fertile. Mieux vaut jouer la carte de la masse critique linguistique. Il y a d’excellents informaticiens en Tunisie, au Maroc... J’ajoute que dans l’industrie du big data, il faut trouver, sur la question des flux de données, le bon équilibre.

La rente est venue des plates-formes, avec leur système d’exploitation et leurs normes d’échange de fichiers. Il serait bon de mener en Europe, et concomitamment dans la francophonie pour le web linguistique, à échéance régulière, tous les deux ou trois ans, une

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réflexion sur ce sujet. Si nous l’avions fait il y a dix ans, la valeur ajoutée serait aujourd’hui mieux répartie. Désormais, Androïd est partout et sera présent jusque dans les objets connectés. Mais dans un domaine comme celui de l’identité numérique, nous avons notre carte à jouer. J’ai participé au projet IDéNum, qui vise à retenir une norme d’authentification pour les usages commerciaux. J’observe qu’en matière d’identité numérique, on s’attache beaucoup plus, en Europe, aux questions qui touchent à Schengen qu’aux questions industrielles. Or, l’identité numérique, c’est aussi l’accès à différents usages, comme la banque, avec le cryptage que cela suppose.

M. Gaëtan Gorce, président. – Vous préconisez le lancement d’un Airbus du numérique, en somme.

M. Vincent Champain. – Il suffirait de le vouloir, et de faire valoir que l’enjeu n’est pas seulement lié à Schengen, mais qu’il s’agit aussi de créer une norme industrielle commune.

M. Gaëtan Gorce, président. – Quels doivent être nos interlocuteurs, en Europe, sur ce sujet, et plus globalement sur la veille et l’accompagnement de la constitution de plates-formes – où Henri Verdier et Nicolas Collin voient l’avenir, ainsi qu’ils l’expliquent dans L’âge de la multitude ?

M. Vincent Champain. – Mieux vaut distinguer les enjeux : les ministères de l’intérieur n’ont guère de culture industrielle. Il faudrait susciter une initiative, comme on a su le faire, pour Airbus, avec Eureka. C’est un partenariat entre General Electric et Snecma qui a créé, il y a quarante ans, le moteur d’Airbus. Tout a démarré avec un coup de fil de notre ambassade de France aux États-Unis, et c’est ainsi que l’on a édifié une task force, pour créer notre avion en partenariat. De même, quand l’Europe et les États-Unis ont décidé de se lancer dans l’aventure spatiale, personne n’a attendu que l’on ponde un rapport expliquant comment il fallait s’y prendre. L’ambition a précédé l’organisation et l’a structurée. C’est de cette manière qu’il faut, à mon sens, procéder, tout en se gardant d’une planification trop rigide, pour rester sensibles aux évolutions, et éviter de s’engager dans une impasse : il est bon de réinterroger régulièrement la pertinence technologique de nos initiatives.

Autre exemple, l’imagerie numérique. Nous avons, en France, des entreprises très performantes. La première plate-forme d’échange au monde a été lancée en Ile-de-France par General Electric et Orange : elle permet aux médecins d’échanger toute l’imagerie médicale concernant leurs patients. C’est bien une logique de plate-forme, certes plus sectorielle, mais susceptible de nous faire atteindre la masse critique.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Le modèle fabs, labs and advice, porté par General Electric, est-il applicable à la filière numérique ?

M. Vincent Champain. – Nous ne vendons pas tant, chez General Electric, des produits qu’un service global. Les produits devenant de plus en plus sophistiqués, il s’agit de vendre au client tout ce qui peut lui permettre d’en tirer de la valeur ajoutée. J’aime à citer l’exemple des turbines à gaz destinées à générer l’énergie, toutes connectées, pour connaître précisément et dans des conditions d’utilisation variées les limites physiques d’utilisation de l’équipement, afin de les optimiser. Nous disposons ainsi des données de 1000 turbines, dans des conditions que l’on ne saurait simuler en laboratoire. Nous sommes en bonne place, en Europe, pour l’équipement industriel comme en matière de conseil et d’ingénierie mais encore une fois, sur le numérique, il importe de bien distinguer le segment qui relève du domaine

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industriel, pour que l’arbitrage entre protection des données et innovation se fasse différemment. Évitons d’édicter des régulations trop monolithiques.

Régulation appropriée, donc, mais aussi recherche de la masse critique : tels sont les deux enjeux en matière industrielle. Or, notre tropisme, en Europe, nous porte trop souvent à rechercher des solutions nationales, ainsi que je le faisais observer au conseiller de M. Cameron, auteur d’un rapport sur le sujet. Ainsi, les pôles de compétitivité sont beaucoup plus petits en Europe qu’aux États-Unis ou au Japon, parce qu’ils sont disséminés dans de nombreux États membres. Nous manquons, de ce point de vue, d’une véritable stratégie industrielle à l’échelle européenne. Des pôles d’échelle européenne seraient, au reste, les interlocuteurs adéquats dans la recherche de l’équilibre entre protection des libertés publiques et capacité de développement de nos industries. Si, dans la chaine de valeur industrielle, existe une faiblesse en matière d’analyse des données, cela tirera tout le reste vers le bas. C’est une chose qu’il faut garder présente à l’esprit.

M. Gaëtan Gorce, président. – Le ministre de l’économie n’a-t-il pas, avec les pistes qu’il a annoncées, laissé espérer des évolutions ?

M. Vincent Champain. – L’intérêt pour le sujet est manifeste, ainsi qu’en témoigne la nomination d’une secrétaire d’État au numérique. Mais c’est un sujet à la dimension de l’Europe et de ce point de vue, la route reste longue… Elle a connu de grandes réussites, comme celle du Cern, inventeur, ainsi que je l’ai rappelé, du langage html. C’est que la communauté scientifique a davantage l’habitude de raisonner au niveau mondial, ce qui n’est pas le cas des régulateurs, de l’administration, voire des parlementaires, qui en restent à une logique plus nationale.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Nous avons rencontré nos homologues allemands…

M. Gaëtan Gorce, président. – Une commission numérique a été créée au Bundestag. Nous leur avons proposé de travailler ensemble. Nous verrons ce que cela donnera.

M. Vincent Champain. – Il serait bon que de tels échanges montent en puissance. Y compris au niveau des partis politiques. Les échéances électorales sont autant d’occasions de débats sur des programmes qui gagneraient à n’être pas vécus que nationalement.

M. Gaëtan Gorce, président. – Quand ils le sont…

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Dans l’agenda numérique européen à venir, y a-t-il des rendez-vous plus aigus que d’autres ? Cet agenda satisfait-il l’ambition que vous appelez de vos vœux ?

M. Vincent Champain. – En matière de libertés individuelles, je ne suis pas un spécialiste. Sur ce sujet, il est des initiatives qui me paraissent utiles, comme celle qui vise à créer des pans de droit uniformisés. Pour ce qui concerne la gouvernance, en revanche, j’estime qu’il manque un support susceptible de porter le dialogue avec l’industrie. On pourrait mettre davantage l’accent, enfin, sur la data competitiveness.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Le concept d’« intrapreneur » que vous avez développé pourrait-il être dupliqué ?

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M. Vincent Champain. – L’innovation comporte quatre phases. Il faut, d’abord, passer du concept à l’idée, via la recherche. Elle seule peut dire, par exemple, comment, techniquement, mettre de l’éolien en mer. Puis, on passe au premier prototype. Dans le numérique, il n’y a, pour cela, guère de barrières à l’entrée : cela peut passer par des start up. Il n’en va pas de même dans l’industrie : quand on veut créer une turbine à gaz, les pièces coûtent entre 50 et 100 millions. On ne trouve pas de start-up dans le domaine du nucléaire… Enfin, il faut transformer l’essai, en parvenant à réussir sur le marché mondial. La France est performante en matière de recherche fondamentale ; elle a de bons entrepreneurs ; mais ses entreprises ne parviennent pas à grossir, c’est là que le bât blesse. Ce point a reçu moins d’attention que les autres. Ce n’est le plus souvent qu’à l’intérieur de grandes structures que l’on trouve ce que j’ai ainsi appelé des intrapreneurs, des gens qui ont une logique entrepreneuriale. Mais il se pose un problème de justice fiscale. Un exemple. Quelqu’un qui crée un site pornographique en ligne peut, grâce à une fiscalité favorable, faire de gros bénéfices en revendant ensuite ses parts, mais en revanche, un chercheur qui reçoit un gros bonus pour avoir inventé un médicament contre la malaria, susceptible de sauver des millions de personnes, est taxé à 75%. On m’objectera que dans le numérique, il y a moins de barrières à l’entrée. Mais dans certains domaines, il faut tout de même s’appuyer sur de grosses structures. Je pense, notamment, à l’identité numérique. La fiscalité envoie des signaux aux acteurs. Il faut qu’ils aillent dans le sens de l’innovation.

M. Gaëtan Gorce, président. – Vous appelez à une coopération européenne. Mais comment expliquer que de grandes entreprises françaises, dans le domaine de la banque ou de l’assurance, ne s’investissent pas, alors qu’elles ont la puissance financière qui leur permettrait de le faire ?

M. Vincent Champain. – Elles l’ont fait, avec les systèmes de paiement. Il y a eu des groupements autour de la carte bancaire. Sur la carte à puce, elles ont été pionnières. Mais sur l’identité numérique, il pourrait y avoir concurrence avec le système de la carte bancaire. On ne peut pas demander à des entreprises de détruire leurs actifs… Il faut trouver le moyen de donner voix à des acteurs non installés.

M. Gaëtan Gorce, président. – Je pense à l’exemple des compteurs intelligents d’EDF. L’entreprise n’a pas manifesté la volonté de constituer une plate-forme qui puisse être utilisée par d’autres partenaires.

M. Vincent Champain. – C’est un très bon exemple. La régulation, au niveau européen, n’est pas homogène. Il existe autant de spécifications que de pays. En matière de normes, on a raté le coche. C’est un enjeu important du TTIP. Nous sommes 500 millions en Europe, il ne s’agit pas de diviser ce chiffre par vingt-sept. Nos normes ne s’imposeront pas si nous jouons seuls. C’est là un enjeu largement sous-estimé. Beaucoup d’ONG insistent, au sujet de ces négociations, sur le thème du libre-échange. Mais il s’agit d’un traité entre pays développés ! L’enjeu central est bien plutôt d’avoir, en copropriété avec les Américains, des normes susceptibles de s’imposer par la masse critique.

M. Gaëtan Gorce, président. – Il me reste à vous remercier.

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Audition de Mme Anne Thida Norodom, professeur à l’université de Rouen, codirectrice du centre universitaire rouennais d’études juridiques

M. Gaëtan Gorce, président. – Vous travaillez sur des sujets liés à la gouvernance d’Internet, et c’est à ce titre que nous avons souhaité vous entendre.

Mme Anne Thida Norodom, professeur à l’université de Rouen. – Je vous remercie de votre invitation. Étant spécialiste de droit international, je me suis, en effet, intéressée à la gouvernance mondiale de l’Internet, qui ne touche qu’un aspect de vos préoccupations : mes collègues spécialistes du droit communautaire seraient mieux placés que moi pour parler de la place de l’Europe dans la gouvernance.

C’est le sommet mondial sur la société de l’information qui a donné sa définition à la gouvernance mondiale de l’Internet, conçue comme « l’élaboration et l’application par les Etats, le secteur privé et la société civile, dans le cadre de leurs rôles respectifs, de principes, normes, règles, procédures de prise de décisions et programmes communs propres à modeler l’évolution et l’utilisation de l’Internet. » La gouvernance de l’Internet, tant technique que politique, ne saurait être placée sous le contrôle d’un seul État – d’où les critiques à l’encontre de l’ICANN. Elle doit être multilatérale, transparente, démocratique, et par conséquent comporter des mécanismes de redevabilité – au sens de l’anglais accountability. Sur les questions de politique générale, les États sont censés travailler sur un pied d’égalité avec les autres parties, ce qui n’est pas forcément le cas pour ce qui est des questions techniques et économiques.

En tout état de cause, réfléchir sur la gouvernance suppose de clarifier la conception que l’on a de l’Internet et de lui donner une qualification juridique. Faut-il n’y voir qu’une infrastructure ou au contraire un espace à part entière et un bien commun ? Si l’on considère Internet comme un bien commun, il est clair que sa gouvernance doit être multipartite, quand n’y voir qu’une infrastructure vise à l’inscrire, à l’inverse, dans le champ de compétence territoriale des États.

Dès lors que la gouvernance de l’Internet se définit comme un modèle multipartite, se pose la question de l’égalité entre parties prenantes. Mais elle se pose différemment en fonction des domaines. D’où une autre question : la gouvernance doit-elle répondre à des principes identiques selon que les problèmes en jeu sont d’ordre technique ou politique ? Voilà qui influe sur le type de norme à adopter – traité ou acte non contraignant – et leur contenu – libertés individuelles, neutralité, etc. La gouvernance est donc modulable et l’équilibre entre les institutions impliquées – conçues non comme lieux d’exercice d’un pouvoir de contrôle mais plutôt comme instances de coordination des compétences – peut varier.

Quelles institutions internationales sont impliquées dans la gouvernance de l’Internet ? En 2011, l’OCDE se félicitait de la réussite d’un modèle originaire ayant su préserver, malgré la poussée des interventions publiques, une gouvernance spontanée, informelle et efficace. De fait, un certain consensus s’est dessiné, autour des années 2003-2005, depuis le sommet mondial sur la société de l’information, autour du modèle multipartite. Cependant, les Etats et les organisations internationales cherchent à y trouver leur place, aux côtés des acteurs privés. Le sommet de Dubaï, en décembre 2012, a cristallisé les désaccords.

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Dans la gestion des ressources critiques, soit la gestion du réseau et des services de base, les institutions privées à but non lucratif jouissent d’un avantage historique. Il s’agit des institutions de standardisation technique, d’une part, comme l’Internet Society, l’IETF (Internet Engineering Task Force), le W3C (World Wide Web Consortium), dont le pouvoir normatif s’exprime via des protocoles techniques qui évoluent selon un modèle ascendant dit « bottom up » et participatif ; des institutions à pouvoir normatif et opérationnel, d’autre part, comme l’ICANN, société de droit californien à but non lucratif au sein de laquelle se pose, avec la création du GAC (Governmental Advisory Committee), la question de l’interétatisation, ou d’autres acteurs comme Verisign, opérateur technique du serveur qui tient également les registres du « .com » et du « .net ».

Dans la gestion des usages et des contenus, les institutions publiques prédominent et revendiquent le monopole de la régulation. Parmi ces institutions internationales, on trouve l’Union internationale des télécommunications (UIT), mais aussi l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), qui élabore de nouveaux critères de définition de ces droits dans le cyberespace ; Interpol, pour les questions touchant à la sécurité et à la cybercriminalité ; le Conseil de l’Europe, à l’origine de nombreux travaux autour de la question des droits de l’homme sur Internet, de la Convention sur la cybercriminalité de 2001, ainsi que d’une déclaration du comité des ministres qui pose dix principes sur la gouvernance de l’Internet ; l’OCDE, qui a pris position pour le modèle multipartite ; à quoi s’ajoutent quelques mécanismes de coordination comme le groupe des Nations Unies sur la société de l’information, qui vise à rassembler, autour de ce sujet, toutes les organisations du système des Nations Unies.

Les forums de débat, enfin, constituent une troisième catégorie d’institutions. La gouvernance est un processus réflexif qui anime toutes les institutions : depuis la fin des années 1990, le débat est permanent, via de tels forums, parmi lesquels prédominent le Forum pour la gouvernance de l’Internet, sous l’égide de l’ONU, et l’UIT.

Le Forum pour la gouvernance de l’Internet a montré les limites du modèle multipartite. De fait, le bilan de ce forum, institué en 2005, est médiocre. Reposant sur des financements volontaires, il a été largement délaissé et il faudrait, pour parvenir à le ranimer, trouver les voies d’un renforcement de la coopération en son sein.

L’UIT défend, quant à elle, un schéma intergouvernemental de gouvernance. Sous couvert de faire adopter des règlements techniques, elle cherche à ramener le pouvoir de contrôle du côté des États. Mais elle souffre d’un problème de légitimité, certains États membres jugeant qu’elle dépasse son mandat, tandis qu’elle est en butte aux critiques de la société civile et des ONG sur la question des droits de l’homme ainsi qu’à celles de la société technique de l’Internet. En dépit du peu de place que l’UIT entend reconnaître aux acteurs privés, le Brésil a proposé de renforcer son rôle dans la gouvernance de l’Internet.

Des mécanismes de redevabilité (accountability) existent dans la gouvernance de l’Internet, qui pourraient être renforcés. Il s’agit de passer d’une légitimité reposant sur la représentativité à une légitimité par la responsabilité. L’ICANN, société privée régie par le droit californien est, de ce point de vue, très controversée. Il existe pourtant, en son sein, des mécanismes de redevabilité. Ainsi de l’accord passé en 2009 avec le département du commerce américain, qui l’oblige à rendre compte au public de ses décisions. D’autres dispositions existent, qui visent à garantir que l’ICANN est bien au service de la communauté de l’Internet et agit dans l’intérêt public. Ainsi, des organes de contrôle interne ont été créés, dont l’un est chargé de formuler des recommandations en matière de transparence et de

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responsabilité. L’ICANN doit également se soumettre à des auditions du Congrès américain et rendre compte de ses positions aux États.

Se pose, cependant, la question de la revalorisation du rôle du GAC. Le système, dans lequel le GAC n’avait jusqu’à présent que voix consultative, le conseil d’administration disposant seul du pouvoir de décision, évolue vers un processus de quasi codécision, mais selon une procédure assez fermée, contraire à la culture de l’Internet, et qui pose un problème au regard des prérogatives reconnues, au plan juridique, au conseil d’administration. Valoriser le rôle du GAC, n’est-ce pas, de fait, donner aux États plus de poids qu’aux autres parties prenantes, au risque d’un déséquilibre dans les intérêts représentés ?

Il est un autre mécanisme de responsabilité au sein de l’ICANN, celui de l’objecteur indépendant, garant de l’ordre public international en matière d’attribution de noms de domaines. Il fonctionne selon une procédure d’arbitrage, avec des modalités spécifiques pour les organisations internationales et les États. Si bien que certains considèrent, du point de vue de l’objecteur indépendant, que l’ICANN est peut-être le moins mauvais des modèles.

Au regard de cet état des lieux, quelles pistes d’évolution peuvent-elles être envisagées ? Au plan institutionnel, se pose la question de la revalorisation du rôle des États face aux acteurs historiques. Dans la plupart des propositions envisagées, le modèle multipartite reste privilégié, mais enchâssé dans un cadre intergouvernemental.

Les hypothèses que l’on voit apparaître recoupent l’opposition traditionnelle entre le modèle de l’ICANN et celui de l’UIT. Elles vont soit à un conseil mondial de l’Internet, se substituant au gouvernement américain et au GAC pour exercer une tutelle intergouvernementale sur l’ICANN, mais reléguant du même coup le secteur privé et la société civile à un rôle consultatif, soit à un renforcement du GAC, soit à la création d’une organisation internationale à compétences restreintes telles que celles qu’assure l’ICANN, soit à un modèle tripode, avec un conseil des politiques internet mondiales chargé de définir les orientations publiques, un ICANN internationalisé, relié à l’ONU et contrôlé de l’intérieur par les Etats, et le forum pour la gouvernance de l’Internet.

Il paraît difficile, alors que les institutions sont déjà foisonnantes, d’en créer encore de nouvelles. La solution passe-t-elle par une parlementarisation de la représentation au sein des organisations internationales, via une assemblée parlementaire internationale, ou une assemblée interparlementaire ? Mais un tel modèle semble plus efficient au niveau régional que mondial, où il serait fort difficile à mettre en place. Mieux vaut peut-être chercher à améliorer la légitimité du système grâce à une plus grande efficacité managériale, via une politique de résultats, et transinstitutionnelle, en favorisant les mécanismes de coopération, vers une gouvernance en réseau.

Peut-on établir une Constitution de l’Internet ? Quel pourrait en être, tout d’abord, l’instrument ? Il semble difficile de passer par une convention internationale contraignante. Peut-il exister un droit international spécifique au cyberespace ? Il est six principes que l’on voit fréquemment énoncés : liberté, protection de la vie privée, coopération interétatique, égalité d’accès aux technologies, pour éviter la fracture numérique, coopération civile et neutralité du net, enfin. Mais tous ces principes, hormis les deux derniers, n’étant pas spécifiques à l’Internet, il n’est pas sûr qu’ils puissent donner lieu à un jus communicationis.

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Mieux vaut donc s’employer à renforcer la cohérence, pour une gouvernance véritablement en réseau, avec des mécanismes de coordination, des processus de codécision, en faisant prendre conscience aux acteurs qu’eu égard au rôle changeant et à l’importance relative de chaque partie dans le processus décisionnel, tout ne peut pas venir d’une même institution. En matière de gouvernance de l’Internet, il n’est pas de solution unique, parfaite, optimale, mais il y a, en revanche, un choix à faire sur la conception de l’Internet que l’on souhaite défendre, afin d’établir les instruments techniques et politiques adéquats.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Vous vous déclarez réservée sur l’idée d’une Constitution, en faveur de laquelle beaucoup de voix se sont élevées. Il est pourtant des principes saillants, comme l’égalité d’accès et la neutralité, qui pourraient en constituer le socle. Voyez-vous des écueils dans l’élaboration de leur définition ?

Mme Anne Thida Norodom. – Un principe historique, de définition large, veut que soit garantie l’égalité de traitement des flux quelles que soient les données, en excluant toute discrimination à la source. Mais dans la pratique, certains contenus ont déjà priorité sur d’autres, ne serait-ce que pour des raisons d’efficacité. Ainsi de la vidéo, qui demande plus de ressource que l’envoi de mails, par exemple.

La neutralité fait la cohérence du net, et c’est là, peut-être, un principe spécifique à l’Internet. Mais il n’en va pas de même pour les autres. En matière d’égalité d’accès, par exemple, il existe déjà des instruments. Je pense à la Convention de l’Unesco relative à la protection du patrimoine immatériel ou à celle sur la protection de la diversité culturelle, qui comportent des dispositions contraignantes visant à la réduction de la fracture numérique.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Vous avez rappelé que le fonctionnement de l’ICANN est contesté. Quels dysfonctionnements mériteraient d’être corrigés ? Je pense, notamment, à la question de la redevabilité vis à vis du public.

Mme Anne Thida Norodom. – Les récentes déclarations de l’administration Obama, qui s’est dite prête à lâcher prise sur l’ICANN, changent la donne. Les reproches majeurs adressés à l’ICANN sont de deux sortes. Chargée, avec l’attribution des noms de domaine, de la gestion de l’ordre public international, c’est une société privée, de droit américain, en relation étroite avec le département du Commerce qui permet au gouvernement américain de modifier l’instrument contractuel comme bon lui semble. Des moyens de contrôle ont cependant été mis en place, comme l’obligation de rendre des comptes au Congrès, mais le fait est que les États-Unis restent très prégnants… Néanmoins, les déclarations d’Obama remettent tout en question. Va-t-on s’acheminer vers un statut hybride à l’image de celui du CICR (Comité international de la croix rouge) ? Les Américains sont-ils prêts à donner à l’ICANN les garanties d’indépendance nécessaires pour asseoir sa légitimité ? Reste que l’ICANN ne concentre qu’une partie de la gouvernance de l’Internet. Les questions relatives à la protection des données et à la sécurité ne relèvent pas d’elle.

Parmi les mécanismes de redevabilité, la procédure de l’objecteur indépendant me semble intéressante. Il peut formuler des objections aux candidats qui souhaitent acquérir un nom de domaine sous deux motifs : un intérêt public limité et les oppositions de la communauté. Leur dépôt se fait auprès de la cour d’arbitrage de la chambre de commerce internationale, qui désigne des experts – un seul pour les objections communautaires, un panel de trois pour celles qui sont fondées sur l’intérêt public limité – chargés de se prononcer sur le bien-fondé des objections. Les décisions – determinations, en anglais – des panels n’ont pas

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valeur contraignante pour l’ICANN, qui garde latitude de décider, in fine, du sort à réserver à la candidature à un nom de domaine, mais il est clair qu’il lui est difficile de passer outre.

La procédure de l’alerte précoce (early warning) permet aux États de signaler une candidature jugée problématique au regard de leur législation nationale ou de leurs intérêts – comme, par exemple, le dépôt d’un nom de domaine susceptible de donner lieu à polémique. Il existe également une procédure spécifique pour les organisations internationales, destinée à éviter le cybersquatting, soit l’acquisition par des tiers de noms de domaines les intéressant à seule fin de les leur revendre moyennant finances. Enfin, les utilisateurs sont associés à la gouvernance, grâce à des procédures qui les invitent à rejoindre la communauté « at large », dont le comité consultatif est chargé de rendre des avis afin de refléter le point de vue des internautes. On est donc bien dans la culture américaine de l’accountability, rendue néanmoins problématique en raison des liens entre l’ICANN et le gouvernement américain.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Comment se déterminent les acteurs face aux pistes d’évolution que vous avez évoquées ?

Mme Anne Thida Norodom. – Chacun défend un modèle qui lui est favorable. Dans le secteur privé, il est de fervents défenseurs du modèle multiacteurs. Les fondateurs de l’Internet, comme Vinton Cerf ou Tim Berners-Lee, sont clairement opposés à un modèle qui laisserait plus de place aux États. Internet est pour eux un espace de liberté échappant à la compétence des États.

Les États, quant à eux, veulent revaloriser leur rôle. L’idéal serait pour eux d’aller vers un modèle d’organisation internationale soit hybride, mais leur laissant plus de marge de manœuvre, soit classique, mais ils ont conscience que le plus facile sera sans doute de renforcer le rôle du GAC. Certains Etats, comme la Russie ou la Chine, penchent nettement vers le modèle intergouvernemental de l’UIT. Le Brésil aussi semble-t-il. Nous verrons ce qu’il ressortira du sommet qui doit s’y tenir et quelle légitimité sera reconnue aux États…

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Quelle vision avez-vous du Safe Harbor ? Comment faire pour que les Américains se conforment au droit européen en matière de protection des données ?

Mme Anne Thida Norodom. – Le mécanisme du Safe Harbor pose, semble-t-il, des problèmes d’application. La gouvernance de l’Internet est un système hybride, auquel participent des acteurs privés. Le problème majeur du Safe Harbor tient au fait qu’il ne s’agit pas d’un instrument classique, de type convention internationale. La protection des données exige une collaboration internationale, et transnationale. Beaucoup d’États veulent plus de garanties de droit, plus de précision en matière de protection des données. Je ne partage pas cette analyse. Les spécialistes du droit privé ou du droit européen veulent davantage de régulation par le droit, tel n’est pas le cas des spécialistes du droit international public, dont je suis. Car nous craignons une rapide obsolescence du droit au regard de l’évolution très rapide des techniques. Pousser vers toujours plus de droit pourrait décrédibiliser les règles de droit. Mieux vaut, à mon sens, s’appuyer sur des principes généraux existants, comme le principe de protection de la vie privée, et des instruments contraignants qui ont déjà été adoptés. Une collègue européaniste vous dirait sans doute le contraire, mais n’en reconnaît pas moins que le règlement devient très complexe, très technique, au risque de mettre en cause sa crédibilité juridique.

M. Gaëtan Gorce, président. – Nous vous remercions de ces éclairages.

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La réunion est levée à 10 h 35.

Mardi 15 avril 2014

- Présidence de M. Gaëtan Gorce, président -

Audition, sous forme de table ronde, de Mmes Céline Castets-Renard, professeur à l'université Toulouse I Capitole, co-directrice du master 2 « droit

et informatique », Jessica Eynard, docteur en droit, auteur de Les données personnelles, quelle définition pour un régime de protection efficace ? (2013), et Valérie Peugeot, vice-présidente du Conseil national du numérique, présidente

de l'association Vecam et prospectiviste à Orange Labs, et de M. Francesco Ragazzi, chercheur associé au centre d'études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Paris et maître de conférences à l'université de Leiden

(Pays-Bas)

La réunion est ouverte à 14 h 35.

M. Gaëtan Gorce, président. – Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation et vous laisse sans plus tarder la parole pour préserver le temps d’un échange au terme de vos présentations.

Mme Valérie Peugeot. – La période que nous vivons offre des opportunités formidables en matière de gouvernance mondiale de l’internet. Nous le devons à deux événements. Le gouvernement américain, tout d’abord, vient d’annoncer qu’il renonçait à son contrôle sur deux organisations essentielles, l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) et l’IANA ( Internet Assigned Numbers Authority), ouvrant ainsi la voie à une gouvernance multilatérale, réclamée de longue date par de nombreux gouvernements et par la société civile. Le second événement, plus déterminant encore, nous le devons au lanceur d’alerte Edward Snowden, qui a dévoilé la fragilité intrinsèque de l’architecture numérique en mettant sur la place publique l’ampleur des dispositifs de surveillance devenus possibles dans un monde hyper connecté. Ce coup de tonnerre a mis fin à la période de consensus positiviste légèrement béat qui dure depuis le milieu des années 1990 et qui voulait que toute innovation technologique numérique soit nécessairement positive, tandis que les rares voix qui se montraient plus nuancées n’étaient guère écoutées. Ce faisant, Snowden a rendu la technologie au champ politique, en nous invitant à en faire un objet politique au cœur du modèle de société que nous entendons porter, à l’heure où le numérique touche presque toutes les activités humaines. Depuis près de trente ans, les organisations qui construisent et développent Internet et le web – je pense en particulier à l’IETF (Internet Engineering Task Force) et au W3C (World Wide Web Consortium) – sont portées, avec le succès indéniable que l’on sait, par des ingénieurs mis à disposition par leur entreprise – ou par des universités dans le cas du W3C – lesquels, c’est dans l’ordre des choses, sont conduits par des critères d’efficacité technique, visent à répondre aux besoins des acteurs économiques, et à développer des marchés potentiels. On ne peut pas leur demander de porter la vision stratégique sur le monde numérique à construire dont nous avons pourtant absolument besoin.

Sans une telle vision, nous pourrions bien découvrir, demain, que nous avons inconsciemment construit une société de surveillance absolue ou que le numérique a détruit en masse l’emploi sans que nous ayons construit de modèles alternatifs de redistribution du

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travail et des revenus. Une telle réflexion ne saurait être portée par les seuls ingénieurs, mais doit l’être par le tissu social et politique dans son ensemble. Quels peuvent en être les axes ?

J’en vois, pour ma part, trois : politique industrielle, diversité culturelle et création en commun par les internautes, confiance et libertés publiques.

Quelle doit être, en matière numérique, notre politique industrielle ? Le déficit de l’Union européenne en la matière constitue un lourd handicap, tant sur les marchés, où nos entreprises peinent à percer face aux géants américains, que dans les négociations internationales, comme celles qui sont en cours sur le traité transatlantique, le TTIP, où l’Europe entre mal préparée, où ses industriels n’ont guère conscience des enjeux commerciaux qui s’y jouent, et qui met en jeu, au-delà même, la question du rôle de la puissance publique et des services publics dans une société numérique. Il pourrait bien, dans des domaines comme l’éducation ou la santé, se révéler un cheval de Troie.

M. Gaëtan Gorce, président. – Vous dites que les industriels sont mal préparés. Pouvez-vous donner des exemples qui justifient vos inquiétudes ?

Mme Valérie Peugeot. – Le Conseil national du numérique, consulté sur ces négociations, a entendu une multitude d’acteurs. Nos entreprises ne sont pas préparées, elles ne perçoivent pas les enjeux alors qu’en face, les négociateurs américains, entourés d’une armée de lawyers, sont en ordre de bataille.

M. Gaëtan Gorce, président. – Mais y a-t-il des sujets plus sensibles que d’autres ?

Mme Valérie Peugeot. – Oui, celui de la commission arbitrale : les États se trouveraient relégués derrière la primauté accordée aux acteurs privés. La question des données est également essentielle ; les États-Unis veulent se servir du TIPP pour contourner les initiatives de la Commission européenne et le projet de règlement sur la protection des données personnelles. Ce qu’ils recherchent, c’est la dérégulation.

Pour y faire contrefeu, il importe de réaffirmer à l’échelle mondiale le principe de neutralité de l’Internet, comme l’avait demandé le Conseil national du numérique dans un avis rendu en mars 2013 et comme vient de le réaffirmer le Parlement européen au début de ce mois. Si ce principe fondateur était remis en cause, ainsi que le laissent craindre les signaux que l’on perçoit outre-Atlantique, l’innovation en pâtirait, les gros acteurs prenant le pas sur les petits, et l’industrie européenne en particulier, puisqu’en l’état des forces sur le marché, les principaux bénéficiaires d’une telle remise en cause seront nord-américains. À nous, Européens, de défendre haut et fort le principe de neutralité du net dans un cadre mondial, dès le NetMundial de Sao Paulo.

Les acteurs européens gagneraient également à investir davantage les espaces où se construisent les normes et les protocoles de demain, dans lesquels ils sont sous-représentés. J’ajoute que c’est dans des domaines nouveaux comme l’Internet des objets ou de la ville intelligente que se construisent les standards de demain : en l’absence d’espace de gouvernance, ce sont les entreprises américaines qui tirent le processus. Si bien que l’on risque de voir disparaître les standards ouverts, interopérables, qui ont présidé à la création de l’Internet et fait la philosophie originaire du web, qui mérite d’être préservée.

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Dans le monde numérique, un mouvement de concentration oligopolistique opère sous nos yeux, auquel il s’agit de résister. Internet et le web ont été imaginés par leurs concepteurs initiaux comme des espaces distribués permettant au plus grand nombre de créer, d’innover. Cette vision s’atrophie à mesure que le jeu se concentre autour de quelques plates-formes caractérisées par leurs marchés bifaces, voire multifaces dans le cas de Google qui étend son emprise bien au-delà de ses métiers initiaux. Face à cela, nous devons promouvoir, au même titre que la neutralité des réseaux, une forme de neutralité des plates-formes sans laquelle les utilisateurs se retrouveront piégés par quelques acteurs surpuissants qui ne leur laisseront d’autre choix que de préempter leurs traces et leurs données personnelles. Le Conseil national du numérique a été saisi de ce sujet, sur lequel il remettra prochainement des recommandations.

Le rôle de l’OCDE, enfin, institution qui a le pouvoir d’aborder la question fondamentale de la fiscalité numérique, ne doit pas être négligé. Notre fiscalité internationale, imaginée à l’ère industrielle, est désormais inadaptée puisqu’elle laisse, en toute légalité, une part majeure de la richesse créée par les acteurs du numérique échapper à la logique redistributive. L’optimisation fiscale, par laquelle une part essentielle de l’économie, qui ne fera que croître, échappe à l’impôt, outre qu’elle est injuste pour les autres acteurs de l’économie, sape radicalement l’instrument majeur de l’action publique. Laisser faire, c’est sacrifier au modèle du toujours moins d’État au lieu d’aller vers celui du mieux d’État. L’OCDE a commencé à s’emparer du sujet ; l’Europe doit s’y montrer une force de proposition. La gouvernance de l’Internet passe aussi par la fiscalité.

Le deuxième axe stratégique porte sur les enjeux culturels, au sens fort, en tant qu’ils engagent des questions de civilisation. Le numérique tel qu’il s’est déployé à travers les réseaux, est, historiquement, un vecteur de diversité culturelle et de créativité. Étant inscriptible, modifiable, contributif, le web est le produit de ce que l’on a appelé des « proams » ; il participe à faire tomber la séparation historique entre producteur et consommateur, entre le créateur et son public, entre professionnel et amateur. Contrairement à l’ère prénumérique où ce que l’on a coutume d’appeler le soft power était en grande partie entre les mains des médias traditionnels et de l’industrie culturelle, tout un chacun peut aujourd’hui, sous condition d’équipement et d’accès au réseau, façonner les créations et les savoirs mondiaux, en écrivant, publiant, partageant, faisant circuler, produisant des contenus, des informations, des données.

Cette capacité contributive distribuée est un facteur clé de la créativité et de la diversité culturelle de nos sociétés. Il n’est que d’observer le déclin de la part de l’anglais sur la toile au profit des autres langues ou l’explosion des blogs, des conversations informelles sur les réseaux sociaux, des sites contributifs, pour s’en convaincre.

Plus encore, le numérique participe de la construction de nouveaux « Communs », à l’image des biens communaux qui marquèrent notre paysage entre le XIIème et le XVIIIème siècle, c’est-à-dire de ressources qui ne sont gérées ni par le marché et les droits de propriété classiques ni par la puissance publique, mais par des communautés auto-organisées autour de logiques de partage. Je pense bien entendu au logiciel libre, mais aussi à des sites contributifs comme Wikipedia ou OpenStreetMap, à des outils de vigilance citoyenne mondiale comme Ushahidi ou Safecast.

Ces espaces de Communs dans lesquels se pratiquent des échanges non marchands sont essentiels à notre diversité culturelle et répondent, par l’innovation sociale, à des problèmes sociétaux auxquels ni le marché ni la puissance publique ne savent apporter de

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solution. Les Communs ne s’opposent pas aux marchés mais les complètent ; ce sont des gisements de savoirs, de créativité dans lesquels tout le monde, y compris les acteurs publics et les entreprises, peuvent puiser.

Face à la tendance idéologique dominante qui tend à tout faire rentrer dans le marché, c’est une sphère que nous devons protéger en réaffirmant le principe de neutralité du net, garant de la liberté d’expression.

De ce point de vue, le droit d’auteur mériterait d’être réformé, pour que soient reconnues les productions de ces « proams », ces amateurs créateurs, et recherchées des pistes de financement. Des voies existent, mais qui supposent de secouer le joug idéologique où nous enferme le droit de la propriété intellectuelle, forgé par les acteurs de l’industrie culturelle prénumérique qui cherchent à se protéger à tout prix.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Pouvez-vous formuler des propositions concrètes de réforme ?

Mme Valérie Peugeot. – Il existe un droit ascendant, qui n’est pas sorti du chapeau du législateur ou de la jurisprudence, mais de la communauté agissante. Je pense aux Creative Commons, à l’ODBC (Open DataBase Connectivity) ou aux licences historiques du logiciel libre. Il existe déjà une boîte à outils juridique qui ouvre des brèches. Au-delà, il faudra bien reconnaître une place aux échanges non marchands. Sur Internet, les contenus circulent instantanément. On ne peut pas stigmatiser 70% de la population en l’accusant de piraterie. Mieux vaut accompagner des pratiques sociales d’une telle ampleur que chercher à les réprimer. Je vous renvoie aux travaux de Philippe Aigrain sur la contribution créative. Pour préserver les échanges non marchands, il faut trouver d’autres formes de rétribution des auteurs et sortir de la vision binaire dans laquelle nous sommes enfermés depuis le début de l’ère industrielle, où l’on se contente de déplacer le curseur entre puissance publique et marché, pour laisser place à un espace de Communs où les ressources sont gérées sur le mode du partage, dans la lignée de la réflexion née des travaux d’Elinor Ostrom. L’idée émerge ainsi d’un « bundle of rights », un faisceau de droits dans lequel on pourrait imaginer un découplage du droit d’usage.

Enfin, dernier axe stratégique, et non le moindre, celui de la confiance et des libertés dans une société numérique. La confiance est une pierre de soutènement de notre économie. On ne saurait laisser se déployer une économie autour des masses de données sans construire, dans le même temps, les conditions de la confiance. Les acteurs, qui voient miroiter, dans le big data, un nouvel Eldorado, font allègrement la confusion entre données produites par les industriels eux-mêmes et données coproduites avec leurs clients et utilisateurs. Il est indispensable de disjoindre les deux approches. Que les premières fassent l’objet de commercialisation ne pose aucun problème. Mais avec les secondes, coproduites, on entre dans le champ des données personnelles, ce qui suppose une réflexion beaucoup plus poussée. Ces données coproduites font aujourd’hui l’objet de deux modes de commercialisation. Dans le premier, que l’on appelle l’économie de l’attention, l’entreprise offre un service dit gratuit en échange de quoi elle collecte des données qui vont servir à pousser des publicités vers l’internaute ou être revendues sur les marchés de traces. Le second peut, plus utilement, servir à créer de nouveaux services, au bénéfice de l’utilisateur. Il me semble que nous devons décourager la dérive de notre économie vers une économie de l’attention, où le marketing prédictif occupe une place prédominante, car c’est structurellement encourager la captation plus ou moins licite de traces et le renvoi de l’utilisateur à sa condition de consommateur captif. Il faut, au contraire, encourager le

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développement d’une économie servicielle, dans laquelle les données pourront constituer une ressource, sous contrôle strict de l’utilisateur, mis en mesure de contrôler, modifier, déplacer, effacer les données qu’il a coproduites, ce qui lui reste aujourd’hui impossible. Certes, l’Union européenne travaille, avec le règlement en préparation, à un nouveau cadre juridique, mais qui restera en partie inopérant si la question n’est pas portée à l’échelle mondiale.

Quelle peut être l’enceinte d’une discussion mondiale sur ces sujets ? Il est clair que ce doit être un espace politique, découplé des espaces proprement techniques. Forum de la gouvernance de l’Internet aux compétences et moyens renforcés ou autre cadre à inventer ? En tout état de cause, ce cadre devra être multipartenarial. Le Sommet mondial pour la société de l’information a, entre 2003 et 2005, posé les premières briques d’une telle approche, qui échappe au modèle onusien traditionnel. C’est un laboratoire d’innovation démocratique dont on n’a pas encore tiré le bilan. Toujours est-il qu’il faudra, autour de la table, asseoir, bien sûr, les Etats – même si tout le monde n’est pas d’accord – mais aussi les instances représentatives des collectivités locales, car elles ont un rôle essentiel à jouer dans notre futur numérique, les acteurs de la société civile et les acteurs économiques, petits et grands.

M. Gaëtan Gorce, président. – Merci de cette présentation très complète. Je vais à présent donner la parole à Mme Castets-Renard.

Mme Céline Castets-Renard. – Sur ce sujet qui soulève bien des débats, touchant notamment au rôle du multipartisme dans la régulation, je tenterai de ramener l’attention vers la question de la production de normes, de réorienter la réflexion vers le droit « dur », en somme.

Le Sommet mondial pour la société de l’information a défini la gouvernance de l’Internet comme « l’élaboration et l’application par les États, le secteur privé et la société civile de principes, normes, règles, procédures de prise de décision et programmes communs propres à modeler l'évolution et l'utilisation de l'internet ». Une telle approche, qui retient des termes assez vagues par souci de consensus, pourrait aboutir à privilégier la soft law, peu contraignante et mal respectée parce que donnant lieu à interprétation.

J’appelle à ne pas oublier ce que sont les exigences de la norme. Le législateur, soit les parlements nationaux et le parlement européen, sans oublier le Conseil de l’Europe, a su avancer sur la question des libertés fondamentales et se rapprocher des grands principes. Il se trouve que la révision de la convention 108 du Conseil de l’Europe et celle de la directive de 1995 interviennent, par hasard, au même moment. La Convention 108 couvre un champ d’application territorial large puisque des Etats hors Union européenne y ont adhéré. Ce pourrait être l’outil le plus pertinent en l’état des travaux…

Si l’on veut un Parlement européen fort, il faut des parlements nationaux forts. C’est une dimension à ne pas négliger, non plus que ne doit être oublié le rôle du juge. J’en veux pour preuve l’invalidation, par la Cour de justice de l’Union européenne, de la directive de 2006 sur la conservation des données personnelles. Décision courageuse, par laquelle elle a considéré que la lutte contre le terrorisme ne pouvait, comme telle, justifier toute conservation des données, à la différence des juges américains, qui estiment que la lutte contre le terrorisme autorise à porter des atteintes aux libertés individuelles. En Europe, c’est la culture juridique de la balance entre les principes qui prévaut : sur un tel sujet, le juge est bien placé pour établir les équilibres.

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Je veux ici insister sur l’exigence de précision de la norme, sans laquelle se pose, inévitablement, un problème de légitimité et d’acceptation sociale – voir la controverse soulevée par l’article 20 de la loi de programmation militaire. C’est une exigence d’autant plus impérative lorsqu’elle touche aux données personnelles, ainsi que le rappelle la Cour de justice dans sa décision. S’en remettre, en ces matières, aux décrets d’application, est périlleux.

Pour une norme forte, il faut une volonté politique européenne forte. Or demeure, en Europe, un problème de compétence, on l’a vu sur les questions touchant à la surveillance. Certes, la période préélectorale que nous vivons ne s’y prête guère, mais il est indispensable d’avancer en matière de fiscalité numérique et de données personnelles. Le règlement, qui augmente le niveau de protection, doit être adopté ; ce n’est pas le moment de chipoter sur les termes. Le processus est en cours depuis 2012, on ne peut plus attendre, car plus on tarde, moins on est protégés. On critique beaucoup la CNIL, mais le problème n’est-il pas que les sanctions pénales ne sont jamais appliquées ? L’idée d’une amende véritablement dissuasive, en pourcentage du chiffre d’affaire, mérite d’être explorée. De même, le contrôle qu’autorise le droit européen de la concurrence en matière d’abus de position dominante et de barrières à l’entrée sur le marché mériterait d’être mieux exercé.

Certains, comme les Brésiliens, militent pour une Constitution de l’Internet, afin de marquer symboliquement les esprits sur les principes. Nous gagnerions à les rejoindre. L’Europe pourrait adopter un texte équivalent, qui serait un apport au regard de la Charte des droits fondamentaux, laquelle vise certes, dans son article 8, la protection des données à caractère personnel et consacre le droit de propriété intellectuel comme un droit fondamental, mais sans les envisager sous l’angle du numérique comme tel.

Pour l’heure, la question reste posée du champ d’application des normes européennes, et de la loi applicable en matière de numérique. Les grands prestataires du numérique se trouvant aux États-Unis, c’est sous le régime de la loi américaine que leurs conditions générales d’utilisation s’imposent. L’article 3 du projet de règlement européen, considérant que ce n’est pas la loi territoriale de l’établissement prestataire qui doit s’appliquer, mais celle du lieu de résidence de l’utilisateur, vise à inverser la logique. On pourrait utilement s’inspirer des analyses suscitées par les règlements Rome 1 et Bruxelles 1 sur la question du juge compétent, en retenant le critère de l’activité dirigée. Dès lors qu’un prestataire vient diriger ses services vers le consommateur européen, c’est la loi de ce consommateur qui prévaut. Un tel principe pourrait trouver à s’appliquer, au-delà du consommateur, au citoyen. C’est le moyen de prévenir toute colonisation numérique.

La préservation de notre indépendance passe aussi par les infrastructures. Si elles restent sous contrôle américain, les normes demeureront sans effet. Car c’est le plus souvent en amont que s’opère la captation des données, ainsi que l’a clairement montré l’affaire Snowden. L’initiative conjointe du Brésil et de l’Union européenne, qui militent en faveur d’un réseau propre de câbles intercontinentaux, vaudrait d’être encouragée. C’est un sujet tout particulièrement sensible au Brésil, qui dépend très largement des États-Unis en cette matière. Cela vaut la peine de réfléchir ensemble à des systèmes de sécurisation. On se souvient des déclarations d’un responsable d’Airbus, qui disait que l’on n’est jamais certain, quand on envoie des informations cryptées, de n’être pas victime d’un algorithme truqué qui permettrait à Boeing de les récupérer…

Une telle démarche, pour réussir, doit pouvoir s’appuyer sur une politique industrielle volontaire. Trop de nos étudiants s’expatrient ; la NSA et la Silicon Valley attirent

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les meilleurs ingénieurs. On ne préviendra cette fuite des cerveaux que par une politique globale.

J’en viens à la question de la neutralité du net. La définition proposée dans le paquet télécoms, avec la notion de services spécialisés, n’est guère pertinente : elle ouvre la brèche au triage des flux. Si l’on remet en cause la neutralité en faisant payer l’accès à des débits, on favorisera les dominants, au détriment des services alternatifs européens. Rompre le principe de neutralité, c’est aussi prendre le risque de voir remis en cause le régime favorable d’irresponsabilité des FAI, les fournisseurs d’accès internet, que leur reconnaît la directive commerce électronique, dès lors, ainsi que le précise l’arrêt Google rendu par la Cour de justice en 2010, qu’ils restent des intermédiaires techniques, neutres et passifs, qui n’interviennent pas sur les contenus. C’est un argument qu’il vaut la peine de faire valoir : il n’est pas de leur intérêt que se mettent en place, comme cela tend à devenir le cas, de multiples mesures de filtrage.

Les entreprises de l’Internet sont essentiellement américaines. C’est un risque indéniable pour la diversité des cultures et des valeurs. Il serait bon de réagir pour protéger le patrimoine européen. On commence, dans certains textes, à voir émerger cette notion. Je pense à la directive sur les œuvres orphelines, qui se veut une réponse à Google Books, ou à la loi française sur les œuvres indisponibles. Mais la réaction reste encore trop timide, et je crains que la réforme de la directive sur les services de la société de l’information ne suffise à y répondre.

M. Francesco Ragazzi. – J’espère que les travaux que je vais vous présenter, fruit d’une recherche conjointe du Centre d’études sur les conflits, liberté et sécurité (CCLS) et du Centre for European Policies Studies (CEPS) de Bruxelles, autour de la question de la surveillance de masse sur internet, qui ont alimenté l’enquête du Parlement européen sur le sujet, seront utiles à votre réflexion sur la gouvernance mondiale de l’Internet.

Un point, tout d’abord, sur cinq aspects des politiques de surveillance de masse telles qu’elles ont été révélées par l’affaire Snowden, ainsi que par les travaux des juristes, des investigateurs et des chercheurs, et sur la situation en Europe.

Les pratiques de collecte de données révélées par l’affaire Snowden relèvent de deux modes opératoires. L’upstreaming, en premier lieu, c’est à dire la collecte en masse des données qui transitent sur les câbles en fibre optique, soit l’architecture physique d’Internet, grâce à des dispositifs d’interception. C’est le fait des États-Unis, via la NSA, mais aussi du Royaume Uni, qui a placé quelque deux cents de ces dispositifs sur les câbles qui relient les îles britanniques à l’Europe et aux États-Unis, de la DGSE française, autour de Djibouti et ailleurs, du Bundesnachrichtendienst (BND) allemand, qui s’intéresse entre autres aux données qui transitent à travers l’Internet Exchange de Frankfort, de l’agence suédoise FRA (Försvarets radioanstalt), pour les câbles qui relient les pays Baltes à la Russie. On est loin, ici, des problématiques du cloud : chacun agit sur son pré carré…

Le second type de pratique, lié au programme Prism est l’acquisition de données personnelles via des décisions de justice, notamment celles de la cour créée par le Foreign Intelligence Security Act (Fisa). Ce sont, dans ce cas, des sociétés privées comme Google, Facebook, Apple, ou Microsoft ainsi que les grandes sociétés de télécommunications, qui assurent la collecte. Les chiffres sont connus, ils ont été récemment publiés. Ils fournissent un ordre de grandeur. Le nombre de requêtes dont la NSA a ainsi demandé communication à Google a pu atteindre, certains trimestres, 30 000 à 35 000.

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À cela s’ajoute un ensemble hétérogène de pratiques qui concernent d’autres aspects de la surveillance, comme les programmes de collecte de masse de métadonnées des téléphones, ou des programmes tels que Bullrun, visant à affaiblir les technologies de cryptage, ou bien encore des tentatives pour exploiter les failles des protocoles de sécurité – voir les récentes révélations sur la faille dite Heartbleed dans le protocole OpenSSL.

Les chiffres, cependant, révèlent l’extrême disproportion dans les moyens. La NSA emploie 37 000 personnes pour un budget annuel de 7 milliards, le GCHQ britannique (Government Communications Headquarters), 5 600 personnes pour un budget de 1,2 milliard, et la DGSE française 4 600 personnes pour un budget de quelque 650 millions.

Ce qui frappe, cependant, c’est l’ampleur du phénomène, qui opère à grande échelle. On est bien au-delà du « business as usual »… Il existe des cartes éloquentes qui permettent de comparer la taille des archives de la Stasi et celle de la NSA… Le GCHQ à lui seul intercepte 21 pétaoctets de données par jour, l’équivalent de l’utilisation quotidienne de 2,1millions de gros consommateurs de bande passante, ce qui laisse penser que la surveillance porte sur 3 à 4 millions de personnes par jour…

La distinction entre surveillance légitime et illégitime se brouille. On ne sait pas grand chose sur la façon dont les données sont utilisées, traitées et distribuées au sein des agences de sécurité européennes. Servent-elles, in fine, à des opérations de surveillance ciblée ne débordant pas le cadre juridique fixé par la loi ou faut-il penser que les agences européennes, à l’instar de la NSA, se livrent à un data-mining actif et indiscriminé qui met en cause les droits fondamentaux comme l’a révélé Edward Snowden au sujet du programme X-Keyscore qui permet de faire des recherches sur tout un ensemble de bases de données mises en commun. La NSA procède à un traitement algorithmique des données, qui produit directement des listes de cibles potentielles pour les drones de la CIA. De là à l’élimination totale du facteur humain dans la détermination des cibles, il n’y a qu’un pas. D’une manière générale, on ignore quelles conséquences a la surveillance pour les personnes qui en sont l’objet.

Toutes ces questions sont souvent posées sous le registre de l’antagonisme entre les États-Unis et l’Europe, quand il s’agit bien plutôt d’un problème de contrôle démocratique sur un réseau transnational. Notre rapport montre que les services de renseignement dans les pays européens que nous avons observés, en France, en Allemagne, en Suède, aux Pays-Bas, sont tous engagés dans des programmes de surveillance de masse, le plus souvent coordonnés par les États-Unis, et impliquant l’échange de données. Une des raisons majeures de la course à la collecte engagée en France à partir des années 2000 tient même à cette volonté de s’asseoir à la table des États-Unis. L’échange de données est automatique pour le GCHQ britannique, dans le cadre des accords Ukusa dit aussi Five Eyes passés entre les États-Unis, le Canada, le Royaume Uni, l’Autralie et la Nouvelle-Zélande. On estime par exemple que 60% du renseignement du GCHQ provient des données de la NSA, qui aurait financé l’agence britannique, sur les trois dernières années, à hauteur de 120 millions, directement assignés au programme Tempora. Il en va de même dans le cadre d’autres configurations, comme Alliance Base, accord de coopération antiterroriste passé entre les États-Unis, le Royaume Uni, la France, l’Allemagne et l’Australie, avec des échanges en partie pilotés par la France. Sans parler des révélations du journal Le Monde sur la coopération entre Orange et la DGSE.

M. Gaëtan Gorce, président. – Nous avons voulu entendre le PDG d’Orange, mais il s’est retranché derrière les règles de sécurité nationales. Je le regrette, il eût sans nul doute fait entendre un silence éloquent…

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M. Francesco Ragazzi. – Il y a, derrière ces coopérations, des enjeux juridiques. L’échange de données permet de contourner la loi quand elle interdit sur le territoire une surveillance de la population nationale. Les Allemands peuvent ainsi, par exemple, avoir dans les mains des données sur leurs citoyens…recueillies par les Suédois. Didier Bigo n’hésite pas à parler de guilde transnationale des professionnels du renseignement, qui entretiennent plus de liens entre eux qu’avec les acteurs institutionnels de leur propre pays chargés de faire respecter les libertés civiles.

Les Etats seuls ne sont pas impliqués, les sociétés privées le sont aussi. Les programmes de surveillance reposent largement sur les sociétés de télécoms et les grands fournisseurs de services, dont la collecte fait partie du cœur de métier.

On entend souvent poser le problème en termes d’équilibre entre liberté et sécurité, droits des citoyens et efficacité de la lutte antiterroriste, sans qu’ait été donnée aucune preuve de cette efficacité. Au contraire, même, puisque le directeur de la NSA, après avoir déclaré que cinquante-quatre attaques ont pu être évitées grâce à l’action de ses services, n’a bientôt plus parlé que de treize cas, avant de devoir reconnaître qu’au vrai, ils n’avaient mis au jour qu’un seul vrai cas de financement du terrorisme… La vérité, c’est que ce sont, à proprement parler, les valeurs fondamentales de nos ordres démocratiques qui sont en jeu.

M. Gaëtan Gorce, président. – On n’entend guère les responsables politiques s’exprimer en ces termes. Comment expliquer qu’ils ne témoignent pas, comme vous, de l’indignation que de telles dérives devraient susciter ?

M. Francesco Ragazzi. – Peut-être une question d’intérêt bien compris. Après s’être indigné des pratiques de la NSA, chacun a dû en rabattre quand l’ampleur des collaborations a été dévoilée et qu’il a été clair que de telles pratiques étaient monnaie courante.

M. Gaëtan Gorce, président. – Voyez-vous des raisons objectives qui auraient pu pousser des responsables politiques à considérer que les valeurs fondamentales pouvaient passer au second plan ? Serait-ce l’espoir de résultats ? Mais vous avez indiqué qu’ils étaient fort minces. Serait-ce l’habitude prise de telles pratiques, où le lien entre systèmes de renseignements finit par l’emporter sur les responsabilités de souveraineté, ainsi que vous l’avez souligné ? Serait-ce mélange entre intérêts industriels et intérêts politiques ? J’avoue que j’ai du mal à comprendre, car ce qui est en cause, ce sont bien les valeurs sur lesquelles s’est construite la démocratie. Quand réaction il y a eu, c’est davantage au regard des effets dans l’opinion de ces révélations qu’en vertu de ces valeurs. Comment expliquer que les politiques aient perdu conscience de l’enjeu fondamental ?

M. Francesco Ragazzi. – On peut aussi penser que le jeu trivial des intérêts bureaucratiques a fait son œuvre. Un exemple. La technologie développée par William Binney, ancien directeur technique au sein de la NSA, permettait, ainsi qu’il l’explique lui-même, d’éviter le stockage de données. Mais très rapidement, à la fin des années 1990, les dirigeants de la NSA, craignant que dans un contexte budgétaire serré, une telle solution ne pousse à la diminution de leurs crédits, ont choisi de privilégier un programme de collecte le plus ambitieux possible…

M. Gaëtan Gorce, président. – C’est Docteur Folamour ! Antoine Lefébure, dans son livre sur l’affaire Snowden, raconte que le bureau du patron de la NSA est la réplique exacte du vaisseau de Star Trek…

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M. Francesco Ragazzi. – Je l’ai dit, la question n’est pas tant géopolitique que transnationale : l’une des solutions passe par un renforcement des instances nationales de contrôle des services de renseignement, et leur constitution en un réseau transnational à l’échelle européenne, pour créer un contre-pouvoir.

L’idée a également été avancée de développer un cloud européen. Les données des citoyens européens se trouvent, c’est un fait, entre les mains des États-Unis. Le Safe Harbor était censé garantir à tous un même niveau de protection ; on a vite compris qu’il n’en était rien. Restent des discussions sur ce que pourraient être les modalités techniques d’un tel cloud. Des dispositifs de package tracing permettraient de maintenir les paquets de données au sein du territoire européen, sans qu’elles transitent par le câble. Cela n’empêchera pas les échanges entre services de renseignement, mais assurerait, au moins, une meilleure protection juridique.

Une autre piste va à renforcer, au niveau européen, la protection des données personnelles, de façon à contraindre les sociétés les plus puissantes à respecter les législations nationales en la matière, avec des sanctions suffisamment dissuasives, en pourcentage du chiffre d’affaires annuel.

Il importe également, et je rejoins les propos qu’a tenus devant vous Jérémie Zimmermann, de développer l’open source, pour contrer les logiques de rente et de commercialisation à tout va. Dès lors que la recherche publique finance le développement technologique, il n’y a pas de raison que ses résultats ne soient pas accessibles à tous. L’Union européenne a fait de l’open access en matière de publication une priorité, il pourrait en aller de même pour l’open source. En ces temps de vaches maigres, on trouverait bien des avantages à utiliser des programmes ouverts comme LibreOffice, OpenOffice ou Firefox au lieu de verser des fortunes à Microsoft. Sans parler des avantages en termes de sécurité, puisque l’open source laisse à la communauté les mains libres pour remédier aux failles de sécurité et prévenir la pratique des backdoors – l’affaire Snowden nous a appris que Windows en contient. L’open source est aussi le moyen d’assurer la confidentialité de la navigation sur Internet, je pense notamment à des initiatives comme celle qui a donné naissance au réseau Tor.

Mme Jessica Eynard. – Les données personnelles, sur lesquelles je centrerai mon propos, sont devenues un moteur de l’économie. Ce sont souvent les actifs les plus valorisés au sein des entreprises. C’est dire qu’autant il serait illusoire de militer pour une interdiction de leur exploitation, autant il importe d’encadrer leur utilisation, et d’autant plus que le contenu de ce que l’on appelle les données personnelles a beaucoup évolué. Quand, dans les années 1970, il ne s’agissait que de données d’état civil, les informations susceptibles d’être aujourd’hui collectées donnent une appréhension de plus en plus large des éléments constitutifs de la personne – données biométriques, physiologiques, mais aussi comportementales, grâce au prélèvement de traces qui servent à créer un profil dans lequel on enferme l’individu, et qui peut servir à fonder des décisions graves, ainsi que vient de le rappeler Francesco Ragazzi en évoquant les algorithmes par lesquels la NSA dresse des liste cibles militaires potentielles.

Cette évolution s’est accompagnée d’une perte de la maîtrise intellectuelle des individus sur l’information les concernant. Chacun a une empreinte génétique, mais ne la comprend pas pour autant, pas plus que l’on ne comprend les données présentes dans nos cookies ou les fichiers de nos logs. Comment protéger soi-même ce que l’on ne comprend pas ? C’est bien là la faille du système : on fait reposer le régime de protection sur un individu

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qui est incapable de connaître et de comprendre les données recueillies à son sujet. Comment faire jouer un droit de rectification face à un algorithme ? Comment prouver qu’une adresse IP n’est pas la sienne ?

C’est la raison pour laquelle il me semble que si l’individu doit conserver son rôle dans la protection, il ne peut plus en être le centre, et que d’autres acteurs, capables d’appréhender les données traitées et disposant d’outils spécifiques de protection, doivent prendre le relai. L’Europe a là un rôle à jouer. Il s’agit de renforcer de tels acteurs et de les doter d’outils opérationnels.

Quels peuvent être ces acteurs de la protection ? On pense bien sûr, en premier lieu, aux autorités de contrôle. Cependant, leurs pratiques restent encore très hétérogènes, et mériteraient d’être harmonisées – le projet de règlement va, de ce point de vue, dans le bon sens. Il importe également de leur assurer une réelle indépendance, y compris à l’égard des pouvoirs publics, et de revoir leur mode de financement, afin que le contrôle soit effectif quel que soit le responsable de traitement.

Ces autorités, enfin, ne peuvent agir seules, eu égard à la multiplicité des données et des moyens de collecte et de traitement. Elles ont besoin de s’appuyer sur un acteur de proximité. C’est le rôle, en France, du délégué à la protection des données ou du correspondant informatique et libertés. Doit-il être obligatoire, pour les entités traitant des données personnelles, de désigner un tel correspondant ? Le débat demeure. Pour les uns, un tel mécanisme ne sera efficace que s’il reste un engagement volontaire des responsables de l’entité concernée. Pour les autres, dont je suis, il faut clairement le rendre obligatoire – chose d’autant plus aisée que le régime, qui autorise mutualisation et temps partiel, est flexible – contrairement à ce que retient le projet de règlement, qui prévoyant des seuils et distinguant selon la nature de l’information traitée, limite les cas où cette désignation serait rendue obligatoire. Pour s’assurer de l’efficacité de cet acteur, il faut en outre qu’existe un contrôle des moyens qui lui sont conférés pour exercer sa mission.

Le bilan de la CNIL, qui constate que les structures dotées d’un correspondant sont plus respectueuses des règles de la loi informatique et libertés plaide en faveur de cette généralisation.

Un rôle devrait également être reconnu aux associations de protection représentatives de personnes dont les données sont traitées. L’individu est seul face aux professionnels de la collecte. Que des associations puissent l’aider dans ses démarches ne saurait être que bénéfique.

Au plan international, les choses sont plus complexes. On se trouve face à un patchwork d’entités et de textes peu contraignants, peu protecteurs ou qui n’ont été ratifiés que par peu de pays. Pour avoir du poids, l’Europe doit parler d’une seule voix et militer, dans les enceintes internationales, pour que la Convention 108 du Conseil de l’Europe soit plus largement ratifiée ou pour que soit adopté un instrument international plus contraignant, respectueux des principes fondateurs de sa législation. Elle gagnerait, dans cette perspective, à se rapprocher des Etats dépourvus de régime de protection ou faiblement protégés, afin d’exporter son modèle. Il existe déjà une association francophone des autorités de protection ; il faudrait faire de même au niveau européen.

Les outils à promouvoir doivent être à la fois juridiques et techniques. Les outils juridiques doivent reposer sur un texte intelligible, appliqué de façon large et homogène. C’est

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pourquoi le projet de règlement européen, dont la négociation piétine depuis deux ans, doit être adopté sans tarder. Car comment imposer nos principes si nous ne sommes pas même capables de nous entendre ?

Reste le problème du contrôle hors Union européenne. Le contrôle en ligne, tel qu’autorisé par la loi sur la consommation, est peut-être un début de réponse. Il a permis à la CNIL d’effectuer des contrôles, qui, certes, ne peuvent être très approfondis, mais qui permettent de faire un tri.

Les contrôles, enfin, doivent aboutir à des sanctions qui, pour être dissuasives, mériteraient d’être alourdies. Cela exige aussi d’homogénéiser des pratiques qui demeurent très disparates en Europe. Ainsi, la CNIL, qui ne sanctionne qu’en dernier recours, par souci de pédagogie, reste plus frileuse que d’autres autorités, qui sanctionnent plus vite. L’obligation de publication des décisions, très dissuasive en ce qu’elle nuit à l’image de l’entreprise, est aussi une arme à ne pas négliger. Google n’a guère apprécié de devoir publier sa condamnation sur sa page d’accueil…

Les autres outils juridiques envisagés, enfin, posent encore une série de problèmes : les codes de conduite seront-ils ou non contraignants ? Les labels ? Ils exigent de développer de multiples référentiels.

J’en viens aux outils techniques, qui trouvent un nouvel essor avec le principe de privacy by design, protection à la conception, qui consiste à concevoir les technologies, les produits, les traitements, les services, en considération des règles protectrices de la vie privée. Ainsi peut-on imaginer des systèmes de purge automatique des données. Le principe est intéressant, car il ne repose pas sur l’individu mais sur le concepteur. Mais on peine à voir comment il se matérialisera. Mettra-t-on en place des référentiels ou chacun pourra-t-il agir à sa guise ? Il reste encore, sur ce sujet, un gros travail à effectuer.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Je vous remercie de ces éclairages. Au regard de ce qu’a exposé M. Ragazzi, estimez-vous, en tant que juristes, que l’on peut obtenir par le droit ce que l’on ne parvient pas à atteindre par la technique ?

Mme Jessica Eynard. – J’ai ferme espoir en des solutions juridiques, sans lesquelles il faudrait se résoudre à la surveillance généralisée. On peut aussi faire valoir qu’une perte de confiance dans le net fragiliserait les Etats et ferait disparaître des marchés potentiels…

Mme Céline Castets-Renard. – Pour répondre à certaines questions, comme l’existence de failles dans les systèmes de cryptologie, il faudra bien trouver des solutions techniques. Oui, apporter une réponse juridique est essentiel, mais il faudra veiller à ne pas trop l’ancrer dans la technique, qui évolue très vite. Ne reproduisons pas l’erreur de la loi Hadopi, qui s’est trop focalisée, en matière de contrefaçon, sur un type de technologie.

Mme Valérie Peugeot. – Il faut marcher sur ses trois pieds. Les solutions passent par le droit « dur », bien entendu, mais aussi par la technologie – non pas dans une fuite en avant vers des solutions cryptographiques, car on ne résout pas un problème politique avec des solutions techniques, mais en recherchant les moyens de rendre du pouvoir aux citoyens – et par des dispositifs autorisant d’autres pratiques sociales. C’est grâce à de telles pratiques, appuyées sur le droit et sur des outils, que l’on sortira par le haut du cercle vicieux dans lequel on est enfermés.

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Je travaille avec la Fondation Internet nouvelle génération (Fing) et un ensemble d’entreprises sur un projet relatif au « vendor relationship management ». Les données de 300 clients volontaires sont stockées sur un cloud personnel, chacun d’entre eux en ayant la maîtrise. Chaque individu peut ainsi renseigner son profil beaucoup plus précisément, et c’est lui qui choisit les entreprises qui y auront accès. Le jour où il recherche une machine à laver, au lieu que sa requête lui renvoie des myriades de publicités, il ne reçoit que des offres adaptées.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Vous conviendrez que cela suppose une sensibilisation individuelle aux pratiques numériques.

Mme Valérie Peugeot. – L’agilité numérique – ce que les anglo-saxons appellent iteracy – évolue. C’est un savoir-faire qui peut être incorporé dès l’école.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – L’obligation de stocker et de traiter les données sur le sol européen est-elle pour vous, monsieur Ragazzi, une solution ?

M. Francesco Ragazzi. – Ce serait une bonne chose. Mais cela suppose que les sociétés qui stockent et traitent les données soient clairement soumises au droit européen. L’entreprise Google, en Europe, reste susceptible de devoir répondre à des mandats de la cour Fisa... Pour de telles entités internationales, la séparation juridique devra être claire.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Le gouvernement a laissé entendre qu’un texte sur les droits et libertés numériques pourrait bientôt être soumis à la discussion. Qu’est-ce qui devrait impérativement, pour vous, y figurer ?

Mme Céline Castets-Renard. – Le principe de neutralité du net est essentiel. Il serait également utile, même si le droit n’aime guère les redondances, qu’y figurent, dans leur application au numérique, les droits fondamentaux garantis par d’autres textes. Je pense à la liberté d’expression, ou au droit à la protection de la vie privée, certes déjà garanti par la charte européenne des droits fondamentaux, mais qu’il serait bon, symboliquement, de réaffirmer.

Il serait également utile d’intégrer la notion de patrimoine culturel, sachant combien est aujourd’hui controversée la notion de propriété intellectuelle. La protection de la diversité culturelle peut faire contrepoids à la seule vision économique.

Il existe, au Parlement européen, un projet d’habeas corpus numérique, mais on y mélange les genres, à cause des tensions avec les Etats-Unis. Les questions touchant à la feuille de route dans les accords de libre-échange n’ont pas, à mon sens, à y figurer. Mieux vaudrait y réaffirmer les droits fondamentaux.

Mme Valérie Peugeot. – Nous aurions grand besoin d’un cadre générique sur lequel le législateur puisse s’appuyer quand il intervient dans des domaines spécifiques. Cela éviterait les dérapages que l’on a connus avec certains projets de loi – lutte contre le proxénétisme, égalité entre les hommes et les femmes, programmation militaire – et que ne se glissent dans les textes, à l’initiative d’élus bien intentionnés mais sans compétence dans le domaine numérique, des alinéas liberticides. Il serait bon, pour l’éviter, de poser des fondamentaux neutres, qui fournissent un cadre.

M. Gaëtan Gorce, président. – Je vous remercie de vos contributions.

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Audition de M. Philippe Boillat, directeur général, et de Mme Sophie Kwasny, chef de l'unité « protection des données » au sein du service de la société de l'information, de la direction générale des droits de l'Homme et de l'État de

droit du Conseil de l'Europe

M. Gaëtan Gorce, président. – Nous recevons, du Conseil de l’Europe, M. Philippe Boillat, directeur général des droits de l’homme et de l’État de droit, accompagné de Mme Sophie Kwasny, en charge de la protection des données. Le Conseil de l’Europe a entrepris la modernisation de la Convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel – dite Convention 108 –, alors que, de son côté, l’Union européenne élabore un règlement sur les données personnelles : comment le droit international évolue-t-il et peut-il évoluer, à vos yeux – et quels sont les moyens d’action des citoyens, ou encore les outils utiles pour renforcer les capacités des citoyens à maîtriser un tant soit peu leurs données personnelles sur Internet ?

M. Philippe Boillat, directeur général des droits de l'Homme et de l'État de droit du Conseil de l'Europe. – Merci d’avoir associé le Conseil de l’Europe à vos travaux sur ce sujet si important.

Internet est une ressource publique universelle, un outil indispensable dans la vie quotidienne. Aussi est-il impératif que les individus puissent l’utiliser en toute liberté et en toute confiance. Internet est un patrimoine commun qui doit être géré et gouverné pour le bien de tous, ce qui implique que les diverses parties prenantes doivent être associées et participer aux dialogues et aux travaux de sa gouvernance, dont les éléments clefs sont la transparence et la responsabilité de répondre du bien-fondé des décisions prises et de leurs conséquences. Ainsi soutenons-nous une gouvernance multi-acteurs et inclusive.

Le Conseil de l’Europe – vous le savez – est la plus ancienne des organisations intergouvernementales à vocation paneuropéenne. Son statut, ouvert à la signature à Londres, le 5 mai 1949, repose sur trois piliers : les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit. Ses 47 États membres – couvrant plus de 800 millions d’individus – sont tous parties à la Convention européenne des droits de l’homme. L’Union européenne adhèrera à cette convention dès qu’un certain nombre de procédures auront abouti, ce qui renforcera l’architecture européenne des droits de l’homme.

Ces trois piliers sont complémentaires et interdépendants, ils guident chacune des actions du Conseil de l’Europe. C’est dans cette perspective que nous travaillons à la promotion et au plein respect des droits de l’homme, de la démocratie et de l’État de droit sur Internet. Ils doivent en effet s’appliquer dans le monde virtuel comme ils s’appliquent dans le monde réel, hors ligne comme en ligne.

Le Conseil de l’Europe s’efforce depuis 2003, date du premier Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) organisé à Genève à l’initiative de l’Organisation des Nations Unies, de contribuer activement – et de façon constructive – à la gouvernance de l’Internet, qui est désormais l’une des priorités stratégiques de notre Organisation.

C’est ainsi que nous soutenons et participons activement à l’IGF, le Forum sur la gouvernance de l’internet onusien, à sa version régionale, l’EuroDIG, ainsi qu’à de nombreux événements nationaux. Ce sont autant d’occasions pour le Conseil de l’Europe de promouvoir

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ses valeurs fondamentales afin que l’Internet demeure universel, ouvert, neutre, novateur et accessible.

Le Conseil de l’Europe est chargé à l’échelle régionale par le Bureau du Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU de travailler à la mise en œuvre des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, adoptés le 16 juin 2011 par le Conseil des droits de l’homme des nations unies.

Notre action se situe à un double niveau : la gouvernance de l’Internet, protéger le moyen technique, notamment son universalité, son intégrité et son ouverture, la gouvernance sur l’Internet, la protection et la promotion du droit au respect de la vie privée et de la liberté d’expression, de réunion et d’association notamment.

S’agissant de la gouvernance sur l’Internet, notre action revêt de nombreuses formes : adoption d’instruments juridiquement contraignants ou non, textes de l’Assemblée parlementaire, mécanismes de suivi pour surveiller la mise en œuvre dans nos États membres de leurs obligations ou encore des programmes de coopération et de renforcement des capacités dans les pays pour qu’ils mettent leur législation et leurs pratiques en adéquation avec nos standards.

La Convention européenne des droits de l’homme, avec la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, revêt une importance déterminante dans ce domaine. Elle exige que toute ingérence dans un droit ou une liberté garantie par la Convention, notamment la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée, soit prévue par la loi – à savoir que l’ingérence ait une base légale, claire, accessible et prévisible –, que cette ingérence réponde à un objectif légitime et qu’elle lui soit proportionnée ; en d’autres termes l’ingérence doit répondre à « un besoin social impérieux dans une société démocratique ». Les États parties doivent prendre les mesures nécessaires pour que les droits et les libertés garantis par la Convention soient concrets et effectifs et non pas, pour reprendre le langage de la Cour, techniques et illusoires. Les normes en matière de droits de l’homme priment sur les conditions générales d’utilisation imposées par les entreprises aux utilisateurs d’Internet.

D’autres instruments juridiques contraignants du Conseil de l’Europe proposent des solutions à l’échelle universelle, étant ouverts à l’adhésion d’États non membres du Conseil de l’Europe.

Il y a d’abord la Convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, plus connue sous le nom de « Convention 108 ». Il s’agit du seul instrument international juridiquement contraignant ayant pour objet de protéger les personnes au regard du traitement des données personnelles. La Convention, qui s’applique au secteur privé et au secteur public, est l’une des meilleures réponses qui s’offrent aux pays préoccupés par les allégations de surveillance de masse : elle réunit déjà 46 pays, dont l’Uruguay. D’autres États non-européens sont sur le point de demander à y adhérer ; le Maroc l’a déjà fait. La Commission européenne a demandé aux États-Unis d’y adhérer suite aux révélations d’Edward Snowden. Cette Convention a servi de source d’inspiration à une multitude d’États lorsqu’ils ont adopté leur législation sur la protection des données.

Il y a aussi la Convention sur la cybercriminalité (Budapest, 2001), également ouverte aux États non membres du Conseil de l’Europe. Elle compte 41 États Parties dont l’Australie, les États-Unis, le Japon, Maurice, la République dominicaine et prochainement les

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Philippines. Elle poursuit une politique pénale commune destinée à protéger la société contre le cyber-crime par l’adoption d’une législation pénale appropriée et la stimulation de la coopération internationale. Elle a servi de loi modèle à plus de 120 États dans le monde.

Il y a également la Convention sur la contrefaçon des produits médicaux et les infractions similaires menaçant la santé publique, qui vise à protéger la santé publique en combattant la contrefaçon des produits médicaux et leur distribution tout particulièrement sur Internet. Elle compte aujourd’hui 15 signatures mais aucune ratification. Nous allons faire campagne pour favoriser les signatures, ratifications et adhésions.

Quatrième instrument « ouvert », la Convention sur la protection des enfants contre l'exploitation et les abus sexuels (Lanzarote, 2007), qui joue un rôle-clé en pénalisant notamment le « grooming » par le biais d’internet.

Enfin, je mentionnerai la Convention pour la prévention du terrorisme, qui, elle, s’adresse exclusivement à nos 47 États membres. Elle a notamment pour but de pénaliser le recrutement des terroristes et l’appel au terrorisme par Internet.

L’éventail des actions que le Conseil de l’Europe mène a été consigné dans une stratégie sur la gouvernance de l’Internet 2012-2015, qui peut se résumer ainsi : un maximum de droits et de services soumis à un minimum de restrictions avec un niveau de sécurité à même de répondre aux attentes légitimes des utilisateurs. Cette stratégie est centrée sur les personnes et souligne l’importance de travailler également sur les questions telles que la culture, la diversité culturelle et la démocratie. Elle ne se limite donc pas à lutter contre la cybercriminalité, la protection des enfants ou celle de nos données personnelles.

Cette stratégie prône une vision globale d’Internet et défend son universalité, son intégrité et son ouverture. Il faut souligner les dangers d’une limitation géographique de l’Internet par la création de clouds nationaux ou régionaux, qui pourraient conduire à une fragmentation d’Internet. Un Internet fracturé en systèmes fermés – nationaux ou régionaux – contredit l’esprit d’ouverture de l’Internet et tend à donner un contrôle supplémentaire, un moyen de censure supplémentaire, à ceux qui contrôleront ces réseaux fermés. C’est précisément afin de s’assurer de la protection de l’universalité, de l’intégrité et de l’ouverture d’Internet que les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe ont adopté en 2011 dix principes sur la gouvernance de l’Internet. Nos Etats se sont notamment engagés dans l’exercice de leur souveraineté, à « s’abstenir de toute action qui porterait directement ou indirectement atteinte à des personnes ou à des entités ne relevant pas de leur compétence territoriale ». Notre politique est donc claire. En revanche, un cloud européen, qui se limiterait à assurer que les utilisateurs bénéficient des mécanismes de protection, notamment de la vie privée, et qui ne mettrait pas en cause l’universalité du réseau, mériterait d’être examiné. C’est la conclusion à laquelle est parvenue la Conférence qui s’est tenue il y a un mois, sous Présidence autrichienne du Comité des Ministres. Les participants ont demandé au Conseil de l’Europe d’étudier la faisabilité juridique et politique d’un tel cloud.

Enfin, le Comité des Ministres devrait adopter demain un Guide sur les droits de l’homme pour les utilisateurs d’Internet. C’est un outil de vulgarisation qui rappelle les obligations juridiques des États et les droits des utilisateurs, mettant l’accent sur les voies de recours dont chacun dispose pour faire valoir ses droits lorsque ceux-ci ont été restreints ou violés en ligne.

À quels nouveaux défis faisons-nous face ?

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Le premier est certainement de rétablir la confiance dans les réseaux, mise à mal par les révélations de surveillance de masse.

Pour ce faire, le modèle de gouvernance et les décideurs doivent gagner en légitimité, reflétant l’universalité et la diversité d’Internet et plaçant toutes les parties prenantes sur un pied d’égalité.

À l’ère du « big data » et au vu des révélations de l’année passée, le lien entre le secteur privé et le secteur public ne devrait plus être négligé. L’agrégation illimitée de données personnelles dans un cadre commercial ou à des fins d’innovation et de développements sociétaux peut mener à des utilisations inquiétantes par des agences de sécurité nationale dotées de capacités techniques jusque-là insoupçonnées.

Nul ne conteste que les États doivent assurer la sécurité publique – mais pas à n’importe quel prix. Il est impératif que les activités de surveillance des agences de sécurité nationale répondent aux exigences de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Cour et soient soumises à un contrôle démocratique. Dans le cas contraire, nous risquerions de saper, voire de détruire la démocratie au motif de la défendre.

La perspective dans laquelle travaille le Conseil de l’Europe, est très proche de celle de l’Union européenne. Nous partageons un espace juridique et géographique commun : 28 de nos 47 États membres sont également membres de l’Union européenne. C’est donc un patrimoine commun et des valeurs communes que nous défendons, et pour lesquelles une coordination de nos actions apporte une plus-value aux positions que nous soutenons à l’échelle mondiale.

Je me félicite de la complémentarité et de la synergie des actions menées par l’Union européenne et le Conseil de l’Europe : les deux Organisations ont des positions communes en matière de gouvernance de l’Internet, notamment pour préserver un Internet non-fragmenté, ouvert et libre – c’est-à-dire sans blocage, filtrage ou ralentissements opérés en dehors de l’Etat de droit. Position commune au regard également de la nécessité de gouverner l’Internet dans l’intérêt commun et sur la base d’une participation multipartite, en toute transparence, légitimité et représentativité.

De surcroît, l’Union européenne soutient les normes pertinentes du Conseil de l’Europe qui sont de portée potentiellement mondiale, telles que la Convention sur la cybercriminalité et la Convention 108, qui figurent expressément au titre des priorités de coopération 2014-2015 adoptées par le Conseil de l’Union européenne et qui sont régulièrement mises en avant par les institutions de l’Union européenne dans le cadre de ses relations avec les États tiers.

La décision récente de la Cour de Justice du Luxembourg en matière de conservation des données illustre cette vision commune. Les références à la Convention européenne des droits de l’homme et à la jurisprudence correspondante de la Cour de Strasbourg, soulignent l’importance de l’adhésion rapide de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme afin d’éviter dans le futur une interprétation divergente de ce patrimoine commun et de nos droits.

Je souligne enfin que nous travaillons avec d’autres organisations internationales telles que l’OCDE, l’OSCE, ou l’Unesco afin de conserver une cohérence à l’articulation de nos travaux respectifs.

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La France a joué un rôle actif dans la gouvernance de l’Internet, pour faire avancer l’État de droit et le respect des droits de l’homme dans le cyberespace.

A l’heure des craintes et des désillusions suscitées par les révélations d’Edward Snowden, l’Europe se doit de continuer de défendre son idéal de liberté et d’Etat de droit. La route est certes longue, mais nos valeurs et nos principes nous montreront la voie, soulignant que leur pleine application à cette nouvelle forme de gouvernance n’est pas négociable.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Le 8 avril dernier, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a auditionné Edward Snowden par vidéo : que cet échange vous a-t-il apporté ?

M. Philippe Boillat. – Je n’ai malheureusement pas pu assister à cette audition organisée par la commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire, mais je sais qu’Edward Snowden y a fait de nouvelles révélations, en particulier sur la collecte systématique de données échangées par de grandes organisations internationales.

Mme Sophie Kwasny, chef de l'unité « protection des données » au sein du service de la société de l'information, de la direction générale des droits de l'Homme et de l'État de droit du Conseil de l'Europe. – Je n’y étais pas non plus, mais j’ai pu la suivre en direct dans les locaux du Conseil. Cette audition était organisée dans le cadre de deux rapports conjoints que prépare Pieter Omtzigt sur les opérations massives de surveillance et sur les donneurs d’alerte – et deux autres personnalités étaient également auditionnées ce jour-là : Hansjörg Geiger, ancien directeur du service fédéral allemand du renseignement, auteur d’une proposition de « code du renseignement » visant à réglementer les activités de renseignement entre pays amis, et Douwe Korff, professeur de droit international à Londres.

Cette audition a effectivement confirmé que le Conseil de l’Europe est dans son rôle en proposant d’encadrer davantage la collecte des données, et qu’il y a des outils juridiques pour le faire.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Dans son rapport Améliorer la protection et la sécurité des utilisateurs dans le cyberespace, que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe vient d’adopter, Axel Fischer appelle à une législation sur la protection des données, ainsi qu’à une initiative à l'échelle mondiale menée conjointement par les gouvernements et l’industrie pour renforcer la protection et la sécurité des usagers. Croyez-vous que le Conseil de l’Europe puisse être le creuset d’une mondialisation accélérée de la gouvernance de l’Internet, sur un mode multiacteurs ?

M. Philippe Boillat. – En matière de cybercriminalité, il n’est pas question, pour le Conseil de l’Europe – comme pour l’Union européenne et pour les États-Unis –, de renégocier un instrument d’échelle mondiale : cela prendrait de longues années, pour parvenir à un texte qui serait très probablement moins protecteur que la convention de Budapest. En revanche, il faut renforcer les moyens d’action des États, autant juridiques que matériels, pour qu’ils transcrivent les textes, qu’ils forment leurs services de police et de justice contre le cyber-crime, aussi bien que leurs entreprises : nous nous y employons au Conseil de l’Europe, avec, en particulier, l’ouverture d’un bureau spécialisé à Bucarest.

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Sur la protection des données, ensuite, nous modernisons la Convention 108, sans en changer le fond : elle a été écrite en 1980, les techniques ont considérablement évolué depuis, nous y adaptons le texte.

Mme Sophie Kwasny. – Le Conseil de l’Europe est ouvert à la gouvernance multiacteurs d’Internet, nous venons en soutien, nous expliquons au plus grand nombre d’acteurs les principes et la portée de la protection des droits de l’homme, nous impliquons du mieux que nous pouvons le plus grand nombre de parties prenantes.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – De nombreuses personnalités se sont prononcées récemment pour l’adoption d’une déclaration des droits sur Internet – Tim Berners-Lee est allé dans ce sens – ou encore d’une Constitution reconnaissant, comme le demande Catherine Trautmann, un Habeas corpus numérique : qu’en pensez-vous ?

M. Philippe Boillat. – L’approche multiacteurs est indispensable, les échanges, les débats sont une grande source de richesse – mais il faut aussi prendre des décisions, élaborer des textes, ce qui m’a déjà fait conclure de très longs tours de table où chacun avait eu tout loisir d’exposer ses idées, par un : « So what ? Et maintenant, que fait-on ? ». La conférence de Graz s’est achevée en mars dernier sur la perspective d’adopter une « Magna Carta » de l’Internet, posant des principes de base de la gouvernance d’Internet et sur Internet – comme l’universalité, l’intégrité, la neutralité, l’ouverture, l’accessibilité, la liberté d’expression, la protection de la vie privée, ou encore le droit de recours. Le Conseil examine la faisabilité d’un tel document avant, éventuellement, d’en faire la proposition.

M. Gaëtan Gorce, président. – Les révélations d’Edward Snowden ont établi que les services de renseignements européens avaient des pratiques tout à fait comparables à celles des services américains : ces pratiques sont-elles conformes à la Convention européenne des droits de l’homme ? Comment vous paraît-il possible de les encadrer ?

M. Philippe Boillat. – Ces pratiques ne sont guère conformes à la Convention, la Cour européenne le dirait très probablement si elle en était saisie. Je le répète : toute ingérence dans un droit ou une liberté garantie par la Convention, notamment la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée, doit avoir une base légale, claire, accessible et prévisible, il faut que cette ingérence réponde à un objectif légitime et qu’elle soit proportionnée à ce dernier – il faut, selon la Cour, que l’ingérence réponde à « un besoin social impérieux dans une société démocratique ».

La collecte massive des données répond-t-elle à « un besoin social impérieux dans une société démocratique » ?

Le secrétaire général du Conseil de l’Europe a déjà eu à enquêter sur les « red missions » dans lesquelles les services américains, en dehors de toute procédure, ont saisi des personnes sur le territoire européen pour en faire des prisonniers à Guantanamo : on a vu alors combien ces questions étaient de la plus haute sensibilité politique – et que les États n’étaient pas nécessairement prêts à se mettre autour de la table pour offrir à leurs ressortissants toutes les garanties pourtant prévues par la Convention européenne des droits de l’homme.

Cependant, je crois qu’un contrôle démocratique doit être organisé, c’est un minimum indispensable. Il faut en trouver la forme précise, par exemple via des commissions parlementaires. Sans ce contrôle, on risque de voir certains services de renseignement se

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constituer en « État dans l’État » : est-on certain, par exemple, que le Président Obama savait que la NSA espionnait les citoyens à l’échelle qu’a révélée Edward Snowden ?

M. Gaëtan Gorce, président. – Un contrôle démocratique vous paraît donc ici mieux adapté qu’un contrôle juridictionnel ?

M. Philippe Boillat. – Les deux sont possibles, complémentaires – mais en matière de big data, un contrôle juridictionnel paraît plus difficile à mettre en œuvre, puisqu’il faudrait savoir qu’on est espionné pour pouvoir s’en plaindre...

M. Yves Détraigne. – Le Conseil de l’Europe est tout à fait dans son rôle en protégeant la vie privée et les droits fondamentaux des citoyens, mais avec la rapidité d’évolution des techniques, n’est-on pas condamné à avoir toujours « un train de retard », d’autant que les services secrets disposent de moyens bien plus importants ?

M. Philippe Boillat. – L’adversaire, effectivement, a toujours un coup d’avance, mais ce n’est pas une raison de baisser les bras : comme contre le dopage, des techniques nouvelles apparaissent, mais la lutte progresse également.

M. Gaëtan Gorce, président. – Au Conseil de l’Europe, vous êtes en position privilégiée pour observer l’évolution des esprits sur la question du contrôle démocratique : pensez-vous que la prise de conscience progresse, sur une nécessité de contrôler en particulier l’usage que les agences de renseignement font des données recueillies sur Internet, ou bien partagez-vous cette impression que le cynisme règne, chaque État se livrant à des comportements qu’il condamne en façade ? Sachant que l’existence d’une sphère privée dans laquelle l’État se défend d’entrer, est au fondement même de la démocratie – bien avant le contrôle parlementaire sur le gouvernement –, comment pensez-vous possible de retrouver cette séparation entre le public et le privé, qui paraît bien mise à mal ?

M. Philippe Boillat. – Je dois avouer que, malheureusement, je partage votre diagnostic. Il me semble, cependant, que les opinions publiques en ont pris conscience et que la confiance perdue est un facteur de changement. La dernière conférence du Conseil de l'Europe des ministres responsables des médias et de la société de l'information, tenue à Belgrade l’an passé, a manifesté une volonté politique forte d’appliquer sur Internet les principes et les droits de la Convention européenne des droits de l’homme. Des limites techniques existent cependant, il faut le reconnaître, qui rendent le contrôle difficile même quand on le souhaite. Nous modernisons la Convention 108, le Conseil de l’Europe invite les États-Unis à ratifier ce texte, ce qui constituerait une base commune, facteur de bien des progrès.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Vous dites que l’adversaire a toujours un coup d’avance : qui, selon vous, incarne l’adversaire ?

M. Philippe Boillat. – L’expression est malheureuse – sauf à viser les adversaires de l’État de droit – car nous sommes tous des partenaires d’un Internet ouvert et nous nous efforçons d’associer tous les professionnels, les opérateurs, les entreprises, pour diffuser auprès de toutes les parties prenantes des lignes directrices, des bons usages qui constituent une soft law particulièrement utile.

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Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Il y a aussi le risque de voir un opérateur prendre bien trop de contrôle, voire le monopole dans le cyberespace, et qui pourrait alors bien être un adversaire direct de l’État de droit et des libertés fondamentales...

M. Gaëtan Gorce, président. – Merci pour ce débat.

Audition de Mme Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés

M. Gaëtan Gorce, président. – Nous accueillons maintenant Mme Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). La CNIL est très impliquée dans les débats liés à la protection des données personnelles sur Internet, y compris à l’échelle européenne et internationale.

La mission a déjà mené un nombre important d’auditions, qui n’ont pas été forcément rassurantes. Le droit paraît en retard sur l’évolution des techniques et il semble que la volonté politique ne manque pas pour soutenir des pratiques qui ne sont pas toujours acceptables…

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. – Le secteur de la protection des données personnelles figure parmi ceux dans lesquels l’Europe peut jouer un rôle de premier plan. Il constitue un bon laboratoire de la gouvernance.

Je souhaiterais aborder la question sous trois angles : juridique, technique et politique.

Sur le plan juridique, le temps est aux grandes manœuvres. On assiste à une concurrence entre les grandes régions juridiques ; la question se pose de savoir laquelle offrira l’espace le plus adapté à l’économie de demain, fondée sur le numérique et les données. L’Union européenne présente l’avantage de disposer de règles déjà anciennes, avec la directive n° 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données. Cette directive apparaît en effet aujourd’hui dépassée. Sa révision est l’occasion de moderniser le cadre juridique pour l’adapter dans trois domaines : la reconnaissance de nouveaux droits, comme la portabilité ou le droit à l’oubli, qui n’existent pas forcément ailleurs ; l’allègement de contrôles a priori qui n’ont aujourd’hui plus de sens ; enfin, le renforcement des sanctions. Il convient de construire un nouveau schéma de régulation, dans lequel la charge passera de l’amont à l’aval, à travers une responsabilisation des acteurs.

Le projet de règlement en cours d’examen dessine un schéma de coopération entre autorités de régulation assez inédit. Jusqu’à présent, celles-ci étaient tournées vers leur marché national et coopéraient peu. La logique du projet de règlement est de favoriser une plus grande coopération, en évitant les deux écueils du « chacun chez soi » et de la décision bureaucratique centralisée. Le modèle de gouvernance à l’étude repose sur trois niveaux. Au niveau national, chaque autorité de régulation est compétente sur son territoire, lorsque les résidents du pays concerné sont ciblés par un service particulier. Cela signifie que, potentiellement, plusieurs autorités peuvent se prononcer sur un même sujet (Google, Facebook etc.). Le deuxième niveau de la gouvernance relève de la coopération entre autorités lorsqu’il existe un sujet d’intérêt commun : cette coopération intra-européenne doit permettre

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le cas échéant de prendre une décision sur la base du consensus. À défaut – c’est le troisième niveau, l’autorité européenne de protection des données (EDPB pour European data protection board), appelée à succéder au groupe de travail prévu par l’article 29 de la directive de 1995, dit « G 29 », sera compétente pour résoudre les questions qui n’auront pu être réglées par la seule coopération des autorités de régulation. Ce schéma présente ainsi à la fois un caractère décentralisé et distribué, mais également des incitations fortes à la coopération. Il permet de concilier « le guichet unique » demandé par les entreprises et la possibilité pour les citoyens de porter les litiges au niveau national. Il est remarquable que toutes les autorités réunies au sein du G 29 aient pu, malgré leurs différences, convergé vers ce schéma de gouvernance.

Le troisième exemple d’avancée juridique concerne l’accord conclu en février 2014 entre l’Union européenne et les États membres de la coopération économique pour l'Asie-Pacifique (APEC) pour encadrer les flux internationaux de données. Chacune des deux régions dispose de son propre système pour garantir les transferts de données internes à des entreprises ou à des groupes (binding corporate rules dites « BCR » pour l’Union européenne, cross-border privacy rules dites « CBPR » pour l’APEC). Or, les grands groupes veulent échanger des données à travers le monde entier. Un référentiel a pu être élaboré, pour dégager un bloc de règles commun aux deux zones concernées et des blocs additionnels spécifiques. Ainsi, l’Union européenne, en même temps qu’elle promeut avec le projet de règlement un meilleur encadrement des données, est capable d’ouvrir un chemin d’interopérabilité. Elle ne se ferme pas au reste du monde, bien au contraire.

L’espace juridique européen a donc apporté la preuve qu’il était suffisamment robuste pour intégrer l’innovation, même lorsque sont remises en cause les approches traditionnelles comme c’est par exemple le cas avec le big data. Au fond, les Américains nous disent que le principe de finalité n’a plus de sens à l’heure du big data, puisque l’on croise des données sans forcément connaître à l’avance le bénéfice que l’on va pouvoir en tirer. C’est la corrélation qui va déterminer la finalité. En outre, les Américains ont le sentiment que les modes d’utilisation actuels des données sont tellement compliqués qu’il devient impossible de demander aux citoyens leur consentement. Or, c’est un principe fondateur de la réglementation européenne. L’idée du projet de règlement est donc de convaincre les Américains, mais aussi et surtout les Européens, que le cadre juridique de l’Union européenne est suffisamment souple pour intégrer l’innovation tout en offrant des garanties pour les consommateurs. Au regard de la gouvernance juridique des données, l’Union européenne peut donc se prévaloir d’outils robustes à la fois offensifs et défensifs.

De plus, sous l’angle de l’innovation technologique et industrielle, l’Europe dispose, à travers la proposition de règlement, d’une arme juridique utile vis-à-vis des grands acteurs internationaux, ouvrant ainsi la faculté d’orienter la gouvernance juridique de la donnée selon notre propre schéma, sans avoir à subir celui des autres puissances.

Le deuxième élément concerne l’aspect technique de la gouvernance dont on ne peut se désintéresser car l’adage qui prédomine en cette matière est « code is law ». Cela signifie qu’il est nécessaire de normer techniquement ce que dit le droit. Par exemple, il est fondamental de définir ce qu’est l’anonymisation des données car, à l’heure du big data, le croisement de données permet la réidentification des internautes même lorsqu’ils ont fait le choix de l’anonymat. Nous avons procédé à la CNIL à cet exercice de réidentification sur un site de rencontres en ligne et nous nous sommes aperçus que cette opération prenait moins de dix minutes, malgré l’utilisation de pseudonymes. Il faut donc tirer des conséquences juridiques de cette situation pour garantir les droits des personnes.

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À cet égard, je remarque que, très récemment, le G 29 a émis un avis appelant l’Europe à définir un standard d’anonymisation tant sur les principes (projet de règlement, conventions internationales) que sur leur traduction technique. Cela signifie que pour être respectées dans ses orientations, l’Europe doit être présente dans la gouvernance technique.

Un deuxième exemple nous est fourni par la décision du 8 avril dernier de la Cour de justice de l’Union européenne. Celle-ci a invalidé la directive sur la conservation des données de connexion en raison d’un défaut de proportionnalité dans l’atteinte au droit des personnes. La conséquence à tirer est la nécessité de localiser en Europe les serveurs qui traitent ces données. Cette position est intéressante en ce qu’elle dit que pour que les principes juridiques soient respectés, il faut établir une règle technique allant dans le sens de la constitution du cloud souverain.

Le troisième volet sur lequel je souhaite conclure est la gouvernance politique. En matière de protection des données personnelles, cela signifie que l’avance de l’Europe et de pays tels que l’Allemagne et la France qui ont été les premiers pays à légiférer à partir de la fin des années 70, acquise avant l’ère du numérique doit être remise à plat car le message de l’Europe sur sa conception de la protection des données n’a pas été suffisamment audible. En tous cas, il ne l’a pas été pendant les dernières décennies de développement de l’économie digitale. Les affaires Snowden et Prism, mis à part en Allemagne, n’ont pas provoqué une mobilisation aussi importante qu’on aurait pu le souhaiter. Pourtant, elles illustrent une rupture absolue dans le paradigme de surveillance. Jusqu’à présent, le pacte tacite était que les activités des services de renseignements ne visaient que les populations dites à risque et les dirigeants. Avec Snowden, nous changeons d’univers car tout le monde est maintenant concerné par la surveillance : cela signifie que le système par défaut est devenu la collecte généralisée de données. Il s’agit d’une inversion de la surveillance et donc de la présomption d’innocence.

M. Gaëtan Gorce, président. – Toute la population est considérée comme étant à risque.

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. – C’est exactement cela et c’est totalement inédit dans un système démocratique, sans qu’aucun débat ne soit intervenu. Or l’affaire Snowden continue, à bas bruit, à diffuser ses effets, notamment dans la sphère économique, le cloud américain ayant perdu 10 % de ses clients du fait de la perte de confiance dans les dispositifs de stockage. Sur le plan politique, la réaction de l’Europe peut prendre deux formes. D’abord, la réaffirmation de la robustesse de son modèle qui se caractérise par l’équilibre entre la liberté économique et le caractère fondamental de la protection des données personnelles. Le Parlement européen s’est prononcé en avril à une majorité écrasante en ce sens. Cela illustre la puissance de la position européenne.

Ensuite, il faut être capable de pousser le gouvernement américain à prendre des mesures opérationnelles afin de ne pas en rester au seul stade du discours prononcé par le Président Obama. A ce stade, il faut déplorer qu’aucune action concrète n’ait encore été prise.

Il faudrait être capable d’influer sur les négociations en cours sur le « safe harbour » et le traité transatlantique de libre-échange. La CNIL attend avec une extrême vigilance l’issue des négociations entre les Etats-Unis et la commission européenne, sachant que la menace de suspendre le « safe harbour » serait une arme de dissuasion extrêmement puissante si elle était brandie par l’Europe.

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Pour résumer, le domaine de la protection des données personnelles est un facteur de l’identité européenne suffisamment consensuel pour constituer un atout pour son industrie.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Vous avez évoqué la robustesse du modèle européen, mais peut-on espérer que celui-ci soit suffisamment efficace sur le plan technique face à des menaces comme « Bull run » et Prism ? Êtes-vous confiante sur nos capacités de réponse ?

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. – Dans notre cadre juridique européen, l’article additionnel introduit par le Parlement européen permettant de résister à la demande d’accès aux données de citoyens européens par des États étrangers permet de faire avancer l’idée d’accords intergouvernementaux sur la coopération en matière de renseignements et donnerait une architecture juridique donnant un cadre aux échanges d’informations. Ensuite, la question de savoir si ce cadre sera respecté est de nature politique. Mais nous aurions au moins établi une architecture symbolique pour sécuriser les échanges de nos grandes entreprises européennes face aux pressions de la législation américaine. Il faut rehausser l’exigence juridique européenne pour rétablir l’équilibre. A partir du moment où nous aurons provoqué un conflit de loi, nous pourrons alors entamer une discussion plus équilibrée avec les Américains.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Êtes-vous optimiste pour l’adoption rapide du projet de règlement ? On aurait pu penser que l’affaire Snowden agisse comme un accélérateur mais il faut se rendre à l’évidence que le lobbying venu d’outre-Atlantique porte ses fruits auprès de certains États membres. Comment analysez-vous ces différences de points de vue ? Par ailleurs, serait-il nécessaire de différencier des catégories de données en fonction de leur utilisation et selon qu’elles s’appliquent au big data ou à la biométrie ?

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. – Je suis relativement confiante sur les chances d’adoption du règlement européen sur la protection des données personnelles. Certains États ne rendent certes pas la négociation facile, mais je pense que ce serait un tel camouflet politique pour l’Europe de ne pas conclure qu’il y a plus de chance d’aboutir à un texte que de ne pas parvenir à se mettre d’accord.

Pour répondre à votre question sur la distinction juridique entre les types de données, je crois qu’il nous faut nous méfier de l’offensive anglo-saxonne concernant les données pseudonymisées qui, parce qu’elles présenteraient moins de risque, nécessiteraient une moindre protection. En effet, qu’est-ce qu’une donnée pseudonymisée ? Cette idée selon laquelle certaines données ne seraient qu’à moitié personnelles, couplée à une approche par les risques conduit en fait à un détricotage du schéma de protection auquel nous avons abouti en Europe, donc à sa fragilisation. La notion de données personnelles directement ou indirectement identifiantes est au contraire suffisamment flexible pour permettre de couvrir beaucoup de choses.

Pour autant, je rejoins le Président Gaëtan Gorce lorsqu’il considère que certaines données doivent faire l’objet d’une attention particulière : les données biométriques, les données de santé… Cela passe par des garanties procédurales spécifiques : exigence d’étude d’impact, d’un consentement renforcé… Ainsi, si on doit distinguer parmi les types de données, c’est pour assurer une meilleure protection de certains d’entre eux, pas l’inverse.

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Il nous faut prendre en compte le souhait des entreprises d’avoir des outils plus simples à utiliser. Mais, dans le cadre d’une concurrence de plus en plus dure concernant les données, c’est une nécessité de ne pas affaiblir le régime de protection des données personnelles européen.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Que pensez-vous de la proposition de créer un droit de propriété sur les données personnelles ? Quel regard portez-vous sur les propositions formulées par le rapport Colin et Collin sur la fiscalisation des données ?

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. – Je ne comprends pas la proposition de créer un droit de propriété intellectuelle sur les données personnelles. Le régime de protection actuel reconnaît des droits à la personne, y compris lorsque ses données sont traitées par d’autres. C’est un dispositif très puissant. En revanche, peut-être faut-il travailler à une meilleure effectivité de ces droits en rééquilibrant la relation de pouvoir sur les données, par exemple par le nouveau droit à la portabilité de ses données.

Je connais la proposition de Nicolas Colin sur la fiscalité des données. Je pense que c’est une bonne idée d’utiliser les données comme indicateurs étant donné leur place dans certains modèles économiques. Mais la fiscalité ne doit pas être orthogonale par rapport à la protection des données. La protection des données personnelles est la garantie d’une liberté fondamentale ; considérer les données personnelles comme des actifs à fiscaliser ne doit pas conduire à contredire la volonté de les protéger efficacement.

M. Gaëtan Gorce, président. – Comment assurer le contrôle des services publics de renseignement ? Quelle est votre analyse sur ce sujet ? Vos conclusions ?

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. – Ce sujet a fait l’objet d’une discussion au sein du G 29, discussion d’autant plus intéressante que les autorités de protection des données personnelles dans les différents pays de l’Union européenne ont des positionnements différents par rapport aux services de renseignement nationaux. Dans son avis, le G 29 a introduit un paragraphe incitant à la mise en place de mécanismes de contrôle indépendants et efficaces, dans lesquels les autorités de protection des données doivent jouer un rôle. Tel est l’enseignement que l’on peut tirer non seulement de l’Affaire Snowden, mais également de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne sur la directive de 2006 sur la conservation par les opérateurs des données de connexion.

Pour donner quelques exemples, l’autorité polonaise a vu dans l’introduction de ce paragraphe dans l’avis du G 29 l’occasion de se créer une légitimité et une compétence en matière de contrôle des services de renseignement. En Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, il existe une commission parlementaire pour contrôler les services, mais ce paragraphe est perçu comme permettant à l’autorité de contrôle de mieux travailler avec cette commission. En France, le contrôle des services de renseignement est limité car ils bénéficient de dérogations importantes. En tout état de cause, la CNIL ne peut exercer de contrôle sur les services eux-mêmes, en revanche, elle peut contrôler les fichiers de données.

D’où une convergence des points de vue en dépit des différences de situation.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Y a-t-il un avant et un après Snowden ?

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Mme Isabelle Falque-Pierrotin. – À titre personnel, j’en suis convaincue. Edward Snowden a cristallisé des choses qui n’étaient pas forcément visibles de tous, il en a fait la démonstration devant le monde entier, obligeant chacun à s’interroger.

M. Gaëtan Gorce, président. – Existe-t-il un prix de la CNIL que vous pourriez lui décerner ?

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. – Il existe bien un prix… de thèse !

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – L’initiative à laquelle la CNIL a participé pour faire de l’éducation au numérique une cause nationale pour 2014 n’a pas abouti. En connaissez-vous les raisons ?

Mme Isabelle Falque-Pierrotin. – Nous avions effectivement constitué un collectif regroupant une cinquantaine d’entités diverses : industriels, représentants du monde de l’éducation, association de parents d’élèves… Cette initiative avait pour point de départ le constat que la France est en train de manquer le virage du numérique car la population comprend mal cette révolution numérique, elle n’en maîtrise pas les usages et est insuffisamment armée pour être un acteur investi dans le numérique. Nous avions donc l’espoir qu’une prise de position au plus haut niveau donne de la visibilité à cette action.

Nous avons donc constitué un dossier, entrepris les démarches nécessaires, mais la proposition n’a finalement pas été retenue. Pourtant le problème reste entier. C’est pourquoi le collectif a décidé de se maintenir et de se concentrer sur des actions à déterminer.

Il n’en reste pas moins le sentiment d’une occasion manquée de faire passer un message de mobilisation indispensable, au moment même où outre-Atlantique le Président Obama affirme que chaque Américain devrait faire une heure de code par jour.

M. Gaëtan Gorce, président. – Peut-être cela est-il dû à une éducation au numérique insuffisante de la part même de ceux qui ont pris la décision…

La réunion est levée à 18 h 30.

Mardi 22 avril 2014

- Présidence de M. Gaëtan Gorce, président -

Audition de M. Giacomo Luchetta, chercheur au Centre for European policy studies (CEPS), à Bruxelles

La réunion est ouverte à 14 h 35.

M. Gaëtan Gorce, Président. – Nous accueillons à présent M. Giacomo Luchetta, chercheur au Centre for European policy studies qui va aborder l’ensemble des questions induites par la problématique de notre mission commune.

M. Giacomo Luchetta. – Je vous remercie M. le Président. Je suis en effet chercheur au Centre for European policy studies et je m’intéresse à la régulation du numérique. J’aborderai ainsi la protection des données et les possibles politiques dans ce domaine, en soulignant les défis à relever au niveau européen.

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Je centrerai mon propos sur l’Europe : il s’agit ainsi de savoir ce que peut faire l’Union européenne, au-delà des politiques nationales, sur ces problématiques. J’envisagerai ainsi deux questions d’actualité: tout d’abord, la protection des données en ligne, qui relève des droits de l’homme parmi lesquels celui à la protection de la vie privée, et ensuite la recherche d’un véritable Internet européen.

Je souhaite également remercier mes collègues, Mme Kristina Irion et MM. Sergio Carrera et Colin Blackman qui m’ont apporté les précisions nécessaires à la bonne tenue de cette présentation.

À titre liminaire, je dirai que la protection de la vie privée sur les réseaux de communication et le rôle des acteurs européens dans l’écosystème d’Internet représentent des enjeux de taille pour l’Union Européenne qui n’a atteint, pour le moment, que des résultats plutôt mitigés. L’Union européenne, en tant qu’institution, doit faire plus et mieux, en adoptant une approche intégrée en matière de politique Internet puisque l’échelle nationale ne permet pas d’atteindre la masse critique nécessaire. Toute politique nationale, dans ce domaine, est vouée à l’échec.

La vie privée sur Internet n’est pas encore annihilée, mais cela fait longtemps qu’elle souffre. S’il est vrai qu’à la suite des attaques du 11 septembre 2001, des logiciels détectaient et enregistraient déjà tout message qui contenait des mots-clés définis, en revanche, l’échelle de la surveillance de masse en ligne aujourd’hui constatée, la quantité et l’importance des sujets impliqués et la quantité de données collectées demeurent sans précédent. Si la surveillance pratiquée par les gouvernements était connue, aucun expert n’était conscient de la quantité de ressources techniques mise en œuvre à cette fin. En effet, ce sont près de 20 milliards de données, soit 3.000 données par personne à l’échelle de la planète, qui ont été enregistrées par jour, selon le Guardian !

Néanmoins, nous avons tendance à définir ce scandale comme purement américain, mais d’autres pays, appartenant à l’Organisation pour la coopération et le développement économique, ainsi que des États-membres de l’Union européenne, sont également concernés !

S’agissant du rôle du Gouvernement américain, qui est l’opérateur principal dans ce domaine, celui-ci est entré dans la vie privée de chacun, y compris en Europe, de deux manières : soit légalement, notamment par des décisions judiciaires, soit illégalement, par l’entremise d’agences de surveillance.

Ainsi, le Gouvernement américain peut légalement avoir accès aux informations sur des citoyens non-américains gérées par des opérateurs étant en connexion « lâche » avec la juridiction des États-Unis. Point n’est besoin pour le Gouvernement américain d’une ordonnance judiciaire pour avoir accès aux métadonnées ! Cependant, pour avoir accès au contenu des communications téléphoniques ou à tout courriel, une ordonnance judiciaire s’avère nécessaire. Les sociétés américaines, qui se voient notifier une telle ordonnance, ne peuvent s’y soustraire.

Cependant, ce qui est permis aux États-Unis ne l’est pas nécessairement dans l’Union européenne qui a mis en œuvre des instruments juridiques destinés à éviter tout accès non autorisé, à l’instar de la Convention européenne des droits de l'homme et la Convention 108 du Conseil de l’Europe, ainsi que la Directive 95/46 sur la protection des données. En outre, il existe d’autres dispositions spécifiques sur le transfert de données vers les pays tiers

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(Safe Harbor, règles internes d’entreprises, accords d’assistance judiciaire mutuelle), mais, honnêtement, l’ensemble de ces outils juridiques se sont avérés inefficaces pour protéger la vie privée des citoyens européens.

Quel est le fond du problème ? Si l’on reprend les quatre modes de régulation du cyberespace définis par M. Lawrence Lessig – loi, technologie, normes sociales, marché –, la technologie européenne n’a pas été suffisamment protégée, faute d’avoir développé ses propres systèmes de chiffrage de données. Les citoyens européens n’ont pas conscience que ce qui paraît sur Internet peut toujours faire l’objet d’une surveillance et d’une écoute par des organisations tierces. Nous n’avons pas non plus créé des mécanismes de marché qui auraient pu assurer la sauvegarde de la vie privée. Nous n’avons ni cloud ni Facebook en Europe ; mais le souhaite-t-on vraiment ? De toute manière, la totalité de leurs utilisateurs se tourne vers le système américain. L’Europe n’a pas non plus créé les protocoles d’accès aux données de masse.

Que peut faire l’Europe en la matière ? À proprement parler, pas grand-chose pour le moment. Il faudrait tout d’abord aborder ce sujet au niveau politique avec nos homologues américains sur une base bilatérale mais à la condition d’avoir, au préalable, trouvé un consensus entre partenaires européens. Mais les institutions européennes ont d’ores et déjà perdu les conflits sur la vie privée, s’agissant notamment du système SWIFT de routage en ligne de paiement bancaire ou du système PNR concernant les passagers du transport aérien.

Il faudrait d’ailleurs changer la donne, en adoptant le nouveau cadre réglementaire sur la vie privée attestant ainsi l’intérêt que revêt la protection de la vie privée pour l’Union européenne.

L’Europe doit ainsi surmonter sa dépendance envers les acteurs Internet américains. Il ne s’agit pas de revenir à une forme surannée de protectionnisme, mais plutôt de lancer une stratégie industrielle européenne qui assure l’indépendance numérique qui s’annonce aussi importante dans les années à venir que l’indépendance énergétique.

S’agissant des aspects illégaux, le gouvernement des États-Unis, comme d’autres gouvernements, a effectué toutes sortes d’écoutes illégales des réseaux de communication. Gardons-nous d’une vision manichéenne : il n’y a dans cette histoire ni gentil, ni méchant. L’espionnage dépend des ressources humaines, financières et techniques : un pays s’y livre dès qu’il est mesure de le faire. D’après les ingénieurs, le stockage et l’exploitation des données, notamment de masse, sont d’un prix beaucoup plus modique que par le passé. Ainsi, les technologies Internet ne changent pas la nature de la situation, qui demeure, somme toute, assez proche de ce qui se passait pendant la Guerre froide, mais elles ont cependant fait exploser la quantité de sujets surveillés et de données collectées.

Quelles sont les réponses possibles au problème de la surveillance illégale ? Nous avons besoin de technologies qui ne soient pas infiltrées. En effet, ce qui a suscité l’affaire Snowden, ce n’était pas tant la surveillance opérée par les Autorités américaines que la demande faite à la société CISCO de créer des « back doors », c'est-à-dire des voies d’accès dérobées dans les routers. C’est la raison pour laquelle certains industriels utilisaient des codes légèrement détériorés. L’Europe a ainsi besoin d’indépendance numérique. Certes, le Parlement plaide pour les logiciels open source, mais un tel projet n’est pas une solution car, comme l’ont souligné les incidences de la faille de sécurité heartbleed qui affectait le logiciel open source OpenSSL, il importe avant tout d’avoir ses propres logiciels et d’en assurer la maîtrise.

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L’Europe a besoin d’avoir sa propre industrie Internet avec ses crypteurs, ses routeurs, ses entreprises en ligne, et il incombe aux politiques d’empêcher que les Américains interceptent nos messages. Peut-on par ailleurs signer un accord transatlantique avec un partenaire comme les Etats-Unis qui continuent de nous écouter comme par le passé ?

S’agissant ainsi de la surveillance de masse, les derniers événements ont suscité une grande méfiance de ce côté de l’Atlantique non seulement à l’égard du Gouvernement américain mais aussi des entreprises privées productrices de logiciels et fournisseurs d’accès Internet. Le manque de réaction parmi les utilisateurs privés m’étonne tout de même, mais quelles sont les alternatives qui s’offrent à eux ? Finalement, les gens ne se préoccupent que peu de leur vie privée et le scandale Snowden aura finalement induit des conséquences néfastes sur l’ouverture d’Internet. Il faut bel et bien sauver Internet des agissements de nos amis américains en faisant en sorte que l’infraction à la règle devienne l’exception !

Il importe de fixer les règles du droit à la vie privée en assurant un consensus parmi les Etats membres de l’Union européenne et leur acceptation par les Etats-Unis. Lorsque le Gouvernement met sur écoute ses propres citoyens ou d’autres ressortissants, il faudrait que cette surveillance soit agréée par une cour de justice. Actuellement, les Américains peuvent agir dans un monde privé de repères clairs et mettre sur écoute des personnes afin de préserver leur sécurité nationale. Qui peut décider ce qu’est une interférence légitime au droit à la vie privée ?

J’en viens à présent à l’Internet européen. L’idée d’Internet semble ainsi évincer celle du contrôle étatique car comme le déclarait en 1992 David D. Clark, le créateur du Protocole IP, « nous refusons les rois, les présidents et les votes. Nous croyons au consensus approximatif et au code qui marche. » Cependant, une telle intuition ne s’est jamais vérifiée dans les faits. Certes, Internet est régi par un petit comité d’experts dont l’influence dépasse celle des Etats. Si les Protocoles IP ont été conçus pour rendre Internet ouvert, le contenu des sites peut être maîtrisé. Les gouvernements peuvent ainsi assurer une gouvernance de l’Internet en fonction de leurs propres intérêts, en restreignant l’accès à certaines plateformes, comme c’est le cas en Chine, en Iran ou encore en Turquie. La France pourrait également faire de même, mais une telle démarche présente des coûts en matière de liberté économique et de respect de la vie privée. Les jeux de hasard en ligne fournissent un autre exemple d’interdiction se fondant sur l’interdiction de l’accès aux plateformes qui frappe l’internaute : une telle décision, qui va au-delà de la restriction du droit de propriété intellectuelle, demeure de nature politique.

L’Internet, par sa nature, rend difficile l’application de la loi, mais n’échappe pas pour autant au pouvoir souverain. L’évolution de l’anonymat sur Internet, depuis 1992, est révélatrice : dès 2000, la traçabilité des visites et l’identification de l’internaute sont deux données vérifiables et, désormais, l’anonymat a réellement disparu pour la plupart des utilisateurs et dans la plupart des cas. Et cette évolution s’est opérée alors que l’architecture et les protocoles d’accès demeuraient stables pendant toute cette période !

Une fois ce constat dressé, il convient de s’interroger sur le type d’Internet qu’il faudrait voir en Europe. Les règles de fonctionnement de cet Internet, à vocation globale, devraient ainsi assurer son ouverture à tous en conformité avec les valeurs européennes. Il faut ainsi définir un cahier des charges à l’instar de la vision de Tim Berners Lee : Internet doit être universel, c’est-à-dire accessible à tous, et fondé sur des normes ouvertes impliquant l’examen par des pairs et l’absence de redevances. La gratuité a été l’une des raisons de l’essor liminaire de la toile. Désormais, il importe de séparer le contenu des règles qui

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régissent le réseau qui doit demeurer neutre, sans discrimination quant à son contenu. Il faut enfin préserver la confidentialité des communications.

L’Union européenne a récemment rédigé ses recommandations destinées à la délégation qu’elle doit envoyer à la conférence qui aura lieu à Sao Paulo le mois prochain : Internet doit ainsi demeurer ouvert, libre, sécurisé, fiable, non fragmenté et digne de confiance. Ces six piliers définissent la vision européenne en la matière, mais toute la question demeure quant à leur mise en œuvre.

Comment créer une infrastructure européenne ? Une telle démarche reviendrait à détruire le réseau Internet dans sa configuration actuelle. L’objectif n’est pas de créer des murs étanches qui nous protégeraient d’Internet, mais plutôt de protéger nos propres données. La création d’une structure européenne commune d’information, qui permettrait également de préserver la confidentialité des données, repose sur la confiance mutuelle entre partenaires européens.

Cependant, la place des entreprises européennes dans Internet demeure une source de préoccupation réelle. Seules huit entreprises se classent parmi les cent premières de ce secteur et l’Union européenne est loin derrière les États-Unis, le Japon et la Chine ! Il n’y a donc pas d’acteur industriel d’origine européenne en mesure de porter sur Internet nos valeurs.

La présence technologique européenne est ainsi contrastée : s’il est vrai que la gestion des infrastructures est assurée par des opérateurs de télécommunication européens et que la fourniture et la maintenance du réseau sont en partie opérées par des compagnies européennes, comme Ericsson ou encore Alcatel-Lucent, qui ne disposent pas pour autant d’un leadership dans leur domaine, l’Europe ne compte que deux entreprises d’envergure spécialisées dans les applications Internet. Il s’agit de Spotify et de Rovio, à l’origine d’Angry-birds qui est l’un des jeux les plus courants sur la toile. Et voilà tout ! Nous n’avons pas ni réseaux sociaux, ni messageries instantanées, ni logiciels de bureaux….Certes, il y a Skype, qui a été initialement créé en Estonie par des ingénieurs danois et suédois avec des capitaux d’origine britannique et qui a été enregistré au Luxembourg ! Mais cette belle réussite européenne a dû passer sous giron nord-américain pour devenir un géant de l’Internet, suite à sa première vente à Ebay en 2007 puis à son acquisition par Microsoft en 2011. Il faut ainsi faire appel aux capitaux américains pour devenir un géant de l’Internet et c’est véritablement une lacune pour l’Europe de ne pas disposer d’un opérateur de taille critique !

Mais il n’y pas que les Etats-Unis qui jouent un tel rôle sur Internet puisque la Chine dispose, avec la société Tencet, d’un opérateur Internet disposant de la cinquième capitalisation boursière mondiale et qui demeure plus important que Facebook ! Par ailleurs, Baidu, qui est l’équivalent chinois de Google, est le cinquième site le plus visité au monde et Alibaba, société de E-commerce, est plus grand encore que la réunion d’Amazon et d’Ebay ! L’Europe n’est pas à la traine derrière les Etats-Unis seulement, mais bien plutôt derrière le monde entier !

Et ces sociétés peuvent atteindre des bénéfices allant de 50 à 70 % ! Au-delà de la rentabilité affichée de ces sociétés, il importe avant tout que celles-ci soient respectueuses des lois en vigueur en Europe. Ainsi, le scandale de la NSA résulte en partie de l’absence de respect des entreprises américaines à l’égard d’autres législations qu’américaines. L’Europe ne dispose pas des outils nécessaires à la promotion de nos valeurs sur Internet et en même temps le grand marché unique numérique qu’elle instaure profite aux entreprises non

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européennes ! D’ailleurs, les entreprises numériques doivent-elles être considérées à l’instar des entreprises de l’économie réelle et l’Europe a-t-elle besoin d’une politique spécifiquement consacrée au numérique ? Quelques tentatives en ce sens ont eu lieu, comme un rapprochement industriel entre la France et l’Allemagne lors de la création de la société Quaero, ou encore Galiléo. Ce furent initialement de belles idées dont la mise en œuvre s’est malheureusement soldée par des échecs.

Dès lors, si l’Europe souhaite initier une réelle politique dans le secteur du numérique, elle doit assumer les échecs qui accompagnent cette évolution ! L’accent a été jusqu’ici porté sur la création d’un écosystème acceptable pour les acteurs européens, mais il faudrait désormais soutenir le développement des sociétés européennes existantes. Par exemple, nous avons des fournisseurs d’accès de très bons niveaux mais il nous faut soutenir la concurrence avec les grands pays, comme la Chine ! Faute d’une politique appropriée, l’Europe risque d’accroître son retard.

La politique européenne dans ce domaine doit être cohérente. Ainsi, dans le domaine des marchés publics, il faut privilégier les sociétés qui respectent et promeuvent les valeurs européennes, à charge pour les gouvernements nationaux de leur confier leurs marchés.

Au-delà de ce constat négatif, il convient de souligner les forces dont dispose l’Europe : de bons opérateurs de télécommunication, une présence consolidée, ainsi que des infrastructures qui ont bénéficié de la fin des monopoles depuis ces vingt dernières années. Cependant, l’importance de la réglementation européenne tend à désavantager les opérateurs d’origine européenne en concurrence avec les opérateurs extérieurs à l’Union. La neutralité du net ne concerne pas seulement le droit à l’expression, mais également les relations commerciales : qui profite en définitive de l’Internet ? En outre, la question du secteur manufacturier, qui est important en Europe, se pose désormais en termes de relations de Machine à Machine (Machine to Machine – MM). Ainsi, ce sont les données recueillies qui sont la source de profits ultérieurs: même BMW tend à se considérer comme une société de l’Internet, son PDG ayant déclaré que les entreprises automobiles étaient devenues des entreprises de données !

Je souhaite enfin aborder la question des fournisseurs de l’Internet. Le cloud a été, peut-être de manière exagérée, décrit comme une révolution numérique en ce qu’il transforme la puissance de calcul et qu’il constitue une base vers laquelle les fournisseurs envoient leurs données. Mais la plupart des fournisseurs de cloud se trouvent en dehors de l’Union européenne. Le Parlement européen s’est emparé de cette question : un cadre réglementaire pour les fournisseurs de cloud serait opportun et devrait imposer leur localisation dans l’Union européenne, le respect d’obligations claires en matière de protection de la vie privée et l’aménagement d’un accès légalement garanti aux gouvernements aux données et informations privées. Ce n’est qu’une fois assurée la conformité de ce dispositif à une réglementation visant les industriels que son ouverture à des particuliers est recevable.

A l’issue de mon propos, je vous soumets un certain nombre de références accessibles sur Internet et concernant l’ensemble des points que je viens de vous exposer. Je vous remercie de votre attention.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Parmi les différents États membres de l’Union, lesquels vous paraissent les plus au fait des problématiques que vous avez exposées ?

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M. Giacomo Luchetta. – Les pays membres ne sont pas unanimes sur la protection de la vie privée et, plus largement, sur la politique numérique et industrielle. S’agissant de la vie privée, certains Etats membres, comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne, ont joué un rôle dissuasif en bloquant le nouveau règlement afin de protéger leurs intérêts économiques après le scandale de la NSA. Certains services de renseignements, comme celui de la Grande-Bretagne, collaborent d’ailleurs avec la NSA et considèrent que l’organisation de la sécurité nationale demeure du ressort strictement étatique et non européen. D’autres Etats ont participé également à la réflexion conduite par le Parlement européen, comme la France qui a dépêché un émissaire, sur la protection de la vie privée.

S’agissant de la révolution industrielle, l’Europe est mal en point. Nous n’avons ni champion industriel à protéger ni accord parmi les États membres sur la protection du marché, au-delà des règles concurrentielles définies à Bruxelles. Cette question est extrêmement difficile à aborder.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Vous avez publié, il y a un an, un rapport sur la réforme de la protection juridique des données personnelles. Pouvez-vous nous en parler et nous préciser son articulation avec l’EuroDig ?

M. Giacomo Luchetta. – Même si je n’apprécie pas particulièrement cette nouvelle réglementation en matière de vie privée, je pense qu’elle constitue tout de même un pas dans la bonne direction. Il ne s’agit pas d’une révolution, mais d’une évolution, ainsi que nous l’exposions dans le rapport : certains droits sont protégés pour la première fois. Cependant, l’accord des Etats membres sur cette question est difficile à obtenir et je ne suis pas en mesure d’anticiper le contenu de la future directive qui risque d’ailleurs d’être supprimée par la suite, dans le contexte marqué par la prochaine élection d’un nouveau Parlement européen. Les débats qui se sont déroulés n’ont malheureusement pas pris suffisamment en compte la question de l’application de la réglementation : les nouveaux droits qui sont créés ne sont malheureusement pas réalistes, comme le droit de faire supprimer ses propres données sur Internet. Il faut aller au-delà de la définition d’un cadre réglementaire idéal au profit de la définition de droits réellement applicables. Enfin, cette nouvelle réglementation devrait s’appliquer à l’ensemble des utilisateurs de données d’Internet, que ce soit Google ou votre commerçant de proximité qui vous propose ses produits, en tenant compte de la nature des enjeux en matière de protection des libertés, quitte à privilégier une approche distincte selon la taille des acteurs économiques concernés. Il est manifeste que les choses doivent ainsi évoluer prochainement !

M. Gaëtan Gorce, Président. – Je vous remercie de votre témoignage. Il est certain que votre propos demeure relativement pessimiste s’agissant des chances de l’Europe de se redresser sur les plans économique et industriel autant qu’économique et éthique. J’espère que nous serons en mesure, à l’issue des travaux de notre mission commune d’information, de vous apporter la contradiction !

Audition de M. Boris Beaude, géographe, chercheur à l'École polytechnique fédérale de Lausanne

La réunion est reprise à 15 h 35.

M. Gaëtan Gorce, président. – Nous auditionnons M. Boris Beaude, qui est géographe, et qui, au sein du laboratoire Chôros de l’Ecole polytechnique fédérale de

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Lausanne, en Suisse, conduit des recherches sur « la spatialisation du monde » opérée par Internet, en particulier dans le domaine des services. Merci de nous dire votre analyse de la gouvernance d’Internet et des moyens d’y associer davantage nos concitoyens.

M. Boris Beaude, géographe, chercheur au sein du laboratoire Chôros de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. – C’est un grand honneur et un plaisir de venir devant votre Mission, vos travaux me paraissent très bien poser la question de la gouvernance d’Internet, en la situant d’emblée à l’échelle mondialisée.

Qu’entend-t-on par la gouvernance d’Internet ? Il faut, plus qu’on ne le fait habituellement, distinguer quatre objets : les infrastructures, les noms de domaines, les standards et, enfin, les pratiques – avec chacun des enjeux et des outils qui diffèrent et que l’on confond trop souvent. La gouvernance d’Internet stricto sensu me paraît plutôt bien fonctionner, mais on fait trop souvent l’amalgame avec les pratiques de surveillance de la NSA ou encore l’usage que certaines plateformes comme Google font des données personnelles qu’elles collectent – ce qui motive les États à vouloir intervenir davantage dans la gouvernance d’Internet, sans qu’on mesure bien les conséquences d’une telle intervention, sur la nature même du réseau.

Les principales difficultés, en fait, relèvent des pratiques observées sur Internet. Certaines ont trait à la fiscalité, à la vie privée, au commerce de produits illicites, voire à la traite d’êtres humains – posant des problèmes qui dépassent largement la gestion technique d’Internet, des conflits de valeurs qui relèvent de la politique. Pour y faire face, il faut que des ensembles relativement homogènes politiquement se constituent, affirment davantage une stratégie qui inclue Internet plutôt qu’elle ne s’y cantonne ; et pour ce qui nous concerne directement, cette stratégie passe par l’Union européenne.

Quels sont les problèmes de gouvernance d’Internet ? Il faut commencer par rapporter Internet à un ensemble plus large, celui des techniques qui portent la mondialisation en formant un espace nouveau, d’échelle mondiale : que ce soit dans les airs, sur terre ou sur mer, les flux ont été largement libérés, donnant aux gouvernants un sentiment d’impuissance largement partagé. Il me paraît donc très important de bien dissocier les difficultés des États à être souverains dans la mondialisation, et les difficultés propres à Internet et à sa gouvernance. De ce point de vue, le développement très rapide d’Internet, qui est aussi celui de la téléphonie mobile et des objets connectés, accélère la mondialisation et pose des problèmes de gouvernance qui vont, en fait, bien au-delà de la gouvernance d’Internet – des problèmes politiques qui ne seront pas résolus quand bien même on aura amélioré la gouvernance d’Internet.

Quels sont les problèmes posés spécifiquement par Internet ? Il y a d’abord le fait que les États, mis à part les États-Unis, n’ont pas perçu son importance stratégique – les grandes entreprises non plus, du reste, ce qui a laissé le champ à de nouveaux acteurs et qu’Internet s’est développé sans qu’il ait été une priorité des grands acteurs politiques et économiques. De plus, la transversalité des pratiques est très vite apparue, au point qu’Internet n’est pas un secteur à proprement parler, mais qu’il concerne tous les secteurs et qu’il pose des questions politiques au pouvoir en général.

En fait, le principal problème posé par Internet, c’est qu’il n’y a pas d’acteur politique à son échelle pour répondre aux questions politiques posées par les pratiques sur le réseau, c’est que les États, dont la souveraineté est affaiblie par la mondialisation, ne sont pas à la bonne d’échelle d’action – et qu’il n’y a pas d’autre acteur politique pertinent à une

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échelle plus large que la leur. Le problème, pour définir une politique, c’est qu’il faut commencer par s’entendre sur ce que l’on veut – et qu’on n’y parvient pas même à l’échelle européenne, où l’on partage cependant bien des valeurs et où l’on parvient à construire un marché commun.

Je crois que l’on confond très souvent ce problème central, lié à la mondialisation, avec d’autres problèmes qui ne sont pas ceux d’Internet.

A titre d’exemple, je crois que l’optimisation fiscale sur Internet, dont on parle beaucoup, n’est pas un problème lié à la gouvernance d’Internet, mais bien celui de l’économie mondialisée qui s’accommode et qui prospère, même, par la compétition des règles – et qui est un terrain fertile à l’optimisation fiscale que les entreprises ont toujours pratiquée. C’est d’autant plus vrai que l’Union européenne est un terrain de jeu suffisant : l’Irlande et le Luxembourg, où s’implantent les entreprises d’Internet à qui l’on reproche de ne pas payer d’impôt à proportion de leur activité, sont des États-membres de l’Union. De même pour la détérioration de la chaîne de valeur, au détriment de l’opérateur : c’est là une conséquence directe de l’ouverture à la concurrence mondialisée, qui place tous les systèmes en compétition. Le manque à gagner ne peut pas être assimilé à une perte d’exploitation : il sanctionne plutôt le fait qu’un autre opérateur, dans un autre pays, vend un service meilleur ou moins cher… Ce qui surprend, cependant, c’est la rapidité du changement, c’est que des usages, des activités créent des espaces d’échanges vis-à-vis desquels les politiques ont toujours du retard.

J’appelle ce phénomène une « synchorisation » : la création d’un espace commun, par les usages ; Internet est un espace qui rend possible une action en commun, une interaction locale aussi bien que mondiale, ce qui déstabilise la maîtrise qu’ont de l’espace toutes les autorités établies, assises sur la maîtrise d’un territoire. Cette coexistence à l’échelle mondiale, inédite, pose des problèmes juridiques inédits.

Cette « synchorisation » s’accompagne d’une « hyper-centralité », où quelques acteurs peuvent concentrer du pouvoir quasiment à l’infini, sans être limités par des problèmes physiques comme dans l’espace d’une ville par exemple. L’anonymat qui caractérise la présence sur le réseau, même relatif, pose des problèmes de droit, puisqu’on ne peut pas toujours être certain de remonter à la source, à l’authentique. Se pose également un problème de vulnérabilité : autant l’infrastructure est résiliente, autant les nœuds sont vulnérables ; à la suite des révélations d’Edward Snowden, les entreprises ont reconnu qu’elles ne pouvaient être complètement à l’abri d’une attaque, d’une intrusion, mais c’est également le cas pour les États ; en fait, personne ne maîtrise toute la chaîne et la sécurité ne peut être parfaite.

Pourquoi, cependant, est-ce important de gouverner Internet ? Parce que la neutralité du réseau, qui veut que chacun puisse accéder à tous les services et tous les services à tous les internautes, est en soi une forme de politique, assez radicale – et parce que l’autorégulation n’est pas suffisante contre des actions qui s’opposeraient aux valeurs qui « nous » paraissent essentielles. On mesure à ce « nous » que la neutralité ne peut être universelle, mais qu’elle se rapporte à un environnement de pratiques et de valeurs, qui sont disputées entre différentes sociétés, et à l’intérieur même des sociétés. On comprend également qu’avec Internet, on revient à la politique, à la contractualisation au sens du pacte social – beaucoup de jeunes, du reste, sont surpris de voir apparaître les notions de contrôle et de propriété sur le Net, si éloignées du projet libéral qui était celui de la cybernétique.

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Je crois donc que le temps est venu de s’entendre sur ce qu’on est prêt à perdre, pour ne pas perdre cet espace inédit qu’est Internet ; chacun doit y réfléchir et je pense que nous avons le choix entre une nationalisation d’Internet et la mondialisation de la politique.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – En tant que géographe, comment analysez-vous le cyber-monde et le rôle qu’y prennent les frontières étatiques ? Y distinguez-vous des zones, des blocs par types de pratiques ?

M. Boris Beaude. – Des blocs, non, mais des attentes très différentes selon certaines zones du monde. Lorsque j’ai commencé mes travaux sur l’espace d’Internet, il y a cinq ans, j’étais plutôt optimiste et me focalisais sur l’innovation – Wikileaks, l’ouverture des frontières, l’accès à la connaissance… Puis j’ai analysé les problèmes posés par la coexistence de pratiques antagonistes, de pratiques illégales – de la diffamation à la pornographie – et en suis venu au constat que, dans les faits, on ne peut véritablement appliquer notre droit sur Internet, à moins de le transformer. Il ne s’agit pas seulement de nous protéger par exemple de la pédopornographie, mais de surmonter des divergences, des conflits de valeurs que l’on ne peut trancher sans faire de la politique : la Chine et la Russie, par exemple, ne veulent pas d’un développement qui emprunte les valeurs nord-américaines et des conflits existent même des deux côtés de l’Atlantique – schématiquement, les États-Unis censurent davantage le sexe tandis que l’Europe censure davantage la violence, ce qui conduit par exemple des musées à s’autocensurer pour être sur Facebook ; de même, la liberté d’expression n’a pas les mêmes contours ni la même portée juridique en Europe et aux États-Unis – et plus largement, le rapport de l’individu à la société n’est pas le même, ce qui conditionne la définition de la liberté, de la sécurité et même de la démocratie. Alors qu’Internet s’est développé plus vite que les normes susceptibles de l’encadrer, le risque serait d’être trop actif, trop prescriptif, de condamner trop vite des pratiques qui, en fait, répondent à des valeurs différentes que les nôtres mais non moins légitimes.

C’est pourquoi je crois que lors du prochain Sommet qui va se tenir au Brésil, une partition d’Internet par noms de domaine ou par grandes zones géographiques risque fort de l’emporter, malgré les discours contraires : une gouvernance mondiale peut tout à fait partitionner le réseau, c’est ce qui se profile lorsque, sous couvert d’une gestion multipartite, on annonce un rôle accru des États, qui sont un facteur éminent de partition.

Sous cet angle, on peut dire que le monde n’est pas prêt pour Internet tel qu’il a fonctionné et qu’on risque fort d’assister à un repli, conduit par les États. Votre Mission peut aider à maintenir l’ouverture la plus grande, à condition qu’on dise ce à quoi l’on tient le plus pour ne pas perdre cet espace inédit qu’est Internet.

M. Gaëtan Gorce, président. – Vous évoquez des valeurs essentielles sur lesquelles s’entendre, mais une difficulté ne tient-elle pas à ce que même quand ils les reconnaissent, les États s’en affranchissent sur Internet, au nom de la sécurité nationale ? Comment espérer une solution satisfaisante, dans ces conditions ? Le système mis en place par des grands opérateurs, ensuite, ne s’arrête pas à cette possibilité de mettre à mal nos valeurs politiques, puisqu’il organise également une économie où la précarité de l’emploi semble être la règle, contre nos valeurs sociales : qu’en pensez-vous ?

M. Boris Beaude. – Je crois qu’effectivement, seuls des dispositifs contraignants assureront une maîtrise de l’espace, une application du droit contre les pratiques illégales ou les abus de position dominante – qui sont l’apanage des vainqueurs. S’agissant des affaires d’espionnage, je n’ai pas d’autres informations que publiques, mais je suis plutôt confiant : un

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débat s’est engagé sur les questions de surveillance, c’est un sujet très ancien où Internet, en fait, n’a fait qu’accélérer les choses, en changeant l’ampleur de la surveillance possible et en ouvrant des fenêtres sur la vie privée comme aucun dictateur aurait pu espérer en avoir. C’est pourquoi je crois nécessaire de mondialiser la politique, car tant qu’il y aura un « nous » différent des « autres », nous aurons intérêt à agir pour nous-mêmes, contre les autres. Il nous faut donc préciser, actualiser notre droit positif et se montrer ferme sur son respect et sur notre exigence de transparence. Nous sommes face à des pionniers qui créent un espace pour le coloniser – un espace quasiment infini puisqu’ils en sont à l’hyper-centre ; cependant, ces acteurs, par exemple Google, ont besoin d’être en Europe, nous sommes un marché essentiel : nous avons donc tout intérêt à être fermes et même intransigeants sur les valeurs auxquelles nous tenons et qui vont bien au-delà d’Internet.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Vous paraît-il utile, voire nécessaire, qu’une charte fixe les grands principes politiques de cette nouvelle société qui se construit à l’échelle du monde ?

M. Boris Beaude. – Malheureusement, et je ferai le parallèle avec le lendemain des grands conflits mondiaux : l’affaire Snowden a été suivie d’une brusque demande d’un rapprochement, mais les divisions réapparaissent très vite après le choc ; nous sommes à un moment très propice à la décision, il faut agir sans tarder : l’Union européenne, les États-Unis et un grand nombre de pays, notamment africains, peuvent s’entendre sur des principes et des règles – plus facilement qu’à l’échelle de tous les pays du monde. Ensuite, les États devraient encourager la transparence, la clarté des pratiques, le respect des règles ; les grands opérateurs actuels, comme Facebook ou WhatsApp, n’ont en fait pas leur place dans la négociation.

M. Gaëtan Gorce, président. – Vous nous dites qu’une certaine logique de partition serait en passe de l’emporter, dès lors que la loi internationale est d’abord celle des Etats et que les instances de gouvernance actuelles, pourtant d’échelle mondiale, sont récusées comme relevant d’une certaine hégémonie américaine : c’est bien votre analyse ?

M. Boris Beaude. – Oui, et c’est une conclusion que je n’avais pas prévue en commençant mes travaux. Pour que le droit soit applicable, une certaine partition est inéluctable. Ce n’est pas le propre d’Internet, car c’est le cas pour d’autres sujets de la mondialisation ; cependant, Internet accélère, radicalise les choix. Le problème, au fond, c’est que la politique n’est pas ou n’est plus à l’échelle du réel, des échanges effectifs entre les hommes ; Internet n’est ici qu’un exemple d’une règle plus générale, celle où la politique ne fonctionne pas à l’échelle des pratiques sociales, ce qui l’empêche de représenter les citoyens.

M. Gaëtan Gorce, président. – Merci pour votre analyse.

Audition de M. Per Strömbäck, responsable du forum Netopia, de M. Peter Warren, co-auteur du rapport Can we make the digital world ethical ? (février 2014), publié par cette organisation, et de M. Murray Shanahan, professeur à

Imperial college à Londres

M. Gaëtan Gorce, Président. – Nous accueillons à présent, MM. Per Strömbäck, Murray Shanahan et Peter Warren qui vont notamment envisager la question de savoir si l’éthique peut avoir sa place dans le monde numérique ?

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M. Per Strömbäck. – C’est un honneur d’être présent parmi vous. L’objectif de notre forum Netopia est de réfléchir sur l’évolution des nouvelles technologies. Notre forum s’intéresse ainsi aux droits de l’homme, à la démocratie et à l’évolution de l’État dans le cadre d’Internet. Ce forum dispose d’un site constamment enrichi par ses utilisateurs, netopia.eu, et organise des événements. Il publie également des rapports comme celui qui nous réunit aujourd’hui et qui porte sur la question de l’éthique dans le monde numérique. Ce rapport a été notamment rédigé par M. Peter Warren et comprend l’intervention du Professeur Murray Shanahan ; tous deux vont intervenir à mes côtés dans le cadre de cette audition.

En tant que rédacteur en chef de Netopia, j’ai commandité la rédaction de ce rapport de fond sur la question de l’éthique dans le monde numérique. Tout d’abord, ce rapport traite du problème du libre arbitre et de la problématique de la liberté dans la technologie. En effet, comme l’a souligné la société CISCO, l’augmentation du trafic sur Internet va être générée dans les années à venir davantage par les machines que par les êtres humains. Cette évolution s’inscrit dans la relation entre machines déjà existantes, mais elle opère un saut qualitatif puisque ce sont les machines qui vont prendre des décisions au nom des êtres humains. D’ailleurs, ces machines nous font croire qu’elles sont presque humaines : les affichages publicitaires, les transactions notamment financières, sont préparés par des machines et non par des humains ! Si vous jouez aux échecs en ligne, par exemple, grandes sont vos chances de vous mesurer à un robot ! Un grand nombre de domaines de l’activité humaine est concerné par les robots, comme dans l’assurance, la santé ou encore la défense.

Cette évolution induit le problème de la responsabilité et de l’éventualité de droits dont pourraient bénéficier les robots. Les machines devraient-elles obtenir des droits humains ?

S’agissant de la liberté, les paroles de Jean-Paul Sartre selon lesquelles « l’homme est condamné à être libre parce qu’il ne s’est pas créé lui-même. Parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait » retentissent avec une évidente actualité.

Pour certains activistes, la liberté d’Internet devrait impliquer l’absence de régulation gouvernementale, mais cette définition nous semble curieuse car les institutions publiques existent pour préserver nos libertés. Sans la loi et les institutions qui ont pour fonction de préserver le droit, nous serions dans l’état de nature tel que le décrit Thomas Hobbes comme un état de guerre de tous contre tous.

La réalité de l’Internet aujourd’hui n’est pas celle de l’anarchie ! La technologie d’ailleurs cache d’autres autorités, plus puissantes encore que les gouvernements, que sont les entreprises privées qui créent et gèrent les services. Celles-ci sont les véritables autorités de réglementation et non les autorités démocratiques. Si l’on accepte ce point, on laisse à ces entreprises toute latitude pour décider du fonctionnement de l’ensemble du réseau Internet.

Cette question de la liberté se complexifie du fait des difficultés de traduction inhérentes au terme de libre en langue anglaise : en effet, « free » signifie également gratuit, et la gratuité est souvent présentée, et ce, de manière fallacieuse, comme la caractéristique obligée d’Internet.

Que les informations sur Internet soient libres et gratuites impliquent leur accessibilité pour tous à l’instar de l’intuition de Stewart Brand qui avait, dès les années 80, créé une sorte d’ancêtre de l’Internet. L’accessibilité fait en effet débat : d’une part, les informations devraient avoir un prix car elles changent la vie des individus quand elles

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arrivent au bon moment, à la bonne place, et, d’autre part, elles devraient être gratuites, car leurs coûts de publication et de diffusion diminuent. La liberté n’entraîne pas ainsi la gratuité !

Ma conclusion, c’est que la démocratie implique la liberté et il importe que les gouvernements démocratiques jouent un rôle actif en ligne et réglementent la technologie plutôt que laisser cette dernière dominer la vie de leurs citoyens. Cette démarche s’avère de plus en plus difficile avec l’arrivée constante de nouvelles technologies comme les algorithmes autonomes. Cette influence gouvernementale peut cependant être exercée de deux manières : tout d’abord, en versant des subsides et des subventions à la recherche pour faire des études d’impact des technologies et en réglementant, ensuite, les entreprises de l’Internet.

Notre rapport a précisé ces aspects. D’ailleurs, je citerai à nouveau Jean-Paul Sartre : « l’existence précède l’essence ». Ce principe s’applique non seulement aux humains, mais aussi aux machines. Nous les avons conçues avec un objectif. Je passe la parole au Professeur Murray Shanahan.

M. Murray Shanahan. – Tout d’abord, ma contribution à ce rapport se limite à l’intelligence artificielle qui est ma spécialité et qui suscite ces derniers temps l’attention des médias. Google a ainsi investi massivement dans ces technologies, en achetant huit sociétés de robotique, y compris la société Boston Robotic et la société Deep Mind, cette dernière pour le prix de quatre-cent millions de livres. Cette dernière travaille sur l’apprentissage qui passe par l’exploitation des données de masse. L’intelligence artificielle peut apporter de réels bienfaits dans une diversité de secteurs d’activité, comme la santé, les loisirs ou encore le secteur militaire.

Nos sociétés sont de plus en plus dépendantes des technologies et en particulier d’Internet. La finance, l’énergie, la communication, la sûreté, la sécurité et la défense le sont tout particulièrement. Bien entendu, l’ensemble de ces secteurs dépend des technologies de l’intelligence artificielle, mais de nouvelles questions se posent actuellement : la prise de décision autonome, comme dans le cadre du trading haute fréquence basé sur des algorithmes et se positionnant sur des laps de temps de l’ordre de quelques millisecondes pour exploiter des mouvements de prix. L’exemple d’un mini-krach boursier intervenu très récemment sur une très courte période résulte de l’utilisation massive de ces algorithmes. Un autre exemple révélateur est fourni par l’exploitation du défaut de synchronisation des différentes horloges utilisées par les traders : un avantage de quinze millisecondes d’écart pour la réception d’informations publiées a généré un bénéfice de plus de vingt milliards de dollars.

L’autonomie des machines suscite des effets qui demeurent inconnus, pour le moment encore. Or, des capteurs omniprésents produisent des données en masse. La prolifération des machines issues de la technologie de l’intelligence artificielle, sans que ne soit prise de précaution, favorise l’émergence d’événements dramatiques et non prévus. La dépendance croissante des infrastructures à l’égard de l’intelligence artificielle rend le système vulnérable à des actes hostiles de criminalité et, de manière plus générale, à l’erreur humaine. À cet égard, l’origine du virus heartbleed, qui résultait d’une erreur d’un programmateur travaillant dans la communauté open source et spécialisé dans le chiffrage de données, est révélatrice de la vulnérabilité des systèmes et de leur interdépendance.

Il est très difficile pour les concepteurs de tout prévoir surtout lorsqu’ils ne peuvent apprécier l’interaction de leurs systèmes avec d’autres. Outre cette interdépendance systémique et la globalisation, la rapidité d’exécution empêche que soit vue toute anomalie

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par un opérateur humain ; cette anomalie pouvant, par un effet domino, perturber l’intégralité du système et des infrastructures dont nous sommes dépendants.

En fait, je demeure très optimiste sur l’avenir et reste persuadé que les nouvelles technologies peuvent procurer un grand nombre de bienfaits pour nos sociétés. Mais toutes ces questions exigent la mise en œuvre d’une ingénierie soignée.

Comment réduire ces risques ? Outre la surveillance par des êtres humains, la mise en œuvre de systèmes de garde-fous détectant, de manière automatique, tout problème comme dans la bourse en cas de dépassement des capacités des algorithmes. Il faut également être en mesure de contourner, voire d’arrêter le système afin d’éviter toute catastrophe et utiliser des systèmes manuels en cas d’arrêt. Tous ces moyens relèvent de bonnes pratiques dont les ingénieurs sont responsables.

M. Peter Warren. – Je suis journaliste et président de l’institut de recherche sur la cyber sécurité. J’écris sur les questions technologiques depuis une trentaine d’années. L’humanité reste à la traîne de ce nouveau monde technologique et il me semble que depuis 1996 les sociétés privées sont devenues plus puissantes que les gouvernements nationaux. Le pouvoir de ces sociétés sur la vie des gens doit être questionné dans un débat beaucoup plus large.

Deux phénomènes ont particulièrement retenu mon attention. Premier phénomène : l’évolution technologique de l’armée britannique qui a longtemps été considérée comme garante de l’autonomie nationale et qui relevait d’une agence gouvernementale spécialisée dans l’évaluation et la recherche de défense. Or, depuis quelques années, la société Microsoft fournit un grand nombre d’équipements à l’armée ce qui tend à reléguer au second plan l’action de cette agence. Cette situation n’est pas unique puisque Microsoft, ou encore d’autres sociétés comme Oracle, fournissent d’autres armées du monde en produits diffusés à large échelle (en anglais « COTS »).

Second phénomène : de nombreux députés britanniques, qui devaient débattre d’une loi sur le E-commerce, ont dû, en 2000, bénéficier d’une formation de quinze jours pour comprendre les tenants et les aboutissants de ce sujet. M. Michael Drury, ancien responsable des affaires juridiques pour le renseignement britannique, a avoué que le droit ne parvenait pas à suivre les avancées technologiques, du fait de leur rapidité qui empêche tout contrôle juridique. Cet argument est utilisé par les industriels qui voient dans la régulation une entrave à la compétitivité. Cette incompréhension de l’évolution technologique conduit les sociétés à subir le joug des industries technologiques et ainsi à aliéner le plus grand nombre au profit d’une minorité élitiste.

Ainsi, des sociétés cherchent à influencer la manière dont les consommateurs font leurs achats. Mais cette tendance va s’accroître avec le développement des données de masse et l’aménagement de villes intelligentes. Au-delà des avantages annoncés, l’Internet des objets constitue une menace car cette technologie possède les attributs d’un système de surveillance qui tend à réduire les individus à de simples numéros et à des consommateurs passifs. Cette perspective est difficile à admettre : Charles Dickens, dans son roman Les temps difficiles publié en 1854, avait déjà dépeint les ouvriers de son temps comme des petites mains, comme des êtres démembrés. Ce témoignage annonce la situation actuelle qui transparaît à travers les paroles du Secrétaire d’État au trésor, M. Daniel Alexandre, qui a annoncé la vente des données rendues anonymes des personnes âgées, du fait, selon lui, de l’absence de valeur économique qui est celle des personnes concernées. Or, chacun sait qu’il est impossible de

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rendre anonyme des données personnelles comme un récent rapport publié par Netopia l’a indiqué, ainsi que d’autres articles de presse, dont ceux publiés par le Figaro. Et le gouvernement britannique n’est pas le seul à souhaiter transformer ses citoyens en données pour développer des données de masse.

L’interconnexion à venir de l’ensemble des activités humaines est en marche et devrait donner jour à un système où la surveillance est la règle, que ce soit dans la rue, désormais intelligente, avec votre portable, qui permet de connaître en temps réel votre géolocalisation, avec vos vêtements, qui seront en mesure d’émettre à tout moment un diagnostic sur votre état de santé et votre maison qui répondra à votre rythme de vie. Bref, la vie des individus va être cartographiée.

Qu’adviendra-t-il dans ce nouveau monde de données ? L’affaire Snowden est riche d’enseignements en ce qu’elle indique les avantages que peuvent retirer les agences de renseignements de cette profusion de données de masse qui caractérise désormais nos sociétés. D’ailleurs, les entreprises du secteur privé travaillent depuis de nombreuses années sur ces données de masse et l’inquiétude récemment exprimée par le Président Barack Obama ne concernait pas tant leur immixtion dans la vie privée des citoyens de ces dernières, que la collusion entre ces entreprises et les agences de renseignements.

Ces données de masse constituent bel et bien le nouveau pétrole du XXIème Siècle et les individus fournissent eux-mêmes les données. Une telle évolution ne manquera pas d’induire de notables changements non seulement dans notre façon de vivre, mais aussi dans celle de penser. Que pouvons-nous faire face à une telle perspective ? Il convient sans doute de se rappeler les paroles prophétiques du héros de la série Le Prisonnier diffusée en Grande-Bretagne pendant les années 60 : « Je ne suis pas un numéro, je suis un être humain. » Nous devons sans cesse rappeler que la personne humaine prime devant les données.

Il importe ainsi de définir des programmes qui permettent à l’éthique de jouer un rôle face à la technologie, comme la création d’une agence d’accréditation éthique ou encore la mise en œuvre de systèmes technologiques assurant l’anonymisation réelle de l’individu. Il faudrait également veiller à créer un sanctuaire assurant la pleine et entière maîtrise par les individus de certains de leurs appareils technologiques, tout en veillant à ce que les données individuelles soient du ressort des personnes auxquelles elles se rapportent.

Certes, de telles mesures ne susciteront pas l’assentiment des entreprises du secteur technologique. Certaines attitudes individuelles, si elles sont généralisées, peuvent dissuader les entreprises de prendre en otage les utilisateurs de leur technologie. D’ailleurs, la finalité des logiciels devrait être mentionnée plus clairement et les conséquences de la programmation des systèmes devraient, en général, être explicitées.

D’après les industriels, la complexité du système intégré qui gère nos existences demeure très fragile et avive l’éventualité d’une catastrophe systémique. En effet, les codes utilisés sont parfois incomplets et génèrent un risque sociétal réel. C’est pourquoi, il importe que leurs rédacteurs soient conscients de la portée de leurs agissements. En ce sens, Netopia a demandé que soit créée une agence de vérification des logiciels, instaurée sur le modèle de l’Agence en charge de l’homologation de la nourriture et des médicaments aux États-Unis, et qui aurait pour mission de valider la sécurité des codes utilisés dans la programmation. Un tel organe aurait sans doute pu éviter un virus tel que heartbleed qui a infiltré jusqu’au centre fédéral des impôts canadien !

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L’une des principales sociétés qui travaillent actuellement sur la vérification des codes, qui a d’ailleurs été créée grâce aux capitaux fournis par la CIA, a révélé que les codes utilisés par les centrales nucléaires ne sont soumis à aucune vérification. En ce sens, elle a demandé, avec le soutien du Président Obama, que soit également mis en œuvre un mécanisme d’accréditation des logiciels pour remédier à une telle situation.

Cette démarche d’accréditation constituerait un gage de transparence dont pourraient à leur tour bénéficier les particuliers qui seraient ainsi informés de l’existence de leurs données et de leur utilisation. À titre expérimental, j’ai moi-même exploité certains disques durs laissés au rebut par des grandes entreprises et j’y ai trouvé des données à caractère personnel, comme des comptes bancaires de personnalités, qui n’avaient pas été effacées.

Chacun crée en permanence des données qui sont laissées sur le réseau Internet. C’est pourquoi, il importe que l’Internet des objets autorise l’anonymat et que, de manière plus globale, soit empêchée la mise en œuvre d’un système de surveillance généralisé et fondé sur une appréciation prédictive des comportements à partir des données de masse. Ce droit à l’anonymat face à la collecte massive de données devrait reposer sur deux piliers : la sanctuarisation d’un espace individuel dont la suspension devrait impliquer une décision de justice et la primauté reconnue au choix, éclairé sur les conséquences d’une telle démarche et disposant d’un délai de réflexion, d’entrer dans l’Internet des objets.

L’ensemble de ces démarches devrait ainsi éviter l’aliénation généralisée des personnes qui, une fois conscientes de leur situation d’inféodation à la technologie, pourraient également tenter de s’en affranchir violemment.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – S’agissant de l’idée de créer une instance de contrôle qui pourrait prendre la forme d’une agence qui aurait pour mission d’accréditer ces innovations aux conséquences réelles sur nos vies, quelle forme pourrait prendre un tel organe de contrôle ? À quelle échelle, pour être efficace, un tel organe pourrait-il être instauré ? Est-ce au niveau européen ? D’autres dispositifs pourraient-ils intervenir dans d’autres champs afin d’y accroître la sécurité, comme dans ce que les Anglo-saxons désignent comme « privacy by design », c’est-à-dire le droit à la vie privée dès la conception des innovations ? Faut-il également prévoir des licences d’exploitation pour chaque innovation technologique dans le domaine de l’Internet ?

Connaissez-vous également les travaux de M. Joël de Rosnay qui portent sur l’alliance de l’informatique et de la biologie et, au-delà, sur l’intelligence artificielle qu’il caractérise comme une sorte de méga-intelligence dépassant l’intelligence humaine ? De telles problématiques sont-elles au cœur de vos recherches et quels sont les aspects éthiques qui vous semblent les plus pertinents au gré de vos recherches ?

M. Peter Warren. – Confronté à la vitesse qui caractérise le développement technologique aux répercussions innombrables sur notre quotidien, l’organisme dont nous promouvons la création sur le modèle du Food and Drug Administration devra avoir pour vocation d’examiner toutes les innovations sur le plan éthique. Une telle démarche existe d’ailleurs dans les universités américaines. Depuis 1997, je demande que soit systématiquement abordée cette question dans les colloques ou les événements réunissant la communauté scientifique.

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M. Per Strömbäck. – Les questions que vous soulevez, Madame le Rapporteur, sont essentielles. En l’absence d’un organisme transnational aux compétences réglementaires, l’Union européenne nous semble l’échelon pertinent du fait de sa tradition juridique, de la force de ses institutions comparées notamment à celles des Nations-Unies, et de son marché incontournable. S’agissant de la nature de cet organisme de régulation, sans doute faudrait-il s’inspirer de l’autoréglementation en vigueur sur les opérateurs des marchés financiers qui utilisent des technologies à forte valeur ajoutée. Cette démarche favoriserait une adaptation accrue aux changements technologiques par rapport à une réglementation imposée de l’extérieur.

Notre rapport, que nous avons présenté à Bruxelles il y a deux mois, aborde également la question des méga-intelligences. Une démarche éthique doit se consacrer à l’humain et considérer que les machines doivent demeurer des outils au service de celui-ci.

M. Murray Shanahan. – Lors de son achat de la société Deep mind, spécialisée dans l’intelligence artificielle, Google a annoncé la création d’un comité d’éthique destiné à s’assurer d’un usage éthique de cette technologie. Je trouve cette démarche intéressante, même si la composition même de ce comité d’éthique, qui pourrait accueillir des personnes extérieures à la société Google au risque de fragiliser sa stratégie industrielle qui requiert une réelle confidentialité, peut susciter des conflits d’intérêt. Cette fragilité me paraît rendre malaisée l’idée même d’autoréglementation.

Je ne connais pas les travaux scientifiques que vous venez de mentionner, mais l’évolution de l’intelligence artificielle doit être appréhendée différemment selon qu’on l’envisage dans les vingt prochaines années ou au-delà ! En effet, à court et moyen termes, la suprématie de l’humain, qui commande aux machines, est indéniable, mais ces dernières sont appelées, d’ici à quelques décennies, à devenir autonomes et à être pleinement décisionnaires. Une telle évolution ne manquera pas d’induire des conséquences profondes pour l’humanité et il me semble important de débattre dès à présent d’un tel phénomène et d’en anticiper les scenarii éventuels.

M. Peter Warren. – Nous avons en effet envisagé dans notre rapport le développement des algorithmes et des machines qui peut s’avérer inquiétant. Doter les robots de la faculté d’analyser les données représente une perspective angoissante! S’il est vrai qu’une telle démarche se heurte à des problèmes physiques, l’utilisation des technologies virtuelles, qui peuvent également intégrer une telle faculté d’analyse via les BOTS, permet d’aller plus loin dans la mise en œuvre de l’intelligence artificielle.

Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure. – Je souhaite revenir sur votre évocation des conditions de l’adoption de la loi sur le E-commerce au Royaume-Uni. Nous avons parfois l’impression que nos voisins d’Outre-Manche sont moins à même d’apprécier le contexte et les conséquences probables des mutations technologiques sur lesquelles ils ont comme nous à se prononcer. Quelles sont les raisons de cette relative mésentente s’agissant de la protection des données personnelles ? Cette divergence de vues va-t-elle au-delà d’un certain tropisme anglo-saxon ?

M. Peter Warren. – Cette divergence me paraît d’origine culturelle. Il est en effet paradoxal qu’une culture qui est à l’origine d’un livre comme 1984 ne s’intéresse quasiment pas aux données de masse et à l’évolution des nouvelles technologies qui sont si prisées par les jeunes qui y trouvent une liberté apparente. Les start-ups, dont les activités se fondent sur les réseaux sociaux, suscitent par ailleurs un réel engouement. Cependant, un contre-

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mouvement, qui promeut la transparence totale et la protection de la vie privée, est en train de s’amorcer.

Il y a en effet des divergences culturelles. Les Français promeuvent le droit à l’oubli ce que, du reste, nous évoquons dans notre rapport. Nous pensons également que l’utilisation des données devrait se conformer à des limites temporelles. Certes, nous espérons que les citoyens vont se réveiller, mais cela ne nous paraît guère concevable à court terme !

M. Gaëtan Gorce, Président. – Nous vous remercions pour votre présentation qui nous a rappelé l’importance de ne pas se laisser embarqués par la technologie et d’assumer notre responsabilité qui est collective et doit, à ce titre, reposer sur des valeurs.

La réunion est levée à 17 h 35.

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MISSION COMMUNE D'INFORMATION SUR LA RÉALITÉ DE L'IMPACT SUR L'EMPLOI DES EXONÉRATIONS DE COTISATION S

SOCIALES ACCORDÉES AUX ENTREPRISES

Mercredi 14 mai 2014

- Présidence de M. Charles Guené, président -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Audition de Mme Selma Mahfouz, commissaire général adjointe, Mme Claire Bernard et M. Antoine Naboulet, chargés de mission, au Commissariat général

à la stratégie et à la prospective (CGSP)

M. Charles Guené, président. – Nous poursuivons cet après-midi les auditions de notre mission consacrées à la relation entre la politique des allègements de cotisations et la politique de compétitivité, la seconde partie de l’après-midi étant consacrée à l’impact des allègements sur les finances publiques et le financement de la protection sociale.

Nous accueillons Mme Selma Mahfouz, commissaire général adjointe à la stratégie et à la prospective, que je remercie pour sa présence devant notre mission commune d’information.

Une des dernières évolutions de notre politique d’allègements de cotisations est la prise en compte, récente, des questions de compétitivité, avec, notamment, le Crédit d’impôt compétitivité emploi.

Nous vous avons sollicitée pour mieux comprendre l’articulation des politiques d’emploi et de compétitivité et les instruments que le commissariat général à la stratégie et à la prospective met en œuvre dans ce cadre.

Madame Mahfouz, vous avez la parole.

Mme Selma Mahfouz, commissaire général adjointe à la stratégie et à la prospective. – Je présenterai tout d’abord les principes de ce nouveau dispositif. Le Cice a été créé par la loi de finances rectificative pour 2012. Ce dispositif est entré en vigueur le 1er janvier 2013 et s’adresse aux entreprises employant des salariés et imposables à l’IS ou à l’IR. Il se calcule à partir de l’ensemble de la masse salariale des salariés dont les rémunérations brutes n’excèdent pas 2,5 fois le montant annuel du Smic et s’élève à 4 % de la masse de ces salaires inférieurs à 2,5 Smic pour ce qui concerne les rémunérations versées en 2013, puis à 6 % à partir de 2014. Les entreprises imputent le crédit d’impôt au titre des salaires versés une année donnée sur le solde d’impôt qu’elles déclarent l’année suivante. Par ailleurs, un dispositif de préfinancement permet de bénéficier d’un effet « de trésorerie » dès l’année de versement des salaires.

En outre, et c’est là une innovation prévue par cette loi de finances rectificative pour 2012, la loi de finances instaure un comité de suivi ad hoc. Placée auprès du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, cette instance, composée pour moitié des partenaires sociaux et pour moitié de représentants des administrations compétentes, est

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en effet chargée de veiller au suivi de la mise en œuvre et à l’évaluation du Cice. Il établit un rapport public exposant l’état des évaluations réalisées.

Son premier rapport, rendu public en octobre 2013, a présenté une série de questions suscitées par la mise en œuvre du Cice, à savoir les entreprises bénéficiaires, ses effets sur leur comportement, ainsi que son impact au niveau macro-économique. Ce rapport distingue également le suivi, de l’évaluation micro-économique et de l’analyse macro-économique du Cice et en présente les premiers éléments de suivi.

Comment s’articule le Cice avec les allégements de cotisations sociales ? Le Cice emprunte aux allégements tout en étant un crédit d’impôt. Les deux instruments poursuivent des objectifs distincts. Les allègements agissent sur le coût du travail des bas salaires. Le Cice a pour objet l’amélioration de la compétitivité des entreprises à travers notamment des efforts en matière d’investissement, de recherche, d’innovation, de formation, de recrutement, de prospection de nouveaux marchés, de transition écologique et énergétique et de reconstitution de leur fonds de roulement. Son assiette est la masse salariale brute et il concerne les salaires plafonnés à 2,5 fois le Smic, sans présenter de dégressivité avec, potentiellement, un effet de seuil. Son effet sur la trésorerie est différé de 1 à 4 ans. Il vise le soutien de l’emploi peu ou moyennement qualifié et représente pour les finances publiques un coût de vingt milliards par an. Les principaux secteurs directement concernés par sa mise en œuvre sont enfin mixtes : les services, le BTP, les transports, mais aussi l’industrie.

La distribution des salaires nets annuels selon le secteur d’activité en 2010 permet de préciser le ciblage du Cice. En effet, dans les services mixtes qui comprennent les services financiers, le salaire médian est environ de 27 000 euros nets par an, avec près de 10 % des salaires qui sont en deçà de 15 000 euros nets annuels. En revanche, dans la plupart des secteurs – hors services mixtes – près de la moitié des salaires sont inférieurs à 1,6 Smic, avec une tendance baissière constatée pour les services aux particuliers. Enfin, près de 75 % des salaires versés dans l’industrie sont inférieurs à 2,5 Smic.

Comment se répartissent les gains du Cice entre entreprises en fonction de leur chiffre d’affaires réalisé à l’export? Les entreprises exportatrices recevront 62 % du Cice. Mais le gain indirect pour les entreprises exportatrices, via leurs fournisseurs, qui bénéficient du Cice n’a pas fait, pour l’heure, d’évaluation.

La mise en œuvre du Cice a conduit également à s’interroger sur l’origine du différentiel de compétitivité de la France, notamment par rapport à l’Allemagne. Le différentiel de compétitivité-coût se joue-t-il dans l’industrie ou dans les services ? L’évaluation conduite par l’Insee, d’après l’enquête européenne Ecmo pour les coûts salariaux et eurostat pour les prix, des coûts horaires de la main d’œuvre fournit, pour l’année 2013, des informations intéressantes : alors que ces coûts sont plus élevés pour l’ensemble de l’économie en France qu’en Allemagne et que pour la zone euro, ils sont relativement similaires pour l’industrie manufacturière. Cependant, on observe une différence défavorable à la France pour le transport et l’entreposage, et davantage encore pour les services administratifs et de soutien aux entreprises.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Comment expliquez-vous les surcoûts constatés dans les services destinés aux entreprises ?

M. Charles Guené, président. – Les données que vous venez de nous exposer invitent à ne pas se focaliser sur les exonérations directes destinées aux emplois de la seule

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industrie manufacturière, puisque cette dernière a recours à d’autres services qui en alourdissent les coûts et en obèrent la compétitivité. Une telle réalité justifie bel et bien le dispositif du Cice dont la cible ne se limite pas au seul secteur manufacturier !

Mme Selma Mahfouz. – Il peut y avoir un problème de compétitivité d’un secteur exposé qui vient d’un secteur abrité peu productif. Par exemple, l’immobilier pèse sur les coûts des entreprises. Un autre canal peut être un effet de contagion des salaires.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Mais qu’entend-on par les dépenses générées au titre de l’immobilier d’entreprise ? Peut-on être plus concret ?

Mme Selma Mahfouz. – Le prix du foncier est en effet un facteur important. Mais également, les services immobiliers ainsi que les consommations intermédiaires des entreprises.

Nous disposons également d’informations quant à la part de la masse salariale que représente le Cice en fonction de la localisation des entreprises. En Ile-de-France, 46 % de la masse salariale entre dans l’assiette du Cice, alors que dans toutes les autres régions au moins 69 % de la masse salariale est concernée pour atteindre jusqu’à 81 % en Limousin.

S’agissant de l’appropriation du Cice par les entreprises, en décembre 2013, 85 % des établissements mensualisés et 77 % des établissements trimestrialisés avaient déclaré une assiette Cice sur le bordereau récapitulatif des cotisations envoyé à l’Urssaf, soit près de 80 % en agrégé. Ce taux de couverture varie en fonction de la taille des entreprises. Il s’élève à 96 % pour les entreprises entre 2000 et 4999 salariés contre 75 % pour les entreprises de moins de 10 salariés. Cette déclaration d’assiette ne conditionne pas le versement du Cice, seule la déclaration fiscale importe.

M. Charles Guené, président. – Les entreprises ont-elles la possibilité de déclarer le Cice a posteriori, si elles ont envie de le faire, à l’instar du délai de reprise de l’impôt sur les sociétés, soit pendant trois ans ?

Mme Selma Mahfouz. – La DGFIP devrait être davantage en mesure de répondre à cette question. Initialement instauré afin de permettre aux PME en difficulté de bénéficier d’un effet de trésorerie dès 2013, le préfinancement du Cice incite à sa mise en œuvre par les entreprises. Son principe est simple : l’entreprise vend à une banque sa créance d’impôt « en germe » sur le Trésor public, sur la base du montant estimé du Cice dont elle bénéficiera. Depuis son lancement en mars 2013, BPI France en est l’opérateur quasi-exclusif. Le premier bilan de ce dispositif, pour l’année 2013, est prometteur : ce sont ainsi près de 800 millions d’euros de préfinancement qui ont été accordés par BPI au profit de 11 600 entreprises. Ce dispositif a été renouvelé en 2014 : il a déjà concerné, pour le premier trimestre, 3 000 bénéficiaires et BPI s’est fixé un objectif pour cette année de 1,2 milliard d’euros, avec toutefois une incertitude s’agissant de la mobilisation des banques commerciales.

L’appropriation du Cice par les entreprises conduit à s’interroger également sur sa prise en compte dans les décisions managériales : le Cice, par sa nature fiscale et sa désynchronisation par rapport au paiement des salaires, est-il assimilé à une baisse du coût du travail ? Car il est vrai que l’affectation du Cice se pose en termes différents pour les entreprises selon leur taille et leur structuration : si, dans les grandes entreprises et les groupes, le montant du Cice a été probablement anticipé, en cas d’intégration fiscale entre filiales, sa réaffectation à ces dernières dépend du régime fiscal retenu ; l’affectation du crédit

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d’impôt à des finalités précises supposant une prise en compte dans les procédures existantes de comptabilité analytique. On constate par ailleurs une moindre anticipation, un moindre formalisme des procédures comptables ainsi qu’une plus grande proximité entre centres décisionnels et services opérationnels dans les entreprises de plus petite taille. Ces dernières devraient ainsi bénéficier d’un lien plus direct entre le Cice et les décisions d’emploi ou d’investissement.

L’affectation du Cice en 2014 est ainsi conditionnée par les perspectives conjoncturelles des entreprises, leurs contraintes économiques immédiates ou les priorités stratégiques.

L’Insee a ajouté un module de questions sur le Cice à l’enquête conjoncture auprès des entreprises de l’industrie et des services. Ces questions sont posées chaque trimestre. Elles portent sur le montant du Cice et son utilisation. La première vague a eu lieu en janvier 2014.

Pour cette première vague le taux de réponses aux questions sur le Cice était relativement faible et ce pour trois raisons : la nouveauté des questions, le fait qu’au mois de janvier les entreprises avaient alors encore peu de visibilité sur le Cice et leur complexité. L’Insee réfléchit à reformuler les questions pour les enquêtes des troisième et quatrième trimestres.

Au mois de janvier 2014, les entreprises étaient plus nombreuses à déclarer que le Cice sera utilisé pour financer des investissements que pour créer ou préserver des emplois. Ces résultats sont plus au moins marqués selon les secteurs. Les réponses semblent ainsi très liées à la situation conjoncturelle des entreprises. Celles qui ont une vision positive de la situation conjoncturelle prévoient un usage du Cice plus fortement orienté vers l’emploi ; celles prévoyant d’investir en 2014 déclarent plus fréquemment qu’il sera mobilisé pour l’investissement, tandis que celles faisant état d’une dégradation sur leur position compétitive dans l’UE privilégient une affectation pour baisser leurs prix.

Nombreuses sont également les questions recensées par le comité de suivi : tout d’abord, quelles entreprises bénéficient-elles du Cice? Quels sont les effets sur l’allocation des gains générés entre l’emploi, les investissements, les prix, les marges et les salaires? Quels sont encore les effets sur les relations sociales dans l’entreprise ou sur les relations inter-entreprises, les éventuels effets secondaires ainsi que les interactions avec des dispositifs de réduction des cotisations sociales ? Quels sont encore les effets macro-économiques du Cice sur la croissance et l’emploi, la compétitivité, la profitabilité, ainsi que le pouvoir d’achat ?

L’évaluation du Cice mobilise trois types d’instruments. Un premier suivi est assuré, via les données descriptives sur les évolutions globales du coût du travail, de l’emploi, des salaires et de l’investissement, ainsi que des enquêtes de conjoncture et sur la mise en œuvre du dispositif connexe de préfinancement. D’autre part, une évaluation micro-économique ex ante sera réalisée par des organismes de recherche qui devraient être sélectionnés par appel d’offres, cette évaluation devant être complétée par des travaux qualitatifs. A cette évaluation devrait enfin s’ajouter un bouclage macro-économique ex-post, permettant de prendre en compte les effets globaux et indirects. Le calendrier de ces travaux d’évaluation s’étale jusqu’à 2017, date de la restitution du bouclage macro-économique.

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Au-delà du Cice, des problématiques d’évaluation englobant les allègements doivent également être envisagées : leur efficacité sur l’emploi et la compétitivité par rapport aux objectifs affichés par les politiques publiques, le ciblage et l’identification des éventuels effets d’aubaine ou des effets indésirables, l’impact sur la formation des salaires, les effets de seuil, les effets combinés des politiques, l’articulation entre allégements et crédits d’impôt. Certes, il reste la question générale du contrefactuel, l’évolution économique en l’absence d’un tel dispositif.

M. Charles Guené, président. – Je vous remercie pour la clarté de votre exposé.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Je vous en remercie également. J’aurai plusieurs questions : d’une part, quelles sont les perspectives attendues en matière de création d’emplois ? Lors de son lancement en 2013, le Cice avait été dénoncé par certains comme facilitant une forme de « racket » ; certaines entreprises en profitant pour imposer de fortes réductions de prix à leurs fournisseurs. Est-ce que la baisse générale des prix peut-être consécutive à la mise en œuvre du Cice ? S’agissant de la qualification des effets secondaires de ce dispositif, celui-ci peut-il également améliorer la compétitivité des entreprises et les amener à réduire leurs coûts ? Le Cice a-t-il encore un effet direct et indirect sur l’emploi en France ? Enfin, pensez-vous que la France soit un paradis fiscal pour la recherche ?

Mme Selma Mahfouz. – Le Cice est un crédit d’impôt sur les sociétés assis sur la masse salariale. A ce titre, on peut observer trois types de réactions : une baisse du coût du travail et une stimulation de l’emploi, l’amélioration de la profitabilité de l’investissement ainsi que la diminution des coûts se traduisant par une baisse des prix ou le rétablissement des marges des entreprises. Mais le partage de ces impacts dépend, en théorie, de la situation des entreprises qui relève du cas par cas. A ce titre, le bouclage macro-économique, conduit ex post, devrait permettre d’évaluer ses incidences sur l’emploi et le pouvoir d’achat, puisque le Cice peut permettre d’augmenter les salaires.

La question des relations entre donneurs d’ordre et sous-traitants s’est posée très vite, dès mars 2013. La répercussion par le donneur d’ordre du coût généré par le Cice, imposée au sous-traitant, enfreint le code de commerce et a fait l’objet d’une surveillance étroite par le médiateur des relations inter-entreprises et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Depuis lors, aucun nouveau cas n’a été recensé.

M. Charles Guené, président. – Mais le but de ce dispositif n’était-il pas d’améliorer la compétitivité des entreprises ?

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – La baisse des prix incombe, en définitive, au donneur d’ordre. Cependant, les rapports de force dans ces relations inter-entreprises sont bien souvent difficiles.

Mme Selma Mahfouz. – Nous ne disposons pas encore de retombées quant aux conséquences du Cice sur l’évolution des cotisations sociales. Ni d’ailleurs, sur les conséquences de l’application du crédit impôt recherche !

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Lors de notre audition des responsables de la BPI, il nous a semblé que le dispositif de préfinancement devrait mettre du temps avant d’être compris. D’ailleurs, avant cette audition, nous avions rencontré des jeunes chefs d’entreprises rendus méfiants par l’instabilité des dispositifs ; leurs réticences étant

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d’ailleurs encouragées, dans une certaine mesure, par leurs comptables. Le Cice avait pour objectif de stimuler l’économie et l’investissement, mais peut-on vraiment constater que cette dynamique a été impulsée ? Il est en outre prévu que les représentants du personnel soient consultés quant à la mise en œuvre du Cice : avez-vous des informations sur la mise en œuvre effective d’une telle consultation ?

Mme Selma Mahfouz. – Je suis d’accord avec vous. Il importe de suivre dans la durée la mise en œuvre du mécanisme de préfinancement destiné aux entreprises connaissant des problèmes de trésorerie.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Disposons-nous des indications sur l’évolution des entreprises du secteur privé sur cette question ?

Mme Selma Mahfouz. – Nous anticipons une montée en puissance de ce mécanisme de préfinancement, mais sans disposer d’informations fiables en la matière.

M. Antoine Naboulet, chargé de mission au Commissariat général à la stratégie et à la prospective. – Nous souhaitons auditionner prochainement les banques commerciales sur leur appropriation du Cice.

M. Charles Guené, président. – Le versement anticipé fait-il l’objet de conditions particulières ?

M. Antoine Naboulet. – Les créances sont, pour ainsi dire, en germe, puisque le montant estimé du crédit d’impôt doit être estimé d’une année sur l’autre. Nous constatons cependant une grande incertitude du côté des banques sur celui-ci.

M. Charles Guené, président. – Les besoins en termes d’investissement et de trésorerie sont-ils pris en compte ?

Mme Selma Mahfouz. – S’agissant de la consultation des représentants du personnel telle qu’en dispose l’article 66 de la loi de finance rectificative pour 2012 qui instaure le Cice, elle porte sur l’utilisation du crédit d’impôt qui doit être en conformité avec la loi et ne pas contribuer au financement de la hausse de rémunération des dirigeants. Le suivi de cette consultation devrait d’ailleurs faire l’objet d’une étude dont la DARES est le maître d’œuvre.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – L’obligation d’information et de consultation du comité d’entreprise, ou à défaut des délégués du personnel, sur le Cice et son affectation sera-t-elle effective au 1er juillet 2014 ?

M. Antoine Naboulet. – C’est en effet une date butoir. Mais l’organisation de cette concertation implique qu’on s’y attèle !

M. Charles Guené, président. – Une consultation sur l’usage passé peut-elle avoir un sens ?

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Les représentants du personnel peuvent toujours émettre un vote d’alerte ! A-t-on prévu les conséquences d’un vote défavorable de ces représentants surtout dans les entreprises de taille modeste ?

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M. Antoine Naboulet. – Certaines monographies nous fournissent des indications sur ce point, mais nous ne disposons pas pour l’heure d’un recensement pertinent en la matière.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – C’est bien la question des outils nécessaires au suivi de ce dispositif qui se pose !

Mme Selma Mahfouz. – Avant d’envisager le lancement d’enquête de grande ampleur, il convient de conduire un premier travail exploratoire susceptible de préciser les questions que suscitent, dans la durée, l’application de l’ensemble du Cice. Le comité de suivi, d’ailleurs, travaille en partenariat avec les partenaires sociaux qui peuvent lui faire remonter les informations depuis les entreprises.

M. Charles Guené, président. – Pour assurer une telle démarche, il faut cependant posséder une certaine expérience en la matière !

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Ce dispositif constitue manifestement une avancée dans la transparence.

Mme Selma Mahfouz. – En effet, les représentants du personnel devraient obtenir davantage d’informations et être plus informés quant aux données stratégiques de leur entreprise.

Audition de Mme Anne Bucher, directeur des réformes structurelles et de la compétitivité, de MM. Nicolas Philiponnet, bureau géographique, France, et

de Guillaume Roty, analyste économique europe 2020 et gouvernance économique, à la Direction générale des affaires économiques et financières de

la Commission européenne

M. Charles Guené, président. – Je souhaite la bienvenue à Mme Anne Bucher et à MM. Nicolas Philiponnet et Guillaume Roty de la Direction générale des Affaires économiques et financières de la Commission européenne. Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation à venir vous exprimer sur les effets emploi et compétitivité de la politique française d’allègements de cotisations, dans une perspective comparative avec nos principaux partenaires européens, en particulier l’Allemagne, dont les choix ont été très différents.

Vous nous livrerez votre appréciation sur les instruments à privilégier, le ciblage à retenir et le mode de financement à privilégier pour cette politique. Je vous laisse la parole sans plus attendre.

Mme Anne Bucher, directeur des réformes structurelles et de la compétitivité– Nous vous remercions d’avoir invité la Commission européenne à participer à cet échange de vues car c’est un privilège pour nous de participer à un débat national sur des politiques nationales. Dans le cadre de la préparation de cette audition, un certain nombre de questions nous ont été posées et je tenterai d’y répondre dans notre introduction.

Trois points nous paraissent importants. Le premier concerne l’érosion de la compétitivité de l’économie française et son lien avec le coût du travail. Le second porte, dans ce contexte, sur l’évolution des cotisations sociales et son impact. Le troisième point est relatif au paramétrage d’une politique qui vise l’exonération des cotisations sociales.

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S’agissant de l’érosion de la compétitivité de l’économie française, qui nous occupe depuis trois ans dans le cadre de la surveillance macro-économique où nous avons constaté que la détérioration de la balance courante française était un signe de détérioration macro-économique, celle-ci s’avère préoccupante du fait de sa continuité pendant plus de dix ans. Le déficit de la France, quelque peu atypique dans la zone euro, reflète une érosion de la performance des exportations et une diminution des parts de marché de la France qui est supérieure à celle enregistrée dans la zone euro. Les facteurs cycliques jouent un rôle mineur dans cette détérioration : la question de la performance des exportations françaises doit ainsi être posée.

Certes, la Commission européenne n’est pas véritablement inquiète quant aux implications de la détérioration de la balance courante française sur le niveau d’endettement externe de la France, qui demeure très modéré. En revanche, alors qu’un certain nombre de pays de la zone euro ont connu une détérioration de leur compétitivité et réussi à corriger cette tendance ces dernières années, la France ne présente que très peu de signes de correction depuis la dernière crise économique. On s’oriente ainsi vers une position encore plus détériorée de la France, au sein de la zone euro, dans l’avenir.

Dans notre diagnostic sur la compétitivité, nous abordons la question de la compétitivité-coût et de la compétitivité hors-coût qui reste, à en juger par le débat national en France, dominante. Mais, au sein d’une Union monétaire où les fondamentaux de la compétitivité de l’ensemble des membres ne doivent pas diverger, la compétitivité-coût demeure importante. L’évolution des coûts salariaux unitaires doit ainsi suivre une tendance commune et les gouvernements devraient veiller à ce que les salaires croissent au même rythme que celui de la productivité.

Historiquement, cet adage ne s’est pas vérifié dans la zone euro. L’Allemagne a en effet pratiqué une politique de modération salariale, tandis qu’un certain nombre de pays de la zone euro, dont la France, l’Espagne, l’Italie ou la Grèce, a laissé dériver la croissance des salaires au-delà des gains de productivité. Certains pays ont ainsi corrigé cette tendance sur l’évolution des salaires et, en France, nous ne disposons pas de signe avant-coureur de cette correction.

Lorsqu’on évalue l’impact de l’évolution des coûts salariaux sur les performances à l’exportation, émerge une spécificité française : l’industrie française a enregistré une hausse importante des coûts salariaux unitaires, mais elle n’a pas répercuté ces coûts sur les prix à l’exportation. Lorsqu’on regarde les indices de compétitivité relatifs, comme le taux de change effectif réel, on constate que la France a perdu en compétitivité sur les aspects coûts, de façon importante par rapport à l’Allemagne, mais lorsqu’on utilise ces indices de prix relatifs au regard des prix à l’exportation, on constate que la France et l’Allemagne demeurent sur un même niveau. En pratique, cette tendance s’explique par la compression des marges des entreprises pour rester présentes sur les marchés internationaux et à l’intérieur de la zone euro. L’évolution de l’indicateur du partage entre les salaires et les profits de la valeur ajoutée illustre cette tendance : cet indicateur, de l’ordre de 30 % pour la France, est l’un des plus bas de l’Union européenne, tandis que pour l’Allemagne, il avoisine les 40 %.

Par ailleurs, la part des profits dans la valeur ajoutée a baissé depuis 2006. Donc les conséquences de l’augmentation des salaires sur la capacité des entreprises à investir et à innover, par rapport à des entreprises similaires à l’étranger, vont vers une détérioration du positionnement des entreprises françaises. Ces observations sur le coût du travail présentent ainsi des incidences sur la compétitivité hors-coûts.

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Quel est le lien de cette détérioration avec la question des prélèvements sociaux sur le travail ? Dans ce domaine également, force est de constater un certain nombre de spécificités françaises. La première, c’est que le niveau de cotisations sociales acquittées par les employeurs est très élevé en France, troisième en Europe après l’Italie et la Belgique, et représente près de 20 % de la masse salariale. Ce point reflète non seulement le poids élevé de la fiscalité, mais également un partage des cotisations sociales entre employeurs et employés différents des autres pays où la part égale tend plutôt à être la règle. Deuxième spécificité française : la progressivité en fonction du salaire des cotisations sociales qui résulte en partie des politiques d’exonération des bas salaires se traduisant par l’augmentation soutenue des cotisations du Smic jusqu’à 1,6 Smic, tout en présentant d’autres effets de seuil par la suite. Cette réalité contraste avec la tendance constatée dans les autres Etats de l’Union avec soit une augmentation constante ou une dégressivité, comme en Allemagne où, en vertu d’un modèle social différent, les cotisations sociales sont plafonnées et certaines prestations sociales sont assurées par des organismes privés proposés aux salariés.

De tels choix ne sont pas innocents dans une perspective internationale. Lorsqu’on compare la structure des coûts salariaux entre les entreprises françaises et allemandes, ceux-ci sont relativement similaires pour les bas salaires. Mais pour les salaires plus élevés, l’employeur français va être soumis à une plus grande imposition : pour un salaire d’1,5 Smic, l’employeur français va devoir acquitter 25 000 euros de charges annuelles, tandis que l’entrepreneur allemand en paiera 10 000 ! Une telle obligation n’est pas neutre sur les structures de coûts ou sur les marges que l’on espère dégager à l’exportation lorsqu’on est en concurrence sur des produits et des marchés similaires.

Cette progressivité des cotisations sociales résulte certes d’une démarche qui se veut favorable à l’emploi, mais dans une perspective européenne, le salaire minimum français est relativement élevé. Pour enrayer ce phénomène, la baisse des cotisations sociales a été choisie pour abaisser le coût pour les entreprises, avec comme contrepartie la progressivité qui tend à encourager la substitution du travail qualifié par le travail non qualifié, voire à conduire à la création de trappes à bas salaires. D’ailleurs, lorsqu’on compare les salaires entre la France et l’Allemagne, on constate que la France possède un plus grand nombre de salariés rémunérés autour du Smic qu’Outre-Rhin où les salaires minima sont plus bas et fixés par les conventions collectives.

Dans une logique dynamique de renforcement du tissu productif, les exonérations de cotisations sociales encouragent-elles l’investissement et le recours au travail qualifié qui sont généralement complémentaires l’un de l’autre, tandis que le travail non qualifié et le capital s’avèrent substituables ?

S’agissant du troisième point relatif à la méthode retenue pour mesurer les effets des exonérations de cotisations sociales, il nous est difficile de vous apporter des éléments de comparaison, du fait de l’utilisation continue de cette mesure depuis plusieurs décennies en France. Certes certains ciblages peuvent être constatés ailleurs, soit sur des nouveaux postes ou sur des catégories plus précises, comme aux Pays-Bas où les évaluations soulignent les effets d’aubaine suscités par les exemptions de cotisations sociales. Les Allemands ont également suivi cette démarche, à hauteur de 10 milliards d’euros, mais en augmentant concomitamment la TVA destinée à en compenser partiellement les effets. Mais celle-ci n’a pas fait l’objet d’une évaluation puisque les exonérations ont été très vite stoppées du fait de la politique d’assainissement budgétaire mise en œuvre Outre-Rhin. L’utilisation des exonérations, comme en Belgique, est ainsi ponctuelle et extrêmement ciblée, à l’inverse de la France. D’ailleurs, lors des réunions conjointes avec les différents ministères des finances des

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Etats membres, où sont abordées les questions de coût du travail et de fiscalité, l’argument selon lequel les outils fiscaux s’avèrent bien moins adaptés qu’une politique active du marché du travail est récurrent parmi les responsables ministériels présents.

Je ne dispose pas ainsi d’éléments comparatifs sur ces questions. La Commission européenne qui se penche sur le renforcement de la compétitivité française et le positionnement des entreprises, préconise que les mesures d’exemption de cotisations sociales soient prises au sens large plutôt qu’être ciblées sur les bas salaires qui ont certes des effets sur l’emploi mais n’influent, au final, guère sur la compétitivité. Les dispositifs récemment adoptés, comme le Cice ou d’autres mesures actuellement en cours d’adoption dans le cadre du pacte de responsabilité, marquent un changement par rapport à ce qui prévalait jusqu’alors : le ciblage des bas salaires est moins précis. Mais la Commission européenne considère que le Cice est encore davantage une mesure destinée à favoriser l’emploi qu’à renforcer la compétitivité, en réduisant le taux moyen de cotisations sociales de 1,4 point et en ciblant les salaires autour du niveau du Smic.

Certes, une telle mesure prend pour fondement la logique de l’élasticité de l’offre de travail vis-à-vis des emplois les moins qualifiés, mais il importe de garder à l’esprit le cadrage macro-économique pour en évaluer les conséquences. D’une part, lorsqu’on évalue à l’aune de nos modèles macro-économiques le Cice, on constate que le ciblage des bas salaires présente des effets positifs sur l’emploi mais peu sur la compétitivité externe, puisque la réduction du coût du travail n’influe pas sur le niveau des prix à l’exportation de manière probante. D’autre part, le financement de cette mesure pose problème, puisque la réduction des cotisations sociales s’inscrit dans une politique d’assainissement budgétaire impliquant la réduction d’autres postes de dépense, comme celle de l’investissement public présentant, à terme, des effets récessifs susceptibles d’en enrayer les effets positifs. La réduction concomitante des cotisations et des prestations sociales entraîne un effet négatif, la première année, puisque les dépenses publiques sont réduites, mais cet effet est temporaire puisque s’amorce une dynamique de compétitivité. De ce fait, nous considérons que le débat sur les exonérations de cotisations sociales doit prendre en compte les modalités de financement de cette mesure et ainsi s’interroger sur la protection sociale et son éventuelle réforme.

M. Charles Guené, président. – Estimez-vous que les mesures actuellement prises, en matière de réduction de charges, sont suffisantes, et avez-vous des informations quant à leur financement, ou faut-il plutôt privilégier la réduction globale des dépenses comme politique économique ? D’ailleurs, que pensez-vous des mesures de réduction de la dépense publique récemment prises par le Gouvernement ?

Mme Anne Bucher. – Nous ne disposons pas de la totalité du plan d’économies annoncé par le Gouvernement. Sur les questions de finances publiques, je passerai la parole à M. Nicolas Philiponnet qui sera plus à même de vous répondre.

M. Nicolas Philiponnet. – Les modèles que nous utilisons ne nous permettent pas d’envisager l’ensemble des conséquences de l’application du Cice. Pour autant, l’engagement général de réduction des dépenses du pacte de stabilité d’ici 2017 devrait financer ce dispositif. Pour le moment, nous ne pouvons que forger des hypothèses.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – La question du bouclage macroéconomique, qui obéit à une diversité de paramètres et qui, de ce fait, autorise des interprétations divergentes, est en effet récurrente, comme nous avons pu le constater pendant nos auditions. Il est vrai que le bouclage permet de démontrer une certaine efficacité des

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mesures d’exonérations mis en œuvre à partir de 1993 jusqu’aux lois Aubry sur la création d’emplois du fait du couplage de ces mesures avec le déficit. Une difficulté désormais se pose avec la concomitance de mesures similaires dans un contexte de réduction des déficits. Ce que vous proposez, c’est de maintenir des exonérations en poursuivant une réduction drastique des dépenses difficilement supportable pour la population.

M. Nicolas Philiponnet. – Juste un point sur la méthodologie de ces évaluations. Il faut ainsi distinguer entre les évaluations conduites ex ante et celles conduites ex post. Ainsi, celles conduites, notamment par la DARES pour les dispositifs mis en œuvre en 1993 procèdent par des comparaisons ex post d’entreprises qui sont toutes dans le même contexte économique. Ainsi, les effets potentiellement expansionnistes de ce genre de mesures ne sont pas capturés, pas plus que les modalités de financement de ces mesures. Notre direction, quant à elle, conduit plutôt une évaluation ex ante, à l’aune de modèles macroéconomiques, qui nous permet ainsi d’inclure les modalités de financement des mesures d’exonérations, du fait de l’absence de groupes témoins susceptibles de subir, dans la même économie, le poids de ces mesures.

Mme Anne Bucher. - Toute contrainte budgétaire, qui vise à réduire la dépense publique, présente un effet récessif lorsqu’on met en œuvre des mesures d’exonération.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – On annule ainsi l’effet qu’on a provoqué par des exonérations.

Mme Anne Bucher. – On peut d’ailleurs amplifier l’effet récessif lorsqu’on agit sur l’investissement. Cet effet récessif peut en revanche s’avérer transitoire lorsqu’on réduit les transferts et que les effets positifs de la mesure d’exonération dominent et permettent, en définitive, d’amorcer un cercle vertueux à partir de l’abaissement du coût du travail profitant à la compétitivité des entreprises via un effet prix et une amélioration des exportations.

M. Charles Guené, président. – Selon vous, il vaudrait donc mieux diminuer la dépense sociale plutôt que la dépense d’investissement public ?

Mme Anne Bucher. – En effet, dans un dispositif de ce type et il vaut mieux réfléchir à une réforme de la protection sociale que de rechercher des ressources budgétaires.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Dans le raisonnement, il faut inclure d’autres régulations qui expliquent les problèmes dans lesquels on se trouve. Par ailleurs, y-a-t-il un impact différent des prélèvements entre impôts et cotisations pour le financement de la protection sociale ? En outre, comment améliorer la compétitivité de la France dans un contexte où l’ensemble de ses partenaires suit la même politique ? Quelles mesures de restauration de la compétitivité préconisez-vous : celles-ci ont-elles un effet sur l’emploi à court ou moyen terme ? Car entre la mise en œuvre d’une mesure et ses effets favorables, il y a nécessairement une période d’incertitude que l’on ne retrouve sans doute pas dans les modèles macroéconomiques mais qui affecte la réalité économique que vivent les personnes.

Mme Anne Bucher. – Avant de répondre à vos questions, je souhaite revenir sur l’évaluation des effets et ses ordres de grandeur. Les effets globaux sont fortement diminués. Ainsi, lorsqu’on regarde les effets des mesures prises dans la décennie 1990-1993, on a une première estimation de l’ordre de 300 à 400 000 emplois. Mais inclure ces données dans un modèle plus complet, impliquant d’autres variables comme les possibilités d’augmentation salariale ultérieure, les répercussions sur les prix, et les effets nets, conduit à revoir cette

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estimation liminaire. Le chiffre avancé est plutôt de l’ordre de 70 000 créations d’emplois ! Cette démarche est standard puisque les effets nets d’une mesure donnée s’affaiblissent lorsqu’on évalue cette dernière au-delà de son secteur et dans un cadre économique global. Cette réalité doit ainsi être intégrée dans la délibération politique.

S’agissant de la diversité des instruments de diminution des coûts, il va de soi qu’une diminution des cotisations sociales acquittées par l’employeur induit un effet direct sur le coût du travail. Mais d’autres alternatives existent : ainsi l’Italie propose des réductions des cotisations sociales acquittées par les salariés couplées à une réduction de l’impôt sur le revenu. Les effets de telles mesures dépendent de la répercussion de cette baisse des cotisations salariées sur les demandes de salaires et sur le pouvoir d’achat des salariés et ses conséquences en matière de consommation.

Le choix d’asseoir le Cice sur l’impôt sur les sociétés nous semble obéir à une logique compréhensible. En l’absence de surplus budgétaire et dans le contexte d’un alourdissement de la fiscalité qui a entraîné une baisse des marges des entreprises depuis 2006, des dispositifs comme le Cice visent à rendre aux entreprises une partie de la surcharge fiscale imposée pendant la crise et d’utiliser l’impôt sur le revenu pour des entreprises qui connaissent des problèmes de rentabilité.

M. Charles Guené, président. – Nous avons donc, à vous entendre, un double handicap : un manque de compétitivité coût et hors-coût. La France n’a-t-elle donc pas d’atouts en matière de compétitivité ? Faire reposer toute la protection sociale sur les salaires directs n’est-il pas également problématique ? Enfin, un troisième problème se pose quant au financement des mesures d’exonération mises en œuvre. Vous êtes assez critique dans votre approche, sans pour autant nous donner la martingale !

Mme Anne Bucher. – Pour nuancer la critique de l’évolution de la France, notre direction ne nourrit pas les mêmes inquiétudes que pour l’Italie, dont le niveau de la dette est très élevé et la situation macroéconomique est très différente. Sur les aspects justement macroéconomiques de la compétitivité et du coût du travail, la France n’est pas dans une situation dramatique : elle est en concurrence essentiellement avec l’Allemagne, d’où un problème de compétitivité hors-coûts puisque les entreprises françaises se positionnent sur des segments de produits comparables à ceux proposés par leurs concurrentes allemandes. Ainsi, lorsqu’on compare ces secteurs, la position des entreprises françaises dans les secteurs à haute technologie n’est pas mauvaise. En outre, lorsqu’on mesure la qualité des produits, les exportations françaises sur la zone euro ont un niveau très élevé et ce, de manière continue, même depuis la crise. En effet, les entreprises ont ainsi réduit leurs marges pour continuer à vendre des produits d’un certain niveau qualitatif. Une telle situation contraste avec la situation de l’Italie, qui est moins spécialisée dans les produits à haute technologie et qui a davantage souffert de la concurrence des nouveaux Etats membres depuis l’élargissement aux Peco.

Sur la politique à conduire, je ne peux en effet vous donner de réponse. En revanche, s’agissant de notre analyse au niveau communautaire, il nous paraît important que la croissance des salaires suive celle de la productivité. Il faut ainsi s’interroger sur la déviance constatée depuis ces dernières années en France, qui est d’ailleurs loin d’être le pays où cette tendance a été la plus grave. Le dispositif général de formation des salaires est ici nodal : le Smic est une spécificité française et son rôle comme valeur de référence pour un certain nombre de paramètres de cotisations sociales est manifeste. Se focaliser sur les salaires pour lutter contre le chômage des personnes faiblement qualifiées a surtout profité aux

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entreprises du secteur abrité et non dans le secteur concurrentiel où ces dernières emploient des personnes les plus qualifiées. Donc un tel ciblage n’a pas résolu le problème de la compétitivité.

La question du financement renvoie également à celle des choix budgétaires opérés par le Gouvernement qui est confronté à la réduction de la dépense publique et à la recherche des gains d’efficacité de la dépense publique susceptibles d’être obtenus dans des secteurs comme le financement de la santé.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Quel est l’impact du salaire minimum qui va être appliqué en Allemagne ? Celui-ci va-t-il rapprocher le coût du travail Outre-Rhin du coût du travail en France ? Est-ce une preuve que l’Europe conduit également vers une certaine forme de convergence ?

Mme Anne Bucher. – Nous avons en effet relevé ce point. Dans la surveillance que nous faisons des déséquilibres macroéconomiques des Etats membres, l’excédent de la balance courante allemande traduit également une forme de déséquilibre. Lorsque nous avons souligné l’importance que la France conduise des réformes visant l’amélioration de la compétitivité à la fois coût et hors-coûts, nous avons en même temps indiqué qu’il était nécessaire que l’Allemagne entreprenne les réformes nécessaires à la réduction de son excédent de la balance courante, de l’ordre de 8 % du PIB, qui indique que l’épargne nationale est supérieure à l’investissement, soit un excès d’épargne et un déficit d’investissement. Il nous paraît ainsi essentiel que l’Allemagne stimule sa consommation interne. L’introduction de ce nouveau salaire minimum devrait y contribuer. D’ailleurs, nous pensons que si la réforme Hartz du marché du travail a permis à des personnes jusqu’alors exclues du marché du travail de travailler pour un salaire très faible de 450 euros par mois, elle ne permet pas de résoudre les problèmes que pose à long terme à l’Allemagne le vieillissement de sa population qui fournit l’un des facteurs explicatifs du haut niveau d’épargne.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Par quel mécanisme ce genre de mesures implique-t-il un haut niveau d’épargne ?

Mme Anne Bucher. – Parce que les hauts revenus épargnent plus et les personnes qui ne disposent que de 450 euros par mois sont extrêmement contraintes dans leurs dépenses et ne peuvent s’engager dans des dépenses d’investissement. Le maintien, par l’Allemagne, d’une modération salariale à travers de tels dispositifs n’a favorisé ni l’augmentation de la participation de la population active d’une manière dynamique, ni la demande interne.

Outre les ménages qui n’investissent pas, le Gouvernement dispose de plus de marges budgétaires qu’il n’en utilise. Il procède à une réduction de la dette supérieure, en niveau, à ses engagements européens. Un déficit important de l’investissement public, comme dans les infrastructures énergétiques notamment, est constaté. La Commission a ainsi recommandé que l’Allemagne déréglemente certains services, comme celui de la construction qui est moins ouvert qu’en France à la concurrence internationale et, d’une manière plus globale, émis un certain nombre de recommandations destinées à stimuler l’investissement en Allemagne.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Pourquoi les services en Allemagne sont-ils moins chers ?

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Mme Anne Bucher. – Je ne pense pas qu’ils soient moins chers !

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – C’est pourtant ce qui nous été dit ! Une des raisons de la compétitivité de l’Allemagne selon certains de nos interlocuteurs provient, outre de l’équilibre entre qualifiés et non qualifiés en termes de cotisations, du moindre coût des services aux entreprises que ceux pratiqués en France.

Mme Anne Bucher. – S’agissant du coût salarial en Europe, deux éléments doivent être distingués : la progression des salaires en fonction de celle de la productivité et l’évolution des salaires entre le secteur abrité et le secteur exposé. En Allemagne, la politique conduite, via des conventions collectives, accorde des augmentations de salaires corrélées à celles de la productivité dans le secteur manufacturier, tandis que dans les services, où la productivité est plus faible et les personnels moins syndiqués, les salaires sont beaucoup plus bas. Alors que dans les autres pays, on constate un phénomène inverse. Ainsi en Espagne, la dérive des salaires a été tirée par la bulle immobilière et par les salaires du secteur des services et de la construction. En Grèce également, l’effet de l’augmentation des salaires du secteur public a été prégnant. Et de telles augmentations dans le secteur abrité se transfèrent, via les mécanismes de formation des salaires, au secteur exposé à la concurrence et pénalisent les entreprises. Cette spécificité allemande explique pourquoi l’augmentation des salaires ne s’est pas propagée à l’ensemble de l’économie et occasionné une érosion de la compétitivité.

M. Charles Guené, président. – Nous avons eu un tableau nous indiquant que les coûts directs de main-d’œuvre, dans l’industrie en France et en Allemagne, étaient sensiblement équivalents mais qu’ils étaient plus chers en France dans les services, ce qui renchérissaient le coût global à l’exportation.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. Cette tendance est également imputable à l’effondrement du secteur industriel en France et à la préférence accordée, pendant toute une période, au développement des services. Une telle dynamique n’a pas manqué de se traduire en termes salariaux.

Mme Hélène Bucher. – Lorsqu’on remonte aux années 80, un certain nombre de grandes entreprises à capitaux publics, dans les services, jouait un rôle de premier plan dans les négociations salariales, tandis qu’en Allemagne, le secteur leader dans les négociations salariales reste celui de la métallurgie.

M. Nicolas Philiponnet. – Une remarque sur la convergence du coût du travail entre la France et l’Allemagne qui ne serait qu’une question de temps pour que s’efface le différentiel de compétitivité entre les deux pays. Le problème de compétitivité hors-coût demeure : l’Allemagne a certes bénéficié des modérations salariales pendant les années 2000 pour améliorer sa compétitivité hors-coûts et l’excédent de la balance courante de ces dernières années s’est effectué en dépit d’un coût du travail en augmentation. L’effet est donc beaucoup moins immédiat.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Un point demeure occulté lorsqu’on parle de l’Allemagne, c’est celui de sa relation avec les pays d’Europe centrale et orientale. La France ne dispose pas de ces Etats pour consolider son expansion économique.

Mme Anne Bucher. – Le gros succès de l’Allemagne, concomitant d’ailleurs avec l’introduction de l’euro, réside dans l’optimisation de sa chaîne de valeur avec les pays de l’Est.

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Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Le coût du travail de la main d’œuvre de ces pays rend l’Allemagne forcément plus compétitive !

Mme Anne Bucher. – Les Peco représentaient également une opportunité pour les économies de l’ensemble des Etats membres ! Ils ont certes permis à l’Allemagne de se spécialiser dans des secteurs à haute valeur ajoutée et de maintenir sa compétitivité à l’extérieur.

M. Charles Guené, président. – Nos industriels avaient également la faculté de travailler avec les Peco, comme avec l’Afrique du Nord.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Certes, mais ce n’est pas la même chose puisqu’en Afrique du Nord, la main d’œuvre n’est pas aussi qualifiée que dans les Peco ! On évacue, à mon sens, un peu trop vite cette opportunité qui constitue un facteur d’explication.

M. Nicolas Philiponnet. – Les études qui portent sur le modèle industriel des entreprises françaises et allemandes insistent sur la différence de relations avec les pays à main d’œuvre à bas coût. En Allemagne, ces pays ont servi à externaliser un certain nombre d’opérations en maintenant l’activité à haute valeur ajoutée sur le territoire national, tandis qu’en France, les entreprises ont privilégié la délocalisation de l’ensemble de la chaîne de valeurs dans un autre pays.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Ce n’était pas une politique ! Comme j’ai pu le constater dans le secteur textile, ces délocalisations relevaient d’une stratégie d’entreprise !

Mme Anne Bucher. – Fondamentalement, l’exportateur français est différent de l’exportateur allemand. Car, en Allemagne, le tissu industriel est composé de moyennes entreprises et de grandes entreprises tournées vers l’exportation tandis qu’en France, la base des exportations est assurée par quelques grandes entreprises et les petites entreprises ne disposent pas de la taille critique pour bénéficier des opportunités sur les marchés extérieurs. C’est à ce stade que la question de la compétitivité hors-coûts prend tout son sens, puisqu’il s’agit de renforcer les petites entreprises et de les aider à se tourner vers l’exportation.

M. Charles Guené, président. – Il faut reconnaître que les industriels allemands peuvent plus en termes de stratégie nationale, ce que ne font pas leurs homologues français.

Mme Anne Bucher. – Au bout du compte, l’Allemagne est plus ouverte que la France ; elle importe plus que la France en valeur ajoutée, du fait du fractionnement de la chaîne de production Outre-Rhin. A cet égard, comme l’on regarde les données commerciales sur une base valeur ajoutée, les pays comme la France, mais aussi l’Italie ou l’Espagne, apparaissent comme beaucoup plus fermés.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Mais il me semble que cette présence des Peco a un impact tout à fait singulier et il faudrait davantage le prendre en compte !

M. Charles Guené, président. – L’histoire doit également être prise en compte pour comprendre les différences entre les productivités française et allemande.

M. Jean-Pierre Caffet. – L’exemple de l’Allemagne est particulièrement intéressant. Pendant ces dix dernières années, la politique salariale mise en œuvre Outre-Rhin

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s’est caractérisée par une très grande modération à contre-courant des autres pays dont les coûts salariaux par unité produite ont augmenté. Cette évolution atypique de l’Allemagne par rapport aux autres pays membres de l’Union européenne, dont la France où les coûts salariaux ont rejoint le niveau allemand. Mais cette modération salariale ne saurait, à elle seule, expliquer ni la compétitivité ni les performances de l’économie allemande. D’autres facteurs doivent être pris en compte, comme la réforme du marché du travail et notamment celle conduite par le ministre Hartz. Lequel de ces facteurs explique la bonne compétitivité de l’économie allemande ?

M. Charles Guené, président. – La réforme du marché du travail est-il un facteur d’amélioration de la compétitivité hors-coûts ?

Mme Hélène Bucher. – La modération salariale représente certainement l’une des spécificités allemandes par rapport aux autres pays de la zone euro. Plusieurs facteurs ont contribué à cette modération salariale : la réforme Hartz, qui a profondément modifié l’indemnisation du chômage et amené sur le marché du travail des personnes qui ne s’y trouvaient pas, couplée avec le mécanisme des emplois dans les secteurs abrités, a créé une main-d’œuvre moins onéreuse dans les services qui n’existait pas jusqu’alors. La réforme des conventions collectives, et des négociations s’y faisant jour, constitue l’autre aspect de cette évolution, qui a permis l’insertion de clauses de « opt-out » dans les conventions collectives destinées aux entreprises du secteur manufacturier confronté à la compétition internationale. La réduction du taux de couverture des conventions collectives, consécutive à la réduction du taux de syndicalisation, a aussi accompagné ce phénomène. D’après les experts allemands, l’évolution des négociations collectives a joué un rôle important dans la fixation des salaires dans le secteur manufacturier et y a induit un effet d’alignement des salaires sur la productivité.

En matière de flexibilité du marché du travail, cette question du « opt-out » est secondaire. C’est surtout l’arrivée de très bas salaires sur le marché du travail qui constitue l’élément important de cette flexibilité. Certes, l’immigration, qui s’est accrue ces dernières années, a joué un rôle important de flexibilisation comme dans le secteur des abattoirs et la main d’œuvre rémunérée à 3,50 euros ; cette situation étant spécifique puisque inhérente à un secteur d’activité n’ayant pas de salaire minimum.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – La démographie est aussi importante : le nombre de personnes arrivant chaque année sur le marché du travail est lui aussi déficitaire. 150 000 personnes arrivent en moins sur le marché du travail en Allemagne, tandis que la situation, en France, est exactement à l’opposé !

Mme Anne Bucher. – Il y a manifestement un déficit de l’offre de travail en Allemagne. Les perspectives à moyen terme de ce pays dépendent de la politique migratoire à venir ainsi que d’une politique d’investissement soutenue sans laquelle il est impossible de renforcer la croissance de long terme.

M. Jean-Pierre Caffet. – Avez-vous une estimation de la croissance potentielle française à l’heure actuelle ?

M. Nicolas Philiponnet. – Selon nos sources, la croissance française oscille entre 1 et 1,1 % entre 2013 et 2015, avec une augmentation potentielle à 1,5 % d’ici cinq ans. Notre estimation est très en-deçà de ce qu’obtient le Gouvernement français avec sa méthodologie qui se place à une croissance potentielle à 1,7 %.

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Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Avons-nous des projections quant à l’impact de la démographie en Allemagne sur sa compétitivité ?

Mme Anne Bucher. – A priori non. Nous intégrons cette donnée dans notre calcul de croissance potentielle qui inclut les projections en termes de force de travail disponible et de participation sur le marché du travail, ainsi que d’un niveau de taux de chômage sur le long terme. Mais l’impact, à proprement parler, du vieillissement m’est inconnu. Des efforts financiers sont actuellement consacrés à la politique de la petite enfance en Allemagne et à la promotion de la participation des femmes au marché du travail.

M. Charles Guené, président. – Je vous remercie pour votre exposé et la grande qualité de vos réponses.

Audition de Mme Mireille Elbaum, présidente du Haut conseil du financement de la protection sociale

M. Charles Guené, président. – Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Le Haut conseil du financement de la protection sociale, placé auprès du Premier ministre, est un lieu de débat et de proposition où sont présents les partenaires sociaux. Il a présenté plusieurs rapports sur les perspectives de financement de la protection sociale.

Les allègements de cotisations sociales et les mécanismes de compensation qui en résultent posent, de fait, la question de l’évolution du mode de financement de la protection sociale. Comment le Haut conseil envisage-t-il ces évolutions en fonction des risques à couvrir et des stratégies possibles ?

Mme Mireille Elbaum . – Le Haut conseil a en effet travaillé sur les logiques de financement de la protection sociale et s’est confronté à la question qui vous occupe en trois occasions. En dressant l’état des lieux qui nous avait été commandé, à l’automne 2012, au moment de notre installation, nous avons été conduits à analyser les exonérations de cotisations, leur progressivité, et la façon dont a évolué la compensation, qui ne se fait plus depuis 2011, annuellement et à l’euro près, mais par l’affectation définitive d’impôts et taxes. Ce qui a pu un temps conduire à se demander si la dynamique de ces impositions affectées suivrait celle des risques à couvrir. On s’en est inquiété pour la branche famille sans qu’apparaisse, in fine, de problème majeur.

Plutôt que de compensation d’exonération, il est devenu plus juste de parler d’un barème progressif des exonérations employeur dont le financement est assuré par des impôts et taxes affectés au régime de sécurité sociale, tant dans son versant universel, avec la branche famille et les prestations en nature de l’assurance maladie, que dans son versant contributif, puisque la branche vieillesse est elle aussi compensée – étant entendu que les régimes complémentaires et l’assurance chômage restent exclusivement financés par les cotisations.

Les exonérations dites Fillon ayant fait l’objet de diverses évaluations, notamment par la Dares et la direction générale du Trésor, nous nous sommes contentés d’insister sur la disparité de leurs conclusions : les effets sur l’emploi qu’elles retiennent s’étagent sur une large fourchette et devraient plutôt se situer autour de 500 000 à 600 000 que d’un million, chiffre qui représente le haut de la fourchette.

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Nous avons ensuite, en juin 2013, rendu un rapport d’étape sur la clarification et la diversification du financement des régimes de protection sociale. Nous raisonnions, à montant de financement constant, sur l’adéquation optimale des ressources des différents régimes eu égard à la philosophie dont ils procèdent et à la nature des risques qu’ils couvrent. Nous y examinions également des problèmes plus spécifiques, parmi lesquels la question de la fiscalité du capital et de la fiscalité environnementale – qui n’est pas ce qui vous occupe aujourd’hui – mais aussi ce que l’on appelle les niches sociales, dans un raccourci de langage qui n’est pas pleinement justifié puisqu’il recouvre à la fois des exonérations et des exemptions ou des abattements d’assiette…

Si certains partenaires sociaux ont pu nous reprocher d’avoir retenu une hypothèse de travail à financement constant et sans allègements supplémentaires, nous n’en avons pas moins été conduits à constater que la sédimentation des affectations successives avait quelque peu brouillé la lisibilité du système. Ne serait-il pas bon, afin de clarifier les choses en distinguant selon la nature des risques, de réserver les cotisations aux risques les plus contributifs par nature, comme le risque vieillesse, et de concentrer les impôts et taxes affectés sur les risques par nature universels et généraux, que couvrent les prestations maladie ou celles de la branche famille ? Etant bien entendu qu’il ne s’agit nullement de faire la distinction entre assurance et solidarité, principe que nous rejetons a priori puisque les assurances sociales sont, par nature, solidaires. Mais il n’en existe pas moins un lien entre affiliation professionnelle et remplacement des revenus d’activité – ce que nous appelions contributivité, mais non point au sens assuranciel. Et c’est pourquoi nous envisagions différents scénarios pour montrer qu’il y avait matière à clarification. Au demeurant, si le régime vieillesse s’est vu affecter des impôts et taxes, c’est bien pour compenser des exonérations. Ne serait-il pas logique, cependant, de clarifier un peu leur distribution et de faire en sorte, par exemple, que les taxes comportementales aillent plutôt au financement de l’assurance maladie ?

Nous avons, parallèlement, raisonné sur les niches fiscales qui, bien que regroupées, par souci de lisibilité, dans une annexe unique au projet de loi de financement de la sécurité sociale, méritent d’être différenciées selon qu’il s’agit d’exonérations de cotisations pour des motifs liés à l’emploi et à l’insertion ou d’exemptions et d’abattements d’assiette poursuivant d’autres objectifs, de nature sociale – et le fait est que nombre d’entre eux visent à favoriser les politiques sociales d’entreprise comme la participation et l’intéressement, la prévoyance d’entreprise… Ce qui n’est pas sans poser un problème d’égalité dans la mesure où les grandes entreprises, qui ont les épaules assez larges pour développer de telles politiques, bénéficient du même coup davantage de ce type d’abattements.

Les exonérations proprement dites, qui visent l’emploi et l’insertion, appellent une approche différente. On peut les classer en trois catégories. Celles qui visent l’emploi en général appellent une évaluation quant à leur effet sur l’emploi global. En revanche, celles qui visent des publics particuliers, comme les chômeurs de longue durée via des contrats aidés, ne doivent pas être évaluées à la seule aune de l’emploi créé puisqu’elles tendent avant tout, par un mécanisme de discrimination positive, à changer l’ordre de la file d’attente en rendant un avantage différentiel à des publics désavantagés sur le marché du travail. Viennent enfin les exonérations sectorielles, dont la logique, et c’est là où le bât blesse, est à cheval entre les deux. Il s’agit à la fois de créer des emplois et d’avantager certains secteurs d’activité.

Voilà donc, au total, un paysage complexe, qui, outre qu’il n’est pas toujours très lisible pour les acteurs, conduit à se poser la question de l’articulation entre ses composantes.

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Comment les exonérations générales progressives doivent-elles s’articuler, par exemple, avec les exonérations en faveur des DOM ? Et la création, intervenue depuis, du crédit d’impôt compétitivité-emploi ( Cice), relance cette question de l’articulation, j’y reviendrai. Ajoutons que c’est un paysage mouvant, fait de créations, de modifications, de suppressions. Voyez les exonérations sur les bas salaires : si les évaluations témoignent incontestablement qu’elles ont un effet sur l’emploi, on peut se demander si l’instabilité des dispositifs n’entraîne pas une déperdition.

Notre troisième rapport, enfin, remis en mars 2014, est un point d’étape préalable au pacte de responsabilité, dans la poursuite de nos travaux sur le financement de la protection sociale. Nous nous y posons donc la question des effets potentiels, en fonction de leur ciblage, d’allègements complémentaires. Nous ne disposions, pour traiter ce très vaste sujet, que de deux mois de travail, et avons donc procédé par une série de sept éclairages, dont trois peuvent vous intéresser. Nous avons tout d’abord dressé un nouvel état des lieux, en mettant l’accent sur la question de la compétitivité de l’économie française, de l’influence potentielle du coût du travail, et en marquant les évolutions intervenues dans le financement de la protection sociale. Avec la création du Cice, instrument fiscal s’ajoutant aux exonérations, nous avons été conduits à engager une réflexion à la fois réglementaire, comptable et financière, en vue d’une éventuelle unification entre ce dispositif et les allègements de cotisations sur les salaires.

Il nous est également apparu utile de faire la lumière sur les conclusions des modèles macroéconomiques quant aux effets sur la compétitivité des allègements de cotisations ciblés. Nous avons ainsi mobilisé trois outils, le modèle du Trésor, celui de l’OFCE et celui, sectoriel, de l’équipe Erasme, qui décompose l’analyse par secteurs fins d’activité. Sachant que les deux points de cotisations sociales qui restent uniformes au niveau du Smic représentent 10 milliards, nous avons testé, sur le fondement de ces trois modèles, différentes formes, plus ou moins progressives, d’exonération possibles – uniforme, ciblée sur les salaires moyens et modestes ou sur les seuls bas salaires – associées à plusieurs formes de financement potentiels.

Vous savez que le Gouvernement a finalement renoncé à un rapprochement du Cice et des allègements de cotisations sociales, piste à laquelle les partenaires sociaux n’étaient guère favorables. Nous avions, pour notre part, souligné que les champs d’application des deux dispositifs ne se recouvraient pas – les entreprises à but non lucratif, par exemple, bénéficient d’allègements mais pas du Cice, et inversement pour certaines entreprises publiques et parapubliques. A quoi s’ajoute le fait que pour un même montant, le résultat brut et net n’est pas le même dans l’un et l’autre cas, puisque le Cice est un allègement net de l’impôt sur les bénéfices à acquitter par l’entreprise, tandis que l’exonération vient en déduction des charges de celle-ci. Si bien que pour obtenir des montants équivalents, il faut calculer en termes de retour d’impôt sur les sociétés. Enfin, les exonérations s’appliquent sans délai, au contraire du crédit d’impôt, le décalage pouvant aller, dans le cas du Cice, jusqu’à n+4. En cas de fusion, il aurait fallu réduire ce décalage, au risque d’une année blanche pour les comptes publics. Le problème majeur, surtout, est qu’il ne reste, au niveau du Smic, que deux points de cotisation, bien loin des quatre à six points du Cice. Il aurait donc fallu envisager d’autres techniques, soit en faisant entrer, chose inédite, les régimes à gestion paritaire comme l’Unedic et les régimes complémentaires de retraites dans le système des exonérations, soit en envisageant un mode de gestion plus globalisé par l’Acoss, ce qui supposait bien des aménagements dans ses méthodes de régulation. Le problème de la chronologie restant le plus délicat, puisque le droit à crédit d’impôt que crée le

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dispositif du Cice peut s’étendre, via un mécanisme d’imputation sur les bénéfices, jusque sur quatre ans.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Merci de cet intéressant exposé. Il n’y a plus à proprement parler compensation, avez-vous dit, mais affectation définitive d’impôts et taxes. Pouvez-vous préciser lesquels ?

Mme Mireille Elbaum . – Ils sont très divers. Depuis les taxes sur les conventions d’assurance ou sur l’industrie pharmaceutique, les droits sur les tabacs et alcools, jusqu’à des fractions de TVA – d’abord ciblées sur les producteurs d’alcool ou de tabac puis devenues fractions de TVA générale.

Dès lors que l’assiette est large et générale, il n’y a pas de problème de dynamisme.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – C’est ce dont je m’inquiétais.

Mme Mireille Elbaum . – En revanche, il est vrai qu’il peut y avoir quelque paradoxe dans l’affectation des taxes comportementales. On ne peut pas vouloir, à la fois, qu’elles infléchissent les comportements et que leur assiette soit dynamique… C’est ce qu’on nous a objecté lorsque nous avons proposé de regrouper les taxes et impôts sur l’assurance maladie, car même si ses dépenses s’infléchissent, les besoins sont appelés à croître avec le vieillissement de la population.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Que des impôts et taxes affectés viennent prendre le relai de la compensation ne témoigne-t-il pas d’un changement subreptice du mode de financement de la protection sociale ?

Mme Mireille Elbaum . – La question de fond est ailleurs. Je vous renvoie au discours récent du Premier ministre. Plutôt que parler d’allègements de cotisations, ne faut-il pas considérer que l’on en vient, aujourd’hui, à un barème de cotisations devenu de fait progressif ? On est au milieu du gué, si bien que les deux lectures restent possibles : soit on considère que l’on est dans un système d’allègements compensés par de l’impôt, soit que l’on est entré dans un barème progressif de cotisations, et que le financement de la protection sociale est assuré à la fois par les cotisations et par l’impôt.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Quid, du même coup, de la gouvernance paritaire ?

Mme Mireille Elbaum . – La question de l’architecture financière et de la gouvernance du système mérite, en effet, d’être approfondie. La gouvernance est paritaire, mais les prélèvements obligatoires liés à l’assurance sociale sont inclus dans la dépense publique au sens européen, sur laquelle c’est le Gouvernement, via le programme de stabilité, qui doit rendre des comptes. C’est un paradoxe. D’un autre côté, il parait difficile de dire que les partenaires sociaux ont voix au chapitre quand il s’agit de cotisations mais pas quand il s’agit d’impôts et taxes. Dans nos démocraties, les partenaires sociaux sont associés à la réflexion sur les politiques sociales.

M. Charles Guené, président. – Que la ressource soit déconnectée de la masse salariale ne vous paraît pas, si je comprends bien, un problème majeur ?

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Mme Mireille Elbaum . – La question a pu se poser un temps, lorsque de petits impôts ad hoc, sur le dynamisme desquels on pouvait s’interroger, ont été affectés à la branche famille. Mais dès lors qu’on en vient à des impôts généraux comme la CSG ou la TVA, la question du dynamisme ne se pose plus.

M. Charles Guené, président. – Cela ne remet pas en cause, pour vous, le système paritaire ?

Mme Mireille Elbaum . – C’est une question qu’il ne me revient pas de trancher. Elle relève du politique.

M. Charles Guené, président. – Mais elle n’agit pas, pour vous, sur l’économie du système ?

Mme Mireille Elbaum . – La répartition des responsabilités se fait autrement dans d’autres pays, comme en Belgique ou dans les pays scandinaves, où le dialogue a lieu au niveau des enjeux macroéconomiques. Dans le système français, on n’a associé les partenaires sociaux à la gestion que pour autant qu’il y avait des cotisations ; on peut se demander s’il est toujours fondé de s’en tenir à ce seul schéma. Pour moi, il n’y a pas d’automatisme en la matière, c’est une question de choix politique. Cela dit, les partenaires sociaux considèrent que l’on ne doit pas perdre de vue que les cotisations sont en partie du salaire différé, notamment dans le cadre du système de retraite. Mais il n’est pas sûr qu’il s’agisse de la même question. La solidarité, dans notre système, passe à la fois par des mécanismes horizontaux de salaire différé dans le temps et par des mécanismes de redistribution instantanée.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Y a-t-il consensus, sur ces questions, au sein du Haut conseil, sachant qu’il réunit toutes les sensibilités ?

Mme Mireille Elbaum . – Nous n’avons pas abordé la question de la gouvernance comme telle. Même si nous avons, dans notre état des lieux, souligné quelques paradoxes. Dans le cas de l’assurance chômage, quand les partenaires sociaux prennent une décision d’extension ou de réduction de la durée de cotisation, cela a des répercussions en chaîne. Sur le RSA, par exemple, donc les départements.

Le Haut conseil, cela dit, n’a pas recherché une expression par voie de consensus ; le sujet, ainsi que vous le soulignez, est trop identitaire, il touche à la conception qu’a chacun de la protection sociale : il n’emporte pas consensus. Nous avons préféré procéder à des analyses générales, dérouler des scénarios, soulever les contradictions nées de la sédimentation de politiques successives. Nous nous contentons de présenter des scénarios potentiellement contrastés, qui présentent des avantages et des inconvénients. On peut certes nous reprocher de n’être pas très conclusifs, mais le dialogue entre les partenaires sociaux est à ce prix. Sur la question des allègements, il n’y a pas de consensus possible, mais tous ont accepté que l’on modélise plusieurs scénarios, étant entendu qu’en fin de rapport, une place est réservée à l’expression des positions de chacun. Il s’agit d’apporter des éclairages aux décideurs et de retracer les positions des partenaires sociaux.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Si je comprends bien, le Haut conseil est chargé de mettre à disposition des outils partagés pour une analyse du financement de la protection sociale qui en a jusqu’à présent manqué…

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Mme Mireille Elbaum . – Nous avons beaucoup progressé sur la mise à disposition des données statistiques. Avec la modélisation économique, nous avons franchi un pas supplémentaire en allant chercher des outils qui restaient cantonnés dans la sphère du ministère de l’économie et des finances. Y compris en montrant que le meilleur outil du monde ne peut donner que ce qu’il a : il reste fondé sur des hypothèses qui influent sur le résultat. En revanche, voyant que les positions qui s’exprimaient quant à la différence entre assurance et solidarité ne collaient pas avec les comparaisons internationales et les résultats de la recherche, nous avons voulu aller un peu plus loin en organisant un séminaire avec les acteurs sociaux pour leur donner des éléments sur des travaux récents qu’ils ne connaissent pas toujours.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – J’avais prévu de vous demander votre sentiment sur l’idée ancienne d’une intégration des allègements dans le barème des cotisations, et s’il fallait, à votre sens, les flécher sur un risque : vous avez répondu dans votre propos liminaire, de même que sur la fonction redistributive que pourrait assurer la progressivité.

Vous avez évoqué la question du ciblage qui est, pour nous, une question clé. Je ne pense pas tant au ciblage sur les bas salaires qu’au ciblage sectoriel : on sait que dans un certain nombre de cas, l’argent ne va pas aux objectifs.

Pouvez-vous, enfin, nous en dire plus sur les trois modèles macroéconomiques à partir desquels vous avez travaillé ?

Mme Mireille Elbaum . – Encore une fois, le Haut conseil n’est pas mandaté pour trancher. Il n’est pas une enceinte de négociation. Sur la question du passage au barème, nous nous sommes bornés à un constat : il y a eu des évolutions mais nous sommes au milieu du gué. Ce que nous pouvons faire, c’est donner un éclairage technique sur les évolutions à venir selon que l’on considère ou non que l’on passe au barème.

Pour ce qui concerne la fonction redistributive, nous avons fait un important travail sur l’ensemble du système de protection sociale. Dans les comptes de la protection sociale, on trouve des prestations en nature et des prélèvements. Ce sont avant tout les prestations qui jouent un rôle redistributif, en particulier quand elles sont forfaitaires, comme les allocations familiales ou les remboursements maladie. Du côté des prélèvements, qui financent la protection sociale, nous avons pointé un paradoxe : il y a plus de progressivité dans les cotisations employeur, du fait des allègements, que dans les prélèvements supportés par les salariés, qui comptent aussi la CSG, très légèrement progressive. Il est au demeurant logique, dans un système de redistribution, que celle-ci soit assurée par des prestations dont le financement est assis sur un spectre de prélèvement assez large et général. Nous avons cependant recherché s’il existait des moyens d’accroître la progressivité des prélèvements à la charge des assurés. L’idée qui vient naturellement à l’esprit est de rendre la CSG progressive, mais la jurisprudence constitutionnelle rend la chose peu praticable, au point que dans la dernière version du pacte de responsabilité, le Gouvernement se propose plutôt de passer par les cotisations sociales. Il est vrai que la CSG se classant sous le registre des impositions de toutes natures, elle eût été la voie la plus logique vers la progressivité, mais la jurisprudence constitutionnelle imposant que soient prises en compte les ressources du ménage, cela supposait que l’entreprise, qui précompte la CSG, soit informée de la situation financière des ménages, avec toutes les difficultés que cela soulève.

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J’en viens à la question du ciblage. Si l’on cherche un effet sur l’emploi, il est clair que les allègements sur les bas salaires ont un effet plus important. Au regard d’un scénario d’allègements uniformes, la fourchette, dans un scénario concentré sur les bas salaires, est de 30 000 à 80 000 emplois supplémentaires – la modélisation du Trésor donnant un différentiel plus important que le modèle Némesis de l’équipe Erasme. Mais, dans le même temps, on constate que les allègements généraux sur les bas salaires bénéficient davantage à certains secteurs, comme l’hôtellerie, les moins exposés à la concurrence internationale. Si l’on vise un effet compétitivité, au bénéfice du secteur industriel, plus exposé, en vue d’une répercussion sur les prix, l’exportation, les parts de marché, et in fine l’emploi, alors, cela suppose des exonérations moins concentrées sur les bas salaires, qui profitent davantage à l’industrie mais créent, pour la même somme, moins d’emplois directs. Il y a débat, le problème tenant au fait qu’on se sert d’un même outil pour servir deux objectifs qui ne sont que partiellement convergents.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – C’est le paradoxe.

Mme Mireille Elbaum . – L’Acoss a produit un tableau des effets à attendre, par taille d’entreprise et par secteur, selon les différents scénarios que j’ai mentionnés. Aux pouvoirs publics de décider des objectifs prioritaires.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. – Il me reste à vous remercier de ces éclairages.

La réunion est levée à 18 h 40.

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PROGRAMME DE TRAVAIL POUR LA SEMAINE DU 26 MAI ET A VENIR

Commission des affaires économiques

Mardi 27 mai 2014

à 15 heures

Salle n° 263

- Examen du rapport et du texte de la commission sur le projet de loi n° 544 (2013–2014), adopté par l’Assemblée nationale, relatif à l'économie sociale et solidaire (Deuxième lecture)(M. Marc Daunis, rapporteur).

Délai-limite pour le dépôt des amendements auprès du secrétariat (Ameli commissions) : Vendredi 23 mai 2014 à 12 heures

Mercredi 28 mai 2014

à 9 h 30

Salle n° 263

- Audition de M. Olivier Roussat, président-directeur général de Bouygues Telecom (le groupe d’études « Communications électroniques et Poste » est invité).

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées

Mardi 27 mai 2014

à 11 h 30

Salle RD 204

- Audition de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, sur la situation militaire.

- Désignation des candidats appelés à faire partie de l’éventuelle commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion sur le projet de loi d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale.

Commission de la culture, de l’éducation et de la communication

Mercredi 28 mai 2014

à 10 heures

Salle Clemenceau

Ouverte à la presse et au public – Captation vidéo

- Table ronde sur l’accès à la formation à l’heure du numérique, avec la participation de :

. Mme Catherine Mongenet, responsable du programme France université numérique (FUN) au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche,

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. Mme Clara Danon, chef de projet de la mission numérique de l’enseignement supérieur au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche,

. M. Thierry Danquigny, directeur du service enseignement et multimédia (SEMM) de l’université Lille 1,

. M. Bertrand Bonte, directeur développement et métier à la direction des formations, de l'international et des partenariats de l'institut Mines-Télécom.

Commission du développement durable, des infrastructures, de l’équipement et de l’aménagement du territoire

Mardi 27 mai 2014

à 15 heures

Salle n° 67

à 15 heures :

- Examen du rapport et du texte de la commission sur la proposition de loi n° 505 (2013-2014) facilitant le déploiement d’un réseau d’infrastructures de recharge de véhicules électriques sur l’espace public (M. Jean-Jacques Filleul, rapporteur).

Délai limite pour le dépôt des amendements de commission (Ameli commission) : Lundi 26 mai 2014, à 12 heures

à 16 heures :

- Audition, ouverte au public et à la presse, de M. Stéphane Saint-André, député, candidat désigné aux fonctions de président du conseil d’administration de Voies navigables de France (VNF), en application de la loi organique n° 2010-837 et de la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010 relatives à l’application du cinquième alinéa de l’article 13 de la Constitution.

- Vote sur la proposition de nomination du président du conseil d’administration de Voies navigables de France (VNF).

- Demande de saisine pour avis et nomination d’un rapporteur pour avis sur la proposition de loi n° 310 (2013-2014) relative à la sobriété, à la transparence et à la concertation en matière d’exposition aux ondes électromagnétiques.

- Demande de saisine pour avis et nomination d’un rapporteur pour avis sur la proposition de loi n° 496 (2013-2014) relative à la nocivité du diesel pour la santé.

- Désignation d’un candidat appelé à siéger au Comité national de l’eau.

Commission des finances

Mercredi 28 mai 2014

à 10 heures

Salle n° 131

- Audition conjointe sur le risque de déflation dans la zone euro de MM. Michel Aglietta, professeur émérite à l’université Paris X Nanterre, Anton Brender, directeur des études économiques de Candriam et professeur associé à l’université Paris-Dauphine, Renaud Lassus, chef du service des politiques macroéconomiques et des affaires européennes de la

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direction générale du Trésor, et Xavier Timbeau, directeur du département analyse et prévision de l’observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale

Mardi 27 mai 2014

à 9 h 30

Salle n° 216

- Examen des amendements éventuels sur le texte n° 466 (2013-2014) de la commission pour la proposition de loi n° 361 (2013-2014), visant à limiter l’usage des techniques biométriques (rapporteur : M. François Pillet).

- Examen des amendements éventuels sur le texte n° 546 (2013-2014) de la commission pour la proposition de loi n° 252 (2013-2014) visant à instaurer un schéma régional des crématoriums (rapporteur : M. Jean-René Lecerf).

- Examen des amendements éventuels sur le texte n° 548 (2013-2014) de la commission pour la proposition de loi constitutionnelle n° 183 (2013-2014), visant à modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation (rapporteur : M. Patrice Gélard).

Mercredi 28 mai 2014

à 9 h 30

Salle n° 216

- Examen des amendements éventuels sur la proposition de loi n° 368 (2013-2014) modifiant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles (rapporteur : M. Philippe Kaltenbach).

- Communication de M. Yves Détraigne sur les travaux du groupe de travail « conducteurs âgés ».

- Communication de M. Jean-Pierre Sueur sur l’adoption et la transposition des directives européennes relatives à la commande publique.

- Communication de M. Alain Anziani sur le projet de loi n° 544 (2013-2014), modifié par l’Assemblée nationale, relatif à l’économie sociale et solidaire.

- Communication de Mme Sophie Joissains sur l’évaluation du programme de Stockholm.

Commission spéciale sur la lutte contre le système prostitutionnel

Mercredi 28 mai 2014

à 14 h 30

Salle Clemenceau

Ouverte au public et à la presse – Captation vidéo

- Audition, sous forme de table ronde, de :

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. Mme Maryse Tourne, présidente, et Mme Anne-Marie Pichon, directrice – Association Ippo,

. Mme Alice Lafille, chargée de développement et chargée des questions de violence et du droit des étrangers, et Mme Krystel Odobet, animatrice de prévention auprès des personnes qui se prostituent via internet – Association Griselidis,

. M. Antoine Baudry, animateur prévention, Mme Joy Oghenero, et Mme Karen Drot – Association Cabiria.

Mission commune d’information relative à la réalité de l’impact sur l’emploi des exonérations de cotisations sociales accordées aux entreprises

Mercredi 28 mai 2014

à 14 h 30

Salle n° 213

à 14 h 30 :

- Audition conjointe de :

. M. Jacky Fayolle, directeur du Centre Etudes & Prospective, du groupe Alpha ;

. MM. Jean-François Poupard, directeur général, et Jean-Paul Raillard, chargé d'étude auprès du comité de direction, du cabinet Syndex.

à 16 heures :

- Audition de MM. Jean-Luc Tavernier, directeur général, et Éric Dubois, directeur des statistiques et synthèses économiques, de l’Insee.

Mission commune d’information « Nouveau rôle et nouvelle stratégie pour l’Union européenne dans la gouvernance mondiale de l’Internet »

Mercredi 28 mai 2014

à 14 heures

Salle RD 204

Ouvertes au public et à la presse

à 14 heures :

- Audition de M. Jan Philipp Albrecht, député au Parlement européen, membre de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures.

à 15 heures :

- Audition, sous forme de visioconférence, de M. David Martinon, représentant spécial pour les négociations internationales concernant la société de l’information et l’économie numérique

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Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation

Mardi 3 juin 2014

à 17 h 30

Grande salle Delavigne – 4 rue Casimir Delavigne

- Audition de M. Jean-Eric Schoettl, Conseiller d’Etat, sur le pouvoir réglementaire des collectivités territoriales, l’articulation de ce pouvoir avec celui du Premier ministre et l’articulation entre eux des différents pouvoirs réglementaires locaux (ouverte aux membres de la commission des lois).

Délégation à la prospective

Mercredi 4 juin 2014

à 15 heures

Grande salle Delavigne – 4 rue Casimir Delavigne

Dans le cadre du rapport d’information de M. Alain Fouché sur les emplois de l’avenir

- Atelier de prospective animé par Julien Damon, professeur associé à Sciences Po, avec les intervenants suivants :

. Sandrine Aboubadra, chef de projet prospective métiers et qualifications, Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP)

. Sabine Bessière, chef du département métiers et qualifications, direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques (Dares)

. Damien Brochier, chef du département travail-emploi-professionnalisation, Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq)

. Sandra Enlart et Olivier Charbonnier, co-fondateurs de D Sides, laboratoire d’innovation et de prospective, et co-auteurs de l’ouvrage À quoi ressemblera le travail demain ?

. Isabelle Le Mouillour, responsable des questions de l’internationalisation et du suivi des systèmes de formation professionnelle, Institut fédéral allemand de la formation professionnelle (BIBB)

. Christophe Sadok, directeur de l’ingénierie et de la prospective de l’Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (Afpa)

- Examen du rapport d’information.