CR-De Brabandere-27.02.10 - l'Innovation Pourquoi Faire

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    Compte-rendu du Sminaire du 27 fvrier 2010 Linnovation, pour quoi faire ?

    Luc de Brabandere

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    Compte-rendu Sminaire du 27.02.2010

    Linnovation, pour quoi faire ?

    Luc de Brabandere

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    Compte-rendu du Sminaire du 27 fvrier 2010 Linnovation, pour quoi faire ?

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    TABLE DES MATIERES

    I. Introduction par Laurent Ledoux ................................................................................................. 3

    II. Introduction par Luc de Brabandere ............................................................................................ 3

    III. Que fait un philosophe dentreprise ? ......................................................................................... 4

    IV. Sinterroger sur le brainstorming : le dclic................................................................................. 5

    V. Sortir du cadre : la perspective philosophique ...................................................................... 6

    VI. Schma heuristique de la crativit et de linduction ................................................................. 8

    VII. Le concept ..................................................................................................................................... 9

    VIII. Le paradigme............................................................................................................................... 10

    IX. Strotypes, thorie et ide ....................................................................................................... 10

    X. Innovation et crativit : changer, cest changer deux fois ...................................................... 11

    XI. Quest-ce que changer ou le choc des perceptions dans les blagues ....................................... 12

    XII. Eurka et caramba ...................................................................................................................... 13

    XIII. Linduction, le cygne noir de la pense ...................................................................................... 15

    XIV. Les biais cognitifs ........................................................................................................................ 17

    XV. Ambigut et paradoxe ............................................................................................................... 18

    XVI. Comment je comprends mon mtier aujourdhui ..................................................................... 19

    XVII. Conclusion : cadre de pense et critres ................................................................................... 21

    XVIII. Dbat ........................................................................................................................................... 25

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    I. Introduction par Laurent Ledoux

    Le sminaire de Luc de Brabandere avec la question linnovation, pour quoi faire ? sinscrit dans le cycle de rflexion que nous menons partir du livre de Christian Arnsperger Ethique de lexistence post-capitaliste1. Dans cet ouvrage, Arnsperger analyse les axiomes du capitalisme actuel avec, entre autres, linnovation. Le plus souvent et de manire gnrale, elle est guide par la volont dune rentabilit et dune exploitation capitaliste. La vise sous-jacente de cet axiome de linnovation se rvlent tre des choses positives : la libert et la joie de crer, de se librer de limmobilit et le plaisir dun renouveau perptuel. Mais laxiome, tel quil sexprime dans le capitalisme actuel ne touche pas sa cible, cette vise.

    Cest pourquoi Arnsperger prne un axiome alternatif dans le post-capitalisme. Cest ce quil appelle la crativit fondamentale . Lun des objectifs de notre sminaire sera dinvestiguer ce que pourrait vouloir dire une crativit fondamentale. Une des pistes que nous donne Arnsperger consiste nous montrer que la crativit ne doit pas tre seulement guide par des choses qui pourraient tre rentables mais aussi par des besoins fondamentaux (par exemples : la recherche sur des maladies orphelines dont le dveloppement ne serait pas, a priori, rentable ou la recherche sur des maladies tropicales).

    Qui est notre confrencier ? Luc de Brabandere est partenaire au BCG (Boston Consulting Group), une socit de conseils en gestion dentreprise. Il est galement philosophe. Il a crit de nombreux livres sur la question de linnovation. Il nous dit en prambule quil a exerc trois grands mtiers dans sa vie dont consultant en informatique et consultant en innovation. Aujourdhui, il estime que son mtier est celui dtre philosophe dentreprise.

    II. Introduction par Luc de Brabandere

    Jai fait beaucoup de brainstorming en tant quanimateur en crativit dans ma carrire et je nai jamais su pourquoi ils avaient march. Lors dun question time , le patron me dit : Vous avez une approche un peu trop platonicienne du verre de contact. Je ne savais absolument pas quoi rpondre et je savais peine qui tait Platon.

    1 d. Cerf, coll. La nuit surveille , Paris, 2009

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    A un moment, je me suis dit que si je voulais faire ce mtier et je le voulais je devais faire quelques investissements. Aprs avoir anim des centaines de brainstormings, je suis devenu indpendant et jai commenc un second mtier : consultant en innovation.

    Bien sr, au fil des annes, dautres questions se sont poses. Je me souviens dune remarque dun participant propos des campagnes de publicit de Benetton : La crativit, ce nest pas bien si cest cela. Je me souviens aussi de quelquun qui ma dit : Au fond, de toutes industries qui innovent le plus, ce sont celles de larmement. Nous tions au moment de la guerre en Ex-Yougoslavie. Une bombe invente lpoque permettait de crer un champ magntique et des courts-circuits entre les cbles dune ligne haute tension. Souvent, jtais interpell par des personnes avec ce type de questions et je ne savais pas quoi rpondre. Je crois quaujourdhui je nai pas beaucoup de rponses non plus.

    Au fur et mesure, je suis entr dans un troisime mtier que je nomme philosophe dentreprise . Je suis retourn 9 ans luniversit pour faire le cycle complet en philosophie. Cela parat long mais je pense que cest ce que je devais faire. Quand je vois aujourdhui comment je travaille comparativement mes deux anciens mtiers, je prends la mesure de lincroyable apport de la philosophie.

    Je voudrais tmoigner de ma pratique et des questions qui maniment. Dans mon mtier, en tant que philosophe dentreprise, il ny a pas doffres. Je ne peux pas sonner la porte dun patron et dclarer je suis philosophe dentreprise, vous allez adorer ! . Il ne peut y avoir que de la demande. Sur Google, si vous tapez philosophe dentreprise , je suis le seul qui apparat.

    III. Que fait un philosophe dentreprise ?

    Depuis 10 ans que je travaille au BCG avec diffrentes grosses entreprises, je nai pas manipul de chiffres. Cest, par dfaut, une belle manire de montrer limportance de la philosophie. Comme on ne me garde pas par philanthropie, il y a, dans le monde des entreprises, une part importante non chiffrable. Cest l-dessus que je travaille. Je pense que ce bout de terrain non chiffrable prend, aujourdhui, de plus en plus dimportance. A ma gauche, jai 492 associs qui manipulent les chiffres comme des dieux et, ma droite, jai le caf du commerce : on va faire un gros effort , on va tre plus proche du client , etc. En ce domaine, la rigueur est dautant plus fondamentale quelle nest pas chiffre. Sinon, on risque de glisser dans le caf du commerce.

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    Ce que je retiens de la philosophie, cest cela : comment pouvoir avoir la rigueur professionnelle dans les entreprises dans la partie non chiffrable, elle-mme de plus en plus ample. Quand on regarde lhistoire du management sur 20-30 ans, les entreprises sont, en quelque sorte, sur un jeu de diffrences (on achte A plutt que B parce que le client peroit une diffrence).

    Mais, y regarder de plus prs, il y a eu un temps o lon pouvait faire la diffrence dans le produit, le service, la ralit (une Renault ntait pas une Peugeot). Il y avait, de manire factuelle, des diffrences. Mais, actuellement, il y a une lame de fond qui tend luniformisation de tous les biens et mme des services. Et ce, pour plusieurs raisons. Dabord parce que les gens se tournent vers des constructeurs premiers, ensuite parce que, par exemple, cest la mme usine au Vietnam qui fabrique Nike et Adidas ; enfin, ce sont les mmes logiciels partout. La diffrence qui reste, si je puis dire, du succs est de moins en moins possible dans des choses concrtes comme les produits, les services ou les logiciels. De plus en plus, la diffrence se cre ailleurs, dans cette partie non chiffrable (le soft ).

    Cest cette partie dans laquelle nous sommes obligs de vivre pour faire la diffrence. Par exemple, je ne crois pas quune banque puisse tre meilleure quune autre aujourdhui parce quelle a un meilleur logiciel. Cest fini depuis trs longtemps mme si ctait le cas auparavant.

    IV. Sinterroger sur le brainstorming : le dclic

    Jai d animer plus de 1500 brainstormings. En brassant mes souvenirs, je me suis dit quil y en avait trs peu o une nouvelle ide tait ne. Jai beaucoup plus de souvenirs de brainstormings dans lesquels une vieille ide ou une ide existante, tout coup, a pris du sens. Cest ce moment paradoxal o lun donne une ide et lautre rtorque que cela fait des annes quon le dit. Au fil des annes, je suis arriv la conclusion que, dans le mtier de la crativit, tout est l. Il y a toujours des exceptions mais lessentiel des ides est prsent. Je dirais mme que lessentiel des gens est l. Ce qui manque la crativit cest quelque chose qui fait que, tout coup, des gens et des ides en place, se structurent dans un mouvement dinnovation et de crativit. Je suis donc extrmement frapp de voir quel point le brainstorming ne sert rien (mme si jai quelques bons exemples).

    Pouvez-vous imaginer que lIPod ne soit pas n chez Sony ? Il y a 30 ans, ils lanaient un truc quon met la ceinture et des couteurs dans les oreilles : le walkman. Cest lIPod de lpoque, avec les mmes principes. Sachant cela, pouvez-vous imaginer quils naient pas russi le coup de lIPod ? Surtout avec des budgets de recherche en dveloppement qui se comptent en milliards.

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    De la mme manire, pouvez-vous imaginer que le Blackberry ne soit pas n chez Nokia, Ericsson ou Samsung ? Il apparat aujourdhui quil y avait des projets de Blackberry chez Nokia et des projets dIPod chez Sony. Autre exemple : jtais dans un avion avec un membre de Comit de direction dune entreprise de cartes de crdits. A un moment, il y me dit : Cest quand mme trop bte quon nait pas invent le PayPal. Il ajoute : Cest dautant plus bte que lon avait des projets de PayPal.

    Ces tats de fait me perturbent de plus en plus. Si vous prenez la liste des 30 plus grands acteurs actuels sur Internet, pas un seul nest n dans une grosse bote et ce malgr des sommes en recherche et dveloppement astronomiques. Pensez Youtube. Quest-ce ? Une banque de donnes avec des bouts de vido et des mots-cls. Il ne faut pas trois Prix Nobel pour sy pencher ! Comment est-ce possible que ce ne soit pas n chez TF1, BBC, CNN, etc. ? Comment peut-on rater de telles occasions ?

    En travaillant sur ce genre de questions, je suis arriv certains lments de rponses. Lhistoire nest pas nouvelle. Il y a plus dun sicle, quand General Motors a commenc vendre ses premires voitures du ct de Chicago, il y avait une grande partie des clients qui avaient comme rflexe denlever la banquette arrire. Pourquoi ? Car ils taient, lpoque, agriculteurs (il paratrait que lon retrouve encore des banquettes arrire sous des meules de foin). Il a fallu 17 ans General Motors pour sortir le Pick-up. A nouveau, lide tait l ds le premier jour (dfinie par le client). On peut imaginer quil y a eu une runion des vendeurs ou que sais-je dans laquelle lun deux a dit : Jai des clients bizarres. Ils enlvent leur banquette arrire. On a donc d qualifier lide de saugrenue et on ne la pas accepte. Cest pourquoi, un brainstorming naurait rien chang.

    Me voil donc interpell puisque loutil que je croyais surpuissant, napparat utile que de manire anecdotique (je ne rejette pas tout. Par exemple, le nom Agoria est n dans un brainstorming). Mais changer un nom nest pas la mesure de linvention de lIPod !

    Je ne suis demand comment marchait linnovation et la crativit. Jai travaill sur plusieurs domaines.

    V. Sortir du cadre : la perspective philosophique

    Je suis reparti du mot cadre . Quand on dit Sortir du cadre ( Out of the box ), que signifie le mot cadre ? Ce qui manque dans le chemin de la crativit entre lide qui fait la diffrence et la situation existante, cest un quelque chose au milieu qui est de lordre du cadre.

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    Ce nest pas un cadre dont il faut sortir, mais cest carrment un nouveau cadre quil faut inventer. La philosophie ma appris que le cadre tait n du dbat entre Platon et Aristote. La thorie des Ides2 de Platon, en termes dinnovation est impraticable. Elle empche mme de penser puisque les Ides sont inaccessibles ou lon peut seulement, via la rminiscence, sen souvenir vaguement. Aristote, successeur dissident, a, selon moi, eu linvention la plus gniale de toute lhistoire de lhumanit : la catgorie. Si je vous demande de penser aux restaurants que vous connaissez Bruxelles, vous avez obligatoirement en vous des catgories (par exemple : ceux o vous nirez jamais, ceux que vous adorez, ceux qui vous tentent, etc.). La catgorie a permis, en simplifiant le monde, de penser au monde. De quelquun qui na pas de cheveux, on dit quil est chauve. Mais sil a un cheveu ? Deux cheveux ? Et on continue dajouter. A un moment, il nest plus chauve (peut-tre sera-t-il qualifi de dgarni ). Les gens traitent probablement le monde du cheveu en 4 catgories : les chauves, les dgarnis, les normaux et les hirsutes. On sen tire bien avec cela. En revanche, un coiffeur a besoin de plus.

    Rcemment, je demandais des participants sils connaissaient le logo de Google. Ils ont rpondu oui , pensant srement que ctait une bte question. Puis jai demand quelles taient les deux couleurs qui revenaient deux fois. Personne na su le dire. Ils disent quils connaissent mais ils ne connaissent pas. En fait, que connat-on quand on dit que lon connat le logo de Google ? On connat quelque chose qui nest pas le logo. Sartre avait dj point cette proprit. Il demandait si lon connaissait le Parthnon. Une majorit pensait oui . Sartre nous invitait alors dire de combien de colonnes est constitue la faade avant du Parthnon. On ne sait pas trs bien mais lon remarque que lon croit que lon sait que lon ne sait pas. Ce que lon a en nous nest jamais le dtail de ce qui est en face de nous. Jamais. On peut le dplorer. Mais, dune part, il ne pourrait en tre autrement et, dautre part, cest grce cela que lon peut penser. Jorge Luis Borges, dans son recueil de nouvelles Fictions3, a crit une histoire intitule Funes ou la mmoire qui raconte le cas dun homme qui, aprs un accident de cheval o il tombe sur la tte, se rappelle de tout. Un jour, un ami lui demande ce quil pense dun livre. Le hros ne peut rpondre : il se souvient de tout le livre et cest bien la raison pour laquelle il ne peut le penser. Son existence est terrible. Il lui faut 24 h pour parler de 24 h. Quand on lui demande de dcrire un chien, il en est incapable car il se souvient de ce chien 12 h, 12 h 15 et 12 h 30 et ce nest pas tout fait le mme chien. La nouvelle est puissante dans sa capacit montrer que lacte premier de la pense ce nest pas accumuler mais oublier. Il y a une mcanique de loubli et cest grce elle que vous pouvez penser les choses, les comparer, etc.

    2 Platon cre une philosophie dans laquelle existent deux mondes : un monde sensible (dont les

    objets sont accessibles via les sens. Cest, grosso modo, notre monde) et un monde intelligible (dont les choses ne sont connaissables que par lintellect). Ce monde intelligible est nomm monde des Ides . Les Ides sont immuables, ternelles, parfaites, pures, etc. 3 d. Gallimard, Coll. Folio, Paris, 1974

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    VI. Schma heuristique de la crativit et de linduction

    Jutilise ce schma (nous le dtaillerons au fur et mesure) :

    Induction

    Dduction

    En nous En face de nous

    Acte 1er de la pense

    M O D E LE S

    Ralit en constante volution

    Escaliers avec passage dun modle un autre

    La vie = mouvement en permanence des flches inductives et dductives

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    Cest le terrain de jeu de la pense. Il y a en face de nous des tas de choses. Si lon se centre sur lentreprise, il sagira des marchs, des concurrents, des clients, etc. En nous, nous navons jamais ces choses-l telles quelles. Nous avons des abstractions. Nous avons modlis. Si lon veut penser quelque chose, il faut commencer par avoir des bribes, des lments de cette chose.

    VII. Le concept

    Cette flche de linduction est sige de la crativit. Elle est difficile mettre en mouvement. Pour simplifier, on va supposer que les modles sont, dabord, en nous. Le modle le plus petit, cest le concept. Cest un mot, lequel est dj une modlisation. Je vous donne un exemple pour illustrer ceci. Quelquun a dit ou crit : Shanghai est aujourdhui une ville occidentale . Vous pouvez lire ou entendre cette phrase sans tre particulirement tonn alors quil y a, quand mme, beaucoup dtonnement qui devrait tre prsent. Comment peut-on dire que cest une ville occidentale ? Quand on tait petits, ctait une ville orientale. Roger-Pol Droit lexplique bien : Occident est un concept qui a chang 5 fois de sens en 2000 ans. Il y a 2000 ans, ctait une direction (l o le soleil se couche). Quelques sicles plus tard, lOccident a t assimil une rgion (essentiellement, la Grce et lItalie). Quelques sicles plus tard encore, lOccident a t assimil une religion (poque des Croisades. Occidental et Chrtien taient pratiquement devenus des synonymes). Aprs la Renaissance, lOccident a commenc tout doucement tre assimil lindustrie, au progrs, la technologie (les Etats-Unis y sont entrs par la suite). Si aujourdhui on dit que Shanghai est une ville occidentale cest en raison dune srie de choses qui ne peuvent plus tre dfinies autrement quen termes de valeurs. Lesquelles ? Peut-tre linnovation et aussi la libert (ce qui met fameusement en question Shanghai comme ville occidentale). Avec tous ces changements de sens, quest-ce que Occident ? Cest une modlisation sous forme de concept.

    La force du concept cest que je peux penser et communiquer. Il y a l une mcanique doubli gigantesque puisque sur 2000 ans dhistoire, on ne retient que trois fois rien mais, grce cela, je peux parler de lhistoire et modliser.

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    VIII. Le paradigme

    A gauche, dans mon schma, je place les modles (dont le mot est le plus petit reprsentant). A lautre extrme, en termes de grandeur, nous avons les paradigmes. Cest galement une modlisation mais elle est tellement grande quon ne la voit plus (cf. T.S. Kuhn4). Un paradigme est, par exemple, pour mes enfants, la paix en Europe. Jai encore des souvenirs de mes parents me parlant de la guerre ce qui nest pas le cas de mes enfants. Un paradigme est une espce dhypothse de travail tellement grande quon ne la voit plus. Je disais lautre jour une banque : Votre banque est tellement grande que vous tes comme sur un bateau do les gens ne voient plus la mer. Forcment, ils ne voient pas, non plus, les autres bateaux !

    IX. Strotypes, thorie et ide

    Bien sr, entre le concept et le paradigme, vous avez probablement une trentaine de mots valables que lon peut, dune certaine manire, classer en termes de taille.

    Derrire le concept, le modle suivant, cest le strotype. Cest un jugement. On peut sparer les jugements de fait et les jugements de valeur. Par ex. : La Belgique est spare en trois rgions est un jugement de fait mais La Belgique est un pays agrable vivre est un jugement de valeur.

    On fonctionne normment avec des concepts et des strotypes. Si je vous dis Michel-Ange vous pensez quoi ? Votre premire raction est Chapelle Sixtine . Cest intressant, dabord, parce que cest vrai. Cest un petit lment de connaissance mais, comme cest un modle, il faut, en plus de la connaissance, douter. Quest-ce dire ? Cest se souvenir que cest un modle et donc que ce nest pas le tout. Avec la Chapelle Sixtine, si lon se laisse un peu aller, on pourrait penser que Michel-Ange tait peintre. Or, il tait essentiellement sculpteur. Un petit lment de connaissance peut faire que le modle peut tre pris pour ce quil nest pas, savoir la ralit.

    Un autre modle, la thorie. Son tymologie est intressante : theos orao soit, littralement regarder les dieux . Une vision dentreprise, pour un patron, cest un modle, une abstraction, une rduction, une simplification de quelque chose quil souhaite, quil croit bien.

    4 La structure des rvolutions scientifiques, d. Flammarion, Coll. Champs, Paris, 1999. Dans ce livre,

    Kuhn explique comment les sciences voluent lintrieur dun paradigme. Les paradigmes sont complexes : vision du monde, langage propre, ensemble de thories, ensemble de problmes/questions, exemples et modles, etc.

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    Depuis trs longtemps, je cherche la dfinition du mot ide . Je suis pass par tous les stades. Ma dfinition du moment est la suivante : une ide est une hypothse de travail. Dans le contexte dentreprise qui est le ntre, je crois que cest une dfinition extrmement efficace. Lide permet de travailler mais elle reste une hypothse. Le fait de poser les deux mots cest se souvenir tout instant qu la flche de linduction nous navons jamais que des hypothses. La flche de la dduction, est la flche facile. En effet, je pars de mon hypothse et je me confronte la ralit. Par exemple, en face de vous, vous avez un march. En nous, nous ne lavons pas, nous ne connaissons pas les 100.000 clients, etc. On a, dans la plupart des cas, une segmentation du march. Elle peut trs bien tre utile pour russir de grandes choses.

    Je crois que la crise a t loccasion de voir lmergence du problme de linduction. Certains penseurs disent mme que linduction est le plus grand problme de la philosophie. Il sagit de savoir comment, sur base de la ralit, on va crer lhypothse, le modle, la vision, etc. Cest l que rside la crativit et les biais cognitifs (jy reviendrai).

    Intervention 1 : Un enfant qui apprend quune porte souvre quand on tourne la poigne en fait une gnralisation ou un modle. Donc cest un outil utile. Chacun peut aller vers la dduction mais le problme est que chacun vit une autre exprience.

    Luc de Brabandere : Vous avez raison. Dans mon schma, les flches circulaires montrent que la vie est, en permanence, la mise en mouvement titre individuel et collectif des flches inductive et dductive.

    X. Innovation et crativit : changer, cest changer deux fois

    La dfinition de la crativit se fait de manire rigoureuse par opposition la dfinition de linnovation. Linnovation, cest la capacit changer le monde, la ralit des choses. La crativit est la capacit changer la manire de voir les choses, la perception que lon a de la ralit. Souvent, nous utilisons ces deux mots comme des synonymes et cest trs dommageable. On peut innover sans crativit.

    Ne nous y trompons pas : il existe des infinits de modles. Tout est modle. Aucun modle nest ni vrai ni faux mais certains sont utiles. Dire quil y a du vrai dans les modles ouvre tous les dangers. La crativit, comme aptitude changer de modle, dabstraction ou de reprsentation, se situe dans la flche de linduction tandis que linnovation se trouve dans la flche de linduction.

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    Une cole qui a t trs inspirante pour moi est celle de Palo Alto (Watzlawick et consorts). Lun de ses apports fondamentaux se cristallise dans la phrase Changer, cest changer deux fois . Ils disent quun malade en thrapie est guri quand non seulement la maladie a disparu mais aussi quand les gens peroivent autrement cette personne. Il y a deux mouvements ou il ny a rien. Par exemple, dans la fusion de deux entreprises, on fait une seule gestion de linformatique, de la comptabilit, etc. Mais on entend encore des personnes dire je suis un ex de . Une telle gestion unique ne sert alors rien car la reprsentation dune unique entreprise nest pas encore partage chez les gens.

    Il y a des mtaphores de lordre de la perception comme faire son deuil ou de lordre de la ralit comme traverser le dsert . Je pense que quelquun qui subit un chec doit faire les deux. En traversant le dsert, il se retire, il accuse le coup et cela dure des mois. Mais il doit aussi faire son deuil lequel consiste en un changement de perception. Sil ny a pas un changement de perception, la traverse du dsert ne suffit pas.

    On voit bien que crativit et innovation sarticulent de la mme manire. Comme je lai dit, on peut trs bien innover sans crativit. Quand Citron a sorti la Picasso, il y avait zro crativit (je crois quils ont fait une copie de la Scnic de lpoque). Un autre exemple de ce phnomne concerne la souris dordinateur. Savez-vous o sont les brevets, vieux de 20 ans ? Chez Xerox (des ingnieurs du laboratoire de Xerox Palo Alto ont t dbauchs par Apple). Dans le cadre dune fusion, un changement de perception se droule la fois lintrieur des individus et lextrieur de lentreprise.

    XI. Quest-ce que changer ou le choc des perceptions dans les blagues

    Dans mon schma, ce stade-ci, on peut avoir lillusion dune symtrie entre le en nous et le en face de nous . Bien sr, cest tout sauf cela. Pourquoi ? Parce que quand il y a changement, en face de nous, la ralit change constamment. Si je vous demande si larbre qui est devant vous est le mme quhier, vous me rpondrez oui . Mais en face de nous cela change tout le temps un peu et nous ne sommes pas capables daccompagner cette continuit.

    Pourquoi ? Lesprit fonctionne par escaliers, par passage dun modle lautre. Quand il y a changement en nous, cest, ncessairement, une rupture. Parce que, comme lesprit humain simplifie tout le temps, il ne peut pas aller dans le dtail de la nuance. Tout ce quil est capable de faire, cest de passer dune simplification une autre, dune catgorie une autre. Cest donc un choc.

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    Il nous est tous arriv de sexclamer devant un enfant Mais comme il a grandi ! . Il na pourtant pas pris tant de centimtres que cela ; il a grandi mais il a t gard, en nous, dans la mme catgorie (enfant). Lessence du changement dans la ralit des choses, cest le changement. Il y a une norme dcharge dnergie pour passer dune catgorie lautre. Lcrasante majorit de vos ides daujourdhui sont celles dhier sauf sil vous est arriv quelque chose de fort. Lesprit humain fonctionne par sauts quantiques quand il y a changement.

    Je travaille sur ce choc que provoque le changement en nous. Dans mon livre Petite philosophie des histoires drles5, jessaie de dfinir ce quest une blague. Cest le moment o, tout coup, on peroit autrement alors que, en face de nous, cest la mme chose. Voici une blague : Un agent de police sadresse un sourd assis sur un banc : Attention, on vient de peindre le banc. Le sourd fait Comment ? - Le policier En vert. . Ce nest pas trs malin mais cette blague montre bien comment une histoire drle est, tout coup, une reprsentation autre. Vous en voulez une autre ? Un homme dun certain ge va chez le mdecin. Il dit : Docteur, je viens vous voir parce que ma femme devient sourde. - Le mdecin, tonn : Dhabitude, cest la personne qui a un problme qui vient me voir - Le mari : Vous devez comprendre que je ne veux pas la brusquer - Le mdecin : On va commencer par faire un test pour voir quel point elle est sourde. Vous allez rentrer chez vous. Vous allez dire quelque chose 10 m derrire elle. Si elle ne bouge pas, vous allez 5 m derrire elle et vous dites la mme chose. Si elle ne bouge toujours pas, vous allez juste derrire elle et vous redites la mme phrase. Puis vous revenez me raconter. Lhomme rentre chez lui, se poste 10 m derrire sa femme qui est la cuisine et dit Chrie, quest-ce quon a pour dner ce soir ? . Il ne se passe rien. Il se rapproche et dit : Chrie, quest-ce quon a pour dner ce soir ? . Toujours rien. Il se met juste derrire sa femme et dit : Chrie, quest-ce quon a pour dner ce soir ? . L, elle se retourne et dclare Pour la troisime fois, du poulet ! . Cette blague est emblmatique. La modlisation y tient en deux mots : on se dit tout le long que madame est sourde et, en un coup, lhumoriste fait exploser cette reprsentation et nous prsente un monsieur sourd.

    XII. Eurka et caramba

    Pour comprendre ce choc, je me suis aussi intress aux notions derreur et de trouvaille, ce que je dsigne par caramba ou eurka . Lerreur et la trouvaille procdent exactement de la mme dmarche (dailleurs, cest la mme mcanique que dans les blagues). Lentreprise est condamne au caramba ou au leurka. Par rapport tout ce qui change tout le temps en face, lentreprise est oblige den passer par les marches, de gravir nos escaliers, en sauts quantiques.

    5 d. Eyrolles, coll. Editions dOrganisation, Paris, 2007

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    Je cre et cest eurka ou je prends les choses dans la figure et cest caramba . Dans le meilleur des cas, on tient le coup mme aprs un caramba.

    Il y a une espce dasymtrie due ce que lon appelle en mathmatiques, le discret de la ralit. Imaginez une entreprise o tous les lundis matins il y a un courriel mise jour de la stratgie . Aprs quelques fois voire une fois, nous sommes daccord pour dire que plus personne ne travaille ! Je dois arrter la stratgie certains moments sinon il ny a jamais rien qui bouge en face. Evidemment, cela cre une tension car jarrte la stratgie pour faire des choses en face de moi mais, en face de moi, cela ne sarrte pas ! Je vais avoir une tension qui se cre, un espace qui sagrandit. Un jour o lautre, forcment, je dois adopter une autre stratgie.

    Peut-tre que les deux questions sont l : quoi et quand ? Quand on fait lexprience de pense de lentreprise parfaite, que fait un grand patron ? Un participant : Rien . Luc de Brabandere : Il doit grer la marche. Cest lui qui dit : Le prochain grand truc ce sera a et a sera ce moment-l. Si lon dit rien , on a une vue un peu crationniste de lentreprise au lieu dune vue darwinienne plus juste (parce que la ralit est toujours en mouvement). Un CEO doit rpondre ces deux questions, cest--dire au fait de savoir quel est le modle suivant. Il sait que son mtier concerne les modles et non la ralit (dont soccupent ses multiples collaborateurs).

    Finalement, le patron idal nhsite jamais et doute toujours. Lhsitation est dans le champ de la ralit (on lui dit : Le client ne paie pas, que dois-je faire ? et il rpond Tu envoies un rappel ). Le patron sait que sil peut ne pas hsiter cest parce quil a pris une hypothse de travail (une ide) qui a peut-tre port beaucoup de fruits mais ce nest pas cela qui enlve le statut dhypothse son modle. A propos de la crise, on sest berc de lillusion dun modle o la comptabilit pouvait tre la ralit des flux financiers.

    On peut crer la bote ou subir. Reprenons lexemple de lIPod. Voil Apple dans le monde de linformatique depuis 10, 15, 20 et 30 ans se rendant compte qu cause de lAsie, de lOpen Source, etc., le march devient de plus en plus dur. Que fait-il ? Il dcide de rentrer dans un autre monde. Jaime lexprience du micro-trottoir. Si vous en faites un concernant ce qui vient lesprit des gens quand on dit Apple , ils ne diront plus ordinateur . En revanche, si vous proposez IBM , on vous dira ordinateur . Ceci dsespre IBM car, depuis des annes, ils essaient de se reconvertir dans le service. Eurka est donc pour Apple.

    Le caramba pourrait tre, par exemple, pour Lego. Quand jtais Harvard en 1988, Lego tait considr comme la meilleure entreprise du monde dans tous les domaines (sauf en taille). En 2002, la socit se retrouve dans le rouge. Pourquoi ? Car la manire dont les dirigeants de Lego ont regard le monde a t biaise. Ils nont pas prt attention lvolution de la technologie (notamment Internet).

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    Ils font actuellement un come-back avec une combinaison entre la brique historique et la possibilit pour lenfant de crer son produit grce un logiciel (puis il reoit les briques par la poste). Avec Lego et son invention de la brique, on se rend compte que mme la meilleure ide au monde ne reste pas ternellement la meilleure ide au monde parce que le monde change tous les jours un peu.

    Il y a une espce darticulation de la continuit et de la discontinuit en face qui est le management.

    XIII. Linduction, le cygne noir de la pense

    Revenons sur linduction. Si lon me demande aujourdhui quelle est la grande affaire du business, je rponds que cest le problme de linduction. Comment construit-on les modles, les hypothses, les thories, les stratgies sur base de ce lon a en face de nous ? Il y a normment de choses dire mais il est clair que linduction nest pas 100 % sous contrle. Cest ce qui est intressant car il y a une norme libert dans linduction. On peut le rsumer par la formule : Il nest pas rationnel dtre 100 % rationnel. Si vous allez acheter une nouvelle voiture, vous nallez pas tre rationnel 100 % car se serait tre au courant de tout ce qui est vendre et de tout ce que lon a dit ce propos. Vous allez acheter cette voiture parce quun copain vous a dit que, vous avez vu une pub qui, que vous tes content de la vtre, que vous rvez de, etc. Il y a donc une part dirrationalit dans la flche de linduction. Ainsi, il y a une part dirrationalit dans le moment le plus important, cest--dire linstant de la cration du modle.

    Dans le best-seller Le cygne noir. La force puissance de limprvisible6 Nassim Nicholas Taleb reprend une vieille ide du penseur Popper nomme galement thorie du cygne noir . Pour lentreprise, cette thorie signifie que ce qui compte vraiment dans lentreprise cest ce quoi personne na pens. Si on y a dj un peu pens, cest quon la dj un peu pris en considration. Pour illustrer cette allgation, on utilise la thorie du cygne noir. Sue quel fait se base-t-elle ? En Occident, on disait tous les cygnes sont blancs . Au XVIIIe sicle, un explorateur en Australie a, pour la premire fois, vu un cygne noir. Consquence, la thorie des cygnes blancs ne tient plus.

    La thorie du cygne noir incarne aujourdhui un vnement avec trois caractristiques :

    - peu probable - gros impact - aprs coup, tout le monde a plein de raisons pour dire videmment .

    6 d. Belles Lettres, Paris, 2008

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    Lors dun brainstorming chez Michelin, je demande aux participants quelle est la probabilit pour que Dell vende des pneus dans 10 ans. Rponse : 0 %. Dans un second temps, je dis : Imaginez que dans 10 ans, Dell vende des pneus. Pourquoi ? . Un participant dclare que, aprs tout, Dell a le mme march que nous (les gens qui ont des ordinateurs, ont des voitures). Petit petit, sans quils naient t jusqu mettre au point une stratgie contre Dell, quelque chose a merg et quand jai redemand quelle tait la probabilit pour que Dell vende des pneus dans 10 ans, la probabilit ntait plus nulle. Une faille tait ne. Linduction est le mtier des failles dans les modles. Et cela rend service.

    Il est intressant de distinguer deux types dincertitude :

    - incertitude de 1er type du genre qui va gagner le Tour de France lanne prochaine ? . On ne sait pas mais ce nest pas grave car les modles sont prsents. Ce nest une incertitude que dune certaine manire ( si.alors ).

    - Incertitude de 2me type o une faille se cre. Si vous jouez aux checs et que vous bougez la dame, vous tes en situation dincertitude. Quelle serait la situation de faille ? Ce pourrait tre le fait de se dire : Peut-tre que le type en face de moi na pas envie de gagner que son but cest de terminer au plus vite pour rentrer chez lui. Cest un vnement cygne noir .

    Dautres exemples existent : La pdale de la Toyota qui se bloque et qui fait vaciller le plus grand constructeur dautomobile du monde ; Kerviel qui perd 5 milliards la Gnral de Banque, etc. Ce sont des phnomnes improbables qui, ds lors, constituent une faille puisque je nai aucun modle mental qui est prt et limpact est norme.

    Je faisais dernirement un exercice sur les cygnes noirs Paris. Jinvitais les personnes participantes inventer des cygnes noirs. Une personne dit : Imaginez ce supermarch pill par les gens . Les participants rtorquent que non, quon est Paris, etc. Puis ils se disent que cest arriv en Guadeloupe, quavec les dboires chez Carrefour, cest peut-tre possible, et ainsi de suite.

    Popper, concernant les cygnes noirs, nonce que lon ninduit jamais en affirmatif. La seule manire de faire avancer la science cest de dire que quelque chose nest pas vrai. Si vous faites bouillir votre eau un million de fois, ce nest pas pour cela que leau bout 100C. En revanche, si un jour vous la faites bouillir 120C, vous pouvez dire avec certitude quelle ne bout pas toujours 100C.

    Prenons une autre illustration : cest lhistoire de deux professeurs duniversit convaincus que linduction ne fonctionne pas. Ils se baladent en pleine campagne et lun deux dit : Tu as vu l-bas, le troupeau de moutons ? On vient de les tondre. Le second rpond : De ce ct .

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    Dans le mme genre, le logicien Russell raconte une histoire : une gentille petite dinde dans une prairie est nourrie avec des graines tous les matins par un monsieur. Lanimal induit (strotype) que ce type est sympa. Puis elle se fait gorger la veille de Nol

    Cest dans linduction, pour le pire et le meilleur, que tout se joue.

    XIV. Les biais cognitifs

    Un autre grand sujet, ce sont les biais cognitifs. Cest la manire et il ne peut en tre autrement par laquelle la flche de linduction gnre un problme de plus. Des Prix Nobel ont montr quel point on pouvait tre biais quand on pensait avoir atteint une forme dobjectivit. Cest incroyable quel point nous ne sommes pas objectifs. Par exemple, si vous dcidez maintenant dacheter une voiture, vous en verrez beaucoup plus tout lheure. Quand le mdecin nous a annonc que nous aurions des jumelles, jai commenc en voir en rue beaucoup plus quavant. Cest lillustration de la phrase : Tu ne vois pas le monde tel quil est mais tel que tu es. Bien plus, cest une vritable guerre entre les sujets et les objets. Dans lintroduction dun de ses derniers livres, Edgar Morin raconte quil tait boulevard Haussmann Paris et il cherchait des toilettes. Il dit voir de lautre ct du boulevard une enseigne lumineuse indiquant urinoir . Il traverse et il se rend compte quil tait marqu luminaire . Cela signifie que mme un grand philosophe nchappe pas aux biais cognitifs et que lon construit ce que lon voit. Dans le milieu de la crativit, cest manifeste : je vais arriver voir des choses simplement parce que jai envie de les voir. Autre exemple : jtais en vlo dans le Sud de la France. Il y avait une route trs troite. Je ntais pas bien et je rvais la Hollande avec ses rseaux fabuleux. De lautre ct de la route, je vois une petite pancarte avec un vlo. Je me dis Ils ne sont pas si mauvais que cela. Je mapproche et je vois que ce nest pas un vlo mais le chiffre 100 . Je voulais tellement une piste cyclable que je lai vue.

    Tout ceci est le problme de linduction, de la modlisation, de la manire dont on cre des hypothses et du domaine de la crativit.

    Quand je parle de crativit, il y a deux cas qui mamusent particulirement : celui du paradoxe et celui de lambigut.

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    XV. Ambigut et paradoxe

    Un paradoxe, cest lorsque, en nous, nous ne sommes pas capables de crer un modle en fonction de ce qui est en face de nous. Par exemple, Einstein, en face de lui, avait deux thories physiques incompatibles, celle de Newton et celle de Maxwell. Newton nonce que, schmatiquement, les vitesses sadditionnent tandis que, pour Maxwell, la vitesse de la lumire est une constante. Si je suis dans un train avec une lampe de poche, quelle est la vitesse de la lumire ? Ces deux thories incompatibles rendent le problme insoluble. Si Maxwell a raison, le train na pas dimportance ou cest Newton qui a raison et je dois additionner les deux vitesses. Comment en sortir ? Grce un modle ou une construction mentale, en loccurrence, la thorie de la relativit. Elle a lextraordinaire puissance de ne donner tort ni lun ni lautre. Ce nest pas une logique du ou mais du et : cest Maxwell et Newton. Le paradoxe peut tre une magnifique amorce de dfi la crativit.

    Lambigut, est un phnomne encore plus puissant. Cest linverse du paradoxe. Cest quand un vnement en face de moi peut-tre modlis, interprt, etc. avec de multiples manires diffrentes.

    Lambigut et le paradoxe sont un peu antinomiques mais partagent, videmment, un travers de pense consistant penser que la situation est . Jentends souvent dire : La situation est paradoxale . Cela na aucun sens. La situation est ce quelle est. O est ce sentiment de paradoxe ? Dans ma tte. Je ne sais pas quoi en faire. Jentends galement souvent dire : Cette situation est ambigu . Cest en moi que ce sentiment persiste et cest en moi que je peux construire de multiples interprtations ou modlisations dun mme phnomne.

    Si le paradoxe et sa dtection peuvent tre une fabuleuse invitation aux ides, lambigut est encore plus prometteuse. Elle est au cur mme de la crativit (dfinie comme la capacit changer le modle). Lambigut nest pas lexception, cest la rgle. On peut presque la poser en principe mme si elle est connote assez ngativement, comme phnomne pisodique. La capacit de construire plusieurs modles partir dune seule ralit, cest la rgle. Que lambigut soit omniprsente voire omnipossible est une bonne nouvelle car elle va me permettre de sauter la marche (cf. schma o lon passe dun modle lautre comme dune marche dun escalier une autre).

    La crativit est la capacit de passer dune vision des choses une autre qui va, si cest bien construit, donner un sens norme moult ides existantes en face . Par exemple, si je vous dis Philips , quoi pensez-vous ? Lampes , tlviseur , lectronique , brevet , biberon

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    Aujourdhui, la division qui marche le mieux chez Philips est de trs loin le domaine de la sant qui reprsente 25 % du chiffre daffaires. La marque fait de la publicit sur la sant domicile. Mais ils nont chang quune fois car si personne ne sait quils se dveloppent dans le domaine de la sant domicile, limpact est moindre. Cest emblmatique de ce dont jai parl. En face du patron de Philips, le monde change et dans ce magma, une tendance se dgage : la faillite annonce de la scurit sociale en Europe. Si vous tes le patron de Philips, vous pouvez avoir comme raction : Chacun ses problmes. Lattitude du patron face au rel a t tout autre. Il sest dit que parce quil matrise llectronique, il peut permettre, domicile, de pratiquer toutes sortes de soins. Cest un coup de gnie. Si les gens achtent des appareils lectriques venant dusines dlocalises, ils ne sont pas encore prts aller ltranger pour subir des interventions. Philips vend aujourdhui des machines sophistiques pour dtecter les infarctus ou prvenir les maladies du sommeil. Ils proposent mme un kit pour garder la maison des bbs prmaturs. Si lon avait un fait un brainstorming baignant dans une vision tlvision du monde, les participants auraient encore eu des ides en rapport avec des tlvisions. Jamais on aurait dit : On va permettre que des bbs prmaturs soient gards la maison . Ce qui a permis Philips de sen sortir ce nest pas tant le comment sortir de la bote mais le fait de stre pos la question de la bote elle-mme et davoir cr une bote en se disant que, au fond, la sant, peut tre un domaine dactivit pour la marque. Certes, ils ont invent la lampe infrarouges (luminothrapie). Mais lon peut voir cette cration comme un driv de ce quils matrisent ou comme le ssame dun tout nouveau monde dans lequel on peut entrer (celui de la sant).

    En plus dtre omniprsente, lambigut est extrmement porteuse.

    XVI. Comment je comprends mon mtier aujourdhui

    Mon mtier nest plus linnovation depuis longtemps. La crativit ne consiste pas sortir de la bote mais en construire. Ces botes sont, dune certaine faon, les enfants de lambigut. Quand on regarde les entreprises qui russissent ce sont celles qui ont russi jouer l-dessus. Chez Philips, ils ont fait des brainstormings qui ont amen beaucoup dides dans le domaine de la sant mais la thmatique, en elle-mme, de la sant nest pas sortie dun brainstorming mais dun exercice de stratgie, de perception, etc.

    Avec la crativit, je suis des annes-lumire des brainstormings que je faisais auparavant. Par ailleurs, je suis moi-mme biais et je vais voir les choses de la manire qui marrange. Par exemple, quand on lit un journal, on va donner plus dimportance aux articles avec lesquels on est daccord.

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    Cela va tellement loin que je me dis parfois que la lecture des journaux fait dcrotre notre connaissance sur le monde puisquon renforce ses modles.

    Les cadres crs sont de lordre de la perception. Quand on dit sortir du cadre , ce nest pas sortir, par exemple, dune banque mais de la manire dont on voit cette banque. Prenons Google. Son premier cadre de pense est le suivant : construire le meilleur moteur de recherche du monde. Le second est gnr suite un mail des patrons tous les employs et formul de la sorte : Dornavant, notre mtier est de tout savoir. Consquence : je peux garder mon moteur de recherche et je nai pas dennui avec ceux qui le font (au contraire) mais tout le monde peut se lcher au sein de lentreprise, dvelopper sa passion (ceux qui sont passionns par les papillons, la gnalogie, les photos par satellite, etc.) et prendre du plaisir. Le tout savoir nest pas en contradiction avec la ralit mais cest simplement une autre manire de voir ce quest Google.

    Cest quelque chose que je vis tout le temps aujourdhui. Mon mtier consiste aider des dirigeants construire dautres botes, cest--dire dautres reprsentations cohrentes deux-mmes. Cela prend la forme du tout savoir de Google et je demande quel est votre tout savoir . Par exemple, ce que je fais avec beaucoup de plaisir, cest demander aux travailleurs de parler de leur mtier sans utiliser les mots que, dordinaire, ils emploient le plus. Celui qui ma mis sur la piste de cette ide est lancien patron de TF1, Le Lay, qui a dclar, en substance : Notre mtier cest de vendre aux annonceurs des cerveaux ramollis et disponibles7. En termes techniques, formels, cest gnial. Vous imaginez le choc par rapport ce quon aurait pu attendre ( mon mtier, cest donner de linformation, de produire des programmes de qualit pour divertir, voire instruire les tlspectateurs .) Cest un changement total de perspective.

    Jai travaill chez Veolia Eau. Je leur ai demand de parler de leur mtier mais sans utiliser les mots eau , distribution , compteurs , etc. Par le plus grand des hasards, javais dans lassemble, le petit-fils de Lacan. Il a annonc : La stratgie de Veolia dans 10 ans, cest de librer la femme dans le tiers-monde. Il ajoute : Des millions de femmes passent beaucoup dheures simplement aller chercher de leau Si lon veut vraiment vendre et distribuer plus deau que jamais, on doit se tourner vers ce but. Dans le groupe sest cr une dynamique.

    7 La citation exacte est Il y a beaucoup de faons de parler de la tlvision. Mais dans une

    perspective business, soyons raliste : la base, le mtier de TF1, cest daider Coca-Cola, par exemple, vendre son produit (...). Or pour quun message publicitaire soit peru, il faut que le cerveau du tlspectateur soit disponible. Nos missions ont pour vocation de le rendre disponible : cest--dire de le divertir, de le dtendre pour le prparer entre deux messages. Ce que nous vendons Coca-Cola, cest du temps de cerveau humain disponible (...). Dpche AFP du 9 juillet 04, reprise notamment par Libration (10-11/07/04) : " Patrick Le Lay, dcerveleur

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    Quelquun dautre a dit Oui et [le oui et est une cl de la crativit] , il parat que dans beaucoup dcoles du tiers-monde, les filles ne sy rendent plus parce quil ny a plus de toilettes. . Une autre personne ajoute : Les Talibans acclrent la construction des canalisations deau en Afghanistan pour empcher les femmes daller la fontaine. Tout a pour vous dire quil y a des millions de regards possibles sur les choses et que quand on commence avec des failles, que lon gre bien la seconde partie, il peut se passer de belles choses.

    XVII. Conclusion : cadre de pense et critres

    Il y a, en gros, deux modes de pense :

    - la divergence (cest la dclaration du petit-fils de Lacan). Elle ne respecte aucune rgle, elle nest mme pas quantifiable. Elle est originale et en rupture.

    - La convergence. On prend les rgles en consquences.

    Je pose comme principe de la crativit que dans la divergence, tout est permis, y compris de trop penser. Mais la divergence nest que la premire partie. Dans mon dessin des marches, il y a deux tapes :

    - Jai une premire partie du mtier o lon cherche loriginalit, le nouveau cadre. On pense tout, la quantit est recommande.

    - Jai une deuxime partie o lon passe de lide nouvelle lide bonne.

    Ceci est bas sur le constant quaucune ide sur cette terre nest ne bonne. Les ides naissent et ce qui nat est une nouvelle forme ou une sorte de dnomination. Parfois, en fonction dun certain nombre de rgles, elles peuvent devenir bonnes. Je vous propose de dvelopper la thmatique des critres.

    Ide ancienne

    Ide nouvelle

    Ide bonne

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    Il existe 4 types de modles ou cadres de pense :

    La catgorie des cadres de pense permanents :

    - la connaissance (si vous avez appris le flamand, lalgbre, etc.)

    - les valeurs et les croyances. Par une dfinition de rang 1, je dirais quune valeur est une ide que lon se fait de ce qui est souhaitable. Cest une ide (donc une modle) que lon se fait ce qui sous-entend que mes valeurs peuvent diffrer de celles dun autre. Cest un cadre dur qui ne change que si quelque chose de fort arrive dans ma vie.

    La catgorie des cadres de pense transitoires/temporaires :

    - Les reprsentations. Je dfinis, personnellement, la reprsentation comme un cadre de pense temporaire. Si elle commence durer, elle devient une connaissance. Cest quelque chose qui nexistait pas et qui, dans 5 min nest plus. Je suis trs gestaltiste et je pense qu tout instant on cherche du sens, des structures ou des explications. Imaginez que, ce matin, Leterme annonce un changement ministriel. Instantanment, vous vous crez une reprsentation qui nest ni vraie ni bonne mais qui est une manire de mettre ensemble . Si vous tes au restaurant et que vous avez une famille ct de vous, vous vous en crez une reprsentation ( tiens a cest le pre ; a cest la mre ; lenfant est insupportable ; etc. ). Cest trs phmre (vous oubliez la famille une fois le restaurant quitt) mais, nanmoins, il y a quelque chose qui se construit et qui est trs prgnant car cela peut amener des choses assez incroyables. La camra cache joue merveille de cela. Dans une file assez longue dans un supermarch, on choisit une victime piger. Cette personne se fait dpasser. Sa premire reprsentation : Cet homme mnerve, il est grossier, etc. . Lhomme qui a dpass se retourne et il porte des lunettes noires et une canne. La victime change de reprsentation. Quelques secondes plus tard, la personne complice derrire la victime dit : Je le connais, il fait chaque fois le coup. . La victime change nouveau de reprsentation. Puis la camra sort et lon annonce la supercherie. La reprsentation change encore. Cette pauvre victime, en 30 secondes, bascule dune interprtation quatre fois diffrentes de tout ce qui lenvironne. Les spcialistes de la camra cache sont des gnies de la cration de la reprsentation car ils savent que, ncessairement, on va sen crer une. Les autres gnies de ce systme sont les pickpockets. Je suis assis sur un strapontin dans le mtro. Lhomme en face de moi joue avec son portefeuille et le laisse tomber. Je regarde parterre et je vois une dizaine de pices de 2 . Je forme une reprsentation base sur mes valeurs : Pauvre type, il na vraiment pas de bol. Lhomme ramasse ses pices, se relve et repart, sans que je ne men rende compte, avec mon portefeuille.

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    Mon voisin me dit quil a pris mon portefeuille et quil la remis immdiatement une autre personne. Le fait davoir jet des pices de 2 en dessous de moi a fait que jtais comme dnud, dsarm.

    - Les trouvailles. Dans les reprsentations de travail, on cherche des ides, des stratgies, des cadres. Le mot trouvaille, dans le dictionnaire, est dfini comme le fait de trouver avec bonheur. Il y a une interaction norme avec les valeurs. Je crois que lon ne peut pas inventer lavion si lon na pas en soi lide de la libert comme tant quelque chose dimportant. Quand on cherche, il y une espce darticulation entre tout ce que lon sait et tout ce que lon ne sait pas. Il y a des exemples dans lhistoire de trouvailles extraordinaires tellement la personne qui cherchait savait et, linverse, des trouvailles o tellement la personne ne savait pas, par ignorance. Il ny a donc pas de dterminisme. La trouvaille est influence par 3 choses : tout ce que lon sait ; tout ce que lon ne sait pas mais que lon ne peut pas ne pas sexpliquer dune manire ou dune autre ; un systme de valeurs.

    = forte interaction

    Quand on dit workable , il est clair que cela fait partie des premiers critres. Je vous propose de ne pas les traiter ici car ils ne sont pas de lordre de la philosophie (du type : ai-je de largent pour financer mon ide ? Y a-t-il un march pour mon produit ? Peut-on le fabriquer ? et ainsi de suite).

    connaissance reprsentation

    trouvaille valeurs

    permanent temporaire

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    Jai fait un exercice il y a 2 ans et, avec lquipe, nous sommes parvenus dfinir 11 critres sur lesquels le dbat est ouvert. Jai crit un livre8 avec Stanislas Deprez ce sujet et nous avons fait appel des philosophes pour traiter chacun des critres. Il y en a 5 qui portent sur la forme de lide ou de la trouvaille (cest la forme de la forme) :

    - est-elle belle ? - est-elle rigoureuse ? - est-elle claire ? - est-elle simple ? - est-elle plaisante ?

    La question sur le beau nest pas neutre. Avec un de mes professeurs, jai appris quau dpart de la philosophie, il y avait 4 grandes questions : quest-ce qui est ? Quest-ce qui est vrai ? Quest-ce qui est bien ? Quest-ce qui est beau ? Daprs mon enseignant, cest Napolon entre autres choses en crant les grandes coles qui a dgrad limage des coles dart et desthtique. Le beau, ds ce moment, aurait perdu de son importance. Il y a 6 critres qui portent sur le fond :

    - est-elle respectueuse ? - est-elle utile ? - est-elle sobre ? - est-elle contrlable (cest la question de la gouvernance) ? - est-elle accessible ? - est-elle audacieuse9 ?

    Finalement, peu importe la liste de critres : il faut comprendre que la mcanique se situe en dehors du bien et du mal, du vrai et du faux.

    8 Le sens des ides, d. Dunod, Paris, 2004

    9 Pour ce dernier critre nous avions fait appel au philosophe Philippe Van Parijs qui dveloppe une

    philosophie du devoir de laudace .

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    XVIII. Dbat

    Intervention 2 : Vous dites que les grandes socits ont une crativit tarie. Il y a, depuis quelques annes, des start-up qui sont, elles, trs cratives. Les grandes socits, avec leurs moyens financiers importants, ne pourraient-ils pas oublier compltement la recherche pour racheter les ides auprs des start-up (ce quelles font dj) qui innovent ou crent ? Elles continuent dpenser des budgets considrables pour la recherche et pour faire des brainstormings qui ne fonctionnent pas.

    Intervention 3 : Si cela arrivait, les start-up ne deviendraient-elles pas aussi fainantes que les grandes socits ?

    Luc de Brabandere : Je vais tre trs rigoureux. Une entreprise nest jamais crative. La crativit est du ressort de ltre humain. En revanche, lindividu ninnove jamais. Personne, tout seul, ne peut innover. Bien sr, il y a des individus qui le font de manire relle soit dune manire pseudo. Pour cette dernire, le plus bel exemple est tir dIBM face au PC. Comment le PC est n dIBM ? Par une pseudo PME. Avec leur immense socit, connue dans le monde entier pour ses procdures, ils taient incapables de gnrer le PC. Bill Lowe (responsable, lpoque, des produits dentre de gamme) a cr une pseudo PME en prenant 200 personnes pour les poster Boca Raton (Floride) en leur mandant de tout oublier et de sortir le PC.

    Intervention 4 : Cest le principe de la task force . Elle existe dans toutes les multinationales.

    Luc de Brabandere : Il y a une quantit incroyable de socits dinformatique qui ont fait faillite. Le cimetire de linformatique est immense. Il y a deux parties. Par exemple, le Sinclair (ZX 81) qui avait une crativit extraordinaire mais il na pas voulu couter lautre. Qui sont les gagnants ? Ceux qui ont russi lescalier comme Hewlett Packard. Ils ont gravi 8 marches (modles) en commenant par fabriquer des instruments de mesure il y a un sicle. Cest le cas aussi de Nokia. Il faut savoir comment articuler les choses pour voir quels risques prendre. Cela passe par un certain nombre de considrations, notamment le rapport lchec. Jai travaill avec les 3M (crateurs du Post-it et emblmatique de linnovation) qui, lorigine taient les initiales de Minnesota Mining and Manufacturing Company (jusquen 2002). Lors dune runion de travail, on projette une photo reprsentant une fte. On pose la question : Que croyez-vous que lon fte ? . Les rponses sont du genre : accs telle somme de chiffre daffaire. Rponse : on fte larrt dun projet. Lanimateur a comment lvnement : si vous voulez des grandes ides, il faut prendre des risques. Un risque, par dfinition, cest risqu. Cela peut mener lchec. Donc la meilleure manire de montrer que lon prend des risques est de clbrer lvnement. Kant a une mtaphore ce sujet : lhomme est comme un oiseau qui en a marre de la rsistance de lair.

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    Il aimerait un monde o il ny a pas dair. Mais alors, il tomberait Lair est la fois le problme et la condition de loiseau. De mme, la pollution dune voiture est la fois la condition et le problme. Ainsi, je crois que les ides mauvaises sont la condition des bonnes ides.

    Intervention 5 : Peut-on dire que la crativit est incompatible avec le confort ?

    Luc de Brabandere : Toute rgle du type que jai nonce est condamne lchec car il y a aura toujours des exemples pour dire oui et des exemples pour dire non . Je peux vous donner des exemples dides gniales nes parce quil y avait un confort illimit et des exemples dides nes parce quil ny avait rien (en tant de guerre, notamment). Quand on cherche les rgles, on est toujours face une indtermination. Est-on plus cratif seul ou avec dautres ? On ne sait. Est-on plus cratif quand on sait beaucoup de choses ? Par exemple, Pasteur ntait pas mdecin. Sil avait t mdecin, aurait-il imagin le vaccin ? Ces questions relvent du rve du how to ? , du fait de vouloir que lon nous donne les rgles pour que cela marche bien, une fois pour toutes, avoir une check list. McCartney a toujours dit que sa grande chance avait t de ne pas avoir appris la musique (la chanson All you need is love ne respecte pas vraiment les rgles musicales).

    Intervention 6 : Cest comme Beethoven. Il tait tellement sourd quil croyait quil faisait de la peinture !

    Intervention 7 : Jaimerais rebondir sur votre remarque concernant la raction face au risque. Jtais responsable de linvestissement dans des start-up pour IBM. Cela na pas vraiment march et au bout dune dizaine dannes, nous avons vendu. Je crois quune des causes tait quIBM ne pouvait pas accepter le risque que ces petites socits chouent. Ils ont mis en place un tel niveau de contrle que ces socits taient paralyses, strilises. Lacceptation du risque me parat vraiment essentielle.

    Luc de Brabandere : Mais cest aussi le mme IBM qui a pris lnorme risque de constituer une pseudo PME pour crer le PC.

    Intervention 8 : Exactement, donc ce sont des personnes dIBM qui ont su utiliser la marge de libert et de possibilit pour pouvoir importer des positions diffrentes.

    Luc de Brabandere : Cest galement le mme IBM qui a vendu des PC aux Chinois. Ca a fait mal. Il faut de la volont pour le faire et cest en cela que consiste la stratgie. Ce que vous dites va trs loin. En effet, quand on regarde ce quil faut grer dans une entreprise (stock, finances), le plus difficile est de grer les ides. Comment vais-je faire puisquune ide nest jamais bonne dans un premier temps ? Vais-je donner une seconde chance ? On ma dit souvent : vous ne viendrez jamais dans ma socit car nous avons dj trop dides. Je nai pas de problme avec cela mais quel chec !

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    Imaginez une personne qui vous dit : Jai un problme, jai trop dargent. Cest du mme ordre dide que la dclaration des entreprises et signifie que lon a du mal grer ce qui se passe. Quand on regarde les offres demploi, la crativit est demande partout mais les mmes personnes disent avoir trop dides ! Alors autant demander des gens pas cratifs ou alors des gens qui dmolissent les ides des autres comme cela, avec le temps, on retourne la normale ! Plutt que les rgles, on peut regarder ceux chez qui a marche. On peut en induire certaines hypothses mais on ne peut affirmer avec certitude : Cest cela quil faut faire pour gagner.

    Intervention 9 : Je vais peut-tre me placer sur un plan plus macro (conomique et politique). Y a-t-il des systmes conomiques et politiques qui, selon vous, favorisent la crativit ou qui changent la crativit en de linnovation ? Je pense que tout gouvernement (en particulier lEurope) rflchit des politiques de linnovation. Pour les politiques de recherche en dveloppement, cest assez simple : on met de largent. Mais que pourrait tre une politique de linnovation ? Y a-t-il un cadre qui la favorise ? Si lon dit que Shanghai est une ville occidentale, cest peut-tre parce quelle sest mise dans un mode conomique occidental favorisant la crativit. Mais quest-ce quun homme politique ou un gouvernement peut-il faire ?

    Intervention 10 : Changer le cadre rglementaire, cest dj un bon dbut selon moi.

    Intervention 11 : Ne rien faire. Surtout ne rien faire et nous laisser crer.

    Luc de Brabandere : Concernant le cadre rglementaire, prenons comme point de dpart que la rgle va avec la crativit. Par exemple, les grandes uvres dart sont nes dans des cadres rigoureux (les symphonies de Bach, les discours de Cicron, les tragdies grecques, etc.). Trop souvent, on assimile crativit avec absence de tout . Michel-Ange a dclar : Lart nat de la rigueur et meurt de la libert . Le groupe franais Oulipo10 , ouvroir de littrature potentielle considre que la rigueur et la contrainte poussent lcriture plus loin. Il y a un livre connu qui est La disparition de Perec crit sans la lettre e . Le groupe a crit un livre bas sur la partie droite du clavier Azerty. Ils ont demand des dactylographes de le taper. Ils ont film la scne et ctait extraordinaire. Le critre et la rigueur sont aussi une des grandes leons de la philosophie. Un autre exemple fourni par la littrature est lalexandrin : il est difficile former mais il pousse lexigence de la langue plus loin. Victor Hugo, propos de lalexandrin, crivait : Et je nignorais pas que la main courrouce qui dlivre le mot, dlivre la pense. Peut-tre y a-t-il un problme de rgles mais il nest pas d la prsence des rgles.

    En ce qui concerne la question du cadre pour linnovation, je reviendrais au changer, cest changer deux fois .

    10 Site Internet : http://www.oulipo.net/oulipiens/O

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    Quelquun qui, arrivant toujours en retard, dcide de changer, doit changer, la fois sa manire de vivre ainsi que sa manire de voir ce que cest que lexactitude. Je le rpte. Linnovation, cest faire du neuf dans le systme tandis que la crativit, cest penser un systme neuf. Lnorme diffrence est dans la rupture. Je peux faire du neuf dans le systme : si je suis barman, je peux changer en me musclant mais si je ne change pas la reprsentation que jai de mon mtier, je me muscle tellement fort, que je ne peux plus rien faire dautre que ce mtier. Si un haltrophile veut tre le meilleur, il doit sexclure de toutes les autres disciplines. Renault, crateur de voiture, muscl dans cette posture est beaucoup plus en difficult lorsquil sagit de passer dans un autre business que des entreprises moins cratrices de voitures. Quand on scandait en mai 68 plus a change, plus cest la mme chose , cest de cela quil sagit : plus Renault fait des voitures originales, plus Renault est un fabricant de voitures.

    Je crois quune politique de linnovation doit saccompagner du 2me type de changement. Si vous voyez une olienne, vous pouvez la voir (principe de lambigut), de deux manires diffrentes. Soit je peux la voir sans changer mon systme de valeurs et de reprsentations (du genre : avant il y avait du nuclaire et maintenant, il y a des oliennes). Soit je change ma mentalit en me disant que lon ne pourra plus jamais produire autant. On peut construire des oliennes mais quel est le cadre de pense dans lequel elles prendront tout leur sens ? On annonce le Plan Marshall en Belgique. Mais il y a un 2me Plan Marshall qui simpose : celui des mentalits et de la culture. Il cotera beaucoup moins cher mais il se travaille aussi durement. Et nous devrons notamment en passer par le fait de favoriser lesprit dentreprendre. Dans notre pays, il y a encore une vue crationniste du monde des entreprises. Cest comme le dbat entre Linn et Buffon : Linn pensait que les choses sont tandis que pour Bouffon les choses sont en mouvement constant, meurent, etc. Pour les entreprises, cest la vision de Buffon qui doit prvaloir.

    Intervention 12 : En Europe, le projet Lisbonne a compltement chou. Une nouvelle stratgie est propose mais, aprs lavoir parcourue, jai ralis que ctait quasiment la mme chose avec quelques accents en plus. Quel conseil peut-on leur donner pour avoir une stratgie vraiment innovatrice ?

    Luc de Brabandere : Pour Bacon11, il faut obir aux forces que lon veut commander12. Il faut obir aux forces de linnovation. Lune des rgles est le double changement. Pourquoi Facebook nest-il pas n en Europe ? On se rend compte quaux Etats-Unis, les tudiants qui veulent lancer une entreprise avant la fin de leurs tudes sont encourags le faire.

    11 A ne pas confondre avec le peintre irlandais Francis Bacon. Notre philosophe Francis Bacon est

    notamment lauteur de lextraordinairement avant-gardiste ouvrage dat de 1627 La Nouvelle Atlantide (d. Flammarion, Paris, 1997) dans lequel il anticipe des avances technoscientifiques actuelles (transgense, cultures OGM, etc.) 12

    Citation exacte : Lhomme commande la nature en lui obissant.

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    Nous, cest : Mon enfant, tu termines tes tudes et on verra aprs ! . Si la crativit, cest penser un systme neuf, je touche aux rgles. Un systme peut tre considr comme un ensemble de rgles (connues ou pas, officielles ou non, conscientes ou non). Si je veux crer, je dois toucher aux rgles. Le lowcost en tant que mot pris la lettre donne lillusion que lon na pas touch aux rgles et cest dommage. Or, cest une autre reprsentation de ce quest le transport arien (tout le monde peut voyager, on rserve uniquement par Internet, on atterrit dans dautres aroports, etc.). Linnovation, jouant dans le systme, arrive au bout, un moment donn ou un autre. On arrive au bout dune reprsentation.

    Il y a deux types de pense : - logique - analogique. Linduction se nourrit fortement de cette pense. Cest une

    pense trs riche mais risque. Je ne pourrais jamais dcider sur base dune analogie. Elle alimente la rflexion. En physique, il y a eu des analogies qui ont port des fruits extraordinaires comme la modlisation de latome par analogie au systme solaire mais aussi des analogies catastrophiques. Lun des exemples est celui de lther. On tait parti dune analogie trs simple : si lon entend quelquun cest parce quil y a quelque chose dans la pice qui permet au son darriver et de faire vibrer loreille. Si lon nous voit, cest quil y a quelque chose dautre qui le permet. On va lappeler ther . Et la physique a perdu 200 ans. Le risque, cest se donner la chance de lanalogie et respecter les deux temps de la pense.

    Jai travaill du temps de la Gnrale de Banque. Une des filiales se posait la question des pays de lEst. Une personne disait quil fallait ouvrir une banque Budapest. Du tac au tac, le patron rpond Mais vous ny pensez pas. Jai jou l-dessus : Expliquez-moi comment vous pouvez lui dire de ne pas y penser alors quil y pense ? . Les deux temps de la pense sont tellement imbibs en nous que, la plupart du temps, quand on dit je pense A , on entre dans lanalogie alors que dautres sont dans linverse ( Vous ny pensez pas ). Souvent, dans mon travail, je vois des personnes qui commencent une phrase sans la finir, ils ont une ide qui passe comme une flche, qui narrive peut-tre pas la conscience et ils se sabordent eux-mmes. Cela na aucun sens. Pourquoi ? Je le rpte : aucune ide nest ne bonne. Quand on dit quil faut couter lautre dans un brainstorming et tre dans le oui et et non dans le oui mais , ce nest pas une demande de lordre de la charit mais de lordre de la logique.

    Un autre exemple la Gnral de Banque, lpoque des eurochques : il sagissait de savoir comment diminuer la fraude. Celle-ci portait sur de petits montants mais elle tait facile. A une demi heure de la fin, personne ntait vraiment content des ides proposes mais tout le monde avait manifestement envie de partir. Quelquun dit : Moi jai une bonne ide. Il faut mettre sur les chques, ct du nom du titulaire, son anne de naissance. Silence. Personne ne comprend.

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    Il ajoute : Selon les rapports de la police, ceux qui se font voler sont trs souvent des personnes dun certain ge et ceux qui volent des personnes plus jeunes. Imaginez un guichetier stagiaire ayant pris son poste la veille, voyant dbarquer un jeune avec un chque annot de la date de naissance 1922 pourrait arriver faire en sorte dviter quil ny ait fraude. A cet instant, dans la runion, il y a un moment critique. Il est impossible de dire que cest tout fait idiot. Un participant a lil qui brille. On comprend quil vient de trouver un cas o ce systme ne marche pas. Il dit : Imaginez un grand-pre qui offre de largent son petit-fils pour le rcompenser de ses bonnes notes ses examens ? . Un autre a sorti : Et la vie prive, quest-ce que vous en faites ? . Le grant de lagence a port le coup de grce. Par la suite, il ma expliqu ce qui avait motiv sa remarque. La cliente idale a 65 ans, tout sur son carnet de dpt et on va la voir le vendredi 16 h pour prendre le th. Il ma avou : Jai imagin pendant quelques secondes devoir dire cette dame que la procdure avait chang et que, dornavant, elle allait devoir mettre son ge sur leurochque Cela ma effray . Le coup de grce du grant avait t de dclarer : Les gens qui ont aussi peu le sens du commerce ne devrait pas travailler dans cette banque. . Lide tait applicable. Il suffisait de laisser le choix au client dindiquer ou non sa date de naissance et sa prime dassurance aurait t rduite en consquence. Quand lide est l, si elle est un peu nouvelle, forcment, puisquelle est de lordre de la rupture, on va la refuser car on naime pas le changement. Lattitude consiste forcer le oui et.

    Jai un exemple quivalent chez Belgacom. Ils voulaient faire un cadeau original pour le 100.000me abonn au cble. Que va-t-on offrir ? Une bouteille de champagne ? Deux ? On voit que personne nest vraiment content. Aprs lutilisation dune mthode pour encourager la crativit, quelquun dit : Cette personne va pouvoir inviter, chez elle, la vedette de son choix. Le responsable des finances strangle presque. Il y a autant de oui mais qui peuvent tre prononcs. Le patron de la bote a dit : Cela me donne une ide. A Paris, il existe une agence de sosies. . Ainsi, le gagnant a pu inviter ses amis et le sosie de la vedette de son choix (et a a cot mille fois moins cher !). Vous voyez, une ide comme cela ne peut pas venir dun coup. Il y a une premire phase o lon se lche. On accepte dtre en divergence. La seconde phase cest la discipline du oui et et lon revient dans lordre du raisonnable. Je crois que les gens ne sont jamais aussi cratifs que pour dire quune ide nest pas bonne. Ils se surpassent en arguments auxquels ils nauraient pas pens auparavant pour se blinder.

    Je suis en train dtudier Bachelard. Il voque Edison, linventeur de la lampe. Avant ce chercheur, quel tait le modle mental li lclairage ? Trs simple : si je veux clairer, je dois brler. Dans ce cadre, je peux inventer mille choses diffrentes (la chandelle, la lampe huile, etc.). Or, Edison, dans ce cadre a pens quil allait pouvoir clairer en inventant quelque chose qui empche de brler. Dans sa biographie, il crit quil a invent 500 manires diffrentes pour ne pas faire une lampe. Il a d tout essayer. Mais on narrive pas linvention de la lampe si lon naccepte pas de se lcher.

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    Mon mtier est de rassurer tout le monde : nous ne sommes pas dans un avion, nous sommes dans un simulateur de vol. La faille, cest pour rire mais malgr tout, il y a un peu de malentendu et quand on croit que lon est dans un avion, on pense que lon va inviter une vedette chez soi. Il y a forcment un moment de dstabilisation des concepts qui est indispensable. Pour les politiques de linnovation en Europe, un exercice de ce type doit tre fait.

    Intervention 13 : Par qui ? Avec qui ? A quel niveau ?

    Luc de Brabandere : Ah a !

    Intervention 14 : Il y a une dimension que lon nvoque pas par rapport aux entreprises. Cest un ensemble de modles et dides : la culture dentreprise. Et il y a des cultures dentreprises qui favorisent linnovation, comme chez Google. Ils prennent des risques, du temps pour penser diffremment. Je pense que lEurope a fondamentalement besoin dinnovation. Car la situation est dramatique. Nous avons une obligation de changer. On sait que si lon ne change pas, on court la catastrophe. La question qui se pose aux politiques est : que faut-il faire pour innover . Cest le terme employ car il est packag de manire intressante et il est probablement plus politiquement correct que crativit . La politique peut contribuer favoriser la culture de linnovation et du changement.

    Luc de Brabandere : Je crois quen Europe il y a bien assez dides pour faire des choses extraordinaires. Nous navons pas besoin dides en plus. Nous avons besoin de changer nos reprsentations.

    Intervention 15 : Les entreprises nont-elles pas du mal tre cratives car elles ont trop perdre ? Tant que lon est dans une situation trop confortable o lon a trop perdre, on met de ct les ides risques.

    Luc de Brabandere : Je sparerais risque et danger . Beaucoup dentreprises pensent tre en danger si elles sont en risque. Je crois que le risque nest pas un danger. Dans mon systme de valeurs, le risque est une obligation.

    Intervention 16 : Le danger cest de ne pas prendre de risque.

    Intervention 17 : Au sein de lINM13, Pierre Moorkens laisse merger les choses. Il donne lopportunit des gens de rflchir des moyens de participer un projet collectif afin que les humains comprennent mieux comment fonctionne leur cerveau. A partir de ces connaissances et comptences, les humains pourraient mieux vivre et interagir. Le projet est foisonnant, il va dans tous les sens. La rentabilit conomique, court terme, nest pas prise en compte.

    13 Institut de Neuromanagement dirig par Pierre Moorkens

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    A long terme, il y a comme ambition de rendre tout cela soutenable conomiquement. Penser de manire crative impose de se donner le temps.

    Luc de Brabandere : Ce qui est intressant cest la partie de culture traduite en rgles. On peut constater, de faon empirique, qunormment de grands succs sont construits sur des passerelles entre deux mondes qui ne se parlaient pas tellement. Chez Philips, une division a pour rgle de travailler avec une autre socit (par exemple, ils ont travaill avec Beiersdorf-Nivea pour la fabrication dun rasoir avec de la crme intgre). Vouloir tout faire tout seul nest pas raisonnable. Pensez quaujourdhui Philips et Nestl sont concurrents sur le march du caf. Donc, tout est constamment en mouvement, rien nest jamais acquis. Pour le domaine de la culture, je recommande lide du re . Le proverbe veut que cest en forgeant que lon devient forgeron. Je crois quaujourdhui cest en reforgeant que lon reste forgeron. En forgeant, je deviens forgeron mais, un jour, je reste pantois car plus personne ne veut de mon produit.

    Intervention 18 : La crativit ne sort-elle pas parce que, comme vous lavez dit, on pense tre dans lavion et non dans un simulateur ? En entreprise, on arrte lide avant quelle ne naisse mme si elle ne cote absolument rien. Jai travaill dans le secteur des hypermarchs et jai pu constater cette volont de ne pas remettre en cause le modle de lhypermarch. Tout ide qui essayait de remettre en cause le modle tait tue dans luf.

    Luc de Brabandere : Je crois que cest un malentendu logique qui fait penser quune ide est ternellement bonne. Il sagit de savoir comment survivre au succs. On croit toujours quil faut savoir comment survivre lchec. Mais la vraie difficult rside dans le fait de savoir survivre au succs. Ferdinand Lesseps, constructeur du canal de Suez, revient au pays et il est ft comme dieu le pre. Il veut construire un canal Panama et cest lchec complet. Le principe selon lequel une ide nest pas ternellement bonne est un principe logique non thique. Savoir changer de modle relve de cette exigence.

    Intervention 19 : Nest-ce pas lie lexigence des entreprises qui est la maximisation du profit ? Cela entrane des attitudes vis--vis du risque et un sentiment de peur. Le modle est peut-tre en train de changer mais cest travers la responsabilit sociale des entreprises. Pensez-vous que cette bote de la maximisation du profit pour les actionnaires est un des principaux freins ? Si lon est en train de changer, comment se fait ce processus de changement ? Vous avez dit que seul lindividu est capable de crativit mais, un niveau mta, il y a un norme conflit entre ceux qui sont dj dans la nouvelle bote (travaillant la maximisation du bien-tre pour la socit sous la contrainte dun revenu minimal pour les actionnaires) et ceux qui sont dans la bote actuelle. Ce conflit majeur dpasse donc les individus. On voit dailleurs que la RSE est rattrape par des vises marketing.

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    Luc de Brabandere : Pour rpondre, il faut envisager plusieurs niveaux dont la relation de lindividu et du groupe. Une perception est individuelle (un groupe na pas de perception ou est compose des perceptions diffrentes que forme chaque individu). Il y a nanmoins des phnomnes de foule. Un bel exemple est le passage, dans la navigation, de la voile la vapeur. Au XIXe sicle, aux environs de 1820, toute la navigation tait au vent. Quelques 50 ans plus tard, tout tait la machine. Pendant cette priode de transition, la navigation tait un peu au vent et un peu la machine. Il y avait des bateaux hybrides. Celui qui a apport loblisque sur la Place de La Concorde avait des roues charbon et des voiles. On peut voir ces machines hybrides de deux faons : si lon est futuriste, vous pouvez penser quautant garder des voiles si jamais le moteur vient casser tandis que si vous tes passiste, vous pouvez vous dire que sil ny a pas de vent, un moteur est le bienvenu. Au niveau socital, on peut dire que les gens sont passs dun paradigme (vent) un autre (vapeur). Cela sest produit comme lintgral dun million de perceptions qui se sont allumes. La dmarche individuelle est ncessairement de lordre de la discontinuit mais quand on fait lintgral, cela donne lillusion de la continuit.

    Si lon demande aux gens quelle est la cause de la crise, on arrive lexpression de 7 ou 8 causes diffrentes. Certains disent que cest cause la Lehman&Brothers, dautres parlent des subprimes pourris, dautres encore voquent la dfaillance des organismes de contrle, etc. La vraie cause, mon avis, a t de croire au mythe des 15 %. Il est impossible, de manire prenne, de tirer 15 % dune banque sauf la faire jouer. En tant quancien banquier, je peux dire que lon peut, raisonnablement, long terme, tirer 5 % sur fonds propres. Si lon est des gnies, on peut monter 6 ou 7 %. La question est alors : do viennent les 15 % ? Cest une question touchant la collectivit, le gouvernement et les rgles. Nous avons besoin dun autre type de rgles. Au sicle pass, nous avons introduit la fiscalit pour corriger certains excs. Il est ncessaire aujourdhui dinventer de nouvelles rgles pour corriger dautres types dexcs. Une mtaphore que jaime bien est celle des ronds-points. Auparavant, il y avait des feux rouges dans les croisements dangereux. Cest bien mais un peu bte car parfois le feu est rouge et il ny a personne qui contrecarre ma route. Le rglement introduit une hypothse sur le futur. On prvoit que dans tel carrefour, il y a 2/3 de gens qui ont tel comportement et 1/3 qui ont tel autre comportement. Ainsi, je suis dpendant des hypothses que jai faites. Ds le moment o je mets un rond-point, je rgule sans rglementer et je maffranchis de lincertitude.

    Je crois quil est raisonnable de mettre en place des systmes qui saffranchissent de lincertitude, qui donc font moins dhypothses sur le futur et plus de rgulation. Je me souviens de ce cartoon, vieux de 20 ans, dans Charlie Hebdo dans lequel on voit Brejnev qui parle la foule runie sur la Place Rouge : Et notre plan 5 ans on le russira mme si a prend un sicle. . Dans lconomie planifie du communisme, on avait une hypothse du je peux prvoir , je peux faire un plan tal sur des annes . Tout cela sest croul cause de cette impossibilit prvoir.

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    Je crois quaujourdhui, de manire mtaphorique, il y a un mouvement de moins de feux rouges vers plus de ronds-points . Le rond-point est quelque chose de humble. On ne fait pas dhypothses.

    Intervention 20 : Un lment essentiel est la relation entre les entreprises et leur environnement (au sens large). La pression de lenvironnement devient telle actuellement que quelle que soit la volont dune entreprise, elle est oblige de sadapter ces pressions extrieures. Lthique applique aux entreprises, par exemple, se rpand dans le monde mais est extrieure, en tant que telle, lentreprise. Je suis trs optimiste sur ces volutions, notamment la rduction drastique des fameux 15 % des banques et je suis daccord avec vous, il sagit de la vritable origine de la crise.

    Luc de Brabandere : Ce qui est tonnant, cest que lon ne sait pas do a vient, ce mythe des 15 %.

    Intervention 21 : La question est-elle seulement en lien avec un simple niveau daugmentation du pourcentage (de 5 15 %) ou est-ce le systme mme des intrts qui se rvle aberrant (soit crer, dans un monde fini, des masses financires en croissance) ?

    Intervention 22 : Je crois que la question touche au fait de savoir si nous avons bien dfini les enjeux et les besoins de notre socit et de notre civilisation avant mme de parler des rgles. Ensuite, il faudrait voir quelles sont les contraintes : sagit-il des pourcentages sur