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Cour pénale internationale, une justice sans pouvoir ? Ordre des avocats de Paris L’exemple du Darfour Le 5 décembre 2009 1 Cour pénale internationale, une justice sans pouvoir ? L’exemple du Darfour Allocution introductive Christian CHARRIERE BOURNAZEL Bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris Mesdames, Messieurs, soyez les bienvenus dans cette Maison du Barreau, où je suis très heureux de vous accueillir. Notre réunion de ce matin autour de la Cour pénale internationale, de la justice internationale, a pour thème le Darfour, qui est un exemple tout à fait important de ce que la Cour peut faire, tente de faire et ne peut pas toujours faire. Je remercie Claude Jorda, qui présida le tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie et qui est aujourd’hui à la CPI, d’être présent, il nous apporte sa contribution éclairée. Avant de commencer vos débats, vos exposés, nous allons voir un film qui, je crois, dure à peu près 45 minutes. Ensuite, nous nous installerons ici pour parler avec vous. Merci. Applaudissements de la salle. Projection de « Darfour : images interdites », un documentaire de Nicolas Ferraro.

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Cour pénale internationale, une justice sans pouvoir ? Ordre des avocats de Paris L’exemple du Darfour

Le 5 décembre 2009 1

Cour pénale internationale, une justice sans pouvoir ?

L’exemple du Darfour

Allocution introductive

Christian CHARRIERE BOURNAZEL Bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris

Mesdames, Messieurs, soyez les bienvenus dans cette Maison du Barreau, où je suis très heureux de vous accueillir. Notre réunion de ce matin autour de la Cour pénale internationale, de la justice internationale, a pour thème le Darfour, qui est un exemple tout à fait important de ce que la Cour peut faire, tente de faire et ne peut pas toujours faire.

Je remercie Claude Jorda, qui présida le tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie et qui est aujourd’hui à la CPI, d’être présent, il nous apporte sa contribution éclairée.

Avant de commencer vos débats, vos exposés, nous allons voir un film qui, je crois, dure à peu près 45 minutes. Ensuite, nous nous installerons ici pour parler avec vous. Merci.

Applaudissements de la salle.

Projection de « Darfour : images interdites », un documentaire de Nicolas Ferraro.

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Ouverture des débats

Christian CHARRIERE BOURNAZEL Bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris

Je vais introduire le débat qui va suivre et je vais demander à nos invités de bien vouloir monter sur la tribune. J’invite Madame Fauveau, avocat au Barreau de Paris, elle-même est très impliquée dans la défense de Longlade ; Cour pénale internationale, Claude Jorda, Monsieur le Président, si vous voulez bien venir ; Monsieur Jacky Mamou, docteur qui est à l’origine de cette initiative tout à fait importante ; et puis, je ne sais pas s’ils nous ont rejoints, Monsieur Amady Bâ, de la section de coopération. Il est là, je le salue et je le remercie de nous avoir rejoints ; Monsieur Simon Foreman, avocat, si vous voulez bien venir ; Vincent Nioré, bien sûr ; et notre ambassadeur, François Zimeray, est pour le moment absent.

Je vous en prie, prenez place. Vincent, je vous propose de faire le modérateur. Voilà, tout le monde a une place. Alors je pense que, ce qui serait souhaitable, mais je ne veux pas usurper, Vincent, votre rôle, c’est que le Président Jorda nous dresse un tableau un peu, actuellement, du fonctionnement de la Cour pénale et de ce qu’on peut en attendre ou ne pas en attendre, notamment à propos d’Omar El-Béchir, puisque c’est à son sujet qu’a été délivré le premier mandat d’arrêt international de la Cour pénale.

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Débats Participent aux débats :

Amady BA, Chef de la section de coopération internationale au bureau du Procureur de la Cour pénale internationale ; Christian CHARRIERE BOURNAZEL, Bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris ; Natacha FAUVEAU-IVANOVIC, avocate au Barreau de Paris ; Simon FOREMAN, avocat, représentant de la Coalition française pour la Cour pénale internationale ; Claude JORDA, Magistrat, ancien Président du tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie ; Jacky MAMOU, Président du collectif Urgence Darfour ; Vincent NIORE, membre du Conseil de l’Ordre, Secrétaire de la commission observateurs judiciaires et liaison avec les ONG ; François ZIMERAY, Ambassadeur pour les droits de l’Homme.

Claude JORDA

Bien, merci. Je remercie Monsieur le Bâtonnier, Christian, merci beaucoup et puis d’avoir introduit toutes les manifestations de ce Barreau sous le signe de la défense des droits de l’homme, comme notre Bâtonnier, encore en exercice, l’a toujours manifesté. Donc merci infiniment de cette invitation et puis merci à ceux qui sont à cette tribune, dont je connais l’engagement dans la justice pénale internationale.

Alors, puisqu’on me demande d’introduire, je dois dire que je suis très impressionné par ce film, je crois comme tout le monde, très certainement, dans cette salle. Je dois dire, pour avoir longtemps présidé des procès au Tribunal pénal international, je me tourne vers ma voisine, qui était « défenseuse » de certains accusés au TPIY. C’est vrai que, souvent, on est frappé et je me tourne à ma gauche vers quelqu’un qui représente le bureau du Procureur à la Cour pénale, par la relative faiblesse des documents, des témoignages, des documents notamment télévisuels du bureau du Procureur.

Ça y est, j’ai commencé à lâcher mes premières douilles à l’égard du bureau du Procureur, mais je me souviens très bien, pour les guerres balkaniques notamment, on avait toujours droit, toujours, aux mêmes images et je constate quand même que les reporters, Reporters sans frontières, sont extraordinairement présents sur le terrain et arrivent à faire des reportages. Je ne sais pas si c’est probant, je ne dirais pas ça, je ne me permettrais pas, mais, en tout cas, ils sont assez impressionnants.

Ma deuxième observation et j’en félicite, encore une fois, le Bâtonnier Charrière Bournazel et tout son Conseil de l’Ordre, pour introduire cette matinée, d’avoir choisi le Darfour. Le Darfour, j’allais dire, c’est le rêve de la justice pénale internationale et c’est la limite de la justice pénale internationale. Voilà pourquoi l’intitulé me paraissait tout à fait justifié. « Une justice sans pouvoir ? », mais on a pris la précaution de mettre un point d’interrogation. Le point d’interrogation est très important en matière de justice pénale internationale.

Je vous cite une petite anecdote. Quand a été créé le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, un professeur de droit éminent, dont j’aurai la charité de ne pas citer le nom, avait dit : « Tribunal

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pénal pour l’ex-Yougoslavie, tribunal alibi ? ». Mais il avait mis un point d’interrogation. Il avait bien fait puisque, en fin de compte, le Tribunal a fonctionné quand même.

Le Darfour, pourquoi ce sont le rêve et la limite ? C’est le rêve, effectivement, c’est quand même la première juridiction pénale, permanente, universelle, celle dont on rêvait depuis le Haut Moyen Age, mais celle dont on a surtout rêvé en 1918, lorsqu’une clause du Traité de Versailles voulait déférer le Kaiser devant une juridiction pénale internationale. Ironie de l’histoire, d’ailleurs. Et on arrive au cœur de notre problème, la coopération des Etats qui n’a pas fonctionné. Il s’est réfugié aux Pays-Bas où il dort du sommeil, je crois pouvoir dire de l’injuste et il dort d’ailleurs à Scheveningen qui est, d’ailleurs, à quelques encablures du siège du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

Alors, ce rêve, vous le savez, ne s’est pas réalisé. Je ne parlerai pas des tentatives entre les deux guerres mondiales et puis, ensuite, c’est vrai que le tournant, mais je ne suis pas l’historien de service pour cette table ronde, parce que tout le monde doit s’exprimer, mais c’est vrai que le grand tournant, c’est quand même Nuremberg, qui est une justice pleine de défauts, il faut dire ce qui est. Notamment pour nous, juristes, ce sont tous nos principes, Nullum crimen nulla pœna sine lege, foulés aux pieds. Je ne parle même pas de la peine de mort - enfin, à l’époque, elle existait dans nombre de pays - du problème de la procédure, procédure testimoniale, procédure sur archives, mais n’empêche que Nuremberg a laissé une trace extraordinaire, grâce aux hommes, d’ailleurs. Justice des vainqueurs, autre inconvénient, je dois dire et, aujourd’hui, justice coloniale.

Donc, si vous voulez, Nuremberg est à la fois une certaine tache sur nos rêves de justice, de procès équitables et, en même temps, je crois que, sans Nuremberg, rien n’aurait existé. Les grands hommes aussi de Nuremberg, le Procureur Jackson notamment.

Alors, encore une fois, je passe sur l’historique, on ne m’a pas demandé d’être ici pour cela, mais je reviens donc au Darfour. Donc je passe sur les procès nationaux, c’est un grand thème aussi, justice nationale, justice internationale et, pour introduire le débat, puisqu’on me demande de l’introduire, c’est vrai que le Darfour ce sont, à mon avis, les limites et le rêve.

Alors, pourquoi le rêve ? Parce que, effectivement, c’est la première fois, comme l’a rappelé notre Bâtonnier, qu’un chef d’Etat en exercice est poursuivi devant. Ce n’est pas le premier mandat d’arrêt, le premier mandat d’arrêt nous l’avons décerné à un chef de milice, Monsieur Thomas Lubanga Dyilo, d’ailleurs j’étais présent à la Haye, c’est la Chambre préliminaire que je présidais. C’était un chef de milice, par contre, c’est vrai qu’Omar El-Béchir, c’est quand même un chef d’Etat en exercice. Ça n’était jamais arrivé. Même Monsieur Milosevic, que j’ai eu, j’allais dire, l’honneur d’accueillir à la Haye (Natacha Fauveau était là, d’ailleurs), n’était plus chef d’Etat en exercice. Alors, c’est effectivement ce dont on rêve tous.

Mais, en même temps, c’est la limite parce que, effectivement, quand on voit Monsieur Omar El-Béchir qui va se promener, sous mandat d’arrêt, au Caire, je crois que c’était au Caire, devant une quinzaine de représentants, au plus haut niveau, de chefs d’Etats de pays africains et arabes et que Monsieur Ban Ki-moon, Secrétaire Général de l’ONU, va lui serrer la main. Moi, mon arme, ça a été de prendre la plume et j’ai produit un article, dans Libération d’ailleurs, parce que j’avais quitté la Haye mais j’étais un peu scandalisé. Je connais un peu la diplomatie, il y a des diplomates dans la salle, je pense qu’il aurait au moins pu envoyer un Secrétaire Général adjoint ou un Sous-Secrétaire d’Etat.

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Je le dis d’autant plus que nous avons là l’exemple aussi, dans tous les modes de saisine de la Cour, il y a les Etats parties, je vous le rappelle, il y a proprio motu, c’est-à-dire de sa propre initiative par le Procureur et puis, il y a le Conseil de Sécurité. Ces modes de saisine, j’y reviens, on m’a demandé de parler de ma compétence, les crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocides et crimes d’agression, qui n’est pas encore défini, il paraît que ça va arriver mais, pour l’instant, ça n’a pas lieu.

Alors, quand le bureau du Procureur, on vous en parlera plus, s’est décidé à mettre sous mandat d’arrêt, évidemment, il l’a fait sous une résolution du Conseil de Sécurité, la résolution, je ne sais plus, 1593 de mai 2007, je crois. A ce moment-là, évidemment, l’observation qu’on peut affirmer dans cette tribune, c’est, quand même, qu’il aura fallu attendre que le Conseil de Sécurité se saisisse de cette situation, qui est un des modes de saisine de la Cour pénale internationale. Ça a fait dire à certaines personnes que, en fin de compte, on avait recréé un tribunal ad hoc puisque, en fin de compte, c’est le Conseil de Sécurité qui a saisi, de la situation du Darfour, la Cour pénale. Sauf que la Cour pénale avait toute son institution, toute son organisation, sa technologie. On vous expliquera, évidemment, ce qu’est le bureau du Procureur et la Cour pénale internationale, de l’intérieur.

Alors ma troisième, quatrième ou cinquième observation, j’allais dire, c’est l’immense déphasage qu’il y a entre ces images et ce qui se fait à la Haye. Il y a un immense déphasage de territoires, bien entendu. Le monde aseptisé de la Haye, les ordinateurs, les salles ultramodernes et puis, ce qui se passe ici. Et là, je dois dire que, personnellement, je suis toujours pris d’une certaine forme de malaise, parce que le bureau du Procureur est confronté évidemment à une exigence très importante, puisque toutes nos règles de preuves et de procédures sont extrêmement sophistiquées, très difficiles souvent d’interprétation, puisque je vous rappelle que la Cour pénale internationale, c’est un traité qui n’engage que les parties, alors que les tribunaux ad hoc sont une résolution du Conseil de Sécurité qui engage, en principe, tous les Etats membres des Nations Unies.

Et je crois que ce malaise que je pouvais éprouver, c’était entre, en fin de compte, cette situation, que nous voyons sur ces images terribles, je dois dire ce qui est, et puis le monde juridique que nous représentons et qui essaie de faire ce qu’il peut. Il essaye de tenir l’équilibre entre les droits des victimes, les droits de la défense, les intérêts de la société mondiale, de la société qui veut quand même introduire un peu d’ordre sur notre pauvre planète et puis, c’est vrai, cette tendance, cette appétence pour un procès équitable pour lequel, bien entendu, nous voterons tous dès demain.

Alors, ce sont mes observations. Maintenant, et je terminerai par cela, qu’est-ce qu’on peut faire pour rendre efficace la justice ?

Moi, j’allais me situer sur plusieurs plans, ce qui fait que j’ai toujours quelques difficultés à suivre toujours ce qui se passe dans le bureau du Procureur (je ne parle pas du Procureur du CPI d’ailleurs, j’avais les mêmes observations à l’égard des procureurs successifs du TPIY). Je crois que nous sommes confrontés à la finalité de la justice pénale internationale. Qu’est-ce qu’on veut de cette justice pénale internationale ? Une justice mémoire, une justice réconciliation (en principe, une justice réconciliation, c’est tout de même dans le préambule du statut du Tribunal pénal international), une justice historique.

Finalement, qu’est-ce qu’on veut garder ? Est-ce qu’on veut le procès de tout le monde, est-ce qu’on veut rendre justice à toutes les victimes, puisqu’une des grandes nouveautés de la Cour

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pénale internationale, c’est d’avoir introduit les victimes ? Je crois que ce sont des questions très importantes. Personnellement, je n’ai pas la réponse à toutes ces questions. Justice mémorielle, justice historique, justice réconciliation, justice réparation (que peut-on réparer de ces milliers et milliers de victimes ?).

Une petite anecdote quand même, on a introduit le droit des victimes, je présidais la Chambre préliminaire 1, nous avons été confrontés à cette interprétation extrêmement sophistiquée, casuistique, du droit des victimes. Nous avons dû, d’abord, trancher sur une question complexe : qu’est-ce que le droit de la participation des victimes ? Bref, nous sommes arrivés à une décision, qui a fait l’objet d’un appel, tout est compliqué. Finalement, je raccourcis, c’est plus compliqué que ça, nous avons déterminé qu’il y avait, pour l’affaire Thomas Lubanga Dyilo, en Ituri, 120 victimes. Cela étiqueté « victimes », officiellement victimes. Territoire plus grand que la France. Donc grand malaise.

Alors ce sont ces questions qui, je crois, font qu’on y ajoutera un dernier point : quelle force pour arrêter Monsieur Omar El-Béchir ? Mais il n’y a pas que lui. Je crois que, là, nous nous heurtons peut-être aux limites. On parlait du rêve et peut-être les limites de la Cour pénale internationale. Il restera quand même à se poser la question de savoir s’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Je crois qu’elle sert, je pense que Monsieur Omar El-Béchir se promènera de moins en moins et que, à la limite, peut-être que des mouvements internes finiront aussi par se substituer à ce que la Communauté internationale n’arrive pas à faire.

Voilà, j’ai été un peu long, c’était une introduction mais j’ai presque fait, en même temps, ma conclusion.

Applaudissements de la salle.

Vincent NIORE

Merci beaucoup, Monsieur le Président, vous avez mis l’accent sur un point crucial qui est celui du statut des victimes devant la Cour pénale internationale, au niveau de l’enquête, au niveau de la procédure, après délivrance d’un mandat d’arrêt.

Bonjour Monsieur Zimeray.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Monsieur l’ambassadeur François Zimeray nous rejoint.

Applaudissements de la salle.

Vincent NIORE

Avant de revenir sur cette problématique des victimes et de céder la parole à Monsieur Amady Bâ, j’aimerais que Monsieur Jacky Mamou, qui est le Président du collectif Urgence Darfour, nous parle de l’action du collectif et revienne sur cette notion de crime contre l’humanité, crime de génocide, crime de guerre et savoir très précisément ce qui se passe au Darfour sur ces

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qualifications pénales. Nous reverrons ensuite la nature et l’étendue du mandat d’arrêt délivré contre le Président du Soudan.

Jacky MAMOU

Je vous remercie, Mesdames et Messieurs. Monsieur le Bâtonnier, merci de cette invitation. Je vais trancher directement, puisque je ne suis pas juriste, je n’ai aucune vocation à donner des leçons de droit. Je viens de l’humanitaire et je fais partie du collectif Urgence Darfour qui essaie d’attirer l’attention de l’opinion sur les exactions, très graves, dont sont victimes les populations du Darfour.

« Mesdames et Messieurs, la guerre est finie au Darfour ». C’est ainsi que s’est exprimé le Commandant nigérien de la MINUAD, la Force des casques bleus au Darfour dont le contingent n’est toujours pas complété, deux ans et demi après la résolution du Conseil de Sécurité de 2007. C’est aussi l’avis du responsable de la politique de la MINUAD, Rodolphe Adada qui déclarait il y a peu : « il n’y a plus de combats réellement sur le terrain. »

Durant le mandat de ces deux responsables, au diagnostic si sûr, 450 000 personnes supplémentaires ont été déplacées, selon des comptages du Haut Commissariat aux Réfugiés. Ces habitants du Darfour, qui ont dû fuir leurs villages, pour leur extrême majorité, appartiennent aux ethnies dites noires-africaines du Darfour. Ils ont dû quitter de force leurs villages, qui ont été brûlés, les puits empoisonnés, le bétail capturé. Il faut s’attarder particulièrement sur le sort des femmes et des fillettes, qui sont violées d’une manière quasi systématique. L’arme du viol est devenue un élément évident de la guerre de terreur que font mener le Gouvernement soudanais et ses milices djandjaouid.

Alors même que les déclarations de ses deux responsables ont été faites sur le terrain, une attaque d’envergure, avec des moyens militaires lourds, a eu lieu dans la région du Nord Darfour, à Korma. Faut-il ajouter que Rodolphe Adada et le Commandant de la MINUAD, qui ne seront jamais regrettés, bien sûr, par les habitants du Darfour, ont été décorés, à l’issue de leur mandat, de la plus haute distinction honorifique du Soudan, par Omar El-Béchir lui-même, accusé par la Cour pénale internationale des crimes les plus monstrueux. Voilà un bel exemple de l’incapacité de la communauté internationale à protéger les populations civiles et de la complaisance d’un certain nombre de ses acteurs avec le régime de Khartoum.

Alors, quelle a été la réponse de la communauté internationale face au drame du Darfour ? Il y en a eu trois. D’abord, l’aide humanitaire. En second lieu, l’envoi de troupes sur le terrain, de l’Union Africaine, puis de l’ONU. En troisième, nous verrons la Cour pénale internationale.

Pour mémoire, 300 000 à 400 000 personnes ont été tuées au Darfour, selon les estimations. Environ 4 000 villages ont été détruits et près de 3,5 millions de personnes ont été déplacées et sont dans des camps de déplacés au Darfour même, ou dans des camps de réfugiés au Tchad et en République Centrafricaine.

Alors, ce Gouvernement est particulier, au Soudan, il faut y revenir. C’est un Gouvernement militaire, illégitime, issu d’un coup d’Etat en 1989. C’est un Gouvernement minoritaire, issu du courant des Frères Musulmans, dont le parti, le Front National Islamique, avait recueilli moins de 10 % aux élections, juste avant le coup d’Etat. Un Gouvernement qui n’a jamais connu que l’emploi de la violence génocidaire pour essayer de résoudre les conflits internes au Soudan.

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On l’a vu, pendant des années, ces mêmes agents de Khartoum ont mené une guerre sans merci contre les Sudistes, entraînant la mort de 2 millions de personnes et 4 millions de déplacés. Enfin, un Gouvernement incapable de partager les richesses accumulées par l’extraction du pétrole, dont les bénéfices ne servent qu’à un petit groupe prédateur et à financer l’effort de guerre.

Quelle est la situation humanitaire au Darfour, actuellement ? Elle est extrêmement préoccupante. Avec 5 millions de personnes dépendant de l’aide humanitaire, c’est-à-dire l’alimentation, l’eau et les besoins sanitaires élémentaires. En raison du climat d’insécurité, organisé savamment par Khartoum, sur ces 5 millions de personnes, près de 2 millions, selon les Nations Unies, ont un accès limité ou impossible à l’aide humanitaire. Le chaos, fomenté par le Gouvernement soudanais, qui suscite le pillage, le harcèlement et le détournement de l’aide humanitaire est criant.

Depuis le début de l’année, jusqu’au 1er septembre 2009, 7 travailleurs humanitaires et 3 employés de la MINUAD ont été tués, 22 ont été blessés, 11 secouristes, dont 7 expatriés, ont été attaqués. 29 femmes, travaillant pour l’aide internationale ou la MINUAD, ont été violées. 44 agents humanitaires et 12 employés de la MINUAD ont été arrêtés ou détenus temporairement. 64 véhicules des ONG ou des agents des Nations Unies ont été volés, 31 appartenant à la MINUAD.

Voilà dans quel climat se déroule l’aide humanitaire au Darfour.

Suite à la demande d’arrestation de la Cour pénale internationale, envers le Président soudanais, 13 organisations humanitaires parmi les majeures, c’est-à-dire celles qui avaient la plus grande capacité d’intervention, ont été expulsées du Darfour en représailles. Le nombre d’expatriés est passé de 700 à 500, en quelques jours. C’est ainsi que le Gouvernement soudanais a décidé de punir les populations civiles, c’est-à-dire leurs propres compatriotes, ceux-là même qu’ils ont naturellement maltraités et dont ils espèrent accentuer la détresse en les privant de l’aide vitale.

Cette expulsion des ONG a fait passer de 17 000 à 12 000 le nombre de travailleurs locaux travaillant au Darfour. L’impact de ce départ des ONG est extrêmement important, puisqu’il affecte 1,1 million de personnes recevant l’aide alimentaire, 1,5 million qui bénéficiaient de services de santé et plus de 1 million qui avaient accès à la distribution d’eau.

Naturellement, le grand émoi qui s’est emparé de la communauté internationale, après cette décision du Gouvernement soudanais d’expulser ces ONG, a entraîné un certain nombre de correctifs et, en particulier, un certain nombre d’ONG, quelques-unes seulement, ont pu revenir au Darfour sous d’autres noms. Il n’empêche que, aujourd’hui, les organisations humanitaires sont obligées de travailler à flux tendus et ils ne pourront pas continuer leurs efforts, qui sont d’une intensité extrême, pendant très longtemps, en fonction, justement, de ce départ des organisations humanitaires.

Voilà pour l’aide humanitaire.

La deuxième réponse de la Communauté internationale a été d’essayer de contenir la violence. D’abord, par l’envoi d’une force de l’Union africaine, en octobre 2004, dont les effectifs monteront jusqu’à 7 000, pour un territoire grand comme la France. Mal équipés, paralysés par les manœuvres de l’administration soudanaise et, surtout, avec un mandat uniquement d’observation seulement, ils ont échoué lamentablement, malgré d’innombrables résolutions du Conseil de Sécurité demandant à

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Khartoum de désarmer les milices djandjaouid, celles-là même qui ont fait les exactions les plus terribles et de sécuriser le déploiement total de l’aide humanitaire.

Finalement, le Conseil décidera d’élargir l’action de l’Union africaine en envoyant une mission conjointe avec des Casques bleus, sous responsabilité des Nations Unies. Mais, l’échec de cette force nouvelle, intitulée la MINUAD, à protéger les civils et à sécuriser l’aide humanitaire, est patent.

Hier même, le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, s’est plaint officiellement auprès du Gouvernement soudanais, devant le Conseil de Sécurité, des entraves à la circulation des Casques bleus et des attaques dont ils font l’objet. Rappelons que ces Casques bleus, dont le nombre n’est pas encore complété, puisque 70 % seulement des effectifs, plus de deux ans et demi après la décision du Conseil de Sécurité. Ces Casques bleus appartiennent à des pays africains, à des pays arabes ou musulmans ou à des nations alliées du Soudan, comme le contingent chinois. C’est-à-dire que le Gouvernement soudanais a lui-même choisi la nationalité des contingents qui agiraient au Darfour.

Mais cela ne suffit pas à contenter Omar El-Béchir. Il y a dix jours, le représentant du Soudan aux Nations Unies a indiqué qu’il était temps, pour la force internationale, de se préparer à partir. Enfin, le Gouvernement soudanais a comme objectifs de fermer les camps de déplacés au Darfour et d’imposer un retour forcé des populations des camps vers leur lieu d’origine. Rappelons que le déplacement forcé des populations constitue un crime contre l’humanité. Ces retours vers ces camps, là où plus rien n’existe pour ces populations (vous l’avez vu dans le film) ou, s’il existe encore quelque chose, ces terres ont été occupées par des personnes issues des tribus nomades arabes alliées au régime de Khartoum ou d’autres populations arabophones des pays voisins.

Au fond, le mot d’ordre de Khartoum aujourd’hui, est de dire : « tout va bien au Darfour. » Car ceux-là même qui ont commis les crimes les plus atroces de ce début du XXIème siècle ont deux objectifs. D’abord, organiser des élections qui auront lieu normalement dans quelques mois et dont tout le monde sait qu’elles ne seront pas loyales. Ensuite, avoir les mains libres pour affronter les Sudistes qui réclament leur indépendance et qui le décideront par référendum en 2011.

Troisième et dernier volet de la réponse de Communauté internationale. Ça a été, effectivement, la Cour pénale internationale. Je ne reviendrai pas sur plusieurs aspects qui ont été évoqués précédemment, qui seront développés ultérieurement. Simplement, je crois qu’il faut réfléchir aussi à la conjoncture, très particulière, dans laquelle cette Cour pénale a été saisie par le Conseil de Sécurité.

D’abord, cela répondait à un désir du Secrétaire général de l’ONU, Monsieur Kofi Annan, qui, je pense, ne se serait jamais assis à la même table et n’aurait jamais salué le Président soudanais Omar El-Béchir. Il faut comprendre que Kofi Annan, qui a une brillante carrière de diplomate derrière lui, lorsqu’il devient Secrétaire Général des Nations Unies, a une tache dans son rétroviseur. Il a été Sous-Secrétaire Général des Nations Unies, chargé des opérations de maintien de la paix, c’est-à-dire les Casques bleus, pendant le Rwanda. Et, vous le savez, la gestion du Rwanda et la gestion des Casques bleus au Rwanda ont été particulièrement calamiteuses puisque, malgré la présence de Casques bleus, le génocide des tutsis s’est déroulé dans les conditions atroces que vous connaissez.

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Donc c’est un homme qui a envie de marquer un nouveau tournant dans la Communauté internationale, d’autant qu’il s’appuie sur un élément très important : en 2001, les Nations Unies adoptent le concept de la responsabilité de protéger. Il dit quoi ce concept ? Ce concept dit que, dans des situations où un Gouvernement est incapable de faire face, soit à des cataclysmes naturels, soit à des crimes de guerre, crimes de l’humanité ou génocides, il revient à la responsabilité de la Communauté internationale de prendre en charge et défendre ces populations.

Donc c’est dans ce contexte-là que Kofi Annan va envoyer, d’abord, une Commission d’enquête de magistrats. Ces magistrats vont revenir, quelques mois après, alors qu’ils ont eu les plus grandes difficultés, bien sûr, à enquêter sur le terrain, mais leur rapport est accablant et il conclut à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité, commis par le Gouvernement soudanais. Dès lors, deux mois après, Kofi Annan va proposer, effectivement, au Conseil de Sécurité, la saisine de la Cour pénale internationale.

Et là, on est quand même perplexes. Il y a au Conseil de Sécurité : les Etats-Unis qui, vous le savez, sont hostiles à la Cour pénale internationale ; il y a la Chine et la Russie, qui sont les alliés traditionnels du Soudan. Et le miracle va avoir lieu.

D’abord, il faut comprendre l’action de Kofi Annan. Deux, l’état d’esprit des Européens, par exemple. Les Européens sont divisés. Nous sommes quelques années après le début de la guerre en Irak, les Français et les Anglais ne sont pas, non pas dans le même camp, mais dans le même positionnement. Il était donc impensable, pour les nations occidentales, après ce qui s’est passé en Irak, d’avoir comme ambition d’imposer, par exemple, une opération de force pour protéger les populations civiles du Soudan. Ils n’en avaient d’ailleurs aucune envie.

Et donc, l’idée de la saisine de la Cour pénale internationale a été, si vous voulez, un moindre mal. D’autant que les démocraties occidentales sont travaillées par les organisations des droits de l’homme, par les organisations de solidarité qui, effectivement, diffusent des rapports accablants et des témoignages très documentés sur la situation au Darfour. Donc il y a eu une espèce de conjoncture très particulière.

Bien sûr, il y a eu tous les éléments des Tribunaux pénaux, etc. Mais comment expliquer que les Etats-Unis, que la Chine et la Russie, finalement, acceptent de ne pas mettre leur veto ? Ça, c’est un vrai sujet de débat. A mon avis, il tient à la chose suivante : dans leur idée, la Cour pénale internationale allait travailler sur le long terme, c’est-à-dire qu’elle allait mettre beaucoup de temps à produire ses premières conclusions. Ça donnerait donc le temps à une solution politique ou à une solution militaire - qui sait ? - de parvenir à son but.

Le deuxième élément, c’est que je pense qu’au début, personne ne s’imaginait que le Président soudanais serait inculpé. Je pense qu’il était vraisemblable qu’un certain nombre d’acteurs sur le terrain, et ça n’a pas manqué, puisque deux d’entre eux, un chef de milice djandjaouid, Ali Kouchayb, et Ahmed Haroun, qui était l’espèce de pro-Consul au Darfour du Gouvernement soudanais, ont été inculpés en 2007. Soit deux ans après la saisine de la Cour pénale internationale.

Donc, si vous voulez, je pense que les diplomaties ont été quand même un peu prises par surprise par la pugnacité du Procureur Ocampo de mener jusqu’au bout, et c’était logique, puisque la chaîne de commandement de tout ce qui s’est passé au Darfour aboutissait au chef de l’armée, qui est le Président Omar El-Béchir, au chef du parti politique qui dirigeait le Gouvernement soudanais, qui

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est Omar El-Béchir. Si vous voulez, la logique était inscrite mais la rapidité des conclusions du Procureur Ocampo a abouti à l’inculpation, par la Chambre préliminaire, du Président soudanais.

Dès lors, on l’a évoqué effectivement, Omar El-Béchir est affaibli sur le plan international, malgré le soutien indéfectible des pays de la Ligue Arabe, des pays de l’Union Africaine (je vous rappelle qu’elle est présidée par Kadhafi), des pays de la Conférence islamique et des pays comme la Chine et la Russie. Pourtant, Omar El-Béchir n’a pas pu se rendre dans un certain nombre de pays africains, comme en Afrique du Sud, en Ouganda ou au Nigeria. Il n’a pu se rendre, chez un allié à lui pourtant, au Venezuela, ni en Turquie où des rencontres avec des chefs d’Etat avaient lieu au plus haut niveau et auxquelles il n’a pas pu assister, parce que les Gouvernements ne lui ont pas donné l’assurance qu’il ne pourrait pas être arrêté à ce moment-là.

Il ne pourra pas participer au Sommet de Copenhague qui va s’ouvrir incessamment, parce que le Gouvernement danois est signataire et partie de la Cour pénale internationale. Il risquerait donc, lui aussi, de procéder à une arrestation du Président soudanais.

Effectivement, vous l’avez souligné, Monsieur, une des solutions, un des scenarii envisageables est que ce Président affaibli risque, un jour, de se faire déposer par ses propres amis, en tout cas un certain nombre de ses propres amis et, un jour, terminer devant la Cour pénale internationale à la Haye. C’est ce que je souhaite ardemment et ce que, je crois, devraient souhaiter tous les hommes et les femmes épris d’humanité.

J’en terminerai là. Pour que, effectivement, un processus de déposition, d’autogolpe, de mise à l’écart, d’Omar El-Béchir soit envisageable, il faut donner des signaux clairs au Gouvernement et aux dirigeants politiques soudanais. Or, vous le savez, prochainement, il y aura un sommet France-Afrique, ou plutôt Afrique-France, qui se tiendra au Caire et qui réunit les Chefs d’Etats africains et le Chef d’Etat français. Dès lors, on peut se demander si le Gouvernement français va dans la bonne direction quand, dans l’annonce du sommet France-Afrique de début 2010, au lieu de demander, purement et simplement, que le Président Sarkozy ne puisse pas rencontrer, bien évidemment, Omar El-Béchir, ne puisse pas lui serrer la main, bien sûr, mais ne puisse même pas l’entrevoir, la diplomatie française vient de déclarer qu’elle souhaitait un traitement particulier pour la présence d’Omar El-Béchir à cette conférence.

Donc, vous voyez, ce n’est pas un très bon signal qui est donné aux Soudanais, en ne leur donnant pas des signaux bien clairs de ce que toutes les démocraties devraient envoyer à un criminel pareil.

Vous l’avez compris, tout ça dépend, évidemment, de la mobilisation de l’opinion publique, qu’elle soit française ou internationale. Ça veut dire que, en réalité, cela dépend de nous et cela dépend de vous. Je vous remercie.

Applaudissements de la salle

Vincent NIORE

Merci infiniment, Jacky Mamou. Nous connaissons tous la longueur, l’intensité de votre engagement. Soulignons l’importance du travail de mobilisation de l’opinion publique et des pouvoirs publics par le collectif Urgence Darfour, depuis plusieurs années. Merci également pour la qualité de votre analyse politique.

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Nous savons que la Cour pénale internationale est définie comme étant la gardienne de l’humanité. Monsieur Amady Bâ, vous qui êtes le chef de la section de coopération internationale au bureau du Procureur de la Cour pénale internationale et l’un des organes naturels de saisine de la Cour pénale internationale, dites-nous comment se déroule l’action du Procureur en pratique puisque, Monsieur Jorda nous l’a dit tout à l’heure, il y a une grande distinction, peut-être une contradiction entre une espèce de bureaucratie et la catastrophe humanitaire qui existe actuellement au Darfour, que Monsieur Jacky Mamou nous a décrite. Vous avez la parole.

Amady BA

Je vous remercie, Monsieur le modérateur et je remercie également le Barreau de Paris, notamment Monsieur le Bâtonnier, d’avoir associé le Bureau du Procureur à cette réflexion. Comme le Président Jorda, je suis très impressionné par la qualité du film, qui relate exactement les réalités sur le terrain. Je voudrais être un peu plus optimiste que lui. Souvent, je le suis dans nos débats.

Je suis magistrat sénégalais, je connais les limites de la justice nationale, avec tous les moyens dont on dispose. J’ai mené des enquêtes en tant que juge d’instruction, j’ai présidé des audiences correctionnelles d’assises et je sais le temps que met une affaire à mûrir, pour avoir les éléments de preuve, pour les rassembler devant le juge. Ce temps judiciaire, comparé au temps judiciaire international, il y a forcément des décalages. Surtout quand il y a une demande très forte de l’opinion internationale à corriger ce qu’on a vu dans le film.

Pour ça, je voulais juste replacer la création de la Cour pénale internationale dans un contexte bien défini. Le statut a été adopté en 1998, la Cour est entrée en vigueur en 2002, quand soixante Etats l’ont ratifié. Mais cette Cour n’a commencé à être opérationnelle qu’en 2003, c’est-à-dire quand tous les organes et le staff ont été nommés, les règles de procédures, de recrutements, le protocole interne entre la présidence, le greffe et le Bureau du Procureur ont été mis en place. Donc le démarrage effectif de la Cour a commencé en 2005, quand le Procureur a été saisi par les différents pays.

Sa compétence également, un petit rappel, parce que c’est une compétence qui couvre des crimes extrêmement difficiles à prouver, dans des contextes de conflits : crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de génocide. Il faut que le territoire soit un Etat membre, donc nous ne pouvons pas faire des enquêtes aux Etats-Unis, en Russie, en Chine, qui ne sont pas Etats membres. Donc ce qui suppose que ce n’est pas seulement la compétence matérielle mais aussi la compétence liée à l’Etat qui ratifie (donc qui nous donne compétence sur son territoire) ou bien la compétence nationale : vous êtes Français, Sénégalais, vous avez ratifié, donc même si vous commettez des crimes en Chine, nous avons compétence.

Il y a ensuite la compétence temporelle, parce que les crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crimes de génocide, pour lesquels nous sommes compétents, c’est à partir de la date de 2002.

Donc il y a d’abord des limites objectives, des limites juridiques, dont le Procureur lui-même, malgré sa bonne volonté, doit tenir compte. Ensuite, il y a des défis, tout à fait au début. Dans la justice nationale, le Procureur a la police judiciaire. Il a des moyens, des forces coercitives, il peut se mouvoir partout sur le territoire français, havre de paix, comme dans mon pays. Donc nous avons les moyens, dans une démocratie apaisée, d’aller interroger qui nous voulons, dans le territoire français ou sénégalais. Dans le contexte de la Cour, la première difficulté est que nous enquêtons

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dans des contextes de crise. Actuellement, au Darfour, on ne peut pas accéder au territoire. Vous avez vu dans le film que même les journalistes n’avaient pas la possibilité d’accéder aux charniers pour amener des éléments d’enquête. C’est la même chose qui se passe au niveau de notre Direction des enquêtes.

Nous avons trois divisions : la division des enquêtes, la division des poursuites, la division de la coopération, qui ouvre les portes, permettant à ces deux divisions de se mouvoir pour assembler les éléments de preuve, entendre les témoins, etc. Donc, dans un contexte de crise, quelle difficulté nous pouvons avoir pour rassembler les éléments d’informations et des preuves.

Deuxième difficulté : comment appliquer la compétence du Procureur ? Dans la justice nationale, j’ai un code de procédures pénales qui me déroule tout. Ici, nous n’avons qu’un statut qui décrit les règles, les crimes et qui dit comment la Cour doit juger. Toute la stratégie du Procureur à appliquer sa compétence résulte des règles internes créées, qui n’existaient pas - nous saluons les premiers Tribunaux spéciaux, qui nous ont inspirés – mais il fallait des protocoles internes d’enquête pour voir comment appliquer la compétence, surtout par rapport à deux éléments importants.

Je ne peux pas poursuivre tous les crimes qui se passent actuellement dans le monde, je dois poursuivre les crimes les plus graves, dit le code. Qu’est-ce que c’est que la gravité ? Comment appliquer la gravité par rapport à ce qui se déroule en Afrique et dans beaucoup de parties du monde ? La gravité suppose qu’on détermine le contrôle : qu’est-ce qui est grave et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Voilà une première difficulté appliquée à la compétence.

Ensuite, deuxième difficulté, innovation majeure, la complémentarité : je ne dois agir que si le territoire national, le système judiciaire national n’a rien fait. C’est-à-dire : incapacité du système judiciaire à poursuivre lui-même ou bien manque de volonté du système judiciaire, ou de l’Etat, à poursuivre. Donc il y a un dialogue entre l’Etat, ou le territoire où se commettent ces crimes, pour justifier devant les juges que ma requête est recevable, parce qu’il n’y a pas de capacité et il n’y a pas d’incapacité. Donc, il y a toute une difficulté réelle à appliquer.

Malgré tout ça, le bilan, aujourd’hui, est raisonnable : 12 mandats d’arrêt, sur lesquels 8 n’ont pas été exécutés. Ce qui me permet de glisser vers le thème de la coopération. Nous avons pu exécuter 4 mandats d’arrêt mais 8 personnes, dont le Président El-Béchir aujourd’hui, courent les rues et n’ont pas pu être arrêtées. Si nous avons une compétence, sur les 4 situations ouvertes, l’Ouganda, la RDC et la République Centrafricaine, ce sont les Etats eux-mêmes qui nous ont saisis, ce qui facilite l’accès du Bureau à ces territoires. La coopération que je dirige, un coup de fil, le Ministre permet l’arrivée de mon équipe d’enquête qui vient interviewer les personnes, les déplacer, voir et rassembler tous les éléments de preuve.

Dans la situation du Darfour, c’est le Conseil de Sécurité qui nous a saisis. Au début, il y a eu une collaboration de l’Etat soudanais. Sept missions ont permis d’aller jusqu’au fond, pour avoir des éléments, des documents, rencontrer les organisations internationales et les organisations humanitaires sur le terrain. Mais quand l’Etat soudanais a vu que les enquêtes se dirigeaient vers les crimes les plus graves (donc ceux qui ont la plus grande responsabilité, en application du code), ils ont fermé la porte, parce qu’ils ont su que la direction des enquêtes menait vers ceux qui donnaient les instructions et ceux qui avaient la main, qui fournissaient, aux milices djandjaouid, les armes et qui mettaient dans des camps et qui tuaient ceux qui étaient dans les camps, les foules Masselites et les Adawa, qui sont noirs.

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Tout ce qu’on a dit dans le film est tout à fait vrai et le Procureur dispose aujourd’hui d’éléments de preuve pour attester que c’est plus qu’un crime contre l’humanité, c’est plus qu’un crime de guerre, c’est un crime de génocide. Même si les juges nous disent que les preuves que nous avons sont insuffisantes, comme le film l’a démontré, et que nous avons fait appel. Nous attendons la décision d’appel : le génocide n’est pas encore écarté.

Donc, accès au territoire : première difficulté. Malgré ça, le juge, qui n’était pas dans l’enquête, qui ne savait même pas comment s’est déroulée notre enquête, qu’on puisse rendre compte que les éléments de preuve sont assez suffisants pour le crime de guerre et le crime contre l’humanité. Pour le crime de génocide, sur trois juges, deux ont estimé que ce n’est pas établi, un a estimé que c’est établi. Nous attendons la décision d’appel. Ça vous donne la preuve.

Nous avons enquêté sur 18 pays autour du Soudan, entendu 1 000 personnes et nous avons des armoires et des armoires de preuves contre le Président Omar El-Béchir, qui a fait que des juges indépendants, comme le Président Jorda, ont pu évaluer et dire : « les ordres viennent du Président El-Béchir et c’est un plan organisé. »

Alors, comment apparaît la coopération ? D’abord, le cadre juridique. Les Etats membres, comme la France ou le Sénégal, 110 Etats membres ont signé, ratifié le traité. Ils ont l’obligation de coopérer. Le cadre juridique : obligation statutaire générale de tout Etat membre. Les Etats non membres, sur les 195 que comptent les Nations Unies, 110 – 195, les Etats non membres ne sont pas tenus d’une obligation. Mais nous pouvons, mon Département, négocier avec ces Etats pour signer des conventions ad hoc pour permettre, justement, d’avoir les mêmes obligations que les Etats membres : accéder au territoire, entendre des témoins. Et puis, sur la base de cet accord, nous pouvons enquêter. Ils ne sont pas tenus d’une obligation, sauf s’il y a cet accord.

Ou bien, s’ils reconnaissent la compétence de la Cour, article 12, comme l’a fait la Côte d’Ivoire : nous ne sommes pas membres mais, par rapport aux faits bien précis, déclaration de reconnaissance de compétence. Dans ce cadre, ils ont les mêmes obligations qu’un Etat membre.

Il y a les organisations internationales, comme les Nations Unies, avec qui nous avons signé une convention, la MONUC, l’Union Européenne. Nous attendons la signature de l’Union africaine. Ça, simplement pour vous donner une idée de l’obligation générale de nous assister, de nous ouvrir les portes, de permettre au Procureur d’avoir tous les éléments de preuve et de se mouvoir sur le territoire d’un Etat souverain. Mais la limite juridique, vous l’avez dit, le Procureur ne peut pas ordonner la coopération, il peut seulement la solliciter : premier élément de faiblesse.

Deuxièmement, les Etats, qui se disent Etats membres, tous ne coopèrent pas de la même manière. Vous comprenez que, dans le système international, les intérêts font que, même son copain, on ne veut pas le détour. Ou bien d’autres ne coopèrent pas sur cette situation-là, du Darfour, mais coopèrent sur la situation de l’Ouganda ou de la RCA. Donc des intérêts des Etats font que, souvent, il y a une réponse qui n’est pas homogène, qui n’est pas simultanée, qui n’est pas suivie et qui dépend des intérêts des Etats. Mais, c’est là aussi l’enjeu de la création de la Cour, sans ce système-là, il n’y aurait pas de Cour pénale internationale. Sans ce système de la complémentarité ou de la coopération négociée, il n’y aurait pas de Cour pénale internationale. Parce que le statut de Rome a créé plus qu’une Cour, il a créé un système d’échanges entre Etats. C’est différent du système d’une juridiction nationale qui a un pouvoir coercitif.

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Quel bilan tirons-nous maintenant de cette forme de coopération générale, une forme de coopération spécifique, déterminée par les articles 86 et 96 suivants qui disent que sous la requête du Procureur, un Etat doit ouvrir son territoire, permettre au Procureur d’accéder aux éléments de preuve, si nous tenons un bilan. Aujourd’hui, de six mois et un an de présence à la Cour, d’après les statistiques, il faut retenir que, globalement, nous avons des réponses positives.

Je donne l’exemple de la France, que je connais le plus, parce qu’en tant qu’ancien de l’Ecole de la Magistrature, elle a signé toutes les conventions de coopération avec notre structure, la France, je connais le réseau diplomatique francophone. Jamais la France n’a écarté une requête du Procureur. Mais, souvent, c’est la lenteur, souvent, c’est de dire : « on préfère que vous le fassiez comme ça. » Donc il n’y a pas eu un refus.

Deuxièmement, la plupart des Etats qui annoncent l’appui à El-Béchir, notamment la Ligue Arabe ou, dans certains pays, une requête spécifique pour entendre des témoins délocalisés chez eux, une requête d’informations : il y a toujours une réponse. Donc, deuxième élément, il y a des requêtes, des réponses positives à nos demandes d’assistance de localisation de témoins, de fourniture d’informations.

Troisièmement, il y a des pays qui ne sont pas membres, avec qui nous avons signé des accords ad hoc et qui réagissent. Où se trouve le problème ? Le problème, c’est depuis le mandat d’arrêt d’El-Béchir. Pour la première fois dans l’histoire de la justice pénale internationale, un Président en exercice a fait l’objet d’un mandat d’arrêt. En cours d’exercice. Et je suis conscient, nous sommes conscients des difficultés politiques que ça engendre. Mais c’est un mandat judiciaire que nous avons, qui n’est pas un mandat politique. Les politiques ont leur idée sur ce mandat.

L’Union africaine, aujourd’hui, est un syndicat d’Etats Africains qui s’oppose à ce mandat, pour des raisons souvent nationales parce qu’eux-mêmes ne sont pas, peut-être, encore sortis de l’auberge. Parce que, ce que je n’ai pas encore dit, nous sommes en analyse sur quatre continents : Gaza, une équipe est en train de faire la première phase. Avant l’ouverture d’une situation, c’est l’analyse préliminaire : est-ce que les faits sont consistants ? Est-ce qu’ils revêtent un caractère criminel, au sens du statut ? Est-ce que les faits sont imputables à x ou y ? Au moment où je vous parle, Gaza est en analyse. Le Kenya était en analyse, la complémentarité a échoué et nous allons saisir les juges dans une semaine pour demander l’ouverture d’une situation au Kenya. La Côte d’Ivoire est en analyse. La Colombie est en analyse. L’Afghanistan est en analyse.

Parce que les crimes sont imprescriptibles et la phase d’analyse est la plus longue, parce que nous recoupons des informations, nous allons vers les témoins, les organisations internationales, pour faire le travail d’enquête d’une police judiciaire. Est-ce que les faits dont on nous parle peuvent être reconnus et revêtent les caractéristiques de crime, au sens du statut ? Si oui, avons-nous la gravité telle que le prévoit le statut ? La gravité suppose la nature de la commission, le nombre de victimes. Il y a autant de critères développés dans la politique pénale du Procureur, qui déterminent la gravité.

Et nous devons justifier aux juges que nous n’avons pas sur le territoire, comme la République Démocratique du Congo, où il y a des conflits et des crimes partout, la gravité qu’on applique ne peut pas permettre d’amener tous ces criminels, ces supposés, devant la Cour. Voilà les auteurs des crimes les plus graves, ceux qui ont la plus grande responsabilité. Donc la complémentarité des juridictions nationales permet de mettre en œuvre des sanctions contre les autres. Mais nous devons

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justifier devant les juges : la gravité, la complémentarité, l’échec de la prise en charge du système judiciaire national, sous peine d’irrecevabilité.

Maintenant, vous comprenez la longueur de la phase d’analyse. Mais aucun continent, aucun auteur de crimes graves, aujourd’hui, n’est à l’abri de la Cour pénale avec Ocampo ou sans Ocampo, parce qu’il part dans deux ans. Et je suis optimiste sur l’exécution du mandat d’arrêt contre El-Béchir, je vais vous dire pourquoi.

Au début, El-Béchir a fait le tour du monde, aussitôt après ou avant le mandat d’arrêt. Aujourd’hui, dites-moi où part El-Béchir. Nulle part. Invitée, notre diplomatie joue aussi, elle travaille avec les Etats. Nous leur rappelons leurs obligations. Vous avez fait une déclaration sur Sarkozy tout à l’heure mais je vous dis que l’on suit : il n’est pas sûr que Monsieur El-Béchir aille dans cette réunion, parce que nous avons aussi les moyens de dire à Monsieur Sarkozy : « rappelez-vous vos obligations. » Et nous le mettons devant ses responsabilités, devant sa propre communauté. Et nous le faisons et nous le faisons très bien. Il n’est pas allé au Brésil. Il s’apprêtait à aller au Sénégal et tous ses voyages et ses missions ont été annulés. Tôt ou tard, El-Béchir répondra de ses crimes.

Alors, quelles sont les perspectives, maintenant ? Nous avons des difficultés par rapport à certains Etats qui annoncent : « la Cour pénale, la Cour pénale. » Mais, en fait, quand nous demandons un visa pour un témoin qui doit venir à la Haye, nous avons souvent des difficultés. Certains disent : « oui, mais l’immigration, ceci cela. » Première difficulté : des choses opérationnelles. Un témoin qui vient vous voir à la Cour : « vous avez signé et ratifié, écoutez, prenez vos responsabilités de laisser ce témoin venir à la Cour. » Et ce ne sont pas seulement les témoins, ce sont souvent beaucoup de difficultés diplomatiques pour que les auteurs de crimes supposés puissent apparaître.

Je donne l’exemple d’Abu Garba. Pour la première fois, une citation à comparaître (ce n’est pas un mandat d’arrêt), la personne comparaît volontairement. Quelles difficultés avons-nous eues pour qu’Abu Garba comparaisse volontairement ? Le Gouvernement hollandais dit : « il faut ces conditions. » Là où il passe, il faut négocier même l’espace aérien. Parce qu’aucun Etat ne veut s’en mêler : « je ne veux pas être dedans, il ne faut pas que l’avion survole mon espace, parce que je vais avoir des difficultés. Peut-être pas seulement avec El-Béchir, peut-être avec la Chine. » Donc, il faut tenir compte des intérêts.

Je comprends les intérêts diplomatiques et économiques des pays. La justice, elle, a d’autres objectifs. Elle va se poursuivre malgré ces intérêts, malgré le Gouvernement qui change, malgré les positions et elle s’inscrit dans le long terme. C’est pourquoi je veux qu’on tienne compte du démarrage effectif de la Cour. 2005-2009, c’est une période très courte. Quatre situations ont été ouvertes, huit pays sont en situation d’analyse, au moment où je vous parle. Douze mandats d’arrêt ont été rendus, quatre sont exécutés, huit sont encore en exécution. C’est pourquoi, dans la politique pénale du Procureur, nous avons trois perspectives que je vais partager avec vous en conclusion.

La nouvelle stratégie du Procureur vise, invite les Etats et les acteurs de la coopération à nous aider sur trois points. Sur le plan diplomatique, dans vos discours, Excellence, rappelez que vous êtes membre du statut, rappelez que vous êtes pour la lutte contre l’impunité et rappelez le soutien fort à la Cour pénale. Tout le monde ne le fait pas.

Deuxièmement, quand vous le faites, n’invitez pas les auteurs supposés dans vos débats, ne les invitez pas dans vos territoires parce que, même s’il y a la présomption d’innocence, ce sont quand même des auteurs supposés, sur lesquels des juges indépendants (notre travail n’a rien à voir avec

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celui des juges), ils savent les choses le jour où on va devant eux pour solliciter l’examen de la régularité formelle de notre requête (l’irrecevabilité de réactivité, complémentarité et gravité, l’établissement des faits, caractère criminel imputable à x ou y), les juges sont informés ce jour. Donc les juges, ce sont vous-mêmes qui les avez élus. Donc s’ils rendent un mandat d’arrêt, c’est parce qu’il y a des présomptions fortes sur la personne. Donc cette personne ne peut pas être invitée dans des forums politiques, elle se promène.

Et là, nous aussi nous travaillons beaucoup sur ce point, pour pousser les Etats, au niveau diplomatique, à faire des annonces d’appui à la Cour et à interdire l’accès de leurs territoires à ceux qui font l’objet d’un mandat d’arrêt. Donc, sur le plan diplomatique, isoler ces derniers. En isolant ces derniers, vous aidez le Bureau du Procureur parce que, tôt ou tard, il y aura, comme au Soudan, certainement un mouvement interne qui fera qu’El-Béchir sera accessible. La preuve, il a de plus en plus de difficultés à négocier son espace aérien. Pour partir quelque part, El-Béchir déploie presque un mois de négociations. Nous le savons parce que nous avons des informations. Il est de plus en plus isolé, même dans son propre pays et il a du mal à négocier lui-même ses voyages et ses déplacements.

Deuxièmement, un soutien au niveau opérationnel. Je donne l’exemple : on se focalise sur El-Béchir mais il y a au Soudan, où c’est plus grave qu’en Ouganda. Koni, chaque jour fait plus de 500 morts, des femmes violées. Koni, on sait où il est, il est en train de se déplacer et, chaque fois qu’il se déplace, ce sont des enfants qui sortent de l’école, des femmes qui sont violées. Alors pourquoi la Communauté internationale ne mutualiserait pas ses efforts pour isoler ces guerriers qu’on a localisés ? Donc la volonté du Procureur, dans sa nouvelle stratégie, ce n’est pas seulement de demander un appui diplomatique, c’est de dire aux pays qui ont les moyens : « s’il vous plaît, mutualisez vos efforts et allez localiser celui qui continue de commettre des crimes. »

C’est la même chose qu’au Soudan. Les milices djandjaouid n’attaquent plus ouvertement mais ce sont des morts lentes, dans la mesure où l’aide ne parvient plus, l’eau ne parvient plus dans les camps et, souvent, contrairement à ce puits qu’on a vu, il y en a d’autres qui n’ont même pas de point d’eau et qui meurent à petits feux.

Troisième appel du Procureur, c’est sur le plan national et je pense que mon ami Foreman travaille beaucoup sur ce point. Le système judiciaire national doit recevoir le statut de Rome. On doit faciliter, partout, l’accès d’une justice universelle, mettre en œuvre la complémentarité. La Cour pénale n’a pas pour vocation de juger tous les criminels de tous les pays, parce que nous sommes focalisés sur ceux qui ont la plus grande responsabilité.

Il appartient aux pays eux-mêmes de recevoir le statut, d’harmoniser leurs textes et de signer cette convention sur les privilèges et immunités, de réviser ses textes internes et de pouvoir s’approprier le statut de Rome et de l’appliquer comme l’appliquerait la Cour pénale. Et, dans l’avenir, comme je l’ai dit au Président Jorda, lors de la formation des magistrats, dans cette Cour pénale internationale, qui est à la Haye, pas aujourd’hui, mais dans quinze ans, il y aura peut-être une Chambre, un Procureur, un Procureur-adjoint, parce que le travail de base sera fait par la justice nationale. Pour ça, il faut que les magistrats soient bien formés, que les textes soient harmonisés et que le Barreau continue de faire son travail de réflexion et de sensibilisation et de communication. Et c’est dans ce sens que je vais conclure, en vous remerciant encore une fois.

Applaudissements de la salle.

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Vincent NIORE

Merci beaucoup, Monsieur le Procureur, pour la qualité de votre témoignage. Vous avez souligné la primauté de la défense de l’humanité sur une espèce de diplomatie à vocation mercantile et vous avez bien eu raison de le faire.

En marge de l’action du Procureur, il y a aussi l’action des victimes. J’ai été très impressionné par le chiffre de 1 000 personnes, avez-vous dit, qui représente un travail considérable d’audition des témoins de tragédies. Il y a l’action des victimes et la compatibilité entre le statut de la victime et l’action du Procureur lui-même, mais je crois que nous allons observer quelques instants de pause, m’a-t-on souligné et nous reprendrons ce débat ensuite, avec notre confrère Foreman, Madame Fauveau et Monsieur Zimeray.

Les discussions sont interrompues pour une pause d’une dizaine de minutes.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Mesdames, Messieurs, nous reprenons nos travaux. Je vous demande de vous concentrer car nous allons continuer à explorer cette voie d’espérance qu’est la Cour pénale internationale, tout en sachant que, bien entendu, une institution nouvelle correspondant jusque-là à des notions inconnues (cette idée de responsabilité imprescriptible devant des juridictions d’Etats qui ont promis de coopérer pour faire que rien ne soit impuni) suscite des questions et je voudrais qu’on puisse en débattre.

Je donne tout de suite la parole (reprenez tout de suite votre rôle de modérateur Monsieur Nioré).

Vincent NIORE

Merci Monsieur le Bâtonnier.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

A notre consœur Madame Natacha Ivanovic-Fauveau.

Vincent NIORE

Précisément sur le rôle, dit central, des victimes devant la CPI. C’est un rôle discuté apparemment et on voit bien que, à la lecture de la littérature publiée sur ce sujet et à écouter les avocats qui plaident, tant du côté des victimes que des présumés innocents (rappelons-le car la présomption, d’innocence existe aussi), les victimes sont à la fois prises dans un étau, celui du Procureur et, dit-on, celui de la Cour d’une manière générale, dont le fonctionnement n’est pas clair. On sait qu’il y a un statut, on oublie que la présence des victimes est squelettique au plan statutaire.

Il a fallu, notamment dans l’affaire du Congo, un arrêt important rendu par la Chambre préliminaire, que vous présidez, Monsieur le Président Jorda, qui, avant même la délivrance d’un mandat d’arrêt, confère aux victimes le statut de victimes de la situation. C’est-à-dire que les

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victimes sont accueillies comme étant des fournisseurs évidents de témoignages permettant d’alimenter l’action du Procureur.

On a reproché aussi au Procureur, dans l’affaire Lubanga, de ne pas avoir communiqué certains documents, qui ont été annoncés comme confidentiels, de sorte que du côté de la défense, il y a eu des protestations et, notamment plus tard, lorsque la Chambre préliminaire a décidé d’accroître les charges qui pesaient sur la personne poursuivie. Nous savons que, devant la Cour pénale internationale, il y a, sur la saisine du Procureur, une audience préliminaire de charges destinée à fixer les charges, lesquelles sont ensuite intangibles, alors qu’en l’espèce, dans ce procès (qui n’a rien à voir avec le Darfour, bien évidemment, il n’y a pas que le Darfour, malheureusement) les charges ont été augmentées. C’est-à-dire qu’il s’agissait de l’enrôlement d’enfants soldats, il y a été ajouté l’esclavage sexuel commis sur ces mêmes enfants soldats.

Protestation de la Défense parce que plusieurs centaines de témoins avaient été entendues et que la question était posée de savoir s’il ne fallait pas tout refaire. Alors qu’en est-il, chère consœur, chers confrères (chère consœur, pour faire plaisir à Monsieur le Bâtonnier) ?

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Pardonnez-moi, mais les femmes se répartissent en deux groupes : celles qui veulent qu’on les appelle « chers confrères », celles qui veulent qu’on les appelle « chères consœurs ». Evidemment, le jour où elles s’entendront, ça sera plus commode pour tout le monde.

Vincent NIORE

Vous préférez cher confrère. Notre confrère Fauveau-Ivanovic, vous avez plaidé devant le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie. Sur le rôle des victimes, opportunité de la présence des victimes dans le cadre de la procédure devant la CPI.

Natacha FAUVEAU-IVANOVIC

Les victimes étaient accueillies comme une grande nouveauté et comme une grande avance devant la Cour pénale internationale, qui est la première juridiction qui reconnaissait la participation des victimes dans la procédure, à la différence des tribunaux ad hoc qui existaient auparavant. Notamment quand on vient de la défense, on peut se poser la question : est-ce que c’était vraiment une bonne décision ?

C’est vrai que cette position que j’ai choque beaucoup la position française et les avocats français mais il faut savoir que la procédure, devant la juridiction internationale, est bien différente de la procédure qu’on connaît dans le droit interne. Dans la position de l’avocat de la défense, ce que je peux dire, c’est que la procédure est très compliquée, la procédure est très longue, les affaires sont très complexes. En y ajoutant des victimes, on alourdit cette procédure qui est déjà très très lourde et qui, devant la Cour pénale internationale, est bien plus complexe et bien plus compliquée, que devant les tribunaux ad hoc. Donc on prolonge le procès et je ne suis pas vraiment sûre qu’on arrive au résultat qu’on a voulu.

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Je n’en suis pas sûre parce que, si je me place du côté de la victime, on dit qu’il y avait plus de 3,5 millions de personnes déplacées au Soudan, c’est-à-dire qu’il y a 3,5 millions de victimes. Est-ce qu’on va faire venir 3,5 millions de victimes devant un tribunal. Si on ne le fait pas, comment on choisit celles qui vont être les victimes reconnues judiciairement, de celles qui ne le sont pas ?

De l’autre côté, on sait aussi bien que, tous les crimes, même dans un pays, ne peuvent pas être poursuivis, on se focalise sur les plus grands. Est-ce que c’est juste de ne pas reconnaître la qualité de victimes à celles qui étaient victimes d’un « petit » crime contre l’humanité, si on peut dire ça, d’un « petit » crime de guerre ?

Finalement, d’un côté juridique, on peut se poser la question aussi : qui est la victime du génocide ? La victime du génocide, ce n’est pas seulement la personne tuée, ce n’est pas seulement sa famille, c’est tout le peuple, toute la nation, toute l’ethnie et toute la race qui est visée par l’action de la détruire. Donc, à mon sens, il y a beaucoup de problèmes. D’abord dans la qualification de la victime, dans la détermination de la personne qui est victime. Ensuite, dans le choix de la personne qui va être reconnue comme la victime, judiciairement, et celle qui ne le sera pas. Et j’ai bien peur que, finalement, en faisant ce choix-là, parce qu’on a entendu parler de 120 victimes dans la première affaire, il y en avait bien entendu bien plus que 120. Ces 120 victimes sont reconnues judiciairement mais, finalement, qu’est-ce qui fait la différence entre tous ces gens ?

Finalement, il y a un autre aspect, qui est un peu en dehors du seul aspect juridique. On sait très bien que, dans une guerre, on a des victimes de crimes et on a aussi des victimes de la guerre. Lorsqu’une bombe tombe, cette bombe peut être un crime contre l’humanité, un crime de guerre (si elle est lancée sans discrimination et si ce n’est pas une réponse proportionnelle à l’attaque qui est lancée de l’autre côté) mais elle peut aussi être une bombe militairement justifiée, qui va faire des victimes civiles qu’on appelle en général – je n’aime pas ce terme : dommages collatéraux. Est-ce que c’est juste de faire, dans une guerre, la distinction entre ces deux catégories ? C’est aussi une question que je me pose.

Vincent NIORE

Justement, vous disiez : faut-il entendre 3,5 millions de victimes ? Il y a 300 000 morts aussi, faut-il entendre les témoins de ces massacres ? Alors que, en réalité, si on regarde les chiffres, j’ai un rapport sous les yeux de l’ONG Redress, qui nous dit que : « depuis 2006, à ce jour et toutes situations confondues, la CPI a reçu 1 877 demandes de victimes, dans le but de participer aux débats devant la CPI. Sur ces demandes, 743 ont été admises à participer au débat procédure. Sur les 743, 196 victimes sont admises à participer dans la situation en République Démocratique du Congo, 21 dans la situation en Ouganda, 11 dans la situation du Darfour et 54 en République Centrafricaine. 105 participent dans l’affaire Lubanga, 354 participent à présent à l’affaire Katanga-Chui et 41 dans l’affaire Koni et autres. »

Alors, on nous dit que le droit de participation des victimes n’est pas un privilège, c’est un droit. Monsieur Jorda.

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Le 5 décembre 2009 21

Claude JORDA

Vous venez d’apporter la réponse. C’est tellement dérisoire, si vous voulez. Parce qu’il faut savoir que derrière ces chiffres, qui sont eux-mêmes dérisoires par rapport à ce qu’on a vu dans le film, se cache une procédure qu’il a fallu mettre au point pendant de longs mois dans la Chambre préliminaire, qui est la première instance : Chambre préliminaire, Chambre du procès, Chambre d’appel. Cette procédure, qui a donné lieu à de multiples interprétations, d’une simple phrase du statut, du règlement et qui dit simplement qu’on a le droit de participer à la procédure.

Il a fallu interpréter ces mots de « droit de participer » avec, bien entendu, appel du Procureur. Toute requête fait un appel, que ce soit du Procureur ou de la défense (mais là, il n’y avait pas encore de défense, c’est le droit des victimes). Nous avons donc été obligés de faire ce qu’on appelle l’occultation ou le caviardage, pour parler vulgairement, l’occultation de ces victimes qui sont potentiellement des témoins pour le Procureur.

Alors nous avons travaillé, quand je dis jour et nuit, je peux vous assurer que c’était jour et nuit et, évidemment, nous occultons tous ces éléments qui font que ce que vous voyez dans ces petites masures – ce qu’on appelle un village n’a rien à avoir avec nos villages, vous l’avez bien vu, ce sont quatre ou cinq paillottes, etc., où le Bureau du Procureur va enquêter (mais je ne vais pas parler pour lui).

Vous voyez déjà le dérisoire, d’aller enquêter et il va nous ramener, effectivement, ces milliers de témoignages dans les armoires. Quand ça arrive à la Chambre préliminaire et que le Procureur nous dit : « voilà, ce sont les victimes mais je peux peut-être les faire témoigner. » Evidemment, nous avons le banc de la défense qui se lève et qui dit : « mais comment voulez-vous que je travaille ? » Vous qui êtes des avocats, comment voulez-vous travailler quand, tout d’un coup, on barre le nom (quand on a le nom, le prénom, quand on a les dates de naissances). On n’a pas de pièces d’identité, on n’a rien du tout. Finalement, il reste deux ou trois éléments et je ne sais pas comment la défense peut faire ça.

Alors, il a fallu – et je termine – d’abord définir ce qu’était le droit de participation. Nous l’avons cantonné, nous, la Chambre préliminaire 1 (on a été imité par la Chambre préliminaire 2), à un droit d’observation générale dans l’affaire Thomas Lubanga Dyilo. Donc on l’a strictement cantonné au début de l’audience. D’ailleurs Maître Luc Walleyn, l’avocat belge, l’a bien respecté.

Et puis, nous sommes arrivés à ces 120, 105 victimes. Je peux vous dire que je partage l’opinion de Madame Fauveau, c’est-à-dire que je crois que ce droit des victimes, que j’ai appelé de mes vœux quand j’étais au Tribunal pénal international, ne pourra pas être résolu ou ce sera alors, à mon avis, une lourde faillite de la Cour. Il y a quand même d’autres moyens, peut-être, de s’occuper des victimes. Il ne s’agit pas non plus de les oublier. Merci.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Pour que tout le monde comprenne bien, parce que tout le monde n’est pas spécialiste, moi je suis, ici, candide. Est-ce que vous pourriez tout de même rappeler que ce droit de participation ne signifie pas l’intervention comme une partie civile dans un procès, à la française, avec des questions posées au prévenu à tous moments ou une demande – Maître, avez-vous une question ? – à chacun des avocats des victimes.

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Amady BA

Je pense que le statut de Rome a apporté trois principales innovations. La première, c’est la complémentarité : nous sommes une juridiction de deuxième ressort, nous n’avons compétence que si les juridictions nationales n’ont pas la capacité ou n’ont pas la volonté de poursuivre. Et nous devons justifier, prouver au juge, que nous avons apprécié la complémentarité.

Deuxièmement, la deuxième innovation, c’est une Cour sur la coopération dont j’ai parlé. Mais, le plus important, que nous nous ne connaissons pas, système romano-germanique, c’est la participation des victimes. Cela suppose que, quand le statut des victimes est reconnu, la victime est, dans le procès, une partie, au même titre que le Procureur. Il y a une défense qui va entendre les témoins, provoquer des incidents d’audience, demander au juge, comme le Procureur demande une requête. Donc, s’il y en a mille, il y a…

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Mille avocats.

Amady BA

Voilà. Maintenant, c’est pourquoi il faut rappeler la politique du Procureur, qui est aussi dans le document que je vous ai donné. Nous voulons au maximum limiter les victimes, en tenant compte de notre politique de sélection, sans parler de la gravité. Je rappelle, si vous avez le texte, que dans le préambule, on dit que : « la compétence de la Cour est limitée aux crimes les plus graves ». C’est l’article premier du préambule.

Deuxièmement, on dit aussi, toujours dans ce préambule : « la compétence de la Cour est limitée aux crimes les plus graves, reconnaissant que des crimes d’une telle gravité menacent la paix ». Le deuxième alinéa dit que les crimes les plus graves, qui touchent la notion de gravité, sont un élément de sélection.

Donc, quand nous sommes devant des crises et des conflits comme ça, où partout il y a des auteurs de crimes qui pourraient être justifiables devant la Cour, le critère qui nous permet de choisir untel au lieu de untel, est fondé sur la gravité que nous avons donnée en contenu, sur laquelle les juges, jusqu’à présent, reconnaissent l’appréciation du Procureur sur la notion de gravité, au mode qui est lié au mode de commission, à l’impact de l’acte (souvent, on utilise des machettes), c’est-à-dire l’impact de l’élément, etc. Donc, sur cette base, on essaie de sélectionner les victimes, les victimes qui ont fait l’objet des crimes les plus graves. Quand on applique cette notion de gravité, on a souvent la possibilité de sélectionner un nombre limité de victimes. Je comprends pour quelqu’un qui n’est pas du système du Common Law…

Claude JORDA

Non, ce n’est pas une question de système mais le mot « sélection des victimes ».

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Le 5 décembre 2009 23

Amady BA

Oui, mais quand on sélectionne des auteurs de crimes, on sélectionne les victimes.

Claude JORDA

Les enfants soldats dans l’affaire Thomas Lubanga Dyilo, première affaire, ils sont à la fois auteurs et victimes. Quand un enfant soldat, à douze ou treize ans, a une kalachnikov presqu’aussi grande que lui, il a commis des crimes et il est, en même temps, victime. Et après, il faut sélectionner tout ça, on nous dit.

Amady BA

Si j’ai besoin de cet enfant pour qu’il témoigne, pour prouver que le Président – je donne un exemple – m’a enrôlé, si on peut justifier que, physiquement, il peut le reconnaître à l’audience, si je connaissais d’autres enfants victimes, d’autres enfants soldats et sélectionner celui qui, à l’audience, est capable, justement, de m’aider dans l’identification de l’auteur qui a commis les crimes les plus graves. C’est-à-dire combien, en RDC, de rebelles ont enrôlé des enfants ? Mais la Cour, avec ses moyens économiques, c’est-à-dire qu’on tient compte aussi du fait que l’argent du contribuable international est utilisé, ce ne sont pas seulement des critères de sélection mais de manière rationnelle.

Ensuite, il y a des normes et des standards d’une bonne justice. Une bonne justice suppose que le témoin que vous avez sélectionné, parmi tant d’autres, puisse être le témoin peut-être le meilleur. Donc, je pense que vous avez raison, nous-mêmes n’avons pas la réponse. Je ne peux pas vous dire que la politique du Procureur a réglé le problème des témoins, non. Nous essayons d’aider le juge à déterminer des critères pour dire que, si nous avons retenu tel enfant soldat contrairement à tel autre, c’est parce que, dans ce procès, il est capable de justifier que celui qui a la plus grande responsabilité dans cette affaire, c’est x. Ça ne résout pas le problème.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Monsieur le Procureur, je vais demander la parole. Une observation me venait à l’esprit. En réalité, nous réfléchissons toujours par rapport au crime, à l’occasion duquel s’est établi un lien direct entre l’auteur et la victime. Le violeur, l’assassin, il y a cette espèce de lien presque immédiat, charnel, au sens premier, qui fait que la présence de la victime, partie civile aux Assises, a une importance considérable puisque, à supposer que l’accusé ne puisse rien entendre de la souffrance, du moins la victime l’aura dite et peut-être que, dans le cheminement intérieur qui s’opère en prison, cette parole aura un écho plus tard, différé, qui fera renaître à l’humain.

Nous sommes là dans des crimes qui rappellent ce qui était reproché aux criminels contre l’humanité, comme Maurice Papon. La très belle qualification qu’avait trouvée mon ami Michel Zaoui, dans ce procès où nous étions ensemble : « le crime de bureau ». C’est-à-dire que vous avez quelqu’un qui est en haut de la pyramide, il n’a jamais eu de contact avec ses victimes mais c’est tout de même un criminel. Donc je pense que c’est une réflexion qui peut nous aider à admettre cette idée qu’il y a, au fond, un échantillonnage des victimes, vu sous l’angle de celles qui sont les

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plus significatives et vu sous l’autre angle, que vous disiez Monsieur le Procureur, celles qui sont en mesure de reconnaître et d’avoir, au plan des faits, une importance de démonstration.

Natacha FAUVEAU-IVANOVIC

Merci. Moi, je comprends très bien ce que vous avez dit mais ce que je veux dire c’est ne pas reconnaître la qualité de victime à personne, on reconnaît devant le TPIY où les victimes n’ont pas une participation, on reconnaît très bien la qualité de victime de nombreux témoins. C’est tout à fait normal qu’on choisisse, parmi les témoins, des victimes. D’ailleurs, dans les premières affaires devant le TPIY, le juge Jorda le sait, 90 % des témoins étaient des victimes.

Ce qui me dérange, dans la participation de la victime, c’est de reconnaître, judiciairement, une qualité de la victime à untel et de ne pas la reconnaître à un autre, qui a vécu pratiquement la même situation ou qui a toutes les qualités d’une victime. C’est ça qui me dérange, ce n’est pas dans le témoin. Bien sûr qu’il y a des victimes dans les témoins et on le reconnaît, même au TPIY, on reconnaît le statut. Il y a une unité qui s’appelle d’ailleurs : l’unité des victimes et des témoins. Ils ont un soutien psychologique, ils ont une approche tout à fait particulière. Mais, cette qualité judiciaire de la victime, qui participe à la procédure, je ne suis pas du tout sûre que ce soit une bonne chose.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Un seul mot. Je ne crois pas avoir entendu ça. Ça n’est pas, d’après ce que je comprends, la qualité de victime qui est niée ou reconnue, c’est l’utilité de la participation puisque, devant la juridiction, on ne demande pas de dommages et intérêts.

Claude JORDA

Je voudrais juste ajouter quand même que nous étions tous d’accord pour dire, Natacha le sait, que la « participation », qui n’existait pas dans les tribunaux ad hoc, posait vraiment beaucoup de problèmes et créait un réel malaise. Quand une victime arrivait comme témoin du Procureur, qu’elle était « proofée » qu’on dit, c’est-à-dire préparée, avec ce terme odieux que nous avons d’ailleurs interdit à la CPI. On invite une pauvre femme qui a été violée quinze ou vingt fois au fin fond de la Serbie ou de la Croatie et on la met dans un palace à la Haye et là, on va lui faire répéter comme un perroquet – c’est la méthode un peu anglo-saxonne – et lui faire, surtout, penser aux questions que lui posera Natacha Fauveau, avec son talent. Ça, c’était vraiment un grand malaise.

De ce point de vue-là, je crois qu’on a accueilli cette initiative, à la base de laquelle est notre pays, la France, d’ailleurs. Simplement, après quelques mois d’exercice, je me rends compte que le mieux est l’ennemi du bien. Je veux dire que, vraiment, ça va être extrêmement difficile et ça va créer des frustrations énormes. A mon avis, il aurait fallu - puisque nous allons rentrer dans une période de re-réflexion sur le statut et les règles de procédure (je n’y crois pas parce que c’est un compromis entre Etats) – peut-être réfléchir à d’autres modes de participation de victimes qu’un mode purement procédural qui, à mon sens, va d’abord être extrêmement difficile à mettre en œuvre et va coûter très cher.

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Je rappelle quand même que l’aide juridictionnelle, Monsieur le Bâtonnier, je vous l’indique, on a demandé dernièrement le chiffre à l’Assemblée nationale puisqu’on évoque cette réforme de procédures pénales, à heure actuelle elle fait 3 % de 100 millions d’euros.

A la Cour pénale internationale, nous avons combien de procès, Amady ? Il y en a un qui est en cours, Lubanga Dyilo qui est arrêté donc, l’aide juridictionnelle, 3 % de 100 millions d’euros. Comme j’ai dit à l’Assemblée nationale : « calculer 3 %, il faudra les trouver dans le budget du Ministère de la Justice si vous voulez mettre une procédure de common law. » Donc ça va être très compliqué et financièrement, ça pèse aussi, je crois que ce sont des arguments qui pèsent beaucoup.

Donc je crois qu’il aurait fallu trouver un système peut-être au moins complémentaire, des commissions par exemple, où on commence d’abord par faire une justice du châtiment, quand je dis du châtiment, vous avez tous compris que ça peut être aussi de l’acquittement, nous avons acquitté également des gens au Tribunal pénal international. A côté, parallèlement, à mesure que la justice du châtiment se met en place, la justice de la réparation parce que qu’est-ce qu’on va réparer ? Moi, je n’en sais rien. Mettre des monuments mémoriels au-dessus de ces tombes dramatiquement dérisoires qu’on voit dans ce magnifique film qui nous a tous émus ? C’est ça qui va se poser comme question. Et moi, j’ai beau lire le magnifique statut que nous brandit Amady, oui, tout y est dans le statut et les règles de preuves et de procédures mais, malheureusement, je crois qu’il y a presque trop dans ce statut.

Amady BA

Je pense qu’il y a deux manières de prendre en charge les victimes. Il y a le fonds des victimes, que préside l’ancien ministre, Madame Weil qui, à la demande du juge ou du Procureur, peut intervenir, même avant le procès, en cours de procès ou après. Nous avons des exemples de prise en charge psychologiques des femmes violées.

Et, comme l’a dit Monsieur le Bâtonnier, la participation au procès, qui pose la problématique qui n’est pas encore résolue. Nous attendons un précédent, comme on dit, une décision du juge qui va fixer les contours de cette participation, mais le texte existant pour moi : lorsque les intérêts personnels des victimes sont concernés, la Cour permet que leurs vues et préoccupations soient exposées et examinées et à tous les stades de la procédure. Donc, ces derniers, leurs vues et préoccupations peuvent être exposées par des représentants légaux qui, de plus en plus, cinquante victimes sont organisées, représentées par un avocat.

Donc cette sélection pose problème mais nous attendons la décision des juges qui pourront fixer les contours. Et comme l’a dit Maître, jusqu’à présent, le problème n’est pas réglé. Mais nous avons déjà une stratégie pour en limiter le maximum, du fait de l’opérationnalité, c’est-à-dire que je n’ai pas intérêt à appeler mille victimes qui ne m’apportent rien dans le procès. Je suis obligé de faire une politique, même interne, sur le plan national. Le Procureur appelle à la barre des personnes qui sont capables de lui apporter des éléments et des preuves. Maintenant, dans le système national, réparer le préjudice, c’est réparer le préjudice de toutes les victimes. Nous, le problème, c’est qu’on ne peut pas réparer toutes les victimes d’Omar El-Béchir et, si on les fait participer au procès, il n’y aura pas de procès. Donc, forcément, les juges, demain, doivent parler.

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Vincent NIORE

On voit bien que nous avons deux types de difficultés : l’absence de définition du statut de la victime. On nous dit qu’elle est partie. Vous nous avez dit, Monsieur le Procureur : « elle est partie. » On dit aussi qu’elle est témoin : partie et témoin. Ce sont des notions qui, en droit français, nous font sursauter puisqu’on sait que – elle n’est pas partie civile non plus – la partie civile ne peut pas être entendue en qualité de témoin, à partir du moment où elle se porte partie civile, en droit français.

Alors, il y a un deuxième impératif. Simon Foreman nous en parlera. Il nous en parle maintenant mais j’indique le sujet. Les avocats de la défense nous disent, dans l’affaire Lubanga, que les victimes ont transformé le procès et les règles de procédures, à raison (je l’ai dit tout à l’heure) de l’augmentation des charges. On nous parle de victime qui n’a pas de droit réel, sinon celui de remplir un formulaire au départ, qui devient ensuite partie active, on le voit bien, quant à l’augmentation des charges. Qu’en est-il réellement ?

Simon FOREMAN

J’allais faire une observation sur le sujet des victimes à ce stade, simplement, de vous entendre, les uns et les autres, exprimer toute cette problématique qui se pose aujourd’hui. Je me garderais bien de prétendre que j’ai la moindre solution à ces problématiques mais, ce que m’inspirait votre débat, c’est ce constat : nous sommes dans les balbutiements de cette justice pénale internationale qui commence à exister, Amady Bâ l’a dit tout à l’heure, depuis 2003. An 0 + 6, 2009, on est au pied d’une montagne, on n’a pas de vélo pour la gravir et le chemin n’est pas tracé, donc on est dans les délices des juristes qui doivent inventer les concepts et créer les procédures.

Donc ça fait des débats de juristes passionnants, c’est évidemment frustrant, si on veut le présenter de façon démagogique et insupportable, si on regarde ça du point de vue des villages africains qu’on a vus dans le film, ce décalage entre nos débats très académiques et le besoin immédiat de justice dans ces villages africains. Monsieur Jorda, vous disiez ce matin, en ouvrant nos débats, que, parfois, vous avez envie de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Claude JORDA

(Inaudible).

Simon FOREMAN

Tant mieux, j’allais dire que, pour moi, c’était la plus mauvaise nouvelle de l’année qui arrive à sa fin et il y en a eu de mauvaises, si Monsieur Jorda veut jeter le bébé avec l’eau du bain.

Claude JORDA

J’ai dit le contraire. (Inaudible)

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Le 5 décembre 2009 27

Simon FOREMAN

Autant pour moi. C’est bien pour ça que j’ai choisi avocat. Tant mieux, on est d’accord, ce n’est pas parce qu’il y a des difficultés et qu’il y a des problèmes insurmontables. Je crois qu’il faut, au contraire, retrousser ses manches et que, tous, on travaille à améliorer les choses et il y a énormément de travail à faire. Je reprendrai peut-être la parole tout à l’heure, si vous voulez.

Vincent NIORE

Justement, je voudrais que vous reveniez, Monsieur Jorda, sur un point précis, qui est très important, plus important qu’on ne peut l’imaginer. Faut-il réserver la présence des victimes à la phase d’audience de réparation ? Vous avez dit qu’il fallait d’abord statuer sur la culpabilité, j’ai cru comprendre, et admettre ensuite les victimes lors de la phase de réparation. Doit-on les exclure du début du procès ?

Claude JORDA

C’est une idée qui m’est tout à fait personnelle, devant la complexité énorme qu’a soulignée Natacha Fauveau. Je voudrais quand même faire deux observations, qui vont en complément de ce que j’ai essayé d’avancer, devant cette belle idée quand même, de faire venir devant une juridiction pénale internationale, le droit à réparation des victimes. La réparation, d’ailleurs, entre nous soit dit, ça peut être, souvent, la tôle en zinc de ma petite masure qui a été détruite. Il faut leur trancher ces questions-là. Alors, on peut imaginer, ça se fait en ce moment, le regroupement des victimes.

Je voudrais faire deux observations qui compliquent énormément ce monstre juridique que vous avez sous les yeux, qui tient au fait que c’est un traité, que les Etats ont essayé de se méfier de ce qu’avaient fait ces méchants juges devant les tribunaux ad hoc. Ils avaient fait leur règlement de preuves et de procédures, on leur avait laissé la liberté totale de faire leur règle de preuves et de procédures. Nous avons fait le règlement en un mois, il faudra que je le dise à Madame Alliot-Marie. Il ne devait pas être bien fait d’ailleurs puisqu’on en est à la 45ème édition devant le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie.

Il y a deux points qui compliquent beaucoup le travail de la Cour. C’est, d’abord, le Procureur qui peut continuer ses enquêtes. Ça, ça complique énormément, il apporte tout le temps – c’est vrai, Amady – il apporte, il apporte. Et puis, deuxième point, qui, à mon avis, va « liquider » complètement cette tentative d’introduire une conception romano-germanique dans le procès international, qui est la Chambre préliminaire. C’est une Chambre extrêmement complexe, puisque j’en ai présidé une, qui garde les équilibres entre les droits de la défense, les droits du Procureur, les droits de la société internationale, les droits des victimes. Alors, vous savez, pour s’y retrouver, c’est extrêmement compliqué.

Je dois dire - si j’ai bien compris parce que, pour tout ça, j’essaie de me tenir au courant – que, dans l’affaire Thomas Lubanga Dyilo, une chambre de procès, Chambre préliminaire, Chambre de procès, Chambre d’appel. Quand l’affaire Thomas Lubanga Dyilo arrive (je parle sous le contrôle d’Amady) devant la Chambre de procès, les juges disent : « on peut revoir les charges », alors que l’intérêt principal de la chambre préliminaire (je dis ça pour ceux qui ne connaissent pas) c’est justement de terminer cette phase préliminaire en confirmant les charges. Alors, si on doit à la fois

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Le 5 décembre 2009 28

continuer les enquêtes et reprendre les charges devant la chambre de procès, il ne faut pas s’étonner que les procès durent trois ou quatre ans en instance, qu’ils soient même interrompus - à l’heure actuelle, Thomas Lubanga Dyilo, avec le problème de détention qui se pose. Je ne sais pas où il est, d’ailleurs, Thomas Lubanga Dyilo.

Amady BA

Il est en attente.

Claude JORDA

Mais où est-ce qu’il est ?

Amady BA

Il est à la Haye.

Claude JORDA

Il est à la Haye. Thomas Lubanga Dyilo est à la Haye. Ce sont des complications extrêmement importantes. Ce sont des failles, à mon avis, du règlement de preuves et de procédures.

Vincent NIORE

Simon, tu veux.

Simon FOREMAN

Je voulais peut-être vous dire deux mots de la Coalition française pour la Cour pénale internationale. Comme vous voulez, maintenant ou après.

Un intervenant.

On va en parler (Inaudible).

Simon FOREMAN

J’ai bien l’intention de ne pas vous laisser partir avant de l’avoir dit.

Vincent NIORE

D’abord Monsieur Zimeray peut-être. Ou on peut parler de la Coalition ou y revenir après.

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Le 5 décembre 2009 29

Monsieur le Président Jorda, vous avez parlé de l’aide légale, de l’importance de l’aide légale et je voulais poser une question à Monsieur l’Ambassadeur, Monsieur François Zimeray : votre Excellence souhaite-t-elle s’exprimer sur le rôle de la France et la France dans tout ça et sur sa participation au système légal devant la CPI ? Qu’en pense-t-elle, quelle est son action ?

François ZIMERAY

(Inaudible).

Vincent NIORE

Alors on va parler de la coalition d’abord. Moi je voulais conclure sur la Coalition mais très bien.

Simon FOREMAN

Il n’y a pas de problème, je suis très adaptable.

Vincent NIORE

Je vous rends la parole en dernier aussi.

Simon FOREMAN

Alors, qu’est-ce que c’est que la Coalition française pour la Cour pénale internationale ? C’est vrai que la question est légitime, sinon je n’ai aucune légitimité particulière à m’exprimer auprès de personnalités aussi éminentes et – ce que je ne suis pas – plongées au quotidien dans le fonctionnement de cette Cour.

C’est un regroupement d’associations, d’ONG. Dans les années 90, lorsque l’idée de créer cette Cour pénale internationale a fait son chemin, après les Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, est revenue sur le tapis cette idée, qui avait été mise un peu entre parenthèses depuis 1918 et après Nuremberg. Fin de la guerre froide aidant, revient cette idée, au sein des Nations Unies, de peut-être faire aboutir ce vieux rêve d’une Cour pénale internationale. Des ONG, de défense des droits de l’homme, humanitaires, des Barreaux, des syndicats, un peu partout dans le monde, ont accompagné cette idée.

Vous savez que, dans le système des Nations Unies, les ONG ont une place qui leur permet de participer aux travaux des Nations Unies. La conférence de Rome, qui a abouti à la signature de ce statut, a fait une grande place à la participation des associations, des organisations diverses et variées. Une fois le statut de Rome adopté, ces associations, organisations, Barreaux, ONG, etc., organisations d’avocats, de juges ont décidé de continuer à travailler ensemble, de ne pas se contenter de l’adoption du statut de Rome mais de continuer à travailler ensemble. Elles ont créé cette coalition qui, à l’échelle de la planète, regroupe, je crois, un peu plus de 2 200 associations et en France, à la Coalition française pour la Cour pénale internationale, nous sommes, je crois, 45 à peu près.

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Le 5 décembre 2009 30

La Coalition française est présidée par Amnesty International France, c’est à ce titre-là que j’essaie de l’animer et nous avons, parmi nous, le Barreau de Paris, ce qui est une grande fierté pour moi (en tant que membre de ce Barreau), de l’avoir parmi les membres de la Coalition. Des Barreaux, des syndicats, des avocats, des magistrats, des associations d’anciens combattants, d’anciens Casques bleus et puis toutes sortes d’ONG de défense des droits de l’homme qui essaient de travailler pour que la France, une fois signé le statut de Rome, ne se dise pas : « j’ai fait mon boulot, le travail est fait. »

On est très fier d’avoir aidé le statut de Rome à accoucher, je crois que la France a joué un rôle très important dans la Conférence de Rome pour que le statut soit ce qu’il est, avec notamment cette participation des victimes, qui était une demande très forte de la France à cette époque-là.

La France a aussi eu un rôle, à mon avis, moins glorieux, en introduisant dans le statut de Rome des choses comme l’article 124 qui a permis à la France, pendant quelques années, de mettre ses armées à l’abri du risque de poursuite. L’article 124 dit, en gros, qu’un Etat qui ratifie le statut peut néanmoins refuser la compétence de la Cour pour les crimes de guerre, pendant une période de sept ans. La France a insisté pour que cette disposition soit introduite dans le statut, en disant : « ça aidera les pays qui hésiteraient à ratifier. » Ça n’a ni empêché personne de ratifier, ni aidé personne à ratifier, ça a été utilisé par la France et la Colombie.

Un intervenant

Pourquoi ? Pour éviter de rendre compte de ce qui s’est passé en Algérie.

Simon FOREMAN

Non, pas l’Algérie, parce que la Cour n’aurait pas eu de vocation rétroactive mais l’idée qu’on est un pays qui participe beaucoup aux opérations de maintien de la paix dans le monde. Il y a beaucoup de Casques bleus français, qui sont toujours à la merci, peut-être, d’une bavure et on préférerait pouvoir gérer ces bavures en interne, chez nous, en France, plutôt que de les voir exposées à la Haye.

Il y a quinze jours, se tenait l’assemblée annuelle des Etats parties. Le statut de Rome prévoyait que cette disposition, l’article 124, était transitoire, pour les sept premières années, de manière à inciter plus d’Etats à ratifier. Je viens de dire que ça n’a servi à rien. Les sept ans sont écoulés, 2002-2009, l’an prochain, se réunit en Ouganda, à Kampala, une conférence qui est destinée à réviser le statut de Rome et que propose la France ? Qu’on reconduise l’article 124 pour encore sept ans de plus.

Voilà, on est sur cette problématique, à la Coalition française pour la CPI, d’essayer d’être un peu les aiguillons de notre Gouvernement, nos autorités, de notre diplomatie, pour qu’elle mette ses paroles, toujours irréprochables – Monsieur l’Ambassadeur, vous avez signé avec notre Ministre des Affaires étrangères une très belle tribune dans le Figaro cet été, où vous disiez que la justice pénale internationale est une idée française. Encore une fois, les paroles que tient la France sur la Justice pénale internationale sont absolument irréprochables. Nous, ce que nous voudrions, c’est que ses actes soient en conformité avec ses paroles.

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Je viens de vous parler de l’article 124, qui est à mon avis une tache sur la fierté que la France voudrait pouvoir arborer, mais il y en a d’autres. Je ne vais pas remuer le couteau dans la plaie en vous reparlant de la poignée de main Sarkozy – El-Béchir, qui peut-être aurait lieu, bientôt, dans quelques semaines, au Caire. Aura-t-elle lieu, n’aura-t-elle pas lieu ? J’espère qu’elle n’aura pas lieu. Monsieur Joyandet a fait des déclarations un peu ambiguës, que Jacky Mamou rappelait tout à l’heure : « on va essayer de lui trouver un statut. » Il n’est pas question d’essayer de lui trouver un statut. Voilà quelqu’un qui est recherché par la justice pénale internationale, il n’est pas question d’essayer de négocier un statut pour lui faciliter la vie.

Quand on est un Etat qui a ratifié le statut de Rome, on s’est engagé à coopérer avec la Cour, à aider la Cour à voir mises en œuvre ses décisions. Ça veut dire, s’il vient en Egypte, au lieu de dire aux Egyptiens de lui trouver un statut, il faut dire aux Egyptiens de l’arrêter et de le livrer à la Haye. Bemba a été arrêté à Bruxelles parce que quand il est venu à Bruxelles, le pauvre, l’imprudent, la police belge lui a passé les menottes pour, ensuite, le remettre à la Cour pénale internationale à la Haye. Si un Béchir, ou n’importe quelle autre personne qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour, passe sur le territoire français ou traverse l’espace aérien français, la France est censée mettre le mandat d’arrêt à exécution, faire poser l’avion pour que cette personne soit arrêtée par la police française et remise à la Cour.

On a une Cour, c’était l’intitulé de la matinée, « une Cour impuissante ? ».

Vincent NIORE

« Une justice sans pouvoir ? »

Simon FOREMAN

Elle n’a pas de pouvoir parce qu’elle n’a pas de police. Elle n’est adossée à aucun exécutif, elle dépend des Etats qui ratifient le statut. La France a été un des premiers à ratifier le statut, donc elle est censée montrer l’exemple. Un autre exemple récent, on ne va pas donner des noms forcément mais un des autres accusés devant cette Cour pénale internationale a, récemment, fait l’objet d’une décision d’une mise en liberté, en première instance. Il y a eu un appel du Procureur, qui a été déclaré suspensif et, en appel, la décision de mise en liberté a été renversée.

Je ne donne pas le nom, c’est Bemba mais peu importe, ce n’est pas pour le cas Bemba, c’est pour le fonctionnement de ce mécanisme et le rôle des Etats parties et la manière dont la France, parfois, n’est pas à la hauteur. Avant que la décision ne soit infirmée et qu’il y ait un appel suspensif, le juge de première instance avait décidé que Monsieur Bemba, accusé, bénéficiait de la présomption d’innocence, présentait des garanties de représentation et devait pouvoir attendre son procès libre.

C’est la décision du juge, elle a été renversée, elle a été renversée. Quelle que soit la décision du juge, moi, Coalition pour la CPI, je la respecte et je la prends comme telle, je ne me pose pas la question de savoir si elle est bien ou mal fondée, ça c’est le rôle des parties, défense, Procureur, c’est leur propos.

Mon propos de Coalition française pour la CPI, c’est le suivant : pour mettre Bemba en liberté, le juge sollicite un certain nombre de pays et demande, entre autres, à la France (il y en avait cinq ou

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six, la Belgique, je crois, le Portugal, l’Afrique du Sud, peu importe lesquels). « Voilà, ce Monsieur, on va peut-être le mettre en liberté, est-ce que vous accepteriez de le recevoir sur votre territoire ? » Réponse négative. Réponse négative pas seulement de la France, de tous les pays qui ont été approchés.

Il aurait fallu, si la mise en liberté avait été confirmée, se retrouver dans cette situation totalement absurde, au plan des principes et qui est contraire aux b.a.ba des droits humains. En tant qu’avocats, dans cette maison du Barreau, nous ne pouvons pas accepter cette situation où une situation de mise en liberté de quelqu’un dont la justice a décidé qu’il devait être mis en liberté, se trouvait bloquée parce qu’aucun pays ne voulait l’accueillir. Je trouve que la France se serait anoblie, je ne trouve pas le mot, grandie, de l’accueillir, avec toutes sortes de conditions s’il faut mettre des conditions, d’assignation à résidence, de résidence surveillée, etc. On avait l’occasion de le faire, non seulement on a raté le coche mais, je trouve, de mon point de vue, de notre point de vue d’organisation qui défend cette logique de coopération, que la France a montré le mauvais exemple au reste du monde.

La France est encore un pays qui est regardé par le reste du monde et, dans des exemples comme celui-là, lorsqu’elle montre que : « les décisions de la Cour, oui, on est d’accord pour ratifier le statut de la Cour, on est d’accord pour faire des beaux discours à l’assemblée des Etats parties tous les ans », mais quand il s’agit d’aider la Cour à fonctionner, tout à coup, on devient frileux, ça ne fait pas partie des habitudes, ça fait peur, ça évoque toutes sortes de fantasmes, on donne le mauvais exemple.

Je termine, parce que je suis un peu trop long, avec ce qui est, pour moi, l’exemple-type de l’échec de la France à revendiquer le statut de bon élève de la Cour pénale internationale. On a été parmi les premiers à ratifier le statut de Rome en 2000. En ratifiant le statut de Rome, on s’engageait à adapter notre loi pour pouvoir poursuivre, nous aussi, devant nos tribunaux internes, les crimes contre l’humanité, les génocides, les crimes de guerre.

Amady Bâ a parlé à plusieurs reprises de ce principe de complémentarité, il a relu les extraits du statut de Rome qui le disent en toutes lettres, c’est d’abord aux juridictions criminelles nationales qu’il appartient de poursuivre ces crimes. La Cour pénale internationale vient en deuxième rang, elle est complémentaire des juridictions nationales. Elle a 18 juges. Les pauvres 18 à la Haye, ils peuvent juger 3 ou 4 affaires par an, pas plus. Tous les autres miliciens djandjaouid que vous voyez dans le film, ils seront jugés, s’ils sont jugés un jour, par les tribunaux soudanais, les tribunaux tchadiens ou les tribunaux des pays dans lesquels, un jour ou l’autre, ils pourraient être amenés à voyager.

Ce n’est pas une vue de l’esprit. Vous avez en ce moment, en France, à Paris, des chefs de milices africains, peut-être pas soudanais, peut-être pas du Darfour. Dans un autre conflit qui fait l’objet des attentions de la Cour pénale internationale, qui est celui de la République Démocratique du Congo – dans la région ouest du Congo, dans la région des Kivu, vous avez aujourd’hui une des guerres les plus meurtrières, qui dure depuis une quinzaine d’années, je crois, qui est animée depuis Paris, entre autres, par un bonhomme qui habite dans le XIXème arrondissement, qui est le Secrétaire exécutif des FDLR qui sont une de ces forces qui tuent, massacrent, violent au Kivu.

En Allemagne, on a mis sa législation en conformité avec le statut de Rome. On a arrêté, il y a très peu de temps, il y a un mois à peu près, le Président des FDLR et son bras droit qui était en Allemagne. En France, on applique la résolution du Conseil de Sécurité qui donne la liste des gens

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des FDLR dont il faut surveiller les mouvements. Donc on lui a gelé ses avoirs, il n’a plus le droit de voyager mais c’est tout. A part ça, il communique, il publie des communiqués de presse et on ne fait rien parce que, depuis dix ans qu’on doit adapter notre loi, on ne le fait pas.

Le projet de loi d’adaptation du droit pénal français au statut de la Cour pénale internationale, c’est un serpent de mer qui sort la tête de l’eau de temps en temps et puis quelqu’un lui redonne un grand coup sur la tête pour qu’il retombe sous l’eau. 2000-2010, ça fait dix ans qu’on attend, six pour que sorte un texte qui soit déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale, en 2006. Le texte 2006, c’était peu avant les présidentielles, donc changement de Gouvernement, finalement le texte a été discuté au Sénat deux ans plus tard, en 2008. En juin 2008, lorsqu’il a été voté au Sénat, on nous a dit : « ne vous inquiétez pas, il sera adopté par l’Assemblée dans les quinze jours. »

Voilà, on est 18 mois plus tard et ce texte, au jour d’aujourd’hui, on ne sait pas quand il sera discuté, quand il sera inscrit à l’ordre du jour. Dans notre travail de CFCPI, de Coalition française pour la Cour pénale internationale, on fait un bête travail de lobbying, comme font toutes les associations, toutes les ONG. On fait le tour des Députés, des ministères, des Présidents de groupe parlementaire, ils nous disent : « oui, vous savez, nous, on veut bien vous écouter mais, pour le moment, ce n’est pas à l’ordre du jour. » Je n’ai peut-être pas le temps d’en parler.

Vincent NIORE

Si.

Simon FOREMAN

En plus, il y a un manque énorme dans ce texte, qui est de pouvoir faire vraiment fonctionner la complémentarité, c’est-à-dire de faire en sorte que, si ce chef des FDLR qui habite Paris, reste à Paris et qu’on est doté des instruments et qu’il puisse être poursuivi, que si un milicien djandjaouid, dans quinze ans, lorsque la paix sera retombée dans son pays, que les tribunaux soudanais lui auront fichu la paix pendant quinze ans, qu’il croit qu’il peut voyager tranquillement, en oubliant que ses crimes sont imprescriptibles : un jour il vient à Bruxelles, il peut être arrêté à Bruxelles pour être jugé ; un jour, il vient à Londres, il peut être arrêté à Londres pour être jugé ; aujourd’hui, il vient à Paris, il ne peut pas être arrêté à Paris pour être jugé.

Nous, ce que nous demandons, c’est qu’il y ait cette véritable complémentarité qui joue avec un mécanisme qui est celui de la compétence universelle. La compétence universelle, c’est le principe qui dit que les tribunaux, français en l’occurrence, sont compétents pour juger les crimes qui n’ont pas forcément été commis en France mais qui peuvent avoir été commis ailleurs dans le monde, y compris par des étrangers contre des étrangers. Ça fait peur aux juristes, aux diplomates, ce n’est pas dans les habitudes, ce n’est pas dans les mœurs.

Pourtant, ça existe ailleurs et ça existe aussi en France, de manière très timide. On a la compétence universelle pour le crime de torture, parce qu’on a ratifié en 1984 ou 1994, 1984, je crois, la convention des Nations Unies contre la torture. On a la compétence universelle pour les crimes commis au Rwanda pendant le génocide et pour les crimes commis en ex-Yougoslavie pendant le conflit des Balkans, parce que, dans les années 90, on a eu ce courage de dire : « on coopère avec les tribunaux pénaux internationaux pour le Rwanda et la Yougoslavie. » Mais, quand il s’agit,

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maintenant, de coopérer avec la Cour pénale internationale, on n’a plus ce courage qu’on avait dans les années 90.

Le projet de loi déposé par le Gouvernement ne prévoyait pas du tout cette compétence universelle. Quand je parle de compétence universelle, je ne dis pas que les tribunaux français devraient pouvoir être saisis de plainte de n’importe qui contre n’importe qui. La revendication des ONG de notre Coalition, c’est simplement un mécanisme selon lequel, lorsqu’un suspect se trouve sur le territoire d’un Etat partie au statut de Rome, il soit arrêté et qu’il soit, soit remis à son pays d’origine (si son pays d’origine est en mesure de le juger), soit remis à la Cour pénale internationale si c’est elle qui le poursuit, soit jugé sur place si personne d’autre ne peut le juger.

C’est un mécanisme qui existe pour la torture, pour le Rwanda, pour la Yougoslavie, il n’y a aucune raison qu’il ne soit pas étendu, de manière générale, à l’ensemble des crimes contre l’humanité, génocides et crimes de guerre commis sur la planète. Le projet de loi du Gouvernement n’en disait pas un mot, ne le prévoyait pas, volontairement : on avait discuté avec eux, ils n’ont pas voulu le mettre. Le sénateur Badinter a réussi à convaincre une partie des sénateurs de l’ajouter au projet de loi lorsqu’il a été voté au Sénat en juin 2008.

Pour la petite histoire, le matin du, je crois, 11 juin 2008, la commission des lois, à majorité UMP, a suivi le sénateur socialiste Badinter en amendant le projet de loi pour reconnaître une compétence universelle, limitée à la situation dans laquelle la personne suspecte serait présente sur le territoire français (il ne s’agit pas de dire qu’on peut aller poursuivre des gens qui ne mettront jamais le pied en France). Simplement, ceux qui viennent en France, qu’ils puissent être poursuivis en France. Et, dans l’après-midi : tractations (c’est le jeu parlementaire classique) entre le rapporteur et le cabinet du Garde des sceaux.

On se retrouve le soir avec l’adoption d’amendements à l’amendement Badinter qui verrouillent le système en disant : « d’accord, on garde le principe de la compétence universelle, tel que l’a fait voter Badinter en commission des lois mais on rajoute qu’il faut que le suspect réside habituellement sur le territoire français (vous imaginez comme ça va être une incitation à venir s’installer en France), il faut que le crime soit punissable dans le pays d’origine. »

La condition de double incrimination, c’est quelque chose qu’on connaît en droit pénal international mais, quand on parle de crimes qui sont internationaux par nature, qui sont définis par les Nations Unies, qui sont les crimes qui sont au sommet de la hiérarchie des valeurs de l’humanité, le génocide, le crime contre l‘humanité, dire : « attendez, avant de savoir si je vais poursuivre un Djandjaouid pour ce qui se passe au Darfour, je vais quand même regarder si la loi soudanaise punit bien le crime contre l’humanité. » Donc, on a cette condition de double incrimination qui, pour nous, est inacceptable et doit disparaître.

Parmi les verrous qui ont été rajoutés, on a prévu que le monopole des poursuites serait donné au parquet. On est dans un pays où les victimes ont le droit de se constituer parties civiles et de provoquer le déclenchement de l’action publique : seules les victimes des crimes les plus graves seraient privées de ce droit.

Et puis, ce qu’on appelle dans notre jargon, l’inversion du principe de complémentarité, c’est-à-dire que dans le texte qui a été voté par le Sénat, avant de se décider à poursuivre quelqu’un qui serait en France, on demande à la Cour pénale internationale si elle ne veut pas le prendre. Ce qui est exactement le contraire de ce que prévoit le statut. Comme le disait Amady Bâ tout à l’heure, dans

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le statut, c’est une condition de recevabilité de la requête du Procureur à la Cour : le Procureur doit démontrer à la Cour que l’individu ne peut pas être jugé par les justices nationales. Nous, on veut faire mieux que les autres, on a décidé tout seul d’inverser le principe de complémentarité.

Voilà, on se trouve avec ce projet de loi depuis juin 2008, il a été remis dans les cartons. On a eu, quand même, une bonne nouvelle. La commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, au mois de juillet dernier, à l’unanimité, sous la présidence d’Axel Poniatowski, sur un rapport de Madame Ameline, députée UMP de Normandie, je crois, a voté un avis – elle n’est pas saisie (comme le rapport sur ce projet de loi sera fait un jour par la commission des lois) mais, pour le moment, la commission des Affaires étrangères ne peut donner qu’un avis. La bonne nouvelle a été, pour nous, que cet avis, adopté à l’unanimité, y compris par une majorité de soutien du Gouvernement, reprend nos critiques et demande que ces verrous qui ont été rajoutés - dans cet après-midi de négociations entre le rapporteur du Sénat et le cabinet de Madame Dati, que ces verrous soient enlevés.

Maintenant, ce n’est qu’un avis de la commission des Affaires étrangères. On nous a, j’allais dire, baladés, sur le calendrier parlementaire depuis des années. On n’a pas cessé de nous dire, depuis quelques mois : « ça sera avant l’été. » et puis, une fois que l’été est passé : « ça sera avant la fin de l’année, avant le vote du budget. » Voilà, nous sommes en décembre, le cap du 31 décembre est déjà inatteignable. Maintenant, on nous dit : « avant la conférence de Kampala. » Elle commence le 31 mai, c’est la conférence de révision du statut de Rome.

Vous vous rendez compte de la situation ? La Cour pénale internationale, dans son statut, disait : « on se donne sept ans pour faire le bilan. » Sept ans plus tard, on se réunit, entre Etats qui auront ratifié le statut, pour faire le bilan, voir si on modifie le statut ou si on le garde. Nous, en dix ans, on n’a pas été capables de faire le minimum qui aurait été d’adapter notre loi.

J’ai été trop long mais je vous remercie.

Applaudissements de la salle.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Cher Simon Foreman, en vous entendant, je pensais, de la même manière, la France, c’est une question de droit interne, considère que les arrêts de Strasbourg n’ont qu’une valeur indicative pour elle. On l’a entendu dire, ces derniers temps, à propos de la garde à vue. Vous savez, c’est une constante : nous sommes la patrie des droits de l’homme, un peu écrasée par l’héritage et les Lumières et les grands principes sont toujours, en France, du côté de l’opposition, rarement du côté du pouvoir.

Pour la défense, l’Ambassadeur pour les droits de l’Homme, François Zimeray.

Applaudissements de la salle.

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François ZIMERAY

Monsieur le Bâtonnier, Messieurs les Présidents, Mesdames et Messieurs, je voudrais tout d’abord, très sincèrement, vous remercier de cette initiative. Le choix du thème, la façon avec laquelle vous le traitez, l’intérêt, la profondeur et la gravité, pour reprendre un terme du débat qui a été évoqué tout à l’heure, font pour moi, pour nous, de ce moment, un moment important dans notre réflexion et, j’espère, réflexion qui alimente l’action.

Je voudrais aussi, à cette occasion, souligner le rôle, très particulier, d’Urgence Darfour, avec son Président Jacky Mamou qui, cela a été dit tout à l’heure, depuis très longtemps, a porté ce combat. Je me souviens d’une époque pas si lointaine où, lorsqu’on disait Darfour dans les rues de Paris, les gens pensaient qu’on parlait d’un supermarché. C’est grâce à l’action militante d’Urgence Darfour qu’il y a eu cette sensibilisation de l’opinion, qui s’est quand même, malgré tout, traduite par une sensibilisation et une action politique résolue. L’action militante doit d’autant plus nourrir la réflexion des politiques que Bernard Kouchner, dans la dernière conférence des Ambassadeurs, nous a demandé d’agir en militants. Militants de la France, ça veut dire militants des droits de l’homme.

Je crois, Monsieur le Bâtonnier, vous le savez, à la symbolique des dates, symbolique des lieux et il n’est pas indifférent de relever que vous avez choisi d’organiser ce débat à quelques jours de l’anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. L’enjeu en fait, c’est de faire en sorte que les droits de l’homme deviennent des droits. Ce qui différencie les droits de l’homme du droit, c’est l’effectivité de la sanction. C’est tout l’intérêt de ce débat et de cette réflexion.

L’anniversaire, c’est aussi l’occasion d’un bilan et je dois dire, de façon, très simple que, lorsque l’on regarde ce qui nous sépare de ce jour de décembre 1948 où fut adoptée la Déclaration universelle des droits de l’homme, seul texte qui revendique, jusque dans son titre, la dimension universelle. Lorsqu’on regarde ces 61 ans, la création de la Cour pénale internationale apparaît indiscutablement comme l’une ou peut-être la réalisation tangible dont nous pouvons être le plus fier, même si elle demeure, aujourd’hui, fragile.

Le rôle de la diplomatie dans les droits de l’homme, ce n’est pas simplement, cher Président de la Coalition, des mots, ce doit être aussi des actes. Ça peut s’énoncer simplement, parce que les droits de l’homme ne se situent pas, en tout cas pas seulement, dans l’ordre symbolique mais on est bien, ici, dans l’ordre normatif, dans la création de droits. On pose souvent cette question : à quoi servent les droits de l’homme dans la diplomatie, qu’est-ce que vous faites ? Moi, je réponds : qu’est-ce que seraient les droits de l’homme sans la diplomatie ?

Notre rôle, c’est d’abord de participer à l’élaboration et à la création de droits nouveaux dans les instances qui en sont le creuset naturel : les Nations Unies, New York, Genève, le Conseil de l’Europe, la Cour européenne des droits de l’homme, l’OSCE, etc., l’Europe. Participer à l’élaboration de ces normes, veiller et militer à leur universalisation (faire en sorte que de plus en plus de pays ratifient, adoptent, signent), veiller à leur application autant qu’il nous est possible et nous avons des programmes ensemble, à travers de nombreuses ONG, notamment de soutien de la Cour pénale internationale sur le terrain (je pense au Congo en particulier, que nous finançons), toujours insuffisants mais ça existe et c’est un effort pour nous. Et, bien sûr, veiller à la sanction des manquements les plus graves. C’est à cela que nous servons et vous avez raison de dire qu’il y a les mots, il faut qu’il y ait les actes.

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Vous avez souligné toute la difficulté qu’il y a à passer de l’intention au réel et, ce débat, sur la Cour pénale internationale, il faut en mesurer le caractère absolument révolutionnaire, sans précédent, inédit de cette juridiction dans l’histoire de l’humanité, pour comprendre qu’on est là dans le choc. Nous parlons, nous décrivons l’impact entre l’idéal et le réel et ce que vous avez décrit est, indiscutablement, une partie de la réalité, c’est la difficulté du passage d’un état à l’autre et je ne voudrais en aucune façon vous faire l’injure de sous-estimer la difficulté qu’il y a à passer dans un référentiel psychologique totalement différent, pour voir les choses différemment. C’est un long processus.

Nous vivons dans une époque impatiente, où on attend des résultats visibles, tangibles, immédiats. Ce sont les valeurs de notre temps. On veut voir ces résultats. La transparence, l’immédiateté, l’évidence, ce sont les valeurs de notre temps et les valeurs de la démocratie sont complètement à rebours de ces valeurs-là parce que nous, nous travaillons une matière humaine, historique, on est dans le temps long de l’histoire, dans le temps braudelien, parce que notre action, pour être efficace, doit être souvent discrète alors qu’on nous demande de la transparence. Elle est nécessairement lente alors qu’on nous demande de la rapidité et nous sondons en permanence la complexité des choses alors qu’on nous demande souvent de la simplicité et les droits de l’homme sont un absolu.

« Absolus et insolubles », disait la philosophe Jeanne Hersch. Insolubles parce qu’absolus et on est au cœur de cette difficulté-là et je ne voudrais pour rien au monde la minimiser. Mais simplement vous convaincre de notre détermination, de la détermination authentique et profonde de Bernard Kouchner à faire progresser ce qui est un acquis et, probablement, l’acquis le plus remarquable des 61 dernières années en matière de droits de l’homme.

Alors, nous nous sommes concentrés beaucoup sur la question du Darfour. Je voudrais en dire un mot parce que, je n’ai pas eu la chance de voir le film mais je voudrais pouvoir, d’ailleurs, me le procurer. Mais, quand on a vu sur le terrain, comme je l’ai vu, ce qu’ont été les crimes du Darfour, il y a des images qu’on ne peut pas oublier. Notre détermination sur ce plan-là est totale et elle doit beaucoup, encore une fois, à l’action militante que je citais tout à l’heure.

Mais nous nous heurtons à une forme de ce que j’appellerais « malaise africain ». Vous connaissez les griefs qui sont aujourd’hui, articulés contre cette juridiction nouvelle, inédite, révolutionnaire mais combien fragile, embryonnaire, vulnérable, réversible. On croit toujours que les grandes initiatives, les grandes inventions ont toujours existé et qu’elles dureront toujours. On le pense de l’Europe, on peut le penser de la CPI. Moi, je suis obsédé par la fragilité de cet acquis et par la recherche de nouveaux moyens de consolider et de pérenniser, à un moment où c’est remis en cause.

Qu’est-ce qui est plus choquant que l’image que j’ai en tête, à Doha, il y a quelques mois, de chefs d’Etats faisant corps derrière un Président massacreur, dont le seul titre de gloire est d’avoir été mis en cause, porté en triomphe parce que son seul titre de gloire était d’avoir été mis en cause par la Cour pénale internationale, dont on nous dit, à l’instant, qu’il y a, à la Haye, des armoires entières de preuves qui l’attendent. Image choquante mais malaise réel parce que, au fond, qu’est-ce qu’il y a derrière cette remise en cause de pays qui, il faut le dire, souvent africains, avaient, pour la plupart, spontanément accepté de rentrer dans l’aventure de la Cour pénale internationale (ce qui n’est pas le cas de tous les pays, loin s’en faut) ?

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Question que nous devons nous poser au moment où l’on s’interroge sur ce qui reste de l’universalité des droits de l’homme : est-ce que c’est une remise en cause des valeurs d’universalisme ou est-ce que c’est notre prétention occidentale à les incarner qui nous est, aujourd’hui, disputée ? Ou les deux ? C’est la vraie question et ça nous conduit à la question de l’appropriation des droits de l’homme et de l’universalisme par des groupes régionaux.

S’il s’agit d’accommoder les droits de l’homme pour les dénaturer complètement, comme par exemple la Charte islamique des droits de l’homme qui dit : « oui, nous aussi nous avons nos droits de l’homme, sauf que ce ne sont pas les mêmes et, en particulier, pour les femmes. » On est dans la dénaturation complète de l’universalisme.

S’il s’agit de s’approprier, comme nous nous l’avons fait régionalement, en créant la Cour européenne des droits de l’homme, maintenant la Cour africaine des droits de l’homme, la Commission interaméricaine des droits de l’homme qui, sous notre impulsion, vont commencer à travailler ensemble. A ce moment-là, c’est autre chose et ça peut conduire à des résultats intéressants.

Il y a eu une mission de l’Union africaine qui a été confiée à l’ancien Président Mbeki, d’Afrique du Sud, consécutivement justement à la mise en cause de Béchir. On aurait pu craindre le pire mais, finalement, les conclusions de cette commission sont intéressantes et elles ne remettent, en aucune façon, en cause le rôle, la priorité et les procédures engagées par la Cour pénale internationale. Ce qui conduit à une deuxième question, que nous rencontrons et qui a été évoquée tout à l’heure : celle du dialogue ou du dilemme difficile à régler, à ajuster, entre l’impératif de justice et l’impératif de paix.

On sait qu’il n’y a pas de paix durable sans justice mais on sait ici et on le sait bien au Barreau qu’il n’y a pas de justice crédible sans sérénité. Comment régler les deux ? Comment le temps des juges et le temps de l’histoire peuvent se combiner et qu’est-ce que ça doit donner au Darfour ? Question difficile mais, en tout cas, ce que je peux dire c’est que, face à cette question, lorsqu’il a été suggéré que nous fassions de l’article 16 un usage quasi détourné et que la France vote pour une suspension temporaire des poursuites contre El-Béchir, nous l’avons refusé. Et ça, ce sont des actes, ce ne sont pas des mots.

Lorsque nous donnons, en 2008, pour le fonctionnement de la Cour, plus de 8 millions d’euros, 9 millions en 2009 et ça sera 10 millions en 2010, là, nous ne sommes pas dans les mots, nous sommes dans les actes. Et je ne veux pas opposer les actes aux actes, la réalité est complexe. Il y a, évidemment, en nous, une volonté d’avancer, la conviction qu’on tient là un progrès possible, substantiel pour les générations futures, pour que le monde soit moins violent et, en même temps, des résistances que vous connaissez parfaitement, que vous avez très bien décrites. Il y a ce combat qui est un combat extérieur et qui est aussi un combat intérieur que nous devons mener dans le débat.

Alors, le temps de notre impatience, le temps de nos exigences, le temps de la vie des victimes, malheureusement, n’est pas le temps des Etats et des institutions, qui est le temps de l’histoire. Sept ans, au regard de l’humanité, qu’est-ce que c’est ? Sept ans pour faire progresser un traité, une idée, c’est peu de choses mais à l’échelle d’une vie humaine, de souffrances et de barbaries qui sont encore commises et, vous l’avez rappelé à juste titre, en ce moment même, c’est énorme et nous sommes là aussi sur la plaque de choc entre la confrontation entre ces deux rythmes : le rythme

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d’une vie humaine et de ses exigences et de ses attentes, en particulier quand c’est une vie de victime, une vie d’enfant, une vie d’enfant soldat et puis le rythme des Etats et des institutions qui essaient d’apporter une réponse mais selon leur propre mécanique.

Nous devons, nous, pour éviter de commettre des crimes de bureaux et le premier crime de bureaux, c’est le crime de distance et d’indifférence, nous devons être obsédés, en permanence, par la simple idée que dans les mots droits de l’homme, il y a du droit (on en parle ici, on l’élabore) mais il y a, au bout de la chaîne, des bonshommes, des femmes, des enfants.

Voilà quelques remarques pour vous dire l’esprit dans lequel nous sommes. C’est un esprit de combat et, j’espère que vous le ressentirez, pour reprendre le terme qui a été évoqué tout à l’heure, à de nombreuses reprises, de gravité.

Je disais que cette juridiction est encore fragile, c’est d’abord le sentiment qui habite Bernard Kouchner. Qu’est-ce qu’on peut faire pour la consolider (ce que vous suggérez certainement) mais aussi pour insister sur le respect des droits de la défense ?

Je vous disais que je crois à la symbolique des dates, je crois aussi à la symbolique des lieux. Nous sommes ici à la Maison du Barreau, Monsieur le Bâtonnier, sur votre initiative et je voudrais très simplement rappeler que la crédibilité, la solidité, la pérennité de cette juridiction dépend en grande partie de la crédibilité de ses procédures et du respect des droits de la défense parce que les droits de l’homme et cela a été dit tout à l’heure, fondamentalement, sont des droits de victime mais c’est dans la défense des coupables qu’ils s’accomplissent le mieux.

Applaudissements de la salle.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Monsieur l’Ambassadeur et cher François, je remercie votre Excellence pour la qualité de ses propos qui sont exactement en harmonie avec la qualité de notre âme. Je vous connais depuis longtemps, vous savez mon amitié pour vous et cette déférente amitié a trouvé une justification de plus dans la très grande profondeur de ce que vous avez dit.

C’est vrai que nous sommes impatients, c’est vrai que nous avons une folle espérance, celle qu’un procès vite mené, bien conduit mettra un terme à l’horreur et nous avons du mal à intégrer l’idée que la chaîne de l’histoire fait se reproduire en maillons fermés des horreurs et des jugements sans que l’homme semble progresser. Et pourtant, nous devons aux victimes la justice.

S’il m’était permis d’évoquer un souvenir, il est pour moi très présent, c’est un souvenir du procès Barbie. Un témoin est venu dire que, dans le camp d’extermination où il était depuis quelque temps, pas longtemps parce qu’il y serait mort sinon, il y a eu un moment, autour du camp, des élévations remplies d’hommes en armes. C’étaient les Alliés. Il a d’abord cru qu’il hallucinait et puis il a vu ces jeunes canadiens, américains, anglais, descendre vers le camp et, avec de grandes cisailles, couper les barbelés.

Le spectacle qui s’est offert aux yeux de ces jeunes soldats était tel qu’un grand nombre d’entre eux se sont mis à vomir ou à pleurer, pendant que les plus solides sont montés dans les miradors (les sentinelles qui n’ont d’ailleurs opposé aucune résistance, la guerre était perdue) et les soldats ont

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ramené dans le camp ces soldats nazis qui avaient terrorisé et avaient exterminé, pendant des mois et des années, la malheureuse population qui y était enfermée.

Le témoin a dit que tous sont alors sortis des baraquements, dans leurs costumes rayés, pour voir ce spectacle incroyable de leurs tortionnaires sans arme en main, des Alliés en armes. « Comme les Alliés devaient continuer la guerre, ils nous ont dit : " on s’en va mais on reviendra. Dans l’intervalle, on vous laisse de la nourriture et on vous distribue les rôles. Alors vous, vous serez ceux qui enterreront ceux qui vont mourir ; vous, vous serez ceux qui distribueront les rations de nourriture. " Et, à d’autres, ils ont laissé des armes en disant : " c’est vous qui garderez les gardiens. " Et ils sont partis. » Le témoin termine en disant : « nous nous sommes retrouvés seuls, armés, devant nos bourreaux désarmés. Notre seule obsession, notre unique pensée a été qu’il ne tombe pas un cheveu de leurs têtes avant d’avoir été remis à une justice et nous nous sommes privés sur les rations de nourriture pour qu’ils ne manquent de rien. »

On doit la justice.

Applaudissements de la salle.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

La salle veut-elle intervenir ?

Vincent NIORE

Les micros circulent.

De la salle

Je vous remercie, Monsieur le Bâtonnier et les éminentes personnes qui sont intervenues. Je suis membre du Barreau pénal de Maître (inaudible), je suis membre du Comité exécutif du Barreau pénal international. J’ai fait beaucoup de choses pour que la Cour pénale internationale avance, notamment dans les pays arabes et musulmans.

Certes, le Conseil de Sécurité a voté une résolution historique, c’est de saisir le Procureur de la CPI pour les crimes de la région du Darfour. Et, vous le savez mieux que moi, Monsieur l’Ambassadeur, cette justice est une justice complémentaire. Au Soudan, il y a eu des poursuites, il y a eu des condamnations à mort et les juridictions locales et nationales ont fait leur travail. Et, en vertu des principes de la Cour pénale internationale, cette Cour ne devait pas poursuivre le Président en exercice, parce que c’est une première. Elle ne devait pas le poursuivre en vertu des lois de la Cour et nous le savons pertinemment, je parle en tant que membre du Comité exécutif du Barreau pénal international chargé du monde arabe et musulman. Et la Cour est allée plus loin, en délivrant un mandat d’arrêt à l’encontre d’un Président en exercice.

Monsieur l’Ambassadeur, vous avez dit beaucoup de choses et nous savons, nous, le rôle qu’a joué la France, à un certain moment opportun de l’histoire. Elle n’a pas participé à des invasions au Moyen Orient, elle n’a rien fait, c’est enregistré, c’est bel et bien fait sur tout le monde arabe et

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musulman. Alors, au même moment, il y a eu des invasions au Moyen Orient et tout ça. Alors, en vertu de ce principe de complémentarité, vous avez dit qu’un Président entouré à Doha et tout ça. Il faut mesurer cette signification, parce que c’est un monde qui a 1,200 milliard d’habitants et qui se sentait choqué, parce qu’à un moment, il fallait suivre et poursuivre d’autres gens qui ont fait des crimes contre l’humanité et qui n’ont pas été poursuivis.

On a tendance à poursuivre uniquement les gens du sud de l’Afrique, du sud de la planète et les gens qui ont d’autres torts ne sont pas poursuivis. Alors, en vertu de ce principe de complémentarité et d’avoir une certaine crédibilité, parce que le titre l’autre jour : « une justice sans pouvoir ? » Pourquoi elle est sans pouvoir, parce que, je crains que pour cette justice qu’il n’y a pas cette sérénité qu’a dite Monsieur le Bâtonnier et cette crédibilité : il faut qu’il y ait une justice pour tout le monde, sur un même pied d’égalité. Merci.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Monsieur le Procureur.

Amady BA

Avec tout le respect que je porte à la qualité de l’intervention, je dois y apporter quelques éléments de réponse qui sont juridiques. Ce n’est pas de la polémique, ils sont juridiques.

Les juges de la Cour pénale internationale, parmi lesquels deux Africains, ont estimé la requête du Soudan irrecevable. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a aucune procédure locale. Et la recevabilité est l’un des premiers éléments pour qu’on aille au fond. Je vais vous dire maintenant, moi j’ai rejoint l’affaire Bahad du Darfour parce que j’ai pris service, après une sélection internationale, à la Cour en mars. Donc l’affaire avait débuté depuis 2005.

Mes collègues ont fait sept missions sur des intervalles de six mois. Le Gouvernement avait promis la mise en œuvre de procédures locales et, je n’ai pas le temps d’expliquer comment ma division évalue la complémentarité, mais l’évaluation de la complémentarité, ce ne sont pas seulement des mots, ce sont des documents, ce sont des dossiers, des rencontres entre les juges d’instruction, le Procureur, les juges qui vont parler avec des collègues magistrats pour voir ce qui a été fait à la police, au niveau du parquet, au niveau des cabinets d’instruction. Il n’y a rien. Il y a eu des poursuites, on le sait, ces poursuites n’ont rien à voir avec l’affaire du Darfour. Vous voyez le site de la Cour, vous avez ce que les juges ont décidé sur la complémentarité. Et qu’est-ce que l’amalgame, sur ces deux affaires dont vous parlez qui n’ont rien à voir avec l’affaire du Darfour ?

Maintenant, la saisie de l’affaire de l’Afrique, je le dis à mes compatriotes et aux hommes politiques : moi, quand il y a des victimes qui meurent en Afrique, la première chose, malgré la solidarité, tout le droit à la vie de tout le monde, l’universalité mais je ne comprends pas pourquoi mes compatriotes africains se disent que les victimes africaines n’ont pas le droit à la justice.

Pour regarder Gaza, pour regarder pourquoi le Président américain n’est pas poursuivi, pour regarder pourquoi la Russie n’est pas membre, on doit d’abord privilégier la justice et donner une justice aux victimes africaines. Et toutes les victimes du monde, mais principalement en Afrique et vous voyez l’actualité, qu’est-ce qui se passe en Guinée ?

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Applaudissements de la salle.

Amady BA

Qui tue en Guinée ? Ce sont les Guinéens. Qui tue au Soudan ? Ce sont les Soudanais. L’affaire de Gaza, ce sont deux Etats, le crime d’agression va être adopté en 2010 et nous serons à Gaza, même si nous n’avons pas compétence actuelle à cause des limites du statut. Ecoutez, je suis magistrat de formation et, d’abord, africain. On n’a pas le droit de tuer des Africains, surtout dans un Etat de gens de même nationalité.

Applaudissements de la salle.

Amady BA

Quand je le dis, c’est la passion d’un juge. Mais, maintenant, parlons politique, parce que je rencontre les hommes politiques. J’ai vu quatre fois Wade, six fois des hommes d’Etat dans des sommets mais ils te disent, bilatéralement, ce qu’ils ne te disent pas tout haut. Il y a des intérêts : derrière Sarkozy, derrière Wade, derrière tout le monde. Ce que le diplomate a dit, j’ai beaucoup de respect mais nous n’allons jamais avoir la même vision sur les choses. Je le sais déjà. Je négocie simplement en utilisant ces moyens au service de la justice mais je n’aurais jamais la même vision que lui.

Applaudissements de la salle.

Amady BA

Parce qu’il défend des intérêts, une position et je le respecte dans son discours mais, moi, j’ai une autre mission : c’est de mettre fin à l’impunité. Et, lui, il y aura des moments où il va m’aider et, dans d’autres, il ne va pas m’aider parce que ses intérêts, je le sais, ne sont pas de m’aider.

Applaudissements de la salle.

Amady BA

Et je l’utilise, je l’utilise. Ecoutez, mon premier partenaire, c’est la France, ma division. Parce que je suis d’abord francophone et je connais tous les Ambassadeurs des pays africains et dans le monde. Ils m’aident, ils m’ouvrent des portes mais ils ne le disent pas tout haut. Mais il y aura des moments où ils ne vont pas m’aider, j’en suis conscient. J’en trouverai d’autres qui vont m’aider parce qu’ils ont des intérêts là-bas. Ça, on le sait.

Maintenant, Wade me dit : « je suis contre cette Cour, elle est occidentale. » Je dis : « Monsieur le Président, le Sénégal a été le premier à ratifier. » « Ah bon ? » « Le premier à avoir signé. » « Ah bon ? » Je sais qu’il le sait avant, il a de bons conseillers mais Wade a des intérêts au Soudan, Wade a des intérêts avec les Chinois, Wade a des intérêts partout. Ses déclarations sur le plan politique ne m’ont pas empêché d’avoir tout ce que je veux au Sénégal sur les enquêtes. On ne s’est jamais opposé à une requête de la Cour au Sénégal, ni au Mali, ni dans les pays où les gens font des

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déclarations. Peut-être qu’ils veulent justifier des intérêts mais moi, je suis présent sur le territoire, ce qui m’intéresse, c’est le résultat, ce ne sont pas les déclarations politiques.

Deuxième et dernière chose. Aujourd’hui, la France finance, je parle tout de suite parce que la France finance un séminaire régional qui regroupe tous les points focaux de la Cour à Dakar, ouvert par le Ministre de la Justice, clôturé par le Ministre des Affaires étrangères, à côté de l’Ambassadeur de France et de la francophonie. Vous pensez que, si le Sénégal était contre la Cour sur le fond, il y aurait ce séminaire où on va parler de complémentarité, de mandat d’arrêt, de comment affiner encore cette coopération ? Nous allons démultiplier ces formations avec la France dans d’autres pays.

Donc je n’accepte pas qu’on dise que la France est contre la Cour. Vous avez des problèmes franco-français, je ne m’en mêle pas mais, ce qui est sûr et certain, c’est que j’ai l’appui de la France dans des domaines spécifiques. Dans d’autres, je ne l’ai pas et je comprends la France mais je vais utiliser d’autres moyens pour contrôler la France quand elle ne m’aide pas.

Applaudissements de la salle.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Juste un mot pour dire que je viens de découvrir un homme magnifique. Merci.

Applaudissements de la salle.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Qui prend la parole en premier ? Il y a Monsieur Jouaneau d’abord. Madame ?

Christine MARTINEAU

Christine Martineau, avocate au Barreau de Paris.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Attendez, Madame prend la parole, vous la prendrez après.

Christine MARTINEAU

Je voulais faire une remarque et une question à Monsieur le Procureur. Je suis rarement d’accord avec les procureurs mais je dois dire que, aujourd’hui, je suis totalement d’accord avec vous. Une remarque, je suis membre de deux associations, une que Monsieur le Bâtonnier connaît bien, LNA France, avocats qui s’occupent de réfugiés et s’occupent, entre autres, de personnes du Darfour, des Soudanais qui viennent demander l’accueil, auprès de ma consœur d’ailleurs et qui, malheureusement, n’ont pas toujours la protection sur le territoire français. Ça, c’est une parenthèse

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mais nous sommes au courant et nous suivons, effectivement avec attention, ce qui se passe dans les tribunaux internationaux, bien évidemment.

Une deuxième association à laquelle j’appartiens est Avocats sans frontières France et le problème des parties civiles s’est posé. Nous sommes à la fois, les confrères qui sont dans cette association, du côté de la défense ou, au Cambodge, du côté de la partie civile et je fais partie du groupe des confrères qui défendent les parties civiles, un nombre de parties civiles, dans le premier procès et dans le deuxième procès. Ce que vous avez dit, les uns et les autres, on ne peut pas ne pas être d’accord sur la problématique, effectivement, à laquelle on est confrontés au Cambodge.

Nous sommes partie civile, nous ne sommes pas victimes, nous sommes partie civile, donc c’est une procédure comme nous la trouvons ici dans notre code, avec des difficultés et c’est vrai qu’il n’y a pas de solution encore, la problématique est toujours posée. L’exemple de la CPI vient interférer indirectement, alors que la procédure n’est pas du tout la même, sur ces problèmes des parties civiles dans ces chambres hybrides du royaume du Cambodge.

Une question qui n’a rien à voir avec cela. Je voulais savoir si les procureurs étaient saisis directement (je sais que c’est possible) par des ONG, de problèmes actuels. Le Sri Lanka est un problème actuel, encore. Je sais que Monsieur l’Ambassadeur y a fait une mission et qu’il a estimé qu’il n’y avait pas de catastrophe humanitaire. C’est ce qu’on a entendu dire dans les journaux, je n’ai pas lu votre rapport.

Vincent NIORE

On peut limiter la question, parce qu’on va manquer de temps.

Christine MARTINEAU

Oui.

Vincent NIORE

Allez-y, la question.

Christine MARTINEAU

La question est de savoir, des informations que nous avons et nous avons beaucoup d’informations sur ce qui s’est passé au Sri Lanka les mois derniers, il semblerait qu’il y ait eu, peut-être des crimes de guerre, peut-être des crimes contre l’humanité. Comment les personnes et les victimes peuvent-elles saisir et est-ce qu’elles ont une chance d’y arriver ?

Vincent NIORE

D’accord.

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Amady BA

Le Procureur a trois de mois de saisine par les Etats, par les Nations Unies et la saisine d’office du Procureur, qu’il n’a malheureusement pas mais il pourrait le faire. Le Procureur préfère toujours que l’Etat… Ce n’est pas la question ?

Vincent NIORE

Non, je ne crois pas.

Amady BA

C’est : comment saisir la Cour pénale ?

Un intervenant

Les modes de saisine, on les a expliqués. Je crois que Maître dit : est-ce qu’une ONG peut aller voir le Procureur en disant : « voilà, dans le monceau de plaintes que vous avez, est-ce que vous pouvez prendre ma petite plainte ? »

Un intervenant

Mais ils le font déjà. Mais ils le font tout le temps.

Amady BA

C’est ce qu’on appelle une communication. On reçoit des communications mais elles ne déclenchent pas l’action. Ça ne déclenche pas l’action. L’action est déclenchée après une phase d’analyse et, après la phase d’analyse, on ouvre une situation, sur la base de ce que j’ai dit ce matin.

Vincent NIORE

On va y aller rapidement.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

L’Ambassadeur mis en cause lui répond d’abord.

François ZIMERAY

Non, je vous rassure tout de suite, ce n’est absolument pas ce que j’ai dit sur le Sri Lanka. J’ai effectivement effectué une mission là-bas, dont j’ai la prétention de penser qu’elle a pu contribuer à l’évolution récente de la situation. Votre remarque est une parfaite illustration de ce que je disais,

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lorsque je disais que nous sommes dans une époque qui veut voir les choses en blanc ou en noir, de façon souvent assez caricaturale, alors que les choses sont beaucoup plus complexes.

Je suis rentré du Sri Lanka en décrivant une situation qui était à la fois inadmissible mais en progrès évident et ce que vous avez retenu, c’est la seconde partie de la phrase, c’est-à-dire les progrès, l’évolution positive, que je salue et que j’encourage, mais pas la première, c’est-à-dire la dénonciation d’une mise en état d’arrestation, d’une mise en garde à vue massive de 250 000 personnes.

Vincent NIORE

Merci Monsieur l’Ambassadeur. Des questions courtes, s’il vous plaît, parce qu’on n’a plus le temps sinon.

De la salle

Oui, c’est une petite remarque et, en même temps, une question. Monsieur l’Ambassadeur a posé tout à l’heure la question de tout ce débat-là : que faut-il faire pour renforcer cette juridiction ? Et il s’est déclaré, entre autres, choqué par l’image de Doha, du soutien en bloc des dirigeants arabes au Président Béchir. Personnellement, je ne cautionne pas la politique de Béchir. Le film nous a donné une image vraiment atroce de ce qui s’est passé au Darfour mais le problème, c’est que lorsqu’on constate que, parmi les 120 pays, je crois, qui ont ratifié le statut de Rome, 120 ou 110, il y a un seul pays arabe qui a ratifié, c’est la Jordanie. Donc ça donne une idée du malaise, qui a été évoqué par notre collègue tout à l’heure.

À savoir que pour renforcer cette juridiction, il faut renforcer sa crédibilité, notamment au sein du monde arabe. Parce que, effectivement, si vous suivez ce qui se dit, que ce soit sur les chaînes satellitaires ou dans la presse de la région arabe, il y a un manque de crédibilité, il y a un sentiment de suspicion, effectivement. On se dit : pourquoi la politique de cette juridiction qui s’applique au Soudan ne s’applique pas ailleurs ? Ça, à mon sens, c’est une question primordiale à laquelle il faudrait répondre avant de penser à renforcer ce machin.

Simon FOREMAN

Merci pour votre question, c’est un vrai problème. Moi, je suis toujours embêté quand on me dit : « pourquoi la CPI poursuit toujours les chefs d’Etats africains, enfin les Africains et jamais Bush en Irak ? » La réponse, pour moi, c’est : que les Etats arabes ratifient massivement le statut de Rome.

Si le Liban avait ratifié le statut de Rome, il y a deux ans, le Procureur aurait pu ouvrir une enquête sur le conflit israélien en territoire libanais. L’autorité palestinienne a fait une déclaration de reconnaissance de compétence de la Cour, c’est le modèle à suivre : que les petits Etats faibles ratifient et ils seront protégés contre leurs gros Etats voisins un peu envahissants.

Regardez ce qui se passe en Géorgie. La Russie n’a pas ratifié, pas plus que les Etats-Unis, le statut de Rome mais l’armée russe est entrée en Géorgie, résultat : le Bureau du Procureur enquête sur les

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crimes de l’armée russe en Géorgie alors même que la Russie n’a pas ratifié le statut. Ratifiez, les petits Etats, les Etats arabes. Pourquoi la CPI s’occupe de l’Afrique ? Parce que l’Afrique a ratifié.

Claude JORDA

Excuse-moi, je voudrais apporter un complément. Je crois quand même que si, depuis 2003, le Procureur (c’est un peu ma bête noire, le Procureur, c’est un peu classique dans les débats, dans les colloques, je suis le méchant à l’égard du Procureur) avait eu une politique de communication à l’égard de toutes les atrocités qui sont commises, même sur le territoire d’Etats non partie, je crois qu’on aurait une meilleure crédibilité et on pourrait apporter la réponse juridique que tu es en train d’apporter.

Malheureusement, c’est maintenant, à deux ans de la fin de son mandat que, tout d’un coup, on apprend – il ne manque quand même pas de personnel pour avoir un bon service de communication – qu’il enquête au Ghana, qu’il enquête en Guinée, que, tout de même, il va s’intéresser à la Colombie. Je crois que c’est un peu trop facile de dire : « Messieurs des pays arabes, ratifiez ! » C’est vrai, c’est normal, de même que la France devrait être mieux adaptée – Monsieur l’Ambassadeur, je pense que la réponse n’est pas été adaptée, quand même, à ce qui avait été dit par la Coalition. Quand même, il me semble que, depuis 2003, la France pouvait adapter sa législation, elle ne l’a pas fait.

Applaudissements de la salle.

Claude JORDA

C’est vrai qu’on attend de savoir si la poignée de main de Monsieur Sarkozy sera molle ou, quand même, beaucoup plus rigide. Je crois qu’il y a les pays arabes et il y a la communication du Procureur qui est, quand même, largement défaillante.

Amady BA

Avec la France et la francophonie, le premier séminaire commence à Dakar lundi et six sont prévus, avec toujours la France et la francophonie mais d’autres partenaires dans le reste du monde. Mais, pour comprendre, pour les non-juristes, mais pour quelqu’un intéressé par la justice et la justice internationale, je vous assure que sur le site web de la Cour, il y a tout, même les rapports : la Colombie (depuis que l’enquête a commencé), Gaza, la Côte d’Ivoire, la Guinée. Et lors de la dernière déclaration du Procureur, il a même donné une date à laquelle il va saisir les juges parce que la complémentarité n’a pas fonctionné.

Vincent NIORE

La Cour communique bien alors.

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Amady BA

Sur le site de la Cour, vous trouvez tout.

Vincent NIORE

Maître Jorda, vous êtes invité à consulter le site de la Cour.

Simon Foreman avait dit qu’on pouvait souhaiter des Etats-Unis qu’ils ratifient le statut de Rome. Alors que les Etats-Unis ont vu, au Darfour, un crime de génocide. Donc, avant de donner des leçons aux autres. On comprend bien la teneur du débat.

Madame ? Annoncez-vous, s’il vous plaît, c’est plus facile. Présentez-vous si vous êtes avocate ou pas.

De la salle

Pas du tout, je ne suis pas avocate, je suis Catherine Squimani, citoyenne. Justement, je voudrais dire : quel espoir formidable c’est pour nous, non juristes présents dans cette salle, de vous entendre, Monsieur le Procureur, dire, et avec quelle conviction, qu’aucun auteur de crime grave n’est à l’abri de poursuites par la Cour pénale internationale.

J’ai une question qui me préoccupe, c’est que, les crimes de terrorisme, quel que soit leur caractère de gravité, sont aujourd’hui exclus du champ de compétences de la Cour pénale internationale et que, au jour d’aujourd’hui, aucun auteur, aucun commanditaire d’attentat dit suicide, ne puisse échapper à l’impunité en ce qui concerne le statut de Rome. Quel espoir voyez-vous de ce côté-là, peut-être dans la révision du statut de Rome ?

Amady BA

Le terrorisme n’est pas dans le statut en tant que qualification de terrorisme mais je pense qu’on peut utiliser d’autres dispositions. Nous pensons, pour la conférence de Kampala, que l’agression est déjà définie, la définition de l’agression est sur le site actuel, le compromis des Etats. On ne sait pas si quelque chose va changer, d’autres dispositions peuvent être utilisées pour ces attaques. Mais le terrorisme, en réalité, ne figure pas mais on peut utiliser d’autres qualifications.

Ça me permet de parler d’impact. C’est l’impact qui n’est pas vu. Prenez l’exemple, pour ceux qui suivent l’affaire, de la Côte d’Ivoire. Si les belligérants ont trouvé un accord à Ouaga, la Cour n’est pas indifférente. Si, aujourd’hui, en Colombie, l’enrôlement des enfants soldats a cessé, l’affaire Lubanga, ton affaire, n’est pas indifférente. Et nous pouvons multiplier les cas.

Aujourd’hui, des élections se préparent en Afrique. Vous entendez les messages : la paix. Celui qui perd doit reconnaître qu’il a perdu, celui qui a gagné doit tout faire pour qu’il n’y ait pas de bain de sang. Tout ça, c’est lié à quoi ? Parce que le Procureur Ocampo a osé, sur la base de preuves, lancer un mandat d’arrêt contre un Président qui est en exercice. Et je pense qu’ils se disent tous, et je suis d’accord avec vous, que plus personne, aujourd’hui, en tout cas, on attend un autre Procureur dans

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deux ans, s’il continue dans la même lancée, peut-être que, dans les années à venir, on aura plus de paix dans le monde.

C’est un véritable instrument de lutte parce que nous, nous allons sur le terrain et nous entendons ce que les victimes, les sociétés civiles disent. Et, véritablement, il y a eu beaucoup d’efforts, beaucoup d’impacts depuis ces enquêtes.

Vincent NIORE

Merci beaucoup. Deux interventions, deux. On est pris par le temps.

Christian CHARRIERE BOURNAZEL

Une question aussi rapide que possible.

De la salle

Je suis ancien enquêteur du Rwanda, analyste politico-militaire. En tant que membre de la première équipe du Rwanda en 1995, je me permettrais de souligner respectueusement que le progrès fait par la Cour pénale internationale est extraordinaire. Cependant, excusez-moi Monsieur l’Ambassadeur, sur le plan géopolitique, il est évident que l’exceptionnalisme, que le manque de volonté internationale d’intervention, le même qu’on a vu quand Madeleine Albright a dit à Boutros Boutros : « on ne prononce pas le mot génocide parce que c’est gênant. »

Mais, je reviens à l’exceptionnalisme, il est toujours présent. Les interventions qui auraient dû se faire en Palestine et ailleurs, il y a très longtemps, non pas des interventions permissives mais des interventions qui, aujourd’hui, utiliseraient très bien, au Congo, au Darfour et en Palestine et ailleurs, les effectifs occidentaux qui sont gaspillés en Irak et en Afghanistan.

Chapitre 8 de l’ONU : interventions d’imposition de la paix, c’est cela dont la Cour a besoin. Et je constate, en tant que vieux soldat et témoin de cela depuis quarante ans que, malheureusement, la croix à porter pour vos efforts louables et exceptionnels est toujours bloquée. C’était comme ça au Rwanda il y a quinze ans, c’est toujours ainsi. Je regrette de dire que rien n’a changé. C’est un immobilisme qui reflète les intérêts nationaux et, même au niveau des enquêtes, les blocages nationaux de vos efforts.

Applaudissements de la salle.

Vincent NIORE

Monsieur Jouaneau et, après, on va arrêter.

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De la salle

Oui, très rapidement, j’ai une question à poser parce qu’elle me préoccupe. Je suis avocat mais je suis aussi Président d’une association de défense des droits de l’homme qui œuvre auprès des enfants des écoles et des lycées. L’explication, qu’il faut leur donner sans cesse, de l’existence des crimes contre l’humanité, des génocides, de la mémoire, nous amène à poser la question de l’utilité de cette justice internationale, que Monsieur Jorda soulignait en commençant nos débats. Effectivement, la mission de cette justice internationale, c’est d’abord l’information et la mémoire, avant la réparation et c’est du domaine du symbolique.

Mais la question, essentielle à mes yeux, parce que l’histoire montre que tous les génocides s’accompagnent de leur propre négation : est-ce que, au Darfour, on assiste au même phénomène ? Est-ce que l’Etat soudanais entretient la négation du génocide, est-ce que les médias véhiculent cette négation ? Est-ce qu’elle est concomitante à l’accomplissement du génocide que, selon moi, à chaque fois, l’histoire répète et accompagne, comme si la négation du génocide était, en quelque sorte, le parachèvement du génocide lui-même ? Alors j’ai vraiment besoin de savoir s’il en est de même au Darfour.

Vincent NIORE

Monsieur Mamou.

Jacky MAMOU

Bien évidemment, toute la politique et la communication du Gouvernement soudanais ont été de nier l’existence de crimes de masse, perpétrés sous la chaîne de commandement du Président Omar El-Béchir. C’est pour ça qu’il est accusé. Cette négation, elle tient à une manière de présenter ce qui s’est passé au Darfour comme un conflit entre tribus, n’est-ce pas, comme des conflits locaux et jamais comme une opération d’envergure, planifiée et organisée.

Ces conflits locaux entre tribus ne peuvent pas faire l’objet de bombardements d’aviation. Vous avez vu dans le film qu’il y a des traces, partout dans le Darfour, de bombes qui sont tombées sur les villages. Donc c’est un classique, effectivement, le négationnisme d’Etat, lorsque l’on veut continuer à perpétuer des crimes.

Simon FOREMAN

Tout à fait et, sous le contrôle de Jacky Mamou, le négationnisme, s’agissant du Darfour, prend une forme tout à fait particulière, puisqu’il se déguise sous l’idée que ce conflit ne serait qu’un avatar du réchauffement climatique.

Vincent NIORE

Le négationnisme est, à l’évidence, une abomination, il faut peut-être une loi pour sanctionner le négationnisme mais c’est un autre débat. Monsieur, c’est la dernière question, allez-y. Vous avez la parole. Vous êtes Monsieur ?

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Le 5 décembre 2009 51

De la salle

Excusez-moi, je parle mal français. Pour Gaza et le Darfour, le problème est très différent. A Gaza, Israël, il y a conflit contre deux nations. Dans le Darfour, le Gouvernement soudanais, il a sa population dans le Darfour et le nombre de people. Je parle anglais.

Vincent NIORE

En anglais ?

De la salle

Excusez-moi, c’est Monsieur Adam. (Inaudible). Au Soudan, au Darfour, c’est différent, ce n’est pas comme Israël. Au Darfour, le Gouvernement soudanais, c’est lui qui tue les gens au Darfour, les citoyens au Darfour. Ce ne sont pas les Israéliens qui tuent les Israéliens. (Inaudible). Parce que la justice, c’est la justice, c’est comme ça. On n’accepte pas de mélanger les choses, le problème au Darfour et le problème en Israël.

Vincent NIORE

Merci beaucoup. Voilà, merci d’être venus.

Applaudissements de la salle.

Index Nous vous informons que nous n’avons pu vérifier l’orthographe des noms suivants :

Bahad .......................................................... 41

Catherine Squimani ..................................... 48

Longlade ........................................................ 2

Monsieur Adam .......................................... 51

Monsieur Jouaneau ............................... 43, 49