CORRESPONDANCE DE MAURICE BARRÉS ET CHARLES MAURRAS

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CORRESPONDANCE DE MAURICE BARRÉS ET CHARLES MAURRAS (1888-1923) U n jour de 1888, à Paris, passage Choiseul, en sortant de chez l'éditeur Lemerre, un jeune Provençal qui n'avait pas vingt ans, ouvrit un livre, le lut, le dévora avec enthousiasme. « Enthou- siasme très particulier, venu d'un mélange subtil des deux termes qui nous agitaient secrètement alors : le goût de l'ironie et l'ardeur de la poésie. » Le livre avait pour titre : Sous l'œil des Barbares ; le jeune homme s'appelait Charles Maurras. Lui-même a raconté comment, alors qu'il sonnait au 14 de la rue Chaptal où un billet amical de l'auteur l'avait convié à venir le voir : « la porte fut ouverte par un adolescent qui paraissait une quinzaine d'années ». Monsieur Maurice Barrés ? demandais-je. Il me. parut répondre : « C'est moi. » Croyant l'avoir mal entendu, j'insistai sur le prénom : Maurice, pour m'assurer que je ne parlais point à quelque jeune frère, ly- céen. Non, c'était lui ! A vingt-six ans, il n'en portait pas plus de seize. On ne se rendait compte de la maturité de son esprit qu'à l'extrême gravité de sa voix. » Monté de Martigues à Paris avec sa mère en 1885, dix jours après son bachot, Charles Maurras, alors obsédé de questions métaphy- siques et philosophiques, donne des comptes rendus de livres et des articles à l'Instruction publique, à l'Observateur français, à la Réforme sociale. Il tient la politique en mépris et, s'il a fait sa pre- mière manifestation, le 2 décembre 1887, place de la Concorde, avec deux cent mille Parisiens criant : A bas les voleurs ! pour renverser Jules Grévy dont le gendre, Daniel Wilson, vendait du ruban rouge, des places et des fonctions, il considère le « mal démo-

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CORRESPONDANCE DE MAURICE BARRÉS ET CHARLES MAURRAS

(1888-1923)

Un jour de 1888, à Paris, passage Choiseul, en sortant de chez l'éditeur Lemerre, un jeune Provençal qui n'avait pas vingt

ans, ouvrit un livre, le lut, le dévora avec enthousiasme. « Enthou­siasme très particulier, venu d'un mélange subtil des deux termes qui nous agitaient secrètement alors : le goût de l'ironie et l'ardeur de la poésie. » Le livre avait pour titre : Sous l'œil des Barbares ; le jeune homme s'appelait Charles Maurras. Lui-même a raconté comment, alors qu'il sonnait au 14 de la rue Chaptal où un billet amical de l'auteur l'avait convié à venir le voir : « la porte fut ouverte par un adolescent qui paraissait une quinzaine d'années ».

— Monsieur Maurice Barrés ? demandais-je. Il me. parut répondre : « C'est moi. » Croyant l'avoir mal entendu, j'insistai sur le prénom : Maurice,

pour m'assurer que je ne parlais point à quelque jeune frère, ly­céen. Non, c'était lui ! A vingt-six ans, il n'en portait pas plus de seize. On ne se rendait compte de la maturité de son esprit qu'à l'extrême gravité de sa voix. »

Monté de Martigues à Paris avec sa mère en 1885, dix jours après son bachot, Charles Maurras, alors obsédé de questions métaphy­siques et philosophiques, donne des comptes rendus de livres et des articles à l'Instruction publique, à l'Observateur français, à la Réforme sociale. Il tient la politique en mépris et, s'il a fait sa pre­mière manifestation, le 2 décembre 1887, place de la Concorde, avec deux cent mille Parisiens criant : A bas les voleurs ! pour renverser Jules Grévy dont le gendre, Daniel Wilson, vendait du ruban rouge, des places et des fonctions, il considère le « mal démo-

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cratique définitif et insurmontable » et ferme les yeux sur la « mort de la France ». Maurice Barrés, lui, installé depuis six ans au Quartier latin, est déjà le maître à sentir et à penser de la jeu­nesse intellectuelle. Sa revue : Les Taches d'encre, a créé un style ; il la rédigeait seul et ayant dû l'interrompre, un jour que « la rédac­tion était grippée », la fit reparaître peu après, annoncée par des hommes-sandwichs portant cette inscription : « Morin ne lira plus Les Taches d'encre. » Le dénommé Morin, ayant insulté la femme du député Clovis Hughes, avait été tué par cette dame d'un coup de revolver. Entre le futur président de la Ligue des Patriotes à qui ce genre de facéties publicitaires valait une célébrité d'humo­riste professionnel et le jeune Maurras sérieux comme un Gaulois, une paradoxale amitié d'esprit allait naître qui, au fur et à mesure des années, se renouvellera et se reformera en intimité pénétrante. Etendue sur trente-cinq ans, leur correspondance doit à la surdité de Maurras et à la gêne que celui-ci éprouvait à converser, son caractère de vivant dialogue et sa chaleur de conversation trans­crite. « Nous avons correspondu plus peut-être que nous ne nous sommes vus, dira Maurras vers la fin de sa vie. Barrés aimait à écrire à ses amis en grande hâte, avec une spontanéité qui tenait du rire et du chant. »

Barrés, déjà lancé dans la politique active, — il sera élu député boulangiste à Nancy en 1889, — encourage son cadet (de six ans), lui donne des conseils de stratégie littéraire, lui ouvre journaux et revues. C'est lui qui, à propos de la campagne de l'Ecole Romane, menée par Moréas et Maurras, emploiera pour la première fois le mot « nationaliste » dans le sens que popularisera, seize ans plus tard, L'Action Française, organe du « nationalisme intégral. » « Tout plein de l'émotion des natures qui s'organisent » Maurras mène parallèlement une campagne contre la philosophie de l'anar­chie et une campagne pour le fédéralisme. En 1894, battu aux élec­tions, Barrés fonde La Cocarde, journal d'opposition républicaine, et fait appel à Maurras qui, bien des fois, évoquera cette extra­ordinaire rédaction où « anarchistes, socialistes, juifs, protestants, catholiques et légitimistes se réconciliaient par la passion que tous avaient pour Maurice Barrés. »

C'est de son voyage en Grèce, au printemps de 1896, où il eut la révélation de l'abaissement extérieur de la France, que date la conversion de Maurras au royalisme, mais c'est le suicide du colo­nel Henry, après la découverte du « faux », en août 1898, qui le déterminera à abandonner la carrière littéraire pour « entrer en politique comme on entre en religion. » L'année suivante voit la fondation du premier Comité d'Action Française et la parution bimensuelle de la revue « grise » : L'Action Française. Dans ce que

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Maurras a appelé la « féroce et sanguinaire » affaire Dreyfus, Bar­rés et lui allaient se retrouver du mauvais côté de la barricade : le côté des vaincus. Période de guerre, de guerre chaude sur laquelle nous avions déjà de hauts témoignages — Léon Blum, Daniel Halé-vy, Marcel Proust — mais qu'il nous est donné de revivre cette fois à travers le dialogue de deux grands antidreyfusiens. Lettres de partisans, de combattants — dont certains accents ont aujour­d'hui une résonance intolérable — mais qui nous aident à compren­dre, soixante-dix ans après, quels furent les véritables enjeux de la partie. Comme l'avait déclaré sans ambages Waldeck-Rousseau : « Ce n'est pas que Dreyfus nous intéresse, mais nous voulons pro­fiter de cette circonstance pour faire une armée républicaine et démolir l'état-major qui n'est composé que de cléricaux, de jésuites et de réactionnaires. »

A entrer, lettre après lettre, pendant la longue veillée d'armes qui succède à l'affaire, dans la confidence parallèle du chef de L'Action Française et de l'auteur des Bastions de l'Est, on voit sur quel fonds d'humiliation — dans quelle mémoire, dans quelle enfance — le nationalisme français prit racine et à quels réflexes de préservation beaucoup plus que de conquête il se conformait en faisant des fils de la défaite les obsédés de la revanche. Le mot profond de Péguy revient à l'esprit : Tout est joué à sept ans. Les dernières lignes qu'ait tracées Barrés, sur ses cahiers, en décembre 1923, évoquent l'entrée des Prussiens à Charmes, en 1871, et, toute sa vie, Maurras se souviendra des petits drapeaux déplacés sur la carte par son père et du chagrin de ses parents à l'annonce de la défaite. Au retour d'un pèlerinage sur les champs de bataille de 1870, « parmi des campagnes où chaque pas mène à une tombe, une tombe prussienne luisante et luxueuse, une tombe française chétive, inculte », Barrés, dès 1896, écrivait à son ami : « Le recueil des inscriptions allemandes, tant d'insultes méritées à notre pays, le sentiment que nous acceptons d'être des vaincus, la notion que nous permettons à des Allemands de tenir le haut du pavé dans notre patrie, dans notre langue, tout cela m'a donné cette même impression de solitude qu'enfant j'ai exprimé si mal et d'un autre point de vue dans Les Barbares. Nous avons à reconquérir la France. Il n'y a pas d'autre but. »

Henri Massis, dans son volume de souvenirs : Maurras et notre temps, a raconté l'éclat de Barrés, au printemps de 1908, lors­

qu'il vit les murs couverts d'affiches annonçant la parution désor­mais quotidienne de L'Action Française : « Quelle absurde entre­prise ! Ce qui m'ennuie, c'est qu'ils se réclament de moi. Je crains

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qu'ils ne me compromettent. Sans doute vais-je être obligé de faire l'opération chirurgicale. Mais est-ce la peine ? Ils n'en ont pas pour six mois ! » Mauvais prophète, Maurice Barrés tenait par trop de fibres au passé révolutionnaire et napoléonien de la France pour pouvoir suivre Maurras dans sa croisade royaliste. En vain celui-ci multipliera-t-il les avances, les appels, les exhortations, — allant, répétant : « C'est mon scandale, Barrés n'est pas royalis­te ! », — Barrés déniera toujours à la restauration monarchique le privilège d'émouvoir ses « puissances de sentiment. » Sans doute leur confraternité d'armes doit-elle sa fièvre et sa beauté aux contrastes de leurs voix alternées et à leurs oppositions de nature. Commencée dix-sept ans après les incendies de la Commune, leur correspondance s'achève en 1923, quatre ans après le .« mauvais traité. » De l'agonie du boulangisme à l'affaire Dreyfus, de la Ligue des Patriotes à l'Action Française, de l'Union Sacrée au Bloc natio­nal, de Fachoda à la proclamation de la République Rhénane, l'his­toire du nationalisme français s'enchaîne à l'action des deux grands écrivains réunis sur la question d'où leur semblaient découler tou­tes les autres : la France serait-elle colonisée de l'intérieur avant de l'être de l'extérieur ? Leurs lettres pourraient porter en épigra­phe ce que Maurice Barrés, quelques mois avant sa mort, écrivait à Maurras : « Je vous relis comme un mémorial. Nos deux vies intellectuelles, pour être distinctes, sont tellement voisines, et j'écrirais mes mémoires dans les marges des vôtres. Notre amitié, avec ses libertés, est une de ces douceurs dont vous notez le par­fum. »

GUY DUPRE

Nous publions ci-dessous quelques-unes des lettres inédites de cette correspondance qui paraîtra prochainement aux éditions Pion.

Charles Maurras à Maurice Barrés

Paris, mercredi [novembre 1888]

Monsieur,

Je n'ai pas répondu à votre première lettre, étant horriblement occupé depuis huit jours. Dans l'intervalle, le journal vous est mi­raculeusement arrivé. Tant mieux. Et merci de vous être si bien reconnu dans le portrait fort incomplet où j'ai tâché de peindre

L A R E V U E N ° 1 2

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votre personne psychologique. Vous avez dû le voir, le caractère du journal m'obligeait à laisser dans l'ombre toute une moitié de votre livre, — les curieux moyens de parvenir de M. X... et l'analyse sentimentale qui me rappelait les vers aimés des Vaines tendresses (1), à une jeune fille : choisir un fiancé à l'œil vivant,

Au pas ferme, à la voix sonore Qui n'aille pas rêvant.

Il est très simple que j'aie deviné votre pensée : « Les barbares évinçant les civilisés non par l'intelligence, mais par le caractère. » La remarque était contenue dans votre œuvre, quoique elle n'y fût pas exprimée ; la logique du lecteur l'y mettait toute seule. Et, du reste, le mythe alexandrin était transparent.

Pour Chambige (2), j'aime votre bel article du Figaro. C'est cela : trop barbare pour se contenter de l'analyse intime, du rêve désin­téressé, de la spectation immobile devant son moi; il n'avait pas assez de cette droite force de la volonté qui fait toutes les grandes actions des barbares, qui ennoblit les morts à deux, empêche tout tremblement de la main, toute hésitation de cœur, devant le cada­vre de l'aimée. Sa faiblesse ne peut faire honte à personne ; car il n'était pas plus des nôtres que des leurs, mais plus à plaindre que tous.

Du reste, en cette affaire, tout révolte, l'idiotie des uns, la scélé­ratesse des autres, juges, témoins, jurés, accusés. Savez-vous qui a été le plus fort, là-dedans ? C'est celui qui fut aussi le plus heu­reux des trois. M. Grille n'a pas voulu être cocu, et de par les douze bonshommes du jury, il ne l'a pas été.

Je n'ai rien écrit à Paris touchant ce procès ; mais le Soleil du Midi, dont je suis le correspondant, insérera ou n'insérera pas les réflexions que je lui ai envoyées lundi. « Un maniaque de psycholo­gie, disais-je, pourra bien souhaiter d'éprouver les sensations d'un assassin. Jamais, entendez-vous, un tel homme ne se trouera la joue pour le plaisir de faire cette expérience. Les Chambige sont des sensitifs, des souffrants, des douillets. Us tomberaient en convul­sions à la pensée de déchirer leur peau et de la voir saigner. S'ils songent à la mort, c'est à la mort sans agonie, que crache un canon de revolver appuyé sur la tempe. »

Il y a là une preuve morale que j'estime très forte, bien que nul n'y ait songé, dans la presse ou dans le prétoire. Le Spartiate qui se laissait manger le sein par un renard était un barbare. Les civilisés n'envisagent pas la pensée de la douleur-sensation, parce que celle-là est toujours sincère et n'admet pas ce dédoublement qui, s'il n'est pas un plaisir, est au moins un dérivatif alléchant

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dans la douleur-sentiment. Voilà pourquoi l'on cultive ses virus mo­raux tout en ayant horreur du plus petit coup de bâton.

Il est vrai que ce raisonnement eût fait ouvrir de grands yeux aux bourgeois du jury. Peut-être même y auraient-ils vu une agréa­ble ironie. C'est une preuve nouvelle du vieil axiome : nul ne peut être jugé que par ses pairs. Un tribunal composé d'analystes eût vite mis au clair la confiance plus ou moins bien jouée du père Grille, les protestations tapageuses des ladies constantinoises, l'en­têtement sublime du pasteur, la vertueuse effronterie de sa pas-toure. Certes, Chambige est le plus agaçant des poseurs. Mais on frémit à songer que la paix, que l'honneur des hommes de pensée peuvent être biffés par un jugement rendu sur des conjectures tel­les et par de tels pachydermes.

Trouvez-vous que M e Durier ait été à la hauteur ? Laisser passer l'allusion de l'avocat général à la phrase d'Antony sans y faire la réponse congrue, me paraît un comble : Elle me résistait, je l'ai assassinée ! Mais, messieurs les jurés, n'était-ce pas trop espérer de votre idiotie ? Une femme qui résiste ne s'étale pas le ventre nu sur le lit d'un garçon. Pandore lui-même eût été incrédule...

Je serais heureux d'avoir votre Quartier Latin et vos Huit jours chez Renan. Je n'ai pas de jour fixe à l'Observateur, et je n'y écris en somme que des pauvretés. Demain, j'espère, paraîtra à Ylns-truction publique un portrait de Zola dont je suis l'auteur. Le style est très gros. J'y ai dit la profonde admiration que ce monsieur m'inspire. Je ne prévois pas que vous goûtiez cela. Si nous avons des points communs, je crois aussi que les dissentiments sont gra­ves et nombreux. Croyez-moi quand même votre bien sympathique et dévoué

Charles MAURRAS

( 1 ) Recueil de poésies de Sully-Prudhomme. (2) Henri Chambige avait tué sa maîtresse, Magdeleine Grille,

de deux balles de revolver, puis s'était tiré à son tour deux balles dans la tête. Il en réchappa et expliqua que sa maîtresse lui avait •fait promettre de la tuer d'abord, et de se tuer ensuite. Paul Bour-get s'inspira de ce drame dans Le Disciple.

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Charles Maurras à Maurice Barrés

Paris, lundi soir [24 juillet 1889]

Mon cher Barrés,

Je vous envoie double exemplaire — Paris, Nancy — de mon article « Le nouveau Dieu » (1) sur votre Egolâtrie.

Vous pourriez demander ce que j'ai fait de ces quatre mois ; mais, à la Sieyès, je vous réponds d'avance que j'ai vécu. Trop vécu au-dehors pour m'enfermer et lire, à plus forte raison pour faire des articles.

Depuis hier, à la veille de partir pour le Midi qui me rafraî­chira et me reposera, je règle mes vieux comptes, et je paie mon écot d'articles aux amis négligés. Vous êtes le premier. A demain le tour de La Villehervé, d'Arène, de Tiercelin et des autres.

Le Goffic m'a dit que vous étiez souffrant. Ecrivez-moi que vous êtes remis, à Paris rue Cujas, 11, si avant le 1er août ; à Martigues (Bouches-du-Rhône) Chemin de Paradis, si après cette date augus-tale.

Je vous serais reconnaissant de trois choses. La première, je vous l'ai déjà demandée. Envoyez-moi un exem­

plaire de Sous l'œil des Barbares. Jules Bois a le mien, et vous savez qu'il est déterminé à ne pas me le rendre.

La seconde, plus simple, serait de m'indiquer où, et à quelle page d'Un Homme libre se trouve la délicieuse petite phrase : « J'ai trop lu de livres à 7,50... » Figurez-vous, mon cher ami, que cette phrase, je l'ai lue le soir que vous avez déposé votre bouquin chez mon concierge. Depuis, impossible de la retrouver. J'ai eu beau lire, relire, rerelire à reculons — indénichable, cette phrase, une des plus comiquement vraies que vous ayez écrites ! — Mais vous devez être plus ferré que moi sur la topographie de vos œuvres. Dépê­chez-vous de me renseigner.

Je voulais vous adresser une troisième requête. Mais j'en oublie le sujet. Rapportez-le moi si vous le trouvez quelque part...

Et la mémoire de Tellier (2) ? A quand la Cité intérieure et La Mort ?

Bien à vous Charles MAURRAS

Vous remarquerez qu'il n'y a pas trace dans mon article d'appré­ciation littéraire. Sous ce rapport, j'aimerais à parler mon impres­sion plus qu'à l'écrire. Pour l'article, étant donné le journal, il est

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bien incomplet. Mais je vous ai dit, sous les galeries de l 'Odéon, ce que je pensais de la complaisance en soi.

(1) Charles Maurras rendait compte d'Un Homme libre. (2) Jules Tellier (1863-1889) poète, ami de Barrés et de Maurras.

Maurice Barrés à Charles Maurras

Charmes, 31 juillet 1889

Mon cher Maurras,

Merci de l'importance que me donne ce bel article de première page dont me voilà très flatté. Je n'en ferai pas d'autre réflexion que de vous exprimer le t rès vif plaisir qu'i l me cause ; et puis i l m'instruit.

Je passe à vos questions. C'est La Tailhède (1) qui s'occupe des manuscrits de Tellier.

J'aurais pris cela en main avec un bonheur intense, car vous savez que j 'aimais avec sincérité Tellier. Je l'admire beaucoup. Mais L a Tailhède a été son ami de tous les jours ; i l est lui-même un poète extraordinaire. Et ce droit lui revenait. Je verrai ensuite si l'on peut faire quelque chose pour Tellier, dont la mort a é té signalée par d'ignobles attaques ou par d'injustes oublis.

Je n'ai pas un seul Barbares et suis en mauvais termes avec Lemerre. C'est bref et peu poli , mais...

Pour vos é t rennes , je vous en ferai relier un jo l i exemplaire (sér ieusement , prenez note).

La petite phrase : « J'ai trop lu de livres à 7,50, etc. » se trouve dans les « Barbares », à la fin d'un chapitre, au recto d'une page (2). Mais je n'en ai pas même un volume pour satisfaire votre amicale curiosi té .

Dites à Jules Bois que je serai bien curieux de lire son étude, et quand elle pa ra î t r a qu'il veuille bien me l'adresser, car je reste en province pour soutenir ma candidature.

Je vous serre la main, mon cher ami, et suis heureux quand, de fois à autre, je trouve dans Y Observateur le signe de cette bonne mémoi re que vous me gardez.

Maurice BARRES

(1) Le poète Raymond de La Tailhède (1867-1935). (2) « Sans doute, dit-il, ce que nous faisons est assez particulier ;

mais serait-ce la peine d'avoir lu tant de volumes à 7,50 pour aimer comme tout le monde. » (Sous l'œil des Barbares, chap. V.)

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Charles Maurras à Maurice Barrés

Samedi 22 février 1890 Mon cher Barrés,

Votre livre (1) ma rapporté sans doute la santé. Depuis hier, je mets les pieds hors de mon lit. Le rétablissement complet ne tar­dera pas, je pense. Lu ce matin au Figaro une superbe page de vous, superbe de vérité. Il y a deux partis conservateurs, l'un qui est vivant et l'autre. Le premier est avec Drumont (2) et, par Drumont il finira bien par joindre le parti socialiste, populaire, qui est la grande force aveugle, encore inemployée. Pour Perrin, atten­dons et merci. J'ai des choses très curieuses en train, mais rien d'achevé et pas la moindre hâte. Je vous apporterai quand j'irai mieux une brochurette littéraire de moi, description d'un singulier tempérament de poète. Ça vous intéressera-t-il encore, ô député ? Bois m'a dit que vous aviez un roman tout prêt. Gloria in excelsis, alors ! La politique ne vous a pas chassé du milieu de nous, comme l'espéraient pas mal de « chers confrères ».

A bientôt, je pense, et à vous Charles MAURRAS

11, rue Cujas

Vous savez que Le Goffic s'est remis sérieusement à Nos roman­ciers ? Le livre doit être imprimé tout entier à cette heure.

(1) Un Homme libre. (2) Edouard Drumont (1844-1917) avait publié : La France juive,

essai d'histoire contemporaine, en 1886 et fonda en 1892 La Libre Parole, quotidien antisémite.

Maurice Barrés à Charles Maurras

Venise, 15 septembre 1890

Je vous remercie, mon cher Maurras, des choses d'amitié que vous m'avez écrites. Je suis à Venise, ce qui me privera d'aller à votre ermitage ; mais j'écris ici des choses sur votre pays, Aigues-Mortes. Je souhaite qu'elles vous plaisent.

A votre retour à Paris, il faudra que vous veniez déjeuner avec moi : je vous parlerai de la Revue illustrée. Comme il arrive tou­jours votre article n'a pas réussi ; Baschet qui, pour sa part, le

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trouve bien, en a reçu des plaintes. Cela n'a aucune importance. Il en est toujours ainsi ; partout où nous écrivons, nous irritons les imbéciles (il n'y a que les imbéciles qui écrivent aux directeurs de revues). Mais cela prouve qu'il faut faire un livre, vous conquer­rez des lecteurs personnels qui vous suivent dans les publications où vous écrivez et vous y soutiennent.

Il ne faut pas que vous vous fassiez de l'ennui de ce que je vous dis de la Revue illustrée. Pensez à la Revue bleue, pensez à la Nouvelle Revue ; cherchez des actualités pour Le Figaro. Et prépa­rez un livre. Je sais nettement que dans cinq ans vous serez un fournisseur attitré de la Revue des Deux Mondes. Je crains que vous ne manquiez de la connaissance de ce qui intéresse le public ; la duchesse d'Uzès (1) doit être bien peu de chose à vos yeux. Vous avez d'ailleurs des yeux fort louables. Mais songez à ce que je vous dis là ; les poupées qui amusent le monde ne sont pas les poupées qui nous amusent, nous. Vous savez bien cela en théorie ; moi je le vois avec une prodigieuse netteté. Vous aurez la grande notoriété en huit jours, la fois où vous appliquerez votre intelligence à un fait essentiel. Supposez que vous ayez la bonne fortune d'intervie­wer Bismarck.

Je vous serre la main et je vous prie en aucun cas de ne savoir mauvais gré à votre ami de la liberté qu'il prend de vous parler de vos intérêts.

Maurice BARRES

... Je suis étonné que vous ne connaissiez pas [Anatole] France. C'est un grand artiste et la plus merveilleuse intelligence avec des défaillances de caractère qui l'empêchent d'être une belle et forte intelligence. Lisez de lui Les Noces corinthiennes, Jean Servien, sur­tout ses Préfaces et, dans « la Revue », Paphnuce (2).

(1) La duchesse d'Uzès avait subventionné les campagnes du général Boulanger, en qui elle voyait un restaurateur de la monar­chie.

(2) C'est le titre qu'Anatole France avait d'abord choisi pour Thaïs.

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Charles Maurras à Maurice Barrés

Paris, 14 octobre 1890 M o n cher Bar rés ,

Dans le m ê m e jour, un de vos amis m'affirmait que vous étiez malade à Nancy, un autre soutenait que vous preniez des bocks au Café de Cluny (boulevard Saint-Michel) et un journal contait que vous aviez rendu compte de votre mandat aux Nancéiens .

Tout cela m 'é tan t obscur, je commence par vous demander si vous êtes le fils de Dieu. J 'espère que oui. Comme cela, je serai tout excusé de n'avoir pas répondu plus tôt à la lettre tout à fait aima­ble et profondément amicale que vous m'écrivî tes de Venise. Ai-je besoin de vous dire que vous ne m'avez froissé d'aucune façon en me communiquant votre claire et nette pensée sur la plus insigni­fiante de mes écr i tures (elle remonte à cinq mois !). Beaubourg m'a fait un vif plaisir en m'avouant tout net sa déconvenue. A plus forte raison, vous, — Barrés — car vous montrez que vous atten­dez mieux de moi. E t je crois que vous ne serez pas déçu abso­lument.

Un livre ? demandez-vous. Mais si je ne suis pas encore capable (au sens physique) de l 'écrire ? A u lieu que les lobes pensants de mon cerveau ont été achevés de très bonne heure, je sens ma sensi­bili té (pardon !) mon carac tère moral en train de croî t re , de se former, de se préciser . Ces choses ne sont point prê tes . E n moins d'un an, de mars à octobre, j ' a i t raversé des pér iodes de rêve et de sentiment dont je me croyais, l'an dernier, totalement incapa­ble. Un livre, maintenant, dirait mon opinion froidement réfléchie, subl imée et stylée sur les chroniques de Sarcey ou l'infecte sottise de la démocra t ie . Vous souvient-il du temps où je voulais p résen te r à Périvier un article sur les beautés du César isme ou sur le renou­veau du romantisme ! Et vous, bonnement, respectueux des i l lu­sions, vous approuviez. E t c'était plus fort que tout, votre séréni té et votre sérieux à ces lectures puéri les !

Je serais ravi, ravi de vous voir, de vous savoir hors de danger, si danger i l y eut, et d 'échanger quelques impressions sur l 'air du temps. Mme d'Uzès, me dites-vous, m'est peu de chose. Oui ; dès le premier jour, j ' a i senti qu' i l y avait beaucoup de Champagne dans sa psychologie. El le a agi par coups de tête, qui sont des coups de bouchon. I l est vrai que le public s ' intéresse à ces bou­teilles-là, parce que casquées de millions. — Notez que je n'ose plus écrire que le public a tort. Allons ! je suis en progrès . — Savez-vous que vous m'épouvantez avec vos menaces de Revue des Deux Mondes ? Hélas ! en attendant j ' a i un article à La Plume et je

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reprends le licol de l'Observateur. — Pourtant j'ai pris sur moi de faire un peu de prose intime à Martigues. Cet automne écrirai-je peut-être un bouquinet mi-prose, mi-vers (les vers sont faits) dont le titre sera, proh ! pudor : Pour la noceuse sympathique.

A vous Charles MAURRAS

Maurice Barrés à Charles Maurras

Sienne, 9 avril 1894

Mon cher Maurras, ce soir, après avoir fait huit heures de voi­ture dans cette admirable Toscane que vous et moi sommes faits pour admirer, afin de visiter à quelques lieues de Sienne, la vieille ville de San-Gemignano, je trouve votre très amical et très hono­rant article. Je vous assure qu'il me fait beaucoup de joie et vous vous en doutez bien.

J'ai parfaitement compris d'après ce que je sais de votre ensem­ble d'idées par où nous divergeons au sujet de L'Ennemi des Lois. Ce qu'il faut ajouter, c'est que ce livre-là est un point de départ ; sa thèse sera fortifiée et développée dans la suite. C'est à cela que je pense. J'aurais à mieux pousser ma pensée et à marquer pro­fondément que je n'ai rien à voir avec les frivoles de l'anarchie à la mode, car enfin je suis un philosophe, si je suis quelque chose, et non un caniche qui court au bruit comme les « anarchistes » des petites revues.

Je vous enverrai demain des images sensuelles et belles de Sodoma. C'est peut-être ce que j'aime le mieux au monde en fait de peinture, et je suis amusé de vous dater cet envoi de ce lieu même et du mois de votre parfait article.

Amitiés de votre reconnaissant Maurice BARRÉS

Dans l'Ennemi des Lois, j'ai prétendu poser simplement ceci : nous sommes à un instant où nous n'admettons plus qu'on fasse marcher qui que ce soit par la contrainte.

Voilà. Et le volume s'arrête à l'entrée d'un phalanstère. Comment cette société sans contrainte serait-elle possible ? C'est

la suite à écrire. Et je m'occupe dès maintenant de l'organisation d'une publi­

cation de doctrine intitulée L'Ennemi des Lois et le Contrat social.

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42 CORRESPONDANCE DE BARRÉS ET MAURRAS

Charles Maurras à Maurice Barrés

[Fin avril 1894]

Mon cher Barrés,

Voici longtemps que je voulais vous écrire et vous remercier puisque vous avez repris avec moi sous le ciel de Toscane les usa­ges des magnifiques. Les Sodoma sont admirables. J'en ai cloué deux aux murs de ma chambre et les autres sont toujours à portée de ma main. Je les vois avec volupté. Il y a surtout un Christ nu contre la colonne qui est un vrai dieu (vous m'entendez !), une Ju­dith ample et tentante au-delà de toute pensée, et la Catherine pâmée au devant d'une colline si gracieuse, chargée d'arcs, de por­tiques et de palais à jour. Tout cela m'a fait grand plaisir et j'ai été sensible à votre souvenir par-dessus toute chose.

Il est bien clair que je n'ai écrit encore sur vous que des notes. On ne fait un portrait que de ce qui est fixe, arrêté, et je vois que vous vous mouvez avec une étrange variété. Votre Evolution de l'individu, au Journal, m'a bien intéressé ! Mais combien je pré­fère le tombeau de Ravenne (1) et les paysages tout spirituels de la plaine salée. Ces choses me sont fraternelles. Je suis né, il est vrai, au milieu d'horizons semblables. Mais n'est-ce pas curieux et extraordinaire, que, différant en tant de points sur l'interpréta­tion de la Vie, nous soyons presque toujours d'accord sur le senti­ment ? Ai-je du sang de révolté ? Ou plutôt votre « anarchisme » (j'entends bien votre philosophie de la liberté) serait-il tout à fleur de peau ? J'aime mieux incliner plutôt au dernier cas — à voir combien les anarchistes-nés (qui sont pour la plupart de simples cerveaux anarchiques et malades) les Mazel, les Pujo, se défient de vous.

Mais que voilà des bavardages. On me dit que vous êtes de re­tour [d'Italie], j'irai vous serrer la main un de ces matins.

A vous cordialement Charles MAURRAS

(1) « Dans le sépulcre de Ravenne », texte de Barrés publié dans Le Journal des 6 et 13 avril 1894, et réimprimé dans Du sang, de la volupté et de la mort.

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Maurice Barrés à Charles Maurras

[10 janvier 1896]

Mon cher Maurras, j'ignore l'adresse de Moréas et j'en suis très ennuyé. Il faut absolument que vous mettiez la main sur lui. Il doit parler demain aux obsèques de Verlaine. Cela est de toute conve­nance. J'ai l'intention de parler, moi-même, sur la demande de Mendès, de Lepelletier qui viennent de me télégraphier. J'estime que Moréas doit s'y conformer comme moi. Insistez de ma part et de votre part. J'ajoute que c'est le sentiment de tous ceux que j'ai vus mercredi soir.

Maurice BARRES Jeudi soir.

Charles Maurras à Maurice Barrés

Vendredi-samedi, 6 janvier

Mon cher Barrés,

Merci des renseignements relatifs aux obsèques. Mais ils n'ont rien de définitif. C'est quand un versement de vous, de Mendès et de Montesquiou aura eu lieu qu'on pourra pleinement sourire et faire sourire, si cela en vaut la peine, du malheureux libraire dési­reux de jouer les Mécènes posthumes.

Soyez persuadé que l'on va se quereller sur ces sujets et qu'il va être possible d'établir les faits. Songez que Vanier a persuadé aux gens de la Revue Encycl. que jamais Verlaine n'a reçu de men­sualité. J'ai répliqué en assurant qu'il y avait au Figaro une comp­tabilité en règle. Malgré tout, sous réserves, il est vrai, la Revue publie la version Vanier. Je sais que vous aimez autant cela, et que toute la chose soit démentie en bloc. Mais Le Figaro répondra peut-être à la Revue. Et l'on finira, sinon par voir la vérité, ce que vous ne désirez pas, du moins par distinguer où est précisément le mensonge.

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Charles Maurras à M a u r i c e B a r r é s

[Août 1896] Mon cher ami,

J'ai voulu aller vous serrer la main tous ces jours-ci. Cela m'é ta i t bien impossible. J'ai ma mère à Paris en ce moment, et je l'ai accompagnée un peu partout.

Vous avez bien raison de vous moquer de Clemenceau. J'ose à peine avouer que la gymnastique m'amuse quelquefois (1).

Connaissez-vous Forain (2) ? Savez-vous quelqu'un qui le con­naisse ? Je voudrais causer avec lu i , et de la part de La Gazette de France ! Je n'ose pas vous demander une lettre. Sautumier di­rait dans tout Neuilly que vous trempez dans les complots légi­timistes. Mais s'il y avait entre vous et Forain quelque ami com­mun... ?

Je reviens à Clemenceau. Ne croyez-vous pas qu' i l serait peut-ê t re bon à opposer, ne serait-ce que comme dissolvant, au mucila-gineux Jaurès ?

Mes respectueux compliments à Mme Barrés . Pour le jeune Phi­lippe (3), je ne peux qu'approuver son dilettantisme et son peu de cas des contemporains. Cordialement à vous

Charles MAURRAS

Pourrez-vous me répondre un mot sur Forain ?

(1) Clemenceau faisait de la gymnastique tous les matins. (2) Le peintre Jean-Louis Forain (1852-1931) était membre du

Comité de la Ligue de la Patrie française. (3) Philippe Barrés né le 8 juillet 1896.

Maurice Barrés à Charles Maurras

[Août 1896]

Mon cher ami, je connais bien Forain. C'est un homme d'un merveilleux esprit et un voyou.

Je pense qu'il est à Plombières . Voic i un mot pour lu i que vous mettrez à la poste la veille du jour où vous irez le trouver. Je ne le lui adresse pas directement parce que je crois que vous voulez lui

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parler et non correspondre. Vous choisirez donc votre temps ; mais je crains qu'il ne soit absent pour longtemps.

Philippe et sa mère vont très bien. Je regrette bien que Mme Maurras soit à Paris précisément dans le temps où ma femme est encore souffrante, mais ce n'est plus que l'affaire de quelques jours.

Voulez-vous la semaine prochaine, mardi par exemple, me faire l'amitié de venir déjeuner avec votre mère à la maison ? Je dis déjeuner, mais si dîner vous convient mieux ou quelque autre jour, nous sommes libres. A cette date nous serons seuls et tout à fait sans cérémonie.

Oui, mais Jaurès est l'intime de Clemenceau. Et j'aime mieux, suivant mon instinct, n'en faire qu'un seul paquet.

Poignée de main

Maurice BARRÉS

Maurice Barrés à Charles Maurras

Dimanche [7 novembre 1897]

Mon cher ami, je sais qu'il y a des difficultés à parler d'un livre au Soleil où pourtant Brunetière commentait ce matin M. de Fleury, mais je crois qu'il serait aisé d'y parler de Bourget. D'autre part j'ai adressé mon livre à Hervé, auquel il me semble qu'il peut plaire. Si donc, cela vous paraît raisonnable, j'imagine que l'article de Bourget (Figaro de ce matin) vous serait une bonne occasion pour discuter les Déracinés.

Voici mon sentiment. J'ai la tradition ; je ne suis pas réaction­naire. Je montre comment ces jeunes gens sont déracinés ; je ferai voir comment Saint-Phlin sait demeurer racine ; je ferai voir en outre les efforts des autres pour reprendre racine : et Rœmerspa-cher y parviendra pleinement. On a déjà vu que Racadot et Mou-chefrin étaient moins heureux.

Je vous demande pardon, mon cher ami, de vous écrire. Mais nous sommes, n'est-ce pas, associés d'amitié et de pensée, et jus­qu'à l'article de Bourget j'avais vraiment souffert des bêtises im­primées sur un livre que je n'ai pas improvisé, mais composé avec mes dégoûts et grâce à la clairvoyance qu'ils me donnèrent.

Affectueusement vôtre, Maurice BARRES

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Charles Maurras à Maurice Barrés

Lundi soir [8 novembre 1897]

Mon cher ami,

Voilà un point réglé. Je m'étais réservé les Déracinés à la Ga­zette et à la Revue Encyclopédique. Puisqu'il vous est agréable que j'en parle aussi au Soleil, comptez-y ; je sors de chez M. de Kero-hant que j'ai amené à notre façon de voir. Ce n'a pas été trop facile. La semaine dernière, j'ai cité, en mot de la fin d'un article décen­tralisateur, le titre de votre livre : cette ligne finale m'avait été rayée impitoyablement.

Vous savez qu'écrire plusieurs articles sur le même sujet, loin de m'intimider, me divertit infiniment. J'ai fait, à la mort de Ver­laine, neuf grands articles et, je m'en vante si cela en vaut la peine, — sans répétitions de pensées. « Je suis très fort... » disait Gautier. Ne me soupçonnez, je vous prie, d'aucune fatuité. Mais j'achève à peine de « lire » sérieusement votre livre. Il est si beau que le meilleur moyen de le louer serait d'en donner l'exact résumé. Puis il est plein de choses, de vues, d'idées, de sentiments que j'admets ou que je conteste, avec qui je vis et je dors. Il y a enfin la ferme et grave tenue du style, avec de ces phrases tremblées, chaudes, pleines des palpitations de la vie, qu'un autre que vous ne fait point. Ma vieille admiration se reforme et se renouvelle.

Lorsque j'irai vous voir, il faudra que je vous fasse deux chi­canes, insignifiantes :

1° Il n'y a à Paris que le duc de Broglie qui laisse tirer des épreuves plus incorrectes que les vôtres.

2° Dans son entretien avec Taine, il me semble que Rœmerspa-cher fait à Kant, au Kant du devoir, une objection trop facile, fai­ble, et qui ne porte d'ailleurs pas — l'objection, niée par Pascal, de la variation des morales. Vous savez bien que selon Kant ce n'est pas le contenu de la loi morale qui est absolu, mais bien le conte­nant ; la forme impérative et catégorique. A mon sens il fallait que Rœmerspacher objectât, par exemple, le cas de ces hypnotisées qui se croient, qui se sentent tenues à accomplir un acte dont elles ignorent absolument le principe (je ne sais si je suis très clair, mais à quoi bon développer ?). Le prétendu impératif catégorique de Kant est ainsi ramené à un impératif tout mécanique : la loi du devoir est constituée par un résidu d'habitudes morales qui ont été jadis des impératifs hypothétiques et dont l'hypothèse a été oubliée à la longue, comme il arrive en mille cas...

Voilà bien des lignes pour rien, si, comme il est possible, vous

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avez tenu ainsi à mettre dans la bouche de votre jeune carabin une étourderie.

Je vous serre la main à la hâte. Il est tard et je tombe de som­meil.

Cordialement à vous Charles MAURRAS

Nos deux lettres se sont certainement croisées hier. J'ai mal­heureusement ici deux articles qui attendent sur le marbre. Le vôtre ne pourra guère passer avant la fin de la semaine.

Maurice Barrés à Charles Maurras

9 novembre 1897 Mon cher ami,

Merci du Soleil et de tout le reste. Voici mon état d'esprit que vous vous expliquez aisément. L'article de Drumont, l'article Léon Daudet m'ont rempli d'épouvante. Pleins d'amitié, de bons senti­ments généraux à mon endroit, j'ai senti qu'ils ne comprenaient pas, ne pouvaient même pas lire mon livre. Cela m'a effrayé. Ces têtes de journaux (têtes de colonnes, têtes de rédacteurs) m'étaient offertes et ne faisaient que me contrarier. J'ai vu alors que vous seul et Bourget verriez, sinon ce que j'ai fait (je n'en suis pas juge), du moins mon but et mon plan.

Vos deux chicanes sont valables. La première : dame, si vous pouviez me les signaler ces fautes typographiques. La seconde, j'en prends note — et je souris de votre gentillesse à penser que je fais l'étourdi exprès ! Hélas ! Hélas ! Je suis encore assez jeune pour faire des bêtises sans le vouloir.

Bien affectueusement vôtre, Maurice BARRÉS

(à suivre)