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CONVERSION DE L'ANGLETERRE PAR LES MOINES. LES MOINES D'OCCIDENT, DEPUIS SAINT BENOÎT JUSQU'À SAINT BERNARD, DE M. LE COMTE DE MONTALEMBERT, L'un des Quarante de l'académie française, PAR M. H. WALLON. EXTRAIT DU JOURNAL DES SAVANTS. I 868 l . Notre illustre Augustin Thierry a rendu l'histoire d'Angleterre popu- laire en France par son grand et immortel tableau de la conquête des Normands. Ce fait marque sans nul doute une époque capitale dans l'histoire du pays; c'est celui qui a exercé l'action la plus décisive, je ne dis pas la plus heureuse, sur le cours de ses destinées. En le reliant au continent par les rapports de vassal à suzerain qui unissaient les ducs de Normandie aux rois de France, la conquête a donné lieu à cette rivalité des deux nations qui a ensanglanté la France au moyen âge et 1 Les deux premiers volumes des Moines d'Occident ont été l'objet de plusieurs Articles de M. É. Littré dans le Journal des Savants, septembre, octobre et novembre 1862 et janvier 1863.

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  • C O N V E R S I O N DE L ' A N G L E T E R R E

    P A R L E S M O I N E S .

    L E S

    M O I N E S D ' O C C I D E N T , DEPUIS SAINT BENOÎT JUSQU'À SAINT BERNARD,

    DE

    M. LE COMTE DE MONTALEMBERT,

    L'un des Quarante de l ' a c a d é m i e f r a n ç a i s e ,

    P A R M. H. W A L L O N .

    EXTRAIT DU JOURNAL DES SAVANTS. I 868 l .

    Notre illustre Augus t in Th ie r ry a rendu l 'histoire d 'Angleterre popu-

    laire en France par son grand et immor te l tableau de la conquê te des

    Normands . C e fait marque sans nul doute une époque capitale dans

    l'histoire du p a y s ; c'est celui qui a exercé l 'action la plus déc i s ive , j e

    ne dis pas la plus heureuse , sur le cours de ses destinées. E n le rel iant

    au con t inen t par les rapports de vassal à suzerain qui unissaient les ducs

    de Normandie aux rois de F r a n c e , la conquête a donné lieu à cette

    rivalité des deux nat ions qui a ensanglanté la F rance au m o y e n âge et

    1 Les deux premiers volumes des Moines d'Occident ont été l'objet de plusieurs Articles de M. É. Littré dans le Journal des Savants, septembre, octobre et novembre 1862 et janvier 1 8 6 3 .

  • Le monde entier aux temps modernes . Mais , si les Normands ont lancé l 'Angleterre dans cette voie , ce ne sont pas eux pour tant qui ont fait le peuple anglais. La race anglo-saxonne, vaincue et soumise , n'a jamais été absorbée ; et c'est elle qu i , en définitive, a dominé dans le peuple nouveau par sa langue, par son droi t et ses m œ u r s ; c'est elle qui a d o n n é la base la plus assurée aux libertés du pays dans ces c o m m u n e s sans lesquelles l'aristocratie no rmande aurait va inement lutté contre la royauté sur le terrain de la grande char te ; c'est elle qu i , malgré l'in-contestable éclat des chevaliers de cette origine, a fait la force des armées anglaises par ces archers don t le t r iomphe a été celui de l'infanterie m o d e r n e aux fatales jou rnées de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt. Or cette r ace , avant de se const i tuer c o m m e elle était à l 'époque de l'inva-sion n o r m a n d e , avait subi une autre conquê te ; une conquête q u i , au lieu do la j e t e r dans ces guerres sans fin, l'avait ravie à la barbar ie ; elle avait été conquise au christ ianisme. C'est de cette conquête féconde que M. de Monta lember t a fait l 'histoire, dans les trois nouveaux volumes de ses Moines d'Occident.

    L'historien nous met dès le début en face du peuple anglais tel qu'il est au jourd 'hui , et il ma rque à grands traits les contrastes qu'il présente : « libéral et in tolérant , pieux et i n h u m a i n ; » unissant « un respect super-" stitieux pour la le t t re de la loi à la prat ique la plus illimitée de l ' indé-« pendance individuelle; versé c o m m e nul autre dans les arts de la paix «et néanmoins invincible à la gue r re ; t rop souvent étranger à l 'enlhou-«s iasme, mais incapable de défaillance; doué à la fois d 'une initiative «que rien n 'é tonne et d 'une persévérance que rien n'abat; avide de «conquê tes et de découver tes ,» courant aux extrémités de la t e r re , mais revenant plus épris que jamais du foyer domes t ique ; ennemi im-placable de la cont ra in te , et esclave volontaire d e l à t radi t ion, du pré-jugé m ê m e , c o m m e de la discipline l ib rement acceptée. «Ni l'égoïsme « parfois sauvage de ces insulaires, ajoute-t-il, ni l eur indifférence t rop «souvent cynique pour les douleurs et la servitude d 'autrui , ne doivent «nous faire oublier que là, plus que par tout ail leurs, l ' homme s'appar-« lient à lu i -même et se gouverne lu i -même. C'est là que la. noblesse de « no t re na ture a développé toute sa sp lendeur et atteint son niveau le «plus é levé; c'est là que la passion généreuse de l ' indépendance, unie «au génie de l'association et à la prat ique constante de l 'empire de soi , « o n t enfanté ces prodiges d'énergie acharnée , d ' indomptable vigueur, «d 'héroïsme opiniâ t re , qui ont t r iomphé des mers et des c l imats , du « t emps et de la dis tance, de la na ture et de la tyrannie , en excitant la « perpétuelle envie de tous les peuples et l 'orgueilleux enthousiasme des

  • « Anglais. » E t il poursuit cette appréciat ion du génie de l 'Angleterre et de son œ u v r e , en quelques pages où l'on trouve non pas les entraîne-men t s d 'une sympathie que le peuplé anglais n' inspire pas c o m m u n é -m e n t , et à un Français moins qu'à pe r sonne , mais le sent iment d 'une admira t ion profonde et réfléchie : car les Anglais, alors qu'ils nous bles-sent dans nos croyances et nous froissent dans nos in térê ts , s'imposent à notre estime par les vertus qui font l ' homme l ib re , et qu i , faisant des h o m m e s de cette t r e m p e , const i tuent les fortes na t ions .

    Mais les Bretons avaient p récédé les Anglo-Saxons dans cette île fa-m e u s e , et le chr is t ianisme, avant de conquér i r les nouveaux arr ivés , avait d 'abord été détrui t par eux.

    Il y a deux époques dans l ' introduction du christianisme en Angle-terre et deux origines à la conversion du pays : il y a l 'époque romaine et l 'époque b a r b a r e , et il y a à cette deuxième époque une double mission : l 'une venue d'une contrée vois ine, où la foi s'était conservée , et la por tan t aux anciennes populat ions restées païennes; l 'autre envoyée d i rec tement de R o m e pour convert ir les populat ions nouvel lement établies.

    La foi avait été por tée en Bretagne c o m m e dans le reste de l 'empire romain dès le second siècle de no t re è r e ; elle y avait pénét ré plus loin m ê m e que les a rmes romaines . Elle avait franchi le m u r d'Adrien et s'était in t rodui te dans le pays occupé par les Pietés entre les golfes de Clyde , de For th et de Solway; elle avait passé la m e r et s'était implan-tée dans l ' I r lande, celte t e r re qu'Agricola eût voulu occuper par une légion, ne fût-ce que pour dé robe r à la Bretagne, trop voisine, le spec-tacle contagieux de la l iberté . (Tac. Agric. a4 . ) M. de Monta lember t ne touche à cette première époque toute romaine que par forme d' intro-duct ion à la seconde. Il nous mont re le christianisme détrui t par les Saxons dans les contrées envahies , et refoulé avec la race bre tonne dans les montagnes de l 'ouest; refoulé p resque sans espoir de retour, car les Bretons avaient gardé une telle haine pour les envahisseurs , que leurs prê t res mêmes auraient cru trahir leur nation en por tan t le bien-fait de la foi à celte race maud i t e . Mais l ' I r lande, qu,i jusque-là n'avait j amai s connu l ' invasion, ne partageait point les ressentiments de ses frères de Bre tagne , et R o m e avait mission de por ter l 'Evangile à toutes les races c o m m e à tous les pays. Cette double prédication se fit par des moines : elle ren t re donc dans le cercle de la grande histoire que M. de Mon ta l ember t a en t repr i se , et elle fait le sujet principal de la nouvelle par t ie qu'il vient d'en publ ie r .

    Une mission d ' I r lande , une mission de R o m e doivent met t re en scène bien des différences de caractère ; et le champ où l 'une et l 'autre s'exerça

    1

  • n'offrait pas moins de diversités. M. de Monta lember t les a saisies et il les a rendues en grand artiste. Son plan est ' largement tracé. C'est d'abord la mission irlandaise. Vers le m ê m e temps que saint Colombari part du monastère de Bangor pour aller p rêcher dans les Gaules, un au t re saint , de même n o m , saint C o l u m b a , sort du couvent de Clonard pour por ter l 'évangile dans la Calédonie . Établi dans l'île d ' iona , il va d'abord raviver la loi parmi les Scots Dalr iadicns , colonie irlandaise fixée sur le rivage occidental de l 'Ecosse; puis de là il pénèt re dans les montagnes et les vallées profondes des indomptab les Pietés, les étonne par ses miracles et par ses ver tus , confond leurs prêtres et amène leurs chefs les plus redoutés à recevoir l'eau du bap tême . Quand il meur t , ces pics inaccessibles, ces forêts, ces b ruyères , ces îlots pe rdus , sont déjà parsemés d'églises et de sanctuaires monast iques d'où la foi désormais rayonne pa rmi ces peuplades si-longtemps sauvages.

    En regard de la mission i r landaise , l 'auteur a placé la mission ro-ma ine . C'est l 'œuvre du pape saint Grégoire le Grand et du moine Au-gustin. S'il est vrai que le pape saint Grégoire (fort ami des j eux de m o t s ) , voyant d é j e u n e s esclaves mis en vente sur le marché de R o m e et apprenant que c'étaient des Angles, ait dit : «Nous en ferons des «anges ,» c'est bien le cas de s'écrier avec l'apôtre : « Quœ stulta sant mundi cletjil Dois al confundat sapientes (I Cor. i , 2 7 ) ; jamais futilité n'enfanta si grande chose. D'un j eu de mots allait sortir un grand peuple : car c'est p a r l a foi que les Anglais ont pris leur place clans le m o n d e civilisé ; et c'est à bon droi t que les noms d'Augustin et de ses compagnons sont inscri ts , c o m m e un titre d 'honneur , au fronton de l'église du couvent 1 d'où ils sont partis sur l 'ordre du pontife. « O ù est « d o n c , s'écrie M. de Monta lember t , où est l'Anglais digne de ce n o m , « q u i , por tant son regard du Palatin au Colisée, pour ra i t contempler sans « émot ion et sans remords ce coin de terre d'où lui sont venus la foi et « le nom de chrét ien , la Bible don t il est si fier, l'Eglise m ê m e dont il a «gardé le fan tôme? Voilà donc où les enfants esclaves de ses aïeux « étaient recueillis et sauvés ! Sur ces pierres s'agenouillaient ceux qui ont «fait sa patrie ch ré t i enne ! Sous ces voûtes a été conçu , par une âme « sa in te , confié à Dieu , béni par Dieu , accepté et accompli par d 'humbles « et généreux chré t iens , le grand dessein! Par ces degrés sont descendus «les quaran te moines qui ont porté à l 'Angleterre la parole de Dieu , la « lumière de l 'Évangile avec l'unité ca thol ique , la succession apostol ique « et la règle de saint Benoît. Aucun pays n'a reçu le don du salut plus

    ' C'est aujourd'hui le couvent des Camaldulés.

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    « d i rec tement des papes et des m o i n e s , et a u c u n , hélas! ne les a sitôt et «si c rue l lement t rah is?» (T . I I I , p . 3 5 3 . ) Mais plusieurs ont protesté con t re cette trahison.- e t , chassés d 'Angleterre , ils ont voulu .reposer du moins au lieu d'où était venue à leur patr ie la foi qui les en avait fait exiler. C'est parmi ces tombes qu'on lit l ' inscription funéraire de ce Rober t Pecbam , «qui s'éloigna de l 'Angleterre schismatique n'y pou-« vant vivre sans la foi, e t , venu à R o m e , y m o u r u t , n'y pouvant vivre « sans la patrie. »

    La belle page de M. de Monta lember t m'a fait oubl ier que j e ne donne ici qu ' une analyse. — August in, avec ses religieux, débarque où avaient déba rqué César et plus tard les premiers Saxons, dans ce coin d é t e r r e qu'on appelle encore l'île de Thanc t . Les-voies lui sont frayées auprès d 'E the lber t , roi de Kent , par la reine Ber the , arrière-petite-fille de Clovis, de Clotilde. La mét ropole de l 'Angleterre chré t ienne est fondée à Cantorbéry , dans la capitale m ê m e du roi devenu chrét ien ; c l , de là, la religion nouvelle se propage dans l ' intérieur du pays par des fondations de monastères : non sans obstacles p o u r t a n t , car elle a à lutter et cont re les dissidences des anciens chrét iens de Bretagne ré-fugiés dans l'ouest et cont re les tendances des Saxons à r e tourner à leurs anciennes er reurs . Mais, au no rd de la Bretagne roma ine , un nouvel Éta t s'était fo rmé , q u i , en peu de t emps , allait s'élever à la tête de ces petits royaumes : le royaume de N o r l h u m b r i e , fondé par les Angles. Une femme avait fait accueillir le christianisme dans le royaume de Ken t ; une au t r e , fille de la p r emiè re , E the lbu rge , mariée à E d w i n , roi de N o r t h u m b r i e , devait l'y in t rodui re à son tour . Elle n'avait accepté en effet la main du prince païen qu'à la condition qu'un ministre de son Dieu , l 'évêque Paul in , l 'accompagnerait et resterait près d'elle. L 'œuvre de Paulin demanda plus de t emps et d'efforts que celle d'Augustin. La conversion du roi ne fut pas une chose d 'en t ra înement . Il y réfléchit longtemps, e t , quand il fut décidé pour l u i - m ê m e , il en voulut conférer avec les anciens de la nation. On connaît déjà par le beau récit d'Augustin Thierry c o m m e n t la grande affaire fut agitée dans le conseil des sages (wi tena-gemot) , et résolue de l'aveu du grand prêtre m ê m e , qui voulut le p remier por ter la main sur ses faux dieux. Là p o u r t a n t , c o m m e dans les pays saxons, l'édifice si labor ieusement construi t fut un instant r e n v e r s é ; et de toute cette ch ré t i en té , tant du nord que du mid i , il ne resta debout que la mé-t r o p o l e , fondée à Can to rbé ry , et l 'abbaye voisine qui re tenai t le n o m d'Augustin. Alors s'ouvre une nouvelle pér iode . D 'une pa r t ; les fils spirituels de saint Go lumba vont travailler à relever les ruines des

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    églises que les moines romains avaient établies parmi les Angles, et de l 'autre , la mission r o m a i n e , renouvelée et fortifiée à Cantorbéry , re-prend son œuvre avec le concours des moines recrutés parmi les indi-gènes. Ainsi le roi Osvvald, baptisé par les disciples de saint Co lumba , redresse la croix dans la Nor lhumbr i e r econqu ise ; et sous son patro-nage , à Lindisfarne, dans une île qui rappel le Iona , s'élève un monas-tère qui devient la capitale religieuse de l 'Angleterre du no rd . Ainsi, d 'autre pa r t , le moine T h é o d o r e , de T a r s e , en Cilicie, envoyé par le pape , à la demande des Anglo-Saxons, r end tout son éclat au siège de Cantorbéry ; e t , dans le m ê m e t emps , le Nor thumbr i en Wilfr id, formé à Lindisfarne sous la règle de saint Co lumba , mais de bonne heure att iré à Kome par une irrésistible vocat ion, re tourne dans son pays o ù , élevé au siège d 'York, il se fait le propagateur du rite romain au milieu de, toutes les résistances celtiques : proscrit par les rois , frappé m ê m e dans des conci les , mais soutenu à H o m e , et sachant d'ailleurs profiter de la disgrâce c o m m e du pouvoir pour cont inuer son œuvre . C'est pen-dant un de ses exils qu'il convert i t à la foi le seul pays saxon resté encore païen, le Sussex. A la fin le rit romain a t r i omphé ; l 'Irlande a donné le signal, l'Ecosse a suivi, puis enfin Iona ; les Bretons seuls de Cambr ie t iennent enco re , moins par répugnance pour les coutumes de R o m e que par haine pour les Saxons qui les ont adoptées. Mais, dès ce m o m e n t , l 'Angleterre a son rang dans le monde cathol ique, et elle l 'oc-cupe avec éclat : car c'est le t emps où l'on voit paraître Bède le Véné-rab le , l 'une des lumières de l'Eglise aux premiers siècles du moyen âge , et Winfr id , qui agrandit le domaine de la chrét ienté en por tan t l 'Évan-gile au pays m ê m e d'où sa race était sort ie; Winfrid, c'est-à-dire saint Boniface, l 'apôtre des Germains .

    Voilà le cadre rempli par M. de Monla lember t , e t , après deux cha-pitres spécialement consacrés , l 'un aux rois moines , l 'autre aux femmes religieuses, il n'a plus qu'à conclure en retraçant l'influence exercée par l 'ordre monast ique sur l'état social de l 'Angleterre.

    Par ce s imple ape rçu , on voit-déjà que l 'auteur ne s'est point lié à l 'ordre chronologique. Sa mé thode est tout au t re . Il prend son sujet par grandes masses; il l'expose en tableaux où le personnage dominan t l ient la p remiè re place. C'est saint Columba pour la mission ce l t i que , saint Augustin pour la mission romaine . C'est, pour les temps qui ont succédé , saint Wïlfrid, dont nous venons de parler , cet Anglo-Saxon sorti des couvents celtiques pour devenir le propagateur le plus résolu du rit romain dans la Bre tagne; saint Cu thbe r t , le grand saint des An-glais , h o m m e de sol i tude, de p r iè re , de contempla t ion , autant que saint

  • Wilfrid était h o m m e d'action et de combat ; antagoniste de Wilfrid sans le vouloir , institué par intrusion dans une partie de son diocèse, mais toujours moine sous la m i t r e , et r e tournan t avec autant de sim-plicité dans la soli tude, quand Wilfrid eu t , par sa persévérance, recon-quis tous ses droits. C'est saint T h é o d o r e , ce Grec venu de R o m e à Cantorbéry , qui sut si b i en , c o m m e saint Paul , son compatr io te , se faire tout à tous au milieu de ces ba rba res , et qui parvint avec tant de ménagements et de p rudence à les discipliner par ses lois, à les former par l 'éducation, à développer le goût des lettres dans les monastères. C'est Bède , qui marque à quel degré de science et de cul ture est par-v e n u e , sous l'influence de cette discipline, une race qui c inquante ans plus tôt était b a r b a r e ; ce sont e n f i n , dans des cadres moins é tendus, et c o m m e en deux galeries séparées, cette suite imposante et touchante à la fois de rois et de princesses ou de simples femmes qui ont embrassé la vie religieuse.

    Cette méthode doi t-avoir pour résultat de nous faire revenir plu-sieurs fois sur le m ê m e t emps ; on recule quand on croit avancer. C'est u n inconvénien t ; ce serait sans doute un grave défaut, si l 'auteur ne savait tirer part i de ces retours pour nous ramener à son sujet par des voies toujours nouvelles et nous en mon t r e r les faces diverses. Mais il ne procède pas seulement par portraits : ses peintures sont de vrais tableaux, où le paysage est retracé dans toute sa véri té aussi bien que les figures. M. de Monta lember t , qui a courageusement écrit ces volumes sur son lit de souffrance, ne les a pas seulement préparés avec des livres au fond d'une bibl iothèque : il a voulu voir les lieux dont il par-lait; e t , si les monastères ont disparu, il a vu les choses qui en sont res-tées ou qui en sont sorties. I1 a vu la nature toujours la même dans ses grands traits au milieu des ruines que la main des h o m m e s a faites ou des transformations qu'elle a opérées ; et ainsi plusieurs pages de cette histoire ont tout le cha rme d'un .récit de voyageur, mais d'un voyageur qui sait observer et reprodui re ses impressions comme M. de Monta-lember t sait r endre ce qu'il a vu et senti. J e citerai, par exemple , et j e voudrais pouvoir met t re tou t entière sous les yeux du lecteur cette belle description des îles et des côtes occidentales de l'Ecosse au mo-m e n t où l 'auteur y aborde avec saint Columba :

    « Qui n'a pas vu les îles et les golfes de la côte occidentale de l 'Ecosse, «qui n'a pas vogué dans celte sombre m e r des Hébr ides , ne saurait «guère, s'en représenter l ' image. Rien de moins séduisant , au p remier «abo rd , que cette âpre et solennelle nature. Le pit toresque y est sans «cha rme et la g randeur sans grâce. On parcourt t r i s tement un archipel

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  • — S —

    « d'îlots déserts et dénudés , semés c o m m e autant de volcans éteints sur «des eaux mornes cl te rnes , mêlées parfois de courants rapides et de « gouffres tournoyants . Sauf les j ou r s si rares où le soleil, ce pâle soleil «du n o r d , vient raviver ces parages, l'œil e r re sur une vaste surface «d'eau noi râ t re , entrecoupée çà et là par la crête blanchissante des « vagues ou par la ligne écumeuse de la houle qui se brise ici contre «des récifs allongés, là contre d ' immenses falaises, et dont on entend « bruire au loin le mugissement lugubre . La mélancolie du paysage «n'est relevée que par la configuration particulière de ces côtes, déjà « r e m a r q u é e par les anciens auteurs , par Tacite sur tout , et qui ne se « re t rouve qu 'en Grèce et en Scandinavie. C o m m e dans les fiords de la « Norwége la mer creuse et découpe les bords des îles et du continent «voisin en une foule d'anses et de golfes d 'une profondeur étrange et «aussi étroits que p r o f o n d s . . . D' innombrables péninsules terminées

    « pa r des caps effilés ou par des cimes toujours couronnées de nuages; « des isthmes rétrécis au point de laisser voir la mer des deux côtés à « la fois; des pertuis si resserrés entre deux murailles de rochers , que «le regard 'hés i te à s'y engager; d 'énormes falaises de basalte ou de «gran i t , aux flancs troués de crevasses; des cavernes, comme à Staiïa, «grandes et hautes c o m m e des églises, flanquées, dans toute leur lon-«gueur , de colonnes prismatiques et où se précipitent en hur lant les « Ilots de l 'Océan; puis çà et là, en guise de contraste avec la farouche «'majesté de cet ensemble , tantôt-dans une î l e , tantôt sur la rive con-

    « t i n e n t a l e , une plage sablonneuse, un plateau recouvert d 'herbe d rue , « menue et salée ; un havre assez bien clos pour abriter quelques frêles « embarcat ions; par tout enfin une combinaison singulièrement variée «de la terre et de la mer, mais où la mer l ' emporte , domine tout et « pénèt re pa r tou t comme pour mieux affirmer son empi re , e t , selon le «dire de Taci te , inseri velat in suo. T e l est aujourd 'hui , tel devait être « a lors , sauf les forêts qui ont disparu, l 'aspect des parages où Columba « allait cont inuer et achever sa vie.» (T. III , p . 1 / 1 2 - 1 6 / 1 . )

    Mais, en même temps q u e , pour se représenter la vie de ses person-nages dans le temps où ils ont vécu , l 'auteur entreprenai t au loin ces pèler inages , il savait aussi, pour recueillir les traits de leur v ie , se con-d a m n e r à des soins plus austères. Pour parler plus dignement de ses moines , il se faisait lu i -même bénédic t in ; il s'enfonçait dans les vies des saints , dans les annales des monastères , dans les chroniques du temps. Dans quel esprit a-t-il abordé ces monumen t s et quels principes de crit ique y a-t-il appl iqués? Il n'est pas nécessaire de dire que M. de-Monta l ember t a traité son sujet en chrét ien, qu'il l'a embrassé avec

  • toute l 'ardeur d o s a foi; et il me paraît aussi inutile d 'ajouter qu'il y a por té toute la fermeté de son jugement et la droi ture de sa raison. Mais on ne pouvait pas non plus compter qu'il se résignât à disséquer les récits des originaux; il a voulu faire une chose qui ait v ie , et p o u r cela il ne faut pas commence r par porter le scalpel au cœur m ê m e de son sujet. Les auteurs qui nous font revivre ces saints personnages ont vécu au milieu de l 'enthousiasme qu'avaient inspiré les actes de leur dévouemen t et leurs vertus. Ils reproduisent donc comme ils partagent les croyances de ces temps-là, e t , dans leur récit, la légende se mêle à l 'histoire. L'historien moderne le sait bien et le d i t 1 ; mais , cela fait, il ne s'occupe pas davantage à dé te rmine r la part exacte de la réalité dans ces œuvres d 'une foi naïve. Il ramasse à pleines mains les fleurs de ces légendes (car ces lieux si âpres et si austères sont, à cet égard, d 'une luxuriante végéta t ion) , et il les répand sur sa rou te , laissant les âmes simples et pures goûter sans trouble le charme qu'elles y t rouvent , et comptan t bien sur la perspicacité du lecteur, pour que chaque chose soit prise à sa valeur réelle. C'est la légende dorée de l 'Angleterre. Quoi de plus curieux et qui peigne mieux le t emps , le t emps du roi Ar thur , que l'histoire du bandit I tu ld , fondateur du grand monastère cambr ien de Bangor (t. I I I , p . /16) ; ou celle de saint David, patron de la Cambr ie [ibid. p. 4 8 ) , ou celle de saint Gadoc, autre Cambr ien qui visita tour à tour le pays de Galles et l 'Armorique et demeura égale-m e n t populaire chez les Bretons des deux contrées : âme tendre et com-patissante, infatigable à la recherche du bien à faire, passionnée pour tout ce qui était beau. Il s'inquiétait du salut de Virgile, et ne se sentit rassuré que par un miracle opéré sur son Enéide et par un songe où il entendit une douce voix qui lui disait : «Pr ie pour m o i , prie pour moi , «ne te lasse pas de pr ier ; j e chanterai é ternel lement les miséricordes «du Seigneur. » (lbid. p. 70.) 11 y a mille aventures de ce genre où l 'en-seignement le plus sérieux se cache sous des traits moins austères. E t par exemple cette parole de l 'Écr i ture , rappelée par le Sauveur : «Je « ne veux pas la mor t du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive; » où la trouve-t-on traduite plus naïvement que dans cette histoire de l 'anneau de la reine ? Cette reine avait reçu du roi son époux une

    1 «A masure qu'on entre dans les détails de la vie des saints religieux de l'An-« gleterre, la difficulté de tracer la ligne de démarcation entre l'histoire et la légende «devient plus manifes te . . . Qu'il suffise à nos lecteurs d'être assurés que jamais «nous ne nous permettons de leur présenter sous les apparences de la vérité des « actes ou des paroles qui ne sauraient prétendre à une certitude incontestée. » (T. V, p. 267-268.)

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    bague qu'elle avait donnée à lin chevalier, son amant . Le ro i , dans une partie de chasse, la découvre au doigt du chevalier endormi : grande fureur! l i s e contient toutefois; il p r e n d la bague , il la je t te à l 'eau, et , de r e tour à la maison, il la r edemande à la r e ine , se croyant sûr de sa vengeance'. La reine obtient délai, s'adresse à son chevalier, mais en vain ! et alors implore l'évoque Kentigern. Le bon évoque, présageant son repentir , lui r end l 'anneau re t rouvé dans un saumon qu'il a fait p rendre à la rivière. La reine est sauvée , le roi confondu se j e t t e à ses genoux, lui offrant de puni r ses accusateurs. Mais elle l'en e m p ê c h e , e t , se faisant justice tout au t r emen t , va finir ses jou r s dans la péni tence . (T. III, p . 327 . )

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    . I L

    En t re tous les saints dont la vie a fourni le plus de traits à la lé-gende , il en est deux qui semblent être l'objet des prédilections de M. de Monta lember t , saint Columba et saint Wilfrid ; et l'on comprend ses préférences. Saint Wilfrid, h o m m e d'action, d'énergie, de persévérance et de lu t te , le champion de l'Eglise u n e , le Romain de Bretagne, est le moine tel qu'il le devait concevoir et vouloir pour ce temps et pour ce p a y s ; saint Co lumba , h o m m e d'initiative et d 'élan, a rden t , infatigable, impé tueux , avec tous les dons de l 'éloquence et de la poésie, type achevé de toutes les qualités de la race cel t ique, devait obtenir de sa part la sym-pathie que l 'Irlande n'a pas cessé de nous inspirer, Il avait, en ou t re , pour lu i , l'attrait d'un grand rôle à t irer presque de l 'oubli, d'un grand nom à remet t re en lumière auprès du nom du fondateur de Luxeuil , son h o m o n y m e , son compatr iote et son con tempora in , qui l'a effacé parmi nous. Arrêtons-nous à lu i , puisque aussi bien l 'auteur lu i -même a voulu tou t spécialement le présenter au public en détachant, de son histoire ce bel épisode.

    La légende commence pour saint Columba dès avant sa naissance: un ange apparaît à sa m è r e , lui appor tant un voile tout parsemé de fleurs, et ce voile s 'envole, s 'étendant à mesure qu'il s'éloigne et cou-vrant les plaines, symbole de la vertu et de la mission divine de l'en-fant qu'elle va met t re au jour . Lu i -même grandi t , familiarisé aux vi-sions célestes. 11 converse avec les anges; et un j o u r qu'invité à choisir entre toutes les vertus il a demandé la virginité et la sagesse, il voit apparaî tre trois j eunes filles d 'une merveilleuse beauté qui se j e t t en t à son cou. Il les repousse : «Qui êtes-vous? Quels sont vos n o m s ? — «Nous nous appelons Virginité, Sagesse et Prophét ie .» — On conçoi t

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    que le pieux j e u n e h o m m e , qui n'avait pas encore reçu le don de p ro -phét ie , n'ait pas reconnu de p r i m e abord la Virginité et la Sagesse dans ces j eunes filles qui se j e t t en t à son cou. Il n'aima point seu lement la sagesse et la virginité, il aima la poés ie ; il fut poète l u i - m ê m e , en m ê m e temps que p rophè te , vates, et il en a laissé des preuves en des chants qui ont été conservés. Ceux qui cultivaient la vieille poésie nationale étaient toujours les b ienvenus auprès de lu i ; l 'hospitalité leur était assurée dans les nombreux monastères qu'il fonda en I r l ande , et ses religieux y étaient si bien hab i tués , qu'ils lui faisaient de vifs reproches quand il avait laissé le poète e r rant s'éloigner sans leur faire en tendre les sons de sa harpe et les accents de sa voix. Mais le caractère ir lan-dais , vif et impéteux en toute chose, p r o m p t à l 'amour et à la co lère , à la vengeance c o m m e au dévouement , se manifeste par d'autres traits encore dans sa l égende , c o m m e dans son histoire. Un brigand qui avait tué une j e u n e fille en sa présence et sous l 'abri m ê m e de son vê tement sacré , tombe frappé de mor t à sa parole. Un roi lui avait refusé just ice et avait fait me t t r e à m o r t un j e u n e pr ince accusé de meur t re involon-ta i re , qui s'était réfugié auprès du saint. Columba le menace d'une p rompte vengeance , et l'effet suivit de près sa parole. C o m m e on le voulait retenir , il t rompe la vigilance de ses gardiens , arr ive parmi les clans de sa r a c e , les appelle à la g u e r r e , et le roi est vaincu dans la batail le, en présence du saint qui prie contre lui. Cet ac te , qui fit excommunier Columba dans un synode nat ional , entraîna une révolu-tion complète dans sa dest inée. Sans merci pour sa faute, m ê m e après qu'un autre synode lui a p a r d o n n é , il se condamne à l'exil, et fait voile pour la Calédonie. « E n naviguant dans ces lointains parages ,» dit l 'auteur, après la belle description que nous avons déjà ci tée, « c o m -« m e n l ne pas évoquer la sainte mémoire et la gloire oubliée de ce «grand missionnaire? C'est à lui que remonte cet esprit religieux de «l'Ecosse q u i , tout dévoyé qu'il soit par la ré forme, et en dépit de son «étroi t r igorisme, subsiste encore si puissant , si populai re , si fécond et «si l ibre. A demi voilé par un lointain nébuleux , Columba apparaît le «p remie r parmi toutes ces figures originales et touchantes qui ont pris « rang dans l 'histoire, à qui l'Ecosse doit d'avoir occupé une si g rande «place dans la mémoi r e et l ' imagination des peuples m o d e r n e s , depuis «les grandes chevaleries de la royauté catholique et féodale des Bruce «et des Douglas , jusqu 'aux infortunes sans pareilles de Marie Stuart et « de Charles E d o u a r d , et à tous ces souvenirs poét iques et romanesques «que l 'honnête et pur génie de Wal t e r Scott a dotés d 'une popular i té « e u r o p é e n n e . » ( T . I I I , p. 145.)

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    Le saint , avec douze compagnons qui vont partager son apostolat , descend d'abord dans l'île d 'Oronsay. Mais du haut du rivage on pou-vait encore apercevoir l 'Irlande. Ce n'était point se séparer assez de sa obère patrie. Il se r embarque et vient enfin dans cette île d'Iona, petite et basse, balayée par les vents , sans un seul a rb re , sans autre roche que celles qui affleurent à la surface du sol p o u r y disputer la place à de rares herbages , à de maigres récoltes. C'est là que le saint voulut fixer le lieu de son exil. Cette terre si peu favorisée de la nature allait deve-nir une terre de bénédictions et de grâces pour tous les pays d'alen-tour, fille allait être la métropole de tous les monastères de l'Ecosse, le foyer de la civilisation chré t ienne dans le nord de la Grande-Bre-tagne ; et le souvenir au moins ne s'en est pas absolument perdu à tra-vers les révolut ions et le schisme : «Loin de m o i , » s'écriait Johnson , au milieu même des esprits, forts du «siècle dernier , «loin de ceux que « j ' a ime , tonte philosophie qui nous laisserait indifférents et insensibles «sur des sites ennoblis par la sagesse, le .courage et la ver tu! Il faut « plaindre l 'homme qui no sentirait pas son patriotisme s'enflammer «sur la plaine de Marathon e! sa piété se ra l lumer au milieu des ruines « d'Iona. »

    Ce qui ajoute un trait touchant à l'histoire de saint Co lumba , c'est (pie, parmi les travaux de sa mission, il sent toujours l 'amertume de l'exil, et alors m ê m e qu'il parcourt les mers , cherchant des îles nou-velles , il ne cesse pas de regret ter la patrie. On en t rouve la mélanco-lique expression dans plusieurs chants dont M. de Monta lember t ne veut pas garantir l 'authentici té, mais qui sont la véritable expression de sa pensée et c o m m e l'écho de son â m e : on en peut voir encore une vive image dans un souvenir de sa légende , resté populaire parmi les matelots des Hébrides. Un mal in , il appelle un des religieux d'Iona et lui dit : « Va l'asseoir au bord de la-mer, sur la grève de notre î le, à «l 'ouest , et là tu verras arriver du nord de l 'Irlande une pauvre ci-« gogne voyageuse, longtemps ballottée par les vents , et q u i , tout épui-« sée de fatigue ', viendra t o m b e r a tes pieds sur la plage. Il faut la ramas-« ser avec misér icorde , la soigner et la nourr i r pendant trois j ou r s ; après « ces trois j ou r s de repos , quand elle sera ranimée et qu'elle aura repris « toutes ses forces, elle ne voudra pas prolonger son exil parmi nous ; « elle revolera vers la douce I r l ande , sa chère patr ie , où elle est née . Je «'te la r ecommande a ins i , parce qu'elle vient du pays où j e suis né moi-« même. » T o u t arriva c o m m e il l'avait prévu et o rdonné . Le soir du j o u r où le religieux avait recueilli la voyageuse, c o m m e il rentra i t au monas tè re , Colomba ne lui fit aucune quest ion, mais lui dit : « Q u e

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    « Dieu te bénisse , mon cher enfant ,- loi qui as eu soin de l 'exilée; tu la «verras dans trois jours regagner sa patr ie .» Et en effet, au t e r m e pré-di t , elle s'éleva de terre devant son h ô t e ; e t , après avoir cherché un mo-m e n t sa route dans les a i r s , elle dirigea son vol à travers la mer, droit sur l ' Irlande.» (T . I I I , p. 1 5 7 - 1 5 8 . )

    Il faut voir dans M. de Monta lember t , à côté de ces charmantes pe in tu res , les traits austères de l 'apostolat de saint C o l u m b a ; cette transformation complè t e de l ' homme qui s'est mon t ré si violent aux premiers j o u r s , son humil i té p rofonde , sa char i té , sa rude vie de pé-n i ten t , ses oraisons prolongées qui effrayaient presque ses disciples, et en m ê m e temps ses travaux : travail de la t e r re , copie des manuscr i t s , double lâche dont les moines se sont scrupuleusement acquittés depuis la règle de saint Benoî t , au grand profit de la civilisation; son indul-gence pour lés pécheurs , sa sévérité contre les hypocri tes ; c o m m e n t il fut fidèle, dans toutes les épreuves , à l 'amour qu'il avait conçu dès sa jeunesse pour la sagesse, et la virginité.

    Il n'est pas besoin de dire que l'exilé d'Iona ne se renferma point dans son î l e , et que sa vie ne se passa pas tout ent ière dans les longues prières et dans les travaux de la cellule ou du champ voisin. A plu-sieurs reprises on le voit s 'aventurer dans les vallées profondes ou sur les plateaux des monts Grampians pour enlever les sauvages habitants de ces lieux à leurs supers t i t ions; parlant par in te rprè tes , mais allant aussi plus d i rec tement au fond des cœurs par ses miracles et par ses ve r tus ; heureux quand il pouvait , par le bap t ême , consacrer pour le ciel une âme qui s'y était acheminée par la longue et. fidèle observance de la loi na ture l le , ou lorsqu'il rencontrai t sur cette ter re é t rangère , dans les liens de l 'esclavage, quelque j e u n e fille d 'Ir lande qu'il pût r endre à sa patrie et à la l iber té . ( T . III, p. 1 85 , 1 8 6 . )

    L'empire de saint Co lumba était â plus forte raison reconnu en Ir-l a n d e , où , pa r la sui te , il revint plusieurs fois pour visiter les monas-tères qu'il avait fondés avant son exil. Il ne l'était pas moins pa rmi les Scots établis sur les côtes occidentales du pays qui a gardé leur nom. Il in tervenai t , invisible, pa r la p r i è r e , dans leurs combats lointains; il avait sacré leur roi sur la pierre dite pierre du destin, p ier re fameuse qui fut por tée à l 'abbaye de Scone , près d 'Ed imbourg , p o u r le sacre des rois, et qu 'Edouard I " , va inqueur des Ecossais, transféra à West-minster , c o m m e un gage durable du droit de souveraineté revendiqué dès lors par l 'Angleterre sur l 'Ecosse, au n o m de la conquê te . Il inter-venai t m ê m e dans les assemblées , et ce fut ainsi qu'il fil main ten i r en Ir lande l ' institution des ba rdes , corporat ion puissante , dont les rois

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    avaient pris ombrage . Ils n 'oubl ièrent pas leur sauveur. «Cer tes , dit « M. de Monta lember t , la grat i tude des bardes envers celui qui les avait «préservés de la proscription et de l'exil n'a pas été étrangère à l'im-«mense et durable populari té qui s'est at tachée au n o m de Columba. « Enchâssé dans la poésie religieuse et nationale des deux îles, ce nom «n'a pas seulement toujours brille en I r l ande , mais il a survécu dans la « m é m o i r e (les Celtes de l 'Ecosse, m ê m e à la ré forme, qui a extirpé «presque tous les autres souvenirs de leur passé chré t ien .» (T. I I I , p. 209.) Et l 'auteur nous mon t re les bardes transformés à leur tour par la rel igion, devenus , sous le nom nouveau de ménestrels, les prin-cipaux champions cl les martyrs de l ' indépendance nationale et de la foi, faisant de la mus ique une a rme de défense et d 'attaque pour leur race o p p r i m é e ; t raqués par tou t , mais préférant la misè re , la fuite et la mor t m ê m e , au dégradant salaire promis à qui chanterai t le conquérant ; proscrits dans leur pe r sonne , proscrits dans leur ins t rument favori : « E t néanmoins , dit M. de Monta lember t , la harpe est restée l 'emblème «de l 'Irlande jusque dans le blason officiel de l 'empire br i tannique , e t , « p e n d a n t tout le dernier siècle, le harpiste voyageur, dernier et pi-« toyable successeur des bardes protégés par Co lumba , se trouva tou-« j ou r s à côté du prê t re pour célébrer les saints mystères du culte pros-« crit. » (T . III , p . 2 1 3.)

    Sans sortir de son île, Columba étendait donc au loin son influence, il suivait de sa sollicitude ces moines marins qui parcoura ien t , sur leurs barques d'osier revêtues de peaux, les détroits dangereux de l 'archipel des Hébr ides , parmi les cétacés et les monst res qui en rendaient la na-vigation plus périlleuse à de si frêles esquifs, et sur ces mers inconnues où ils s 'aventuraient , moins encore par le zèle de la foi et par l 'espoir de t rouver des peuples à évangéliser, que par la soif de la retraite et par l'envie de rencont re r quelque île déserte qui les ret înt à jamais c o m m e perdus dans les solitudes de l 'Océan. C'est ainsi qu'ils décou-vr i rent , d i t -on , les îles Féroé et m ê m e l 'Islande. Saint Columba les accompagna dans plusieurs ,dc ces voyages, et c'est pour la légende l'occasion de m o n t r e r son empire sur les flots. On l'invoquait c o m m e J'arbitre des vents. « On venait à chaque instant lui demande r d 'obtenir «un -vent favorable p o u r n ' importe quelle expédit ion; il arriva même «un j o u r que deux de ses moines , au momen t de s 'embarquer pour «deux directions différentes, vinrent lui demander à la fois de faire. « souiller l'un le vent du nord et l 'autre celui du midi . Il les exauça tous « d e u x , ma i son faisant re tarder le dépar t de celui qui allait en I r lande « jusqu 'après l 'arrivée de celui qui ne voulait aborder qu'à l'île voisine

  • (i de T i rée : i) ( T . I I I , p. 2 / 1 2 . ) — Sachons-lui gré de ces ménagements pour l 'ordre habi tuel de la na ture . D'autres traits nous mon t r en t jusqu 'à quel point ses moines se croyaient le droi t d 'être exigeants à cet égard [ibià. p. 2 /15) ; et la croyance du peuple sur ce point ne pouvait pas s 'arrêter à sa m o r t ; longtemps il fut le pa t ron des mar ins en détresse.

    Mais ce n'étaient point là les seuls services qu'on eût c o u t u m e de requér i r de lui. « Au-milieu des légendes év idemment fabuleuses et des « miracles apocryphes ou puérils dont les narra teurs irlandais ont farci «la glorieuse histoire du grand miss ionnai re , il est doux de pouvoir «discerner des témoignages irrécusables de son intelligente et féconde «soll ici tude p o u r les besoins, les t ravaux, les souffrances des habitants « de la campagne , et de son active et féconde intervent ion à leur profit. « Q u a n d on nous le mon t r e faisant jaillir d'un coup de sa crosse des « fontaines d'eau douce en cent endroits divers de l 'Irlande et de l'E-« cosse, dans des régions arides ou rocheuses telles que la presqu'île « d 'Ardnamurehau ; quand on le voit abaissant, par le seul effort de sa « p r i è re , les cataractes d 'une rivière de manière que les saumons pussent « y r emon te r dans la saison favorable à la pêche , c o m m e ils l 'ont tou-« jours fait depuis , au grand avantage des r iverains; nous reconnaissons « dans ces récits la forme la plus touchante de la grat i tude populaire « et nat ionale pour les services rendus par le célèbre religieux en appre-« nanl aux paysans à. rechercher les sources , à régler les irr igations, à «rectifier le cours des r ivières , c o m m e l'ont fait tant d'autres saints «religieux dans toutes les contrées de l 'Europe.» (T. I I I , p : 2/i5.)

    M. de Monta lember t se plaît à glaner dans ses biographes mille antres traits touchants qui le mon t ren t plein de sollicitude pour tous ceux qui travaillent ou qui souffrent, soignant et guérissant les ma-lades , soulageant le laboureur , glorifiant l'artisan dans la personne de ce forgeron dont il disait (111 j o u r aux anciens de son monas tère : « Voilà qu 'au m o m e n t où j e p a r l e , un te l , qui a été forgeron là-bas au «cen t re de l ' I r lande, le voilà qui mon te au ciel! Il m e u r t vieux et il a «travaillé toute sa vie, mais il n'a pas travaillé en va in ; il a ache té , « m o y e n n a n t le travail de ses mains , la vie é ternel le , car il dépensait «ses gains en a u m ô n e s ; et j e vois d'ici les anges qui v iennent che rche r «son âme. » (T . III, p . 252 . ) Mais la douceur qu'il goûtait à prodiguer ces consolations aux pauvres ne l 'empêchait pas de re t rouver au besoin toute l 'énergie de son p remier âge (et c'était encore un effet de sa cha-r i té) , quand il voyait des hommes puissants frapper et dépouil ler les exilés, ou des br igands de noble race por te r le ravage dans les petits biens des pauvres gens. Un jour qu'un malfaiteur de cette espèce avait

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    dépouil le un do ses hôtes , u n de ces petits cult ivateurs enrichis par sa bénédic t ion , et qu'il re tournai t avec le but in au r ivage, Columba le suivit, supp l i an t ; e t , r e b u t é , il entra jusqu 'aux genoux dans la mer c o m m e pour s'accrocher à la barque du ravisseur. Quand celui-ci se fut éloigné, échappant avec l'aide du vent à ses instances, il demeura que lque temps dans l'eau les mains levées au ciel; pu i s , revenant a ses compagnons , il dit : «Ce misérable qui méprise le Christ dans ses ser-« viteurs ne reviendra plus sur cette p lage;» et une nuée apparaissant tou t à coup dans un ciel pur forma un orage qui l 'engloutit dans la m e r avec tout son but in . « Nous avons tous appris dans les Commen-« laites de César, s'écrie l 'auteur, c o m m e n t , lors de son débarquement «sur les côtes de la Bretagne, le porle-aigle de la dixième légion se «jeta à la m e r pour encourager ses camarades et s'enfonça dans l'eau «jusqu'à mi-jambes. Grâce a la perverse complaisance de l'histoire « p o u r tous les exploits de la force, ce trait est immor te l . César ne ve-« nait cependant que pour oppr imer , au profit de son ambition dépra-« v é e , une race l ibre et innocen te , en la courbant sous le j o u g odieux «de la tyrannie r o m a i n e , dont elle n'a heureusement rien gardé. De-«vant toute â m e , j e ne dis pas chré t ienne , mais s implement honnê t e , « combien n'est-il pas plus grand et plus d igne 'de mémoire , le spectacle «que nous offre, â l 'autre extrémité de la grande île br i tannique , ce « vieux moine en t ran t aussi dans la n i e r jusqu'aux genoux, y poursui -hvant le farouche oppresseur au profit d'une obscure vic t ime, invo-« quant et ob tenant la vengeance divine, et revendiquant ainsi sous «son auréole légendaire l 'éternelle grandeur et les droits éternels de « l 'humanité , de la just ice et de la pitié! » (T . I I I , p. 262.)

    O n peut concevoir combien un saint toujours si bon et secourable aux faibles était a imé de ceux qui l 'entouraient. Ils l'eussent volontiers privé de la récompense due à ses vertus pour jou i r plus longtemps de sa présence. Quand des visions l 'eurent averti de sa m o r t , ses disciples el les communau té s nées de son apostolat obt inrent du ciel un der-nier miracle : c'est qu'elle fût re tardée de quatre ans. Ce fut pour Co-lumba l'occasion de redouble r de rigueur envers lui-même dans ses mortifications et ses péni tences , des pénitences qui donnen t le frisson. Chaque nui t , selon un de ses b iographes , il se plongeait dans une eau glacée et y restait pendant le temps qu'il fallait pour réciter un psau-t ier! Le t e rme venu enfin (et le saint lui-même avait demandé qu'il fût re tardé d ' un mois pour ne pas attrister de son deuil les fêtes de Pâ-ques ) , il voulut p r end re congé de ses moines qui travaillaient aux c h a m p s , et se lit traîner pa rmi eux bénissant leurs sillons. Du haut de

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    son rust ique at te lage, il bénit l'île ent ière et ses habitants . Il visita et béni t les greniers de la c o m m u n a u t é , heureux de voir que sa chère famille après lui ne souffrirait pas de la disette. Tandis qu'on le rame-nait au monas tè re , un vieux cheval blanc qui servait aux usages domes-tiques vint poser la tète sur son épaule c o m m e pour p rendre congé de lui. Le moine qui servait Columba le voulait é loigner , mais il l'en empêcha : «Ce cheval , dit-il, m'aime lui auss i ; laisse-le près de moi ; ' « laisse-le pleurer mon départ . Le Créa teur a révélé à cette pauvre bête «ce qu'il t'avait caché à toi , h o m m e raisonnable.» Sur quoi , tout eu caressant l 'animal, il lui donna une dernière bénédict ion, [lbid. p . 2 7 8 . ) On le porta dans sa cel lule; il s'assit sur la p ier re qui lui servait de lit et donna à son fidèle serviteur un dernier message pour la commu-nauté. Quand la cloche de minui t donna le signal tics mat ines , il trouva des forées encore pour devancer les religieux à l'église. Ils le t rou-vèrent couché devant l 'autel. C'est là qu'après les avoir bénis tous il s 'endormit enfin dans le Seigneur.

    «Tel le fut, dit M. de Monta lember t , la vie et la mor t du grand apôtre « de la Bretagne. Ce n'a pas été un petit travail que de choisir quelques « traits propres à se détacher sur le tissu de sa vie, que de démêler ce «qui attire le lecteur m o d e r n e , c'est-à-dire le caractère du personnage « et son influence sur les événements con tempora ins , à travers un « m o n d e entier de récits très minut ieux , ayant presque exclusivement « pour objet des faits surnaturels ou ascétiques. Mais, cela fait, on arrive « tant bien que mal à se représenter facilement ce grand vieillard aux « traits réguliers et doux , à l'accent suave et puissant, tonsuré à l'irlan-« daise avec le haut de la tête rasé et les cheveux pendants par der r iè re , «revêtu de la coule monast ique , assis à la proue de sa barque d'osier « recouverte de peaux, naviguant à t ravers l'archipel b r u m e u x et les « lacs étroits du nord de l 'Ecosse, por tant d'île en î le, de plage en p lage , «la l umiè re , la jus t i ce , la vér i té , la vie de l 'âme et de la conscience. « On aime .surtout à étudier le fond de cette âme et les transformations «qu'el le a subies depuis sa jeunesse . Pas plus que son homonyme de «Luxeui l , que l 'apôtre monast ique des deux Bourgognes , celui des « Pietés et des Scots n'était une colombe. La douceur était de toutes les « qualités précisément celle qui leur lit le plus longtemps défaut. Au « débu t de sa vie, le futur abbé d ' Iona, bien plus encore que l 'abbé de « Luxeui l , se mon t re à nous dominé par les vivacités de son âge , as-«socié à toutes les lut tes , à toutes les discordes de sa race et de son «pays ; vindicatif, e m p o r t é , in t rép ide , batailleur, né pour être soldat «p lu tô t (pie mo ine , c o n n u , loué ou b lâmé c o m m e soldat , si bien q u e ,

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    « de son vivant m ê m e , on l ' invoquait dans les comba t s ; resté soldat , « insulanus miles, j u sque sur le roc insulaire d'où il s'élançait pour p rê -«cher , convertir , éclairer, réconcilier, r ép r imander les princes, les « peup le s , les hommes et les femmes , les laïques et le clergé. D'ailleurs, « plein de contradict ions ou de contras tes , à la fois tendre et emporté' , «b rusque et affable, i ronique et compatissant , caressant et impérieux, «reconnaissant et implacable , facilement entraîné par la pitié comme «par la co lère , mais toujours dominé par une passion généreuse , et, « parmi ces passions, enflammé jusqu'à la fin de sa vie par deux de celles «que ses compatr iotes comprennen t le mieux , par l 'amour de la poésie «et l 'amour de la patr ie . Peu enclin â la mélancol ie , lorsqu'une fois il «eu t su rmonté la grande tristesse de sa v ie , celle de l'exil; peu porté « m ê m e , sauf vers la fin, à la contemplat ion et à la sol i tude, mais formé «par les prières et les plus-redoutables austérités aux t r iomphes de la «parole évangél ique; méprisant le repos , infatigable au travail intel-« lectuel ou manue l , né pour l 'éloquence et doué pour cela d'une voix .« si pénét rante et si sonore , que le souvenir en demeura consacré comme « un des dons les plus miraculeux qu'il eût reçus de Dieu; franc et loyal, «original et puissant dans ses paroles c o m m e dans ses act ions, dans le «cloî tre c o m m e dans les missions et les assemblées, sur terre et sur «mer , en I r lande c o m m e en Ecosse, toujours dominé par l 'amour de « Dieu et du procha in , qu'il voulut et qu'il sut servir avec une droi ture « pass ionnée, voilà quel fut Columba! Personnage , à notre sens, aussi «singulier qu 'a t tachant , en qu i , à travers les b rumes du passé et les «éblouissements de la l égende , on reconnaît l 'homme sous le saint, « mais l 'homme capable et digne de cet honneur suprême de la sainteté, « p o u r avoir su dompte r ses en t ra înements , ses faiblesses, ses instincts, «ses passions, et les transformer en ins t ruments dociles, féconds et «invincibles , de la gloire de Dieu et du salut des âmes .» (T . I I I , p. 282.)

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    J e me suis arrêté à la vie de saint Co lumba , parce qu'elle nous m o n t r e , dans un cadre où l 'auteur semble avoir mis toutes ses com-plaisances, c o m m e n t , dans son l ivre, la légende se mêle à l 'histoire. C'est déjà de l'histoire sans doute et du genre le plus vrai que cette pe in ture si naïve des idées et des croyances du t emps , et l 'auteur n'y aurai t point accordé tant de place, s'il n'avait senti combien elle sert

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    à faire connaî t re les. temps mêmes don! il par le l . Ce qu'on peut re-gret ter seu lemen t , au point de vue de l'histoire et m ê m e de la l égende , c'est q u e , dans son réci t , il n'ait pas tenu un compte plus r igoureux de la diversité et de l'inégale valeur des sources où il puise. Un peu plus de précision et de distinction en celle mat iè re ôterait peut-être que lque chose à l'unité de la composi t ion , mais ferait mieux ressortir le caractère des faits au thent iques ou le travail cl le progrès de la lé-gende. Du reste, l'histoire du temps , l 'histoire politique e l le -même, a la place qui lui revenait dans celle sérieuse é tude ; cl c'est en clfet le milieu naturel où le sujet du livre se devait, produire . L'auteur a donc décrit à grands traits l'état primitif de la Grande-Bretagne, les races qui l 'habitaient (Bre tons , Pietés et Scots) , et leur at t i tude envers des Romains : les Pietés et les Scots bravant l 'invasion; la Bretagne soumise , mais gardant intacte sa nationalité sous la dominat ion du conquérant : « la dernière à subir le joug roma in , la p remiè re à s'en défaire ; la pre-« mière qui sut abjurer l 'autorité impériale et mon t re r au monde com-m u e n t on pouvait se passer d ' empereu r ;» puis l'invasion des Anglo-Saxons, l 'émigration des Bretons dans les régions de l'ouest et la formation de l 'Heptarchie , cet épouvantail placé en tête de l'histoire d'Angleterre c o m m e pour en dé tourner l 'étudiant; hydre véritable dont les têtes , à mesure qu'elles t o m b e n t , repoussent plus effrayantes devant celui qui la veut aborder . Jusqu'à présent on aurait volontiers commencé l'histoire d'Angleterre à l'invasion des Normands en se con-ten tan t , pour les temps antér ieurs , du r é sumé qu'Augustin Thier ry en a donné par forme d' introduction au premier livre de son histoire de la Conquê te . En lisant l'ouvrage de M. de Monta lember t , on s'étonne du charme qu'on y t rouve . C'est que l 'auteur ne s'est pas borné à classer chronologiquement des. noms impossibles à p rononcer et des faits encore plus impossibles à retenir ; c'est q u e , dans ses tableaux, les hommes sont vivants; c'est q u e , sous ces formes barbares , il a senti des âmes et des âmes souvent inspirées des pensées les plus nobles et les plus délicates. Ce sont là, il faut le d i r e , les choses qui le touchaient le plus au milieu de ces révolutions et qu'il a surtout voulu recueil l ir ; il y

    1 «La vraie histoire, celle qui modifie les âmes, qui forme les opinions et les « m œ u r s , ne se fait pas seulement avec des dates et des faits, mais avec les idées et « les impressions qui remplissaient et dominaient l'âme des contemporains. Ils ont « traduit eux-mêmes, eu faits, en anecdotes ci en tableaux, les sentiments d'admira-«tion, de reconnaissance et d 'amour qui les enflammaient pour des êtres qu'ils «croyaient d 'une nature supérieure à la leur, et dont les bienfaits et les exemples «survivaient aux ravages du temps et de l'inconstance humaine. » (T. V, p. 2 6 S . )

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    moissonne ce qu'a produi t la semence nouvel le , et les rois aussi ont leur légende qui se m ê l e à la légende des saints. Citons, par exemple , la touchante histoire du Nor thumbr ien Oswald, fils d'Ethelfred le Ra-vageur. Réfugié chez les Scots et baptisé là selon le rite celtique, il bat , avec leur a ide , les Bre tons , e t , redevenu maître de la Nor thumbr ie , il y appelle des missionnaires d ' Iona; et on le voyait partageant les soins apostoliques du moine-évêque Aïdan, se faire son interprète dans une langue que celui ci ne connaissait pas encore , et traduire ses ser-mons aux lords et aux thanes , afin de les amener à la foi. M. de Mon-talembert a raconté avec a m o u r la vie de ce j e u n e pr ince , qui fut l'ini-t iateur de son propre royaume au christ ianisme, et, contrairement au rôle généra lement dévolu aux rois et aux princesses dans cette histoire, chrét ien prit pour femme une j e u n e pa ïenne , qu'il convertit avec toute sa maison. Aussi , quand le j eune roi t ombe sur le champ de bataille, donnan t sa vie pour son peuple et sa dernière pensée à ceux qui t omben t avec lui : «Mon Dieu , sauvez les âmes ! » il ne petit retenir le cri de son cœur : «Oswald, le cher et grand Oswald y périt aussi ,» di t- i l ; et il r é sume sa vie dans une page bien capable de le sauver de cet oubli injuste où il le voit enseveli : « A travers l'obscurité de cette «époque ingrate et confuse, le regard s'arrête volontiers sur ce j eune « prince élevé dans l'exil chez les ennemis héréditaires de sa race , consolé «d 'un t rône perdu par sa conversion à la foi chré t ienne , regagnant le « royaume, de ses pères à la pointe de l 'épée, p lantant la première croix «sur le sol natal qu'il vient d'affranchir; puis , couronné par l 'amour et «le dévouement du peuple auquel il a donné la paix et la vérité su-« p r e m e , en lui prodiguant sa vie p a r l a char i té ; un i , pendant quelques «cour tes années , à une femme qu'il avait rendue chrét ienne en l'épou-« s a n t , doux et fort , sérieux et s incère, pieux et intelligent, humble et « in t rép ide , actif et gracieux, soldat et missionnaire, souverain et martyr , « m o r t à la Heur de l'âge sur le champ de bataille en combat tant pour «sa patrie' et en priant pour ses sujets. Où t rouver dans l'histoire un «héros plus idéal , plus accompl i , plus digne d'une éternelle m é m o i r e , « et , il faut bien le d i re , plus complè tement oublié? » (T . IV, p . 3 3 . )

    Citons encore ce trait des rapports d'Oswin, un des successeurs d'Oswald, avec le m ê m e saint Aïdan. Le roi , fâché d e v o i r l 'évêque parcouri r à pied son diocèse, lui avait fait présent de son meilleur che-val; l 'évêque, trouvant sur sa route un pauvre qui lui demande la cha- -r i te, le lui d o n n e ; et , c o m m e le roi lui reproche d'avoir donné à un mendiant un cheval de cette valeur: « Ô roi , lui dit-il, ce cheval , qui « est le fils d 'une j u m e n t , vous est-il plus cher que cet h o m m e , qui est le

  • « (ils (le Dieu? » On allait se met t re à table. Le r o i , qui revenai t de-la chasse, s 'approcha du l'en avec ses officiers, e t , tout en se chauffant-, il méditait la parole de l 'évoque; puis , tout à c o u p , ôlant son épée , il alla se prosterner aux pieds du saint , en le priant de lui pardonner . «Jamais « p lus , dit-il, j e n'en parlerai , cl jamais plus il ne m'arrfvera de regret ter «ce (pic vous donnerez de mon bien aux enfants de Dieu. » Après quo i , rassuré par ' l es douces paroles de l 'évèque, il commença tout joyeux à manger . Mais l 'évèque, au contra i re , devint tout triste et se mit à pleu-re r ; et , comme un de ses prêtres lui demandai t la cause de sa tristesse, il répondi t en langue cel t ique, que ni Oswin ni les siens n 'entendaient : « J e connais main tenan t que le roi vivra peu , car, jusqu ' ic i , j e n'avais «jamais vu de roi si h u m b l e , et celte nation n'est pas digne d'un tel « pr ince. » (T . I V , p . 4a.)

    Mais, quel que soit l 'attrait une M. de Monta lember t ait su donne r à ces rois et à ces royaumes , l 'intérêt le plus grand est celui qui s'attache à son sujet principal , l 'établissement du christianisme en Angle ter re , et c'est, en effet, de beaucoup le plus impor tan t aux yeux de l 'histoire. A ce sujet se rel ient d'ailleurs plusieurs questions t rès-graves; et l 'auteur, q u i , tout en p renan t aux sources la matière de ses récits, a consulté si scrupuleusement les travaux de la crit ique m o d e r n e , peut revendiquer p o u r son œuvre une place parmi eux , par l 'habileté avec laquelle il a su les r é sumer et les met t re en lumière sur plusieurs points de controverse . Telle est, par exemple , la question du pré tendu schisme b re ton , question définitivement résolue par le mémoi re que le savant et regret table doyen de la faculté de R e n n e s , M. Var in , a publié dans un des recueils de l 'Académie des inscriptions et bel les- le t t res 1 . La Bretagne avait été la pairie de Pelage, mais c'est au dehors que cette grande hérésie s'était su r tou t développée. La principale question qui séparât vraiment l'Eglise de Bretagne de toutes les autres Eglises, c'était celle du j o u r de la Pâque . Le concile de Nicée, décidant contre ceux qui la célébraient , â la manière" des Juifs , le quatorzième j o u r de la lune après l 'équinoxe du p r in temps , quel qu'il fût, l'avait fixée au di-manche qui suit le quatorzième j o u r ; et cette da te , , sanc t ionnée par

    ' Mémoire, sur les causas de lu dissidence entre l'Jù/lise bretonne et l'Eglise romaine, relativement à lu célébration de lu je te de Pâques. Mémoires présentés par divers sa-vants à l'Académie des inscriptions fil belles-lettres, i " série, t. VI1J, 2* partie, p. 88 cl suiv. — Ce mémoire , bien que le titre n ' indique qu'un seul point, touche à toutes les différences qui ont été signalées dans les usages et les pratiques des deux Églises, et les réduit à leur juste valeur, comme le constate M. de Montalem-bert.

  • l'Eglise de R o m e , avait été por tée avec la foi en Bretagne, comme en I r lande et en Ecosse. Or, depuis , l'Église d'Alexandrie avait reconnu une e r reur dans le calcul , et adopté un comput qui déjà établissait une différence d'un mois entier, pour la célébration de la P â q u e , entre l 'Egypte et R o m e , au temps de Léon le Grand (440-461). Vers le milieu du vi° siècle, on se mit d 'accord; et la m ê m e date fut adoptée sur tout le continent . Mais l 'invasion des Saxons ayant rendu les com-munications avec. Rome plus difficiles, les Eglises bretonnes restèrent étrangères à cette réforme et re t inrent le vieil usage. Ce n'est donc point par opposition à R o m e , c'est pa r fidélité à son premier enseigne-men t qu'elles repoussaient l'usage nouveau; et, il faut le d i re , elles n'y (levaient pas être attirées quand elles le voyaient adopté par les Anglo-Saxons , les ennemis de leur race. Mais ni celte question du dimanche de la P â q u e , ni celle du mode d e la tonsure , ou des cérémonies accessoires du b a p t ê m e , ou de la l i turgie, sur quoi on différait aussi, n'avaient ce caractère doctrinal qui fait le schisme. L'Eglise de Rome n'a pas retran-ché du n o m b r e des saints ceux qui' ont vécu et rempli le ministère apostolique en pra t iquant ou enseignant encore des coutumes qu'elle avait modifiées; et M. de Monta lember t accompagne de ses sympathies le vieux évoque de Lindisfarne, Co lman , lorsque, plutôt que d'abdi-quer les traditions de ses ancêtres , il abandonne son siège, emportant avec lui , c o m m e d'une terre infidèle, les restes de saint Aïdan, son prédécesseur. (T . V, p . 174.)

    M. de Monta lember t n'a pas plus de peine à rejeter avec le docteur Reeves et les savants continuateurs des Acta Sanctorum l 'erreur qui a fait regarder les Guidées , sorte de tiers-ordre agrégé aux monastères ré-guliers au IXe siècle, c o m m e des religieux mariés indigènes, antérieurs à l ' introduction du christianisme en Ir lande et en Ecosse par les mis-sionnaires romains. Mais l ' amour de l'unité dans l'Eglise ne le pousse pas à méconnaî t re ce qu'il y eut d'original et de divers clans les formes que les insti tutions religieuses ont reçues dans les différents pays. Il y relève, au cont ra i re , avec soin les moindres traces des influences nationales. T o u t , en effet, ne se confond point parmi ces moines sous le m ê m e froc; chaque g roupe , c o m m e chaque personnage, a sa physionomie. Autres sont les moines cel t iques , autres les religieux venus du conti-nen t , autres ceux qui se forment d'entre les Anglo-Saxons sous l'influence des uns ou des autres . L'esprit de clan subsiste dans la constitution des monastères d'origine irlandaise : il y a une sorte d'hérédité collatérale dans les abbés ; tout grand monastère y devient comme l'apanage d'une famille ; et fauteur mont re ce qui en résulta : les membres laïques de

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    celle famille .se g roupan t d 'abord dans les terres de l 'abbaye, et finissant par en usurper m ê m e et en garder hérédi ta i rement la suprême dignité. Ces m o i n e s , d 'ail leurs, en r enonçan t au m o n d e , n 'avaient pas toujours abjuré son espr i t ; et l ' humeur bell iqueuse de l 'Irlandais se perpétuai t sous la coule monast ique ' . Rien n'était plus c o m m u n que de voir les religieux irlandais intervenir dans les guerres civiles. Deux siècles après C o l u m b a , deux cents moines de l 'abbaye de D u r r o w , fondée par lu i , périssaient dans une, ba ta i l le ; dans une autre batai l le , en 8 1 6 , hui t cents religieux de Ferns t rouvèrent aussi la mor t . E t cependant ces monastères irlandais é ta ient , à juste l i tre, regardés alors par l 'Europe chré t ienne c o m m e le principal foyer de la science et de la piété . Là se formaient les prédicateurs et les docteurs qui portaient au loin la pa-role divine; là se développaient les arts qui prê tent leur concours à l'Eglise en m ê m e temps qu'ils pourvoient aux besoins et aux agréments de la vie : l 'archi tecture , la c ise lure , sans par ler de la mus ique , qui était c o m m e un besoin, un instinct populaire chez les Ir landais; là se con-servait la cul ture des langues savantes, m ê m e du g rec , à tel point que l'on écrivit en caractères grecs le latin des livres de l'Eglise; là enfin on se transmettai t le devoir de copier les anciens livres, les classiques aussi bien que les Livres s a in t s : service d'un prix inestimable ! Si l'on réflé-chit combien il existe peu de manuscri ts r emon tan t au delà du vi° siècle, on peut dire q u e , sans les moines , l 'antiquité classique presque tout entière aurai t péri .

    Cet usage était d'obligation dans les monastères d'origine romaine c o m m e dans ceux d'origine ce l t ique ; et il ne faudrait pas que la re-cherche des différences fît méconnaî t re entre eux beaucoup d'autres traits c o m m u n s . Tous en effet avaient été fondés sur le double pr incipe du travail et de la pr iè re , sous la règle du r enoncemen t à soi-même et de l'austérité ; 'et M. de Monta lember t a m o n t r é j u s q u ' o ù , en. plusieurs lieux, on avait poussé cette observance. A Lindisfarne, non pas sous le ciel brûlant de l 'Orient , parmi des races à qui quelques fruits secs et un peu d'eau suffisent pour vivre, mais dans l 'a tmosphère froide et humide du N o r t h u m b e r l a n d , parmi ces populat ions voraces du Nord , on prati-quait des j eûnes d 'une r igueur effrayante. Notons encore , en t re autres choses, la singularité de ces monastères doub les , l'un d ' hommes , l 'autre

    ' Nous comptons que M. de Montalembert va légitimer en France l 'usage de ce mot (pris de l'anglais cowl, comme tant d'autres noms d'habits d 'hommes plus com-munémen t portés , sans dou te ) , en le faisant admettre dans la prochaine édition du dictionnaire de l'Académie pour tenir lieu du terme un peu vulgaire de « capu-« chon, « >

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    de femmes , placés tous les deux, sous le gouvernement non de l ' h o m m e , mais de la f e m m e , et d'ailleurs séparés et vivant sans reproche ; l 'abus si vieux des rois in tervenant dans le règlement des choses religieuses; les étranges procédés de ces Eglises où l'on voit les plus saints évèques déposés sans droit et remplacés sans sch isme, et la tolérance de leur mar tyro loge , où figurent,-côte a cô te , l 'intrus et l 'expulsé.

    M. de Monta lember t nous fait ainsi en t re r par mille observations curieuses dans la vie in tér ieure de ces monastères et dans leurs rapports avec les choses du deho r s ; il signale leur influence heureuse sur la so-cié té , mais aussi les abus qui déjà pouvaient faire présager leur déclin. Il a sur tout fait ressort ir leur influence heureuse et leurs grands titres à la reconnaissance de l 'Angleterre, puisqu'il eux se rat tachent l'origine m ê m e et le progrès de la civilisation chré t ienne dans le pays. C'est la thèse qu'il a posée dès le début devant le lecteur, et qu'il poursuit dans tout son l ivre; et il r é sume dans un des derniers chapitres les preuves qu'il en a données sur son chemin , il rappelle par quelles armes les moines ont conquis les populat ions barbares à la religion : la tolérance, la persuasion, la douceur , jamais les procédés sommaires qu'aurait pu me t t r e à leur service un roi barbare nouvel lement convert i . Il montre les habi tudes de m e u r t r e , de brigandage et de violence non supprimées en t iè rement du milieu de ces peuples (elles ne l 'ont été nulle part) , mais s'effaçant pa r un progrès rapide sous l'influence de la doctrine nou-velle; et toute cette t ransformation s 'opérant si bien par les moines, que les monas tères tenaient lieu de cathédrales et de paroisses, et que les pasteurs de ces t roupeaux, évoques et curés , sortaient tous des cou-vents. Les moines avaient convert i les ba rba res ; ils continuaient de les enseigner. Ils nourrissaient en eux le sen t iment religieux, principe de toute éduca t ion , dans les églises par les solennités du culte et l'em-ploi nouveau de la mus ique , dont l 'influence devait tant servir à policer les m œ u r s , et au dehors par de simples croix, qu i , plantées dans les c h a m p s , élevaient la pensée de l 'homme à Dieu et appelaient le peuple à la prière. Ils les formaient aux lettres c o m m e à la religion; les cloîtres devenaient des écoles , sans q u e , d'ailleurs, les nouveaux écoliers fussent dé tournés des exercices du corps , m ê m e des plus violents , la course à cheval , par exemple , don t le goût était inhérent à leur race ; et , de m ê m e que pour les moines le travail des champs se mêlait aux études , ils for-maient ces barbares à défricher, à assainir, à dessécher par des canaux, à ouvrir par des routes les vastes espaces rendus déserts par l 'invasion. «Ely, Croyland, T h o r n e y , Ramscy, furent les premiers champs de ba-il faille de ces vainqueurs de la na tu re , de ces moines l aboureurs , éle-

  • «veurs et nourr i sseurs , qui furent les véritables pères de l 'agriculture ((anglaise, devenue et d e m e u r é e , grâce à leurs tradit ions et à leurs «exemples , la p remiè re agriculture du m o n d e . » ( T . V, p. 1 6 9 - 1 7 0 . ) T o u t en restant auprès du p e u p l e , ils avaient , par la dignité de leur con-sécra t ion , pris rang dans l 'aristocratie; ils avaient leur part au gouver-n e m e n t des E ta t s , leur place dans les assemblées nat ionales; et ils pu-ren t ainsi exercer leur action sur les lois, sur les cou tumes , sur les m œ u r s , plaider de hau t la cause du p a u v r e , de l'esclave, conteni r les excès des grands , l imiter et fortifier tout à la fois l 'autorité royale , et préparer , par des voies plus douces que le choc des part is , Cette har-monie des pouvoirs qui est le caractère éminen t de la constitution d 'Angleterre. C'est aussi un honneur revendiqué par l 'é loquent historien pour ses moines que d'avoir, sous l'influence de l'esprit de leur o r d r e , efficacement travaillé à l 'unité de législation d'où est sortie l 'unité natio-nale du pays, et cela sans qu 'aucun des rudes et énergiques inst incts , aucune des qualités viriles de la race, aient été altérés.

    Mais les moines cependan t ne se sont pas toujours aussi bien pré-servés eux-mêmes qu'ils ont su garder les autres. Ils n'avaient pas vécu dans un c o m m e r c e si étroit avec le m o n d e sans p r end re par t a ses b iens ; cl les terres indispensables à leur p remie r établ issement leur furent quelquefois prodiguées pa r la munificence des rois et des grands bien au delà du nécessaire. Plusieurs causes y contr ibuaient : le sen-t iment de reconnaissance , le besoin d'expiation, la pensée de laisser sur la terre des ressources permanentes aux pauvres , aux malades et de se faire ainsi de ces biens périssables des amis dans le ciel. Pensées louables dans leur- p r inc ipe , mais funestes dans leurs effets : car ces libéralités dépassèrent souvent toute raison et toute just ice : donallones stultiisirnm, disait 15cde, qui constate et dép lo re , à l 'exemple des con-c i l e s ces regrettables abus ; et ce qui avait été donné p o u r secourir les malheureux ou ent re teni r la pr ière servit à nourr i r le luxe et à éloi-gner de Dieu : «La p r o p r i é t é , dit M. de Monta lember t , a é t é , en An-«gle ter re c o m m e pa r tou t , la condit ion cl la garantie de la Liberté, p o u r « l'Eglise c o m m e pour les corporat ions et les individus. Mais les charges , «les a b u s , les excès, les privilèges que la propriété entraînai t à sa su i te , « ont é t é , en Angleterre plus qu'ail leurs et de tout t e m p s , lé grand péril « d e l 'Eglise; et c'est sur cet écueil (que l 'arche monas t ique a pér i , en-« t ra înan t dans son naufrage tou te l'Eglise cathol ique d 'Angleterre. 11 y «a là un mystère r edou tab l e , un p rob lème dont nos pères n 'ont pas « assez compr is la gravité ni la terr ible difficulté. Pour le résoudre il «aura i t fallu chez les chefs de l 'Eglise, et sur tout des ordres re l ig ieux,

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    « un d i sce rnemen t , une modéra t ion , une p rudence plus faciles à rêver « qu'à rencontrer. . Mais on ne conçoit que t rop la réaction qui a suscité « les saints fondateurs des ordres mend ian t s , et qui enflamme toujours «cer ta ines âmes , éprises de la primit ive, mais éphémère simplicité des «grandes fondations cénobi t iques. «Mes frères,» disait le plus grand « religieux de not re siècle, en prêchant pour l ' inauguration d'une de ses « nouvelles fondations, «mes frères, si j e savais que votre maison dût «s 'enrichir d 'une façon que lconque , fût-ce de vos épargnes , je me lè-« vêtais cette nui t et j 'y mettrais le feu aux quatre coins. »—« Fatales ri-«chesses, » ajoute l 'auteur en s'unissant de cœur à l 'éloquent religieux don t il cite les paroles , «fatales richesses, filles de la char i té , d e l à foi, « d 'une généreuse et spontanée ve r tu ; mères de la convoitise, de l 'envie, «de la spoliat ion, de la r u i n e ! A peine un siècle s'est il écoulé depuis «les sobres et modestes origines de l'Eglise ou de l 'Ordre monast ique «chez les Anglais, et déjà la voix intègre et incontestée des saints, tels « que Bède et Boniface, s'élève pour signaler le péril sans en apercevoir «la cause. La lèpre est donc déjà là. En pleine j eunesse , en pleine « s a n t é , le ge rme mortel apparaît déjà. Viendra u n jour où le fruit em-« poisonné sera récolté par des .mains avides et sanguinaires. Viendra le « jour où un mons t re qui tenait à la fois de Caligula et d 'Héliogabale, «où un Henri VIII , avec ses lâches courtisans et son peuple avili , s'ar-« m e r a du prétexte de la richesse exorbitante des corporat ions reli-«.gieuses pour anéantir , pour noyer dans le sang et dans la servitude « l 'œuvre d 'August in , ,de Wilfrid et de Bède.» ( T . V, p . 2 1 5 - 2 1 7 . ) . Et l 'auteur, p o u r n'en pas rester à ce tableau, nous mon t r e de nouveaux missionnaires revenant presque aussitôt après dans la Grande-Bretagne , non plus c o m m e les Columba et les Augustin parmi les païens qui les accueil lent avec to lérance , mais pa rmi des chrétiens qui les repoussent , qui les t raquent , qui les livrent aux bour reaux ; y trouvant le mar tyre que n'avaient pas connu les premiers in t roducteurs du christianisme chez les Pietés et les Anglo-Saxons; heureux de prodiguer leur vie pour consoler quelques brebis demeurées encore fidèles, et entretenir le feu sacré de cette nouvelle Eglise ca thol ique , qui se relève aujourd 'hui , pauvre , mais l ib re , en présence des splendeurs usurpées de l'Eglise éta-blie.

    Nous aurions voulu donne r une plus jus te idée de l ' importance, de la valeur et de l'intérêt de l 'ouvrage de M. de Monta lember t . Mais il y a des choses que l'analyse ne peut r end re et dont elle détrui t l'effet alors, qu'elle les veut r eprodu i re . On peut signaler les grands traits et l 'ordonnance de cette large composi t ion , en apprécier la m é t h o d e et

  • l 'esprit , en constater les résultats; mais p o u r ce qui fait la vie du livre, sa puissance, son éclat, c o m m e n t le rendre? A l 'ampleur du style, au mouvemen t de la pensée , on sent dans l'historien le souffle du grand o ra t eu r ; à l 'animation, à l'accent de certaines paro les , on sent m ê m e que lque chose de p l u s : «Qui ne reconnaî t , à la façon dont un h o m m e « raconte les épreuves de la vertu et de la vérité ici-bas, ce qu'il saurait « lu i -même faire, ou souffrir pour elle?» Ces m o t s , que M. de Montalem-bert dit de Bèdc , j e les lui appliquerais volontiers. Ce qui intéresse si fortement dans son l ivre, c'est l'intérêt, a rdent qu'il prend aux choses don t il parle. Il n'a pas seulement produi t une œuvre pleine de vie, il vit lu i -même dans sou œuvre ; et c o m m e n t ne l'eût-il pas fait, quand il s'agissait de l 'établissement de la foi chez un peuple qui a gardé si pro-fondément les sent iments chré t iens , et porté si haut les droits de l 'homme régénéré par le christianisme? 11 y trouvait à glorifier les deux choses qui ont été la passion de sa vie : la religion et la l iberté.

    S ignalons , pour finir, un chapitre où ce que j e disais de ces émotions personnelles que l 'auteur c o m m u n i q u e à son ouvrage, de la personna-lité de son l ivre, si je puis d i re , reçoit une application bien saisissante : c'est celui qui te rmine son his toire , Les religieuses anglo - saxonnes, c'est le chapi t re , où , après avoir retracé les nobles et chastes figures de femmes q u i , des palais ou des chaumiè res , sont venues m o u r i r a u m o n d e dans les monastères anglo-saxons , l 'auteur, por tant p lus loin nos re-gards , nous mon t re le sacrifice se con t inuan t : «douze siècles après ces « Anglo-Saxonnes, la m ê m e main venant s'abattre sur nos foyers, sur « nos cœurs désolés, pour en arracher nos filles et nos sœurs. » Il y a là , tracées d'une main forte, mais é m u e , des pages mouillées de la rmes . Elles toucheront les indifférents : combien plus ceux qui auront éprouvé les mêmes angoisses et les mêmes douleurs !

    IMPRIMERIE IMPÉRIALE.— Octobre 1868.