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Critique économique n° 37 • Printemps 2018 101 Contraintes et perspectives de l’intégration économique en Afrique Résumé Ce travail analyse les spécificités de l’intégration économique en Afrique au XXI e siècle Ses caractéristiques conditionnent les perspectives pour assurer le développement économique et social du continent L’avenir de l’intégration africaine dépend de l’investissement en capital humain permettant de maîtriser le savoir et la technologie nécessaires en vue d’une insertion internationale efficace et dans des conditions de concurrence changeantes des structures de production mondiales Mots-clés : Théories de l’intégration régionale, Communautés économiques régionales, Accords commerciaux régionaux, Nouveau régionalisme, Indice de l'intégration régionale en Afrique Classification JEL : F13, F15, F55 Abstract This work examines the specificities of the current economic integration in Africa These characteristics condition the economic and social development of the continent The future of the African integration depends on the human capital investment allowing to control the skills and the technology for an effective international insertion in the world structures of production Introduction L’économie capitaliste élargit régulièrement son espace d’action. Dès le XVI e siècle, les puissances européennes partent à la conquête de nouveaux territoires qui constitueront de formidables empires coloniaux et provoqueront des guerres interminables pour leur partage. Plus près de nous, le processus de mondialisation engagé dans la seconde moitié du XX e siècle s’accompagne de l’expansion du multilatéralisme et du régionalisme commercial. L’économie mondiale évolue ainsi régulièrement en consolidant de grands pôles régionaux. Ce travail analyse le processus d’intégration économique en Afrique en privilégiant une approche théorique fondée sur des situations historiques riches d’enseignements pour examiner les enjeux théoriques et pratiques du renouvellement de l’intégration régionale au XXI e siècle (1). L’intégration contemporaine en Afrique présente des caractéristiques et des contraintes Alfredo Suarez Université de Picardie Jules Verne, France ([email protected])

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Critique économique n° 37 • Printemps 2018 101

Contraintes et perspectives de l’intégration économique en Afrique

Résumé

Ce travail analyse les spécificités de l’intégration économique en Afrique au XXIe siècle Ses caractéristiques conditionnent les perspectives pour assurer le développement économique et social du continent L’avenir de l’intégration africaine dépend de l’investissement en capital humain permettant de maîtriser le savoir et la technologie nécessaires en vue d’une insertion internationale efficace et dans des conditions de concurrence changeantes des structures de production mondiales

Mots-clés : Théories de l’intégration régionale, Communautés économiques régionales, Accords commerciaux régionaux, Nouveau régionalisme, Indice de l'intégration régionale en Afrique

Classification JEL : F13, F15, F55

Abstract

This work examines the specificities of the current economic integration in Africa These characteristics condition the economic and social development of the continent The future of the African integration depends on the human capital investment allowing to control the skills and the technology for an effective international insertion in the world structures of production

Introduction

L’économie capitaliste élargit régulièrement son espace d’action. Dès le XVIe siècle, les puissances européennes partent à la conquête de nouveaux territoires qui constitueront de formidables empires coloniaux et provoqueront des guerres interminables pour leur partage. Plus près de nous, le processus de mondialisation engagé dans la seconde moitié du XXe siècle s’accompagne de l’expansion du multilatéralisme et du régionalisme commercial. L’économie mondiale évolue ainsi régulièrement en consolidant de grands pôles régionaux.

Ce travail analyse le processus d’intégration économique en Afrique en privilégiant une approche théorique fondée sur des situations historiques riches d’enseignements pour examiner les enjeux théoriques et pratiques du renouvellement de l’intégration régionale au XXIe siècle (1). L’intégration contemporaine en Afrique présente des caractéristiques et des contraintes

Alfredo SuarezUniversité de Picardie Jules Verne, France([email protected])

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propres (2). Et les perspectives pour assurer le développement économique et social du continent seront fonction du niveau de l’investissement en capital humain, permettant de maîtriser le savoir et la technologie nécessaires à une insertion internationale efficace et dans des conditions de concurrence changeantes des structures de production mondiales (3).

1. L’évolution historique du concept d’intégration régionale : libre-échange ou ensembles autocentrés ?

1.1. Le régionalisme à l’époque de la Guerre froide

La problématique libre-échange ou régionalisme est récurrente dans l’évolution du système économique capitaliste. Ainsi, dès la fin du XIXe siècle, les puissances industrielles européennes se livrent de rudes batailles pour conquérir des débouchés extérieurs, et en 1931 la patrie du libre-échange établit la préférence impériale, c’est-à-dire la transformation de l’Empire britannique en un espace protégé de la concurrence des nouveaux pays industriels (Allemagne, France). L’Allemagne se considère alors comme une nation tardive et un débat décisif s’installe pendant la Première Guerre mondiale : en cas de victoire, devra-t-elle rechercher l’ouverture des marchés européens (libéralisme commercial) ou la création d’une zone privilégiée en Europe centrale (Mitteleuropa) lui garantissant débouchés et matières premières ?

Cette interrogation devint stratégique au moment de la prise du pouvoir par Hitler. La crise de 1929 désarticule le système d’échanges mondial provoquant la création de vastes espaces protégés autour d’une puissance. La Grande-Bretagne instaure la préférence impériale en 1932. La France célèbre son Empire, tandis qu’Hitler veut étendre le sien de l’Atlantique à l’Oural, et le Japon conçoit une sphère de coprospérité asiatique. Le monde semble se morceler en un nombre restreint de blocs hostiles. Les Etats-Unis trouvent dans la Seconde Guerre mondiale l’arme géopolitique pour anéantir ces projets régionalistes et reconstruire un système multilatéral qui apporte à l’industrie américaine les débouchés nécessaires à son expansion. La Guerre froide organisera le monde autour de deux blocs : le monde libre, démocratique et libre-échangiste face au camp socialiste retranché derrière l’Union soviétique. L’antagonisme Est-Ouest déterminera les configurations régionales (au niveau économique, politique et militaire), et deux processus de régionalisation parvenant à des résultats très différents se manifesteront pendant la Guerre froide (Schnakenbourg, Suarez, 2008, ch. 4).

– D’une part, la construction européenne. Afin de contrer la menace soviétique, les Etats-Unis financent la reconstruction des pays dévastés par la guerre à travers le Plan Marshall et sont les inspirateurs de la première structure d’intégration créée en 1948 (l’Organisation européenne de coopération économique, OECE, devenue par la suite l’OCDE). A partir de 1950, le processus intégrateur est déclenché par la réconciliation franco-

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allemande et cristallisé par la signature du Traité de Rome en 1957 donnant naissance à l’Europe des Six. Cette évolution s’explique par trois facteurs : la crainte de l’URSS qui rend archaïque la rivalité franco-allemande ; la protection des Etats-Unis qui rassure la France envers l’Allemagne ; et la formidable croissance économique des années 1945-1975.

D’autre part, les expériences d’intégration dans le Tiers-monde n’ont pas donné les résultats escomptés. Les peuples colonisés devenus indépendants refusent de s’enfermer dans la contradiction Est-Ouest et créent le Mouvement des non-alignés en 1961 et le Groupe des 77 en 1963 afin d’établir une démarche économique propre à leurs pays. L’Association latino-américaine de libre-échange (ALALC) est créée en 1960, mais en 1969 naît le Pacte andin comme réponse aux tentations hégémoniques des grands pays (Brésil, Mexique, Argentine) membres de l’ALALC. L’Organisation de l’unité africaine (OUA) est formée en 1963, mais elle tombe assez vite dans la paralysie faute de moyens et d’objectifs. Plusieurs autres tentatives infructueuses d’intégration ont lieu dans les régions en développement, mais aucune des trois conditions indispensables pour amorcer un processus réussi d’intégration n’est présente entre 1950 et 1980 : l’absence d’une puissance locale compétente pour unifier l’espace régional ; le manque de dynamique permettant de combiner croissance économique et multiplication des échanges entraînant progressivement des interdépendances économiques ; et l’inexistence d’une puissance extérieure à la région résolue à stimuler le regroupement d’un groupe de pays en développement (PED). Ces esquisses d’intégration ont été impuissantes à assurer la stabilité d’une simple zone de libre-échange. Et ces échecs soulignent le manque de coopération entre des gouvernements qui concevaient leurs marchés domestiques comme un actif stratégique et leurs voisins comme des concurrents sur le marché international.

Au niveau de la théorie économique, l’intégration d’après-guerre est conçue comme une stratégie régionale de développement. Elle se définit comme le processus de création d’un marché intégré à partir de l’élimination progressive de barrières au commerce et aux mouvements de facteurs de production et de la mise en place d’institutions permettant la coordination ou l’unification de politiques économiques dans une région géographique contiguë ou non. Cette théorie surgit au moment de la formation de certains Etats nationaux au XIXe siècle (Allemagne, Italie), mais elle acquiert une importance centrale dans la littérature après 1950 et se fonde sur deux écoles de pensée : la théorie pure du commerce international établie sur les concepts d’avantages comparatifs statiques et de spécialisation commerciale, dont Jacob Viner reste le principal théoricien ; et la théorie inspirée des industries naissantes et des thèmes propres à la théorie du développement qui incorpore les idées d’économies d’échelle croissantes et d’externalités : l’intégration entre PED serait ainsi un instrument pour rendre viables des échelles minimes de production afin d’approfondir le processus de substitution d’importations (Suarez, 2009).

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La contribution de J. Viner (1950) a été décisive pour distinguer les effets de création et de déviation du commerce dans la formation d’une union douanière. L’intégration commerciale est envisagée comme un second best devant l’impossibilité d’une politique de réduction tarifaire multilatérale qui reste la solution idoine (first best). Pour sa part, Bela Balassa (1961) a précisé les diverses modalités de l’intégration régionale.

1. La zone de libre-échange est un espace où les pays-membres éliminent les barrières au commerce intrarégional mais maintiennent des politiques commerciales indépendants vis-à-vis des pays tiers. La nationalité d’un produit (certificat d’origine) détermine s’il bénéficie (ou non) de la politique tarifaire régionale.

2. L’union douanière est une zone de libre-échange où les pays-membres définissent une politique commerciale commune. Les partenaires adoptent un tarif extérieur commun (TEC) ou une politique sectorielle commune (par exemple la PAC en Europe) applicables aux pays tiers. Le certificat d’origine n’est pas exigible, car tout produit d’importation est soumis aux mêmes règles dans l’ensemble de l’union douanière.

3. Le marché commun est une union douanière avec libre circulation des facteurs de production. Il résulte donc de l’ouverture de l’ensemble des marchés.

4. L’union économique est un marché commun marqué par l’harmonisation des politiques économiques. Elle parachève l’unification des marchés.

Ces quatre modalités ne traduisent pas nécessairement des étapes dans un processus d’intégration. L’union économique et monétaire (UEM) correspondrait à une cinquième modalité d’intégration avec la création d’une monnaie unique. La formation d’une union politique ou confédération serait le seul dépassement institutionnel envisageable. Bien que J. Viner et B. Balassa aient formulé la théorie standard de l’intégration, les prémices de l’intégration régionale d’après-guerre se trouvent également chez Friedrich List (1841), théoricien du protectionnisme éducateur en faveur des industries naissantes qui est à l’origine de la création du Zollverein au XIXe siècle. Les projets d’intégration des années 1960-1980 s’inséraient dans des stratégies régionales de développement et de construction d’avantages compétitifs. Même si la création de commerce découlant de réductions tarifaires était un objectif de l’intégration, cette dernière visait à élargir l’échelle de production afin de bâtir une stratégie durable de développement impossible à édifier sur chaque espace économique national. L’intégration était ainsi la traduction économique d’un projet géopolitique et non un second best pour des négociations multilatérales.

1.2. La « régionalisation » de la mondialisation au XXIe siècle

L’économie mondiale connaît un tournant dans les années 80 avec le renforcement du processus de mondialisation accompagné d’une nouvelle vague de régionalisation. La prolifération de traités couvre une vaste

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diversité (1), et la régionalisation de la mondialisation est portée par le libre-échange (Schnakenbourg, Suarez, ibid.). Les accords commerciaux régionaux (ACR) vont particulariser le système commercial multilatéral. De 1948 à 1994 le GATT a reçu 124 notifications d’ACR, mais entre 1995 et 2017 plus de 400 accords additionnels ont été notifiés à l’OMC (graphique 1). De nombreux membres de l’OMC continuent de négocier de nouveaux ACR pour la plupart bilatéraux (2). Sur l’ensemble des ACR notifiés au GATT/OMC entre 1948 et 2017, les accords de libre-échange (ALE) et ceux de portée partielle représentent plus de 90 % et les unions douanières moins de 10 %. En 2017, la totalité des membres de l’OMC avaient signalé leur participation à au moins un ACR, (certains pays participent à vingt ACR voire plus) (OMC, 2017).

Graphique 1

Evolution des accords commerciaux régionaux, 1948-2017ACR notifiés au GATT/OMC, y compris les ACR inactifs,

par année d’entrée en vigueur

Source : Secrétariat OMC, Juin 2017. https://www.wto.org/french/tratop_f/region_f/regfac_f.htm.

Ces ensembles commerciaux ont vocation à se fondre dans un marché universel au lieu de constituer des forteresses repliées sur elles-mêmes. D’une part, les espaces régionaux sont devenus trop étroits pour des firmes multinationales qui ne limitent pas leur action à un seul marché, même protégé. Cette évolution explique le développement de partenariats multiples entre grandes zones, par exemple Union européenne-ASEAN, Union européenne-Mercosur, entre autres. D’autre part, les chaînes de valeur mondiales renforcent l’interdépendance entre les pays participant aux chaînes d’approvisionnement. Même dans l’hypothèse extrême, les Etats-continents (Etats-Unis, Chine, Inde, Russie) sont dans l’impossibilité

(1) Chaque accord commercial est modelé par les caractéristiques historiques, politiques, sociales, culturelles et économiques de la région concernée.

(2) Il s’agit notamment des négociations initiées en 2016 en Asie-Pacifique en vue d’un accord de partenariat transpacifique, auxquelles participent 12 parties : les membres de l’ASEAN et 6 autres membres de l’OMC avec lesquels l’ASEAN a des accords en vigueur (le Partenariat économique régional global, RCEP). En Amérique latine, dans le cadre de l’Alliance du Pacifique, dont font actuellement partie le Chili, la Colombie, le Mexique et le Pérou. Et en Afrique dans le cadre de l’accord tripartite entre les membres du COMESA, la CAE et la SADC.

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de se retirer du système mondial des échanges. Enfin, la densification du commerce mondial permet de détourner les mesures protectionnistes (3). Les considérations commerciales sont donc essentielles dans la multiplication des ACR, et depuis l’échec du sommet de Cancún de l’OMC en 2003, environ 40 % du commerce mondial s’effectue dans le cadre des ACR.

L’origine du nouveau régionalisme réside dans l’insatisfaction des Etats-Unis vis-à-vis des négociations au sein du GATT, et la recherche d’alternatives pour dynamiser les économies en développement affectées par la crise de la dette de la décennie 80. Le principal désaccord des Etats Unis avec le GATT portait sur le commerce de services, la propriété intellectuelle et la protection des investissements (TRIM, Trade Related Investment Measures). Ces sujets ont été décisifs dans l’adoption du bilatéralisme comme alternative stratégique à la fin des années 80 : les USA signent le traité de libre-échange avec le Canada en 1988, et l’ALENA est créée en janvier 1995.

L’idée de second best est remise en cause par la notion de politique commerciale stratégique (Krugman et Obstfeld, 1996). Les aides publiques se justifient si elles créent des économies d’échelle ou des effets externes. La référence au libre-échange est remplacée par celle de comportement stratégique au nom de l’intérêt général (4). Mais la généralisation des politiques commerciales stratégiques (PCS) provoquerait une escalade débouchant sur des guerres commerciales. Pour éviter une situation proche de celle des années 30, l’alternative est d’instaurer une logique de confiance entre les acteurs. La PCS s’appuie sur le commerce intrabranche et la constitution d’espaces régionaux. La réduction des coûts de transaction entraîne la concentration spatiale des activités. En particulier, la diminution des coûts de transport place l’agglomération comme la variable stratégique de la localisation des entreprises (modèle gravitationnel).

Le nouveau régionalisme aurait un impact positif sur la croissance économique, le progrès technique et l’innovation. S’agissant d’une intégration verticale, les PED se concentreraient dans l’apprentissage et l’adaptation de technologies provenant des pays développés renforçant l’articulation productive au niveau régional en raison de la nature systémique de la compétitivité (BAD, CEA, UA, 2016). Selon la Banque mondiale (1993), les PED peuvent importer la gouvernance économique (institutions et politiques économiques) des pays développés partenaires (harmonisation des politiques industrielles et fiscales, coordination des politiques environnementales, adhésion à des politiques monétaires et de taux de change stables, entre autres). L’intégration impose des engagements irréversibles (l’effet crédibilité serait un critère essentiel pour attirer les investissements directs étrangers).

Les avantages procurés par ces ACR peuvent être saisis également sous l’angle géostratégique et sécuritaire, dépassant le simple cadre commercial. L’objectif principal serait d’accroître le pouvoir de négociation des PED au sein des organismes internationaux. Toutefois, l’observation montre que les blocs régionaux négocient rarement de manière collective, hormis les

(3) Par exemple, les Etats-Unis et l’Europe communautaire avaient obtenu dans les années 80 l’autolimitation des exportations de voitures japonaises. La stratégie du Japon fut alors de fabriquer sur place, contribuant ainsi à la création d’emplois dans les pays occidentaux. Dans cette perspective, l’importance des exportations, du commerce intra-firmes et des IDE détermine les préférences des firmes multinationales (FMN) pour le libre-échangisme.

(4) Chaque nation peut défendre des activités spécifiques suivant l’intérêt national : le soutien à l’agriculture en France est légitimé au nom des effets induits sur l’industrie agro-alimentaire ; les Etats-Unis peuvent attaquer Airbus qui réduit les économies d’échelle de Boeing, les nouveaux pays industriels peuvent protéger leurs industries naissantes au nom des effets externes sur l’ensemble de l’appareil de production.

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unions douanières, en raison de l’existence d’un TEC, qui sont très peu nombreuses comparées aux zones de libre-échange. Et, d’une manière plus large, la proximité géographique ne rapproche pas nécessairement les intérêts économiques, surtout lorsqu’il s’agit d’économies plus concurrentielles que complémentaires sur les marchés internationaux. Dans ce sens, la marginalisation des petits pays lors des négociations multilatérales pourrait expliquer leur alliance avec des puissances émergentes (Brésil, Inde, Chine) afin de contrer la gestion autocratique de ces négociations. Une manière alternative d’envisager le nouveau régionalisme serait de considérer l’intérêt des petits pays (ceux qui participent de manière marginale au commerce mondial) comme un moyen d’éviter leur isolement. D’autres effets sont perceptibles sur le commerce et la localisation des activités productives. D’une part, le détournement de commerce (au sens de Viner) est généralement observé lors d’accords commerciaux entre petits PED. D’autre part, la relocalisation des activités suite à la signature d’un nouveau traité entraîne souvent une spécialisation productive accompagnée d’une polarisation des activités industrielles. Par exemple, la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE) a concentré les activités industrielles au Kenya, au détriment de l’Ouganda et de la Tanzanie. Situation comparable avec l’ALADI où les investissements industriels sont centralisés au Brésil, au Mexique et en Argentine aux dépens des autres pays latino-américains.

Enfin, une particularité du régionalisme contemporain porte inévitablement atteinte au libre-échange. Certains pays ont tendance à participer simultanément à plusieurs accords commerciaux avec d’autres pays disposant de barrières douanières entre eux (hub and spoke, pivot et rayons). Le pays-pivot peut ainsi exporter librement vers tous les pays rayons et attirer les IDE intéressés par ces pays. Cette caractéristique explique en partie l’expansion des accords bilatéraux des dernières décennies. Ces accords sont ainsi un moyen pour les pays développés d’avancer plus rapidement que les négociations multilatérales au sein de l’OMC dans des sujets conflictuels avec les PED (i.e. normes sociales et environnementales).

2. Caractéristiques de l’intégration régionale en Afrique

2.1. L’intégration par étapes : les communautés économiques régionales

Le fondement de l’intégration régionale se trouve dans le traité d’Abuja qui a institué la Communauté économique africaine (CEA) en 1994 et l’Union africaine (UA) en 2003. L’intégration africaine est supposée engendrer des effets statiques (intensification des échanges intra-zones, modification de la structure des recettes fiscales, etc.) et des effets dynamiques (économies d’échelle, meilleures dotations factorielles, augmentation des IDE, convergence économique, résolution des conflits, etc.). De nombreux

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instruments ont été forgés en vue de réaliser ces objectifs, et les huit CER créées et accréditées par l’UA bâtissent la CEA :

1. CAE : Communauté d’Afrique de l’Est ;2. CEEAC : Communauté économique des États de l’Afrique centrale ;3. CEDEAO : Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest ;4. CEN-SAD : Communauté des États sahélo-sahariens ;5. COMESA : Marché commun de l’Afrique orientale et australe ;6. IGAD : Autorité inter-gouvernementale pour le développement ;7. SADC : Communauté de développement de l’Afrique australe ;8. UMA : Union du Maghreb arabe.D’autres groupements géographiquement plus restreints constituent des

sous-ensembles de ces CER :– Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC) ;– Communauté économique des pays des grands lacs (CEPGL) ;– Commission de l’Océan indien (COI) ;– Union du fleuve Mano (MRU) ;– Union douanière d’Afrique australe (SACU) ;– Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).Le traité d’Abuja définit que la CEA serait construite par étapes et que

les membres de l’UA doivent en priorité consolider les CER en assurant la coordination, l’harmonisation et l’intégration progressive de leurs activités. Les CER sont censées créer des zones de libre-échange qui deviendront des unions douanières pour finalement aboutir à un marché commun couvrant l’ensemble du continent. Suivant la séquence définie par Balassa, les avancées ont été jusqu’à présent (fin 2017) peu significatives. Certaines CER ont partiellement consolidé une zone de libre-échange ou une union douanière (COMESA et CAE), mais l’évolution générale est lente (CEDEAO) ou reste au stade de préparation (CEEAC et SADC) ou de simple projet (CEN-SAD et IGAD) (voir BAD, 2016a).

Le processus d’intégration témoigne de retards dans son calendrier et d’une certaine incohérence. Par exemple, la CEEAC est engagée dans l’harmonisation des politiques économiques et sa transformation en zone monétaire unique. Or, l’union douanière et la mobilité des personnes sont loin d’être effectuées dans cette CER. Avec la résurgence des conflits armés et des guerres civiles (5), l’intégration régionale a même reculé. Deux facteurs pourraient expliquer cette léthargie : le manque d’autonomie régionale car les principales décisions sont fréquemment prises à l’extérieur (6) ; et les relations complexes entre des organismes chargés de l’intégration au sein d’une même sous-région parfois plus empreintes de concurrence que d’une volonté de collaboration (7).

La construction de la CEA est bloquée ainsi par des conflits, des failles de la gouvernance et même des positionnements cocardiers juridique, politique, économique. Nombre des traités restent au stade de protocole, et souvent leur traduction au niveau national exprime un repli nationaliste. Les antagonismes stratégiques persistent avec les États voisins plus avancés

(5) Toutefois, en réponse à la menace terroriste croissante dans la région, au renversement du gouvernement malien en 2014 et à la crise migratoire qui sévit depuis 2014, les stratégies de coordination régionale se sont intensifiées. Si celles-ci soulignent la nécessité d’améliorer la gouvernance, elles demeurent néanmoins axées sur les questions liées à la sécurité.

(6) Par exemple, les créations de l’UEMOA et la CEMAC ont été décidées à Paris en 1990 lors de la réunion des ministres de la zone franc.

(7) Par exemple, la CEDEAO et l’UEMOA en Afrique occidentale, et la CEEAC et la CEMAC en Afrique centrale.

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économiquement. Les déséquilibres économiques et sociaux, les attentes contradictoires en matière d’intégration, le faible niveau d’industrialisation, le maintien des barrières tarifaires et non tarifaires sont autant d’éléments qui enrayent l’intégration dans le continent. En outre, malgré la rationalisation des CER amorcée en 2006, une majorité de pays sont membres de plusieurs CER (tableau 1) desservant ainsi l’intégration, car les programmes se chevauchent et ces CER s’adressent aux mêmes financeurs pour des projets similaires. Pareillement, une dizaine de pays appartiennent à des unions douanières qui sont engagées dans des négociations visant à créer d’autres unions douanières.

Tableau 1

Pays africains appartenant à plusieurs Communautés économiques régionales

Appartenance à deux CER Appartenance à trois CER Appartenance à quatre CER

Angola Mauritanie Burundi Kenya

Bénin Maurice Djibouti

Burkina Faso Niger Erythrée

Cap Vert Nigéria Libye

Comores Sao Tomé-et-Principe Ouganda

Côte d’Ivoire Sénégal Rwanda

Egypte Seychelles Soudan

Ethiopie Sierra Leone R.D. du Congo

Gambie Somalie

Ghana Tchad

Guinée Togo

Guinée-Bissau Tunisie

Libéria République centrafricaine

Madagascar Tanzanie

Malawi Zambie

Mali Zimbabwe

Maroc

Source : Elaboration propre à partir du Rapport 2016, Indice d’intégration régionale en Afrique.

2.2. Dimensions de l’évolution de l’intégration régionale en Afrique

L’indice publié en 2016 par la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique, l’Union africaine et la Banque africaine de développement, est un outil inédit qui mesure l’évolution de l’intégration globale et au sein de chacune des huit CER. L’indice de l’intégration régionale inclut cinq dimensions et seize indicateurs (voir graphique 2 page suivante). L’indice est fondé sur la méthode d’intégration et le cadre opérationnel tracé par le Traité d’Abuja, et il permet de mesurer les évolutions économiques et institutionnelles amorcées en Afrique depuis le début des années 2000.

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Graphique 2

Indice de l’intégration régionale en Afrique

Source : Rapport 2016, Indice d’intégration régionale en Afrique, p. 11.

Les cinq dimensions évaluées (intégration commerciale, infrastructures régionales, intégration productive, libre circulation des personnes, et intégration financière et macro-économique) mettent en évidence la faiblesse relative de l’intégration africaine. Deux observations sont particulièrement significatives. D’une part, le commerce intra-africain indicateur central de l’intégration représente environ 15 % du commerce total de l’Afrique (voir tableau 3). En dépit de son potentiel, la faiblesse du commerce intra-africain est chronique et son niveau sensiblement inférieur aux échanges au sein de l’Europe, de l’Amérique du Nord et de l’ASEAN. D’autre part, les infrastructures demeurent l’obstacle majeur au développement commercial et à la mobilité des personnes, alors que l’intégration productive reste embryonnaire. L’analyse des échanges éclaire sur les contraintes d’une spécialisation néo-ricardienne et des économies de rente. Dans une économie globalisée mais en crise, l’Afrique ne peut plus subordonner sa croissance économique à la demande mondiale, et les exportations hors-région

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doivent être complétées par une demande régionale robuste. L’accélération du commerce intrarégional doit compenser la réduction de la demande extérieure en créant de nouveaux pôles de croissance régionaux. Les réseaux globaux de production dominants au XXIe siècle sont soutenus par des réseaux d’approvisionnement régionaux. Dans ce sens, le projet de création d’une zone africaine de libre-échange devrait favoriser à terme l’évolution de ces réseaux régionaux.

Les composantes de cet indice offrent une vue assez complète de l’intégration régionale au sein de chaque CER et entre les CER (8). L’intégration moyenne des huit CER est de 0,47 sur une échelle de 0 (bas) à 1 (élevé), ce qui signale la faible intégration globale (voir graphique 3). La CAE enregistre le meilleur résultat d’intégration globale (0,54) et pour chaque dimension sauf l’intégration financière et macro-économique (tableau 2). Les résultats de la SADC et de la CEDEAO sont supérieurs à la moyenne globale de l’ensemble des CER dans les domaines des infrastructures, de la libre circulation des personnes et de l’intégration financière et macro-économique (tableau 2).

(8) Il faut retenir que certains pays appartiennent à plusieurs CER et sont listés dans plusieurs classements.

Graphique 3

Moyenne générale de l’intégration des huit CER et moyenne par CER

Tableau 2

Moyenne des CER dans chaque domaine de l’indice d’intégration régionale

CERIntégration

commercialeInfrastructures

régionalesIntégration productive

Libre circulation des personnes

Intégration financière et macro-économique

CAE 0,780 0,496 0,553 0,715 0,156

CEDEAO 0,442 0,426 0,265 0,800 0,611

CEEAC 0,526 0,451 0,293 0,400 0,599

CEN-SAD 0,353 0,251 0,247 0,479 0,524

COMESA 0,572 0,439 0,452 0,268 0,343

IGAD 0,505 0,630 0,434 0,454 0,221

SADC 0,508 0,502 0,350 0,530 0,397

UMA 0,631 0,491 0,481 0,493 0,199

Moyenne de huit CERs 0,540 0,461 0,384 0,517 0,381

Source : Rapport 2016, Indice d’intégration régionale en Afrique, p. 16 et 17.

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L’intégration est multidimensionnelle, tant pour les CER que pour les pays-membres pris individuellement au sein de chaque CER. Ainsi, les pays ayant obtenu les meilleures performances en matière d’intégration régionale parmi les pays africains sont considérés comme profondément intégrés aux autres pays au sein de leur CER. Vingt-huit pays se trouvent dans cette liste de pays « profondément intégrés » : les quatre premiers de la CEN-SAD, du COMESA, de la CEEAC, de la CEDEAO, de l’IGAD et de la SADC et les deux premiers de la CAE et de l’UMA. Toutefois, il est important de retenir que la puissance économique d’un pays (en pourcentage du PIB régional) ne correspond pas nécessairement à son score d’intégration régionale.

L’analyse de ces cinq dimensions précise les caractéristiques essentielles de l’intégration en Afrique. La première dimension, l’intégration commerciale, comporte quatre indicateurs (9). On observe que la CAE est la CER la plus intégrée au niveau commercial, et le commerce est la première dimension de l’intégration régionale avec une moyenne de 0,54 pour l’ensemble des CER (10) (tableau 2). Cependant, les liens commerciaux entre l’Afrique et le reste du monde sont largement plus importants que les échanges intrarégionaux en raison du manque d’infrastructures ou des coûts d’immobilisation et des barrières non tarifaires. Le programme de facilitation des échanges intra-africains lancé par l’UA devrait fluidifier à terme le passage aux frontières pour inciter les commerçants transfrontaliers informels à passer par les filières officielles.

Tableau 3

Commerce intrarégional en pourcentage du commerce total de chaque région géographique

1995 2005 2015

Afrique

Exportations 12,4 9,2 15,7

Importations 11,4 13,5 14,6

Amérique (Alena)

Exportations 53,3 61,3 55,8

Importations 44,9 43,0 42,4

Asie du Sud-Est

Exportations 52,9 55,8 61,5

Importations 54,1 63,6 62,2

Union européenne

Exportations 71,9 74,1 69,0

Importations 70,9 70,1 67,6

Source : CNUCED (2016), Manuel de statistiques de la CNUCED, UN New York & Genève.

(9) Niveau des droits de douane sur les importations ; part des exportations de produits infrarégionales (en pourcentage du PIB) ; part des importations de produits infrarégionales (en pourcentage du PIB) ; et part de la totalité des échanges de produits infrarégionaux (en pourcentage de la totalité des échanges intra-CER).

(10) Rappelons que certains pays apparaissent à deux reprises dans cette liste du fait qu’ils sont membres de plus d’une CER.

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Contraintes et perspectives de l’intégration économique en Afrique

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La zone de libre-échange continentale (ZLEC) en cours de négociation vise à améliorer l’intégration commerciale. Elle associe le commerce au développement industriel et infrastructurel, et sa création est à l’Agenda 2063 établi par l’UA. Selon la CEA, la ZLEC devrait augmenter de 52 % (35 milliards de dollars) le commerce intra-africain entre 2017 et 2022. L’objectif est d’améliorer les infrastructures commerciales et les procédures douanières et de réduire les coûts de transit et autres coûts liés aux échanges. Sa création a été décidée en 2012 et aurait dû être effective fin 2017. La zone de libre-échange tripartite (réunissant la COMESA, la CAE et la SADC) fait partie de cet objectif. Ses priorités stratégiques consistent à assurer la liaison des opérations douanières, libéraliser les lignes tarifaires et réduire les obstacles non tarifaires. Le commerce intra-africain représente environ 15 % des échanges du continent, niveau très inférieur à celui observé en Amérique du Nord, en Asie du Sud-Est et dans l’Union européenne (voir tableau 3). En outre, la part de l’Afrique dans le commerce mondial est négligeable (environ 2 %). La ZLEC est une priorité de l’Agenda 2063 de l’UA, et l’approche graduelle tient compte du fait que l’intégration doit d’abord se consolider au niveau régional grâce au renforcement des CER qui fusionneraient pour constituer la Communauté économique africaine.

La deuxième dimension de l’indice d’intégration régionale concerne les infrastructures régionales (11), et sa faiblesse est un facteur déterminant de la croissance économique dans cette région. L’IGAD affiche les meilleures performances en termes d’infrastructures régionales, et la moyenne des CER (0,46) est proche de la moyenne globale d’intégration des CER (0,47). La troisième dimension, l’intégration productive (12), affiche des résultats médiocres illustrant le manque de diversification d’une production à faible valeur ajoutée. Dans la quatrième dimension, la libre circulation des personnes (13), des améliorations ont été réalisées mais des lacunes importantes demeurent pour accomplir ce facteur décisif pour la croissance économique et le développement des compétences. La CEDEAO enregistre les meilleures performances (0,8). Elle se classe également première CER pour toutes les dimensions, et tous les pays de la CEDEAO appliquent le protocole de libre circulation permettant à leurs citoyens de voyager dans tous les pays-membres sans visa. Enfin, dans la cinquième dimension, l’intégration financière et macro-économique (14), la CEDEAO enregistre la meilleure performance (0,61), alors que cette dimension enregistre le niveau moyen le plus faible d’intégration (0,38 pour les huit CER) (voir tableau 2).

3. Brèves remarques conclusives sur les perspectives de l’intégration régionale en Afrique

L’intégration en Afrique a été conçue pour associer marché et pouvoir avec des aspirations sociales, identitaires et nationales. Le commerce est un moteur de cette intégration régionale comprise comme un outil du

(11) La deuxième dimension englobe quatre indicateurs : un indice du développement des infrastructures (transport, électricité, TIC, eau et assainissement) ; la proportion des vols intrarégionaux ; le commerce régional de l’électricité total (net par habitant) ; et le coût moyen de l’itinérance.(12) La troisième dimension contient trois indicateurs : la part des exportations infrarégionales des biens intermédiaires (en % de la totalité des biens à l’exportation infrarégionale) ; la part des importations infrarégionales des biens intermédiaires (en % de la totalité des biens à l’importation infrarégionale) ; et l’indice de complémentarité du commerce de marchandises (valeur absolue totale de la différence entre la part des importations et la part des exportations d’un État-membre dans une CER).(13) La quatrième dimension inclut trois indicateurs : la ratification (ou non) de protocoles applicables aux CER sur la libre circulation des personnes ; la proportion des pays membres des CER dont les ressortissants n’ont pas besoin de visa d’entrée ; et la proportion des pays membres des CER dont les ressortissants reçoivent un visa à leur arrivée.(14) La cinquième dimension incorpore deux indicateurs : la convertibilité régionale des monnaies nationales et l’écart des taux d’inflation (basé sur l’indice harmonisé des prix à la consommation).

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développement économique et social. Mais l’Afrique a un rapport complexe à l’intégration régionale, malgré certains progrès accomplis notamment en matière commerciale suite aux mesures de libéralisation adoptées par les CER. L’infrastructure demeure un problème significatif, particulièrement pour les pays enclavés dont l’investissement en routes, ponts et services d’acheminement modernes peut être rendu stérile si leurs voisins ouvrant la voie pour accéder aux ports ne font pas d’investissements similaires. Sans systèmes efficaces de transport, de stockage, d’irrigation et de production d’énergie, les réformes de standardisation – l’infrastructure souple – n’auront aucun effet. Les investissements en infrastructure lourde et souple doivent se réaliser simultanément. La question centrale de l’économie mondiale contemporaine est d’accompagner chaque nation, avec ses particularités, dans la redéfinition de sa stratégie pour consolider son efficience et s’intégrer efficacement dans les réseaux internationaux. Mais le potentiel africain pouvant engendrer des chaînes de valeurs ajoutées à travers le continent n’a pas encore été libéré.

Trois sujets semblent essentiels pour accélérer ce processus. Premièrement, admettre qu’il n’y a pas de contradiction entre intégration régionale et intégration au système multilatéral. Ces deux processus se sont progressivement imbriqués et devenus largement complémentaires. Il est primordial pour l’Afrique que la régulation commerciale internationale soit garantie et que le protectionnisme ne s’approfondisse pas. Ces deux éléments, régulation et protectionnisme, peuvent miner les bénéfices du commerce intra-africain. Dans ce sens, les négociations commerciales multilatérales et le système de l’OMC doivent encourager effectivement l’intégration régionale en Afrique.

Deuxièmement, l’élimination des barrières au commerce intrarégional doit inciter les entrepreneurs africains à réorienter leurs investissements et à renforcer leurs partenariats. Le monde des affaires répondra à la libéralisation commerciale et sera en mesure d’investir en infrastructures souple et lourde facilitant les relations commerciales. Le secteur privé est un acteur indispensable dans une stratégie de développement régional, et il sera le premier utilisateur des services proposés par une intégration régionale renforcée. La vigueur des milieux d’affaires africains constitue le socle de la demande domestique et des partenariats d’investissement futurs.

Troisièmement, il est essentiel de façonner un leadership crédible afin de conforter les efforts d’intégration. L’expérience de l’Afrique s’inscrit dans une longue série de tentatives infructueuses d’intégration dans le Tiers-monde du fait de l’inexistence des trois prérequis pour entamer un processus d’intégration effectif (absence d’une puissance régionale en mesure d’unifier un espace régional, d’une dynamique endogène engendrant des interdépendances fortes et d’une puissance extérieure déterminée à encourager l’intégration).

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Contraintes et perspectives de l’intégration économique en Afrique

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L’agenda pour renforcer l’intégration régionale doit avoir pour objectif de consolider l’Afrique comme acteur majeur de l’évolution du XXIe siècle en créant des opportunités pour ses populations et en permettant au commerce d’être le moteur du développement et de la réduction de la pauvreté. Dès lors, il est nécessaire de créer de nouveaux commerces plutôt que de réorienter les flux commerciaux existants avec le reste du monde ; se déconnecter de la logique de la monoculture et développer de véritables politiques nationales d’ouverture à vocation sous-régionale plutôt que de subir une ouverture naturelle qui alimente l’intégration verticale.

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