Construction Collaborative du Discours - atilf.fr · conversationnelle et à l’analyse de...

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UNIVERSITE NANCY 2 ECOLE DOCTORALE « LANGAGE, TEMPS, SOCIETE » U.F.R. SCIENCES DU LANGAGE CRAPEL - ATILF - CNRS Thèse présentée et soutenue en vue de l’obtention du Doctorat en Sciences du langage par Virginie ANDRE CONSTRUCTION COLLABORATIVE DU DISCOURS AU SEIN DE REUNIONS DE TRAVAIL EN ENTREPRISE : DE L’ANALYSE MICRO-LINGUISTIQUE A L’ANALYSE SOCIO-INTERACTIONNELLE. Le cas d’un Parc départemental de l’Equipement. Volume I Sous la direction de Monsieur le Professeur Philip RILEY Soutenue le 2 juin 2006 JURY Monsieur Denis Apothéloz, Université Nancy 2 Monsieur Laurent Filliettaz, Université de Genève Madame Françoise Gadet, Université Paris 10 Madame Catherine Kerbrat-Orecchioni, Université Lyon 2 Monsieur Philip Riley, Université Nancy 2

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  • UNIVERSITE NANCY 2 ECOLE DOCTORALE LANGAGE, TEMPS, SOCIETE

    U.F.R. SCIENCES DU LANGAGE CRAPEL - ATILF - CNRS

    Thse prsente et soutenue en vue de lobtention du Doctorat en Sciences du langage

    par

    Virginie ANDRE

    CONSTRUCTION COLLABORATIVE DU DISCOURS AU SEIN DE REUNIONS DE TRAVAIL EN ENTREPRISE :

    DE LANALYSE MICRO-LINGUISTIQUE A LANALYSE SOCIO-INTERACTIONNELLE.

    Le cas dun Parc dpartemental de lEquipement.

    Volume I

    Sous la direction de Monsieur le Professeur Philip RILEY

    Soutenue le 2 juin 2006

    JURY Monsieur Denis Apothloz, Universit Nancy 2 Monsieur Laurent Filliettaz, Universit de Genve Madame Franoise Gadet, Universit Paris 10 Madame Catherine Kerbrat-Orecchioni, Universit Lyon 2 Monsieur Philip Riley, Universit Nancy 2

  • UNIVERSITE NANCY 2 ECOLE DOCTORALE LANGAGE, TEMPS, SOCIETE

    U.F.R. SCIENCES DU LANGAGE CRAPEL - ATILF - CNRS

    Thse prsente et soutenue en vue de lobtention du Doctorat en Sciences du langage

    par

    Virginie ANDRE

    CONSTRUCTION COLLABORATIVE DU DISCOURS AU SEIN DE REUNIONS DE TRAVAIL EN ENTREPRISE :

    DE LANALYSE MICRO-LINGUISTIQUE A LANALYSE SOCIO-INTERACTIONNELLE.

    Le cas dun Parc dpartemental de lEquipement.

    Volume I

    Sous la direction de Monsieur le Professeur Philip RILEY

    Soutenue le 2 juin 2006

    JURY Monsieur Denis Apothloz, Universit Nancy 2 Monsieur Laurent Filliettaz, Universit de Genve Madame Franoise Gadet, Universit Paris 10 Madame Catherine Kerbrat-Orecchioni, Universit Lyon 2 Monsieur Philip Riley, Universit Nancy 2

  • Remerciements

    Je souhaite exprimer ici toute ma gratitude tous ceux qui mont accompagne, tant scientifiquement quhumainement, tout au long de ce travail. Jadresse plus particulirement mes remerciements Monsieur le Professeur Philip Riley

    pour la confiance quil ma accorde, son aide prcieuse, ses conseils, sa disponibilit ainsi que pour les passionnants chemins quil ma suggrs.

    Emmanuelle Canut

    pour son dvouement tout au long de ces annes de recherche, pour ses lectures attentives, ses prcieux conseils et sa rigueur ainsi que pour son soutien, sa patience et son dynamisme.

    tous les collgues du CRAPEL

    pour mavoir invite travailler dans leurs quipes de recherche et pour mavoir constamment encourage.

    Jeanne-Marie Debaisieux et Denis Apothloz

    pour avoir consacr du temps discuter de mes recherches ainsi que pour leurs critiques constructives et leurs suggestions pertinentes.

    Jean Vronis

    pour avoir mis ma disposition son logiciel Contextes avec lequel les requtes informatiques ont t effectues.

    tous les membres du jury pour avoir manifest de lintrt mon sujet de recherche : Mme Franoise Gadet, Mme Catherine Kerbrat-Orecchioni, M. Laurent Filliettaz et M. Denis Apothloz.

    tous les membres de lEquipement et plus particulirement ceux du Parc dpartemental que je

    ne peux mentionner ici pour des raisons de confidentialit mais sans qui ce travail naurait jamais pu tre entrepris.

    ma famille et mes amis pour leur soutien, et notamment Cyril pour ses encouragements, son

    nergie et sa bonne humeur, Simone pour sa patience, Hubert pour sa disponibilit et Alain pour sa lecture minutieuse du manuscrit.

  • Sommaire Introduction gnrale ..............................................................................................................5 PREMIERE PARTIE : CADRES THEORIQUES ET METHODOLOGIQUES DE L ANALYSE

    DES PRATIQUES LANGAGIERES EN SITUATION DE TRAVAIL ...................................12 Chapitre 1 : De la langue aux pratiques langagires .........................................................13

    1.1. Quel objet pour quelle tude ? .................................................................................14 1.2. Lapport dapproches anthropologiques, interactionnistes, conversationnelles et

    sociolinguistiques ..................................................................................................19 1.3. Lapport dapproches discursives ......................................................................32 1.4. La linguistique interactionnelle................................................................................38

    Chapitre 2 : Le langage en situation de travail ...................................................................41

    2.1. Elments de dfinition .............................................................................................42 2.2. Travailler et communiquer : vers un nouvel objet dtude ......................................50 2.3. Les enjeux du langage au travail .............................................................................53

    Chapitre 3 : Travail collectif et implication de soi .............................................................72

    3.1. Implication de soi au travail ....................................................................................73 3.2. Vers une coopration au travail ...............................................................................85 3.3. Vers un dveloppement des comptences individuelles et collectives au travail ..100

    Chapitre 4 : Approche multidimensionnelle de notre recherche ...................................108

    4.1. Cadrage dune tude du discours interactif oral ...................................................109 4.2. La notion dinteraction verbale dans les discours interactifs ...............................117 4.3. Contexte et situation de communication : problmes terminologiques ................124 4.4. Interinfluences en situation de communication ....................................................128 4.5. Outils de description et danalyse ........................................................................130

    Chapitre 5 : Principes mthodologiques de la recherche ................................................136

    5.1. Pourquoi une recherche de terrain ?......................................................................136 5.2. Recueil des donnes .............................................................................................144 5.3. Transcription des donnes ....................................................................................163 5.4. Analyse des donnes .............................................................................................174

    DEUXIEME PARTIE : ETUDE DES PRATIQUES LINGUISTIQUES ET

    INTERACTIONNELLES PARTICIPANT A LA CONSTRUCTION COL LABORATIVE DU DISCOURS AU SEIN DES REUNIONS DE TRAVAIL ................................................182

    Chapitre 6 : Etude des spcificits sociolinguistiques des runions de travail ..............183

    6.1. Une situation de communication indexicalise ....................................................184 6.2. Le cadre spatio-temporel ......................................................................................190 6.3. Une situation polylogale .......................................................................................195 6.4. Une situation finalise ..........................................................................................216 6.5. Une situation rgie par des normes interactionnelles ...........................................221 6.6. Formes et contenus de certaines pratiques langagires en runion ......................231 6.7. La runion de travail : un genre de discours ? ......................................................234

  • Chapitre 7 : Etude dun premier phnomne participant la construction collaborative du discours : lnonciation conjointe ........................................................................239 7.1. Pourquoi sintresser lnonciation conjointe ? ..................................................240 7.2. Enonciation conjointe et objectifs de la compltion .............................................248 7.3. Raction des locuteurs face la compltion ..........................................................290

    Chapitre 8 : Etude dun deuxime phnomne participant la construction

    collaborative du discours : la reprise ........................................................................299 8.1. Eclaircissement terminologique et types de reprises ............................................299 8.2. Ratifier une compltion ........................................................................................305 8.3. Reprendre pour prendre la parole..........................................................................312 8.4. Appuyer le discours dun locuteur, insister ou valider une information ..............317 8.5. Rpondre une question et ajuster ses connaissances ..........................................328 8.6. Marquer laccord entre les locuteurs ....................................................................336

    Chapitre 9 : Etude dun troisime phnomne participant la construction collaborative

    du discours : Hein, marqueur interactif et de convergence ....................................344 9.1. Dfinitions et problmes terminologiques ............................................................345 9.2. Pourquoi sintresser lapparition de hein ? .......................................................354 9.3. Distribution de hein ..............................................................................................362 9.4. Fonctionnement discursif et interactif de hein .....................................................376 9.5. Vers une convergence ...........................................................................................389

    Chapitre 10 : Etude dun quatrime phnomne participant la construction

    collaborative du discours : le couple oui non et ses combinaisons .........................393 10.1. Quelques emplois marginaux de oui non et de non oui ......................................395 10.2. Oui non en dbut de tour de parole .....................................................................404

    Conclusion ............................................................................................................................446 Bibliographie .........................................................................................................................452 Index des auteurs ...................................................................................................................473 Index des notions ...................................................................................................................477 Liste des tableaux ..................................................................................................................478 Liste des figures .....................................................................................................................479 Table des matires .................................................................................................................480 Annexes (Volume II) ............................................................................................................485

  • 5

    Introduction gnrale

    Les runions de travail, et plus gnralement les situations de communication au

    travail, ont longtemps t lobjet dtude des seuls analystes des techniques de

    communication en entreprise. Envisages comme des stratgies de management, elles ne

    jouissaient pas dtudes plus systmatiques que des chercheurs en sciences humaines et

    sociales auraient pu mener. Aujourdhui, spcialistes de la gestion des organisations et

    analystes des interactions sociales sunissent pour reconnatre ces situations des enjeux

    ignors jusqu prsent. Les changes langagiers au travail ne sont pas seulement des outils

    stratgiques exploits par les organisations pour amliorer leur fonctionnement et leur

    productivit ou des outils purement fonctionnels mais ils mettent au jour des dynamiques

    sociales bien plus complexes. En outre, les nouvelles formes dorganisation du travail, avec la

    fin de la rationalisation tout prix et le dbut de limplication subjective des individus au

    travail, ont montr quel point amnager des espaces de parole tait primordial en situation

    de travail, mais pas seulement pour satisfaire lefficacit de lentreprise. Les regards croiss

    de disciplines voisines apportent un regard neuf la fois sur la ralit du travail et sur les

    pratiques langagires. Par exemple, lassociation des analyses du travail aux sciences du

    langage apporte des outils descriptifs pertinents pour ltude du langage au travail.

    Rflexivement, ce nouvel objet dtude contribue enrichir chacune de ces disciplines.

    Notre intention nest pas de raliser une tude des runions de travail qui accorderait

    une part gale ses dimensions langagire et professionnelle, mais de saisir leur imbrication

    et leur manifestation dans le discours en faisant appel, de faon complmentaire, des

    approches habituellement cloisonnes ou dissocies des sciences du langage. Convoquer

    plusieurs cadres analytiques semble indispensable une analyse ncessairement

    sociolinguistique des runions de travail tant ces dernires sont insres dans des contextes

    situationnels complexes. La part langagire du travail tant de plus en plus leve et

    davantage reconnue (Borzeix, Fraenkel, 2001), les interactions entre langage et travail et les

    outils de communication au travail suscitent de plus en plus dintrt. Ces nouvelles

    rencontres disciplinaires entre sciences du langage et analyses du travail peuvent sexpliquer,

    comme le souligne L. Filliettaz, la fois par un virage discursif de lanalyse du travail et

    par un virage actionnel des sciences du langage (2004a, p.69).

  • 6

    Ce virage actionnel des sciences du langage semble avoir t effectu par la prise

    en compte, dans diffrents cadres thoriques, de la ncessaire contextualisation des donnes

    linguistiques. Indissociables de leurs conditions de production, les discours doivent tre

    analyss en situation. Le langage et les productions langagires font partie des pratiques

    sociales des individus. Le langage nest pas un simple outil de communication, sa dimension

    praxologique le situe dans un double rapport avec la ralit. Dune part, les pratiques

    langagires sont, comme toute pratique sociale, inscrites dans une situation qui les influence

    et les oriente. Dautre part, ces pratiques langagires dfinissent la situation et participent sa

    construction. Cette rflexivit prend tout son sens dans les situations de communication au

    travail tant ces dernires manipulent des enjeux multiples. Non seulement les pratiques

    langagires sont intimement lies leurs conditions de production, mais elles sont galement

    tournes vers laction et vers une redfinition de laction et de la situation dans laquelle elles

    prennent place.

    Notre intrt pour les runions de travail rside principalement dans leurs diffrences

    avec des situations habituellement analyses dans des perspectives galement discursives et

    interactionnelles, telles que les conversations quotidiennes ou les situations didactiques. Les

    multiples influences quelles subissent (conomiques, financires, politiques, sociales ou

    culturelles) et les enjeux quelles mettent au jour (identitaires, relationnels ou professionnels)

    en font des situations de communication extrmement dynamiques. Elles impliquent

    ncessairement une analyse des interactions verbales comme discours co-produit, dune part,

    par les interactants, et, dautre part, par lenvironnement dans lequel ils voluent. La

    conception interactionniste, praxologique et sociale de la communication (Kerbrat-

    Orecchioni, 1990-1994) nous amne envisager les runions de travail, la fois, comme

    tant lies aux situations et comme faisant merger un travail de ngociation, de construction

    interactive et dlaboration collective du discours au fur et mesure des changes entre les

    locuteurs.

    Pour rendre compte du dynamisme et du fonctionnement des interactions verbales,

    cette thse ne cherche pas sintgrer a priori dans un cadre thorique dtermin. Elle ne

    tente pas non plus faire une thorie gnrale ou intgre des interactions verbales mais

    cherche puiser de faon cohrente les outils ncessaires dans plusieurs approches pour

    analyser le corpus. La richesse des donnes recueillies ne permettent pas lintgration de notre

    travail au sein dune seule thorie. Nous empruntons, notamment lanalyse

    conversationnelle et lanalyse de discours, des chemins qui rpondent aux besoins de

  • 7

    lanalyse des discours interactifs oraux. Notre objectif nest pas de confirmer ou de remettre

    en question la pertinence de ces cadres thoriques ou points de vue analytiques existants mais

    de prolonger, affiner et complter les travaux sur le fonctionnement langagier en sappuyant

    sur une situation de communication particulire et en observant les liens entre ressources

    linguistiques et signification sociale de la situation.

    Dans un premier temps, nous avons souhait analyser les aspects sociolinguistiques

    des runions de travail de notre corpus dans la mesure o nous tions convaincue que les

    lments de la situation de communication avaient des traces dans le discours des

    locuteurs (Hymes, 1972). Cette anthropologie des runions de travail entend reprer les

    lments qui psent sur la situation de parole et les phnomnes linguistiques influencs.

    Nous envisageons donc les discours comme rvlateurs et porteurs de traces de la situation

    dans laquelle ils prennent place. Notre analyse tiendra compte non seulement de la

    construction locale du discours et des interactions mais galement dlments prexistants

    tels que lintentionnalit des locuteurs, leurs reprsentations ou leurs savoirs partags.

    Dans un deuxime temps, nous nous sommes plus particulirement intresse

    certaines ralisations linguistiques mises dans les runions de travail de notre corpus. En

    analysant minutieusement certaines de ces pratiques, leur rcurrence et leur contextualisation,

    nous avons identifi un axe transversal marquant une spcificit des runions : le travail

    collaboratif effectu par les interactants. A partir des donnes recueillies en situation, cette

    tude cherche donc raliser conjointement :

    - une analyse micro-linguistique des pratiques discursives et interactionnelles

    participant la construction collaborative du discours au sein de runions de travail.

    En dautres termes, nous cherchons identifier des phnomnes langagiers actualiss

    par les locuteurs comme ressources qui permettent la construction dun discours

    conjoint, ayant des objectifs communs dans une situation sociale particulire ;

    - une analyse socio-interactionnelle de linfluence de cette collaboration discursive sur

    le fonctionnement des runions de travail. En dautres termes, nous cherchons

    dterminer linfluence des pratiques discursives identifies sur le fonctionnement

    global de cette situation de communication.

    Notre corpus de travail a t recueilli au sein dun Parc dpartemental de

    lEquipement. Ce service franais dpend dune Direction Dpartementale de lEquipement

    (DDE). Les DDE, implantes dans tous les dpartements de France, sont des antennes

  • 8

    oprationnelles du Ministre de lEquipement, des Transports, de lAmnagement du

    territoire, du Tourisme et de la Mer. Elles mnent les grands projets damnagement urbains,

    routiers, ferroviaires, maritimes ou fluviaux en partenariat avec les collectivits territoriales et

    veillent lapplication des rglementations, notamment celles relatives la scurit et au

    dveloppement durable en matire dquipement et de construction. Le Parc dpartemental

    dans lequel nous avons effectu notre enqute est un service oprationnel. Il est notamment

    charg de lentretien et de lexploitation des routes. Il fonctionne comme une entreprise avec

    une autonomie financire et budgtaire et avec ses propres services internes (administration,

    comptabilit, secrtariat, maintenance, exploitation). Les seize runions de travail que nous

    avons enregistres impliquent toutes le Parc dpartemental et reprsentent quarante heures

    denregistrements et 330 939 mots transcrits. Nous verrons que ce corpus ne reprsentera pas

    les seules donnes ayant permis laboutissement de cette recherche : profondment

    indexicalises, les donnes recueillies au sein des runions de travail ont t compltes par

    dautres donnes situationnelles, recueillies de manire ethnographique ou collectes en

    sollicitant le discours des acteurs de lentreprise. Par ailleurs, la manire des anthropologues

    ou des ethnographes, nous avons co-construit une grande partie de lintelligibilit des

    runions avec les propres acteurs de ces runions.

    La premire partie de cette thse prsentera les fondements thoriques et

    mthodologiques de notre approche des pratiques langagires en situation de travail.

    Pleinement assise dans le champ des sciences du langage, cette thse fait nanmoins appel la

    richesse de certains concepts emprunts dautres disciplines. Par consquent, notre approche

    est souvent pluridisciplinaire, elle ne se limite pas une seule source scientifique et

    intellectuelle mais elle rpond un ensemble de besoins ns de la nature, de lobservation et

    de lanalyse des donnes de notre corpus. Nous chercherons rendre compte de cette

    polyphonie pistmologique en dfinissant des cadres thoriques et mthodologiques

    permettant dapprhender, de saisir et danalyser notre objet dtude dans toute sa complexit.

    Ces cadres nous aideront construire notre propre approche ainsi que lensemble des outils

    conceptuels ncessaires notre comprhension, interprtation et analyse des phnomnes

    rencontrs sur notre terrain dobservation.

    Les trois premiers chapitres de cette partie prsenteront les principales dimensions des

    runions de travail : les dimensions langagire, professionnelle et collective. Dans le chapitre

    1, nous nous intresserons aux diffrentes thories qui ont orient la linguistique vers de

    nouvelles perspectives illustres par un glissement terminologique allant de ltude de la

  • 9

    langue vers ltude des pratiques langagires . Nous chercherons suivre les chemins

    emprunts par les sciences du langage, de labsence dintrt jusqu la prise en compte des

    pratiques langagires dans toute leur complexit. Des approches anthropologiques,

    interactionnistes, conversationnelles et sociolinguistiques, dune part, et discursives, dautre

    part, nous aideront construire notre propre parcours thorique. Nous retracerons une route

    pistmologique qui nous a permis de saisir et danalyser les pratiques discursives des

    runions de travail tout en tant consciente que dautres voies peuvent exister, que les tapes

    ou les focalisations peuvent varier et que les carrefours conceptuels sont nombreux. Dans le

    chapitre 2, nous nous intresserons plus particulirement la dimension langagire des

    situations de travail. Nous tenterons de comprendre les activits de travail, leurs lieux

    dactualisation et leurs enjeux pour les acteurs de ces situations. Nous observerons comment

    les mutations rcentes touchant lorganisation du travail et de la socit ont contribu

    laborer un nouvel objet dtude : le langage au travail. Nous analyserons plus prcisment

    les dimensions praxologiques et culturelles de cet objet. Le chapitre 3 se penchera plus

    spcifiquement sur les collectifs de travail et sur la place de lindividu au sein de ces groupes.

    Nous verrons que, loin de se noyer dans un collectif, lindividu au travail construit son

    identit personnelle et contribue la force de ce collectif. Nous chercherons, cette occasion,

    tirer profit dautres outils conceptuels ntant pas ancrs traditionnellement dans les sciences

    du langage mais permettant de saisir les discours et les interactions.

    Le chapitre 4 sera consacr lapproche multidimensionnelle de notre recherche ainsi

    quau polylogue disciplinaire quelle met au jour. Nous prciserons nos principales influences

    conceptuelles et nos propres concepts qui rendent possible une analyse des discours interactifs

    oraux que reprsentent les runions de travail. Pour cela, nous interrogerons la notion de

    genre de discours et tenterons de lexploiter pour dcrire les discours interactifs oraux. Nous

    expliquerons comment les donnes de notre corpus ont conditionn la slection de nos

    observables et de nos units danalyse. Enfin, nous dcrirons les lments de la situation de

    communication qui peuvent influencer les runions de travail et comment ces influences,

    toujours prsentes et rflexives, peuvent tre dfinies. Ces rflexions nous permettront de

    construire des outils de description et danalyse adapts ltude des runions de travail.

    Enfin, nous terminerons cette premire partie par le chapitre 5 dans lequel nous

    prsenterons nos rflexions et nos choix mthodologiques dploys tout au long de cette

    tude. Nous nous intresserons aux principes nous ayant permis de mettre en place une

    mthodologie en cohrence avec notre objet dtude, nos informateurs et notre terrain

  • 10

    dobservation. Nous expliquerons le droulement en plusieurs temps de notre enqute,

    parseme de multiples va-et-vient entre les donnes recueillies et leur terrain dorigine. La

    mthodologie de transcription des donnes orales enregistres pendant les runions de travail

    sera discute ainsi que la mthodologie danalyse de ces mmes donnes. A linstar de nos

    choix thoriques, chacun des choix mthodologiques est conditionn par son adaptation

    notre objet dtude.

    La deuxime partie de la thse sera consacre ltude des pratiques linguistiques et

    interactionnelles participant la construction collaborative du discours au sein des runions

    de travail de notre corpus. Nous analyserons les actualisations de formes linguistiques et

    interactionnelles permettant aux locuteurs de construire ensemble leur discours, que leurs

    points de vue soient convergents ou divergents. Nous verrons que le discours et les

    significations, labors par les membres dune runion, sont tellement conditionns par le

    collectif de travail quils peuvent tre qualifis de construction collaborative. Pralablement,

    le chapitre 6 prsentera les principales spcificits sociolinguistiques des runions de travail

    en dcrivant la situation de communication dans laquelle elles sinscrivent. Nous tenterons de

    dfinir quelles sont les activits langagires et interactionnelles rcurrentes ainsi que les

    principaux enjeux identitaires, professionnels et collectifs prenant place dans ces situations de

    parole. Non seulement cette analyse nous aidera mieux cerner les caractristiques de ces

    runions mais elle facilitera galement les analyses prsentes dans les chapitres suivants

    consacrs aux caractristiques micro-linguistiques et socio-interactionnelles du corpus.

    Les quatre derniers chapitres analyseront les phnomnes interactionnels et

    linguistiques rcurrents et significatifs de notre corpus. Nous examinerons le fonctionnement

    de quatre phnomnes participant la construction collaborative du discours des interactants.

    Le chapitre 7 tudiera le phnomne interactionnel que nous avons nomm nonciation

    conjointe dans la mesure o il rend compte dune construction discursive conjointe entre

    deux locuteurs. Nous chercherons analyser les objectifs locaux de cette pratique discursive

    et notamment de la deuxime partie de lnonciation conjointe : la compltion. Nous

    identifierons la fois des marques linguistiques cotextuelles et des lments

    extralinguistiques de la situation de communication favorisant lapparition de ce processus

    interactionnel. Le chapitre 8 analysera des phnomnes de reprise diaphonique ritrative et

    leurs objectifs socio-interactionnels. Nous chercherons rendre compte des squences

    discursives reproduites par un locuteur partir dune squence antrieure nonce par un

    autre locuteur. Nous analyserons en quoi ces activits discursives sont actualises comme des

  • 11

    ressources visant une collaboration entre les membres de la runion de travail. Le chapitre 9

    examinera les apparitions du marqueur hein dans le discours des locuteurs. Nous tudierons le

    fonctionnement discursif et interactif de cette forme linguistique et comment une unit aussi

    petite offre la possibilit aux locuteurs de prendre en compte la subjectivit de leurs

    interlocuteurs pour construire un discours collaboratif voire convergent. Enfin, le chapitre 10

    sintressera une particularit linguistique et interactionnelle : le couple oui non. Nous

    dterminerons quels sont les effets de ce curieux phnomne (Cohen, 1952) dans le

    discours des locuteurs et dans les interactions verbales. Nous verrons que ce couple est la

    fois conditionn par et source de la collaboration entre les participants de la runion de travail.

    Une synthse de tous les rsultats la fin de chaque chapitre permettra de vrifier notre

    hypothse selon laquelle les locuteurs, au sein des runions, travaillent collaborativement

    llaboration de leur discours en actualisant les pratiques linguistiques et interactionnelles

    repres.

  • PREMIERE PARTIE

    CADRES THEORIQUES ET METHODOLOGIQUES

    DE LANALYSE DES PRATIQUES LANGAGIERES

    EN SITUATION DE TRAVAIL

  • 13

    Chapitre 1

    De la langue aux pratiques langagires

    Mme si les sciences humaines possdent des racines ds lAntiquit, elles ont

    vritablement pris leur essor au 19me sicle. Le succs de la rvolution scientifique des 17me

    et 18me sicles a largement contribu au dveloppement de ces nouvelles sciences envisages

    dans un premier temps sur le modle des disciplines telles que la physique ou lastronomie

    mais ayant pour objet des phnomnes humains. Nanmoins, lapplication des mthodes

    employes dans les disciplines scientifiques a t vivement conteste. W. Dilthey (1988) a

    notamment expliqu que les phnomnes humains ne devaient pas tre isols comme des

    atomes ou dautres molcules chimiques mais devaient tre considrs dans leur ensemble et

    dans leur complexit culturelles et historiques. W. Dilthey insiste sur une nouvelle mthode

    appliquer pour ltude des faits sociaux : la comprhension1, dans la mesure o ces derniers,

    contrairement aux faits physiques, ont une dimension intentionnelle et phnomnale.

    La linguistique, en tant que discipline autonome, a connu une volution marque par

    diffrentes tapes de rflexion concernant les rapports entre la langue et le monde. Les

    diffrents courants de pense et les diverses perspectives thoriques ont enrichi et construit les

    sciences du langage du dbut du 19me sicle2 nos jours. Les rapports entre langue, discours

    et socit ont t maintes fois discuts. La communication, conue comme change entre

    individus et comme ensemble de pratiques sociales et socialises, est un domaine relativement

    rcent de la linguistique. Nous verrons dans un premier temps comment les conceptions de la

    langue ont volu, passant de conceptions structurelles des conceptions sociales (1.1.). Nous

    nous attacherons ensuite montrer comment les approches des sciences humaines de la

    deuxime moiti du 20me sicle (1.2.) ainsi que lanalyse des discours (1.3.) ont contribu

    construire une linguistique interactionnelle (1.4.) permettant dapprhender la langue dans

    toute sa complexit.

    1 Voir galement la notion de comprhension (Verstehen) de A. Schtz, en 1.2.3. 2 Ds le dbut du 19me sicle, nous trouvons des racines de la dialectologie et dune approche diachronique avec une prise en compte de la variation. De ces premiers pas natra, environ 150 ans plus tard, la sociolinguistique variationniste.

  • 14

    1.1. Quel objet pour quelle tude ?

    La construction dun objet dtude est largement corrle la faon de concevoir les

    sciences humaines et sociales. Les annes 1970 et 1980 ont connu plusieurs glissements

    conceptuels allant notamment de la prise en compte de lindividu de manire isole une

    prise en compte en interaction, de la mesure des connaissances lobservation de la

    construction du sens et de la ralit ou encore de la superposition des phnomnes rencontrs

    au paradigme de la complexit (Pourtois, Desmet, 1988). Nous allons examiner plus

    prcisment quel cheminement les sciences du langage et ltude de la langue ont suivi et

    quelles conceptions linguistiques sont sous-tendues.

    1.1.1 Apports et limites de lanalyse structuraliste

    Accordant la primaut la linguistique synchronique et cherchant saisir le

    fonctionnement interne de la langue, le linguiste genevois F. de Saussure (1857-1913) est

    considr comme le pre fondateur de la linguistique moderne1. Le Cours de linguistique

    gnrale, paru en 1916 et rdig par deux de ces lves, C. Bally et A. Schehaye, va marquer

    un tournant dans lhistoire de la linguistique. Il va jouer un rle fondateur pour la recherche

    en instaurant une rupture avec la linguistique comparatiste et en posant les bases de la

    linguistique en tant que discipline scientifique autonome dont lapproche nest pas historique

    mais descriptive et systmatique. En outre, F. de Saussure va se positionner contre

    ladaptation des thses darwiniennes, qui trouvent leur essor dans les sciences naturelles,

    lanalyse linguistique. La linguistique se donne alors pour objectif, comme la dernire phrase

    du Cours de linguistique gnrale le prcise, dtudier la langue en tant que systme

    autonome et de lenvisager en elle-mme et pour elle-mme (Saussure, 1916, p.317)2.

    Louvrage va exposer les fondements de la linguistique gnrale et va figer plusieurs

    dichotomies marquant les positions de lcole structuraliste dont les plus clbres sont :

    synchronie/diachronie, signifiant/signifi et langue/parole. Cette dernire opposition retiendra

    plus particulirement notre attention dans la mesure o elle rend compte des problmes

    1 Lexpression linguistique moderne est utilise pour faire rfrence aux thories saussuriennes et post-saussuriennes par opposition aux rflexions sur le langage prsentes ds lAntiquit. 2 Nous savons que ldition posthume du Cours de linguistique gnrale de 1916 ne reprsente quun versant de la pense de F. de Saussure, nous nous intresserons nanmoins, ici, cette pense rifie par C. Bally et A. Schehaye. Dautres sources, telles que Le troisime cours de linguistique gnrale publi en 1993 ou Les crits de linguistique gnrale qui sont la publication en 2002 du brouillon, dcouvert en 1996, du Livre sur la linguistique gnrale que le linguiste genevois avait commenc rdiger et que tout le monde croyait perdu, semblent prsenter une forme moins radicale de la pense saussurienne.

  • 15

    concernant la dfinition mme de lobjet dtude des sciences du langage. Cette dfinition

    semble, encore aujourdhui, tre source de discussions et de divisions. Lobjet privilgi de F.

    de Saussure est la langue, quil considre comme une structure ou un systme stable, cohrent

    et autonome de signes arbitraires, et non la parole, utilisation individuelle de ce systme.

    Cette distinction, tablie sur la manire dapprhender la relation entre la langue et le monde,

    a donn naissance deux perspectives thoriques au sein mme des sciences du langage

    appeles : linguistique de la langue et linguistique de la parole . La premire nadmet

    pas de dpendance entre la langue et le monde alors que la seconde tente de saisir les liens

    entre ces deux objets. Saussure explique cette distinction : Ltude du langage comporte

    donc deux parties : lune essentielle, a pour objet la langue, qui est sociale dans son essence et

    indpendante de lindividu () ; lautre secondaire, a pour objet la partie individuelle du

    langage, cest--dire la parole (1916, p.37). La linguistique structuraliste, dont le nom est

    issu de lanalyse de la langue du point de vue de sa structure interne, ne porte gure dintrt

    la langue considre comme un objet individuel et contextualis. Les linguistes issus de cette

    tradition sattachent dcomposer la langue en units lmentaires afin de comprendre

    comment ces dernires se combinent entre elles pour constituer une structure signifiante.

    La linguistique gnrale de F. de Saussure, cherchant dterminer les principes

    stables des langues humaines, va trouver un accueil positif, notamment par le linguiste danois

    L. Hjelmslev. Cofondateur en 1931 (avec H. Uldall) du Cercle linguistique de Copenhague, il

    envisage son tour ltude de la langue en tant que systme autonome :

    On doit pouvoir concevoir une science qui ne reprsente pas seulement le langage comme un agglomrat dlments logiques, historiques, physiologiques, physiques, psychologiques et sociologiques, mais qui conoit avant tout le langage en soi, comme une unit autonome, une totalit de nature particulire. (1963, p.25)1.

    Pour lauteur, la notion de structure est fondamentale. Il reprend lopposition saussurienne

    entre langue et parole et considre la langue comme un ensemble de rgles qui vont se

    manifester dans la parole. Nanmoins, L. Hjelmslev ajoute cette thorie la notion de

    norme qui correspond lusage collectif de la langue mais variable selon les groupes

    sociaux. Cet apport va enrichir la linguistique structurale et va influencer dautres courants,

    principalement la sociolinguistique et la smantique.

    Les apports thoriques de F. de Saussure et de la linguistique structurale vont impulser

    et influencer, notamment en Europe, de nombreux autres courants appartenant aux sciences

    1 Ce texte a t rdig en 1943 mais publi en 1963.

  • 16

    du langage, comme celui de lcole de Prague, n dans les annes 1920, ou encore la pense

    fonctionnaliste de A. Martinet (1969) des annes 1960. Au-del de son application

    linguistique, ce mouvement a connu une priode de relative hgmonie au sein dautres

    champs disciplinaires des sciences humaines, comme lanthropologie de C. Lvi-Strauss, la

    philosophie de L. Althusser ou la psychologie de J. Lacan et de J. Piaget.

    Dans une perspective dtude des pratiques langagires, cest--dire des usages de la

    langue, le structuralisme sest rvl insuffisant pour rendre compte de bons nombres de

    phnomnes. Nous pouvons revenir, en particulier, sur un aspect du schma de la

    communication propos par F. de Saussure, appel circuit de la parole (1916, p.28), dans

    lequel les interlocuteurs sont simplement deux personnes quelconques A et B et le message

    transmis un concept et une image acoustique, cest--dire un signifi et un signifiant. Le

    postulat de symtrie parfaite entre les locuteurs engags dans un change exclut toute prise en

    compte du contexte dans lequel se droulent les changes ainsi que toute prise en compte de

    lidentit des locuteurs. C. Bachmann, J. Lindenfeld et J. Simonin proposent une analyse de

    cet aspect du schma :

    A tour de rle, A et B, dont les positions sont symtriques, passent de laudition la phonation, virtuellement gaux dans le maniement des signes. Le postulat de symtrie est donc fond sur lgalit de chacun devant des normes intellectuelles, extrieures et imprieuses. (1991, p.19).

    La conception saussurienne de lchange linguistique met laccent sur la fonction symbolique

    du langage mais carte lventuelle influence de facteurs non linguistiques et notamment celle

    des facteurs sociaux. Nanmoins, de cette analyse vont natre de nombreuses interrogations et

    avec elles de nouvelles perspectives thoriques, notamment la linguistique fonctionnelle de R.

    Jakobson ou encore les linguistiques de lnonciation desquelles sera issue la thorie de

    lnonciation de E. Benveniste (1902-1976).

    1.1.2. Les prmices dune conception sociale de la langue

    Les linguistes ne sintressant pas la relation entre la langue et la situation sociale

    dans laquelle se droulent les changes langagiers considrent la langue comme un systme

    statique et invariant. De F. de Saussure la grammaire gnrative des annes 1950 initie par

    N. Chomsky, la linguistique analyse la langue comme un ensemble structur de codes. Les

    tudes qui dcoulent de cette conception linguistique ont en commun de mener des travaux

    loigns de ltude de la langue en tant que systme social et culturel et ne portent gure

  • 17

    dintrt la langue comme moyen de communication puisquelles sattachent ses

    proprits internes.

    Aux Etats-Unis, dans un cadre distributionnaliste issu des travaux de L. Bloomfield

    (1933), est ne lanalyse de discours essentiellement avec les travaux de Z. S. Harris (1952)

    qui nous devons lexpression mme d analyse de discours (Discourse Analysis). La

    linguistique distributionnelle de Z. S. Harris (1951) se donne comme objectif de dgager des

    rgles stables de combinaison et des rgularits de fonctionnement au niveau de la phrase

    dans un premier temps, puis au niveau du discours dans un deuxime temps. Lanalyse de

    discours, du point de vue de Z. S. Harris, pourrait faire lobjet la fois dune analyse formelle

    des textes et une analyse sociale des productions langagires :

    On peut envisager lanalyse de discours partir de deux types de problmes qui, en fait, sont lis. Le premier concerne le prolongement de la linguistique descriptive au-del des limites dune seule phrase la fois. Le second concerne les rapports entre la culture et la langue (cest--dire entre le comportement non verbal et le comportement verbal) (1969, p.9).

    Cependant, il ajoute que la linguistique descriptive ne se proccupe pas du deuxime

    problme et qu elle peut seulement dfinir loccurrence dun lment linguistique en

    fonction de loccurrence dautres lments linguistiques (Ibid., p.10). Nous verrons que ce

    sont essentiellement les courants dinspiration sociologique et anthropologique qui vont

    impulser lanalyse de la langue en situation.

    Dans les courants structuralistes qui ont tent de dcrire la communication, la prise en

    compte du cadre situationnel est minimale pour dcrire un objet aussi complexe que la

    langue : le circuit de la parole de F. de Saussure (1916), lapproche mathmatique de la

    communication de C. Shannon et W. Weaver (1949, p.35) ou encore le clbre modle de la

    communication de R. Jakobson1 (1960, p.214) seront des rfrences incontournables pour les

    tudes linguistiques futures. Nanmoins, elles semblent maintenant imparfaites et

    insuffisantes pour une tude de la langue en tant que pratiques langagires mises au sein

    dinteractions sociales. Ces approches ont toutes en commun de ne pas envisager

    suffisamment dlments situationnels, identitaires, psychologiques ou sociaux influenant le

    fonctionnement des changes langagiers.

    1 Nous pouvons rappeler que ce schma est inspir du modle de la communication du linguiste, mdecin et psychologue K. Bhler (1879-1963) dont les travaux stendent de lpoque comparatiste la fin du distributionnaliste. Ce dernier fait appel trois fonctions pour dfinir lactivit linguistique : la fonction dexpression ou motive (qui renvoie au destinateur), la fonction dappel ou conative (qui renvoie au destinataire) et la fonction de rfrence ou reprsentative (qui renvoie au contexte). R. Jakobson reprend cette modlisation pour construire son schma de la communication.

  • 18

    Au moment o lenseignement de F. de Saussure posait, Genve, les bases dune

    linguistique de type structurale, le franais A. Meillet (1921) pointe les limites de la

    Grammaire Compare, courant de la linguistique au 19me sicle n avec la dcouverte du

    sanskrit et cherchant identifier des correspondances entre les langues pour tablir leur

    hirarchie gntique. Influenc dans cette approche par le sociologue E. Durkheim, A. Meillet

    insistait pour sa part sur les rapports entre langue et socit en sinterrogeant sur les causes

    sociales des faits linguistiques (1921, p.3). Il a entrepris, ds le dbut du 20me sicle, ltude

    des liens entre milieux sociaux et manifestations linguistiques. Il sest attach la description

    de la langue en tant que fait social et en soulignant que la ralit de la langue est la fois

    linguistique et sociale (Ibid., p.16). Ses dmarches visant donner de limportance la

    linguistique en tant que science sociale sont lorigine de nombreux travaux francophones

    mais les rfrences A. Meillet ont souvent t ngliges en Europe.

    Les rapports entre langue et socit ont galement t manipuls par certains auteurs

    du courant marxiste. P. Lafargue, le gendre de K. Marx, sest intress aux corrlations entre

    vnement social important et changement linguistique, par exemple lvolution du lexique

    avant et aprs la Rvolution Franaise. Malgr cette amorce, puis celle dautres marxistes

    comme le sovitique N. Marr qui a mis laccent sur les rapports entre langue et classes

    sociales, la prise en compte des liens entre langue et socit nest pas rpandue. En France, M.

    Cohen, sinscrivant galement dans une thorie marxiste du langage et poursuivant les

    innovations thoriques dA. Meillet, tente dintroduire la sociologie dans le domaine de la

    linguistique avec son ouvrage Pour une sociologie du langage dit en 1956. Une de ses

    entreprises les plus fcondes, dans la perspective dune conception sociale de la langue, nous

    semble tre sa tentative de classer de manire empirique des discours en situation.

    Nanmoins, les travaux de M. Cohen, linstar de ceux dA. Meillet, ne seront, cette

    poque, gure pris en considration par sa communaut scientifique.

    Les prmices dune conception sociale de la langue se posant, de nouvelles tudes

    vont voir le jour dans diffrentes perspectives. Elles vont dvelopper leur propre conception

    de la langue, de sa description et de ses usages. Des approches anthropologiques,

    interactionnistes, conversationnelles, sociolinguistiques et discursives vont prsenter des

    rponses permettant danalyser les pratiques langagires, cest--dire les productions

    langagires attestes dans des situations de communication et daction particulires. Ces

    approches nont pas volu indpendamment lune de lautre, des liens se sont tablis, des

    influences se sont partages et des travaux ont fait rfrence. Nous pouvons tout de mme

  • 19

    analyser leurs apports isolment afin de rendre compte de ceux qui seront utiliss dans notre

    approche et dans lanalyse de notre corpus. Dans un premier temps, nous rendrons compte des

    apports thoriques, conceptuels et analytiques des approches anthropologiques,

    interactionnistes, conversationnelles et sociolinguistiques, et, dans un second temps des

    approches discursives avant dtudier, dans un troisime temps, leurs influences au sein dun

    courant contemporain : la linguistique interactionnelle.

    1.2. Lapport dapproches anthropologiques, interactionnistes, conversationnelles et

    sociolinguistiques

    Depuis le 19me sicle et jusquau dbut du 20me, la linguistique tissait des liens troits

    avec lanthropologie amricaine dans la mesure o ses principaux travaux visaient la

    description et ltude des langues amrindiennes mais principalement dans une perspective

    structuraliste. Ces liens vont stendre dautres courants voisins de la linguistique et vont

    contribuer faire de cette dernire une science sociale analysant la langue en situation. Les

    analyses de discours slaborent mais paralllement des approches interactionnistes,

    anthropologiques, ethnomthodologiques et sociolinguistiques vont tre rvlatrices pour la

    linguistique.

    1.2.1. Lanthropologie linguistique1

    Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, la linguistique a progressivement hrit de

    linfluence des travaux nord-amricains du dbut du sicle en anthropologie et en ethnologie.

    La premire dmarche interdisciplinaire entre la linguistique et les sciences sociales est

    entreprise par lanthropologie linguistique. F. Boas et E. Sapir sont les premiers, ds le dbut

    du 20me sicle, avoir contribu situer le langage dans une perspective interdisciplinaire. E.

    Sapir, la suite de M. Mauss, dfinit linteraction sociale en tant quobjet dtude pour

    lanthropologie. Il analyse les relations entre le langage, la culture et la personnalit. Il a

    notamment mis laccent sur le caractre social et culturel de la langue tout en introduisant une

    tude de la parole. Dans le cadre de la description des langues amrindiennes, E. Sapir

    1 Il est intressant de noter que anthropological linguistics (anthropologie linguistique) est lexpression utilise aux Etats-Unis alors quen Europe, dans ce mme domaine les recherches sont menes en ethnolinguistique (sauf pour les britanniques qui utilisent lexpression anthropological linguistics). Cette diffrence terminologique tente de reflter des courants diffrents en raison de leur lieu de dploiement alors que seules les tiquettes changent. De plus, nous trouvons galement des diffrences entre Anthropological Linguistics (Foley, 1997) et Linguistic Anthropology (Duranti, 2001) mais ces diffrences terminologiques ne recouvrent pas de relles diffrences pistmologiques ou mthodologiques.

  • 20

    prcise : il va sans dire que le contenu du langage est, lui, troitement li aux murs et la

    culture (1953/1970, p.214). Il situe la linguistique parmi les sciences humaines et pensent

    quelle doit profiter des connaissances issues des autres disciplines telles que lethnologie,

    lanthropologie, la sociologie ou la psychologie. Nous pouvons prciser que linfluence des

    sciences sociales en linguistique ainsi que le devenir de la linguistique en tant que science

    sociale sont notamment dues lapport de F. Boas, dont E. Sapir tait ltudiant. En

    immigrant de lAllemagne vers les Etats-Unis, F. Boas a emport avec lui la tradition

    scientifique allemande particulirement riche des rflexions et des travaux du philosophe et

    sociologue G. Simmel (1858-1918). Les rflexions menes en anthropologie apportent de

    nouvelles proccupations linguistiques ainsi que de nouvelles mthodes donnant lieu un

    renouveau thorique et conceptuel au sein du champ disciplinaire linguistique.

    B. L. Whorf a galement prn lintroduction de nouvelles disciplines au cur de la

    linguistique et la prise en compte du social au sein des thories linguistiques. En dchiffrant,

    pour la premire fois, les pictogrammes des indiens Hopi, il a dcouvert labsence, dans cette

    langue, de donnes linguistiques relatives au temps et lespace (Whorf, 1956). B. L. Whorf

    sest alors interrog sur les rapports entre la langue et le monde. Ses questions portent sur le

    reflet des structures linguistiques et sur ce quelles conditionnent : Y a-t-il des affinits

    dcelables entre a) les normes culturelles et les normes du comportement, dune part, et, b) les

    modles linguistiques dans leur ensemble, dautre part (1969, trad. fran., p.79). La

    linguistique, dans les annes 1950, se dveloppe alors comme une vritable science sociale se

    proccupant des rapports entre langue, culture et socit.

    Ds lors, le lien entre le langage et le contexte social sinsre au sein de discussions

    linguistiques. Face aux approches dont lobjet est la recherche duniversaux du langage, un

    nouveau domaine dtude voit le jour. Ce dernier rpond aux souhaits dobserver et

    danalyser la langue en tant que parole. La linguistique, ainsi considre, doit devenir une

    science de terrain limage de lethnologie ou de lanthropologie. Cette rvolution au sein des

    sciences humaines, sur laquelle nous reviendrons, se concrtisera par lavnement de la

    sociolinguistique.

  • 21

    1.2.2. Linteractionnisme sociologique

    Linteractionnisme sociologique et son paradigme constructiviste1 sont ns dans le

    champ de la sociologie de lEcole de Chicago dans la premire moiti du 20me sicle. Une

    des raisons, pour lesquelles, ds louverture de lUniversit de Chicago en 1892, la sociologie

    a connu un essor sans prcdent, rside dans les problmes rencontrs par cette ville en termes

    de dracinement culturel et dinsertion sociale de la multitude dethnies prsente au sein de la

    population de la ville au dbut du 20me sicle. Les problmes sociaux de dsorganisation

    sociale, de dlinquance, de gangs et de criminalit ont constitu un des premiers objets

    dtude des sociologues de lEcole de Chicago. Le besoin de saisir les problmes de la socit

    et denvisager des solutions sest fait de plus en plus sentir mais, pour comprendre et traiter ce

    phnomne, la sociologie acadmique devait devenir une sociologie empirique. Le travail de

    terrain va alors commencer, fort de lexprience danthropologues, faisant partie des

    fondateurs de lEcole, tels que L. Warner, R. Redfield ou encore E. Hughes. Ces derniers vont

    reprsenter la premire gnration (1930-1940) de ce que H. G. Blumer, ancien tudiant de G.

    H. Mead (1863-1931), a appel en 1937 linteractionnisme symbolique . La seconde

    gnration sera constitue notamment, dans les annes 1950 et 1960, de E. Goffman, n en

    1922 au Canada, qui va plus particulirement tudier la marginalit (1961, 1963) mais

    galement les relations interindividuelles de tous les jours (1952, 1973a, 1973b). Ces

    diffrents travaux auront une grande influence en France notamment dans le domaine de la

    sociologie de la dviance et particulirement sur les recherches, issues de ce courant,

    consacres la notion d tranger . Linteractionnisme symbolique vise ltude des

    relations dinteraction qui stablissent au quotidien entre les individus. De cette orientation

    vont notamment natre lapproche dramaturgique dans le cadre des travaux de E. Goffman

    (1974a) sur lanalyse des conversations selon le principe du respect de la face.

    1.2.3. Lapproche ethnomthodologique

    Ne aux Etats-Unis dans les annes 1960, dans les prolongements thorique et

    mthodologique de linteractionnisme sociologique, sous limpulsion de H. Garfinkel, dsign

    habituellement comme le pre fondateur du courant et en raction la sociologie

    traditionnelle et notamment celle de E. Durkheim, lethnomthodologie recherche les

    mthodes employes par les membres dun groupe afin de donner du sens ce que ces acteurs

    1 Les individus construisent le rel dans linteraction. Linteraction entre le sujet et lobjet est le mode opratoire de construction.

  • 22

    font. Lapproche ethnomthodologique dvoile les connaissances implicites du social que

    possdent les acteurs sociaux engags dans leurs activits quotidiennes, professionnelles ou

    familiales. Dans cette perspective et dans cette construction du savoir, le langage va occuper

    une place privilgie.

    H Garfinkel sest beaucoup inspir des travaux raliss en psychologie sociale par

    lintermdiaire de son directeur de thse T. Parsons. Il a galement t largement influenc

    par les travaux en phnomnologie et notamment de la pense de A. Schtz (1899-1959), lui-

    mme influenc par les travaux en sociologie comprhensive de M. Weber et de la

    philosophie de E. Husserl, pre fondateur de la phnomnologie. A. Schtz prnait un vif

    intrt et une analyse fine de la ralit sociale avant toute recherche scientifique. Il a plac au

    centre de sa rflexion les notions dintersubjectivit et de comprhension (Verstehen) par

    opposition lexplication (Erklaren). A. Schtz (1987, trad. fran.) explique que la

    comprhension est une des activits ralises par les individus au quotidien, cest partir de

    nos connaissances communes que nous exprimentons le monde comme un monde

    intersubjectif, commun tous. La sociologie phnomnologique ou encore la sociologie, que

    nous pouvons appeler, de sens commun de A. Schtz vise donc la comprhension des

    procdures dinterprtation qui permettent de donner un sens aux actions quotidiennes des

    individus1.

    H. Garfinkel (1967) va reprendre les conclusions de A. Schtz en fondant

    lethnomthodologie et crant ce terme par la mme occasion pour dsigner les

    mthodes par lesquelles les membres dune socit (do le prfixe ethno )

    accomplissent de faon ordonne et reconnaissable les activits sociales dans lesquelles ils

    sont engags (Glich, Mondada, 2001, p.198). H. Garfinkel avoue que la notion et le terme

    mme dethnomthodologie sont ns loccasion dun travail quil a effectu en 1954 en

    collaboration avec deux autres chercheurs de lUniversit de Chicago. Leurs travaux taient

    consacrs ltude des raisonnements et des dlibrations des jurs du tribunal de Wichita. H.

    Garfinkel a t surpris dobserver avec quelle aisance les membres du jury de ce tribunal

    avaient mis au point une mthode qui leur permettait dexaminer la culpabilit ou linnocence

    des accuss qui taient soumis leur jugement. Depuis, les ethnomthodologues sintressent

    aux pratiques et aux raisonnements sociologiques des individus qui leurs permettent

    daccomplir leurs activits. Les faits sociaux sont alors considrs comme des

    1 M. Weber et W. Dilthey soulignent que lexplication, oppose la comprhension, est adapte aux sciences de la nature.

  • 23

    accomplissements (accomplishment) mthodiques. Les mthodes utilises par les individus

    vont tre analyses puisquelles rendent les activits intelligibles, observables et descriptibles

    (accountable). En outre, pour les ethnomthodologues, les membres dun groupe sont

    capables de dire, de dcrire et dexpliquer leurs propres pratiques. En instaurant cette

    rflexivit, les acteurs eux-mmes contribuent la comprhension et la connaissance des

    phnomnes observs.

    1.2.4. Lanalyse conversationnelle

    Un des champs les plus investis et les plus productifs associs lethnomthodologie

    est celui qui a t impuls par les travaux danalyse de rcits et de conversations quotidiennes

    de H. Sacks mais aussi par E. A. Schegloff ou G. Jefferson dans les annes 1960 dans le cadre

    dun programme dfini par H. Garfinkel : lanalyse conversationnelle . Suivant le

    raisonnement ethnomthodologique, leur intrt pour la conversation est moins n de

    proccupations linguistiques que du sentiment que la conversation est une des principales

    formes de lorganisation sociale, rgie par une machinery (Sacks, 1992)1 qui explique

    comment les individus accomplissent cette activit.

    Les travaux des ethnomthodologues, dans le cadre de lanalyse conversationnelle, ont

    t consacrs principalement la recherche de patterns, de procds, de proprits formelles

    ou de squences utiliss par les locuteurs dans leurs conversations. A. Coulon explique que

    nos conversations peuvent se drouler puisquelles sont organises, respectent un ordre, que

    nous navons pas besoin dexpliciter pendant le cours de nos changes, mais qui est

    ncessaire pour rendre nos conversations intelligibles. (1987, p.66). Un des principaux

    principes de lanalyse conversationnelle est celui dordre, la conversation nest pas chaotique,

    elle est systmatiquement et mthodiquement accomplie par les locuteurs engags dans un

    travail constant de coordination, de synchronisation, dajustement de leurs perspectives

    (Glich, Mondada, 2001, p.202). De ce postulat, va tre fond le socle de lanalyse

    conversationnelle : lalternance des tours de parole (turn-taking) dans la conversation (Sacks,

    Schegloff, Jefferson, 1974).

    Pour accder la comprhension des phnomnes observs, et notamment des

    interactions verbales, les ethnomthodologues ont emprunt la linguistique, puis adapt, la

    1 Les cours de H. Sacks, dispenss dans les annes 1960 et 1970, ont t publis par ses tudiants en 1992.

  • 24

    notion d indexicalit afin de mettre en vidence lindissociabilit des productions

    langagires de la situation de communication dans laquelle elles sont mises.

    Garfinkels claim () is that natural language as a whole is profoundly indexical in that, for members, the meaning of their everyday talk is dependent on the context in which the talk occurs (). That is, to understand an utterance members must also know something about the particular circumstances in which the utterance was made, who the speaker was, the previous course of the talk, the relationship between the user and auditor, what is said subsequently, and so on1 (Benson & Hughes, 1983, p.101).

    Il est donc ncessaire dindexer les changes langagiers sur les situations de communication

    dans lesquelles ils ont t produits. H. Sacks illustre limportance de la prise en compte de la

    situation de communication avec un exemple, repris dans A. Coulon (1987, p.68) :

    A : Jai un fils de quatorze ans B : Trs bien A : Jai aussi un chien B : Oh ! je suis dsol

    Ce dialogue demeure incomprhensible tant que la situation de communication nest pas

    identifie : un locataire A ngocie un bail avec un propritaire B.

    Un deuxime concept, que nous avons dj voqu succinctement, est au centre de

    lethnomthodologie : la rflexivit. Si les productions verbales sont profondment

    indexicalises dans une situation de communication, cette dernire est elle-mme dfinie par

    les changes langagiers. K. Leiter prcise : Behavior and talk are simultaneously in and

    about the settings they describe2 (1980, p.139). Cette relation de rflexivit nous parait

    indispensable pour saisir et analyser les interactions verbales dans la mesure o elle souligne,

    non seulement, que les activits (langagires) doivent tre observes dans leur contexte

    situationnel, mais quelles dterminent galement chaque instant un nouveau contexte sans

    cesse en train de sajuster.

    Un troisime concept, nomm accountability , est au cur de lethnomthodologie

    et de lanalyse conversationnelle. Il est n, nous lavons dj expliqu, de la particularit des

    pratiques, y compris des pratiques conversationnelles, qui sont restituables, intelligibles et

    descriptives. Dans le cadre de lanalyse conversationnelle, les pratiques langagires sont

    1 Garfinkel affirme () que le langage naturel tout entier est profondment indexicalis, ce qui signifie, pour les membres dune communaut, que le sens de leurs conversations quotidiennes dpend du contexte dans lequel elles prennent place (). Ainsi, pour comprendre un nonc, les membres doivent aussi connatre des lments concernant les circonstances particulires dans lesquelles lnonc a t produit, qui tait le locuteur, le cours prcdent de la conversation, les relations entre le locuteur et lauditoire, ce qui est dit par la suite, etc. (Traduction personnelle). 2 Comportement et parole sont simultanment dans et propos du cadre situationnel quils dcrivent (Traduction personnelle).

  • 25

    accountable ou descriptibles dans la mesure o elles font partie des activits ordinaires et

    quotidiennes de chaque individu (Garfinkel, 1967).

    Au-del de lapport thorique clairant, les ethnomthodologues ont introduit une

    nouvelle rflexion plaant les proccupations mthodologiques (sur lesquelles nous

    reviendrons plus amplement dans le chapitre 5) au cur du travail avec notamment

    llaboration de nouveaux modes de constitution de corpus. E. Glich et L. Mondada

    soulignent ce propos que Harvey Sacks est sans doute un des premiers avoir utilis les

    possibilits techniques de lenregistrement pour une investigation systmatique des

    phnomnes de lordre social et linguistique (2001, p.200).

    Dans le cadre de lanalyse conversationnelle, les modles danalyse ont gnralement

    t conus pour tudier des interactions dyadiques (Sacks et al., 1974) mais varies.

    Cependant, la conversation, dans son sens restreint, nest pas le seul objet tudi par lanalyse

    conversationnelle. Le discours politique (Atkinson, 1984), le discours professionnel et

    institutionnel (Drew, Heritage, 1992 ; Mondada, 2005), les relations de service ou encore le

    discours des mdias et de la radio (Hutchby, 1996) sont tudis dans le cadre de cette

    approche1.

    1.2.5. Les thories sociolinguistiques

    Les liens entre langue et socit, comme nous venons de lexpliquer, sinsrent au sein

    des discussions linguistiques. En sopposant aux mouvements dont lobjet est la recherche

    duniversaux du langage, un nouveau domaine voit le jour. Ce dernier rpond notamment aux

    besoins dobserver et danalyser la langue en tant que parole. La linguistique, ainsi considre

    doit devenir une science de terrain de la mme manire que lethnologie ou lanthropologie.

    Cette rvolution au sein des sciences du langage se concrtise en mai 1964 o, pour la

    premire fois, est prononc le terme sociolinguistique lors dun colloque lUniversit de

    Californie Los Angeles. La sociolinguistique cherche tudier la varit des usages

    linguistiques au sein dune communaut linguistique ou encore ltude du langage dans son

    contexte socioculturel.

    1 Le terme conversation peut renvoyer tout type dchange verbal, quelles quen soient la nature et la forme. () Le terme conversation peut ainsi tre employ de faon gnrique ou spcifique (Traverso, 1999, p.5). Il peut donc tre utilis, dans son sens le plus large, dans le sens de interaction , tel quil tait employ au 18me sicle.

  • 26

    Si le berceau des analyses linguistiques contextualises est gnralement situ sur le

    continent amricain, F. Gadet (2003), dans un ouvrage consacr la variation sociale,

    remarque que nous pouvons trouver des prmices europennes dune approche

    sociolinguistique ds le dbut du 20me sicle. Lauteure explique quA. Gauchat (1905)1

    observe, lors dune tude effectue auprs de 900 habitants du canton de Fribourg en Suisse,

    des corrlations entre manifestations linguistiques et facteurs sociaux. Ce dernier infirme dj

    les hypothses selon lesquelles une langue forme une unit stable et quun locuteur idal

    serait reprsentatif dune communaut linguistique toute entire. F. Gadet souligne que W.

    Labov salue [A. Gauchat] () comme prcurseur de la dialectologie urbaine quest la

    sociolinguistique (2003, p.12).

    1.2.5.1. Lethnographie de la communication

    En rponse la conception du langage de N. Chomsky, D. Hymes jette les bases dune

    nouvelle discipline en publiant un article intitul The ethnography of speaking en 1962.

    Lethnographie de la communication est ne la croise de plusieurs grandes thories des

    sciences humaines. Elle a t profondment influence par les thories interactionnistes de E.

    Goffman et de G. H. Mead, elles-mmes influences par la phnomnologie de E. Husserl et

    de A. Schtz. La sociologie de M. Weber et de G. Simmel ainsi que la philosophie du langage

    de J. L. Austin ont galement contribu lessor de lethnographie de la communication. D.

    Hymes soppose N. Chomsky qui rejette lanalyse du contexte social dans lequel toute

    communication est produite. En sinspirant des travaux en anthropologie linguistique et en

    ethnolinguistique et, en partie, de la linguistique de R. Jakobson, D. Hymes souhaite tablir

    une nouvelle thorie de la communication en tant que systme culturel. Dans son article

    fondateur de 1962, D. Hymes lance une nouvelle discipline :

    The starting point is the ethnographic analysis of the communicative habits of a community in their totality, determining what count as communicative events, and as their components, and conceiving no communicative behavior as independent of the set framed by some setting or implicit question. The communicative event thus is central2 (Hymes, 1964, p.13).

    Lobjectif principal fix par D. Hymes et lethnographie de la communication est dtudier les

    interactions langagires et les pratiques sociales prenant place au sein de divers groupes

    socioculturels. Lauteur cherche analyser les liens entre les pratiques communicatives des 1 GAUCHAT L., 1905, Lunit phontique dans le patois dune commune . In BOVET E., Aus Romanischen Sprachen und Literaturen : Festschrift Heinrich Morf. Halle : Max Niemeyer, p.175-232, dans (Gadet, 2003). 2 Le point de dpart est lanalyse ethnographique des habitudes communicatives dune communaut toute entire, dterminant ce qui compte comme des vnements communicatifs et comme leurs composants, et ne concevant aucun comportement communicatif comme indpendant du jeu jou par le cadre et de la question de limplicite. Lvnement communicatif est alors central (Traduction personnelle).

  • 27

    locuteurs et la communaut dans laquelle ils voluent. Il place au centre de ses proccupations

    les vnements de parole ou speech event (Hymes, 1972) quils considrent comme

    principale unit danalyse1.

    Lethnographie de la communication, fonde partir des travaux de D. Hymes et de J.

    Gumperz, rassemble des chercheurs tels que E. Goffman, C. O. Frake, E. T. Hall, H. Sacks ou

    W. Labov. Lobjectif est de dcrire et de comprendre lutilisation du langage et les pratiques

    communicatives ainsi que leurs rles dans la vie sociale. Toute approche du discours doit

    associer une analyse du dire ainsi que lanalyse du contexte du dire. D. Hymes prcise : A

    general theory of interaction of language and social life must encompass the multiple relations

    between linguistic means and social meaning2 (1972, p.39). Pour cela, lethnographe

    propose une grille danalyse rassemblant un ensemble de seize paramtres prendre en

    considration. Ces derniers sont regroups en huit composantes correspondantes chacune

    une lettre du terme SPEAKING : setting, participants, ends, act sequences, keys,

    instrumentalities, norms, genres (Hymes, 1972, p.65). Le modle speaking de D. Hymes,

    sur lequel nous nous appuierons lors de la description des runions de travail, permet non

    seulement, dapprhender les spcificits linguistiques, mais galement les types de discours,

    les rgles dinterprtation et les normes qui structurent les interactions. Ce modle cherche

    tablir une anthropologie des situations de communication dans la mesure o il tente de

    mettre au jour les lments qui psent sur la situation de parole (speech event).

    Dans le cadre de la sociolinguistique interactionnelle, le cofondateur avec D. Hymes

    de lethnographie de la communication, J. Gumperz (1989) a galement contribu au

    dveloppement de cette nouvelle discipline. Il a ouvert de nouvelles perspectives en observant

    la varit linguistique du point de vue de grandes catgories de diffrenciation sociale telles

    que lage, le sexe ou encore lorigine socioculturelle. Les travaux de J. Gumperz vont

    sintresser aux phnomnes langagiers influencs par une position sociale particulire

    occupe par le locuteur dans sa communaut. Dans le prolongement des travaux de D. Hymes

    (1962) et dE. Goffman (1964), J. Gumperz insiste son tour sur lindispensable

    contextualisation des donnes recueillies et analyses tant elles sont indexicalises la ralit

    sociale. En outre, en insistant sur les influences mutuelles exerces par les locuteurs entre eux,

    J. Gumperz va produire la clbre formule speaking is interacting (Gumperz, 1982, p.29). 1 D. Hymes a abandonn lexpression communicative event (Hymes, 1964) au profit de speech event (Hymes, 1972) quil restreint aux activits langagires directement rgies par des rgles ou des normes dutilisation. 2 Une thorie gnrale de linteraction de la langue et de la vie sociale doit inclure les multiples relations entre les ressources linguistiques et la signification sociale (Traduction personnelle).

  • 28

    Dans cette perspective, chaque change communicatif est peru comme une interaction

    impliquant un processus actionnel dajustement ou de modification de lautre.

    Dans le cadre de lethnographie de la communication, D. Hymes (1984) a labor une

    thorie de la comptence de communication en raction la notion de comptence

    linguistique du gnrativiste N. Chomsky. Cette dernire rfre aux connaissances intuitives

    quun locuteur idal possde quant aux rgles grammaticales de sa langue et la capacit pour

    ce locuteur de produire et de reconnatre des noncs bien forms. D. Hymes souligne que la

    comptence ne se rduit pas, comme laffirme N. Chomsky, la seule connaissance de la

    langue et ajoute quil y a des rgles dutilisation sans lesquelles les rgles de grammaire

    seraient inutiles. La connaissance de la langue permet la comprhension et la production dun

    ensemble infini dnoncs grammaticaux dune langue partir dun ensemble fini de rgles.

    Cependant, D. Hymes ajoute quun locuteur doit acqurir une comptence de

    communication , cest--dire quil doit connatre les rgles qui rgissent les interactions afin

    dadopter un comportement communicatif appropri la situation. Cette comptence nat de

    lapprentissage des pratiques communicatives du groupe dans lequel un individu souhaite

    interagir. D. Hymes remarque qu un enfant normal acquiert une connaissance des phrases,

    non seulement comme grammaticales, mais aussi comme tant ou non appropries. Il acquiert

    une comptence qui lui indique quand parler, quand ne pas parler, et aussi de quoi parler, avec

    qui, quel moment, o, de quelle manire (1984, p.74). La comptence de communication

    est la capacit adapter son discours en fonction de la situation et utiliser la langue de faon

    approprie, en fonction des normes sociales.

    Lapplication des recherches en ethnographie de la communication a t immdiate et

    particulirement fconde dans le domaine de lenseignement/apprentissage des langues avec

    la notion de comptence de communication (De Salins, 2003). Par exemple, dans le

    domaine de la didactique des langues trangres, cette vision de la comptence amne

    inluctablement des approches qui donnent priorit la matrise des stratgies illocutoires et

    discursives, des pratiques et des genres : approches communicatives, notionnelle-

    fonctionnelle (Adami et al., 2003, p.544). Lorientation communicative de

    lenseignement/apprentissage des langues apportent de nouvelles rflexions ainsi quune prise

    de conscience : lacquisition de comptence langagire ne peut se faire sans que soit acquis

    en mme temps un certain nombre de connaissances extralinguistiques (Holec, 1988,

    p.106). P. Riley explique que le processus de comprhension du langage oral est complexe et

    que, outre les composantes phonologique, morpho-syntaxique et smantico-discursive

  • 29

    ncessaires au processus de comprhension, il existe une quatrime composante

    indispensable: la composante pragmatique . Cette dernire sert linterprtation de

    lindexicalit et des intentions et des significations du locuteur en fonction des circonstances

    de production (forces et actes illocutoires, implicite et connaissances communes, facteurs

    situationnels, etc.) (2000, p.80). Ainsi, la seule comptence linguistique (reprsente par les

    trois premires composantes de P. Riley), tout comme elle ne suffit pas la matrise de la

    langue en situation, elle ne suffit pas la comprhension et linterprtation des pratiques

    langagires. Lintrt des concepts issus de lethnographie de la communication a largement

    t dmontr en Didactique des Langues Etrangres et notamment avec le concept, introduit

    dans les annes 1970, de centration sur lapprenant , cest--dire dans la prise en compte

    des stratgies dapprentissage propres lapprenant et relatives son style dapprentissage

    (Duda, Riley, 1990).

    1.2.5.2. La sociolinguistique variationniste

    Le recul et la critique des thories chomskyennes, qui ne semblent pas compatibles

    avec la ralit de la diversit des langues, laissent la place de nouvelles approches de la

    langue cherchant observer et analyser lintrication du linguistique et de lextralinguistique.

    Lapport des recherches du sociolinguistique amricain W. Labov sur la variation a engag la

    linguistique dans de nouvelles perspectives. Les travaux de W. Labov, tant sur le plan

    mthodologique que thorique, ont permis dinsrer au sein des sciences humaines des tudes

    aussi diverses que la variation linguistique selon des variables sociales, les rapports entre

    volution phontique et paramtres sociaux ou encore lusage de la parole dans certaines

    tribus dAfrique noire. A la fin des annes 1960, aprs avoir men une premire enqute sur la

    stratification sociale de langlais parl New York mais sans rellement tenir compte des

    interactions, W. Labov (1969) tudie la faon de sexprimer et dinteragir des jeunes Noirs

    amricains de Harlem en infiltrant (ou en faisant infiltrer) ces groupes sociaux. En critiquant

    la thorie saussurienne de la suprmatie de lobjet langue , W. Labov participe

    lintroduction de la notion de variation dans le champ de la recherche en linguistique et

    notamment dans le domaine de lacquisition du langage. Cette clbre enqute a permis non

    seulement dtablir des corrlations entre certaines variations linguistiques et des lments de

    la situation de communication, notamment la position ou lidentit sociale des locuteurs ou le

    groupe social duquel ils sont membres mais galement danalyser la diversit linguistique

    comme un facteur didentification personnelle et de diffrenciation. Dun point de vue

    thorique, W. Labov a mis en vidence la ncessit dtudier le langage au cur des relations

  • 30

    sociales et a identifi deux niveaux de variation de la langue. Le premier est le niveau social :

    tous les locuteurs dune mme langue ne parlent pas de la mme faon ou nutilisent pas la

    mme varit. Le second niveau de variation est le niveau stylistique : un mme locuteur peut

    utiliser des registres de langue (soutenu, relch, familier,) diffrents selon la situation de

    communication. En France, la problmatique de la variation est reprise par F. Gadet (1989)

    qui poursuit la rflexion sur le style et qui interroge le concept de variation dans une

    perspective discursive et syntaxique (Gadet, 1997).

    Nous pouvons galement souligner le combat pistmologique men par W. Labov. Il

    sest efforc de dmontrer que la sociolinguistique nest pas une branche de la linguistique

    mais la linguistique elle-mme dans la mesure o, comme lavait dj remarqu A. Meillet, la

    langue est elle-mme un fait social . W. Labov prcise quil sagit l tout simplement de

    linguistique1 et crit, en faisant allusion aux travaux sinscrivant dans la conception

    saussurienne de la langue : que la linguistique gnrale, quel quen soit le contenu, doive

    reposer avant tout sur le langage tel que lemploient les locuteurs natifs communiquant entre

    eux dans la vie quotidienne, cela parat aller de soi (1976, p.258-259).

    1.2.6. Reflet de diffrences conceptuelles : dfinition dune communaut linguistique

    Avec la naissance des rflexions sociolinguistiques est n le concept de communaut

    linguistique 2 ou de speech community (Hymes, 1972). Ltude de la langue et de ses

    usages en situation dans les socits implique ncessairement une dlimitation du terrain

    dobservation de son actualisation. Nanmoins, non seulement une dfinition prcise en

    termes de frontires (gographiques, institutionnelles ou linguistiques) est difficile laborer

    mais les usages de lexpression communaut linguistique sont diffrents selon les auteurs

    qui lemploient et les cadres thoriques auxquels ils se rfrent. Par exemple, selon une prise

    en compte ou non des facteurs sociaux qui orientent les productions langagires des locuteurs,

    lexpression revt des significations tout fait diffrentes voire opposes.

    Lambigut du terme communaut linguistique reflte des conceptions

    divergentes de la langue mais permet la fois de pointer et de saisir prcisment les

    oppositions entre des auteurs issus du structuralisme ou encore entre N. Chomsky, D. Hymes

    ou W. Labov. Chacun de ces trois chercheurs attribue lexpression une dfinition

    1 Soulign par lauteur. 2 Nous pouvons galement rencontrer les expressions communaut de communication , communaut de parole ou encore communaut langagire .

  • 31

    particulire qui sous-tend un cadre thorique spcifique et souvent la prdominance dun

    concept sur tous les autres. Ainsi, la suite de la linguistique structurale de F. de Saussure,

    lunit communautaire rside dans une langue que le linguiste suisse avouait quasiment

    identique pour tous les individus tant donn quil valuait les variations comme peu

    perceptibles. Lamricain N. Chomsky, dans la perspective de la grammaire gnrative, se

    consacre ltude dune seule communaut linguistique, celle du locuteur idal, cest--dire

    celui qui possde la comptence linguistique. Pour lui, lobjet premier de la thorie

    linguistique est un locuteur-auditeur idal, appartenant une communaut linguistique

    compltement homogne, qui connat parfaitement sa langue (Chomsky, 1971).

    Par opposition cette conception linguistique, dans le cadre de lethnographie de la

    communication, D. Hymes utilise speech community notamment pour dfinir un ensemble de

    locuteurs sharing rules for the conduct and interpretation of speech, and rules for the

    interpretation of at least one linguistic variety1 (1972, p.54). La communaut est caractrise

    non pas par sa langue mais par ses usages de la langue et par linterprtation de ces usages.

    Les membres dune telle communaut possdent une comptence de communication qui leur

    permet dvoluer au sein du groupe. Ainsi, au-del de la ncessit de possder une

    comptence linguistique telle quelle est dfinie par N. Chomsky (qui permet uniquement de

    dterminer quelle langue un nonc appartient), D. Hymes insiste sur la notion de

    comptence de communication qui se trouve au centre de lunit danalyse reprsente par la

    speech community. W. Labov, se rapproche de cette conception de la communaut

    linguistique mais il met laccent sur limportance des normes langagires communes. Il

    souligne qu il serait faux de concevoir la communaut linguistique comme un ensemble de

    locuteurs employant les mmes formes. On la dcrit mieux comme tant un groupe qui

    partage les mmes normes quant la langue (1972, trad. fran. 1976, p.228). Les

    ethnomthodologues, avec H. Garfinkel, posent la langue comme lunit dune communaut

    dans la mesure o elle permet de construire collectivement des mthodes, des savoir-faire et

    des activits.

    Ainsi, dans le cadre dune linguistique sociale et des travaux concevant la langue

    comme un fait social, le concept de communaut linguistique manipule les rapports entre

    langue et socit. Une communaut linguistique ne pourrait se dfinir comme un ensemble de

    locuteurs partageant le mme code mais comme un ensemble de locuteurs qui partagent les

    1 partageant des rgles dfinissant le droulement et linterprtation des vnements langagiers et des rgles dfinissant linterprtation dau moins une varit linguistique (Traduction personnelle).

  • 32

    mmes rgles, normes, attitudes ou variations face la langue. Nous pouvons ajouter que les

    membres dune communaut linguistique interagissent plus souvent entre eux quavec des

    non-membres de leur communaut (Fishman, 1971).

    1.3. Lapport dapproches discursives

    Contrairement aux approches prcdentes qui accordent la primaut aux interactions

    sociales, les approches discursives sont principalement nes de proccupations linguistiques.

    En Europe, aprs la publication du Cours de linguistique gnrale de F. de Saussure,

    plusieurs publications ont vu le jour dans le champ de la linguistique synchronique avec

    notamment des auteurs tels que O. Jespersen (1922), A. Gardiner (1932), K. Bhler (1934) et

    L. Hjelmslev dont nous avons dj mentionn les travaux. Ensuite, lensemble des travaux

    que nous avons qualifi de prmices de la conception sociale de la langue a contribu

    construire des approches discursives permettant danalyser le discours en situation. Nous

    verrons que cest principalement Genve avec E. Roulet et Lyon avec C. Kerbrat-

    Orecchioni (mais aussi avec R. Vion ou P. Bange) que les travaux issus des approches

    anthropologique, interactionniste, conversationnelle et sociolinguistique prcdentes ont le

    plus dinfluence et ont impuls de nouvelles perspectives.

    1.3.1. Lanalyse du discours

    A partir de la deuxime moiti du 20me sicle, les rflexions philosophiques franco-

    allemandes de M. Foucault (1926-1984) et L. Althusser (1918-1990) ont contribu au

    dveloppement de lanalyse de discours et, plus gnralement, lanalyse du ou des discours1.

    Ils ont introduit le discours au centre de leurs proccupations et de leurs rflexions. Dans le

    cadre dune philosophie marxiste, L. Althusser investit le domaine des idologies et des

    reprsentations partages. Idologie et discours deviennent pour lui presque synonymes tant

    lidentit des individus, leur culture, leur construction sociale ainsi que leur discours sont

    moduls par les idologies. Lanalyse des discours doit donc permettre une analyse des

    idologies. Cest dans ce sens que M. Foucault met au jour sa conception de lanalyse du

    discours en 1969 dans LArchologie du savoir. N. Fairclough (1995), dans la ligne de

    1 Nous utiliserons les expressions analyse de discours pour faire rfrence lEcole franaise du mme nom et analyse du discours ou des discours pour dsigner plus gnralement les tudes sintressant aux discours mais nappartenant pas ncessairement au cadre thorique dfini par lEcole franaise.

  • 33

    lEcole de Francfort1 et dans le cadre de son Analyse Critique du Discours (Critical Discourse

    Analysis), propose galement une analyse langagire au service du pouvoir et de sa mise en

    exergue. La dmarche consiste sinspirer des grandes idologies