Congar Saint Thomas

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© La vie spirituelle www.thomisme.fr 19 (1937) n° 210, pp. 259-279 Saint Thomas serviteur de la Vérité M.-J. Congar O.P. La volonté d’être le serviteur de la Vérité anime la vie de saint Thomas tout entière ; elle en est comme la substance spirituelle. Que tel soit bien le sens consciemment donné à sa vie par saint Thomas, nous en avons la preuve dans le fait de sa vocation dominicaine, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure, et dans deux textes du début de sa carrière de docteur. Quand, en 1256, Thomas d’Aquin fut nommé maître en théologie avec dispense pour son jeune âge, il prononça le discours d’usage (principium) dont le texte nous a été conservé : ce discours constitue un éloge du docteur ou du théologien chrétien, et nous y lisons ceci : « Une troisième considération a trait au pouvoir de communiquer la sagesse. Dieu la communique par sa vertu propre... Les docteurs, au contraire, ne la communiquent que par vertu ministérielle... Aussi devons-nous dire, après saint Paul (1 Cor 3, 4 s.) : « Qu’est-ce que Paul et les autres ? » et répondre avec lui : « Simplement des serviteurs de Celui en qui vous croyez. » Mais, nous demanderons-nous encore avec l’Apôtre, « qui pourrait se croire à la hauteur de cette tâche? » (2 Cor 2, 16). Dieu, en effet, exige dans ses ministres l’innocence, selon le mot du psalmiste : « Celui qui marche dans la voie [260] sans tache, c’est celui-là qui sera mon serviteur » (Ps 100, 6). Il exige encore l’intelligence : « C’est le serviteur intelligent qui est agréable au Roi » (Prov 14, 25). Enfin il lui demande l’obéissance, car selon le psaume « ceux-là sont ses ministres qui accomplissent sa volonté » (Ps 102, 21). Assurément personne ne saurait prétendre à posséder par lui-même et de son propre fonds les aptitudes suffisantes pour remplir un tel ministère ; mais, cette aptitude, on peut l’espérer de Dieu... Mais pour l’obtenir de Dieu, il faut la lui demander... 1 » Deux ans plus tard à peu près, au début de sa première grande œuvre entièrement personnelle, l’une des très rares fois où il parlera à la première personne – et encore ne le fait- il ici qu’en se couvrant de l’autorité d’un saint –, Thomas d’Aquiu exprimera en ces termes l’intention de sa vie : « Pour moi, je vois clairement et comme la principale tâche de ma vie que je me dois à Dieu en telle sorte que toute parole ou tout sentiment venant de moi L’exprime 2 . » Cela signifie que Thomas d’Aquin veut être serviteur comme théologien, serviteur de la Vérité ou, en un mot, qu’il veut, par toute sa vie, servir en parlant Dieu. C’est la réalisation héroïque de cette volonté d’être un serviteur de la Vérité divine qu’il nous faut suivre dans l’âme et dans la vie de saint Thomas, en contemplant les trois admirables traits que cette attitude de serviteur y a développés : trois traits qui s’appellent et s’appuient l’un l’autre et qui se réalisent tant dans la vie extérieure que dans la plus intime profondeur de l’âme de saint Thomas : la pauvreté, la pureté et la fidélité. Pour finir, nous ver[261]rons que la racine secrète de ces trois dons se trouve et ne peut se trouver que dans l’amour. * * * Le fondement d’une attitude de serviteur, c’est la pauvreté. Celui qui est riche, comme tel, celui qui possède, ne peut pas être serviteur. La possession des choses extérieures importerait de soi fort peu si elle ne tendait par elle-même à susciter et à développer une attitude pure et simple, une attitude absolue de maître et de possesseur, d’autonomie et de suffisance ; mais 1 S. Thomas d’Aquin. Sa vie, par Guillaume de Tocco, et les témoins au procès de canonisation. Trad. Pègues- Maquart, Paris, Téqui, 1925, pp. 376-377. 2 « Ut enim verbis Hilarii utar, ego hoc vel praecipuum vitae meae officium debere me Deo conscius sum, ut eum omnis sermo meus et sensus loquatur » Contra Gentiles, I, ch. 2 (citant saint Hilaire, De Trinitate, I, ch. 37: PL 10, 48 C).

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    Saint Thomas

    serviteur de la Vrit M.-J. Congar O.P.

    La volont dtre le serviteur de la Vrit anime la vie de saint Thomas tout entire ; elle en est comme la substance spirituelle.

    Que tel soit bien le sens consciemment donn sa vie par saint Thomas, nous en avons la preuve dans le fait de sa vocation dominicaine, sur laquelle nous reviendrons tout lheure, et dans deux textes du dbut de sa carrire de docteur. Quand, en 1256, Thomas dAquin fut nomm matre en thologie avec dispense pour son jeune ge, il pronona le discours dusage (principium) dont le texte nous a t conserv : ce discours constitue un loge du docteur ou du thologien chrtien, et nous y lisons ceci :

    Une troisime considration a trait au pouvoir de communiquer la sagesse. Dieu la communique par sa vertu propre... Les docteurs, au contraire, ne la communiquent que par vertu ministrielle... Aussi devons-nous dire, aprs saint Paul (1 Cor 3, 4 s.) : Quest-ce que Paul et les autres ? et rpondre avec lui : Simplement des serviteurs de Celui en qui vous croyez. Mais, nous demanderons-nous encore avec lAptre, qui pourrait se croire la hauteur de cette tche? (2 Cor 2, 16). Dieu, en effet, exige dans ses ministres linnocence, selon le mot du psalmiste : Celui qui marche dans la voie [260] sans tache, cest celui-l qui sera mon serviteur (Ps 100, 6). Il exige encore lintelligence : Cest le serviteur intelligent qui est agrable au Roi (Prov 14, 25). Enfin il lui demande lobissance, car selon le psaume ceux-l sont ses ministres qui accomplissent sa volont (Ps 102, 21). Assurment personne ne saurait prtendre possder par lui-mme et de son propre fonds les aptitudes suffisantes pour remplir un tel ministre ; mais, cette aptitude, on peut lesprer de Dieu... Mais pour lobtenir de Dieu, il faut la lui demander...1

    Deux ans plus tard peu prs, au dbut de sa premire grande uvre entirement personnelle, lune des trs rares fois o il parlera la premire personne et encore ne le fait-il ici quen se couvrant de lautorit dun saint , Thomas dAquiu exprimera en ces termes lintention de sa vie : Pour moi, je vois clairement et comme la principale tche de ma vie que je me dois Dieu en telle sorte que toute parole ou tout sentiment venant de moi Lexprime2. Cela signifie que Thomas dAquin veut tre serviteur comme thologien, serviteur de la Vrit ou, en un mot, quil veut, par toute sa vie, servir en parlant Dieu. Cest la ralisation hroque de cette volont dtre un serviteur de la Vrit divine quil nous faut suivre dans lme et dans la vie de saint Thomas, en contemplant les trois admirables traits que cette attitude de serviteur y a dvelopps : trois traits qui sappellent et sappuient lun lautre et qui se ralisent tant dans la vie extrieure que dans la plus intime profondeur de lme de saint Thomas : la pauvret, la puret et la fidlit. Pour finir, nous ver[261]rons que la racine secrte de ces trois dons se trouve et ne peut se trouver que dans lamour.

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    Le fondement dune attitude de serviteur, cest la pauvret. Celui qui est riche, comme tel, celui qui possde, ne peut pas tre serviteur. La possession des choses extrieures importerait de soi fort peu si elle ne tendait par elle-mme susciter et dvelopper une attitude pure et simple, une attitude absolue de matre et de possesseur, dautonomie et de suffisance ; mais 1 S. Thomas dAquin. Sa vie, par Guillaume de Tocco, et les tmoins au procs de canonisation. Trad. Pgues-Maquart, Paris, Tqui, 1925, pp. 376-377. 2 Ut enim verbis Hilarii utar, ego hoc vel praecipuum vitae meae officium debere me Deo conscius sum, ut eum omnis sermo meus et sensus loquatur Contra Gentiles, I, ch. 2 (citant saint Hilaire, De Trinitate, I, ch. 37: PL 10, 48 C).

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    ce qui est ici dcisif, cest la richesse ou la pauvret lgard de soi-mme. Le serviteur ne peut tre tel que sil est entirement lhomme et la chose du Matre : et cela ne se peut que sil est pauvre de soi, sil a ouvert son esprit et donn son consentement ne pas tre le matre de sa vie, mais, nayant rien qui lui demeure propre et ne soit en lui inalin, tre tout entier au service. Tel saint Paul commenant ses lettres par ces mots : Paulus servus Jesu Christi : Paul le serviteur, lhomme de peine de Jsus-Christ, Paul lhomme de Jsus-Christ.

    Or, ds l quil sagit de luvre de Dieu, et tout particulirement de cette uvre de Dieu qui consiste parler de lui, on ne peut absolument pas y prendre part sinon comme un serviteur, cest--dire dabord comme un pauvre; on ne peut y tre appel que comme un ministre et au titre du service. Qui voudrait manier les choses de Dieu comme sa propre chose quil sagisse de laction apostolique, de la contemplation ou des grces intimes de la vie spirituelle , refusant de rester pauvre et voulant devenir possesseur, du coup deviendrait non plus pauvre de soi et riche de Dieu (tanquam nihil habentes et omnia possidentes), mais absolument dpouill, laiss son dnment qui seul, sous le cliquetis trompeur des succs extrieurs, lui resterait comme sa proprit.

    Cette attitude de pauvre, Thomas dAquin, fils de sei[262]gneur, cousin de lEmpereur Frdric et lui-mme plus princier encore par la science que par le sang, va la choisir et la rechercher avec la plus lucide conscience de ce quexige lappel de Dieu qui est sur lui.

    Dans lintime de son me, dabord, Thomas sait que le travail de lesprit, et luvre thologique plus rigoureusement encore, sont un don de Dieu ; que, pour accomplir loyalement le service de la Vrit, nous sommes dans une irrmdiable et insurmontable indigence du secours et de la lumire du Matre des esprits. Aussi double-t-il, pour ainsi dire, tout son travail de prire, se reconnaissant pauvre et dpendant. Cest un fait bien connu que saint Thomas priait beaucoup : il priait avant son travail et, si quelque difficult larrtait, il reprenait plus intensment devant Dieu son attitude de mendiant. Nous avons conserv le texte dun certain nombre de ces prires. Il y est manifeste que saint Thomas sapproche toujours de Dieu en pauvre qui a tout recevoir et qui ne craint pas, en en faisant laveu, de tout demander : Dieu tout-puissant et ternel, voici que je viens au Sacrement de ton Fils unique, Notre-Seigneur Jsus-Christ. Jy viens comme un infirme au mdecin de la vie, comme un impur la source de misricorde, comme un aveugle la lumire de la clart ternelle, comme un pauvre et un dpourvu au Matre du ciel et de la terre. Jimplore donc labondance de ton immense libralit, afin que tu daignes gurir mon infirmit, purifier mes souillures, illuminer ma ccit, enrichir ma pauvret, vtir ma nudit... 3 ; A toi, fontaine de misricorde, o Dieu, voici que je viens, moi pcheur. Daigne me laver, moi, immonde. O soleil de justice, illumine un aveugle. O mdecin ternel, guris un bless. O Roi des rois, revts un dpouill. O mdiateur de Dieu et des hommes, rconcilie un coupable...4

    [263] Prire de pauvre, qui sait ne pouvoir faire que ce qui lui sera donn; prire de serviteur qui na pas de dsir propre, mais seulement ceux de son matre.

    Il y a plus : car, si toute activit apostolique ou mme simplement chrtienne a pour statut essentiel la pauvret et la prire de lhomme, il est une pauvret et une dpendance qui atteignent le thologien dans sa condition mme de thologien, au cur de son activit scientifique. Quest-ce que la thologie? Un travail humain sur le donn des mystres de la foi : un travail de dveloppement, dorganisation, de systmatisation, dapprofondissement de tout ce que la foi peut prsenter daccessible notre intelligence dhomme. Science, donc, activit proprement scientifique et rationnelle dans ses dmarches, ses procds, ses conclusions ; mais science et activit rationnelles la racine desquelles il y a tout le mystre de lacte de foi : laboration scientifique dun donn qui nest pas scientifique et qui nexiste 3 Prires de saint Thomas dAquin, traduites et prsentes par le P. Sertillanges, Paris, Art Catholique, pp. 48 et 49. 4 Ibid., pp. 62 et 63. Cf. aussi pp. 78 et 79, etc.

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    pour lesprit, qui nest en somme donn que dans un acte de foi o la raison ne suffit pas. Science donc, mais science qui, non contente de dbuter dans la dpendance lgard du donn qui est la loi commune toute discipline, dbute en abdiquant le droit de tout vrifier et en recevant son donn comme les enfants reoivent les rudiments du savoir : dans la foi. Science humainement la plus pauvre et la plus dpouille, et qui ne figure mme plus dans la liste officielle des sciences5.

    Tel fut lordre singulier du service de saint Thomas : serviteur de Dieu comme thologien; pauvre de la pauvret du serviteur de Dieu qui na rien de lui-mme ; pauvre comme thologien qui ne possde pas, mais reoit les principes mmes de sa science et qui ne pourrait, dans son ordre, prendre une attitude de matre quen trahissant la loi de sa condition et de sa vocation. Mis en [264] demeure de sexpliquer, le thologien, tt ou tard, ne peut plus parler de lui-mme ; il est oblig de sen rfrer un autre et de renvoyer Dieu : car, dans la maison quil construit, il nest pas matre, mais serviteur ; toujours il en rfre, toujours il se rfre lui-mme, ntant riche des richesses de la sagesse de Dieu qu la condition de consentir tre pauvre de soi, tre, dans son travail scientifique mme, lhomme et le serviteur dun autre.

    La volont de saint Thomas dtre serviteur de Dieu comme thologien a impos ses

    exigences de pauvret jusque dans lorganisation extrieure de sa vie. Certes, toute vocation et toute fcondit impliquent un renoncement et un dpouillement; tout appel au service de Dieu rpte en quelque manire le sors de ton pays, de ta famille et de ta parent et va dans le pays que je te montrerai (Gen 12, 1). Mais nous devons reconnatre que cet appel revtit pour saint Thomas un caractre particulier et dune extrme prcision. On connat lhistoire et les circonstances de sa vocation. Elles sont importantes et trs significatives en ce qui concerne le sens voulu pour sa vie par le jeune Thomas dAquin.

    Thomas avait dix-neuf ans quand, tudiant Naples, il entra chez les Prcheurs ; il avait, de cinq quatorze ans, port au Mont-Cassin lhabit des Oblats bndictins, et sa famille voulait pour lui une carrire monastique dans cette importante abbaye dont les terres confinaient celles des dAquin et dont on esprait bien quil aurait un jour le gouvernement. Or que fait-il ? II prend lhabit du jeune ordre des Frres Prcheurs. Ainsi, ce quil choisit, arriv ladolescence, ce nest pas prcisment la vie religieuse, cest la vie de Frre Prcheur. On connat la suite : comment sa famille, apprenant la fois et la prise de lhabit dominicain et le dpart conscutif du jeune Thomas pour le nord de lItalie et la France, dcide de se saisir du novice prcheur ; comment tout cela sexcute, [265] comment Thomas est surpris, saisi, squestr, isol, press Dieu sait par quels moyens de quitter lhabit dominicain. Mais nos documents en font foi ce quoi on veut lui faire renoncer, ce nest pas la vie religieuse, cest la vie dominicaine ; ce quoi il tient, ce nest pas seulement la vie religieuse, qui nest pas en question, cest aussi et non moins fort la vie dominicaine, cest la vie religieuse sous sa forme dominicaine.

    Il est manifeste quil y a, de la part du jeune Thomas dAquin, un choix parfaitement raisonn, une obstination lucide, et que tout cela a un sens. Pas plus dix-neuf ans que plus tard Thomas ne sengage fond pour une chose secondaire : dautant que nous retrouverons au cours de sa vie une suite vidente des mmes volonts arrtes. Quest-ce que cela veut dire ?

    Tout ce que nous savons par les textes et par le contexte de lide qui a dtermin la naissance de lOrdre des Frres Prcheurs, et ce que saint Thomas lui-mme nous en dira plus tard en lune de ces formules limpides qui ne laissent plus rien dire, nous montre que lOrdre des Prcheurs lui apparut, dans toute la sduction de sa jeunesse, comme lOrdre du 5 Ceci sans prjudice du rle de lapologtique qui fournit la garantie critique du donn de foi au regard dune raison loyale.

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    service de la Vrit. Et certes tous les Ordres servent aussi la Vrit ; mais celui-l mettait sa raison dtre mme dans la ralisation dun tat de service de Dieu en cette uvre de charit quest la contemplation et la diffusion de la Vrit. Il y avait l une vie religieuse souple sans opportunisme, ouverte sans libralisme, ardente dans les luttes de la foi sans esprit partisan, merveilleusement et vitalement adapte vivre de la Vrit et pour la Vrit, vivre de la Parole de Dieu et pour la Parole de Dieu, o lacte de lintelligence, sappliquant Dieu lui-mme, serait la matire mme sanctifie et offerte Dieu comme un culte religieux.

    Thomas choisit les Prcheurs, et il se cramponna au scapulaire de saint Dominique parce que ctait lOrdre du service de la Vrit, lOrdre o le dtachement du monde se trouvait organis de la manire qui convient le [266] mieux au service do la Vrit. Plus tard, on proposera Thomas dAquin de magnifiques situations ecclsiastiques ; quand sa famille, en particulier, et t ruine en raison de sa fidlit au pape, on lui offrira, pour lui venir en aide, larchevch de Naples ou labbatiat du Mont-Cassin6. Thomas, que maint trait pourtant nous montre soucieux des siens, refusera obstinment ; il demandera dans sa prire la grce de ne pas changer dtat7. Et, pour que nous ne nous trompions point sur le sens et la porte relle dune telle prire, nous verrons saint Thomas demander Dieu, par lintercession de la Bienheureuse Vierge Marie, non seulement que Dieu le conserve en son tat de Frre Prcheur, mais quil veuille ne jamais changer la condition de son Ordre8. Enfin quand, au terme de sa vie, il quittera Naples pour se rendre au concile de Lyon et entreprendre ce dernier voyage quil ne devait pas achever, alors quil tait dj tomb gravement malade, son compagnon et ami Rginald lui exprima son regret, car, esprait-il et disait-il, le pape ne manquerait pas de rcompenser les services de frre Thomas dAquin (comme il rcompensa de fait ceux de Bonaventure) en llevant la dignit cardinalice ; et Thomas de rpondre : Gardez-vous de vous attrister de cela, car parmi les dsirs que jai exprims Dieu dans la prire et grces lui soient rendues, car jai t exauc je lui ai demand de menlever de ce monde dans ltat [267] dhumilit o je suis et quaucune dignit ou charge ne vint changer mon tat de vie9.

    On pourrait faire encore dautres citations. Une chose est manifeste : chez un homme aussi conscient de ses actes et de ses vouloirs que Thomas dAquin, une telle prire est pleine de sens : elle signifie que lOrdre de Saint-Dominique reprsentait pour lui, organis en vie religieuse, un tat de pauvret au sens le plus large et le plus positif du mot : un tat on non seulement on fit affranchi, par la pauvret religieuse, des soucis temporels, mais o lon fut, mme sur le plan de lapostolat, affranchi, par une espce de pauvret spirituelle trs dlicate, de tout lensemble des activits pratiques, du gouvernement, de ladministration, qui sont, encore comme une esclave temporelle dans le spirituel. La pauvret requise pour le service de la Vrit comme contempleur et thologien de Dieu allait manifestement, aux yeux de saint Thomas, jusqu ce renoncement et ce dpouillement en ce qui concerne les charges dordre pratique ou administratif : ce qui ne jette, bien sr, aucun discrdit sur de telles charges et ne prjuge aucunement de la fidlit des hommes daction ou de gouvernement au service de Dieu et la contemplation. Mais nous devons admettre comme un fait que sa vocation personnelle et celle de son Ordre comme Corps au service de la Vrit impliquaient aux yeux de notre saint un dpouillement si absolu, une disponibilit telle, une pauvret si totale quil 6 Cf. Pgues-Maquart, Op. cit., p. 104. 7 Ibid., p. 284. Faut-il voir dans la prire suivante un cho de cette demande : Impetra mihi etiam, o Domina mea dulcissima, ... ut puro corde et casto corpore, dilecto Filio tuo et tibi in tuo Ordine valeam deservire (Sertillanges, p. 94). 8 Et quod non mutaret statum sui Ordinis sicut frequenter in oratione petiverat. (Tocco, d. Prmmer, ch. 32, p. 107 ; trad. Pgues-Maquart, ch. 33, p. 89.) Comp., dans les Prires (Sertillanges, p. 80): Ordina statum meum... Sur le sens prgnant de ce mot statum chez saint Thomas, cf. J.-A. Robilliard, O. P., Sur la notion de condition (status) en saint Thomas, dans : Rev. des Sciences phil. thol., 1936, pp. 104-107. 9 Cf. Pgues-Maquart, pp. 139-140.

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    devait lui, Thomas dAquin, et que son Ordre devait, comme tel, demeurer dans la condition dun simple serviteur de la Vrit toute pure, dans la condition dun simple thologien.10

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    La puret est laspect positif de cette pauvret entendue comme attitude de lme trs ample et trs profonde. Comme pauvret, cette attitude rend possible le service et dispose tre serviteur ; comme puret, elle est le caractre total, intgral, et, pour ainsi dire, la virginit du service. Est pur ce qui nest pas atteint, ml, bless, contamin, diminu, mais, au contraire, intgral, non entam, entier et absolu. La pauvret est donc ce qui permet le sans mlange de la puret. Saint Thomas est pur serviteur, virginalement et purement serviteur, parce quil est dabord pauvre de lui-mme et, par cette pauvret, tout entier lhomme de celui quil avoue pour son Seigneur.

    Le service du docteur anglique a t royalement pur. Il a eu dabord cette puret du corps que nous appelons ordinairement tout simplement

    puret et dont on comprend souvent mal pourquoi le sens chrtien lui donne une telle importance. Peut-tre faut-il, pour en pressentir le prix, lenvisager non pas seulement en elle-mme, mais dans ce quelle permet ou dans ce que son contraire empche. En vrit, la puret, entendue au sens troit et ordinaire du mot, puret du corps, de limagination et du dsir, engage toute la vie spirituelle, parce quelle ouvre et que son contraire ferme toutes les possibilits de relations avec Dieu. Supposons une me indlicate ou fautive : elle ne nie pas lenseignement de la foi, mais elle se durcit et finit par se fermer aux lments les plus [269] dlicats de la foi ; sa sensibilit spirituelle smousse ; elle ne rejette pas les grands dogmes, mais leurs plus fines richesses ne lintressent plus : la Vierge, les Anges, les sacrements, la vie religieuse, la contemplation... ; volontiers, elle professe quon nen peut rien savoir et que cela nexiste pas. Au contraire, une me pure souvre dinstinct ces choses; elle les gote dans la mesure mme o elle est dlicatement pure : il semble que sa fidlit sur ce point lui ouvre les yeux et lui donne une vidence que son indlicatesse, instantanment, lui ferme ; elle sent trs bien que son progrs contemplatif est en connexion immdiate avec la dlicatesse et la fidlit de sa vie.

    Nous comprenons ds lors un peu ce que fut, pour le service de thologien quil tait appel fournir, la puret de saint Thomas, jentends la puret de son corps ; nous comprenons quel point elle tait un lment positif de son me de serviteur de la Vrit. Au surplus na-t-on pas insister ici : on connat la scne fameuse et dailleurs quelque peu enjolive de sa tentation, et le tmoignage que rendait, au lendemain de sa mort, son ami le plus intime, quil avait gard la puret dun petit enfant.

    Mais il est un aspect plus profond de la puret de saint Thomas comme serviteur de la

    Vrit : la puret intrieure de son me entendue dans le sens le plus positif et le plus riche du mot.

    Corrlativement la pauvret considre comme attitude fondamentale de lme, cette puret de serviteur de la Vrit consiste ne rien mler de soi cette Vrit, nen rien diminuer ou refuser, mais se rendre toutes ses exigences et accepter lAutre, le Matre tel

    10 Que telle ft aussi la conviction et la volont de saint Dominique, on le voit par le fait quil avait pens confier toute la partie administration et gouvernement aux frres convers : pas seulement la cuisine et la porterie, mais la fonction administrative du priorat elle-mme : initiative dune invraisemblable hardiesse, qui ne put dailleurs aboutir, mais qui montre bien quel point la vocation de serviteur de la Vrit telle que le fondateur des Prcheurs a voulu organiser dans son Ordre suppose un dgagement radical et une pauvret dlicate.

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    quil est, lui, non tel que, peut-tre, nous laurions fait ou conu. Quil domine lui, le Matre, quil soit affirm tel quil est, quil accomplisse ce quil veut, que je ne maffirme, moi, son serviteur, en nulle chose en face de lui, mais que je [270] sois tout entier au service, tout entier soumis et trs purement son ministre .

    Cette puret du serviteur est clatante chez saint Thomas dAquin. Elle clate dans ses prires o sexprime chaque instant le souci dun service exact,

    parfait, le dsir de ne rien gcher de luvre de Dieu par ces multiples imperfections, ces petitesses, ces brusqueries, ces veuleries o se trouve gaspille la meilleure volont. Rends-moi, Seigneur mon Dieu, obissant sans contradiction, pauvre sans dfection, chaste sans corruption, patient sans protestation, humble sans fiction, joyeux sans dissipation, triste sans abattement, grave sans rigidit, actif sans lgret, anim de ta crainte sans dcouragement, sincre sans duplicit, faisant le bien sans prsomption, reprenant le prochain sans hauteur, ldifiant de parole et dexemple sans faux-semblants...11 : il y a bon nombre de prires peu prs semblables. Que le souci de formule exacte ne nous fasse pas illusion : ce que saint Thomas veut ici, ce nest pas un nonc irrprochable de thologie morale, mais cest un irrprochable service, cest la perfection et la dlicatesse du service, cest de ne rien gcher de luvre do son matre.

    Elle clate encore, cette puret de son service, dans son caractre intgral, sans restriction ni mlange. Thomas dAquin est tout entier serviteur : il est l, la porte de son matre, avec toutes ses forces, lintgralit de ses moyens. Il ne fait pas, dans sa vie, une part qui serait pour soi et une part qui serait pour le service de Dieu : il est tout entier serviteur, intgralement au service, totalement pauvre de lui-mme et, pour cela, purement serviteur de lAutre, du Matre. Nous y manquons, nous, par malice quelquefois, parce que nous prfrons agir et jouir des choses pour notre propre compte que nous tenir prts pour le compte de Dieu; le plus souvent, nous y [271] manquons par faiblesse, par oubli, parce que nous sommes si peu tout entiers en ce que nous faisons que notre service effectif ne mobilise gure en nous que la moiti ou le tiers de notre personnalit. Un service total et totalement pur ne peut tre le fait que de trs grandes mes (de mme quun refus absolu du service : Nietzsche). Si lon se rappelle que la ncessit, fonde dans une vision parfaite des choses, de se tourner vers Dieu et de se porter vers lui avec la totalit de leurs forces, ou de se dtourner de lui tout entiers et dfinitivement, est, selon saint Thomas, le privilge des anges, on verra sans doute dans lintgralit ou la puret de son service lun des traits qui justifient le mieux son titre magnifique de docteur anglique .

    Enfin, la puret du service de la Vrit est encore clatante chez saint Thomas en ceci quil se garde de se mler lui-mme ce quil veut servir, dajouter quoi que ce soit ou de retrancher quoi que ce soit la Vrit quil sert. Il est pur dans ce service en tendant, autant quil est possible, tre pur instrument. Cest un ministre , dans toute la force du terme, que son activit thologique ; il exerce un doctorat sacerdotal. Il crira, dans sa Somme seule, plus de trois mille articles ; pas une fois, sauf ici ou l pour se rtracter, il ne parlera de soi : pas un de ces articles qui ne soit comme un ostensoir derrire lequel le thologien se cache en montrant son Dieu. Cest inou de puret, de dtachement sacerdotal, de virginit sacerdotale. Il est vraiment, celui-l, sorti de son pays et de sa parent. En dehors de la Vrit, en dehors du pur objet, on ne sait pas qui on a affaire. Est-il prince, Franais, g, partisan de lEmpereur, grand, Italien ? On ne sait : il est prtre ; il montre son Dieu et se cache ; il est thologien, ministre de la Parole, ministre de lObjet, et se cache. Cest mouvant ; il ny a rien de plus mouvant que cette espce dimpersonnalit de sa doctrine. Elle semble sans caractristiques particulires, on ne voit pas son temprament. De l ce manque apparent de caractre [272] tragique : il ny a pas de vibration humaine, mais le seul rayonnement de

    11 Prires, d. Sertillanges, pp. 82 et 83.

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    lobjet. Le Ecce ancilla Domini, fiat mihi secundum verbum tuum a t une fois de plus prononc et vcu : Je ne suis que serviteur, quil advienne selon votre parole vous.

    * * *

    Ainsi cette puret, valeur positive dune attitude de pauvret de soi chez un vritable serviteur, nous apparat-elle comme ralisant dj ce qui est la vertu propre et la consommation dune me de serviteur, la fidlit : Euge serve bone et fidelis.

    La fidlit est la vertu propre du serviteur parce quelle est une vertu dattachement autrui ; or le serviteur comme tel fait luvre dun autre, existe pour un autre. Il ne sert bien que sil est fidle. Il est fidle sil rpond lattente et la confiance dont il fait lobjet : ce qui implique deux qualits principales : la constance et la probit. Or ces deux qualits sont, chez saint Thomas, singulirement en relief, sa fidlit de serviteur se manifestant en constance surtout dans sa vie extrieure, en probit dans lintime de son me.

    Ce ne fut pas une parade ou une oisivet dore que le service de saint Thomas. La plnitude de sa vie, lintensit de son travail sont quelque chose dincroyable. Il est mort quarante-neuf ans laissant une uvre qui reprsente trente forts volumes in-4 o il ny a pas une faille dans la pense ou dans largumentation. Quon lise sa biographie ou les dpositions du procs de canonisation, parfois si faibles de contenu rel : tous les tmoins insistent sur lmouvante densit de chacune de ses journes en travail et en prire : Vacabat sine otio orationibus, studio et scripturae12 ; Tota vita ejus fuit aut orare et contemplari, aut legere, praedicare et disputare aut scri[273]bere aut dictare13. Toutes les dpositions du Procs sont unanimes rapporter, avec le tmoignage concernant la puret de saint Thomas, ce trait quon semble avoir particulirement retenu : cest un homme qui na pas donn une minute de sa vie autre chose quau service immdiat de la Vrit par la contemplation et len-seignement de la doctrine. Il est manifeste que, quand saint Thomas eut pris conscience de sa vocation de thologien, il ne se permit plus non seulement aucune perte de temps, mais quelque chose qui lui semblt une soustraction au service et la conscration de tout lui-mme la Vrit. Il vcut la lettre le mot du Contra Gentiles : Pour moi, je vois clairement, et comme la principale tche de ma vie, que je me dois Dieu en telle sorte que toute parole ou tout sentiment venant de moi lexprime. Ce fut l son ascse propre, ce fut sa fidlit de serviteur. Il ne laissa passer aucune de ces petites choses que le Matre lui avait confies. Quia super pauca fuisti fidelis : nous verrons bientt quelle fut sa rcompense.

    Mais le plus mouvant peut-tre de la fidlit de saint Thomas serviteur de la Vrit, ce fut

    linfinie dlicatesse et limmense respect dont son me fut remplie envers cette chose qui tait la chose de son matre et ne lui appattenait pas, quoi il devait et donna son loyal service, la Vrit. La fidlit au sens de probit, intgrit, dsintressement, est en effet la vertu propre et dcisive du serviteur. Elle suppose une attitude de pauvret et de puret; elle en est la consommation. Saint Thomas, ici, atteint la perfection dans le service.

    Il a un suprme respect pour tout le donn , jusquen ses fibres les plus dlicates, car il la reu de Dieu comme un dpt, il a la grance des choses du matre, qui ne lui appartiennent pas, et ce quon attend dun dpositaire et dun serviteur, cest quil soit fidle. Do, [274] chez saint Thomas, cette extraordinaire dlicatesse ne rien trahir de la Vrit, ne pas dpasser, ne pas minimiser ce qui lui a t donn, ou plutt remis, cette extraordinaire prudence dans la pense, dans laffirmation et dans lexpression. Cest une qualit bien connue de son uvre et de sa doctrine que cet quilibre de tous les points de vue, cette ampleur, cette facult de tout accueillir, de tout coordonner. Non quil ne soit pas de ces 12 Pgues-Maquart, Op. cit., p. 216. 13 Ibid., p. 260.

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    hommes qui, tant plus pntrants, accusent mieux les diffrences ; mais il est aussi de ces esprits qui, tant plus levs, saisissent mieux luniversel, et plus de choses dans une ide ; et il est surtout de ces serviteurs dlicatement soucieux de ne rien perdre, et de tout mettre en valeur, de ce que leur matre leur a confi. Gnie minemment catholique, parce que serviteur du principe mme de la catholicit.

    Ainsi alliera-t-il un sens trs aigu de la prminence absolue de Dieu, de la souveraine initiative du jeu de Dieu dans les mes, avec un respect dlicat et ferme des natures et de leurs lois. Ou encore portera-t-il ensemble au plus haut point le sentiment de la rationalit de la foi et celui du mystre. Il ne croit pas tout dmontrable, ni tout pntrable, et cependant ce nest pas peu de choses ses yeux que le travail de la raison croyante en activit de contemplation des mystres et dlaboration du donn ; expliquant ce texte de lvangile selon saint Jean : Cujus non sum dignus ut solvam corrigiam calceamenti , il rencontre linterprtation de saint Grgoire et de quelques autres docteurs entendant ce texte de notre impuissance pntrer le mystre de lIncarnation et dnouer le nud secret des deux natures. Saint Thomas cite cette glose avec respect, mais il ajoute : Intelligendum est plene et perfecte, nam quoquo modo et Joannes et alii praedicatores, licet imperfecte, solvunt corrigiam calceamenti14. Il nest que serviteur, mais on ne lui fera pas dire que le service du thologien ne soit rien.

    [275] Nous le verrons encore affirmer tout ensemble la validil de lactivit thorique et des dductions rationnelles, labsolu de la counaissance mtaphysique, et la ncessit du fait, lintrt des textes soigneusement et dment contrls. En thologie, il recueillera les tmoignages orientaux de la tradition chrtienne aussi pieusement que ceux de lOccident. Partout il allie avec un sens ingal de lunit des choses, et de la sagesse qui rpond cette unit, les plus grandes exigences de mthode, une scrupuleuse honntet dans les questions dobjet, de comptence, de mthode : sans quoi, dit-il souvent, les croyants, donnant pour dmontr ce qui ne lest pas, seraient la rise des incroyants et surtout feraient rire de la foi : risque dont son me de loyal serviteur smeut vivement.

    Grce cette irrprochable fidlit de son service, saint Thomas na pas teint la moindre petite lumire, la moindre parcelle de soleil. Il nest aucune requte de lesprit qui soit, chez lui, traite lgrement, superficiellement, qui soit froisse ou carte. Aucune me ne perrira, lcole de ce gant de la dialectique, la simplicit de son regard et de son cur ; lui-mme, sage parmi les sages, est aussi simple devant lvangile que saint Franois dAssise.

    Et cest parce quil est ainsi serviteur fidle quil est vraiment le docteur commun , quon trouve dans ses crits communis veritas, communis claritas, communis illuminatio, communis ordo et doctrina15 . Il est vraiment le docteur commun, lhomme de tous, parce quil nest pas lhomme de lui-mme, mais de la vrit, qui est tous et qui tous appartiennent ; de l cette confiance de tous en lui : on sait quil ne confisquera rien, quil ne prendra rien pour lui, mais quil donnera purement lobjet, la Vrit.

    [276] Cest cette fidlit absolue de serviteur que saint Thomas doit ce courage et cette hardiesse de soit uvre. Ce serviteur, cet esprit la suite, ce traditionnel, ce disciple de tout ce que les autres ont pu dire, est aussi tonnamment hardi. Il commente Aristote encore charg des suspicions de la hirarchie ; il crit des phrases toute simples qui sont des affirmations formidables, et pose des principes dont les consquences et la virulence nont pas encore dit leur dernier mot.

    En vrit, il est hardi parce quil est simple, il est courageux parce quil est serviteur. Celui qui nagit pas pour son propre compte, mais au service dun autre plus grand, loin de sasservir, saffranchit lgard de tout ce qui est en dessous. Il ny a pas plus hardi quune me jeune, un cur denfant qui, tant pauvre, pur et fidle, na rien craindre, rien perdre. 14 Saint Thomas, Comm. in Joan, ch. I, lect. 13, n 4. 15 Parole de Gilles de Rome, rapporte par Jacques de Viterbe. Cf. Pgues-Maquart, p. 296, n. 1.

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    Un tel serviteur est rempli de fiert, dassurance et daudace. Seulement cest une fiert humble, une assurance toute dfiante de soi, une audace toute circonspecte : parce que, sil na rien craindre ni rien perdre pour lui, il est comptable dun trsor dont il pourrait tout compromettre.

    Tel est saint Thomas. Grande leon pour nous. Soyons assez serviteurs pour tre indpendants et libres lgard

    de tout ce qui, pour le service de notre matre, doit tre moyen et instrument. Soyons assez serviteurs pour tre prudents et nous appliquer ne rien compromettre de ce qui ne nous appartient pas.

    * * *

    Il est temps que, pour mettre un terme cette contemplation, en Saint Thomas, dune me de serviteur da la Vrit, nous allions plus profond encore et dcouvrions la racine vritable et vivante de ce service. Un tel service, dirons-nous, ne peut se faire que par amour et dans lamour.

    [277] On pourrait se soumettre quelquun dans son corps, pour le servir en son corps, sans amour : par crainte ou par ncessit. Mais on ne peut pas se soumettre quelquun en son me, on ne peut pas se donner quelquun en son me, le servir en sa vie dme sans amour. On ne peut pas servir de ce service pur sans amour. Car un service absolument pur est un service de lAutre o lon ne garde rien pour soi : ce qui suppose videmment quon ait pous les intrts de cet Autre, quon nait plus de dsir et de plaisir que ceux du Matre. Un service absolument pur, absolument purifi, implique quon ait fait vivre lAutre en soi plus fort que soi-mme. Or cela ne se peut que par lamour, car lamour seul ralise lextase, la sortie de soi, lamour seul pouse et assimile ce point le bien de lautre, lamour seul assure vraiment les droits et lhgmonie du Matre dans une me.

    Cest pourquoi la source du parfait service de la Vrit auquel Thomas consacra sa vie fut ce rapport chaud, personnel et vivant la Vrit, qui a nom amour et, en langage chrtien, charit.

    Cest que, pour lui, la Vrit ntait pas seulement un objet de connaissance, pas seulement une ide, ni mme une chose, mais personne vivante aimer, personne vivante et misricordieuse qui soffre elle-mme dabord notre amour et met efficacement en nos curs glacs le germe vivant et chaud de lamiti. La Vrit, mais ctait la douce Vrit premire , le Dieu vivant dAbraham, dIsaac et de Jacob, ladorable Trinit, le Dieu Sauveur, le Verbe incarn, enfin, la Vrit, ctait Lui, Jsus-Christ.

    Prire que saint Thomas rcitait chaque jour au pied du Crucifix : Accorde-moi, Dieu misricordieux, de dsirer avec ardeur ce que tu approuves, de le rechercher avec prudence, de le reconnatre avec vrit, de laccomplir avec perfection, la louange et la gloire de ton nom...16 Il y en a ainsi plusieurs pages. Le serviteur [278] na de dsir, de plaisir et de dplaisir que ceux de son Matre, parce quil laime.

    Saint Thomas, malade la mort, Fosanova : Il voulut recevoir le corps de Notre-Seigneur et, lorsque ce corps lui fut apport, il se mit genoux et, avec des paroles dadoration admirable et prolonge, il le salua et ladora : Je te reois, prix de la rdemption de mon me; je te reois, viatique de mon plerinage, pour lamour duquel jai tudi, veill, travaill, prch et enseign...17 Du service de toute sa vie, dont il nous a dclar ds le dbut quil ne voulait faire autre chose ( Pour moi, je vois clairement et comme la principale tche de ma vie, que je me dois Dieu en telle sorte que toute parole ou tout sentiment venant de moi lexprime ), Thomas nous donne maintenant le motif et le secret : Pro cujus 16 Prires, d. Sertillanges, pp. 78 et 79 ; comp., pp. 98 et 99, etc. 17 Pgues-Maquart, Op. cit., p. 289.

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    amore... Pour lamour de qui... Thomas na pas accompli cet crasant service, ces trente annes dincroyable labeur sans une infidlit, pour autre chose que pour cet ami, de tous le plus secret, pour le sacrement devant lequel nous sommes plus pauvres que nulle part ailleurs, naccrochant plus notre conviction rien autre qu la foi. Et Thomas, qui ne parle pas la lgre, nous donne en mourant la raison de tout ce quil a fait : il a fait tout cela parce quil laimait.

    Enfin, un tmoin nous a rapport que, durant les derniers mois de la vie de Thomas, il le suivit un soir pour lobserver. Il vint, par derrire, dans la chapelle de saint Nicolas, o Thomas se tenait plong dans son oraison. Il le vit alors soulev de terre... Soudain, il entendit, dans la direction vers laquelle notre docteur, priant avec larmes, tait tourn, cette voix sortant du crucifix : Thomas, tu as bien crit de moi, quelle rcompense recevras-tu de moi pour ton travail ? Et lui de rpondre : Seigneur, rien dautre que vous!18 Nous touchons l au [279] dernier mot et la consommation du service de la Vrit qui est Dieu. Thomas a t un bon serviteur, il a bien crit, il a bien travaill. Quelle sera sa rcompense?

    La rcompense du bon serviteur, du vrai et pur serviteur qui ne sert que par amour, cest lintimit de son matre, cest dentrer dans la joie de son matre ( Euge, serve bone et fidelis..., intra in gaudium Domini tui! ) Car lamour ne se paie que par lamour, et celui qui sait demeurer pauvre, pur et fidle dans le service, parce quil est lami de lpoux (Jean 3, 29) trouvera sa rcompense dans la joie mme de lpoux.

    M.-J. Congar O. P.

    18 Ibid., p. 91. Comp. Saint Thomas, Comm. In Hebr., ch. XI, lect. 2 (Marietti, p. 411): [Credere enim oportet accedentem ad Deum, quia est, et inquirentibus se renumerator sit.] Ecce Dominus veniet, ecce merces ejus cum eo (Is 40). Merces autem est illud quod homo quaerit in labore. Voca operarios, et redde illis mercedem (Mt 20). Quae merces nihil est aliud quam Deus, quia nihil extra ipsum debet homo quaerere. Ego protector tuus sum et merces tua magna nimis (Gen 15). Deus enim nihil aliud dat nisi seipsum. Dominus pars haereditatis meae et calicis mei (Ps 15). Pars mea Dominus, dixit anima mea (Thren 3)...

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