Conférence Institut français de Prague
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8/8/2019 Confrence Institut franais de Prague
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Confrence de Luc Ferry21 avril- Institut franais de Prague
Merci beaucoup pour votre invitation. Je suis trs heureux dtre dans cette ville magnifique
pour parler dun sujet plus difficile quon ne croit dordinaire et que je voudrais essayer derendre aussi intressant que possible.
En vrit, quand on pose la question de luniversalit des droits de lHomme, on se demande
gnralement si on peut les exporter, sil ne sagit pas deuropocentrisme, de
nocolonialisme. On se demande pourquoi on a parfois tant de difficults les faire adopter
dans dautres pays. En Chine, dont on parle beaucoup aujourdhui, par exemple, quest-ce qui
freine, quest-ce qui fait obstacle ? Les droits de lHomme, est-ce une ide particulire
lEurope ou bien une ide qui peut valoir pour le monde entier ?
Prenons les grandes dclarations des droits de lHomme : la dclaration amricaine de 1776,
la dclaration franaise de 1789. Si on en faisait ce que les philosophes appellent unephnomnologie, on sapercevrait que le problme particulier/universel est dj au cur de
ces dclarations. Quel est le sens, par exemple, de notre dclaration franaise ? Elle signifie
une chose assez grandiose bien quil sagisse dun petit texte : elle signifie que ltre humain a
des droits, cest--dire que tout tre humain mrite dtre respect indpendamment de toutes
ses appartenances communautaires, de tous ses enracinements dans une communaut
particulire quelle quelle soit. Au fond quelle que soit mon appartenance une communaut
( une Gemeinschaft diraient les Allemands) linguistique, religieuse, culturelle, ethnique et
mme nationale, je mrite dtre respect en tant qutre humain, donc abstraction faite des
appartenances communautaires. Lide qui anime cette dclaration des droits de lHomme est
quil y a un universel dans ltre humain qui mrite le respect : tous les tres humains mritent
dtre respects quels que soient leur sexe, leur race et leurs appartenances linguistiques,
culturelles etc. Cest cette ide-l qui fonde la dclaration universelle des droits de lHomme.
Mais voyez que cette ide est paradoxale dans la mesure o elle pose que les droits de
lHomme sont universels alors mme quelle napparat que dans un petit coin du monde qui
sappelle lEurope, et pas ailleurs. Quand on rflchit lextension des droits de lHomme, il
faut se demander pourquoi lide apparat chez nous et pourquoi elle ne sest pas dveloppe
tout de suite et partout. Quest-ce qui empche que les droits de lHomme ne se dveloppent
aussi aisment dans un certain nombre dendroits du monde qui les refusent explicitement ?
Je vous raconte une anecdote afin dillustrer mon propos. Un jour, jtais Kairouan qui est
au bord du dsert, en Tunisie, invit par des gens charmants faire une confrence sur laDclaration des droits de lHomme. Javais beaucoup plus de personnes quaujourdhui en
face de moi mais pas ncessairement trs avenants. Il sagissait, contrairement vous, de
gens un peu hostiles. Javais 500-600 personnes en face de moi dont beaucoup taient des
islamistes assez fanatiques. Jtais invit par la Ligue des Droits de lHomme, donc plutt des
dmocrates, et il y avait l une masse immense de militants islamistes qui sont arrivs en
vocifrant et en disant : Arrtez, stop au nocolonialisme, on en a assez de vos discours de
blancs sur les droits de lHomme . a commenait trs mal. Javais un peu peur que cela ne
devienne violent. Jarrte alors la confrence et la conversation sengage peu prs de la
faon suivante :
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Ecoutez, soyez gentils, moi je suis venu de Paris, je ne suis pas agressif. Essayons de parler
entre nous. Que voulez-vous exprimer ?
- Les droits de lHomme ne sont pas universels. Cest une ide qui vient de chez vous,
dEurope. Cest de leuropocentrisme, vous tes encore dans une logique de colonisation.
- Mais pourquoi me dites-vous a ?
- Parce que les droits de lHomme ont t invents chez vous. Chez nous, on a dautres textes,nous avons la Charia et nous navons pas besoin de vos droits de lHomme.
- Mais enfin, lalgbre a t invent chez vous, dans la culture arabe. Et tout le monde sen
sert aujourdhui. Le mot se dit algbre dans toutes les langues du monde. Cela prouve une
chose : une ide peut venir de quelque part, peut avoir une gographie et une histoire, une
ide peut tre particulire au sens o elle est ne telle date et en tel lieu, et peut nanmoins
tre tout fait universelle. Personne ne songerait se priver dutiliser lalgbre sous prtexte
que ce sont les Arabes qui ont invent ce systme de codification des mathmatiques ! Cela
naurait aucun sens. Une ide peut donc la fois tre particulire et universelle .
Il en va de mme pour les droits de lHomme : cest une ide qui est ne en Europe
mais qui a une vocation luniversalit. Il faut donc la fois sinterroger sur cette originesingulire europenne et sur ce qui freine son expansion. Je vous propose de reprendre ces
deux points, en partant de la question quil faut dabord lucider : quest-ce qui a permis que
cette ide spanouisse en Europe ? Quand vous ouvrez nimporte quel manuel de philosophie
ou dhistoire des ides politiques, vous allez trouver invitablement toutes les tapes de la
construction des droits de lHomme depuis les stociens (cest gnralement lorigine quon
prsente dans les manuels de philosophie), le christianisme, Luther et la rforme protestante,
la philosophie des Lumires etc., jusqu lhumanitaire moderne avec, par exemple, Henri
Dunan et la cration de la Croix-Rouge. Dans cette histoire, il y a deux moments dont la
comprhension est indispensable pour saisir la singularit de lide europenne des droits de
lHomme. La signification et limportance de ces deux ides fondatrices sont la plupart du
temps occultes dans les manuels. Lune vient du christianisme, lautre apparat chez Pic de la
Mirandole, passe par Rousseau, se retrouve chez Kant puis plus tard dans la phnomnologie
de Husserl.
I Les deux ides fondatrices des droits de lhomme : lhritage chrtien et lhritage
rousseauiste
Commenons par lEvangile. On y trouve une parabole qui est cruciale pour comprendre la
gense des droits de lHomme, qui ne remontent pas aux stociens comme on le dit souvent,btement mes yeux, mais aux Chrtiens. Cette parabole, cest bien entendu la parabole des
talents. Chaque serviteur reoit une quantit de talents au dpart, et cest celui qui les a fait
fructifier au lieu de les enterrer ou de les dpenser qui est rcompens.
Que signifie cette parabole par rapport au monde aristocratique, au monde de la cit grecque ?
Dans la culture grecque, aristocratique, la vertu dun tre humain se dfinit comme
lexcellence dans un genre. Aristote parle en ce sens dun oeil vertueux . Quand javais 17
ans, que jtudiais la philosophie et que je lisais LEthique Nicomaque, ces textes o
Aristote parle dun cheval vertueux ou dun il vertueux me paraissait bizarre. En franais,
on parle de vertu quand quelquun a fait quelque chose de bien, quelque chose qui est
mritant, quelque chose qui est dun ordre moral : un il ne peut pas tre dit vertueux. Cettenotion dil vertueux repose en fait sur lide quil y a une hirarchie naturelle des tres.
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Il y a des tres qui sont mauvais par nature, dautres qui sont bons par nature et dautres qui
sont trs bons, excellents. Un il vertueux est un il qui est gale distance entre deux
dfauts qui sont, dun ct la myopie (lil qui ne voit pas de loin) et de lautre ct, la
presbytie (lil qui ne voit pas de prs). Lil excellent, cest celui qui est juste au milieu.
Tous les autres yeux sont moins bons que celui-ci. Le monde aristocratique est structur par
cette ide quil y a une hirarchie naturelle des tres : en haut, ceux qui sont bons par nature,les aristocrates et en bas ceux qui sont mauvais, les esclaves ; entre les deux, il y a toute la
hirarchie des tres. Autrement dit, la vertu se dfinit comme une qualit naturelle, comme un
talent naturel. Lhomme vertueux, cest celui qui est bien n, qui est dou, talentueux ds le
dpart. Par exemple, Mac Enroe, Borg, Lendl ou Federer, les grands joueurs de tennis, sont
des aristocrates du tennis, ils sont bien dous ds le dpart, ils sont des tennismen
vertueux .
Que renverse le monde chrtien ? Le monde chrtien, et cest le sens de la parabole des
talents, va dire que la dignit dun tre, sa vertu, ne dpend pas des talents quil a reu au
dpart mais uniquement de lusage quil en fait. Ce qui compte, ce nest pas la nature, mais la
libert, ce nest pas ce que vous avez reu au dpart mais ce que vous allez en faire. En clair,un petit trisomique 21, un petit enfant dbile, a la mme dignit sur le plan moral quEinstein
ou Newton. La preuve ? On la retrouve dans la premire page des Fondements de la
Mtaphysique des murs de Kant : ce qui montre ses yeux que le monde aristocratique a
tort, que les vertus ne sont pas lies aux dons naturels comme le pensent les Grecs, cest que
tous les dons naturels sans exception peuvent tre mis aussi bien au service du mal que du
bien. Par exemple, lintelligence, la beaut, la force physique sont des dons naturels. Ce qui
prouve aux yeux dun chrtien comme Kant que ces qualits nont rien voir avec la vertu,
cest quelles peuvent tre mises aussi bien au service du mal quau service du bien. On voit
travers cet exemple que la vertu dun tre, cest la libert, lusage quil fait librement de ses
talents naturels, et non pas ce quil a reu en partage sa naissance. Dans lunivers chrtien,
scularis par Kant, tous les tres se valent moralement, du moins au dpart. On a l le
fondement essentiel des droits de lHomme : lgalit des tres humains en termes de dignit
morale ; cest le premier principe fondamental des droits de lHomme. Au fond, on pourrait
dire que les droits de lHomme ne sont que du christianisme scularis.
Pic de la Mirandole et Rousseau ont ajout une deuxime ide qui est tout aussi simple
et gniale : presque plus profonde que celle des chrtiens, quelle va approfondir
considrablement. Cette ide merge travers tout le dbat qui va sinstaller partir du 18me
sicle sur la question de la diffrence entre humanit et animalit, dbat ouvert par Descartes
mais auquel vont participer des centaines de savants, de philosophes, de thologiens. Quest-
ce qui fait la diffrence entre lhumain et lanimal ? Question qui est absolument insparablede la question de lhumanisme moderne. Si on dit que lhumain a des droits, quil y a des
droits de lHomme, et quil est le seul en avoir, alors pourquoi le cheval ou le lapin nen
ont pas ? Quest-ce qui fait que lhumain a quelque chose de singulier justifiant quon fasse
une dclaration des droits de lHomme alors quon ne fera pas une dclaration des droits du
cheval, du lapin, ou du poulet ? Il doit y avoir dans lhumain quelque chose qui explique cette
dclaration des droits de lHomme, au moins aux yeux de ceux qui y croient, une spcificit
qui explique que tout tre humain mrite dtre respect part des autres animaux. Tout le
dbat sur lanimal, qui peut nous paratre aujourdhui un dbat pour les classes de lyce, un
dbat presque enfantin, est en ralit un dbat fondamental aux 17me
-18me
sicles, un dbat
dont lenjeu est la naissance de lhumanisme : il faut dfinir lhumain par opposition Dieu,
dun ct, et aux animaux de lautre. Il nest ni ange ni bte , dit Pascal. Il est la foisdiffrent de Dieu et diffrent de lanimal. Et cest cette spcificit de lhumain quon cherche
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dfinir pour expliquer pourquoi il y a une dclaration des droits de lHomme. Il doit y avoir
une spcificit, un propre de lhomme que les philosophes du 18me
sicle vont chercher
dfinir.
Qui va donner la dfinition la plus gniale ? qui va vraiment fonder la Dclaration
franaise des droits de lHomme ? Rousseau, dans un petit texte que je vous rsume et quiest proprement g-ni-al. Je ne connais pas de texte plus profond et plus simple en mme
temps. Dans ces 15 lignes, il y a, mon avis, lessentiel de la philosophie moderne. Dans le
Discours sur lorigine de lingalit, Rousseau affirme que, contrairement ce quon a dit, la
diffrence entre lhumain et lanimal ne tient pas lintelligence. Les animaux sont
intelligents, et parfois plus intelligents que certains humains. En termes dintelligence, les
animaux et les hommes ne varient que par le degr, du plus au moins quantitativement ; mais
manifestement les animaux sont quand mme intelligents. Ce nest donc pas l lessentiel.
Serait-ce le langage, la communication ? - Pas du tout : tous ceux dans cette salle qui ont un
chien savent parfaitement que les chiens sont capables de communiquer, de se faire
comprendre sil le faut, sur des thmes simples tout le moins ; et aujourdhui nous savons
que les grands singes, orangs-outangs, bonobos, sont capables de matriser correctementjusqu 200 mots de langage. Serait-ce laffectivit, comme le pense Descartes, qui dit que
les animaux en sont dpourvus, quils ne sont que des machines ? - Pas du tout, rpond
Rousseau, les animaux ont manifestement une affectivit. Quand on les torture, ils crient, ils
pleurent, quand on est gentil avec eux, ils sont affectueux. L encore, certains animaux sont
mme lvidence plus gentils, plus aimables et plus affectueux que certains humains.
La vraie diffrence, Rousseau la nomme perfectibilit . La vraie diffrence, cest que
lanimal est entirement guid par linstinct naturel : il est compltement programm par le
code de linstinct. Il y a un code du lapin, un code du chat. Jai eu une trentaine - voire une
quarantaine - de chats. Je vous assure quils se ressemblent quand mme tous. Ils chassent les
souris de la mme faon, ronronnent de la mme faon, jouent de la mme faon Les
animaux sont guids par leur instinct naturel comme par un logiciel. La preuve, dit Rousseau,
et il donne un exemple magnifique, une mtaphore dune infinie profondeur, cest quun chat,
comme il est programm par son instinct de carnivore, pourrait se laisser mourir de faim
ct dun tas de bl ou dun tas de riz parce quil ne savisera pas den essayer alors que cela
lui permettrait de survivre pendant un certain temps. De mme, dit Rousseau, le pigeon est
tellement programm par son instinct de granivore quil se laisserait mourir de faim cot
dun bassin remplie des meilleures viandes alors quil pourrait saviser lui aussi den essayer
et quil pourrait survivre un certain temps en mangeant de la viande. Au contraire, ltre
humain est tellement peu programm par linstinct quil peut commettre des excs jusqu en
mourir, comme fumer, boire de lalcool. Rousseau ajoute cette phrase magnifique : car enlui (ltre humain), la volont parle encore quand la nature se tait . En dautres termes, dans
lanimal, la nature parle tout le temps et trs fort alors que, dans ltre humain, il y a de lanti-
nature (dirait Levinas), il y a une capacit darrachement la nature. Il y a mme une capacit
aller contre la nature, cest le suicide. Grand dbat avec les zoologues contemporains : est-ce
que les baleines se suicident, est-ce que les lemmings se suicident ? Tout ce dbat va venir de
l, de savoir si les animaux peuvent tre anti-naturels comme les tres humains.
Vraisemblablement, la diffrence cest que les tres humains se suicident par dsespoir et pas
les baleines. Mais on pourrait en discuter longtemps.
Quest-ce qui prouve que cette ide nest pas fausse ou quelle a un sens ? Il y a un argument
de Rousseau que je trouve lui aussi passionnant et qui va susciter le dbat pendant deuxsicles, dbat qui nest pas termin. Rousseau dit : la preuve que ltre humain a la capacit de
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sarracher la nature, de se retourner contre la nature, l o lanimal est programm par le
code de son espce, cest que seul ltre humain va avoir une histoire. Il aura mme une
double histoire, comme la montr un de nos grands historiens de la philosophie, Alexis
Philonenko. Premirement, il y a une histoire de lindividu, cela sappelle lducation. Les
animaux, de manire gnrale, nont pas besoin dducation : cest un argument fort en faveur
de la thse de Rousseau. Prenez les documentaires animaliers sur les crocodiles ou sur lespetites tortues marines. On a vu mille fois la tlvision, ces images des petites tortues
marines qui sortent de luf : elles brisent la coquille, et, ds quelles mettent le nez dehors,
elles sont exactement comme des adultes. Elles savent marcher, nager, manger, et nont
besoin daucune ducation. Elles sont immdiatement comme un adulte en miniature. Au
contraire de la petite tortue, le petit homme reste volontiers la maison jusqu lge de 25
ans ! Il a besoin des parents pour survivre, sinon il meurt, purement et simplement. Pourquoi
est-ce une preuve quil nest pas guid par linstinct ? - Parce quun tre qui est entirement
guid par la nature, na pas besoin dhistoire, dducation. La nature lui tient lieu dducation.
Moins un tre est guid par la nature, plus il a besoin dune ducation, plus il est libre, moins
il est form dentre de jeu vivre.
Mais il est en outre une seconde historicit, que lon rencontre encore moins chez les
animaux, et qui nest pas lhistoire de lindividu mais lhistoire de lespce. Une fois encore,
largument est trs fort : les socits animales nont pas dhistoire. Les termites, les ruches, les
fourmilires sont les mmes depuis 100 000 ans, depuis quelles existent. Quand vous
regardez Prague, Paris, Londres ou New-York, a change de 100 ans en 100 ans, parfois de 10
ans en 10 ans, hlas ! Si vous remontez 10 000 ans en arrire, vous ne pouvez pas reconnatre
la ville dans laquelle vous tes n. Il y a une histoire de lespce humaine qui sappelle
culture , politique , et cette histoire nexiste pas chez les animaux. Les socits animales
sont sans histoire parce que les animaux sont guids par la nature tandis que les tres humains
ont cette capacit de sarracher au programme de linstinct capacit que Rousseau nomme
perfectibilit et que nous pouvons nommer aussi libert , en ce sens que lhumain nest
pas prisonnier dun code dterminant comme lest lanimal. Par consquent aussi, ltre
humain peut sarracher toutes les appartenances communautaires. Sa libert lui permet
dtre en quelque sorte au-del de toutes les appartenances communautaires, quelles soient
nationales, culturelles, ethniques, linguistiques ou historiques. Comme le dira un grand
rvolutionnaire franais, Rabaut Saint-Etienne : Notre histoire nest pas notre code . Nous
ne sommes pas prisonniers de lAncien Rgime. Nous pouvons faire la Rvolution. Nous
pouvons nous retourner contre notre histoire pour la critiquer et inventer une autre histoire -
celle de la dmocratie en loccurrence -, et cest cette capacit que les animaux nont pas. Les
animaux sont totalement programms par la nature alors que nous disposons dune libert qui
nous permet de nous arracher toutes les appartenances communautaires, quelles soientnaturelles ou historiques.
Voil les deux ides qui vont servir de racine la dclaration des droits de lHomme. Lide
chrtienne dune gale dignit des tres humains et lide, que jemprunte Rousseau mais
quon rencontre dj chez Pic de la Mirandole et quon retrouve plus tard chez Kant, Husserl,
chez Heidegger lui-mme (le propre de lhomme comme ek-sistence ), dans toute la
tradition phnomnologique, donc, et bien sr dans lexistentialisme sartrien: cette ide que
ltre humain se dfinit par la libert entendue comme capacit darrachement la nature et
lhistoire. Ni le code de la nature, ni le code de lhistoire ne prforment ltre humain. Il ny a
pas de dterminisme : il est libre et cest cette libert qui lui permet de transcender toutes les
communauts. Cest cela qui fonde lide de la dclaration des droits de lHomme et lideque ltre humain mrite dtre respect en dehors de toute appartenance communautaire.
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Ces deux ides appartiennent une tradition philosophique la fois chrtienne et europenne
mais nappartiennent pas ncessairement dautres civilisations. Et cest l quil y a, mon
avis, un paradoxe. Car la vocation dune ide est universelle mais lhistoire et lorigine de
lide sont particulires, singulires. a part dun petit coin du monde, si je puis dire, et a
prtend valoir pour tous les autres. Quest-ce qui fait que a a march ? Cest le deuximevolet de mon expos. Pourquoi ces ides se sont-elles installes en Europe et pas ailleurs ou
trs difficilement ailleurs ?
II De lhistoire intellectuelle lhistoire relle : la naissance du mariage damour et la
famille moderne comme fondements rels des droits de lhomme
L, je vais vous raconter une histoire trs peu connue, dont les manuels ne parlent
pratiquement pas, que les historiens ne nous ont dvoile quil y a une quarantaine dannes,
pas davantage, et qui est lhistoire de la vie prive. Et cette histoire de la vie prive est lorigine, concrtement, de linstallation des droits de lHomme en Europe. Cest une histoire
de lintimit, celle du mariage damour en Europe. Vous verrez le lien avec les droits de
lHomme tout lheure. A priori, a n'est pas vident ; a posteriori, vous comprendrez
pourquoi cest la vritable histoire des droits de lHomme que je vais vous raconter
maintenant. Car les droits de lHomme ne sont pas passs par les ides mais par la vie
quotidienne des europens, qui a t pour lessentiel la vie des familles et, progressivement, la
vie des familles fondes sur lamour.
Le plus grand historien de la vie prive est sans doute Philippe Aris ; cest le premier dentre
eux. Dautres aprs lui, Edward Shorter par exemple, un grand historien amricain qui a
notamment critLa naissance de la famille moderne,ont continu le travail. Je vous conseille
galement un petit livre de mon ami Franois Lebrun, La vie conjugale sous lancien
rgime, et une petite nouvelle de Guy de Maupassant qui sappelleJadis et qui porte elle aussi
sur la naissance du mariage damour.
Que nous apprennent ces historiens ?
Au Moyen-ge, le mariage damour nexistait pas. On ne se mariait jamais par amour. Les
grands mythes amoureux du Moyen-ge, par exemple Tristan et Iseult, sont des mythes hors
mariage. Les deux motifs du mariage nont rien voir avec le sentiment. Le premier motif est
ce quon appelle le lignage, cest--dire la transmission du nom, du patrimoine, ses enfants, lan. Cest la raison pour laquelle lan est important. Et le deuxime motif ? Comme
lEurope est une Europe de petits paysans, pour lessentiel, on a besoin de bras, de force de
travail pour faire vivre la ferme. Les motifs du mariage sont donc le lignage, le nom, la
biologie et lconomie. Rien voir avec lamour. Comme le dit mon ami Franois Lebrun
joliment, dans le mariage quelquefois les gens saiment, mais cest trs rare .
De toute faon, telle est la deuxime leon des historiens de la vie quotidienne, les
historiens des mentalits , on ne se marie pas au Moyen-ge, on est mari de force. Cest
dans Molire que vous trouvez pour la premire fois des enfants qui se rvoltent contre leurs
parents qui veulent les marier. Dans la ralit, jusquau 18me
sicle, des enfants qui se
marient sans lautorisation des parents peuvent tre punis de mort. On ne plaisante pas avec lemariage. On nest mme pas mari par les parents, mais souvent par le village tout entier. Le
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mariage nest pas une affaire prive, cest laffaire de la communaut villageoise toute entire.
Dans la petite paysannerie, on met des champs ensemble, dans laristocratie, des pays
ensemble mais cela revient au mme : on ne se marie pas par amour, on est mari par une
communaut qui peut tre le village, la province, la rgion, le pays ; de toute faon on est
mari, ce nest pas une affaire de choix priv. Il y a une coutume qui en tmoigne pendant
tout le Moyen-ge : le charivari. En franais contemporain, cela veut dire du bruit, du boucan.Au Moyen-ge, cest une coutume qui traverse toute lEurope et qui consiste en la chose
suivante : quand un mari est cocu, quand il est tromp par sa femme et quil a les cornes qui
poussent, tout le monde sen mle. Quand il est cocu, on lassied lenvers sur un ne ou un
buf, on lui fait traverser le village, on le peint ventuellement en rouge, on lui jette des
lgumes pourris la figure, on lui tape un peu dessus ; puis on remet la femme et le mari dans
la maison et on tape sur la maison avec des casseroles, des bches, des poles, des pioches
pendant 48 heures. Coutume trs intressante car elle montre que le mariage nest pas une
affaire prive. Comme cest la communaut qui a mari les gens, cest le village tout entier
qui rappelle la loi de la cit aux poux malheureux. Il ny a pas dintimit. Dans les maisons
du Moyen-ge, il ny a dailleurs pas de couloirs, pas de portes. Rappelez-vous, quand on
tait petit, on nous apprenait que Louis XIV faisait ses besoins en public. Mme Versailles,il ny avait pas dintimit. Et si vous avez la chance de visiter les appartements privs, vous
verrez quils sont tout petits et quon y vivait aussi les uns sur les autres. Lessentiel des
maisons paysannes tait constitu dune pice et tout le monde tait entass avec tout le
monde.
Comment est-on pass du mariage forc au mariage damour ? Il faut mettre cela en rapport
avec la naissance de lindividu, cest--dire lun des aspects les plus intressants du
capitalisme. Cest une histoire passionnante. Quand le capitalisme va inventer le salariat, que
lon va enfin payer les gens avec un salaire, le capitalisme va inventer aussi le march du
travail. On a en France des tudes intressantes sur les jeunes filles de Bretagne. Les petites
jeunes filles de 18-20 ans vont sarracher la communaut villageoise comme des petits
individus, des lectrons. Communaut dans laquelle elles taient maries de force par le cur
du village, les parents, la famille. La jeune fille va partir pour aller, par exemple, travailler
dans une usine ou pour tre domestique dans une maison bourgeoise. Or cette petite jeune
fille va avoir pour la premire fois de sa vie une double libert : elle chappe au contrle de la
communaut et, le salaire tant une formidable mancipation, contrairement ce que dit
Marx, elle a pour la premire fois de sa vie une autonomie financire. Elle, qui est libre du
poids de la communaut du village, du cur et des parents et dote dune petite somme
dargent qui lui permet davoir une autonomie financire, au lieu de se laisser marier de force
avec un vieux barbon quelle dteste, comme dans LAvare de Molire, elle va videmment
dcider de se marier si possible avec quelquun qui lui plait, donc par amour. Voyez en quelsens cest paradoxalement le capitalisme qui va inventer le mariage damour. Et ceci va avoir
trois ou quatre consquences gigantesques, abyssales, en Europe, qui vont permettre aux
droits de lHomme de sinstaller chez nous.
Premire consquence, on va se mettre aimer les enfants comme jamais dans lhistoire de
lEurope. On les aimait sans aucun doute dans lantiquit, mais au Moyen-ge, la mort dun
enfant tait souvent moins importante que celle dun cheval. Je cite souvent une phrase de
Montaigne, crivant lun de ses amis et qui lui dit : Jai perdu, cher ami, deux ou trois
enfants en nourrice. Je suis certain quil ny a pas un pre de famille ou une mre de famille
dans cette salle qui pourrait prononcer aujourdhui une phrase pareille. Aucun pre dans cette
salle nignorerait le nombre denfants quil a perdus. Rousseau abandonne ses cinq enfants,Bach a perdu dix enfants, Luther a perdu dix enfants ; ils en avaient du regret, mais bon,
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ctait la vie, ce ntait pas trs grave. Dans la petite paysannerie, on sintressait au premier,
au deuxime, voire au troisime mais le quatrime on le tuait. Je donne dans mon livre sur
la famille lexemple dune nourrice laquelle on a confi 20 enfants dans lanne et qui nen
a pas rendu un seul vivant ! Elle n'a pas t mise en examen pour autant, cela ne gnait
personne. Je cite aussi lhistoire dun cantonnier de village qui, chaque matin, ramassait deux
ou trois nourrissons, les mettait dans sa hotte et allait les dcharger sur le parvis de lglise dela ville d ct. Quand il dchargeait sa hotte, il y avait un ou deux enfants qui taient morts
au vu et au su de tout le monde. Cela ne gnait personne. Le mariage damour va entraner un
amour des enfants quon navait jamais vu, jamais connu probablement dans lhistoire de
lhumanit. Bien sr, on pourra toujours trouver des exceptions, mais, au total, cest un fait
historique alors quaujourdhui, le deuil dun enfant est devenu dans la plupart des familles la
pire chose qui puisse arriver quelquun. Consquence majeure : le problme politique va se
formuler en termes de gnrations futures. La question se formule de la faon suivante : quel
monde, nous, les adultes, voulons-nous laisser nos enfants ? Cette formulation-l est
directement lie cet intrt port lenfance qui nexistait pas avant lexistence du mariage
damour.
La deuxime consquence du mariage damour, cest le divorce - invitable si vous fondez le
mariage sur lamour. Si vous fondez le mariage exclusivement sur le sentiment, alors,
videmment, quand lamour disparat, le divorce devient quasi invitable. Quand on fondait le
mariage sur tout sauf lamour, peu importe quon saime ou pas, ce ntait pas le but de
laffaire. On pouvait donc rester ensemble sans amour. Troisime consquence :
laugmentation des divorces donne certains limpression que tout fout le camp , que la
famille est brise. Cest le discours que la droite tient habituellement aujourdhui, en tout cas
en France. Cest un discours qui est parfaitement idiot car, au contraire, jamais la famille ne
sest porte aussi bien quaujourdhui. On confond deux choses : on oublie quon divorce
parce que dsormais la famille est fonde sur lamour et non plus sur le lignage et lconomie.
Autrement dit, soyons clairs : au Moyen-ge, la famille tait beaucoup plus brise,
recompose et monoparentale quaujourdhui pour des raisons dmographiques, pour des
raisons de mortalit prcoce. Le paradoxe aujourdhui est que tout le monde veut se marier,
ou en tout cas vivre en couple en tant fidle autant que possible, mais que cela ne marche pas
toujours, parce que lamour est chose beaucoup plus fragile que lconomie ou le lignage ; il
disparat parfois. Tout le monde, y compris les prtres et les homosexuels, veut se marier ! Il y
a l quelque chose qui tmoigne de la vitalit de la famille. Seulement, encore une fois, quand
on la fonde sur le sentiment, il y a un risque dchec.
Pour rsumer, il y a trois ges de la famille. Un, la famille du Moyen-ge qui est une
association qui na rien voir avec lamour. Deux, la famille bourgeoise de 1850 1950.Cest celle quaujourdhui on idalise en disant que ctait mieux avant, car les gens ne
divoraient pas. En effet, nos prsidents de la Rpublique ne divoraient pas. Leurs familles
allaient-elles mieux pour autant ? Le jour de lenterrement il y avait les matresses, les enfants
adultrins. On ne divorait pas parce que a ne se faisait pas. Mais quand on regarde de prs
la famille, elle tait mine de lintrieur par des mensonges, des infidlits, des secrets.
Jajouterais mme que les enfants seront quelque fois moins malheureux travers un divorce
russi qu travers un mariage rat. On idalise la famille bourgeoise mais il faut rappeler
quelle reposait sur un pilier fondamental qui nest pas trs reluisant : le bordel. Il faut aussi
rappeler que les femmes sacrifiaient non seulement leurs vies professionnelles mais aussi trs
rapidement leurs vies affectives, amoureuses, des maris qui les trompaient pied, cheval
ou en voiture. Cest ce quon oublie de dire, et sil faut comparer les trois ges de la famille,
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comparons tous les termes du problme. Alors on saperoit que la famille va plutt mieux
aujourdhui quavant, et que le divorce est le prix du mariage damour.
Je voudrais faire le lien maintenant entre les deux moments : celui des ides, de lhistoire
intellectuelle, et celui des faits, de lhistoire relle, en loccurrence de lhistoire de la vie
prive. Que sest-il pass en Europe ? Il sest pass que nous avons vcu au 20me
sicle unsicle de dconstruction - dAbbau, comme disait Heidegger. Je ne sais pourquoi, les
amricains attribuent le terme Derrida, qui nest quun pigone mineur de Heidegger, alors
quil vient videmment dabord du fameux marteau de Nietzsche, puis, bien entendu, de
Heidegger. Nous avons dconstruit la tonalit en musique avec Schnberg, la figuration en
peinture avec Picasso et Kandinsky, les deux pres fondateurs, lun du cubisme, lautre de
lart abstrait. Nous avons dconstruit les principes traditionnels du roman avec Joyce et le
nouveau roman, et puis nous avons dconstruit les figures traditionnelles du sur-moi, disons
de la morale chrtienne, de la morale religieuse, de la morale bourgeoise comme on disait en
1968.
Que sest-il pass au fil de cette dconstruction ? Il sest pass une chose incroyable qui adirectement rapport avec notre sujet. On a dconstruit toutes les figures traditionnelles du
sacr. Quest-ce que le sacr ? Le sacr, tymologiquement, cest ce pour quoi on peut se
sacrifier, ce pour quoi on peut donner sa vie, ce pour quoi on peut mourir. Au fond, des
valeurs sont sacres quand on peut faire pour elles le sacrifice de la vie. Si je peux mourir
pour une valeur, cest quelle mapparat tort ou raison, peu importe ici, comme sacre.
Quest-ce quon a tenu comme sacr en Europe depuis 2000 ans ? Pour quels types de motifs
les Europens sont-ils morts massivement, violemment, brutalement ? On est mort pour Dieu :
il y a eu de nombreuses guerres de religion en Europe. Et dailleurs quand vous y regardez de
prs, tous les conflits encore aujourdhui sont prforms par des guerres de religion, que ce
soit en Bosnie ou en Irlande. Les religions ont t la fois un facteur de constitution des
communauts et un facteur de guerre. Mais vous remarquez aussi quaujourdhui, il ny a plus
de fous de Dieu en Europe ; il ny a plus, en Europe, de gens qui meurent pour Dieu, et cest,
je crois, une bonne nouvelle. On est mort pour la patrie. Chacun sait que la Seconde Guerre
mondiale a fait 53-55 millions de morts. Puis on est mort pour la Rvolution. Le communisme
aura fait environ 120 millions de morts. Les trois grands motifs de sacrifice en Europe furent
Dieu, la patrie, la Rvolution. Vous remarquerez une chose, cest que ces trois grandes figures
du sacr sont aujourdhui dconstruites. Parmi les jeunes gens que jai autour de moi ou que je
rencontre ici ou l, aucun Paris ne serait prt mourir ni pour Dieu, ni pour la patrie, ni pour
la rvolution. Jai autour de moi des croyants, de fervents chrtiens, des patriotes qui aiment
la France ou, ici, qui aiment la Rpublique tchque ; il y a encore quelques hurluberlus, pas
beaucoup, qui sont ou se disent rvolutionnaires. Mais de toute faon, aucun dentre euxnest prt mourir pour des entits abstraites. Max Weber, le plus grand sociologue allemand,
dit peu prs ceci : Si vous voulez comprendre les figures traditionnelles du sacr, pensez au
code dhonneur du capitaine dun vaisseau qui accepte de mourir au garde--vous alors mme
que lquipage et les passagers ont t vacus lors du naufrage du bateau.
Mtaphoriquement, je dirais quen Europe aujourdhui, plus personne nest prt mourir pour
la coque du bateau. Et je vais vous dire : je pense que cest une excellente nouvelle.
Cela veut-il dire que le sacr a disparu ? Certainement pas. Je pense au contraire que cette
histoire de la famille moderne, du mariage damour, a entran une sacralisation de lhumain.
Ce que nous vivons aujourdhui en Europe, autrement dit, cest leffondrement des figures
traditionnelles du sacr et la naissance progressive dune nouvelle figure du sacr : le sacr visage humain. Ce sacr visage humain nous conduit penser au fond quil ne faut pas
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mourir pour la coque du bateau mais peut-tre pour les gens qui sont dessus. Cest toute
lhistoire de laction humanitaire. Je ne vous connais pas, madame, mais si je vous voyais
agresse dans un train ou dans un mtro, je pense que a vaudrait la peine que je vienne vous
dfendre. En revanche, le train ou le mtro, franchement, je men tape. Et cest a la priode
moderne. Ce qui nous importe nous et nous apparat comme sacr cest lhumain. Cest
sur cette base de la naissance de lindividualisme moderne, cest--dire de lindividu quisarrache aux communauts dorigine sous leffet du salariat et de lhistoire de la famille
moderne, que nous avons progressivement sacralis lindividu. Nous vivons donc
leffondrement des figures ordinaires du sacr et la naissance dun nouveau visage du sacr :
le sacr visage humain, ce que jappelle, en reprenant une formule de Husserl, la
transcendance dans limmanence.
Juste une dernire remarque pour les philosophes qui sont dans la salle, et notamment ceux
qui sintressent la tradition de la phnomnologie. Ce tout nouvel humanisme dont je parle,
cet humanisme de lamour et pas simplement du droit, nest pas celui du 18me
sicle : la
question qui se pose la philosophie contemporaine est de savoir si cette figure du sacr, ce
nouvel humanisme chappe ce quon a appel dans la seconde moiti du 20me sicle ladconstruction de la mtaphysique. Cet humanisme est mes yeux clairement post-
mtaphysique. La dconstruction de la mtaphysique au 20me
sicle sest appuye sur une
ide qui a dabord t formule par Nietzsche de faon absolument gniale et que je vous
rappelle en quelques mots. Nietzsche dit dansLe crpuscule des idoles, quil faut casser, avec
son fameux marteau, toutes les idoles. Il ajoute : jappelle idoles tous les idaux quels quils
soient, les idaux qui ont anim la morale, la mtaphysique et la religion depuis Platon et la
religion chrtienne.
Ce que pense Nietzsche, cest que nous avons invent les idaux, les idoles, pour nier la
ralit. Nous avons invent le ciel pour nier la terre, pour dire que la terre nest pas bonne et
que a ira mieux aprs, au Paradis. Nous avons invent le communisme pour dire que le
capitalisme nest pas bon. Nous avons invent le monde des ides chez Platon pour dire que
le monde sensible nest pas bon : le corps et la sexualit, cest mal. Chaque fois nous
inventons un idal pour dire le rel nest pas bon , et pour Nietzsche comme pour les Grecs
le vrai sage est celui qui ne vit pas dans lidal mais parvient se rconcilier avec le rel, ce
que Nietzsche appelle l amor fati : aimer le fatum, ce qui est l, le destin, le prsent, ce qui
nous a t envoy, et non pas vivre dans lidal. Tout idalisme est en ce sens un nihilisme
selon Nietzsche. Il faut donc manier le marteau pour casser les idoles de la mtaphysique et,
au fond, toute la dconstruction heideggrienne et post-heideggrienne, nietzschenne, la
Foucault, la Deleuze, la Derrida, va continuer ce geste de casser les idoles de la
mtaphysique et de la religion.
Or, le nouvel humanisme auquel je fais rfrence ici, cet humanisme qui nest plus celui du
droit, de la raison pratique, mais un humanisme de lamour, ne relve pas de la logique des
idoles car il appartient une autre catgorie que celle du ciel : il est terrestre, cet humanisme.
Quand vous rflchissez la structure mme de lamour, la logique de lamour, vous
dcouvrez que lamour cest justement larchtype de la transcendance dans
limmanence. En effet, lorsque vous aimez quelquun, sauf si vous tes Narcisse, vous
aimez quelquun dautre que vous, quelquun qui nest pas vous-mme ; vous tes donc dans
la transcendance de lautre, amoureux de quelquun qui est inaccessible, irrductible en tout
cas, qui est un autre. En mme temps (comme le dit si bien la mtaphore du cur), lamour
nest nulle par ailleurs quau plus intime de nous-mme. Il porte sur un autre que nous mais ilest immanent nous-mme. Nous avons ici affaire une transcendance qui nest pas la
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transcendance des ides ou des idoles de la raison, mais qui est une transcendance
compltement immanente ltre humain. En ce sens, elle ne relve pas de la dconstruction
de la mtaphysique telle que Nietzsche et Heidegger lont lgue aux petits franais et que jai
appel la pense 68 .
En conclusion
Dans cette Europe qui seule a connu lhistoire de la famille moderne et, avec elle,
lhistoire de lmancipation de lindividu par rapport aux communauts traditionnelles
dorigine, les droits de lHomme ont pu sinstaller. Ils se sont installs avec une force qui
nest pas simplement celle de lintelligence, celle des ides - lide chrtienne, lide de
Rousseau et de quelques autres-, mais avec la force de lamour. Si nous sacralisons ltre
humain en Europe, cest dabord et avant tout parce que cette histoire du mariage damour et
de la famille moderne nous a en quelque sorte prpars sacraliser nos enfants et donc
comprendre, par sympathie, que finalement rien nest plus sacr que la douleur de quelquunqui fait lpreuve du deuil dun tre aim. Cest cela qui a conduit ce que les droits de
lHomme prennent chez nous un sens concret, un sens charnel et pas simplement une vitalit
intellectuelle. Or au final, Marx avait un certain niveau danalyse raison, lconomique est
dterminant : cest bien lhistoire du capitalisme qui est derrire toute cette affaire et il faut
vraiment nous demander si cette histoire est exportable, et dans quelle mesure elle est
exportable. Est-ce que lindividu peut natre, par exemple, dans des pays qui ne reconnaissent
que la communaut et qui refusent dentrer dans la mondialisation ? Cest la grande question
daujourdhui. Est-ce que lindividu peut natre dans des idologies qui considrent que seules
les communauts existent et que, par consquent, les guerres quon doit mener de
communaut communaut sont des guerres dextermination ? Cest le problme
daujourdhui. On peut parier que lorsque lhistoire du capitalisme sintroduit dans un pays,
elle tend produire les mmes effets, cest--dire la naissance de lindividu, comme on le voit
paradoxalement en Chine aujourdhui. On dit beaucoup de mal de la Chine cause de
laffaire tibtaine, mais malgr tout, aussi bizarre, voire choquant que cela puisse paratre, le
fait est quelle na sans doute jamais autant respect les droits de lHomme quaujourdhui !
Dans histoire de lmancipation des individus par rapport aux communauts dorigine, cest
toujours lhistoire concrte qui est requise pour que les droits de lHomme deviennent
possibles. Tant que cette histoire-l nest pas installe dans un pays, les droits de lHomme ne
restent quune formule vide. Cest l le problme que nous avons aujourdhui sur le plan
international. Et cest aussi pourquoi certains pays, par exemple lIran, refusent de toutes leurs
forces lentre dans cette gigantesque lessiveuse quest la mondialisation librale. Lesdirigeants savent bien que sils y mettent le doigt, tout le reste y passera et rien ne restera de
leurs fanatismes !
Voil ce que je voulais vous dire aujourdhui pour ouvrir la conversation, et je vous
remercie infiniment de votre attention.