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Concours de nouvelles 2011 L’Université Inter-Âge du Dauphiné de La Mure, la librairie Gribouille de La Mure, le réseau Matacena, composé de la médiathèque de La Mure et des bibliothèques de la Matheysine (La Motte-d'Aveillans, Pays-de-Vaux, Susville), la Bibliothèque Abbaye les Bains à Grenoble et la MJC Abbaye de Grenoble, organisent un concours de nouvelles ouvert à tous, à partir de 15 ans, sur le thème : Traversée —La nouvelle étant un genre littéraire, une narration brève comportant peu de personnages, autour d’un temps fort.— Elle devra contenir obligatoirement les 12 mots suivants, répartis dans le texte, dans n’importe quel ordre, au singulier ou au pluriel : Quarante, dédale, quai, poing, élan, mue, chinois, lien, appareil, clou, trois cents, escalier. La participation est gratuite. La nouvelle de 2500 mots maximum — une seule nouvelle individuelle par concurrent— comportera un titre et sera adressée sous forme d'un dossier informatique Word (police : Times New Roman / corps 14) à l'adresse e-mail suivante : [email protected] Avant le dimanche 8 Mai 2011 à minuit, Afin de préserver l'anonymat des auteurs, il sera demandé un second dossier informatique envoyé à la même adresse e-mail, mentionnant le nom et l’adresse de l’auteur, ainsi que le titre de la nouvelle. Le mercredi 15 Juin 2011 à 19 heures, les prix seront remis à la médiathèque La Matacena, à La Mure (14 Rue Bon Repos), lors 1

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Concours de nouvelles 2011

L’Université Inter-Âge du Dauphiné de La Mure, la librairie Gribouille de La Mure, le réseau Matacena, composé de la médiathèque de La Mure et des bibliothèques de la Matheysine (La Motte-d'Aveillans, Pays-de-Vaux, Susville), la Bibliothèque Abbaye les Bains à Grenoble et la MJC Abbaye de Grenoble, organisent un concours de nouvelles ouvert à tous, à partir de 15 ans, sur le thème :

Traversée

—La nouvelle étant un genre littéraire, une narration brève comportant peu de personnages, autour d’un temps fort.—

Elle devra contenir obligatoirement les 12 mots suivants, répartis dans le texte, dans n’importe quel ordre, au singulier ou au pluriel : Quarante, dédale, quai, poing, élan, mue, chinois, lien, appareil, clou, trois cents, escalier.

La participation est gratuite.

La nouvelle de 2500 mots maximum — une seule nouvelle individuelle par concurrent— comportera un titre et sera adressée sous forme d'un dossier informatique Word (police : Times New Roman / corps 14) à l'adresse e-mail suivante : [email protected]

Avant le dimanche 8 Mai 2011 à minuit,

Afin de préserver l'anonymat des auteurs, il sera demandé un second dossier informatique envoyé à la même adresse e-mail, mentionnant le nom et l’adresse de l’auteur, ainsi que le titre de la nouvelle.

Le mercredi 15 Juin 2011 à 19 heures, les prix  seront  remis  à  la  médiathèque La Matacena, à La Mure (14 Rue Bon Repos), lors d'une lecture-spectacle animée par Charles Tordjman, comédien et lecteur à voix haute professionnel, qui lira les trois nouvelle primées.

1er prix: une sélection de livres

2eme prix : adhésion à une activité à la MJC de l'Abbaye de Grenoble ou à un cours (au choix : Philosophie, Littérature française, ou Histoire et cinéma) de l'UIAD de La Mure.

3eme prix : adhésion au réseau des bibliothèques municipales de Grenoble ou de La Mure

Tous les participants sont d’ores et déjà invités; ce règlement tenant lieu d’invitation. Les gagnants ne seront pas avertis à l’avance.

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Renseignements : [email protected] La participation au concours implique l’acceptation de ce règlement

1er PrixFrédéric CarleLa traversée

Nous étions ce soir-là réunis chez Jean-Jacques, un ami qui réside depuis toujours dans le centre de Grenoble. Il était environ 23 heures et, le repas achevé, nous nous étions installés sur les canapés où une superbe Chartreuse jaune nous avait été servie. L'alcool aidant, l'un d'entre nous, Bertrand, s'était mis à nous parler de sa "traversée du désert", la perte de son fils unique, puis, comme pour ne pas le laisser seul avec ses idées noires, chacun se mit à évoquer une période sombre de sa vie. Luc bien sûr se mit à raconter ses deux ans de chômage, Karine son divorce, Myriam son cancer du sein. Autant d'histoires que nous connaissions déjà. Seul Jean-Jacques n'avait encore rien dit. Mais lorsque Bertrand lui demanda d'évoquer les pires jours de son existence, celui-ci se retourna vers moi et me demanda de devancer son récit. Surpris, je ne sus tout d'abord rien dire. En fait je ne voyais aucune anecdote, aucune histoire digne de captiver l'attention de mes amis. Je réfléchis quelques instants puis je leur répondis :

− Je crois bien être l'homme le plus heureux de la terre et je n'ai heureusement vécu aucune traversée du désert...

− Tu plaisantes, me coupa Luc, on a tous été malheureux un jour !− Laisse-moi finir... Moi comme ça à brûle-pourpoint je ne vois pas quoi vous

dire. Mais j'ai un ami qui m'a un jour raconté une histoire qui je crois pourrait compléter les vôtres. C'est disons une sorte de traversée...

− On le connaît cet ami ? demanda Myriam. − Je ne crois pas. Il s'agit d'un ami d'enfance, Pierre. Aujourd'hui il habite dans

le Vaucluse, près de Carpentras, mais à l'époque il était pharmacien à La Motte d'Aveillans. Vous savez tous où se situe ce gros village ? Bon. Cette petite aventure s'est déroulée en 2001. Facile de se souvenir avec les attentats du 11 septembre. C'est l'hiver qui a suivi ce drame. Pierre venait d'avoir quarante-quatre ans. Il était marié à Méline, une femme belle et vraiment charmante qui était institutrice. Ensemble ils avaient eu deux enfants, deux garçons dont l'un vivait encore chez eux. Eric était collégien. Jules était lycéen dans un internat de la région grenobloise. La pharmacie était paisible, prospère. Le travail ne manquait pas dans ce pays encore pauvre où la santé des gens reflétait leur niveau social. Et la parapharmacie commençait à se développer. Le bonheur bourgeois, quoi...

C'était un samedi du mois de décembre. Ce matin-là, son commerce était resté ouvert et Pierre avait travaillé normalement. Le temps était exécrable pourtant. Un vrai temps de Matheysine, comme on dit par là-haut, avec la bise, la neige et une

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bonne température de -10° -12°. L'hiver comme on en rêve. À midi, Pierre était rentré chez lui pour déjeuner. Il habitait à environ un kilomètre de la pharmacie. Comme il ne faisait pas beau, il n'avait pas pris sa voiture et était rentré à pied. Il avait mangé tranquillement avec les siens. Comme d'habitude, Jules, son fils aîné, était venu passer la fin de semaine en famille. Le repas terminé – ils avaient mangé vaguement « chinois », des nems et autres denrées exotiques – Pierre but son café et dit à sa femme et à ses fils :

− Je vais faire un tour à la Pierre Percée, qui vient avec moi ? − Avec ce temps ? T'es malade !

Le cri avait été unanime et l'on n'aurait pas pu désigner l'auteur de cette exclamation.

− Bon, c'est quand même pas le Pôle Nord ! Un anorak et des raquettes aux pieds et puis c'est marre. Alors, personne ?

− Vas-y seul, lui répondit sa femme. Je reste au chaud.− Et toi, Juju, un peu de sport, non ?− Tu sais je me suis couché tard cette nuit, et puis je suis nase, un début de

crève, je crois.− Moi j'ai des devoirs ! rigola Eric, le plus jeune.− Tu parles ! Eh bien comme dit Poil de Carotte à sa famille : « Tant pire pour

vous ! ».Là-dessus Pierre était allé se préparer, avait descendu les escaliers qui menaient

au garage pour prendre ses raquettes à neige et son sac, et il était sorti, prêt à affronter le froid. Il adorait ces conditions climatiques. Et surtout aller à « La Pierre » par ce temps. Comme d'habitude, il coupa par la gare dont il longea l'unique quai avant de rejoindre la rue principale, puis marcha en direction de la Festinière et tourna à gauche pour rejoindre le lieu-dit La Roche Corbeyre où il enfila ses raquettes. La route s'arrêtait là. Et là commençait le chemin, la partie la plus difficile, assez pénible même avec cette neige qui mesurait bien déjà trente centimètres et ce vent qui soufflait du Nord. Il l'avait de pleine face dans sa progression et peinait à ouvrir les yeux. C'est ce qu'il préférait pourtant, sentir les grains de neige comme mille petits clous qui tentaient de lui transpercer la peau du visage.

Trente minutes plus tard, il arrivait au sixième virage, le dernier avant la Pierre Percée. Mais le brouillard et la neige qui tombait à l'horizontal ne lui permirent pas de l'apercevoir. Il restait environ dix ou douze minutes de marche, dans la pente la plus raide du parcours, toujours face au vent. Ses doigts étaient un peu gelés mais Pierre était radieux, heureux une fois de plus de se croire au sommet du Mont Blanc ou de l'Everest. Il n'avait jamais fait de hautes montagnes et était persuadé de ne jamais en faire. Ce n'était pas dans sa culture et il était bien trop peureux pour ça. Alors il se contentait de ce succédané, de ces grimpettes hivernales vers « La Pierre », trois cents mètres de dénivelé jusqu'à 1230 mètres d'altitude, avec vue panoramique sur la Matheysine, le massif du Dévoluy et la barre du Vercors qu'aujourd'hui bien sûr il ne verrait pas parce qu'on n'y voyait pas à quinze mètres. Il marcha donc, le souffle court à cause du vent, et dans un dernier élan il courut quelques secondes pour enfin

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apercevoir ce drôle de rocher troué en son milieu qui semblait toujours un peu irréel, monstre posé là sur cette colline pelée par les rafales. Pierre avança encore jusqu'à toucher le tuf sur lequel la neige s'accrochait, pénétrant la moindre anfractuosité. Il resta ainsi, abrité par l'imposante roche qui le protégeait un peu des bourrasques, puis ôta l'un de ses gants et sortit son petit Kodak. Il repartit alors, marcha quinze pas et se retourna pour photographier cet être minéral noyé sous la tempête de neige. Le vent, dans son dos, le traversait littéralement. Ses doigts étaient déjà gelés et vite il rangea l'appareil, remit son gant et sa main dans sa poche, poing fermé pour retrouver un peu de chaleur perdue. Il se demandait toujours quel était ce lien mystérieux qui l'attirait dans ce lieu certes unique mais pas grandiose non plus. Dans le dédale inextricable de toutes les explications possibles, la plus solide, d'après lui, restait son attachement à ses ancêtres. Ses arrière-grands-parents avaient joué sur ces pentes, avaient comme lui touché cette pierre, avaient joué à escalader ses flancs calcaires, et lui, aujourd'hui, continuait cette tradition, comme un prolongement de ces hommes et de ces femmes disparus depuis si longtemps. Pierre ne voulut pas redescendre par le même chemin et il poursuivit l'ascension jusqu'au col, jusqu'« au-dessus de La Pierre », avant de prendre ce qu'il appelait « le chemin des lacs » parce que sur ce versant l'on apercevait les trois principaux lacs de Matheysine, celui de Pierre Châtel, juste en dessous, puis ceux de Petichet et de Laffrey plus au Nord.

Des congères se formaient déjà sur cette face qui recevait la bise de plein fouet. Il fit une centaine de mètres et s'arrêta pour regarder les lacs. Mais rien. La vue était décidément bouchée. Brouillard et neige. Le blanc partout en trombes tournoyantes. Alors il reprit la descente, peinant dans cette épaisseur irrégulière de poudreuse accumulée. Au bout de quelques minutes, il arriva au croisement du Plan Rivoire. À droite, il repartait sur Putteville, puis sur La Motte, jusqu'à la chaleur de sa demeure. Mais, bizarrement, sans qu'il pût jamais expliquer pourquoi, il prit à gauche, le chemin qui menait au village de Pierre Châtel. Ce changement de direction n'était pas logique. Il faisait froid et ce détour allait prolonger une sortie qui pouvait devenir pénible. La nuit, d'ailleurs, ne tarderait pas à tomber. Mais peu importait à l'homme qui descendit d'un bon pas cette sente assez pentue et finit par arriver devant l'église du village qui semblait dormir sous la neige. Personne. Pas une âme. C'est alors qu'une idée stupide lui fit prendre la route de gauche. Il irait voir le lac qui devait être gelé puisque la température était négative depuis au moins dix jours. Et d'un pas vif et énergique il parcourut les deux petits kilomètres qui le séparaient de la rive du lac, en passant par Lespinasse puis par le raccourci sous la Nationale déserte à cette heure. Un samedi, avec cette neige, les gens ne s'étaient pas risqués sur la route.

Lorsqu'il arriva sur la plage des Cordeliers, aucune autre trace de pas n'était venue ternir l'épaisse couche fraîchement tombée. L'eau du lac était blanche, couverte de dix bons centimètres de neige. La visibilité permettait de voir sur quinze ou vingt mètres, pas davantage. Pierre s'approcha du bord. En temps normal, le clapotement des vagues aurait dû rythmer ses pas mais là rien ne bougeait. Pas un bruit à part ces tornades de vents qui par moments faisaient s'envoler des tourbillons aléatoires de flocons légers. Pierre détacha ses raquettes qu'il accrocha au sac à dos, puis s'avança

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vers l'onde figée.Pierre y posa son pied droit, délicatement, puis le gauche. Il était sur l'eau

gelée. Il fit un pas. La glace semblait solide. Quinze, vingt centimètres ? Peut-être. A pieds joints, il sauta une fois, deux fois. Bien. Solide. Il avança encore. Un autre pas, puis un deuxième... Ainsi il marcha, lentement, prudemment, comme sur des œufs nacrés, avec ses grosses chaussures d'hiver.

Au bout d'une distance qu'il estima à quatre-vingts mètres environ, Pierre regarda en arrière. Il n'apercevait plus la rive. Tout était blanc. Alors il continua, toujours très lentement, se concentrant sur les quelques mètres bleutés qui le précédaient et sur le bruit de la neige. La glace en dessous craquait par moments. Il avait l'impression que son épaisseur diminuait, pourtant il y avait encore de la neige devant lui. Mais était-elle assez épaisse pour supporter son poids ?

En avançant ainsi il se rappela ses expéditions mycologues, à la recherche de cèpes ou de trompettes. Même position du corps, même excès de prudence, comme si le champignon, surpris, avait pu s'échapper et lui filer sous le nez. Où en était-il de ce qu'il devait plus tard appeler – juste pour lui – sa « traversée du lac » ? Il n'en savait rien. Combien mesurait-il d'ailleurs ce lac ? Six cents, huit cents mètres ? Plus ? Et de profondeur ? Combien ? Vingt, trente mètres ? L'épaisseur de glace était proportionnelle à la profondeur. Avait-il une chance de réussir ?

Il s'arrêta. Autour de lui le paysage était inexistant, un non-lieu dans lequel il passait, une bulle pâle. L'air glacial tourbillonnait autour de sa tête et le gris et le blanc de la neige le cernaient. Il eut un instant de doute, se demandant s'il n'avait pas dévié de cette ligne droite qui aurait dû le mener de l'autre côté. Où était-il exactement ? Soudain il pensa à sa femme mais il se força à chasser cette image de son esprit. Seule comptait la glace sous ses pas. Il ne devait avoir aucune autre pensée. Et de nouveau le bruit de la neige l'accompagna dans son avancée. Pas après pas, seconde après seconde, il forçait ce passage, les yeux baissés, douloureux à force d'observer cette neige entassée qu'il chassait un peu du pied pour apercevoir cette glace qui était son salut.

Et tout à coup, alors que la nuit commençait à envelopper le paysage irréel de blancheur qui l'entourait, et sans qu'il l'eût le moins du monde anticipé, il découvrit le rivage, à quelques mètres devant lui. L'autre côté du lac était là. La couleur ne changeait pas mais la surface n'était plus aussi plane. On devinait la terre et l'herbe gelées sous la neige. Pierre fit alors un pas plus rapide que les autres et son pied gauche dérapa. Impossible de se rattraper, il partit en arrière et dans un effroyable craquement il tomba sur la glace, qui ne céda pas. L'épaule douloureuse, et honteux de ce geste ridicule et dangereux, il se releva, secoua la neige de ses vêtements et reprit lentement sa marche en avant. Et il quitta le lac en posant un pied prudent sur cette terre laiteuse qui l'accueillit sans émotion.

− Je suis vivant, dit-il simplement. Et il eut la forte impression d'une mue, c'est du moins comme ça qu'il

analyserait plus tard cette sensation. Quelque chose en lui avait changé. Lors de cette traversée, il avait laissé quelque chose derrière lui et il s'était senti, en marchant sur

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cette grève salvatrice, un homme neuf, à la fois plus fragile et plus fort, plus solide. Étrange. Il regarda sa montre et pensa immédiatement à Méline qui devait s'inquiéter. Aussitôt il sortit son portable et appela cette femme qu'il aimait plus que tout au monde.

− Allo ? Lili ? Oui, c'est moi... Non ne t'inquiète pas, tout va bien. J'ai juste prolongé un peu la balade. J'arrive dans une heure... Non non reste au chaud je te dis que ça va. Je t'aime... Mais non je suis normal, juste un peu fatigué. À tout de suite. Bisous!...

Mes amis restèrent un moment sans voix puis Jean-Jacques demanda :− C'est tout ? Et...il est rentré.− Ben oui, il est rentré, tranquille, par la route, après avoir suivi le bord du lac.

Et il a embrassé sa femme, et ses enfants. − Il leur a dit pour le lac, sa traversée ?− Non. Il ne l'a jamais racontée à personne d'autre qu'à moi, c'est du moins ce

qu'il m'a dit. − Il n'y a qu'un mec totalement dépressif pour faire un truc fou comme ça,

non ? ajouta Myriam.− Je crois pas. J'ai souvent pensé à cette anecdote et je vois plutôt ça comme un

trou dans sa vie, comme un passage entre deux temps. Enfin c'est dur à expliquer...Ce soir-là, je ne crois pas que Jean-Jacques ait finalement raconté son histoire.

Du moins je ne m'en souviens pas. Quant à moi, je m'en étais tiré avec cette anecdote, cette traversée d'un désert gelé qui ne m'appartenait pas. J'ai toujours eu du mal à m'épancher. Je ne peux pas parler de ma vie, même pas à des amis. Mes noirceurs m'appartiennent.

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2ème prixFrançoise Stefanini

Tendre la corde du frisson

Quand j'étais petite je ne jouais pas à la poupée. J'étais un « garçon manqué ». Cela voulait dire dans la langue parentale que j'aimais le risque, les cascades. Et puis un jour dans notre école de ZEP, on a proposé à titre expérimental, un cycle d'un trimestre pour développer les arts du cirque : jonglerie, clown, trapèze, acrobatie, équilibre...

Progressivement les volontaires se spécialisaient dans une discipline pour aboutir à un spectacle de fin d'année. Beaucoup de choses me plaisaient dans cette formation : le trapèze, l'équilibre sur des grosses boules ... Mais tout de suite j'ai voulu faire l'écuyère à cause du tutu et du collant à paillettes. C'était une écuyère sans cheval évidemment ; n'exagérons rien dans les moyens financiers de l'éducation nationale mis à notre disposition. Donc j'avais choisi d'être une funambule « en habit de clair de lune »

D'abord il y avait le tutu mais il y avait aussi une revanche sur la vie. Moi qui n'étais qu'une petite rien du tout, issue d'une famille de cordes, c'est-à-dire que mon papa jouait du violon dans les rues, mes frères du fil à retordre, et ma maman jouait du fil à étendre le linge avec ses huit marmots; j'avais la corde sensible et un immense besoin de reconnaissance. Marcher au-dessus de tous, sur la corde raide voilà un but dans la vie !Je n'étais pas une casse-cou suicidaire, j'avais juste le sens de l'équilibre et envie de faire des traversées extraordinaires, là où personne de mes connaissances n'avait réussi à accéder. Je me sentais enfin super-puissante dans cet équilibre précaire entre ciel et terre.

Au début, l'épreuve de traversée nous semble insurmontable. Et à force d’entraînement nous découvrons nos possibilités inouïes. La concentration et la confiance nous révèlent à nous-même. Nous étions à quarante centimètres du sol mais l'épaisseur de la corde était la même qu'à trois cents mètres et l'illusion de traverser un précipice ou une crevasse nous procurait un grand bonheur.Notre professeur, d'origine asiatique, n'était pas comme les autres. Le seul à m'avoir encouragé. Un jour que j'avais peur il m'a dit quelque chose que je garde toujours dans mon cœur : « Pour que vivre soit intéressant il faut trouver la façon de tendre la corde, juste assez pour qu'elle vibre mais pas trop pour qu'elle ne casse pas. » Je crois que c'était à

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peu près cela l'idée. Une pensée de Bouddha m'avait-il dit. Et moi qui voulais toujours prendre des risques, cette philosophie me convenait parfaitement.

Maintenant j'ai grandi mais mes rêves sont intacts. Le funambulisme reste ma passion, qui ne me fait pas vivre mais qui sait... un jour ?

Comme toutes les jeunes filles j'attends, je cherche toujours un peu le prince charmant, l'âme sœur avec qui partager mes joies et mes soucis, mais je suis plus timide en aventure amoureuse qu'en aventure tout court.

Actuellement j'ai repéré un gars qui me trouble. Un blondinet à l'allure athlétique. Mais comment rentrer en contact avec lui, alors qu'à peine aperçu, je rougis déjà, et j'ai des palpitations ? Il a l'air dans la lune ou absorbé; c'est cela qui m'attire je crois. L'an dernier j'ai lu un article qui m'a impressionnée :En Chine un artiste chinois est parvenu à traverser le mont Tianmen, en marchant sur un câble d'acier et sans aucune protection. Cet homme aurait pu être mon professeur d'il y a 10 ans.

Et si j'en faisais autant? Je serais le clou de sa soirée, surtout si — fantasme —j'étais dans le plus simple appareil. Alors là je pense que je réussirais  à l'intéresser et à créer du lien entre nous. Mais, chut, j'habite dans la même cage d'escalier que lui, sur le même palier que lui et je ne suis même pas fichue de traverser le couloir pour l'inviter à prendre le café.Les pieds et poings liés dans ma timidité je n'ose faire le premier pas. Ah, si je pouvais traverser les murs de façon invisible et le connaître mieux!Un jour, mue pour une fois d'un élan audacieux, je l'ai suivi jusqu'au quai d'Orsay. Il n'est pas diplomate, il a mis une casquette, et il a emmené les touristes dans les dédales des égouts de Paris.

C'est peut être un job provisoire car j'ai remarqué par le rai de lumière qui passe sous sa porte, qu'il travaillait tard le soir comme un étudiant gros bûcheur.Bah, il n'y a pas de sot métier. Moi je fais traverser les enfants à la sortie des classes. C'est un boulot alimentaire bien sûr.

À propos de ma passion pour la corde raide il faut que je vous explique comment je la pratique et comment je m'entraîne. Chez moi, dans mon appartement qui est une ancienne caserne très haute de plafond, j'ai tendu un câble. Je l'ai tendu en diagonale entre la rambarde de la mezzanine et le coin gauche de la fenêtre. Ce n'était pas facile, l'installation, mais ça valait la peine. C'était un peu cher pour faire venir un spécialiste des pitons solides, mais c'était ma priorité par rapport à des dépenses de peinture ou de tapisserie.

Maintenant c'est tous les jours le grand frisson : il suffit d'un peu d'imagination. Lundi, virtuellement je traverse la Seine, mardi par exemple je passe au-dessus des chutes du Niagara comme d'autres fous l'ont fait ! Mardi, je traverse l'Orénoque

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pullulant de crocodiles, mercredi je domine la ville de New-York entre les deux tours jumelles du World Trade Center, jeudi c'est repos je traverse le désert entre deux pylônes ou la Mer Rouge sans me mouiller. Bon, vous avez compris, je me fais mon cinéma gratuitement et j'en tire beaucoup de satisfaction en attendant la gloire. J'ai mis des matelas-mousse par terre. Je varie la musique et les figures sur les modestes dix mètres dont je dispose. Pour traverser mon studio, j'ai déjà tenté la marche à reculons, le pas chassé, le lancer de balles, la musique rock, la valse, mais je ne suis pas encore assez sûre de moi pour franchir le Rubicon, c'est-à-dire, aller voir mon voisin.

Je lui présenterai mon numéro quand je serai au point.Hier j'ai entendu un gros bruit suivi d'un cri, et il a frappé chez moi pour me

demander du désinfectant. Il m'a dit qu'il était tombé en voulant installer un rideau. Je n'en crois rien ! Dans un premier temps j'ai observé la plus grande discrétion. Je ne voulais pas m'immiscer et percer ses secrets trop vite. Il est peut être acrobate?

Dans notre vieille caserne réhabilitée, deux types de logements coexistent. Les grands appartements pour les riches propriétaires et les studios en duplex pour les gens plus modestes. Les immenses chambrées en alignement entre deux murs porteurs sont trop grandes pour être rentables et elles ont été divisées par deux.Mon voisin et moi appartenons à la deuxième catégorie, la plus modeste avec juste une cloison de base entre nous. Quand j'ai fait installer mon câble, j'ai vu que j'avais un seul mur porteur bien solide d'un coté. Évidemment je l'ai choisi pour la sécurité. Mais je sais qu'entre mon voisin et moi il n'existe qu'une simple cloison.

Mais ce soir-là, quand j’accueillis enfin le jeune homme, je n'avais pas fini d'être étonnée.

Très vite il a remarqué mon installation et s'y est intéressé. À croire qu'il s'était donné un coup de marteau sur le doigt pour me rendre visite !D'abord les présentations  : il s'appelle Pelle, il est danois. Dans un français impeccable il me dit qu'il n'aime pas son pays trop plat :«  Je veux des montagnes, je veux être le roi de la grimpe. »Je lui raconte à mon tour mon rêve : « Moi Claire,  je veux être la reine de la traversée ! »Il me dit en riant qu'il m’emmènera faire une tyrolienne entre deux sommets.Et il m'explique que dans son logement à lui, sur le pan de mur de quatre mètres de haut il a planté des prises pour s’entraîner comme sur un mur d'escalade. Sur ce, il s'en va trop vite, avec ma petite pharmacie.Vous imaginez mon excitation !Une si mince paroi séparant deux individus qui ont tout pour s'entendre !

Quand je suis excitée je fais le ménage. Dans mon studio c'est rapide mais je soigne particulièrement les recoins et je brique les endroits où ne vont pas mes yeux

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naturellement. Sous l'escalier par exemple. Et là je remarque un trou. Un trou mitoyen avec Pelle !Ah oui  c'est vrai ! Au début de mon emménagement, sous la mezzanine, j'avais tenté de planter un piton à cet endroit précis, puis voyant ce support trop léger j'avais opté pour l'autre mur en équerre, infiniment plus costaud.J'avais oublié ce premier essai. Si j'avais persévéré, en faisant l'espionne j'aurais su tout de lui depuis longtemps.J'ai honte mais finalement sans réfléchir je regarde par l'orifice.Le trou est devenu traversant, de la lumière filtre! Je ne suis pas la seule à être curieuse. Je vois mon voisin en pleine action.Pelle est un chat, il est justement en train d'effectuer une traversée horizontale de son mur d'en face sur la pointe des pieds. En bas sont étalés une caisse à outil, des plans, des cartes. Rudement organisé le sportif !C'est trop beau cet escaladeur-danseur qui enchaîne plusieurs fois de suite les passages délicats. Il semble bondir d'une prise à l'autre, comme aimanté. Il me laisse toute frissonnante et encore plus troublée.

Je n'ai pas pu rêver très longtemps. Le lendemain matin il a sonné chez moi.Sans méfiance je lui ai ouvert grand la porte. Il braquait un pistolet et il m'a embarqué pour « le casse de sa vie ».De gré ou de force j'ai dû être la complice du monte-en-l'air. Mes talents de funambule permettaient d'échapper au détecteur d'alarme dans la banque. Voilà juste ce qui l’intéressait chez moi ! Ensuite généreusement il m'a largué en rase campagne près de la frontière.

Voilà, vous savez tout Monsieur le Commissaire, je vous jure que je n'y suis pour rien.

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3ème prixJacques-Bernard Maugiron

Aller simple

Inlassablement lui revenait le souvenir de ces soirées de cinéma quatre D comme il disait à Leila :

— « Pourquoi tu dis ça ? » — « C’est simple, parce qu’on a tout inventé avant le reste du monde ! »  Le bruissement du vent du soir dans l’immense toile blanche un peu froissée tendue entre les eucalyptus sur laquelle se projetaient les images de film mythique, comme celle du prince Fabrizio et du magnifique Tancrede qui faisaient se pâmer toutes ses copines, tous ces magnifiques costumes, cette indolence, ces raffinements reçus dans le souffle rafraîchissant de la brise nocturne nourrissaient cette envie d’ailleurs, portaient des espoirs qu’il n’osait même pas partager avec ses meilleurs amis.— « Pourquoi le quatre D ? »— «  Regarde la voie lactée, regarde ces Perséides venues de l’infini qui traversent notre écran, peut-être portent-elles le message d’étrangers en visite nocturne, de passagers clandestins interrogeant nos modes de vie, curieux de voir cette foule bariolée, parfois mal attifée, les rires communicatifs de cette petite assemblée qui se diffusent dans le ciel. Je me dis qu’ils sont sans doute perplexes devant cette réunion bigarrée, cherchant à comprendre s’il s’agit d’un banquet avec tous ces paniers d’osier remplis de victuailles, ces mains nues qui plongent dedans sans quitter les images qui vacillent et parfois tressautent avec un vent marin un peu plus fort que d’autres, ou s’ils se croient arrivés en pleine séance de magie collective en constatant la fascination figée des spectateurs. » — « Regarde ces gerbes d’étoiles filantes qui terminent leurs trajectoires comme des ombres fugitives derrière la toile, un théâtre d’ombres avec des bouquets de feux d’artifices tirés à l’envers. Si ce n’est pas la troisième dimension, celle qui nous sort de nos univers, qui nous fait rêver de planètes habitées, de mondes différents, alors où faut-il aller la chercher ? »— « Je m’étonne que tu ne ressentes pas les odeurs enivrantes des figuiers, des lauriers roses, du jasmin, qui embaument le prince Fabrizio et sa famille, cette noblesse est forcément subtilement odorante, en tous cas moi je l’ai toujours ressenti comme ça, une prérogative de plus pour ces gens-là. Voilà c’est tout simple la quatrième dimension est olfactive, nous sommes les premiers à l’avoir inventée pour parfaire le septième art. »Leila part d’un fou rire inarrêtable et entre quelques soubresauts lui répond :— « Moi c’est celle de la décharge à ciel ouvert à l’entrée du village que je ressens souvent, peut-être bien la quatrième dimension, mais elle me « pourrit  »  un peu les projections !

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Tu me diras poursuit-elle, cela dépend du film que l’on regarde, la semaine dernière avec Gelsomina et Zampano je trouve que c’était plus adapté, plus crédible, un lutteur de foire, menteur, hâbleur et transpirant c’est vrai que cela passe mieux ! »— « Franchement Leila ton exemple vaut peut-être le mien mais le romantisme est en berne ! » — « Tu sais bien qu’il n’existe que sur le drap blanc ondulant de ces personnages imaginaires géants, aussi grands que nos pauvres maisons de pisé, calamiteuses, écroulées parfois, où l’on s’entasse trop nombreux dans la chaleur et le vrombissement permanent et exaspérant des mouches. »— « Je sais aussi que tu as décidé de ne plus rester très longtemps à tenir les murs !  » continue Leila. — « Comment peux-tu savoir cela ? »— « Tes amis sont comme toi tellement impatients de tenter leur chance, ils ont du mal à garder ce secret de polichinelle ! »— « C’est pourtant si récent, nous avons passé la soirée d’hier au bord de la plage autour d’un feu de bois, de quelques sardines grillées et de figues de barbarie. Ils m’ont encore charrié sur mes goûts cinématographiques ringards. Franchement depuis « La Strada » il s’est passé beaucoup de choses avec un peu plus d’action sur les écrans, des trucages déments, des personnages virtuels plus vrais que les vrais acteurs, tu vas franchement dénoter là bas ! »— « Désolée d'être rabat-joie, je crois qu’ils n’ont peut-être pas tout à fait tort ! » dit Leila dans un nouveau fou rire.— « Ils m’ont même demandé ce qui pouvait m’attirer là-bas avec des goûts pareils, franchement tu devrais rester ici, tu seras déçu, il faudra que tu cherches dans tous les cinémas du pays, même dans les locations de vidéo tu ne trouveras plus ces antiquités ! »

À quelques miles nautiques, attablé au bistrot du port donnant sur le quai, ayant posé sa casquette galonnée au clou de la porte d’entrée, Enzo sirote un Campari, il passe quotidiennement quelques instants à cet endroit, le seul animé dans cette petite ville écrasée de soleil, son métier l’a déposé là, à l’extrême bout du pays pour une mission ingrate et dont il ne croit plus à une fin prochaine. Ces arrivées en masse, cent, deux cent, peut être trois cent personnes par semaine, c’est désespérant. Même s’il est au pays, sa ville natale lui manque, elle n’est pourtant pas si lointaine, Caltanicetta gros bourg perché de Sicile et son dédale de ruelles et d’escaliers tourmentés est autrement plus vivante et ne subit pas cette invasion immaîtrisable. Dans les circonstances actuelles Enzo ne peut s’empêcher de penser à sa famille, celle proche de sa Sicile mais surtout à la majeure partie de celle-ci, celle qui a immigré en masse aux Amériques au début du siècle dernier, dans les années trente et cinquante en France, en Guyane, en Argentine et même à Hong Kong pour le plus aventureux qu’ils nommaient « le chinois. » Son enfance a été nourrie des perpétuelles histoires de tous ces migrants répétées à l’envi par ses parents. Sur eux il a toujours eu du mal à se faire un avis, étaient-ils

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heureux d’être encore au pays ou jaloux de la réussite de ces parents étrangers ? Ces cousins businessman accomplis, ces oncles qui avaient monté de belles affaires, qui cherchaient leurs mots durant leurs retours estivaux au pays, tous le fascinaient, plus ouverts, moins taciturnes, conquérants et optimistes. À la verve innée du discours emmenée dans leurs maigres bagages, sans doute atout de leur réussite, ils avaient ajouté cette prestance que leurs donnaient leurs statuts de grands voyageurs, leurs costumes moins rugueux pour la Passagiata, et ces savoirs d’autres cultures qui les rendaient passionnants pour Enzo. Quelques mots incompréhensibles lâchés dans une autre langue et l’assistance s’extasiait.La situation interroge Enzo, il a souvent pensé que ses parents lui avaient fait manquer une grande aventure. Il a grandi subitement de l’escogriffe aux genoux cagneux il mue en un adolescent séduisant dont les rêves, les élans, les impatiences bouillonnantes le transportaient dans d’autre vies. Le verre dans la main, la quarantaine passée, son imaginaire le travaille encore, il a toujours manqué de détails sur les parcours de ses parents étrangers. Il sait bien que pour certains, ceux qui mirent fin à leurs tentatives ce furent de sévères défaites, des blessures d’amour propre profondes, et un retour au pays douloureux. Plus maussades, renfermés, ne voulant plus jamais évoquer ces périodes, un peu isolés aussi, comme entre deux familles, on les trouvait souvent solitaires et pensifs sur un banc public ressassant sans doute les raisons de leurs échecs.

La traversée s’est avérée plus longue et plus terrifiante que prévue, le noir intégral, pas la plus petite lune pour adoucir les images, cette mer inexistante noire, menaçante, attendant le malheur, trop sûre d’elle, le contraire de ses habitudes, le rafraîchissement, la douceur, les offrandes, sa présence permanente, sonore durant nos journées, le repos du soir sur une chaise bancale dans le sable, les petits cailloux que l’on jette et dont le bruit trahit sa présence même sans en voir l’impact.D’habitude elle nous rassure, nous nourrit et nous rassemble pour les grandes fêtes du village. Elle est soudain l’ennemie pour chacun de nous, elle nous sépare, chacun sanglé dans ses espoirs et ses visions de l’avenir. Pour les quarante personnes entassées sur cette grosse barque le destin n’est plus communautaire comme au village, chacun imagine des solutions pour lui-même, chacun connaît le pourcentage d’échec, les liens sont distendus, les poings serrés au fond des poches chacun revoit les images de ceux qui ont été rejetés, comme si la mer n’avait qu’une finalité : ramener, toujours ramener sur le rivage dans un ressac douloureux les restes ou les quelques pauvres traces d’une histoire qui a échouée. Il pense à la tendresse de Leila qui a dû comprendre en ne le voyant pas adossé à l’angle de la place avec ses copains.La nuit personne ne parle, tous sont trempés et frigorifiés, la saison n’est pas la meilleure, mais ce n’est pas le calendrier, comme pour les vacances, qui fixe la date, juste le moment ou l’argent est suffisant pour négocier l’espoir, pour monnayer

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l’avenir après des heures de palabres. Un avenir imaginé autour d’images trompeuses de magazine, de télévision, de cinéma, images recherchées dès le premier pied posé à terre. Une terre aride, peut-être plus déserte encore que celle du pays, où est la différence ? Une petite ville au plan ordonné autour de ruelles modestes juxtaposant de pauvres maisons débouchant dans un port de pêche protégé des vents et de la mer par une jetée. Des barques, des petits chalutiers ancrés tanguent doucement. Où sont les bateaux de luxe, les yachts ou les rapides cruisers ? On peut voir plusieurs bateaux de police maritime qui sont à l’entrée en surveillance. Ses yeux parcourent ce minuscule paysage. Où sont les palais de vacances de l’aristocratie locale imaginés avec leurs immenses loggias dominant la mer, à l’abri du soleil pour garder la peau claire aux dames, où sont les allées plantées dirigeant le visiteur vers la demeure sous le regard suspicieux du propriétaire ?

L’instant de rêverie est brutalement interrompu par les carabiniers qui secouent les arrivants les poussant en masse vers un bâtiment préfabriqué où il fait une chaleur étouffante, pas de chaises pour se poser, un appareil photo sur pied face au mur de chaux blanche attend ses proies pour les identifier. L’accueil se résume à quelques paroles très administratives d’Enzo qui comme chaque jour ne veut pas laisser transparaître son émotion :— « Vous venez d’arriver sans autorisation légale à Lampedusa, vous êtes ici dans l’union européenne, vous n’avez pas le droit d’y entrer sans visa. Vous ne pouvez pas rester dans ce pays, vous serez renvoyé dans votre pays d’origine dans les trois jours qui viennent, après quelques vérifications ! »

— « Mais il doit y avoir une erreur, je n’ai pas fait tout ça pour débarquer dans un monde si moche, rien ici ne ressemble à rien ! Vous ne pouvez pas effacer toutes ces années d’espoirs comme ça ! »— « Je viens de vous dire ce qui vous attend, pas la peine de vous faire du cinéma ajoute sèchement Enzo »

Lampedusa avril 2011

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Pierrette TournierTrain de nuit

Il faisait un froid glacial et l’attente s’éternisait. Il releva le col de son manteau,

enroula par deux fois son écharpe de laine autour de son cou et la tint serrée contre lui en essayant par la même occasion de protéger ses mains nues et douloureuses. Il s’en voulait d’avoir oublié ses gants. Pourquoi le train n’arrivait-il pas ? Pourquoi la gare, derrière lui, avait-elle fermé ses portes ?  A-t-on idée de laisser les gens abandonnés ainsi ! S’il avait su, il n’aurait pas laissé partir Sophie. C’était lui pourtant qui l’avait exhortée à s’en aller, jouant les hommes forts et décontractés, comme il le faisait souvent avec elle. Rentre vite… Ne t’occupe pas de moi… Le train ne va pas tarder… Sois prudente… Mais, maintenant que la bise balayait le quai désert et s’engouffrait à l’intérieur de ses os, il regrettait la chaleur de la voiture. Il lui semblait que rien, jamais, ne pourrait à nouveau le réchauffer et il pensa à ces fantômes humains, hagards et glacés, grelottant sous des loques rayées, livrés sans défense aux chiens, aux coups, aux fusils… Ces images lugubres étaient à l’unisson de cette nuit de décembre! Il n’avait jamais aimé l’hiver. Et il se souvint soudain de l’escalier sombre et sale d’autrefois, et des quarante marches qu’il fallait grimper avant d’entrer dans l’appartement crasseux où il faisait ce froid humide qui lui collait à la peau et dont il rêvait de se débarrasser comme le serpent se débarrasse de sa mue… Si seulement le train pouvait arriver ! Si seulement le train…

Etait-ce de l’avoir désiré si fort ? Il entendit vaguement une rumeur lointaine, un bruit sourd qui enfla peu à peu, se répercutant en écho et faisant trembler le rail près de lui. Bientôt, il distingua la lueur blafarde des falots. Puis, il perçut de plus en plus nettement le souffle de la machine, et il eut l’impression d’être traversé dans sa chair par le cri assourdissant de son sifflet et par le fracas de ses freins puissants, quand elle s’arrêta à quelques pas de lui. Il eut juste le temps de lire l’inscription gravée sur la tôle : Convoi N° 333, et la portière s’ouvrit automatiquement pour le laisser monter.Autrefois, quand il prenait le train avec sa mère, il y avait toujours un cheminot qui donnait le départ avec une espèce de palette qu’il faisait claquer dans sa main tendue. Autrefois, des voix humaines diffusaient des messages dans des hauts parleurs. Mesdames et Messieurs les voyageurs, le train à destination de… va entrer en gare… Veuillez dégager les zones de sécurité et vous éloigner des portières… Mais il s’agissait-là d’un temps très ancien, révolu… Cette nuit, il n’y avait personne, ni en gare, ni sur le quai, pour lui dire où allait ce train. Qu’importait d’ailleurs ? Il ne savait plus très bien, lui-même, où il allait, ni pourquoi il quittait Sophie. Ou bien était-ce Sophie qui le quittait ? Sa vie lui apparaissait comme un dédale ténébreux dans lequel, aucun lien ne le rattachait plus à personne… « Ariane, ma sœur, de quel amour blessé… »

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Il n’y avait pas de chauffage dans le train, il y faisait presque aussi froid qu’à l’extérieur, le blizzard en moins. Avant d’avancer dans le couloir central de la voiture, il prit le temps de s’appuyer sur la portière qui s’était refermée derrière lui, et de souffler un peu, fatigué, mais à la fois soulagé de se laisser emporter, passif, dans la vaste nuit que le train, ayant repris sa course, déchirait…Il n’y avait que deux voyageurs dans la voiture glacée qui sentait le tabac froid. Au numéro 34, sur la rangée de droite, un homme, de type chinois, vêtu d’un costume chic, dormait profondément. Un peu plus loin, une jeune femme. Visage diaphane, comme transparent. Une grande tristesse émanait d’elle. Avait-elle quitté son amoureux ? Ou bien son amoureux l’avait-il quittée ? Ses yeux gris, très beaux, fixaient le vide, devant elle. Il ne se décidait pas à s’avancer dans le couloir central. Debout, immobile autant que le lui permettait le roulis du train, comme sous l’effet d’une étrange fascination, il ne parvenait pas à détacher ses yeux du visage doux et fragile de la jeune voyageuse. Et plus il la regardait, plus il avait l’impression de l’avoir déjà rencontrée quelque part… Il se dit qu’il devait l’aborder. Il se sentait si seul, et il avait si froid ! Parler à quelqu’un lui ferait du bien. Le réchaufferait. Elle-même n’attendait peut-être qu’un geste de sa part ? Elle semblait si seule et si triste ! Et si cette rencontre était comme une nouvelle chance à saisir ? Oh, bien sûr, il ne rêvait plus du grand amour ! Mais un peu de tendresse, de réconfort, pourquoi pas ? Parler avec quelqu’un… Parler de soi, de sa peur de vivre, de ses pauvres rêves… Secoue-toi mon vieux… Secoue-toi… Ce n’est pas parce que ta vie sentimentale a été un fiasco jusque-là que tu n’as pas droit à une nouvelle chance…

Péniblement, sans comprendre pourquoi chaque pas lui demandait un élan volontaire et douloureux, il s’approcha de la jeune femme. On aurait dit une adolescente. Soudain pris de vertige, il faillit renoncer, et retourner à sa place, mais à cette seconde-là précisément, elle le regarda. Happé par la douceur de ses yeux gris, il ressentit comme une déchirure dans sa poitrine et pour la première fois, depuis qu’il s’était trouvé seul sur le quai glacial, il sentit un peu de chaleur revenir en lui… Comme c’était bon ! Il eut alors la conviction qu’il devait coûte que coûte répondre à ce signe du destin, et qu’il n’avait pas le droit de laisser s’enfuir, sans rien tenter, la promesse d’un bonheur possible. Il s’assit en face de la jeune femme, et sans quitter des yeux son regard profond dans lequel il se perdait, il effleura de sa main les petits poings fermés sur les genoux serrés. Et il se produisit alors comme un infime miracle. Au fond des yeux gris, aussi ténu qu’une brume légère, un sourire se dessina qui lui était destiné… Combien de temps dura cet échange mystérieux ? Un instant ? L’éternité ? Il y a des instants qui portent en eux l’éternité.

Ce fut la douleur qui le réveilla. Une douleur intense dans la poitrine. Autour de lui, les blouses blanches s’agitaient. On le secouait. On le giflait. C’était très désagréable.

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On criait. On criait des mots qu’il entendait, mais sur lesquels il ne parvenait pas à mettre du sens. La tension remonte… Il revient… Il a mal ? C’est bon signe… Mettez un peu de morphine dans l’appareil…Très peu…Qu’il ne nous refasse pas un coma ! Il avait l’impression de flotter dans une matière bruyante, mouvante, dense et cependant aérienne, indéfinissable, sans repères ni de temps ni de lieu. Comme un chaos. Quand le calme revint, il distingua un visage d’homme penché sur lui.— Et bien vous, on peut dire que vous avez de la chance ! Vous revenez de loin, vous savez, il s’en est fallu de peu !Malgré son extrême fatigue et la douleur dans la poitrine qui ne désarmait pas, il parvint à murmurer : — Et Elle ? … — Vous voulez parler de Maria ? Mais ma parole, vous avez des dons de voyance ! Elle aussi, a failli passer la petite Maria. Mais cette nuit, Monsieur, nous avons accompli des miracles !— Pas pour tout le monde, Docteur ! interrompit l’infirmière. Pas pour tout le monde… Vous oubliez le décès du 34…— Oh, celui-ci… Rien n’aurait pu le sauver, vous le savez bien, répondit le médecin. Sauf lui-même, s’il avait décidé d’arrêter de boire il y a longtemps ! Mais pour ce monsieur, et pour la jeune Maria, je maintiens que la médecine a fait des miracles… La médecine ou peut-être autre chose… pensa secrètement l’infirmière. Qui sait ce qui se passe au cours de cette traversée mystérieuse qui relie la vie à la mort ? Mais, elle se garda bien de formuler tout haut sa question… S’il vous plaît, Mathilde, évitons les inepties qui ne valent pas un clou ! aurait rétorqué, moqueur, le professeur des Urgences de l’hôpital Nord avec lequel elle travaillait depuis plusieurs années.

Martine JosserandMon meilleur souvenir

Ma vie, je l'ai vécue comme une traversée, sans voir les années défiler. Les moments de bonheur intense, les épreuves, les fous-rires, les chagrins, j'ai suivi le

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circuit qui m'était dévolu avec dignité, et j'aborde maintenant le reste de mon existence avec quiétude. Je suis maintenant à la retraite, et j'ai encore plus de disponibilité qu'auparavant pour m'adonner à mon passe-temps favori : la lecture. Pourtant, le départ n'avait pas été bien évident… Je m'apprête à me plonger dans mes lointains souvenirs, lorsque la porte de ma bibliothèque s'entrouvre doucement, et je vois apparaître la frimousse de mon petit-fils; il aime venir me voir tous les soirs, pour que je lui raconte une histoire. Le lien qui nous unit est tellement fort. J'aime voir ses yeux écarquillés au fil des aventures, je suis tellement heureux d'avoir réussi à lui donner à lui aussi le goût de la lecture. Car j'y tiens beaucoup, nous lisons à tour de rôle. En ce moment nous traversons le monde du petit prince. Nous sommes tour à tour la fleur, le roi, le serpent, le renard ou l'allumeur de réverbère.

— Alors mon petit Pierre, tu as passé une bonne journée. ?— Oh oui papy, à l'école, nous avons fait une rédaction. Le sujet était : quel est

ton meilleur souvenir ? Et toi papy, quel est ton meilleur souvenir ?

Je suis touché par cette question, moi qui m'apprêtais à m'aventurer dans les dédales de ma mémoire, juste avant que la porte ne s'entrouvre. Une fois de plus, notre connivence me touche, et d'un élan je le prends dans mes bras.

— Mon meilleur souvenir…

Sans hésitation je pense à ces évènements qui remontent à plus de quarante ans. Je me souviens clairement du jour où tout a commencé.

Je devais prendre le train gare de Lyon à Paris pour retourner en province rejoindre ma famille pour les vacances de Pâques. J'attendais patiemment les annonces, mais je n'entendais que le brouhaha ambiant. Je compris qu'il y avait un problème avec les haut-parleurs lorsque je vis tous ces gens agglutinés devant les panneaux lumineux. Je tentais désespérément de déchiffrer les caractères sur l'affichage, d'associer les lettres pour former des mots, et surtout les comprendre, mais en vain. Avec rage, je dévalais l'escalier pour essayer de trouver mon train. Ce soir là c'était l'affluence sur les quais, les gens pressés ne me prêtaient pas attention. Le train partit sans moi.Je serrai les poings de désespoir, de rage après moi-même, et ce fut à cet instant que j'eus le déclic : je devais apprendre à lire !Certes, je n'étais pas totalement analphabète, je connaissais les lettres, mais j'étais incapable de les associer correctement. J'avais réussi à passer à travers les mailles du filet du système scolaire. J'avais quitté très tôt l'école pour entrer en apprentissage auprès d'un charpentier. J'étais fort, jovial, et m'étais trouvé vite très à l'aise dans ce métier. Mes collègues m'appréciaient. Je portais les

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poutres avec facilité, et pour planter des clous, pas besoin de connaître beaucoup de mots. Pour les chiffres, je n'avais aucun problème. Le soir je rentrais fatigué, et au fil du temps je perdis totalement contact avec l'écrit, oubliant le peu que j'avais acquis avec difficulté.

Ce soir là en revenant de la gare, je croisais un collègue de travail, et lui demandais ce qu'il faisait dans le coin à cette heure tardive.

— Je peux te le dire, je reviens des cours du soir. Je n'ai pas osé t'en parler, je ne savais pratiquement pas lire. J'ai trouvé un professeur tellement intéressant qu'en quelques mois je sais maintenant bien lire. Je regrette maintenant de ne pas y être allé plus tôt.

Je courbais les épaules. Puis je pensais que le hasard avait bien fait les choses, que le destin l'avait mis sur ma route en ce moment de remise en question.Je relevais la tête et lui demandais d'un ton assuré

— Tu pourrais me le présenter ?

Tout s'est ensuite enchainé très vite. Nous étions peu nombreux au cours. Le premier jour, l'enseignant nous a demandé de nous présenter, en expliquant le cheminement qui nous avait amené ici. Mon voisin était un jeune chinois, arrivé en France depuis trois cents jours environ. Il expliqua :

— Je parle correctement le français, mais j'ai de grandes difficultés pour le lire. A la faculté on m'apprend beaucoup de choses que je retiens, mais pas vraiment la lecture. J'ai compris que le problème était grand quand un soir de mai dernier, j'attendais mon train lorsqu'un problème est survenu.L'appareil qui annonçait les départs ne marchait plus, on dit haut-parleur en français je crois, et là, je me suis rendu compte qu'il fallait que je prenne des cours en accéléré si je voulais progresser.

Lorsque ce fut à mon tour de prendre la parole, que j'expliquais avoir eu le déclic ce fameux soir à la gare, nos regards amusés se croisèrent et ce fut le début d'une longue amitié.Nous révisions nos exercices ensemble, et au bout de quelques mois à peine, notre professeur nous dit un soir :

— Je pense que vous n'avez plus besoin de moi maintenant. Vous vous en êtes rendu compte. Tout au long de votre vie, cultivez vos acquis, profitez de chaque occasion pour lire, n'importe quoi, des livres, des bandes dessinées, mais lisez, continuez à nourrir votre esprit.

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Nous étions, Lee et moi, tellement heureux ! Nous avons parlé une bonne partie de la nuit, en riant comme des enfants. Nous étions sûrs de nous maintenant, plus jamais enfermés dans notre hésitation, une véritable mue s'était opérée, nous savions lire couramment ! Il fallait marquer le coup. Après plusieurs heures de discussion, nous nous sommes donné rendez-vous le lendemain pour cette journée particulière qui allait rester à jamais mon meilleur souvenir.

Ce matin là, nous sommes rentrés dans une pharmacie pour acheter des boules Quiès : le modèle le plus efficace possible, pour se prémunir de grand vacarme. Nous sommes montés dans le métro en bout de ligne, nous nous sommes enfoncés les bouchons d'oreille, pour ne pas entendre les annonces, puis nous avons fait la traversée de Paris en braillant à chaque arrêt le nom que nous lisions sur le quai : Tuileries, Louvre, Châtelet, …. Au terminus, nous l'avons faite dans l'autre sens, notre traversée de la ville, triomphale !Les passagers nous regardaient sans comprendre, mais nous riions tellement fort, nous étions tellement joyeux, nos yeux pétillaient de bonheur, que personne ne nous fit de reproche.

Puis la vie a passé, nous avons suivi chacun notre chemin. Depuis, nous ne manquons pas une occasion pour nous écrire, et surtout de nous lire avec délectation. Chaque jour j'ouvre un livre, un journal.Je suis content d'avoir partagé ces souvenirs avec toi, mon cher enfant, et de pouvoir te lire :

— S'il te plaît… dessine-moi un mouton !

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Nadine VarreauMétamorphose

Lauriane a dix ans, habite Grenoble. Sa grand-mère est du joli village de Mayres-Savel. Lieu de ses plus grands bonheurs, pour toutes ses vacances. Un congé spécial s'imposait, loin des décibels agressifs de Grenoble.

Depuis trois cents heures, d'après ses calculs, Lauriane supporte un nouvel appareil auditif. Et, pour la première fois de sa vie, de légers sons devraient l'atteindre. La difficulté sera pour elle, de reconnaître ce, son ou bruit. Cela sera nouveau et perturbant. On lui a expliqué, elle l'a lu et relu. Demoiselle maigre comme un clou, mais splendide, qui s'exprime encore mieux, dans cette nature qui l'entoure et dans laquelle elle se sent si bien.

Ce matin, après le grand bol de cacao et les tartines. Mémé lui tend le petit panier au mouchoir. Lui attrape les joues, dépose un bisou sur son petit nez de son et lui fait signe de filer. Et sa petite “Lou” ne perd pas une seconde. Répond, comme à son habitude, en clignant des yeux malicieusement. Saisissant l'anse et plongeant l'autre main sur le mouchoir, sentant, au-dessous, la présence de la clé que sa mémé lui a confiée.

Lou sort en courant, saute les trois marches d'escalier du perron et détale sur le chemin. Celui qui descend par le bois de chênes clairs, à la cabane de la vigne. Les sandales de Lou crient sur le sentier, dérapent dans les virages et repartent de plus belle. Elle court à son endroit merveilleux, son monde à elle. Essayant d'entendre, malgré la vitesse, le bruit de ses pas, jusqu'alors sensation tactile. Rien.

Arrivée, elle n'ouvre pas tout de suite. Elle prendra le temps, le sien. D'abord, posera le panier sur le banc de bois, au pied du grand frêne et s'amusera à déchiqueter une touffe de rouvet à petites fleurs, aux lobes jaunes qui claqueront sous ses doigts fins.

Lou est toute de légèreté, une frimousse tâches de rousseur qui révèle le bleu profond de ses yeux, sous ses boucles auburn. Si jeune et pleine d'habitudes. Comme sa grand-mère avant, elle passera à l'arrière de la cabane, à mi-ombre. Car mémé hier, lui a fait signe, se tapant du doigt sur la tempe et faisant marcher deux doigts sur la table. Tu penses à regarder si les sabots sont sortis. Elle cherche un peu et à côté du grand pin, en trouve un pied. Il est là, dans la lumière tamisée. Lou s'accroupit et dans la transparence jaunâtre, observe une petite abeille femelle, qui, attirée par la fausse odeur, a glissé sur le rebord et une fois tombée dans le piège, a suivi le conduit qui la mène, toute chargée de pollen dans le deuxième piège, passante qui dépose son pollen sur le stigmate et apeurée d'obligation, s'enfuit, libérée. Lou effleure délicatement le sabot du doigt et court à la cabane.

Elle tourne la clé et la porte grince en s'ouvrant, mais Lou ne perçoit rien. Elle retrouve ses trésors sur l'étagère. Deux nids secs où elle a rangé quelques coquilles d'oisillons dentelées, trouvées aux pieds des arbustes. La plus belle est verte foncée, mouchetée, nacrée. Le grand livre des Papillons, que Tonton lui a offert et qu'elle

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connaît par cœur. Le monde des insectes n'a plus de secret pour elle. Elle ouvre le tiroir de la petite table, ses petits scarabées secs et ses deux carapaces de cétoine sont là. Sa première grande image, qu'elle a eu à l'école: un élan cornu. Tout y est. Alors, elle glisse la main dans sa poche et en sort un petit papier de soie où sa mère a écrit son nom à l'encre de chine, en idéogrammes chinois. Un trésor de plus l'attendra, pour le prochain passage, à sa cabane. Mais Lou est quelqu'un de vif, un réflexe, à elle toute seule. Elle s'affairera quelques moments, à un peu de ménage et rangements inutiles. Puis, refermera la porte, et si tout est bien en place, reprendra son panier. Y déposera la clé, le petit mouchoir. Parce que ce matin, elle s'est dit, qu'elle descendrait bien jusqu'à la nouvelle passerelle...

Notre ami, quand à lui, est né sur un saule pourpre, en bas du val, au pied du Treffort. Roulé au creux d'une feuille de saule, dans le calme et la fraîcheur des eaux encore vives du Drac, avant le ressac du lac de Monteynard. Il vient d'extirper son thorax de son cocon de fil, y a laissé sa mue. Ses anneaux sont sortis et une nouvelle vie débute pour lui.

Notre lépidoptère s'agrippe de ses pattes griffues, en avançant sur la tige blanche porteuse qui gigote au plaisir de ses gestes hésitants. Ses yeux bruns roulent et se cherchent, antennes hasardeuses et trompe enroulée. L'insecte patiente en percevant le séchage de ses écailles. Les parois de ses ailes se colorent d'un brun prune violacé, au bout d'elles, des ovales bleu azur claquent dans la lumière et juste avant la frange dentelée, le large rebord jaune pâle apparaît. Il étire ses nervures aux lignes de traits noirs et tend une fois encore, ses quatre ailes à l'air chaud, qui vient d'arriver. Il lâche l'écorce craquelée et prend son envol, passe de fleurs en fleurs, butine à la sève de bouleau dont il pompe les sucs, la seule dont il se délecte. Magnifique bouleau, aux feuilles qui dansent dans la bise, chère à notre Matheysine. Il remonte le bois de chênes clairs, serpente dans la lourde chaleur d'une sente crayeuse, plonge au-dessus de la mer turquoise et... malheur, le vent l'emporte, le malmène et le brusque, il se rabat enfin vers un petit coin de sable, côtoie un groupe d' Azuré de la chevrette aux petits rebords noirs ou bleus qui butine, près des flaques sur fond de sable gris. Reprend son vol, monte dans l'air chaud et catastrophe... une rafale le prend, l'emporte et le plaque sur une dalle dure, froide. Il en est presque écrasé, ses pauvres ailes poudrent et il tremble, incapable de bouger.

Lou arrive à la passerelle. Inconsciemment, elle serre son poing dans sa poche. Reste au loin, ne voudrait pas faire de sottises mais l'envie est très forte. L'édifice est immense, tendu et suspendu, étroit et si grand, entre ces deux falaises. Elle sait bien que sans son papa, jamais elle ne se permettrait de faire les deux cents vingt mètres qui la séparent de l'autre rive. Elle admire les liens de câble qui sont amarrés au bloc de béton et est tout de même effrayée par la démesure de la chose et reste, comme à quai. Papa a dit, la plus haute d'Europe.

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Soudain, Lou aperçoit un pauvre papillon, bloqué sur une des plaques percées, qui font le marchepied de la passerelle. Le pauvre est peut être mort, mais c'est un grand papillon. Et quarante petits pas de fourmi de son jeu préféré suffiraient pour l'atteindre et peut être, l'aider. Elle dépose son petit panier au sol, comme pour lui dire, toi, reste là!

Dans le dédale de ses idées, Lou prend le parti de choisir d'avancer, lentement mais sûrement. C'est en même temps terrible, parce que ces dalles de fer sont vraiment ajourées et que la passerelle bouge. De loin, on ne voit rien, mais une fois dessus, même en centrant sa marche, on sent que la force du vent fait tanguer la surface, la passerelle vacille, il ne faut pas perdre l'équilibre. On ne peut pas tomber, mais la sensation est effroyable. Il est trop tard, vous êtes dessus ma chère. Alors, Lou a peur. Se veut forte mais tremble de tout son corps. Arrive au papillon, se cramponne et le prend doucement, pour ne pas l'écraser. Mécaniquement, voyant l'eau tout en bas, elle prend le temps de regarder les arbres au-dessous. Papa a dit, que selon le niveau du barrage, quatre-vingt cinq mètres séparent la passerelle de l'eau, qui, en bas, l'impressionne. Retenant son souffle, le cœur battant, elle rebrousse son chemin, sans se retourner, arc-boutée, à reculons.

Puis soudain, va donc savoir pourquoi, elle stoppe. Parce qu'elle sent un problème, lequel? Elle entend au fond de son oreille, elle croit bien, le souffle du vent. Oui, ce vent qui jusqu'alors, faisait voleter ses cheveux, lui gelait le nez l'hiver, lui livrait des odeurs. Il est là, qui lui siffle dans l'oreille, en pleine stupeur. Que ce chant est léger et doux. Lou savoure et une envie la saisit. Alors, elle se redresse et le bras tendu, papillon en trophée, décide de traverser, sans hésiter, fièrement, comme une grande. Puisque c'est le jour des sensations nouvelles. Lauriane grandit ses pas et ira jusqu'au bout. Une fois sur la terre ferme, elle ne peut retenir une larme, se rendant compte de ce qu'elle venait de vivre. Ouvre un peu sa main, le papillon est vivant. Il écarte ses ailes qui étaient restées fermées, il est aussi grand que sa main. Elle a le temps de l'admirer, un magnifique morio, qui décolle et passe près de ses cheveux, comme pour lui dire merci et s'envole.

Lou sourit au ciel et crie au papillon “ Vole, vole...” et reste plantée là, encore et encore... écoutant le chant des feuillages et du vent mêlés, que c'est bon! Voyant son panier qui l'attend de l'autre côté, elle décide de rentrer, raconter tout ça à mémé, bien sûr, on téléphonera à papa et maman. Oh! Tout va changer, tout, se dit-elle, en entendant sonner le clocher de Mayres. Je vais découvrir la voix de Mémé, et la leur, comme ils vont être heureux, pour moi. Émue, Lou se hâte de reprendre sa traversée, n'attachant plus aucune importance au vide. Elle se parle, s'écoute, s'entend, au-dedans, au-dehors. Se crie fort, moins fort, plus fort, encore plus fort, surprise de découvrir sa propre voix.

corrigé jusqu'ici

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Suzon Charbonnier

Un rêve de liberté

Tripes et boyaux, je vais tout rendre dans cette mer infâme ! Je vais peut-être bien y rendre même l’âme ! Plié au-dessus du bastingage, Jean se tord de douleur. Combien sont-ils sur ce maudit paquebot ? Trois cents passagers peut-être, dont le plus grand nombre est malade depuis trois jours, depuis que les vagues ont commencé à les chahuter ! Les uns restent clapis dans la partie abritée de l’entrepont ; d’autres titubent, blêmes, levant des yeux horrifiés vers les mâts qui se balancent, menaçant de rompre à tout instant. Jean et son ami André se sont réfugiés à l’écart de l’entassement des émigrants, ils respirent au moins un air moins pestilentiel. Quelle foutue idée ! On est des paysans, pas des marins ! marmonne André. Chancelant, il s’accroche à la rampe de l’escalier qui descend dans la cale. Encore heureux qu’on ne soit pas là en bas, ce serait l’horreur, ajoute Jean pour le consoler un peu... Mais André est secoué par une nouvelle nausée, et son ami l’entraîne vers le parapet métallique.On disait que Jean était le plus imaginatif, un entreprenant, mais ni l’un ni l’autre ne semblait être prédestiné à l’aventure au-delà des océans. Un lien d’amitié si fort unit les deux jeunes gens, que, lorsque Jean a décidé de partir, pas un instant il n’a douté qu’André pourrait rester au pays sans lui. Jean s’était fait embaucher comme valet de charrue. C’était le moyen de faire entrer un peu d’argent liquide dans la ferme, presque dix francs chaque semaine ! En tant qu’aîné des fils c’est à lui que revenait ce devoir. Ce n’est pas avec la vente annuelle d’un veau et de quelques poules et lapins … que les 9 enfants pouvaient être nourris ! Le maïs qui séchait en haut des colombages de la vieille ferme bressane suffisait à peine à confectionner des gaudes pour tous. Et encore ça pourrait être pire, se disait Jean non sans cynisme. Sa sœur aînée, puis deux de ses cadettes étaient mortes. La petite Mélanie, il ne s’en souvenait plus, il n’avait alors que quatre ans, et l’année suivante une autre petite Mélanie avait vu le jour. Mais quand Joséphine a été emportée par la diphtérie à tout juste huit ans, lui en avait dix-sept. Jean se rappelle encore avoir eu cette pensée terrible une bouche de moins à nourrir et même s’il a beaucoup prié pour implorer le pardon de Dieu, le remords ne s’est pas entièrement effacé. Comme celui d’en vouloir à ses parents d’avoir tant d’enfants : une nouvelle Joséphine était née alors que sa mère avait plus de quarante ans, et quand le petit dernier, Émile, est arrivé, elle en avait quarante-six ! Un dur labeur attendait Jean chaque matin, mais il ne se plaignait pas car son patron, s’il était exigeant et même sévère, se montrait juste et respectueux. André, lui, toujours corvéable à merci, exécutait des travaux saisonniers dans des conditions bien plus difficiles, dormant dans l’étable avec les bêtes. Les deux amis se retrouvaient le plus souvent possible. Ils s’étaient connus dès le plus jeune âge, ayant reçu la même

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éducation religieuse de leurs parents et du pasteur du village. Parvenus à l’âge adulte, ils rêvaient du jour où ils pourraient acheter ensemble une paire de bœufs et partir louer leur travail de ferme en ferme, première étape avant d’envisager d’être autonome… La liberté ! Quel rêve ! La vie est trop dure, disait Jean. Mon père a bataillé pour arriver à devenir propriétaire de son petit lopin de terre et il ne veut pas qu’on l’abandonne… Y a plus qu’à espérer qu’un de mes deux frères le reprendra… On est en 86, ça fait presque dix ans que le phylloxera a commencé à faire mourir la vigne qui nous donnait tant d’espoir ! Plus une grappe cette année ! Et les poules et les canards ? La concurrence est rude au marché de Louhans : quand je vois la mère revenir en ayant vendu pas même la moitié de sa volaille ça me rend malade ! Alors je serre les poings, et je me dis « Faut partir » André écoutait son ami avec admiration. Il partirait lui aussi, oui. Jean avait la hardiesse de prendre la décision, lui, il le suivrait. Mais il avait fallu se serrer la ceinture un peu plus, accumuler sou par sou la somme à verser pour effectuer le voyage, presque deux cents francs ! C’était cher payer, mais le prix imposé pour fuir la pénurie devenue chronique, et aussi l’intolérance envers ses croyances.Tel un colporteur, l’agent recruteur s’était présenté à la ferme quelques mois auparavant.« Je suis l’agent d’émigration » avait-il annoncé. Il avait été convaincant, comme l’étaient autrefois les sergents racoleurs qui venaient enrôler les soldats. Il savait parler ! Là-bas, vous aurez l'ascension sociale que vous méritez ! Vous voyez bien qu’ici, même en trimant, vous restez dans la misère ! Et puis, je sais que vous appartenez à la religion réformée. La liberté de conscience n’est pas complètement acquise chez nous en France : aux Amériques on respectera vos opinions ! Il n’y a que sur un point que Jean ne s’était pas laissé persuader : il refusait absolument d’emprunter de l’argent. Sa probité lui interdisait de faire de tels paris, au risque de tout perdre, au risque surtout de ne pouvoir rembourser, comble du déshonneur. Non, les facilités de paiement proposées par cet entremetteur, ce n’était pas pour lui. Mais il s’était laissé imprégner de ce rêve américain qui allait peut-être permettre à toute sa famille de vivre enfin décemment. Rends-toi compte, s’enthousiasmait-il auprès de son ami, ce sera une nouvelle vie, on nous promet une concession de terre, un bon salaire. Là-bas ils n’en sont plus à l’araire pour labourer, on aura de bons outils et des machines. Il paraît même qu’il y a des appareils qui peuvent mettre les œufs dans des boîtes, sans en casser un seul… On n’a pas peur du travail, ni toi, ni moi, pas vrai ? Là-bas, notre turbin sera reconnu à sa vraie valeur… Jean se rappelait tout à coup la chanson qu’on chantait quelques années après la guerre de 70, et d’un même élan, tous deux entonnaient : « Lève-toi, peuple puissant : Ouvrier, prends la machine ! Prends la terre, paysan ! »…

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En Amérique, nous prendrons la terre vierge et par la force de nos bras nous gagnerons une meilleure vie…Ils n’avaient donc pas signé de contrat tout de suite. Ils avaient d’abord constitué une cagnotte commune, et lorsque l’agent recruteur était revenu, ils avaient déboursé le montant nécessaire. C’était le prix de leur acheminement depuis leur village jusqu’au Havre puis jusqu’à New-York. Ensuite, ils seraient LIBRES !Mais à l’heure qu’il est, Jean et André sont bien loin de cet optimisme qui les a portés pendant les mois qui précèdent. Jamais ils n’auraient pu imaginer une traversée aussi éprouvante ! Depuis que le quai du Havre a disparu dans la brume, chaque jour a apporté une nouvelle souffrance. Après le mal de mer, ce sont des quintes de toux qui secouent Jean de plus en plus fréquemment. André, lui, est affaibli par une diarrhée persistante. La promiscuité est de plus en plus difficile à supporter. Heureusement qu’ils ont la chance d’être ensemble, se sentant ainsi moins perdus ! Quand le paquebot Saint-Laurent a appareillé, c’est une foule complètement hétéroclite qui est montée à bord : beaucoup de Français évidemment, en premier des familles de bourgeois qui allaient s’installer dans les cabines, avec même des nurses pour s’occuper des enfants. Ensuite de pauvres gens, dont la plupart ont contracté de lourdes dettes pour pouvoir partir, qui ont sur eux tout ce qu’ils possèdent, de vieilles nippes qu’on ne peut même pas tenir propres ici. Il y a des Alsaciens et des Lorrains, des Hollandais, des Belges, des Autrichiens et même quelques Chinois… Ils parlent des langues et des dialectes différents, impossible de se comprendre ! Certains de ces hommes et femmes quittent leur pays pour des raisons politiques ou religieuses, le plus grand nombre pour des raisons économiques. Tous ceux-là voyagent dans un inconfort total, dormant à même les planches du pont. Le rêve américain n’a pas la même couleur selon la place qu’on a dans la société !

— Seulement deux semaines qu’on a quitté le sol de France et j’ai déjà le mal du pays ! Cette fois, la plainte vient de Jean. Tu crois que le patron qui nous attend au Canada va nous loger correctement ? Tu crois qu’on va tenir le coup, il paraît que l’hiver est si froid là-bas, et si long ??

— En attendant, pas la peine de penser à tout ça, encourage André. L’important maintenant c’est de tenir le coup ici sur ce bateau ! Faire disparaître la toux, les douleurs de ventre, arriver en bonne forme pour pouvoir travailler…Le vent s’est à peu près calmé, et André se sent mieux. C’est maintenant l’heure de tendre sa gamelle pour recevoir la même et indéfinissable bouillie distribuée chaque soir. Puis la nuit arrivant, les deux hommes se recroquevillent dans un coin, relevant le col de leur blouse de chanvre pour se protéger des embruns. Avant de se préparer à dormir, Jean et André, croisant leurs doigts devant leur poitrine, expriment une prière à leur Dieu, le remerciant de leur donner la force de résister, et lui confiant leur destinée. Ils parlent dans un murmure : être discret au milieu de gens habituellement

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hostiles à leur religion réformée est devenu comme instinctif, une nécessité dans les circonstances actuelles. Mais un homme les a entendus, s’approche et s’esclaffe, les montrant du doigt : Ohé ! Regardez, les gars ! Nos bouffeurs de maïs ! C’est-y donc par-dessus le marché des parpaillots qui marmottent leurs prières ! Tiens donc, moi qui croyais qu’ils avaient un seul œil au milieu du front ! Eh ! vous autres,les ventres jaunes, j’ai bien entendu dire que vous parlez en direct avec votre bon Dieu, vous ? Dites-lui donc de ne pas nous oublier ! Jean et André ne répondent pas, se resserrent dans leur coin. Comme le groupe de Juifs qui a subi hier le même traitement, ils encaissent sans broncher les coups de pied de quelques hommes fanatiques. Ceux-ci, ne constatant aucune réaction, s’écartent enfin en haussant les épaules, et les laissent en paix. Seigneur Jésus, toi qui n’as pas crié lorsque les clous ont traversé tes mains. Aide-nous à supporter comme toi la souffrance, aide-nous à garder la foi ! Avec toi, nous voulons dire « Pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font… »… Les deux amis s’endorment enfin, dans les vibrations de l’énorme hélice mue par les machines qui ronflent et puent.C’est le 27 avril 1886, que l’annonce retentit sur le pont du navire : le port de New-York est en vue ! Après ces 21 jours de traversée, la fébrilité secoue tous les passagers.- On est de vrais pouilleux pour se présenter au Nouveau Monde ! Quelle honte ! - C’est bien vrai qu’on ressemble plus à des vagabonds qu’à des voyageurs ! Mais on est tous pareils !Bousculade sur le pont. C’est avec amertume qu’on assiste d’abord au spectacle des familles de la première classe. Hommes aux élégants costumes et chapeaux, femmes en manteaux de fourrure, à qui des serviteurs attentionnés tendent la main pour la descente de l’échelle de débarquement. Bousculade ensuite des autres passagers, au risque de tomber à l’eau ! Puis, tout au long de ce jour de printemps teinté de misère et d’espoir, interminables files d’attente, se déplaçant par à-coups dans le vent froid chargé de bruine. Transit sur Ellis Island des immigrants, tels des bestiaux, guidés avec rudesse, canalisés entre deux cordes tendues. Enfin, dans la nuit tombante, c’est l’acheminement vers le Fort Clinton.L’attente encore... Ils sont si serrés que chacun ne voit que le dos des hommes qui le précèdent. Mais tout à coup André pousse un cri : Regarde ! De la petite île il vient de découvrir les premières lampes qui s’éclairent. Ils en pleureraient presque : c’est Manhattan qui s’illumine ! Fascination ! Même s’ils ont entendu parler de la Fée Électricité, Jean et André sont loin d’imaginer que leurs

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chaumières puissent être prochainement éclairées par elle ! Et voilà que les lumières de New-York brillent devant eux ! Ah, aller marcher dans le dédale de ses rues inconnues ! Juste quelques jours, avant de repartir bientôt vers la terre promise !... Nuit dans un hall immense : un casse-croûte et une couverture sont distribués. Des crises de larmes, des rires, des cris d’excitation et de chamailleries se mêlent en un brouhaha indescriptible, avant un sommeil entrecoupé de secousses d’angoisses et de quintes de toux.Le lendemain, elle est infiniment longue, l’attente de cette liberté que l’on sent à la fois si proche et encore inaccessible ! Les contrôles se succèdent. Les immigrants sont séparés par nationalités. D’abord les vérifications de listes et de divers papiers, les tampons apportant un premier soulagement après les réponses hasardeuses à des questions dans une langue étrangère. « Farmer », c’est ce qui est apposé sur le document officiel qui devra être présenté au futur employeur. Un employé en uniforme essaie de prononcer quelques mots en français pour diriger une partie des arrivants vers les contrôles médicaux. André hèle son ami par-dessus la foule :

— Ça y est j’ai passé l’épreuve de la bonne vue ! C’est juste après le « Moi, les oreilles ça va bien ! » annoncé presque triomphalement par Jean, que celui-ci finit par comprendre le verdict, à travers des gestes plus que des mots. Il est écarté, poussé vers un groupe de personnes complètement silencieuses. Rêve anéanti ! Ils sont une trentaine qui, à la suite du contrôle sanitaire, devront être embarqués pour un retour vers leurs pays ! Des poumons encombrés, un pouls irrégulier, des varices, des dents abîmées… L’Amérique rejette tous les malades ! Tandis que Jean prend conscience de sa malchance, dans le port de New-York, arrivée de France depuis près d’un an, la Statue de la Liberté attend son heure de gloire. Jean ne sera plus là lorsqu’elle sera érigée à l’automne, inaugurée dans l’enthousiasme, choisie comme symbole non seulement de la liberté et de la démocratie, mais aussi de la force et de l'obstination de tout un peuple, et encourageant les nouveaux arrivants. Jean ne verra pas le poème gravé sur sa plaque, qui semble ironiser :"Donne moi tes pauvres, tes exténués,Tes masses innombrables aspirant à vivre libres,Le rebut de tes rivages surpeuplés.Envoie-les moi, les déshérités, que la tempête me les rapporteJe dresse ma lumière au-dessus de la porte d'or!"

À New-York, au printemps 1886, Jean le Bressan a perdu son rêve de liberté, et aussi son ami André qui, lui, a réussi à s’installer dans un village de Gaspésie et y a fondé une famille.

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Victor Quémeneur

TchangNous étions au lit lorsque je dis à ma femme que je ne voulais pas partir en

vacances avec elle et nos deux enfants cette année, mais que je préférais faire un voyage seul. D'abord elle rit, croyant que je lui faisais une blague. Et puis elle dût se rappeler que je ne faisais jamais de blague, alors elle s'allongea sur le côté, me tournant le dos, et ne dit mot. Voilà quelques années que je voulais prendre l'air, m'éloigner de mes proches pour quelques temps. Partir aussi loin de mon travail et de mon foyer que je le pouvais. Si ma femme réagit comme elle le fît, c'est qu'elle m'aimait. Elle m'aimait plus que je ne puis un jour l'aimer, et plus que je ne l'ai jamais aimée. J'avais souvent regretté mon mariage. A vrai dire j'avais toujours regretté les choix qui furent les miens. Mon emploi au ministère de l'Education, bien que bien rémunéré, ne m'apportais aucune satisfaction. Je me trouvais bloqué dans mon petit pavillon des Yvelines, bloqué dans ma situation comme un crabe dans un casier. Je me dis qu'un voyage me serait bénéfique. Une pause dans la monotonie de ma vie, mieux que ça, une rupture, ne pouvait que me faire du bien. Or, une rupture ne pouvait se faire avec les gens que je côtoyais au quotidien.

« Je te laisse annoncer ça aux enfants ». Voilà ce qu'elle me dit lorsque je reparlai de mon projet. Je le fis, et à vrai dire, ils furent plus compréhensifs qu'elle. Peut être qu'eux aussi avaient besoin d'une pause. Le fait de ne pas nous voir pendant quelques semaines leur faisait sûrement autant plaisir qu'à moi. Il faut dire que je n'étais pas drôle avec eux. Je ne leur parlais que pour les réprimander. Je ne faisais jamais rien avec eux. Pourtant je les aimais eux. Mais je n'arrivais pas à le leur signifier, je m'en voulais pour ça, mais ne pouvais rien y changer. Bien souvent je n'avais simplement pas assez de courage pour faire l'effort d'aller vers eux.

J'avais choisi de traverser l'Atlantique sur un cargo. J'avais toujours été fasciné par la mer, devant laquelle je grandis, et plus encore par les hommes qui vivent dessus. J'avais un temps pensé devenir marin moi même. Mais ma raison et sûrement ma peur de ne pas être assez fort me firent me diriger vers une école de comptabilité. Une agence de voyage, repérée depuis longtemps sur internet, proposait des voyages sur des navires de la marine marchande. J'avais réservé ma place. Et je suis allé au port du Havre embarquer sur le Santiano destination Natal, dans le Nordeste au Brésil. Le navire faisait deux escales, une à Tilbury, en Grande Bretagne, et une à Vigo en Espagne. La traversée durait douze jours. Une fois arrivé, je prendrais l'avion pour rentrer à Paris.

Le bateau était un grand porte conteneurs espagnol de trois cents mètres de long. Après m'être enregistré auprès des services de douane, on me montra le chemin pour y accéder. Un matelot peu avenant, certainement d'origine indienne m'attendait. Il me montra ma cabine, que j'allais partager avec un membre de l'équipage. Elle était très petite, il n'y avait qu'un bureau et un lit superposé. Sur celui du bas étaient posés un duvet et un sac à dos. Je m'installais donc sur le lit du haut. J'avais choisi le bateau

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proposé par l'agence qui offrait le moins de confort. Certains étaient aménagés pour les touristes, avec de véritables chambres d'hôtel. Je voulais une vie de marin, pas de bourgeois.

C'était avec une satisfaction non cachée, au contraire, largement exprimée par le sourire qui se dessinait sur mon visage, que je vis le quai s'éloigner doucement de la coque. Je restai plusieurs heures à observer la côte disparaître peu à peu, alors que le soleil déclinait derrière elle. Je me sentais léger et, pour la première fois depuis longtemps, heureux. Tout ce que je rejetais s'évaporait peu à peu, et je croyais à ce moment là avoir trouvé le chemin de la liberté. Plus le bateau avançait et plus je me disais que je n'aimais pas ma femme, que mes gosses m'énervaient. Je me le répétais et cela me faisait rire. J'extériorisais ce que j'avais toujours plus ou moins refusé d'admettre.

Les heures des repas m'avaient été données à mon arrivée. On m'avait prévenu qu'il fallait être à l'heure, que les retardataires ou les absents n'avaient plus qu'à jeuner jusqu'au lendemain matin. Je me présentai un peu en avance à la salle de repas, qui se remplit peu à peu d'un peuple bigarré, parlant un anglais aux accents si variés que l'on se demandait comment ils se comprenaient. Seuls les officiers, assis à une table spéciale, étaient espagnols. Je buvais les conversations de mes voisins avec délectation. Ce peuple me fascinait. La cantine reflétait l'organisation du bateau. Les gens des machines ne se mélangeaient pas aux matelots de pont et les officiers régnaient en maîtres. Personne ne fit l'effort d'échanger un mot avec moi, mais cela ne me déplaisait guère. J'étais spectateur de l'un des plus beaux spectacles qu'il me fut donné à voir.

Le soir je rencontrai mon compagnon de chambre, un vieux chinois avec une petite barbe blanche qui pendait sous son menton. Je tentai un bonsoir qui ne fût suivi d'aucune réponse. Il s'allongea sur son lit, voilà tout ce qu'il fît.

L'enthousiasme des premiers jours me quitta bien vite. Une tempête se déclara à notre départ de Vigo. Un mal de mer terrible me prit, je vidais mes tripes sur le pont à n'en plus finir. La bile acide me brulait l'œsophage et le fond de la gorge. Mon ventre me tourmentait sans cesse, et mon crâne était prêt à éclater. On m’avait dit de manger si cela arrivait, mais ce qui rentrait dans mon estomac ressortait aussitôt. Le mal était tellement constant et puissant que j'avais l'impression que je n'allais jamais m'en sortir. Chaque seconde était douloureuse et je ne savais que faire pour occuper mon temps. Cela dura trois jours. Mon compagnon de chambre ne semblait pas plus dérangé que ça par mes allez retours aux toilettes et mes vomissements nocturnes. Il ne m'avait toujours pas décroché un seul mot, ni un seul regard à vrai dire.

Ce qui m'étonnait le plus, le mal de mer ayant été envisagé bien avant le départ, était l'évolution de ma position vis à vis de ma famille. Dans la langueur de mes journées passées sur le pont où j'observais la mer du matin au soir, dans le silence de mes nuits, dans la solitude de mes repas, survenait une image positive de mes enfants et – chose curieuse – de ma femme. Plus le voyage s'étirait dans le temps, plus cette

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image fût persistante. A un moment je me dis même qu'ils me manquaient. Au départ je résistais. Je me disais, mais non, tu es si bien ici, seul au milieu de nulle part, libre de toute contrainte. Et puis, un jour où la mer était calme, le huitième il me semble, je me mis à me languir dans les souvenirs heureux que je partageais avec ma femme, car il y en avait un peu. Je me surpris moi même. Parfois les mauvais souvenirs rejaillissaient, et me défiance vis à vis d'elle revenait à la charge. Je ressentais des sentiments agréables à son égard, mais je savais que dès mon retour la situation serait la même, si ce n'est pire.

La fin de la traversée approchait. J'étais partagé entre un sentiment léger de satisfaction et un peu de déception. Les jours passés seuls commençaient à me paraître longs. J'avais bien tenté à nouveau de nouer le contact avec le chinois de ma chambre en lui demandant son prénom, mais celui ci m'avait regardé dans les yeux quelques secondes, d'un regard profond, presque effrayant, avant d'aller se coucher. Cependant, je savais que quelque chose manquait. J'avais espéré bien plus de ce voyage : un salut, une révélation. Mais je n'avais rien eu de cela, seulement quelques longues méditations ne menant pas à grand chose. J'allais devoir retourner à ma vie, et je restais sur ma faim.

J'avais douze heures pour rejoindre l'aéroport après avoir débarqué. Une fois la passerelle descendue, je restai planté quelques minutes, valise à la main. J'étais déboussolé, ma tête était vide, je ne voulais plus rien. Une tape sur mon épaule me sortit de ma torpeur. C'était mon compagnon de chambre. Je fus si surpris de son geste que je me mis à balbutier en français une phrase incompréhensible. « Follow me » fût sa réponse, et il commença à marcher d'une allure vive sur le quai. Etrangement, je n'hésitai même pas avant de le suivre. J'avais un bon pressentiment, mon salut viendrait de lui. Il passa le long de grands hangars qui bordaient le port, puis continua sur plusieurs kilomètres à travers un dédale de rues. Je peinais à le suivre tant sa marche était soutenue. Il marchait mais semblait courir, il faisait très chaud et les rues étaient bondées en ce milieu d'après midi. Dans mon élan, je me cognais parfois aux passants, alors que lui se faufilait entre eux sans les toucher. Je crus le perdre à plusieurs reprises et lorsque c'était le cas, une immense tristesse s'emparait de moi, sans que je ne sache pourquoi. Je me mettais à courir malgré la température et malgré le poids de ma valise. Je mettais une énergie folle à suivre un homme qui n'avait même pas daigné me dire son prénom. Il tourna soudain dans une ruelle étroite sur la droite, et puis encore à droite, dans un passage étroit entre deux maisons de briques rouges. Au bout de celui-ci, un escalier montait à la porte d'une petite bicoque. Il se tenait en haut. Je montai les marches et arriva à sa hauteur. Il frappa deux fois et poussa la porte : « come in ». Et puis, plus rien.

Une douleur atroce me fit revenir à moi. Elle me venait des mains, mais était si intense qu'elle me prenait les bras et le ventre. Ma tête me faisait terriblement mal aussi. J'étais assis, torse nu. Je mis du temps à ouvrir les yeux et quand ce fût le cas, je découvris avec horreur ce qui me faisait si mal. Mes mains avaient été scellées aux

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accoudoirs du fauteuil avec deux grands clous qui les traversaient de part en part. La vision que j’eus me fis perdre conscience à nouveau.

Une douleur ignoble, bien plus encore que celle qui m'avait réveillé la première fois, me fit sortir de mon sommeil. Celle-ci me partait des tétons et me prenait tout le torse. Des décharges électriques. J'ouvris les yeux à nouveau, ils me brulaient et des larmes en coulaient. Je vis une femme au teint livide, vêtu d'une courte jupe noire et d'un débardeur blanc. Je baissais les yeux, des pinces étaient placées sur ma peau, reliées par un fil à un appareil que la femme actionnait. Elle m'envoyait des décharges. Mon corps se déchirait à chacune d'elle. Elle faisait cela mécaniquement. Je criais, de toutes mes forces. « Qu'est ce que vous me voulez ? » Je l'insultais. Elle me regardait et riait, me donnait des coups de poings dans le ventre. Quarante décharges. Je me souviens de quarante décharges. Parfois elle se retirait de la pièce vide. Je restais là, à crier. Je ne comprenais pas. Je haïssais cette femme, je haïssais ce chinois. Je les aurais tués.

Tout le temps de ce calvaire, je pensai à ma femme. Je la vis nue, je vis ses yeux, sa bouche. J'entendais sa voix. Mes enfants étaient là aussi. Je regrettais cette putain de traversée. Ma vie était si belle, et je ne m'en étais pas rendu compte. Je m'en voulais tellement d'avoir tout gâché. Dans la souffrance je vis la grâce de la vie.

Les décharges et les coups continuaient. Je perdais conscience. J'allais mourir. Je voulais vivre. Je voulais vivre. Je voulais vivre! Les yeux fermés, la tête baissée sur la poitrine, je sentais que je partais. J'entendis la femme, elle appelait quelqu'un : « Tchang ! ».

Je me réveillai à l'hôpital de Natal. Le médecin, dans un anglais hésitant, m'expliqua qu'on m'avait retrouvé sur le bord d'une route à la sortie de la ville. Les policiers prirent ma déposition. J'étais si heureux, si heureux d'être en vie. Je me fis la promesse de profiter de chaque instant, de chacun de mes proches. Ce que je fis, avec beaucoup de passion. Cette traversée n'avait pas été mon salut, mais ce qui s'était passé après oui. Elle avait opéré ma mue, un déclic bienvenu. J'ai aimé ma femme après cela, bien plus qu'elle ne puisse jamais m'aimer. Je pris le temps d'aller pêcher avec mes fils. Ils avaient été là tout au long de mon calvaire, je crois bien que ce sont eux qui m'ont sauvé. Je vécus heureux.

J'ai aujourd'hui soixante quinze ans. Ma femme est décédée il y a trois mois et demi. Ce fût une épreuve terrible. J'ai décidé il y a peu de quitter notre maison pour un appartement plus petit, l'espace était ici trop important pour un vieil homme comme moi. J'étais occupé à faire les cartons pour le déménagement. Mes fils et quelques amis plus jeunes étaient venus m'aider. Je voulais m'occuper personnellement des affaires de ma femme. Je sorti ses habits de l'armoire où je les avais laissé. Je les sentais avec bonheur. Et puis dans le dernier tiroir, je tombai sur un petit papier jaune, déposé sous les vêtements, bien en évidence. Sur celui-ci était écrit : « Tchang Pei-Ming, Santiano, Le Havre – Natal. 2000 € ». Le lien fût vite établi. Ma femme avait voulu que je le trouve, c’était sa vengeance, elle était terrible.

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Marie-Noëlle TeppeLarcins et sentiments

La lettre sous la porte

Un frôlement sous la porte d'entrée attira l'attention d'Arsène qui terminait son petit déjeuner sur un coin de table de son salon anglais. Il tourna interrogativement son regard et vit un angle de papier bistre dépasser sur le tapis oriental rubis.

C'était une enveloppe de bonne qualité. Il la décacheta et découvrit, sur la page pliée en quatre, une écriture régulière. Les propos de la requête étaient bien sibyllins mais l'inactivité de ces derniers mois commençaient à lui donner des fourmillements dans les jambes et le nom de son commanditaire parlait à son imagination, mais quel lien y-avait-il donc ?…

Cette mission s'annonçait des plus singulières et périlleuses, mais indispensable pour remettre à flots ses finances bien à mal !

Il allait prendre le temps de préparer minutieusement son « larcin »…

L'aventure débutait par une visite au Musée d'Orsay — musée qui n'ouvrait ses portes qu'à dix heures.Il s'habilla sans hâte mais avec soin, selon son habitude, et animé par une ferme volonté de réussite, quitta son immeuble dans l'air frais de ces premiers jours de mars. Le musée était suffisamment proche pour éviter la promiscuité du métro. Il préféra les quais de Seine aux petites rues encore trop fraîches et accéda, sans presse inutile au grand bâtiment qui étalait sa longue façade tarabiscotée d'ancienne gare face à la Seine.

Il lui fallu repérer l'œuvre concernée le plus discrètement possible— puisqu'il s'agissait de peinture… Il se coula dans la file d'attente : foule de touristes chinois et leurs appareils-photos, écoliers et leurs maîtres, artistes en herbe ou simples flâneurs.

Il déboucha dans le grand hall éburnéen qui dispersait autour de lui les petits locaux d'expositions. Après s'être assuré de trouver le tableau recherché, il traversa les diverses salles en enfilade tout en feignant de considérer et détailler avec quelque intérêt les peintures rivées à leurs clous.

Il déboucha enfin dans la petite pièce en encoignure qu'il devrait bien observer parce que, là, se trouvait, dans son cadre ostentatoire, le doux minois peint par Berthe Morisot—but de sa recherche.

Dieu merci, le format n'était pas trop impressionnant ! Il aurait de toutes façons l'après-midi pour organiser l'opération.

Il repéra minutieusement les caméras de surveillance, les éventuelles grilles de fermeture, les rayons lasers et autres pièges à cambrioleurs.

Après avoir fait travailler ses cellules grises, il en conclut qu'il faudrait profiter

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de l'action de l'équipe de nettoyage puisque, pendant ce temps — renseignement pris — les alarmes étaient suspendues.

Il continua sa visite tout en réfléchissant et flânant parmi les guides diserts et les visiteurs attentifs puis rentra chez lui, tout émoustillé par ce qui l'attendait.

La nuit au musée

À seize heures quarante précisément, il se trouvait à nouveau dans le grand hall juste avant la fermeture mais encore assez tôt pour que l'on accepte son entrée. Il repéra la porte de service sur les côtés du hall. Les équipes de nettoyage étaient déjà présentes sur les lieux. Il se glissa subrepticement dans leur direction et, dans le mouvement, put se mêler au groupe. Évidemment il avait prévu de pouvoir emprunter une combinaison et un badge pour circuler, mais comment ?

L'opportunité se présenta sous la forme d'un homme qui sortait des toilettes et qui semblait avoir à peu près ses mensurations.

Il lui faudrait en venir à un peu de brutalité, ce qu'il n'appréciait guère, tant pis !

Il n'eut aucune difficulté à le ceinturer, le bâillonner soigneusement pour l'empêcher d'alerter qui que ce soit et finit par l'attacher dans un recoin caché, à l'abri des regards, qui jouxtait le placard à balais.

Il revêtit enfin la combinaison grise et arbora le badge « libre-passage ».Il rejoignit le groupe de nettoyage. Par chance, chacun avait l'air indifférent à

l'autre. Il traversa l'immense bâtiment, aspirateur de sa victime à la main, monta à l'étage, dépassa l'imposante statue du Penseur et longea les différents petits espaces jusqu'à la salle qui l'intéressait. Parvenu à son but, il observa le petit tableau qu'il devrait maintenant décrocher sans dégât aucun comme il lui était bien précisé sur la missive.Il passait et repassait son aspirateur en tous sens tout en scrutant l'œuvre du peintre. Il avait décelé le matin l'insignifiante pastille-alarme électronique plaquée discrètement sur le côté. Il lui appliqua une fine feuille de plomb, cachée jusque là dans son poing, afin d'annihiler ses effets. Ses collègues occasionnels s'affairaient autour de lui dans les autres locaux et ne lui prêtaient aucune attention. Il décrocha sans trop de peine le tableau et put le glisser aisément à l'intérieur de son ample combinaison — il était toutefois étonné du poids de l'objet pour sa si petite taille — mais la partie n'était pas encore gagnée.

Il fallait sortir de là sans encombre !Manifestement personne encore ne s'était aperçu de la « séquestration » du

pauvre garçon de ménage. Toutefois, il ne fallait pas trop tarder. Il refit le chemin en sens inverse et rejoignit l'annexe des employés.

Il déposa l'aspirateur, quitta sa combinaison pendant que d'autres ouvriers arrivaient et commençaient à sortir du musée. Il savait que la porte sur la rue ne restait déverrouillée que très peu de temps aussi fallait-il ne pas hésiter et se hâter.

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La traversée de Paris

Le tableau était bien à l'abri dans le volume de son blouson de cuir serré à la taille pendant qu'il retrouvait l'air frais de la rue. Une agitation soudaine le fit se précipiter : avait-on découvert le « prisonnier » ? Les alarmes commençaient à rugir…

Il traversa le Pont-Royal pour atteindre le jardin des Tuileries. Le jour amorçait son déclin. L'hiver avait bien entamé sa mue et cette fin de journée printanière était réconfortante pour sa douceur, pour les fleurs des massifs artistiquement disposés par gammes de couleurs. Il marchait d'un pas allègre, profitant de la sérénité du jardin et finit par s'engouffrer dans la bouche de métro la plus proche. Un soupir de soulagement finit par le libérer de son stress. Il sortit dans le dédale de la station Concorde et prit la direction du Nord.

Décidément le métro, si pratique fût-il, ne donnait jamais à ses usagers une mine réjouie, comme si les entrailles de la terre avaient aspiré leur énergie ! Tant pis, lui, Arsène, était satisfait.

Il descendit enfin aux Abbesses et grimpa l'escalier en colimaçon de la station aux décors variés et colorés. Puis à l'air libre, il respira une grande bouffée avant d'attaquer avec élan les trois cents marches de Montmartre. Le tableau était toujours bien calé contre lui.Arrivé à la dernière esplanade, devant le Sacré-Cœur, il se mit la recherche de la rue de son commanditaire : « …Début de la rue Poulbot, au-dessus d'un tout petit restaurant typique du vieux Paris. »

La nuit commençait à être plus épaisse et il prenait garde de ne pas trébucher sur les pavés humides de la fraîcheur de cette fin de journée.

Enfin, il trouva la montée d'escalier restaurée dans le style d'époque : marches de pierre et rambarde de métal travaillé.

Sans haine et sans violence« A.Gaspargi » lut-il sur l'une des boîtes aux lettres. C'était bien là le but de son

aventure. Il parvint au deuxième étage et sonna — des pas — . Le verrou cliqueta et il se trouva en présence d'un homme de classe de près de quatre-vingts ans pensait-il, cheveux blancs et soignés, vêtu d'une veste d'intérieur en soie aubergine aux impressions cachemire, ondulant élégamment sur un pantalon de flanelle grise de bonne coupe.Les deux hommes se considérèrent mutuellement un court instant et Gaspargi fit entrer son hôte :«  Ah, Arsène, vous avez réussi, vraisemblablement ! Je n'en attendais pas moins de vous, votre réputation n'est décidément pas une légende ! »

Arsène lui remit le tableau.Gaspargi le saisit prestement, le tourna et le retourna dans ses mains et

commença délicatement à séparer le cadre de la toile au grand étonnement d'Arsène.

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Puis, il posa négligemment la toile sur la table d'acajou et commença à démonter l'arrière du cadre dans son épaisseur. Il ne tarda pas à sortir quatre formes oblongues, grisâtres et ternes.

Arsène restait très interrogatif.Gaspargi se prit à gratter délicatement la surface à l'aide d'un coupe-papier

métallique et quelle ne fut pas la surprise d'Arsène de voir apparaître un rayon doré émerger de la partie frottée !« Je vous dois quelques explications, jeune homme; je vais vous raconter :Vous êtes bien jeune, mais dans les années soixante dix vous auriez pu entendre parler du gang des Égoutiers ou même du casse du siècle !Eh bien, voilà, j'ai dirigé ce hold-up spectaculaire avec quelques acolytes et nous avons dû cacher une partie du butin jusqu'à ce que les esprits se calment et que l'on nous oublie un peu…Ces petits lingots ont été inclus dans ce cadre par les soins de l'un de nous, restaurateur de tableaux aux Musées Nationaux — Ils étaient là en parfaite sécurité. Mais à l'approche de ma fin de vie, à quoi peuvent-ils maintenant me servir ? Mes compagnons de fortune et… d'infortune ont maintenant tous disparu, j'ai largement de quoi vivre mes vieux jours. Aussi, ai-je décidé de vous offrir de grand cœur ces derniers trésors pour vous récompenser de votre confiance et de la qualité de votre adresse sans violence inutile.La traversée de ma vie a été passionnante, aussi vaut-elle tous les trésors matériels qu'on puisse souhaiter.Vous, Arsène, êtes le plus digne successeur de nos frasques anciennes sans jamais avoir attenté à la vie de quiconque. »

Arsène sourit et accueillit avec bonheur et fierté les paroles de ce maître dans l'art de la cambriole et tous deux tournèrent leur regard sur les lumières de Paris en pensant à tout ce qu'il restait encore à … faire …

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La traversée ( C'est un souvenir tenace…)

Corinne Grignou

C’est un souvenir tenace.L’aube est grise. Je me tiens sur la rive d’un fleuve. La berge est déserte. De la brume me masque l’autre côté. Mais il me semble être au bord du Mékong ou peut-être d’un fleuve chinois, gris, boueux au débit puissant. Il mesure plus de trois cents mètres de large. On dirait l’embouchure d’un delta, prêt à se jeter dans la mer.C’est la première fois que je me trouve ici. Il n’y a aucun bruit, ni oiseau, ni bateau sur le fleuve, ni souffle de vent. L’air est humide, poisseux, comme suspendu dans l’espace temps. Je suis venue à pied. D’ailleurs, je m’aperçois que je suis pieds nus, simplement vêtue d’une robe beige, sans manche, toute simple. Je n’ai ni montre, ni aucun autre accessoire. J’ai quarante ans. Mon père vingt-cinq de plus. Il est debout sur une barque à fond plat très étroite. Grand, il paraît extrêmement maigre, une pauvre blouse écrue le recouvre jusqu’à mi-cuisse. Son visage pâle est creusé, christique. Ses bras sont tendus sur une perche de bois plongée dans l’eau peu profonde de la rive. Et il me regarde avec intensité, ses yeux gris ne cillent pas. — Veux-tu venir avec moi ? Je lui tiens le bras, m’y accroche avec désespoir et pourtant je lui dis que malgré tout l’amour que j’ai pour lui, malgré le lien du sang qui nous unit, je ne peux le suivre et monter avec lui sur sa frêle embarcation.

— Je dois rester avec les enfants, tu sais ils ont encore besoin de moi,…Je place mon poing dans la bouche pour refouler un sanglot.Mue par l’instinct de vie je recule. Il ne me quitte pas des yeux. Je le regarde avec autant d’amour que possible. Car je sais que je ne le reverrai pas avant longtemps.

Mon père c’est mon guide, mon refuge, mon phare dans la tempête. Aujourd’hui c’est un homme digne, extrêmement calme. Je pressens qu’il ne reculera pas devant sa décision même si je refuse de le suivre. Alors, après m’avoir longuement regardée, d’un léger élan il pousse la perche de bois pour déplacer sa frêle embarcation. Je voudrais le retenir et je sais que je ne le peux pas. Alors je le regarde s’éloigner, si fragile silhouette grise, esthète sans aucun bagage ni vêtement, autre que cette tunique. Il ne se retourne pas. Un clou vient de se planter dans mon cœur.

Le fleuve semble glisser sous lui, comme un tapis roulant. Le bateau ne tangue même pas. Il s’éloigne dans un silence irréel. Je ne vois toujours pas l’autre rive. Le brouillard maintenant a estompé la silhouette de mon père. Je le devine au delà, hors de portée de ma voix et de ma vue. D’ailleurs je n’ai pas

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même pensé à crier une dernière fois— Papa !

J’ai encore l’empreinte de son poignet au creux de ma main. Je me souviens de la finesse de sa peau, de sa douceur…Je reste, plantée là, les pieds dans la vase. Je n’ai pas envie de me retourner. Encore moins de partir.

Des bruits du quai me parviennent pourtant vaguement derrière moi. Il est six heures du matin, la ville s’éveille. Je suis étrangère à ce lieu.Pourtant je sais que les rues encombrées d’appareils divers et variés ne vont pas tarder à s’animer, les marchands ouvrir leurs rideaux de fer et les vélos et motos envahir le dédale des ruelles qui s’entrelacent jusqu’aux escaliers accédant au fleuve. Si je me retourne je verrais peut-être les premières camionnettes, voir encore les charrettes à bras chargées de fruits et de légumes se rendre sur les marchés quotidiens. Les klaxons retentiront et l’air aura alors l’odeur nauséabonde du « durian », ce fruit qui a l’odeur de l’Enfer et le goût du Paradis…

Mais il est six heures et soudain je me réveille, un goût de sel au bord des lèvres…

Aujourd’hui j’enterre mon père.

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La traversée( Le lieu est très étrange…)

Marianne Chebassier

Le lieu est très étrange et semble faire partie d'un labyrinthe complexe de canaux et de canalisations dans un univers singulier où tout paraît en perpétuel mouvement.L'homme arrive dans une petite place aménagée en contrebas d'un dédale de constructions et de réseaux enchevêtrés à perte de vue. Une cafétéria high tech, resplendissante et hyperbranchée anime l'endroit, de l'eau coule d'une fontaine contemporaine faite de tubes d'aciers et de cristaux lumineux évanescents, installée en plein milieu de l'espace public. Le serveur vêtu de noir et de blanc demeure impassible derrière le comptoir en aluminium bleuté. Qui plus est, quand l'homme tente une approche, un rideau de fer descend et la cafétéria est mise hors service en se mimétisant au mobilier extérieur du lieu; L'homme qui semble exténué d'un long voyage met à terre son sac, désappointé.

Sybella qui était assise sur un banc derrière la fontaine avait observé la scène avec attention. Elle fait un mouvement que l'homme repère : il s'avance vers elle « Qu'est ce qui leur prend de fermer si tôt, on n'est pas en l'an Quarante! » Elle le regarde d'un air dubitatif, mais quand il continue en montrant le poing « Vous ne répondez pas! Tous des dingues, ici! » Elle souffle « Je n'ai pas l'habitude de rencontrer des voyageurs. Et puis ils m'embêtent avec leurs questions. Ce n'est pas normal! » Elle se lève pour gravir les escaliers à sa droite. L'homme la suit dans un même élan. Elle hausse les épaules en monologuant « Si vous n'êtes pas là sans me parler, c'est que vous avez mal agi. » L'homme s'exclame « Quoi! » Elle se retourne en montrant la place vide du haut de l'escalier « Vous avez été sûrement viré de la société! » et en désignant la cafétéria close et rembrunie « Plus personne ne vous servira avec des pincettes maintenant, et inutile d'apprendre le Chinois en accéléré, ça ne servira à rien! » Ils s'engagent dans un sas. Une lueur phénoménale y règne émanant de l'issue en face d'eux, faite d'or et d'ambre. Un rail traverse le sas, leur barrant le chemin, des gens attendent sur le quai l'arrêt d'éventuelles navettes, enveloppés d'une aura invisible. Leurs silhouettes les encerclent, menaçantes en émettant des bruits d'oiseau. L 'homme lance une interjection « Hé! » Sybella, sur le point de passer de l'autre coté de la voie jette un regard vers lui.  « Il faut leur laisser le sac. Dites-vous que vous n'en aurez plus besoin ou qu'il ne vaut pas un clou » L'homme de mauvaise humeur s'exécute, et saute la voie d'un bond pour rejoindre Sybella. En face d'eux, les silhouettes s'affairent sur le sac de voyage de l'homme, une navette arrive et s'arrête devant elles, silencieusement elle repart dans un obscur conduit emportant toutes les personnes. L'homme le regarde dégoûté. Sybella

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acquiesce « Eh oui il fait sombre de ce côté-là mais détrompez-vous, ce n'est que pour nous, là où ils vont, la lumière est la plus douce qui soit et caresse leurs corps sublimes qu'ils cachent sous ces vilaines toges » L'homme coasse « Quoi? Vous voulez dire que ces monstres... » Sybella répond « ...savent parfaitement se dissimuler aux yeux des pauvres gens. » Elle montre le conduit «  C'est l'un des chemins qui mènent à la forteresse. »

D'un air exalté, elle s'avance vers l'issue lumineuse en face de l'escalier. « Oui, une forteresse gigantesque dont la masse n'est pas mesurable par nos pauvres outils; c'est vous dire si elle est grande! » On voit seulement l'extérieur qui exhibe des caractères artistiques à notre regard et fait croître notre désir de luxe tant les matériaux sont fins, variés, sophistiqués et les volumes nés d'une source spirituelle intense. Hélas, tout est inaccessible et on ne perçoit de l'extérieur qu'un brouhaha continu, des cris de joie, de la musique divine et rare; une ambiance laissant entrevoir une organisation hors pair. Mais quand on s'approche trop pour admirer la scène au travers d'une vitre voilée, des cerbères apparaissent vêtus de noir et nous chassent violemment. » Elle sort un jeton de sa poche « Je suis là depuis un temps qui commence à me sembler long, j'aimerais revenir d'où vous venez ou y aller car je n'ai pas le souvenir d'y être déjà allée. » Elle enfonce le jeton dans une fente du mur. En même temps, le bruit d'une navette s'annonce. « Cette porte donne accès à l'une des murailles de la forteresse. On peut la longer mais quand on a fait quelque pas dehors, un courant venu de nulle part se déclenche et on est entrainé à une vitesse folle à parcourir une distance inconnue. Tous les éléments autour de nous disparaissent, la muraille se tord au-dessous de nous en un couloir où tout n'est plus que fractales et dessins de kaléidoscope phosphorescents. Et puis je me retrouve de nouveau derrière cette porte. Alors, j'ai deux possibilités, soit descendre dans la cour, soit renouveler l'expérience. » La navette stoppe derrière elle et les deux portes se déclenchent en même temps, celle de l'issue et celle de la navette. « A chaque fois que je mets le jeton dans la fente, une navette arrive, des gens en descendent et me suivent pour disparaître je ne sais où. »

« On dirait qu'ils sont là, qu'ils espionnent et apparaissent dans les mots pour nous déstabiliser. Ils semblent vouloir nous faire souffrir pour profiter de quelque chose. Ecoute! Ils sont en train de parler entre eux et utilisent des mots forts pour communiquer entre eux. Toujours du corps et de leurs imperfections, de leurs mues mal acceptées, des constructions mentales qu'ils choisissent de faire apparaître aux yeux des autres. Ils parlent de liens familiaux et de tensions; la famille et la douleur. Ils adorent faire mal et se tapent en cherchant des moyens pour s'évader. Alcool, médicaments, se détruire et revenir, attaquer l'autre pour le voler, prendre le meilleur et exploiter des personnes en les faisant agir pour eux « ils n'ont qu'à se défendre ». Et ce sont les plus forts qui ramassent, les plus rapides qui copulent, l'humanité n'est pas mieux qu'une société de cafards, cela ne nous changera pas beaucoup. Tension, force, tout ce qui manque aux pauvres gens. Les marionnettes vont s'user, où finissent-elles? Les gens de la forteresse doivent le savoir, ils cachent tout, construisent et reconstruisent leur immense bâtisse. On ne peut pas rentrer, toujours à l'extérieur, on

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les entend mais on a le contact uniquement dans la douleur au moment de la traite. « je n'ai jamais pu aller à l'intérieur » ai-je-dit à un homme dans le couloir de lumière qui longe leur palais; « D'accord m'a-t-il répondu, en me laissant comprendre que je devrais continuer dans ce sens. » C'était un espion incompréhensible, un des leurs. Il faut laisser croire et assommer avec les mots. Ils sont durs et insensibles, ils parlent de rencontres qui se finissent et qui s'effacent dans le couloir. Ici le temps fuit de toutes parts, il faudrait trouver une issue au travers de ces murs pour aller dans l'édifice. Ils se battent et testent les autres, on dirait qu'ils sont tout près, mais ce sont toujours des bruits inhumains qui viennent à nos oreilles. Il faudrait s'enfuir! Mais ce n'est plus possible, il faut se battre. Pourtant l'issue finale est claire, il n'y a pas de mystère. Il y a trop de force de l'autre coté. Ils nous dévorent et nous rejettent. On est dans la mâchoire, ils mâchent, on sera bientôt digérés, le retraitement c'est ce qui nous attend. Les voilà encore, ils grognent et croissent, leurs bruits sont de plus en plus ignobles, ils s'éloignent de notre entendement avec leurs bruits épouvantables. A coup de remarques et de méchancetés lancées entre eux ils donnent des détails sordides et se moquent avec cruauté de leurs faiblesses réciproques. Lorsqu'elles pointent par mégarde, pas de malheur pour ceux qui ricanent et hurlent au loup, ils ont encore la nuit pour eux pour s'attirer des petites âmes qui les assouviront jusqu'au matin et nourriront leurs petits, plus tard s'il reste quelque-chose. »

La navette repart alors que les gens bousculent Sybella pour aller se promener dehors pour admirer le paysage en face de l'interminable muraille qui se dresse haut vers le firmament à plus de trois cents mètres de haut et disparaît à l'horizon en la cachant à moitié. Quand elle se tourne vers l'escalier et l'intérieur du sas, elle a le temps de reconnaître l'homme, vêtu de noir à l'intérieur du bolide, juste avant que la navette s'engouffre dans le conduit noir. Elle soupire « Encore un Cerbère. J'ai dû trop ennuyer le serveur, foutue cafétéria, si je pouvais aller un peu plus loin... » Elle s'avance à son tour vers le château, ils sont partis mais ils vont revenir, ils sont tenaces et ne laissent personne en paix » se dit-elle alors qu'un bruit assourdissant se met en route tandis qu'elle marche. C'est l'appareil qui lave et retraite les externes.

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DEVENIR SOICharles Tordjman

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Ils avancent à la hâte sur le quai du port, Hermann et Nina, au crépuscule finissant. La mer, insensiblement vire du noir au bleu. La lune pleine, seul guide dans cet espace immense , brille davantage que les réverbères aux lumières jaunissantes. Plus loin la main courante pique vers l’océan et conduit les silhouettes vers les quarante marches de l’escalier. Cette rampe ne trempe pas dans l’encrier géant.Hermann et Nina traversent le port loin du vacarme des sirènes, des bateaux, des remorqueurs, des grincements des appareils, des grues, des cris zébrant l’air, des mouettes insatiables. Ils s’étaient unis voilà trois cents jours, un lien qu’ils se promettaient de ne jamais rompre depuis cette rencontre attendue des marieuses, tantes, grands-mères de chaque famille : (soupirs) - c’est un beau couple ;…ceux-là vont bien s’entendre-ma fille est heureuse, regardez-là-je vous assure, ils auront de beaux enfants ; mon fils est aux anges ; il me comble…ah ! ce sourire qui l’a séduite…..-pas seulement le sourire… il a une bonne situation…-oui…oui…-elle lui donne une belle dot !!(rires en cascades)

l’héritage se dévide en dentelle, porcelaine, soie, désir, en mots dits, en chuchotements révélés …

appels à l’unisson ; des musiciens se regardent complices, leur clins d’yeux ravis approuvent! les senteurs, les parfums des plats salés et sucrés aux épices enivrantes : saveurs du citron confit, carvi, cumin, clou de girofle, l’ocre du safran, le parfum caramélisé de la cannelle circulent dans l’air excitant les odorats…

Miaulements d’un chat blanc et noir tapi près du mur exagérément haut, son ombre étirée le porte sur cet écran sur lequel apparaissent des fissures, quelques crevasses, des béances……Les plaintes de Nina se conjuguent aux miaulements de l’ombre :-oh ! Les beaux yeux dit Nina…-:Ne le caresse pas ; on ne sait jamais dit la voix caverneuse d’Hermann ;-il est mignon, il sourit toujours…..-s’il te saute au visage ! attention allez, viens….

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Il nous suit Hermann…Hermann il saute …OH ! mon bébé….. 2Nina caresse le crâne dégarni de son mari…Tu as rêvé, Nina….Nina…Dans son élan, le chat a bondi sur moi… C’était un très beau bébé que je berçais… Il criait.Il criait… -le chat miaule … -Mon bébé criait …-Tu viens de rêver…Nina …. c’est la mue du chat. «  à la mi-août, c’est un bal très romantique » fredonne Hermann.Il passe lentement, longtemps, sa paume sur le ventre de sa femme. Hermann semble tenir pour la vie, le bonheur en sa main… ce bout de bonheur ne pourrait jamais battre des ailes et s’envoler….Serré contre Nina, comme s’il craignait de la perdre, il lui saisit la main et la baisa passionnément.Tu as peut-être raison précise Hermann je sens ses pattes avec ses ventouses… Un chat persan ? …ou chinois..

-Mon bébé avait les yeux bridés…..(temps)-on l’appellera Foufou si c’est un minou, Coquette si c’est une minette-…. tais-toi tu dis des idioties…on se lève…j‘ai encore des contractions Hermann…c’est aujourd’hui.

La Rosalie roule vers la cliniqueLa pièce est blanche, les blouses, aussi. Elles se préparent ; la ronde s’agite, sûrement.(Le bébé pense : souffle )

« Toutes ces voix au lointain… je suis attendu ; je prépare la descente vers les plis de l’origine du monde.Je suce mon pouce…..et si je restais encore quelques jours… j’aime être attendu…Tiens déjà !!…. je voulais dire, aimé… non j’ai hâte de devenir moi.

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Une voix tambourine dans les graves… cela sent bon… mes petits poings dessinent des arabesques dans cet espace magique ;

EH! Oh! Eh! Oh! Ma bouche s’élargit jusqu’aux oreilles .je me sens bien…Je suis troublé, j’entends ce concerto….Mozart….

3Ah ! Elle s’allonge ; lève ses genoux… tel un boxeur je cogne… je cogne ….

ne me retiens pas …. je glisse dans ce dédale de chair, de sang, et d’eau…La dame au parfum de lavande hurle… hurle… la voix familière me quitte, s’éloigne … Les lèvres s’écartent. Oh ! là là… on me prend… me suspend, me retourne… alors à mon tour je crie, je miaule… je pleure ; L’ Homme sanglote… je prends conscience du Père…Il repose désormais près d’une grande ville ….Il fait jaillir des bulles d’eau sur le visage de l’aimée… dehors il ne pleut pas …La clarté m’inonde ; On me pose sur la poitrine de la dame au parfum de lavande…C’est doux.Je ne la distingue pas encore ; elle n’est pas étrangère…elle doit comprendre qu’on ne sera plus deux en un ; j’ai appris qu’elle a continué à le vouloir : l’amour… oui. Ô ma … dame …vous me demandez de vous aimer… vous vous comblez à travers moi…..On pose ma tête vers ce bout de sein que je ne parviens pas à saisir…. on n’est jamais assez habile ! quelle douceur… je souris… l’extase m’envahit.j’apprendrais que cette dame est Maman….elle repose aussi dans le même creux de terre près de la grande ville.(Fin du chuchotement)

La boutique aux cadeaux est offerte maintenant aux visiteurs ;Il est minuit… le préposé à la décoration de la nouvelle vitrine se fige sur le trottoir et observe l’équilibre des objets, des personnages miniatures de verres, et objets en bois pour la prochaine fête de l’amour.Sur cinq étagères de verre, Hermann et Nina, le médecin, le chat, les marieuses.. les

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musiciens, le bébé, composent une fresque ; le petit lit de chêne, la clinique le mur la rampe, le quai, la mer, la voiture, la lune ont été confectionnés avec des bouts de bois, de chiffons, de coton, de verre… de liquide.Quelques projecteurs donneront du relief, de la profondeur, de la perspective à cette visite. Demain matin les passants peut-être éblouis feront halte… Ils continueront d’imaginer, de croire que le corps est le lieu des angoisses et aussi source de joie et de plaisir.Il est demandé aux attentifs de créer leurs dialogues, leurs répliques, leur narration… celles de cette traversée, les paroles ne seront pas inscrites dans une bulle.

Celles que vous venez de lire ont été prêtées le temps de la lecture de cette nouvelle.

La flexitarienne et l’épicurien

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Patrice Fort

Leurs premiers contacts avaient eu lieu par le biais d’un réseau social bien connu, et après plusieurs semaines d’échanges, ils avaient décidé de prendre leur élan et de se montrer à visage découvert.

Le problème de ce genre de rencontre, c’est que même si l’on a livré à internet beaucoup de soi, et parfois un peu trop, on n’a pas pour autant l’assurance que l’épreuve du face à face, se passera bien. C’est un moment délicat où le virtuel laisse place au réel, et où, soudain, tout fait sens : le regard, les gestes, le son de la voix,… Tous ces signes primaires qui font que l’on sait très vite si on plaît ou si on déplaît. Tous ces petits riens qui font passer une émotion, révèlent une disgrâce, trahissent une déception, ou laissent deviner une envie irrépressible d’être ailleurs.

On ne dira jamais assez la surprise, et la gêne que peut susciter une eau de toilette ou un parfum trop capiteux, une attitude trop réservée ou au contraire trop nonchalante, une tenue vestimentaire aux tons et aux matières mal assortis, un accent prononcé dénotant des racines provinciales, ou un appareil dentaire.

Réussir une rencontre est une alchimie complexe ou chacun doit accomplir sa mue. Tout semble simple, mais, en fait, rien ne l’est. Le diable se cachant dans les détails, la catastrophe n’est jamais loin. Aussi, pour limiter les risques, il avait suggéré d’emblée un dîner, et réservé une table dans un restaurant de la Place des Vosges, la Guirlande de Julie, situé à moins de trois cents mètres de chez lui.

— A défaut de se plaire, on pourra toujours manger, pensait il. Je connais bien l’endroit, ce n’est ni trop cher, ni trop branché, l’ambiance est détendue et la carte assez fournie pour satisfaire les goûts les plus exigeants. Et si tout se passe bien, nous pourrons terminer par une balade sur les quais de Seine.

Comme tout obsessionnel qui se respecte, il était donc arrivé avec un bon quart d’heure d’avance. Le garçon l’avait accueilli, en bas du petit escalier, et lui avait indiqué sa table, mais il l’avait trouvée trop exposée, trop proche de la rue. Il demanda à changer et opta pour le fond du restaurant, plus calme et plus sombre aussi.

Vers vingt heures, il décida de commander un verre de Saint Peray de chez Alain Voge. Une appellation pas toujours appréciée à sa juste valeur, mais qui sortie des chaix de ce vigneron valait bien n’importe quel grand cru. Elle était en retard.Quinze minutes plus tard, elle arrivait. Sans émotion apparente. Habillée d’un

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pantalon sombre en laine froide, et de bottines à talons plats, d’un haut smocké aux motifs fleuris dans les tons orangés, et d’un gilet cache-cœur noir des plus seyants. Son visage était maquillé mais sans ostentation, un léger trait de crayon rehaussant son regard. Elle avait ces cheveux blonds légèrement bouclés, à la Charlize Theron, qui l’avait attiré sur la photo de son profil, et elle portait bizarrement, sa montre à son poignet droit.Elle était plus grande qu’il ne l’avait cru et semblait plus jeune que ses quarante ansBonjour, dit-elle en s’asseyant. Je sais que je suis un peu en retard, mais, pour une

femme, se faire attendre est une forme de savoir vivre, n’est ce pas ? Les femmes obéissent à une horloge invisible : la preuve, c’est qu’elles sont en retard

avec régularité, ajouta t il. Paul Morand. Vous aimez ?Quoi, attendre ou Morand ?

La conversation débutait sous des auspices inattendus, mais finalement assez plaisants. Il n’aimait pas particulièrement Paul Morand, mais il avait été libraire dans une autre vie, et tenir un dialogue sur la littérature ne lui posait pas de problèmes.

Elle lisait le roman d’un critique littéraire français très connu, où il était question de frère disparu et de chevaux, dont la presse disait beaucoup de bien, après avoir tenté, en vain, de finir le dernier livre de Katherine Pancol.  Les crocodiles de Central Park fument du crack le vendredi, avait il ironisé.

Piquée au vif, elle lui avait demandé s’il connaissait Yoko Ogawa. Il se rappelait vaguement avoir lu un roman, quelques années auparavant. Mais, pris dans le dédale de ses pensées, il ne parvenait plus à se souvenir du titre. Elle avait tout lu ou presque, et donnait l’impression d’entretenir un lien personnel avec l’auteur tant elle s’en sentait proche. Une compagne des bons et des mauvais jours, soutenait elle.

Il tenta de faire diversion en parlant de littérature japonaise, de Mishima, de Tanizaki, d’Inoué, puis du chinois Pa Kin. Enfin, il évoqua le cinéma asiatique, et s’étonna qu’elle n’ait pas vu un seul film de Kitano, ni même « in the mood for love ». C’est un film qui vous ressemble, dit-il.

Mais il se sentit tout de même un peu penaud, et se fit la promesse que, dés le lendemain, il irait acheter tout ce qu’il trouverait sur Ogawa, et le lirait sur le champ.Depuis un moment, le garçon attendait pour prendre la commande et il insista pour que l’on veuille bien faire un choix. C’est à partir de là que les choses commencèrent à se gâter.

Après avoir jeté un coup d’œil sur la carte, elle déclara qu’elle était flexitarienne, et qu’elle n’y voyait rien qui corresponde à ce qui faisait l’essentiel de son alimentation

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quotidienne.

Flexitarienne ! C’est la première fois qu’il entendait ce mot. Il pensa immédiatement à une malformation physique où à une maladie. Mais elle semblait en bonne santé. A une ethnie particulière alors, ou peut être à une secte dont les principes seraient basés sur des interdictions alimentaires très strictes.

Vous ne connaissez pas les flexitariens ?Non, désolé, je ne connais pasAprès Ogawa, pas terrible, pour un libraire. N’en rajoutez pas, s’il vous plaît !Et bien, en étant simpliste, je dirais que les flexitariens sont des végétariens un peu

laxistes. Par exemple, ils peuvent manger de la viande mais très, très cuite, vous voyez ?

Oui, je comprends. Vous avez des règles, mais vous les appliquez à la carte, c’est ça ? Un peu comme une nonne qui aurait prononcé ses vœux de chasteté, mais qui pourraient faire de temps en temps une petite exception.

Je vois où vous situez le débat, et où sont vos préoccupations. Cela dit, vous n’avez pas tort. En principe, le flexitarien privilégie la qualité et l’origine des produits, mais n’aime pas la frustration que s’imposent les végétariens.

L’échange avait beau être courtois, il fallait se rendre à l’évidence : l’affaire était mal engagée ! Il serra son poing gauche contre sa cuisse, jeta un coup d’œil vers le mur, et aperçu un clou tout seul, tordu et rouillé. Comme orphelin. L’image qu’il se faisait de lui à cet instant.

C’est alors que le garçon, qui n’avait pas cessé d’attendre, eu cet éclair de génie.

Madame, nous avons aujourd’hui, exceptionnellement, en plat du jour, le fameux gigot de sept heures.

La pièce cuit pendant tout ce temps, dans son jus, à feu doux, sans aucun apport de graisse extérieur …. A la fin, la viande est tellement tendre que l’on peut la déguster à la petite cuillère.

Son visage s’éclaira soudain, et elle sourit. Il se retint d’embrasser le serveur, puis s’exclama :Hôtel Iris, c’est ça ! Hôtel Iris, c’est le titre du roman d’Ogawa que j’ai lu !

La soirée était sauvée… et l’honneur des libraires aussi.

SABLE ET SABLÉS

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Didier De Guyon

Je demande à être déposé sur la plage. Et que le bateau revienne me chercher dans cinq jours. J’exige de rester seul malgré les recommandations contraires. J’entame mon voyage avec un solide sac à dos contenant un jerrycan de douze litres, traversé par un tuyau flexible conduisant l’eau jusqu’à ma bouche. J’emporte également des rations de nourriture sèche et légère ainsi que les quelques objets nécessaires à ma survie. Et me voici au pied du mur si j'ose dire devant une plage nue et déserte à perte de vue de tous les côtés. Ici pas question de quai. Une fois descendu du youyou, je me retrouve au milieu de nulle part avec devant moi, plein sud et faisant face à la mer, un océan de dunes. J’espère que les carnets trouvés dans la malle de mon arrière grand-père disent vrai car je pars pour une traversée du désert.Enfin, j’ai prévu deux jours pour me rendre à l’endroit que je suis venu chercher, un jour sur place et deux pour le retour si rien ne vient contrarier mes plans. Et j'ai calculé deux bons litres d'eau par jour. Mes premiers pas dans le sable après le doux roulis de la felouque me paraissent difficiles. Mais bien vite je trouve le rythme, et la tête protégée par un chapeau à large bord, tel Indiana Jones, j’avance. Pour l’instant je me fie au soleil mais je possède une boussole pour ne pas me retrouver comme Tintin et les Dupondt à tourner en rond dans le désert du pays de l’or noir.Après quelques heures de marche difficile, obligé de franchir des dunes d’autant plus traîtresses qu’elles paraissent insignifiantes, j’arrive sur un terrain presque plat, au sable plus grossier. Ma randonnée en sera facilitée. J’ai déjà bu près de deux litres d’eau, il va falloir que je me rationne, je n’en trouverai pas en route. Je marche une partie de la nuit dans la lumière de la lune et la beauté du ciel étoilé. Motivé aussi par une sacrée fraîcheur qui me tombe dessus avec la force d'un coup de poing. Le lendemain je me repose aux heures les plus chaudes en me faisant de l’ombre avec ma couverture de survie surélevée par mes bâtons de marche. Deux jours sans incident notable si ce n’est la découverte d’une peau de serpent de taille si gigantesque que je ne m’attarde pas sur les lieux. L’ancien propriétaire, ou son semblable, rampe peut-être encore dans les environs. Au fur et à mesure de mon avancée le sable se transforme pour laisser place à une roche assez solide pour changer le relief. Vers minuit j’arrive au surplomb de cette vallée abrupte et circulaire indiquée par mon arrière grand-père. Plutôt une cuvette qu’une vallée d’ailleurs et bien ensablée. D'où je suis je ne vois pas le labyrinthe de rochers dont parle mon aïeul. Je me résous à passer la nuit au sommet et bien m’en prend. Peu avant le lever du soleil un vent violent se lève, une espèce de mini tornade qui soulève le sable du fond de la cuvette et l’emporte vers l’ouest. Voici la vallée mise à nu, son fond tapissé d’énormes rocs. Le simoun, ou quel que soit le nom qu’on lui donne ici, se calme aussi rapidement qu’il s’est levé. A croire qu'il obéit à mes souhaits, ou qu'il est un cadeau envoyé par les mânes de mon ancêtre. Aux premiers rayons de soleil, tout excité je suis prêt à continuer l'aventure. Je commence par longer le haut de la falaise et finis par découvrir l’escalier taillé dans la roche indiqué dans les notes de

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Théodore. Si je me permets de paraitre familier avec arrière grand-papa c’est que je me sens proche de lui et que c’est en son honneur que je me prénomme Théo.Pendant la descente je compte les marches. Je me laisse distraire à plusieurs reprises mais je suis sûr qu’il y en a plus de trois cents. Je vais souffrir lors de la remontée. J’admire d’autant plus Théodore. Il s’était égaré dans le désert, il n’avait presque plus d’eau et pourtant il avait eu la volonté de descendre jusqu’ici. Le temps lui avait manqué pour une exploration complète. Mais il avait pris des notes, calculé latitude et longitude en se promettant de revenir. Hélas une sale guerre en avait décidé autrement pour lui. Moi si j’ai voulu venir non accompagné dans un premier temps c’est pour marcher dans ses pas et vivre comme lui une grande aventure en solitaire. Pas pour me retrouver dans un de ces horribles convois de quatre quatre qui insultent l'esprit du désert. Si le sable et le vent expliquent le secret de ce lieu, je me demande, ainsi que l’écrivais Théodore dans son carnet, quel peuple a bien pu creuser cet escalier. Une fois en bas, je longe les parois de la cuvette en commençant par la gauche, dans l'espoir de découvrir quelque recoin caché ou qui sait ? une grotte au trésor. Trois heures plus tard je me retrouve à mon point de départ sans avoir rien découvert, tout en ayant la sensation d’avoir manqué quelque chose. A plusieurs reprises je me suis retourné croyant entendre mon nom chuchoté par une voix exotique. Aurai-je dérangé quelque fantôme? Un peu inquiet, je me dirige vers le centre de la cuvette au milieu du dédale de rochers. Je marque mon chemin avec le rouleau de fine cordelette que j'ai pris soin d'emporter dans mon sac. Je finis par arriver près d’une grande pierre plate couchée, qui était sûrement dressée à l’origine. Sur cette pierre sont gravés des caractères chinois bien ternis par le temps.Je me frotte les yeux, je bois une grande lampée mais oui c’est bien une écriture asiatique. Théodore n’avait pas découvert cette pierre. Ali Baba devant la caverne des quarante voleurs avait vite obtenu son sésame. Moi je me retrouve fort démuni. Il ne me reste plus qu’à recopier les caractères mystérieux dans mon carnet et à les faire traduire à mon retour. Par ailleurs j'espère qu'il n'y a rien d'important écrit de l'autre côté car il faudrait la force d'Obélix pour redresser cette table rocheuse sans outil.En souvenir de Théodore, j’ai refusé de m’encombrer de la technologie moderne, véhicule avec GPS, portable branché sur satellite et tutti quanti comme dit mon tonton Aldo mais là je regrette l’absence d’un simple appareil photo qui m’aurait évité deux heures de calligraphie.De la traduction dépendra la suite des événements mais je remercie Théodore de m’avoir conduit jusqu'ici. J'ai un grand élan de tendresse envers lui et je ressens la force du lien qui nous unit à travers le temps. Tout exalté par ma découverte et par la perspective de mes trouvailles futures, j’entame le trajet du retour qui se passe comme dans un rêve. Rêve dans lequel je me vois résoudre toutes sortes d'énigmes et révéler des secrets au monde. Vers dix huit heures le cinquième jour j’entends une voix qui m’appelle sur la plage :« Théo, Théo mon chéri, tu as passé tout l’après- midi dans ce coin de sable sans aller te baigner. Je n’ai pas vu le temps passer à discuter avec cette pipelette de madame

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Vaderba . Maintenant c’est l’heure de rentrer à l’hôtel. Tu as bu toute ta bouteille de jus de fruits ? Et mangé tes sablés ? C’est très bien. Tu as bien fait de garder ta casquette et ton tee-shirt, il y a eu quelques rafales de vent froid plein de sable piquant. Tu ne m'as pas entendue quand je t'appelais pour te demander si tout allait bien? Avec quoi jouais-tu ? Un ballon gonflable crevé, un papier de pâtisserie asiatique, un bout de ficelle, un clou ! Mais c’est dégoûtant… et dangereux, les gens sont sales. Jetons tout ça à la poubelle avant de partir »« Maman ! Ma mue ! Mon carnet de notes ! Mon fil d'Ariane ! Ma boussole!»« Qu’est-ce que tu racontes Théo ? Ne fais pas l’enfant. Ramasse ta serviette de plage et partons. Demain nous penserons à prendre tes petites voitures. »

ELLE TRAVERSA LA DURANCE.

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Danielle Tinchant

LE POISSON

Je suis restée seule à préparer le déjeuner. Adam revient de chez le teinturier. Il me demande:_ »Qu'est ce que tu cuisines, Sophie, mon bébé? »Oh, bien sur, je lui ai mille fois expliqué que je n'aime pas cuisiner : certaines femmes sont ainsi! J'ai toujours connu un désintérêt absolu pour « l'art culinaire ».Je lui dis et redis que cela ne m'intéresse pas. Malgré tout Adam veut invariablementtout savoir de mes recettes, des ingrédients, de l'origine, au mode de cuisson, voire de la traçabilité. Il s'ingénie à me poser mille questions, que je n'imagine même pas, dans ces rares instants durant lesquels je me surprends, avec tout l'effort amoureux dont je suis capable, à lui concocter quelques plats délicieux. A l'aube, j'avais donc tendrement fait mariner le poisson, suivant MA recette (déjà pratiquée en famille!).J'allais utiliser l'huile d'Opio, que je lui ramène de Nice, où habite mon frère Charles.J'ai aussi choisi le blanc parfait, chez notre caviste attitré.Je réponds donc fièrement: _ »Je te fais du poisson. »

Alors, là, le drame. Adam me dit:_ « c'est quoi comme poisson? »Six ans de frustrations diverses, d'agacements refoulés remontent et explosent.Je me campe sur mes deux pieds, souffle tel un sumo, m'enracine dans le sol, serres les points. Mes ongles rouges, manucurés pour le séjour, me rentrent dans la chair des paumes de main.

Je réponds, enfin, et trop calmement:_ « Je ne sais pas. »Mais la critique ne se fait pas attendre:_ « C'est tout toi, ça, comment peut-on cuisiner un poisson sans savoir si c'est du congre, du requin, de la lotte? Tu ne sais pas ce que tu achètes, alors. »C'est le mot, la phrase de trop:_ « c'est quoi comme poisson? »Je recule, me saisis de mon sac à main laissé sur le canapé berbère. Je sors, claque la porte d'entrée, hésite, reviens, l'ouvre à nouveau:_ « Tu n'es qu'un sale con. »

Je descends l'escalier, dans une rage folle. Dans l'élan j'ai failli me tordre une cheville, pour cause de talons hauts et d'exaspération incendiaire. Je fais démarrer ma voiture, écrasant le klaxon comme un ultime message de rage et de haine confondues, adressé aux curieux voisins cancaniers, ainsi qu'à mon si bel impondérable.

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CHARLES.La nationale défile, j'ai tout laissé en plan chez cet arsouille! Je n'ai que mon portableP.C. dans le coffre, et mon sac à main. Je sens que je vais raconter à mon mari ébahi, le vol à l'arraché de ma valise, place du marché! Heureusement que j'ai un peu d'imagination! Cela m'a permis une double vie faite de peurs croquignolettes, un subtile dédale de mensonges, d'absences, de retrouvailles. J'ai clamé, dans tout Grenoble (où j'habite depuis 15 ans), que j'allais une semaine à Sisteron, suivre une formation d'herboristerie. Je vais devoir trouver un hôtel tranquille, où terminer cette semaine. Je m'arrête au Belvédère, il faut que je me calme. Je pourrai appeler mon frère CHARLES de mon portable, et le saouler avec mes angoisses.... Charles : je préfère te parler, du Belvédère, dans un long rêve....Le matin tu te levais, et certains jours tu savais. Tu le sentais, il te suffisait de mettre ton appareil photo en bandoulière et de sortir au lever du soleil. Nous étions adolescents, tu partais seul, mal coiffé, peu réveillé, pour marcher dans notre nature.La lumière du petit jour comme une mise au point du paysage. La brume s'estompait, le délavé des couleurs s'intensifiait. Les pastels prenaient de l'assurance, puis des tons plus marqués les remplaçaient progressivement! Le ciel n'était déjà plus laiteux. Tu prenais quelques clichés pour fixer l'évolution en cours. Tu t'es toujours inspiré des impressionnistes : l'entrelacs des branches et feuilles : l'oiseau en son centre! Oui Charles, nos galets de la Durance t'ont inspiré. Fondu enchainé, macro, flou artistique, noir et blanc, Technicolor d'hier, la Citadelle majestueuse sortie du passé, souviens-toi. Face à elle, le pli énorme, monstrueux, le pli de calcaire, incontournable incongruité géologique!Tu regardais déjà ce que les autres oublient, tes yeux exercés captant le détail ignoré de tous.L'inspiration t'accompagne; jeune homme tu as mitraillé les plus beaux sites: Pétra, Bangkok, Moscou, Istanbul (Ste Sophie, le quartier Loti), quai d'Amsterdam, paysages chinois.Je t'admire encore, baroudeur de mon cœur! Tes photos les plus célèbres et récompensées, sont pourtant celles du Buech. «  300 photos  », l'exposition à Beaubourg qui t'a rendu célèbre en 1979.Tu me disais:_ « Fais ce que tu aimes, photographie tes amours. »Je répondais, alors:_ »Imagine Charles ce que nous devons à la Durance. »

LE GALET DE LA DURANCE.

Sisteron fermée sur elle même, emmurée dans sa citadelle, ceinte de falaises calcaires, traversée par la Durance et ses galets.

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Les galets de la Durance, toute mon enfance, ma madeleine de Proust. Ils sont ronds, ovales, gris, lisses, polis par la rivière, passeurs des siècles enfouis. Ils restent là : immuables, gris triste, gris souris, gris en toutes nuances du presque noir, au gris lavande, au gris azur du ciel. Ils roulent sur eux-mêmes, et tournent la ronde de nos vies. Certains galets de la Durance devinrent des armes contre l'ennemi, armés d'une colère telle: à lever leur poing et fracasser le crâne de quelques quarante allemands: c'était en 1941!

Mais l'été aux heures torrides, loti au creux de ma paume de main, un galet brulant et lisse, robuste, a réchauffé mon cœur de fillette triste, éperdue d'ennui provençal!L'ennui de cette campagne désertique, minérale, aux senteurs de garrigue, aux sons joyeux de chants, de gazouillis d'oiseaux. L'ennui du sec, du chaud, du soleil, du repli, du silence, de l'oubli au monde bruyant et agité de l'au-delà des collines.Je me suis construite appuyée sur ce silence, dans cet espace, avec le temps et le bruit suspendus dans le bleu azur gris lavande, transalpin.

LA PHOTO JAMAIS REGARDEE.

Charles, tu viens à Grenoble, à la fin du mois. J'ai retrouvé une photo dans les documents de Papa, je te la montrerai, cherche le lien:

C'est le joli jardinet d'une villa bourgeoise des années soixante. On y voit une femme encore jeune, assise sur un fauteuil de toile orange regardant un jeune homme endimanché et sérieux, à peine sorti de l'enfance, qui commence sa « mue »..Ils semblent seuls au monde, guindés et soucieux. Il regarde, sans voir, au devant de lui.

Au premier plan: une fillette elle aussi endimanchée, ruban aux cheveux, jupe plissée à carreaux, chaussures d'été, blanches et vernies. Elle est assise par terre sur le gravier, entourée de minuscules cailloux gris et ronds.Elle joue avec un ruban rouge. Si fragile et déjà si seule!

DE L 'ADIEU A MON POÈME.

Sisteron n'était pas loin de chez moi. Comprends moi bien, Charles, je me ressourçais quand j'allais voir Adam.Le calme absolu, et puis la petite route empierrée... Cette histoire est finie. Mais derrière la porte il y avait quoi ? Un rêve, une illusion, un possible, une utopie, une

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folie. Il y avait l'interdit, la transgression, le puits sans fin, mon autre histoire en pointillé, en jeux, l'à côté du raisonnable. C'est ce qui donnait un sens à ma joie, à ma gaieté de vivre et d'être.

Ce quelque chose de déraisonnable et de rébellion, d'indélicat, incorrect, hors les clous, hors normes.

La porte à claqué, j'ai claqué la porte! C'est fini, terminé, tant mieux, tant pis. Le temps s'était arrêté, il reprend son cours, la vie continue. On peut toujours repartir. Regarde: ce Pdg Rmiste, ce danseur étoile paralysé qui ont continué... Comme dans mon poème:

Ils sont désincarnés, transmutés, et restent, tu comprends, à cheval! Bravaches, ils cravachent, se cabrant, ruant, ils caracolent! Ils sont à cheval, tu comprends, entre deux vies, leurs peurs, Deux routes, les leurs, ou alors deux histoires, deux instants!

De ce Pdg, Rhmiste, ce Lepéniste frère d'un taliban! Ce surmené chronique opiniâtre et pinailleur, devenu chômeur! Cet hospitalier, hospitalisé, ce flic à perpète condamné Cet avocat à jamais enfermé, regarde les : tous ces moutons Tous mes frères, tous nos voisins: qui ont un beau jour basculé!

A cheval entre deux mondes: Valide_handicapé Libre_prisonnier Sain_contaminé Riche_déshérité.

Course d'obstacle, il n'était qu'une rosse : il s'est épuisé, il est tombé Aujourd'hui encore il est à cheval : entre deux rêves, deux états Deux vérités, deux réalités.

A moins qu'il n'est toujours été ainsi, depuis le commencement chevauchant Je ne sais, mais il m'étonne, me chagrine, et sa vie me fascine.

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LE VOLET METALLIQUE;

Vingt ans ont passés!!!!

Notre fille aurait dit:_ « Rien ne change jamais ici! »Mais elle nous laisse sans nouvelles depuis deux ans.Quant à mon couple, silence et ennui se sont installés définitivement.Notre salle à manger semble sortie d'un catalogue LEVITAN.Adam a gardé son salon berbère, témoin de « son passé ».La baie vitrée s'est transformée en piège à canicule, et à gel hivernal.

Un clou du vieux volet métallique salement vétuste claque au gré du vent....

Le pont du Diable

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Nicole Nicolas

« Sur les dix enfants de Catherine de Médicis, combien furent rois de France ? »

Par un discret coup de poing dans le dos, ma voisine de derrière me ramène sur terre… La voix de la maîtresse insiste : « Jeannette, c'est à toi que je pose la question ! » À ma gauche, Jacqueline me souffle : « Médicis, six ! »

Ce que je répète, bien sûr… Et là, Madame Revet, très fâchée, m'assène un coup de règle assorti d'un : « Non seulement tu n'écoutais pas, mais tu répètes des âneries. Alors, tu étais prévenue, je triple la punition, ce sera trois cents lignes de : «  Je dois écouter en classe » avec la signature de tes parents, pour lundi.

Il allait falloir les affronter, mes parents, ça allait encore chauffer pour mon matricule.

Nous habitions un petit village perdu, pas très loin de Serre-Chevalier, qui ignorait à l'époque la ruée des skieurs.

Née en 1927, au cul des vaches comme on dit, car en effet, durant la longue et glaciale période d'hiver, nous cohabitions dans la grande pièce pour profiter de leur chaleur.

Mes parents tenaient un Café-Épicerie-Quincaillerie-Bazar. Ma mère y servait aussi à midi des repas pour les ouvriers. On y trouvait à peu près de tout, des provisions de base en passant par le café « Le nègre blanc », le thé chinois «  Au mandarin », les lames de faux, les liens pour les bottes de foin, les clous, les vis, les petits appareils agricoles présentés sur catalogue, etc. Dans ce dédale, elle seule s'y retrouvait.

La modeste devanture arborait en lettres blanches : «  On trouve de tout chez Rosalie ».

Sans compter le jardin, les volailles…Mon père, lui, c'était les champs, les bêtes, les coupes de bois. Leurs journées

commençaient à l'aube, avec des soirées sans fin, sans dimanches ni vacances, bien sûr.

Ma mère, assez corpulente, toujours debout, souffrait d'énormes varices. Le médecin lui avait bien recommandé de ne jamais se lever sans se bander les jambes, et s'était fâché lorsqu'elle avait répondu en haussant les épaules : «  Comment voulez-vous, Docteur, c'est trop long, je n'ai pas le temps… »

Pour aller à l'école, on devait traverser un pont de bois sur le torrent qui grondait tout en bas en écumant. C'était le pont du Diable.

Si on se penchait, ça donnait le vertige, j'en avais une peur sans nom. Je ne le franchissais jamais seule, mais avec les grandes de la classe, celles du certif qui avaient déjà de la poitrine et s'amusaient à me terroriser en chantonnant : « Sous le pont du Diable, Lucifer est caché. » Regarde, on voit ses cornes, il n'est pas toujours en bas, des fois il s'accroche juste en-dessous, tu ne sens pas cette odeur de soufre?

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Ce soir-là, il faisait noir et mon père, parti à la réunion des Cafetiers-Restaurateurs n'arrivait toujours pas. Maman me demanda d'aller à sa rencontre, pour savoir si elle pouvait faire chauffer le repas.

Je partis avec mon grand-frère Daniel, qui sentait l'eau de Cologne, et qui s'esquiva, une fois le pont franchi, en direction d'un rendez-vous galant. Je retrouvai mon père, discutant encore avec quelques collègues.

Ça y est, nous avons fini, va dire à ta mère que j'arrive dans cinq minutes.Oui, mais le pont? Toute seule pour passer de nuit, avec le Diable dessous…On ne discutait pas les ordres de mon père. À quarante mètres environ, la

passerelle m'attendait…Mue par la terreur, cherchant les étoiles dans l'obscurité, je pris mon élan, et la

franchis en tremblant, l'estomac noué, sentant bien les doigts crochus qui tentaient de m'agripper fugitivement. Le monstre griffu, difforme et velu, entouré de fantômes à tête de mort, qui volaient, soufflaient, de vampires buveurs de sang, haletant, sifflant, ricanant.

Je ne sais pas comment je me suis retrouvée sur l'autre versant, sur le bon quai, ni comment j'ai parcouru les derniers mètres, gravi l'escalier, claqué la porte derrière moi, fermé à clé à double tour.

Lorsqu'enfin sauvée je suis rentrée triomphalement dans la grande pièce, j'ai trouvé ma mère inanimée près de la table, dans une flaque de sang.

C'est donc que les vampires m'avaient suivie, dépassée, devancée ! Bien sûr, ils avaient surpris ma mère et l'avaient vidée de son sang.

L'odeur fade me saisit à la gorge. J'ai poussé un hurlement d'épouvante, j'ai senti mon corps se raidir, ma tête tourner plus vite que sur le manège du 14 Juillet, le fiel remplit ma bouche. J'étais soulevée, je chutais dans le gouffre, tirée impitoyablement par les monstres de la nuit.

À l'arrivée de mon père, surpris de trouver la porte fermée, personne qui ne répond à ses appels, il tambourine dans le vantail. Sa femme et sa fille, à l'intérieur, ne lui ouvrent pas…

Il fait le tour de la maison, regarde par le petit fenêtron, les aperçoit gisant dans une mare de sang, croit qu'elles ont été égorgées par des bandits.

Les voisins, alertés, l'aident à défoncer le lourd battant.

Ma mère s'était assoupie, tête appuyée dans les mains, coudes sur la table. Dans son sommeil, elle a perdu l'équilibre, sa jambe a heurté le pied de cette table, le choc a fait éclater la veine saphène. Elle est morte, saignée à blanc.

Je n'ai émergé que bien plus tard de la glu de mon évanouissement. Mon enfance m'a lâchée ce jour-là, le soir où mon existence insouciante de petite fille de neuf ans a basculé dans l'horreur, où les étoiles se sont éteintes.

Mon cœur n'a plus jamais battu de la même façon depuis, je m'étais réveillée

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adulte.

Il y a encore, parfois, des étoiles, mais elles ne brillent plus de la même

manière.

Vol S.A. pour Windhoek

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Danielle Pontier

Nous étions en octobre, le début du printemps dans l’hémisphère sud. Le temps était exécrable sur Johannesburg. L’avion pour Windhoek où nous avions pris place aurait dû décoller depuis quarante minutes.Un très grand escalier nous avait conduits à la salle d’embarquement immense et très haute.Pendant l’attente nous avions senti le froid, le vent, la pluie, rentrer par les portes qui s’ouvraient directement sur le tarmac où défilaient les bus rejoignant les avions pour Durban, Maputo, Maseru, les Chutes Victoria et Windhoek en Namibie notre destination.Nous avions bravé les courants d’air et la pluie pour nous installer enfin dans les sièges étroits de deuxième classe d’un sept cent trente sept. L’attente pour le décollage se poursuivait.Il était onze heures du matin mais le ciel était incroyablement sombre ; on se serait cru à la tombée du jour. Des phares, des lumières étaient allumés dans la brume.Autour de l’avion, beaucoup d’allées et venues de la part du personnel au sol, de nombreuses vérifications à l’avant, à l’arrière… Tout cela nous paraissait bien étrange, long, terriblement inquiétant. Mon mari et moi échangions nos impressions, nous nous regardions d’un air dubitatif et peu rassuré. « Il doit y avoir un problème, on va nous changer d’avion peut-être ». Cela allait nous prendre un temps fou.

Je sentais l’angoisse s’infiltrer en moi comme une mauvaise drogue. Il ne fallait pas me laisser envahir aussi facilement.Mais non, l’avion se déplaçait, avançait lentement vers la piste d’envol. Le moteur à fond, dans un bruit assourdissant, l’appareil accéléra comme pour s’arracher du sol et à la grande surprise des passagers, freina énergiquement pour revenir à son point de départ.Un technicien remonta à bord pour changer une pièce, certainement défaillante, dans un boitier électronique. Notre anxiété augmenta d’un cran ; mais aucune explication ne nous fut donnée.Peu après l’avion bougea, et dans un dernier élan s’envola. Mon mari me rassurait : « Ils ont fait un essai de décollage, maintenant tout va bien. »

Nous avons traversé l’épaisse couche de nuages. Au-dessus le ciel était immensément bleu et lumineux.Après un départ aussi mouvementé, comment se passerait le voyage ? Y aurait-il une arrivée ? Imaginant le pire, toutes ces questions se bousculaient dans ma tête, et comme les grosses bulles d’un bouillon noir venaient crever à la surface de mon cerveau apeuré.

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Les hôtesses étaient charmantes. On nous servit un repas emballé dans du plastique, de l’aluminium… comme dans tous les avions du monde. Je n’avais pas d’appétit et l’angoisse aidant, je n’ai aucun souvenir du menu.

Mon visage, inlassablement se tournait vers le hublot et mon regard se perdait dans le ciel, pour y trouver le calme et la paix. Tant de beauté me rassurait, mais mon esprit tenace se mit à vagabonder vers d’autres souvenirs. Toute cette lumière, ce bleu intense du ciel me ramenèrent soudainement en Polynésie trois ans auparavant, sur l’île de Rangiroa.La terre de cette île, en forme de couronne, entoure le plus grand lagon du monde, avec des passes s’ouvrant sur l’Océan Pacifique. Il existe sur cette couronne un endroit magique appelé « le Lagon Bleu ». Vu du ciel on dirait une turquoise dans un écrin de sable blanc, posée sur la couleur marine de l’océan.C’était en septembre, une houle importante dûe à la force exceptionnelle des alizés œuvrait en Polynésie depuis quelques jours, mais le temps était ensoleillé, les vents stables et l’excursion pour le Lagon Bleu fut maintenue.

Le matin, après avoir quitté l’hôtel, nous fûmes accueillis sur le quai par deux polynésiens superbes et nous embarquâmes à bord d’un « poti-marara » hors bord en bois, bateau traditionnel de ces îles.Nous étions quatre couples ; les vagues étaient importantes, et nous nous amusions beaucoup de nous faire arroser, quand l’embarcation tombait brusquement dans un creux. Après une heure de navigation très agitée nous prîmes pied sur le sable blanc, au bord du petit « Lagon Bleu ».Avec « masque et tuba », nous profitions d’un spectacle magnifique. Des poissons multicolores et des requins, non dangereux, nageaient en eaux peu profondes avec nous. De très gros bénitiers abondaient dans les coraux.Le repas de midi, préparé par nos deux guides dans un four polynésien à même le sol et servi sur des plateaux en feuilles de palmiers tissés sur place fut un vrai régal. Nous étions au paradis. L’après-midi passa très vite.

Notre capitaine regardait très souvent la mer et nous semblait de plus en plus inquiet. Le niveau de l’eau montait.Bientôt on embarqua pour le retour; mais depuis le matin la force du vent s’était amplifiée, les vagues étaient devenues énormes. Nous nous couvrîmes de cirés et cramponnés les uns aux autres, les poings serrés, le corps recroquevillé, le trajet nous parut interminable, tant nous fûmes secoués et arrosés. Le conducteur du bateau, debout à la proue guidait l’embarcation avec le manche et dans un dédale de flots impressionnants tentait de suivre la crête des vagues les plus hautes avec un art consommé, pour nous éviter le plus possible la chute dans les creux. Plus personne ne riait.La peur nous tétanisait, chaque seconde nous paraissait une éternité, nous imaginions le pire. Sous nos pieds, le gouffre obscur de l’océan rempli de requins nous effrayait.

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L’arrivée fut un vrai soulagement. Nous étions assommés de fatigue, mais tellement heureux de retrouver la terre ferme.Pour détendre l’atmosphère, un des guides nous lança : 

- « Faites attention pour descendre, le bateau bouge un peu ! » Nous avions tous ri de bon cœur.

J’en étais là dans mes souvenirs quand l’avion se mit à remuer dangereusement à son tour.Nous venions d’amorcer la descente, le temps était beau, plus de nuages à traverser, et pourtant la carlingue piquait du nez, se cabrait puis partait dans un mouvement brusque à droite et à gauche, tout ceci de façon rapide avec une force qui nous plaquait au siège. Emprisonnée dans les bras de mon mari, j’avais comme un clou planté dans le cœur. Les passagers étaient malades ; les repas ingurgités une heure avant inversaient le cours normal de leur route. Les hôtesses débordées aidaient les gens, distribuaient des sacs en se cramponnant aux sièges. Un couple de chinois assis près de nous semblait très stoïque ; de l’autre côté de l’allée, au contraire, des personnes plus âgées avaient le visage déformé par la peur.Quelqu’un cria : 

— « Il n’y a plus de pilotage automatique ! Il n’y a plus de pilotage automatique ! »

Comment le commandant allait-il s’y prendre pour ramener l’avion en équilibre avant la piste d’atterrissage ? Mon regard plein d’interrogations s’ancra un moment dans les yeux d’une hôtesse, mais je n’y vis aucune réponse rassurante.L’avion continuait sa danse folle, se calmait une seconde puis recommençait ses bonds comme un animal fou. Des gens criaient :

— « On va s’écraser ! On va s’écraser ! ».La terre de Namibie s’approchait. Nous étions au-dessus du désert de Kalahari. J’imaginais l’avion se fracassant dans un bruit épouvantable sur le sol dur et plat en dessous de nous. Cette terre brune avec ces grandes propriétés toutes clôturées ressemble d’en haut à une mue de serpent. Nous étions tétanisés. J’attendais la chute, le choc, je fermais les yeux, je me disais :

— « Je ne vais plus revoir mes petits enfants »Alors, je me mis à penser à eux intensément. Le lien qui nous unit est si fort !Je voulais garder l’image de ma petite fille et de mon petit fils jusqu’au bout, jusqu’à la fin. Je voulais mourir en pensant à eux, pour les garder toujours imprimés sur ma rétine et dans mon cerveau au-delà de la mort. Mon esprit se laissait aspirer par des ténèbres dangereuses et tourbillonnantes. Mais nous approchions de la piste. Cette bande de terre brune, rectangulaire, qui se dessinait au loin, prenait tout à coup une importance considérable. Elle était comme une planche de salut en pleine mer. Allions nous réussir à l’atteindre ?Il ne fallait pas que les ailes touchent le sol !Est-ce que l’avion était entre les mains d’un débutant ?

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Plus que cinq cents mètres, trois cents mètres… les roues touchèrent enfin la terre.Quel soulagement ! Quelle délivrance !Était-ce possible ? Mais oui ! Quelle joie !C’était comme si, remontant des eaux profondes où je m’asphyxiais, je découvrais le bonheur de pouvoir aspirer l’air retrouvé.Il fallait oublier très vite ce cauchemar, récupérer les bagages, rejoindre le guide, penser au circuit, aux vacances, à ce pays qu’on allait découvrir, ses habitants, ses déserts magnifiques, ses animaux sauvages.

La vie reprenait, s’épanouissait sous le soleil de Namibie.Tout allait bien se passer maintenant.

Roses blanches

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Simone Guignier

L'état de santé mentale de grand-mère se détériorant, son autonomie s'amenuisant également, elle fut placée dans un établissement adéquat à sa maladie

Dès son entrée dans ce lieu d'accueil, les soins et les activités la stimulèrent, elle revenait enthousiasmée de la chorale, elle participait aussi aux jeux de société.

Mémère me manquait énormément, aussi je lui rendais visite chaque jour après mes cours du lycée. Pourtant son état oscillait. Je me sentais victime d'une affreuse injustice et sans appel. Où était le temps de notre complicité, de nos désirs, de nos regrets ?

Parfois, devant son désarroi, ses paroles blessantes, les menaces qu'elle m'adressait quand pour elle j'étais une autre, je lui répondais par des « Ah bon ! » « C'est bien vrai ! », je ne cherchais pas à la convaincre, alors son agressivité tombait, et je la serrais tendrement en lui murmurant « je t'aime, je t'aime, ma petite Mémère ». Je caressais son visage, ses mains ridées tachetées de brun; ce rituel avait un pouvoir apaisant sur elle.

Certains jours, elles me fredonnait la dernière chanson apprise à la chorale, elle enchaînait par des airs de sa jeunesse : le temps des cerises, les roses blanches… Éprises par tant de gaité, nous entamions le plus beau tango du monde, et au milieu de sa chambre, nous dansions, enjouées comme deux gamines. Ce partage de bonne humeur me ravigotait le moral.

Hier, assise face à elle, j'ai sorti d'une boite métallique quelques photographies.— Regarde, mémère, me reconnais-tu?Elle saisit la photo, son regard s'illumina, un sourire naquit sur ses lèvres.

— Oh oui, ma petite chérie, tu étais habillée en fée et ton cousin en chinois; je vous avais confectionné vos déguisements en une soirée !

— Et celle-ci, avec qui était pépère?— Ah ! Je me souviens, avec Monsieur Georges, notre voisin à l'époque. Ils

sont tous deux devant notre poulailler à contempler les poussins nouveaux-nés et leur mère dans la mue.

— Te rappelles-tu de ces vacances ?— Oui, oui … Nos premières, nos premières vacances à Cannes avec pépère,

en Dauphine, je ne les oublierai jamais ! Tu vois, ce joli ensemble en pied-de-poule que je portais, j'avais acheté l'étoffe près des quais, chez Bouchara, quarante francs le mètre.

Tous ces souvenirs remontés à la surface me mirent du baume au cœur, je partis heureuse et satisfaite, je l'assurai que demain nous continuerions.

Le lendemain de bonne heure, le téléphone sonna, bizarre ! Je sortis de mon lit en toute hâte; du pas de la porte de ma chambre, je pouvais saisir les bribes de

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conversation :1. Oui, oui, à l'hôpital… Est-ce grave ? Un malaise ? J'arrive de suite.

Papa blême raccrocha l'appareil et nous résuma cet appel. J'insistai pour me rendre au chevet de grand-mère avec eux. Nous n'avions pas de temps à perdre, nous partîmes précipitamment, mais impossible de faire démarrer la voiture; mon père souleva le capot, une épaisse fumée se dégagea, il le referma violemment en jurant. Maman proposa sa deux-cent-six située derrière celle en panne, nous dûmes la pousser pour la dégager. À la sortie du village, aux commandes de son véhicule, maman s'écria : — Zut, zut ! J'ai oublié mes papiers, faisons demi-tour… Nous repartîmes à la maison chercher le sac. Elle descendit l'escalier dans un tel élan qu'elle chuta et cassa la talon de sa chaussure. Elle reprit le volant d'une humeur massacrante, papa énervé lui demanda d'accélérer et ils commencèrent à se chamailler. Au bout de trois cents mètres, en pleine ligne droite, surgirent les motards. — Il ne manquait plus que ça, s'écria-t-elle. Ils firent signe de s'arrêter sur le côté. Pendant la déclaration du procès verbal, tapie au fond du siège arrière, je les maudissais en serrant les poings. Les formalités terminées, nous repartîmes très agacés. Sur le périphérique, nous roulions au pas, un panneau indiqua un accident. Nous dûmes changer d'itinéraire sur les conseils du co-pilote, nous prîmes la direction du centre ville. Le dédale des rues m'angoissait, maman, les mains crispées sur le volant suivait avec rage les ordres « freine, freine, reste sur cette file, tourne à droite, c'est plus court », mais au bout de la rue un camion garé en double file obstruait le passage; derrière, des automobilistes impatients klaxonnaient. Le cariste aux manœuvres de son engin déchargeait avec empressement sa livraison, quand celui-ci en reculant avec des soubresauts heurta l'avant de la voiture. En quatrième vitesse, nous récupérâmes le phare cassé sur la chaussée et avec un lien nous attachâmes le pare-choc. Stressés, nous pûmes continuer notre route. Enfin nous voici arrivés sur le parking de l'hôpital. Nous courûmes à l'accueil; sur un papier bleu l'hôtesse inscrivit les coordonnées de notre malade. Devant la porte ouverte de la chambre indiquée, stupéfaction ! Le lit était vide ! Nous restâmes cloués sur place. Une infirmière qui passait dans le couloir en voyant nos mines déconfites, nous confirma l'entrée de la patiente et nous informa de son transfert dans un autre service. À pas de course nous nous y rendîmes. Avant d'entrer nous reprîmes notre souffle et silencieusement nous avançâmes auprès de grand-mère. Immobile sur son lit, les doigts entrecroisés sur sa poitrine, elle sourit en me voyant. « Mémère, ma mémère chérie », lui murmurai-je. « Je t'a-tten-dais », me susurra-t-elle avec un regard plein d'amour… et elle

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s'éteignit. Tous ces incidents de parcours, finalement, me parurent d'une insignifiance…

J'étais présente au départ de ma grand-mère chérie.

On dit que…

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Françoise MariéLa chaleur était étouffante en ce mois de juillet ; Arles semblait endormie.Personne dans les rues ; les Arlésiens savent bien qu’à 15 heures, on ne sort pas,on fait la sieste dans le plus simple appareil, on lit, dans les salons aux volets clos, et on pense à la partie de pétanque qu’on va disputer « à la fraîche ».

Installée dans un hamac, à l’ombre des arbres, Vincenette, héritière de laManade de Gabare, pensait à la soirée qui devait se dérouler dans un mois.Fin août, en effet, la famille au grand complet, prévoyait d’annoncer sesfiançailles avec Ghilhem CASSAGNE, propriétaire de la manade voisine.On dit que la jeune fiancée n’avait rien contre. Rien « pour » non plus….Certes, Guilhem avait un beau physique ; lors de la dernière fête des gardians,planté sur son cheval blanc, il avait fière allure. Sa veste de velours noir, son large chapeau, son teint mat, ses yeux bleus faisaient se retourner les femmes.Aux dires de la bourgeoisie arlésienne, Vincenette et Guilhem feraient un beau couple et la fusion des deux manades familiales, était une aubaine économique.Vincenette fut tirée de sa rêverie par les pleurs de son neveu, âgé de neuf mois, dont elle avait la garde jusqu’au retour de sa sœur. Elle quitta son hamac à regret et se dirigea vers l’escalier qui conduisait à la chambre de Renaud.L’enfant avait dû faire un mauvais rêve. Elle le prit dans ses bras, délia ses petitspoings serrés et lui parla avec douceur :—sois tranquille, mon bébé, tout va bien, on dit que tu as sommeil….

Une fois l’enfant retourné dans les bras de Morphée, Vincenette prit le chemin de la piscine. Alors qu’elle accrochait sa robe sur la patère du vestiaire, son regard fut attiré par une forme de couleur marron qui bougeait. Elle poussa un cri. Vincenette venait de voir un scorpion. Ces sales petites bêtes, c’est bienconnu, se logent dans les endroits humides. Vincenette n’aimait pas ces animaux, mais ils lui étaient familiers, aussi, elle saisit une de ses sandales,et, avec élan, écrasa la bête.Les scorpions arlésiens ne sont pas mortels, mais cependant, peuvent êtrefatals pour toute personne allergique. En écrasant ce scorpion, Vincenette se souvint que Guilhem était allergique aux piqûres des ces arachnides. En effet, quelques années auparavant, il avait eu un sérieux malaise, suite à lapiqûre d’une de ces sales bestioles.Chacun a son « talon d’Achille ». Désormais, Vincenette connaissait celui de son fiancé. La connaissance des faiblesses de l’autre est parfois une mined’informations dont on peut se servir à bon ou à mauvais escient.

Le père de Vincenette roulait à vive allure vers les arènes d’ Arles et longeaitles quais du Rhône. Il allait à la rencontre du chargement de trois cents taureaux qui devaient concourir lors d’une course de cocardes. La manifestation qui avait lieu tous les ans en cette saison, récompensait non

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seulement le razetteur, mais aussi le patron de la manade dont le taureau s’était fait remarquer.

Assise sur le siège passager, Vincenette tourna la tête vers son père et prit laparole :

« papa, dis-moi sincèrement si tu trouves ton futur gendre à ton goût ?-évidemment oui, répondit-il, sinon, je n’aurais pas donné mon accord pour ces fiançailles, Guilhem me paraît posséder toutes les qualités pour faire un bon époux, un bon père et un bon professionnel… Ne sois pas inquiète, ta vie sera belle.

Vincenette se contenta de cette réponse.

Les arènes dressaient leurs trous béants vers le ciel ; au loin le camion arrivait, et les cornes des énormes bêtes noires dépassaient de la bâche à demi relevée. Le chauffeur arrêta le véhicule et sauta de son siège.

« bonjour patron, les bêtes sont là, en pleine forme, on décharge ?

Alban SEVIGNAC fit le tour du camion et admira ses taureaux.Un autre homme aussi était descendu du camion. Adossé à la portière, il se roulait une cigarette à l'aide d'un petit appareil. L’homme était silencieux, ses gestes précis et calmes.Ses cheveux mi-longs brillaient au soleil. Le chauffeur le présenta :« voici Diego, il me donne un coup de main de temps en temps.L’homme daigna venir serrer les mains de Mr.SEVIGNAC et de sa fille.Il planta ses yeux dans ceux de Vincenette et celle-ci fut troublée par l’assurance insolente de cet inconnu. Un sourire, un brin ironique, se dessina sur les lèvres ourlées de Diego. Mue par un pressentiment, Vincenette sentit que sa vie allait basculer…..

Le soir venu, Alban SEVIGNAC convia tout son monde à sa table. Le clou de la soirée fut un tour de magie orchestré par un chinois dont la troupesillonnait la région. Durant tout le repas, les yeux de Vincenette et de Diego secherchèrent et…. se trouvèrent. Les digestifs venaient d’être servis lorsque Diego se leva de table et vint murmurer à l’oreille de Vincenette : « Viens »L’invite était sans appel. Comme hypnotisée, la jeune femme suivit son séducteur .

Diego plaqua sa main droite sur la nuque de Vincenette et l’attira à lui.

70Après cette première nuit, la « fiancée de Guilhem » comprit qu’elle deviendrait dépendante du plaisir que lui avait donné Diego.

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Allongés côte à côte au bord de la piscine, Guilhem et son frère discutaient.Un lien très fort unissait ces deux hommes . Vincenette les regardait en rêvassant. Cela lui arrivait souvent de rêvasser, depuis qu’elle était la maîtresse de Diego. Absorbé par les propos de son frère aîné, Guilhem ne vit pas l’immonde petite bête qui se frayait un chemin parmi le dédale des petites pierres qui entouraient le bassin, grimpait sur sa serviette, puis sur sa cuisse.

Lorsque la victime cria de douleur, le mal était fait. Le scorpion avait piqué, et Guilhem s’évanouit.

Les obsèques de Guilhem CASSAGNE eurent lieu trois jours plus tard. On ditque sous son voile noir, Vincenette écrasa quelques larmes.

Six mois plus tard, deux silhouettes quittant le mas de Gabare furent aperçuesvers deux heures du matin.

Vincenette fuyait la Camargue aux côtés de son amour interdit.

On dit que Diego et elle furent heureux très longtemps.

Emilie aux deux visages

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Janine Badin

20 h 47, le train de Marseille entre en gare. Je suis très nerveux à l’idée de retrouver Emilie après tout ce temps. Je scrute la foule des gens qui envahissent le quai. Elle apparaît enfin, toujours aussi jolie. Dans un élan de tendresse je la prends dans mes bras et l’embrasse longuement. Je languissais ce moment depuis tellement longtemps…En attendant son arrivée je repensais à cette rencontre insolite, il y a maintenant 5 ans.

Un couple d’amis m’avait invité à passer une semaine de vacances à Belle-Île-en-Mer. Le jour du départ, à part quelques cumulus ça et là dans le ciel, le temps était clément et l’océan relativement calme. La traversée s’annonçait donc a priori sans histoire. Mais en fin de matinée, le vent avait commencé à souffler. « Rien de bien méchant » disaient les gens du coin. Pourtant, lorsque l’on embarqua la mer était un peu agitée, peut-être aurions nous dû différer notre départ, comme ce groupe de touristes chinois qui avait préféré jouer de prudence. En me voyant songeur mes amis plaisantèrent, ce n’était pas quelques vagues qui allaient contrecarrer nos plans, je m’inclinai donc devant tant de quiétude.

Le bateau n’était pas bondé, loin s’en faut, car le temps incertain avait occasionné quelques désistements. Il devait y avoir environ trente cinq personnes, peut-être quarante. Mon regard a tout de suite été attiré par une jeune personne très élégante, assise quelques bancs devant nous. Elle semblait voyager seule, aussi ai-je attendu quelques instants et profité du mouvement des gens sur le bateau pour me rapprocher d’elle. On a d’abord échangé quelques banalités, ce n’était pas le genre de personne à se dévoiler à la première rencontre. Il émanait d’elle une certaine réserve que je tentai de briser mais elle était aussi habile à esquiver mes questions que je l’étais à essayer de la séduire. Ce petit jeu entre nous me captivait, nous passions un agréable moment et j’en étais ravi. Lorsqu’un homme accoudé à la cabine lui a fait un signe de la main, j’ai pensé qu’il devait être lui aussi attiré par sa beauté et n’en fus pas surpris. J’aurais même pu en plaisanter, si je n’avais été juste à ce moment là laminé par un mal de mer aussi subit qu’inattendu.

Je me souviens m’être naturellement rapproché du bord. Les embruns qui me fouettaient le visage me redonnèrent pour un instant un peu de couleurs. Mais rapidement cela ne suffit plus et je devins livide. Je garde ensuite le souvenir d’une énorme vague qui vint déferler à l’avant du bateau. La mer était démontée, mes amis qui étaient venus me réconforter avaient cru bon de corriger en souriant « pas

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vraiment démontée, tout au plus très agitée. » Mais beaucoup de gens s’étaient cependant rassemblés au milieu de l’embarcation. Seules quelques personnes plus téméraires étaient restées à l’extérieur, prenant de plein fouet les vagues qui à ce moment là atteignaient déjà une belle hauteur. Le capitaine dut prendre rapidement des mesures de sécurité, il ordonna à tout le monde de venir s’asseoir à l’intérieur. C’est à ce moment que je constatai avec stupeur, la disparition de mon appareil photo. Désabusé, je repris place sur le banc, doublement écœuré. Pensant trouver un peu de réconfort auprès de ma nouvelle amie je la cherchai des yeux parmi les passagers mais ne la vis pas.

Je n’étais toujours pas au mieux de ma forme quand le bateau fit brutalement une grande embardée. Après quelques cris poussés par des gens surpris, ce fut le grand calme, mais de courte durée. Une vieille dame assise près de moi m’avait pris la main, la serrant de plus en plus fort. Le bruit des vagues allait toujours s’amplifiant, provocant un vacarme assourdissant. Je me retournai à nouveau scrutant le bateau d’avant en arrière, de droite à gauche, toujours rien, la jeune femme semblait s’être évaporée.

Le capitaine intervint plusieurs fois pour nous rassurer, nous ne craignions rien, nous disait-il, le bateau était équipé et très fiable même en cas de gros temps. Même s’il se voulait rassurant, certains dont je faisais partie, n’accordaient de toute évidence aucun crédit à ses propos. J’étais convaincu que nous n’arriverions jamais à Belle-Île et des idées toutes plus noires les unes que les autres ne tardèrent pas à m’assaillir. C’est alors que j’eus une pensée pour ma petite fille.

Le jour de sa naissance, c’était un 2 janvier, la neige tombait en abondance. Je n’avais eu que le quartier à traverser pour me rendre à la maternité, située à quelques trois cents mètres de mon pâté de maison. Elle m’était apparue si frêle allongée dans sa couveuse que je l’avais comparée à ces petits poussins sous leur mue, cette petite cage sans fond, où autrefois dans les fermes l’on mettait poulets et canetons. Dès les premiers instants de sa vie elle avait dû lutter pour la conserver. Aussi, le lien très fort qui s’est tissé entre nous ce jour là ne s’est jamais altéré, même lorsqu’à dix-huit ans elle a dû quitter la région pour poursuivre ses études. A chaque période de vacances, elle ne manquait jamais de venir passer un petit moment avec moi, nous parlions de tout et de rien mais cela suffisait à me rendre heureux. Puis le mois dernier, lorsqu’elle est passée me voir, elle rentrait d’un concert. Toute excitée, je l’entends encore me dire : « grand-père, tu ne connais pas Raphaël ? Son dernier album est génial, je te le ferai écouter à mon retour. » J’aimais tellement sa fraîcheur et sa joie de vivre ! Pourtant, ce soir là j’avais eu bien du mal à partager son enthousiasme car elle venait de m’annoncer sans ménagement qu’elle partait pour un an à l’étranger…

Tellement absorbé par mes pensées, je ne sentais même plus la main de la vielle dame qui pourtant me broyait littéralement l’avant bras, je ne m’en rendis

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compte que beaucoup plus tard, lorsqu’on me fit quelques réflexions amusées au sujet de mes bleus. Ce voyage commençait vraiment à s’éterniser… Je crois bien que j’avais presque perdu le sens des réalités, quand j’entendis contre toute attente, que nous allions accoster. Reprenant mes esprits… et mes couleurs, je décidai d’aller rejoindre mes amis à l’arrière du bateau. Je les retrouvai contrairement à moi tout à fait sereins. Ma voisine n’avait consenti à me lâcher le bras qu’à la condition que je l’aide à descendre du bateau. Traumatisée, elle m’avait confié qu’elle regrettait beaucoup d’avoir accepté de faire cette traversée seule à quatre-vingt-deux ans, ses enfants l’attendaient sur l’île. Une personne passa s’assurer que tout le monde allait bien, puis commença la descente, dans le calme. La vieille dame alla embrasser sa fille qui me remercia chaleureusement, me considérant presque comme un héros. J’aurais dû lui avouer que je ne méritais nullement d’être considéré comme tel, mais j’étais bien trop préoccupé à penser à ma belle inconnue.

Je n’osai pas faire part de mon trouble à mes amis qui n’auraient sans doute pas compris mon inquiétude. A soixante-cinq ans, m’intéresser à une jeune femme d’à peine quarante n’aurait pas manqué de les surprendre. Sans doute auraient-ils même trouvé cela inconvenant. J’avais cependant un drôle de pressentiment, en même temps un doute et une certitude, il était arrivé quelque chose à cette femme sur ce bateau. Le lendemain, je réussis cependant à me libérer l’esprit, émerveillé par la beauté des paysages. Les vents avaient fini par se calmer et nous avions enfin pu jouir d’une belle journée estivale.

Quelqu’un m’avait dit, avant mon départ : « Lorsque tu mettras le pied sur cette île, tu tomberas sous le charme. » Je reconnais avoir été carrément envoûté par certains sites, notamment la Pointe des Poulains, un endroit magique où la tragédienne Sarah Bernard passa de nombreux étés. C’est en s’y promenant avec des amis, en août 1894, que l’actrice s’était écriée en voyant  l’écriteau « à vendre » : « j’achète ! » Une pancarte trône maintenant à l’entrée du site : « Vous rêviez de sensations fortes, de rochers noirs battus par les vagues et les vents ? Vous les aurez ! Vous avez envie de pelouses fleuries comme des jardins et d’une tranquillité à peine troublée par les cris des oiseaux de mer ? Vous les aurez aussi. » J’étais bien loin de penser à ce moment-là, en foulant des pieds ce lieu mythique habité par l’âme d’une grande star de la tragédie, qu’il allait s’en jouer une tout près de là, et que j’allais en être affecté. C’est ainsi que ma tranquillité ne fut pas troublée uniquement par les cris des oiseaux, et que des sensations fortes, il y en eut mais pas là où je les attendais…

Nous avions consacré nos deux premiers jours à la visite de l’île, le troisième, on avait décidé de prendre un peu de repos. La journée s’était terminée calmement par un repas pris avec mes amis, dans une ambiance plutôt chaleureuse. Bercé par le bruit des vagues, je m’étais endormi en rêvant aux beautés de l’île et à ses sortilèges. J’avais bien eu quelques pensées pour la jolie femme du bateau, mais le calme des lieux avaient fini par effacer toute inquiétude. J’avais dormi à poings fermés.

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Ce n’est que le lendemain matin, en découvrant le journal local, qu’une surprise de taille m’attendait. En première page, il y avait la photo de ma charmante plaisancière aux côtés d’un individu peu avenant sous laquelle on pouvait lire : « Dans la nuit de samedi à dimanche,  l’île a été le théâtre d’une série de cambriolages. Les voleurs se seraient introduits par effraction dans plusieurs villas dérobant essentiellement des bijoux. Un homme aurait été grièvement blessé lors de la fuite des malfaiteurs. Une caméra de surveillance a permis d’identifier deux personnes, elles sont actuellement assidûment recherchées par la police. »

J’étais stupéfait ! Et c’est dans cet état de consternation que mes amis me retrouvèrent au petit déjeuner, la mine défaite. Ils ne comprirent pas pourquoi ce fait divers me contrariait autant. J’eus bien du mal à apprécier le reste de la journée. Mon esprit curieux était en alerte, je voulais savoir comment cette histoire allait se terminer. J’étais maintenant en plein roman policier. D’abord, la rencontre avec cette jolie femme qui, il faut bien le dire m’avait un peu ébloui. Puis, cette traversée houleuse de laquelle j’avais bien cru ne jamais revenir, suivie de la découverte de ce petit paradis au milieu de l’océan, avec la voix de Sarah Bernhard qui semblait planer au-dessus des vagues. Et enfin, le clou de cette excursion, ce cambriolage qui faisait l’attraction de l’île toute entière. Ces vacances ne manquaient décidément pas de piment. La semaine s’acheva cependant, sans apporter la moindre réponse aux questions que je me posais…

Alors à mon retour, ma vie a repris son cours, je n’avais toutefois pas oublié complètement mon aventure. J’avais suivi de très près l’affaire dite des « cambrioleurs de Belle-Île. » A mon grand étonnement, les voleurs avaient réussi à quitter l’île, puisque c’est à quelques kilomètres de Vannes qu’ils avaient été interpelés. Emilie, c’est ainsi qu’elle s’appelait, a été condamnée à cinq ans de prison, son acolyte à dix, pour avoir fait usage d’une arme et blessé un homme. Pour elle ne fut retenue que la complicité de vol, sans port d’arme. J’aurais pu classer cette histoire, ne lui donner aucune suite mais j’avais les moyens d’assouvir ma curiosité. L’aumônier du centre pénitentiaire de Nantes était un ami de longue date et je militais dans une association de visiteurs de prison. Il me fut donc aisé de rencontrer Emilie. J’avais très envie de savoir qui se cachait sous cette femme séduisante. Comment elle en était arrivée à se compromettre de cette façon. Lorsque je déambulais dans le dédale des couloirs de la prison, j’étais toujours ému à l’idée de la revoir, il faut bien dire que des liens avaient fini par se créer entre nous, pour mon plus grand bonheur. Les années ont passé… A sa sortie de prison, nous nous étions donné rendez-vous sur le quai de la gare. Enfin, nous allions pouvoir être réunis !

J’entends déjà des voix s’élever : Cette « happy end » est digne d’un beau roman d’aventure, mais franchement un peu trop attendue ! Jolie déduction, car les choses ne se sont en effet, pas du tout passées telles que je viens de vous le

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raconter… Si mon aventure à Belle-Île a bien eu lieu, et si Emilie a bien existé, j’ignore complètement ce qu’elle est devenue. Lorsque je suis rentré de mes vacances, j’ai pensé à elle très souvent. Cette femme avait réussi à me troubler. Je me suis posé beaucoup de questions. Où s’était-elle dissimulée sur le bateau ? Avait-elle un complice, peut-être cet homme qui lui avait fait un signe ? Si je n’avais aucun doute quant à sa responsabilité concernant la disparition de mon appareil-photo, je m’étais demandé combien de passagers avaient dû être également victimes de ses agissements. Mais happé par mes occupations j’ai fini par me lasser de toutes ces interrogations et je l’ai effacée de ma mémoire. Ce qui est exact par contre, c’est que j’ai bien un ami aumônier de prison, pourtant malgré son insistance je me suis toujours refusé à devenir visiteur, ne me sentant pas à la hauteur de la tâche.

Alors, Emilie, où que tu sois, sache seulement qu’un jour à Belle-Île-en-Mer, un sexagénaire un peu audacieux s’était pris à fantasmer sur une belle inconnue, lors d’une traversée aussi trépidante que fantastique.

20h 47, le train de Marseille entre en gare. Déjà 5 ans qu’elle est partie en Australie. Vous vous souvenez, elle devait me faire écouter l’album de Raphaël à son retour! Elle ne devait y rester qu’un an, seulement elle a décidé de prolonger son séjour, Mais chut… çà c’est une autre histoire. Tout en remontant l’escalier de la gare, je la regarde et je savoure l’instant. Ah ! J’oubliais de vous dire, mais vous l’aviez sans doute déjà deviné, la personne que je suis venue chercher ce soir à la gare, c’est ma petite fille bien sûr et elle se prénomme aussi Emilie… Une simple coïncidence…

NOSTALGIE…

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Bernard Mollet

C'est un couple de vieillards, qui se ressemblent comme frère et sœur à force de vivre ensemble, comme tous les couples âgés attachés par un lien invisible...On les trouve dans une boutique désuète, au beau milieu d'une ruelle décrépite d'un quartier vieillot d'une ville démodée, dont le dédale des chemins délabrés aboutit au quai en ruine d’un port suranné.Elle s'appelle Augustine, porte par-dessus sa robe noire a fleurs violettes un large tablier bleu à bavette muni d'une gigantesque poche kangourou comme mue par une multitude de bosses dues à on ne sait quels objets mystérieux.Il s'appelle Ferdinand et il est vêtu d'une ample blouse grise délavée, a le chef couvert d'un béret d'un autre âge et, en équilibre sur son oreille droite, un antique crayon mâchouillé semble être là depuis quarante ans.On y sert trois cents grammes de pointes de 15 à tête plate placées dans un cornet épais tiré d'un catalogue de papier peint datant de 1943, on y dose deux mesures d'hyposulfite de soude, on y déniche du papier tue-mouches spiralé et gluant, on y fait l'emplette de deux flacons chinois bouchés à l'émeri.Si vous avez la chance de vous faire oublier un moment, dans le recoin d’un escalier, sous le prétexte fallacieux de calculs à faire pour connaître le nombre de boulons que vous allez demander, vous irez de surprise en surprise !Vous apprendrez incidemment qu'on ne trouve plus de bidons à lait émaillés, vous découvrirez qu'il reste en stock un appareil à aiguiser les lames de rasoir, vous serez informés que depuis plus d'un an, on se dispute les machines à rouler les cigarettes.Il vous y sera fait part de la disparition prochaine des clavettes, on vous y avisera que l'usine de Mulhouse a stoppé la fabrication d'arrosoirs, vous y serez conviés à donner votre opinion sur le nouveau clou inoxydable.D’un même élan, vous en ressortirez, muni de quelques obsolètes tapettes à souris, d'une ventouse en caoutchouc et de cinquante cavaliers de trois centimètres. Mais, ce que vous rapporterez surtout de cette visite, sans pour cela avoir versé un seul centime, c'est des tonnes de la nostalgie la plus pure, de celle qui n'a pas de prix.Vers 18 h, Ferdinand replace à coups de poing sur les vitres de son insignifiante boutique trois volets usés, enlève la poignée antédiluvienne et part avec Augustine on ne sait où, quelque part au paradis archaïque de la droguerie ancestrale...Aujourd'hui encore, ces deux vieux malicieux, ils ont rajeuni d'une journée !

Andromaque

Amandine Didier

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Liberté ! Un mot, un simple mot, et pourtant c’est à cause de lui que cette histoire a commencé. A cause de lui que je me retrouve là, devant le passeur, pour atteindre l’autre rive, celle des morts. Je suis Andromaque, prêtresse du temple d’Hadès. Dès ma naissance, mon destin était scellé. Durant de longues années j’ai appris les différents rites, prières, sacrifices en l’honneur du Dieu. Nous sommes quarante prêtresses. Jusqu’à notre mort nous servons le Dieu de l'oubli. Faire partie de cet ordre est un très grand honneur. Nous sommes versées dans l’art de la guérison, et du poison. Je suis, sans prétention, la plus douée dans le dosage des plantes mortelles. C’est grâce à cet art qu’aujourd’hui je suis entrée dans le royaume des morts, car, bien que mes sœurs et moi-même soyons respectées, nous sommes aussi craintes. Les rare fois ou nous allons dans le monde extérieur c’est pour accompagner les rois mourants dans l’autre monde. Le visage caché par un voile noir, nous sommes de mauvais augures pour le petit peuple. Cette vie, je ne l’ai pas choisie. Et le seul qui puisse m’en libérer, c’est Hadès lui-même. Sur un signe du passeur, je prends place dans la barque. Mes poings se serrent quand, dans un élan, elle se met à avancer. D’autres âmes autour de moi empruntent le même chemin, nous devons être trois cents à rejoindre le royaume des morts. Mue par un instinct de protection je porte ma bague à mes lèvres. Quelle ironie, cette bague est le signe visible de mon appartenance aux prêtresses d’Hadès. Dessus, un serpent entour une opale noir. En ce lieu, elle semble encore plus sombre. Soudain, mon chemin semble dévier des autres âmes. Bientôt je n’aperçois plus ces terrifiants mais rassurants visages d’inconnus : Grecques, Chinois, Egyptiens…Tandis qu’ils se perdent dans l’abîme, ma barque approche de Cerbère, le chien d’Hadès, anormalement calme à mon approche. Serais-je attendue par son maître ? J’aurais été sotte de penser le contraire. Dépassant le monstre, ma barque rejoint un quai. En posant un pied sur le sol, mon appareil respiratoire s’emballe. Je me contrains à quelques exercices de relaxation, et avance vers un escalier qui s’enfonce au plus profond des enfers. Marche après marche je songe à mon amie, la douce Hélène, qui est au chevet de mon corps. Elle doit compter les minutes, les secondes même. Dans deux heures mon âme sera définitivement détachée de mon corps. Je ne pourrais plus revenir dans le royaume des vivants. Hélène devra m’administrer le contrepoison. Ma vie repose entre ses mains. A cette pensée, un clou s’enfonce dans ma poitrine. Même si Hélène me donne l’antidote à temps, ma vie ne vaudra plus grand-chose si Hadès le décide. Je chasse ces pensées qui obscurcissent ma raison. Le chemin qui mène au Dieu des ombres est un vrai labyrinthe. Cela ne me surprend guère, car Dédale lui-même l’a créé. Au bout d’une interminable descente, j’arrive dans un long couloir. J’avance aussi vite que possible, une main contre la paroi pour me guider. J’ai perdu toute notion du temps,

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je prie pour qu’il m’en reste assez. Mais qui dois-je prier, ce Dieu qui a volé ma vie ? Soudain, mon périple se termine. Une porte immense se dresse devant moi. A son seuil, tout lien avec le royaume de la lumière me quitte quand une voix d’outre tombe m’ordonne d’entrer.

Ho Shing Tchang et les quarante cercueils

Françoise Bard

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Horreur et abomination ! Ho Shing Tchang avait les bras qui lui en tombaient et c’était toujours impressionnant, même pour l’intéressé, de voir ces bras-là tomber, car Ho Shing Tchang avait des bras bien trop longs pour un homme de si petite taille. Donc, celui que tout le monde, en dehors de son pays, surnommait « Chinois », pour des raisons évidentes d’élocution et de gain de temps, était ébahi, époustouflé. Paniqué aussi. Il avait devant les yeux des cercueils, de belle taille et de belle qualité, d’ailleurs - palissandre au vernis brillant, poignées en bronze ciselé - alignés très proprement sur leurs trépieds.Et cette découverte lui avait fait un choc bien compréhensible. Toutefois, le choc n’avait pas empêché Ho Shing Tchang, en bon commerçant qu’il était, de compter. Il y avait donc quarante cercueils. Les questions se bousculaient sous sa natte. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Y avait-il, dans ces quarante cercueils, quarante morts cachés ainsi à fond de cale ? S’agissait-il d’un transport macabre qui faisait suite à une épidémie ? à des meurtres, peut-être ? Pire, ces cercueils étaient-ils vides mais prévus pour de futurs meurtres ? pour quarante meurtres à venir ? Se pouvait-il que, lui, Ho Shing Tchang, riche marchand, considéré comme un homme sérieux et important dans son grand pays du Milieu, se pouvait-il qu’il se trouvât sur un bateau de ruffians ?Bien entendu, il n’était certainement pas prévu que quiconque découvrît le pot aux roses, s’il pouvait ainsi exprimer sa pensée. Lui-même, s’il n’était pas descendu dans la cale au risque de se rompre le cou dans cet escalier raide comme une échelle pour aller rechercher un document oublié dans les caisses de porcelaine qu’il devait acheminer jusqu’à la prochaine grande ville, et s’il ne s’était pas perdu dans ce dédale de coursives sales et malodorantes au fond de ce rafiot qui, vu son état de vétusté, ne valait pas un clou, jamais il n’aurait vu, jamais il n’aurait su. Que faire ? … Se taire, bien sûr ! il n’y avait pas d’autre solution, il ne pouvait faire confiance à personne sur ce bateau. Le capitaine ? cet Italien à l’uniforme sale et fripé, un cigare puant toujours coincé entre des dents malpropres, ne lui inspirait aucune confiance.Les membres de l’équipage ? ces types à moitié nus, avec leurs yeux jaunes exorbités et leurs figures d’ébène luisant et impénétrable, étaient affreusement effrayants. Il faut dire que, lui-même, l’honorable Ho Shing Tchang, était revêtu d’une élégante robe de soie verte brodée de fleurs de pêchers roses du plus bel effet, et il faut dire aussi qu’il avait un visage de bel ivoire civilisé aux traits fins et aux yeux délicatement bridés. Les passagers ? il s’agissait d’un monde, pour le moins, interlope. Tous ces gens avaient certainement embarqué pour s’adonner à toutes sortes de trafics … Allemands aux visages rougeauds et vulgaires qui ne pensaient qu’à ingurgiter leur alcool fort, Anglais aux nez méprisants et aux dents longues qui vivaient en circuit fermé, Français rigolards et sans gêne qui se permettaient de taper sur l’épaule de tout le monde ...

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Donc, il valait mieux se taire. Quand il y repensait, déjà sur le quai, au moment où il s’apprêtait à monter sur le pont après avoir surveillé les porteurs qui transbahutaient ses nombreux colis sur l’échelle de coupée jusque dans le ventre du bateau, il avait eu un mauvais pressentiment. Pourtant, depuis si longtemps qu’il voyageait dans le pays pour commercer, ce n’était pas la première fois qu’il faisait ce trajet et qu’il avait l’occasion de faire escale à Mounouré. Il aimait cette petite bourgade d’Afrique, bruyante, vivante, colorée, qui avait pour seul lien avec le monde cet immense fleuve qui charriait sa terre jaune et ocre sous les pirogues des pêcheurs et qui traçait son sillon majestueux au milieu d’une nature luxuriante. Ce jour-là, donc, les matelots étaient encore plus agités que d’habitude. Visiblement, ils se disputaient, et assez violemment. Ils gesticulaient dans tous les sens, criaient dans leur baragouin de sauvages et Ho Shing Tchang les avait sentis prêts à faire le coup de poing à la moindre étincelle.Bref, il aurait dû se douter qu’il y avait grosse anguille sous petite roche, comme disent les Occidentaux, mais ce n’était que maintenant qu’il faisait le lien entre son pressentiment et ce qu’il venait de découvrir.

La première émotion passée, Ho Shing Tchang réfléchit sans parvenir, toutefois, à adopter une véritable stratégie pour se sortir de ce mauvais pas. Un fait était sûr, personne ne l’avait vu descendre à la cale, et heureusement. Il fallait donc vite remonter, l’air de rien. Pourtant, une fois à l’air libre, alors qu’il devait traverser le pont pour regagner sa cabine, il sentit tous les regards posés sur lui. Les passagers étaient tous réunis, attablés, un verre dans une main, des cacahuètes ou des bonbons dans l’autre, car c’était l’heure de l’apéritif. Même le capitaine était là et il n’hésita pas à apostropher Ho Shing Tchang, une lueur mauvaise dans les yeux.

Alors l’ Chinois, vous venez pas trinquer avec nous ? vous êtes sûrs que vous allez bien ? Dio mio ! vous m’avez l’air aussi vert que votre robe !

Ho Shing Tchang ne répondit pas. Il sentait la terreur le gagner. Il ne pouvait rester plus longtemps sur ce convoi du crime organisé. Il décida de descendre à Goumba’ où le bateau devait accoster le soir même. C’était un petit village qui échelonnait ses cases sur les rives ravinées du fleuve, village où il était toujours prévu une escale rapide pour se fournir en poissons frais. Il y trouverait bien une famille pour l’héberger en attendant le bateau suivant qui devait passer le lendemain. Ou la semaine prochaine. Ou le mois prochain. Il ne savait plus. En attendant, il fallait sauver les apparences.

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Il s’avance en tremblant vers une des tables pour se servir un rafraîchissement quand un des Anglais s’approche de lui, en criant de cette voix typiquement British, toujours en pleine mue et si désagréable à l’oreille avec ses changements continus de fréquence et de décibels, « hep, vous, l’étranger ! vous devoir partir, vous devoir dégager, vous devoir fiche le camp ! ». Ho Shing Tchang ne demanderait pas mieux que de « dégager » et de fuir loin de ce lieu maudit, mais le grand chef de l’Empire britannique, l’uniforme bardé de médailles militaires, lui barre le passage. Et alors, phénomène bizarre, effrayant, même, les canines supérieures de l’Angliche sont projetées hors de sa bouche, et les voilà qui s’allongent, qui s’allongent … Le Grand-Breton est doté maintenant de véritables défenses de morses, si affûtées qu’elles font hurler les oreilles en crissant sur le sol ! Et c’est maintenant au tour du Teuton hirsute de le menacer avec sa hache pendant que le Français, qui a assommé tous ses compatriotes avec le pot à eau, se roule par terre, en proie à un fou-rire qui le secoue tout entier.Ho Shing Tchang s’entend crier au secours, mais personne ne vient le sauver, il est seul contre tous. Pour autant, il ne peut quand même pas se laisser massacrer sans réagir ! Il ramasse ses forces, prend son élan et saute sur le dos du Germain au casque à pointe qui tombe en avant, d’une manière particulièrement vulgaire, sa grosse face écrasée sur le sol. Malgré tous ses soucis, « Chinois » rit en dedans en voyant l’appareil dentaire du gros Viking s’éclater sur le carrelage - tiens, c’est bizarre, il y a du carrelage sur ce bateau - mais pas le temps de penser plus longtemps aux étrangetés de la vie, car c’est le moment que choisit le capitaine pour lui sauter à la gorge en postillonnant en italien au travers de ses dents jaunes. Et, immédiatement, Ho Shing Tchang se rend compte qu’on le veut dépouiller de ses vêtements. On va le voler, c’est sûr. Ils doivent savoir que, dans une grande poche dissimulée dans la doublure de sa robe, il y a trois cents billets de mille Francs, ce qui représente une petite fortune.Mais il a beau se débattre, rien n’y fait, il succombe sous le nombre, il étouffe, il s’enfonce. Les baobabs géants se penchent sur lui, le prennent dans leurs branches souples et molles, l’embrassent, l’enserrent, au point qu’il ne sait plus distinguer le vert de sa robe du vert de la forêt humide qui transpire sur sa tête .... et enfin, le fleuve rouge de sang finit par l’entraîner dans les profondeurs glauques de ses eaux noires où il coule sans fin …

Eh ! doucement, l’Chinois ! tu vas finir par te blesser si tu continues comme ça. Jean, attache-lui vite les mains pendant que je lui tiens les pieds.

Dis donc, il est bien agité, aujourd’hui ! mais qu’est-ce qu’il tient caché dans ses mains ? on dirait des liasses de papier toilette …

Laisse tomber, on s’en fiche ! y a plus urgent ! Tu l’as attaché ? bon, alors, tiens-le

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bien quand même, tu sais qu’il est intenable quand il s’énerve. Eh, Marcel, calme-toi, quoi ! C’est pas possible, il a mangé du lion ce matin !

Je comprends rien à ce qu’il dit. Qu’est-ce qu’y raconte ? Tu peux me traduire, Mario ?

Il parle d’un voyage … d’une cargaison … Mais oui, mais oui, « Chinois », tes caisses de porcelaine sont bien arrivées, elles sont intactes ... Mais non, elles ont pas coulé pendant la traversée ! allez, t’inquiète pas.

C’est quoi, cette histoire de porcelaine, encore ? Depuis hier, il est sur un bateau en Afrique et il transporte des … Dio mio ! je viens

de recevoir un de ces coups de coude dans la figure ! oh la la ! Bon, ça suffit, maintenant, Marcel ! ou tu te calmes ou je vais me fâcher, t’entends ?

Ho Shing Tchang, ou plutôt Marcel Dubois pour l’Etat civil, était maintenant allongé tout saucissonné sur son lit. Il fulminait, il enrageait de se sentir aussi impuissant alors qu’il était menacé de toutes parts. La piqûre de calmant n’avait pas fini de faire son effet.

Voilà longtemps que l’ Chinois nous avait pas fait de crise aussi forte. Y s’est passé quéqu’ chose ces jours-ci ?

C’est vrai que tu rentres de congé … Figure-toi qu’on a reçu un nouveau, un mec originaire du Cameroun. Il paraît qu’il a tué sa femme et qu’il a fabriqué une espèce de cercueil en carton pour la cacher dedans. Ensuite, il a entreposé le cercueil chez lui, dans sa cave, pour la mettre en « quarantaine » de purification. A la fin des quarante jours, il est sorti de sa baraque pour raconter aux voisins qu’il avait été obligé de tuer sa femme pour la sauver des démons qui la menaçaient. Tête des voisins ! tu imagines ! bien sûr, ils ont immédiatement téléphoné à la police et les flics sont allés le cueillir dans l’heure.

Une vraie histoire de fous, quoi ! …Et ça te fait rire ! … Bon, bref, je finis mon histoire. Le type était, paraît-il, dans un

état abominable quand les flics ont débarqué chez lui. Il faut dire qu’il en avait pris, des sales trucs et des mélanges, tu peux me croire, et il était d’ailleurs encore en plein délire quand il est arrivé chez nous ... Alors, voilà … comme tout se sait ici, ça a dû parler et l’ Chinois a dû entendre. D’où, l’Afrique, et tout le toutim …

Eh, ben, dis donc, je préfère nettement quand il reste en Chine, notre Marcel ! il est plus calme !

La traversée ( Petite mère…)Martine Polly

23 avril 2036Petite mère,

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Je suis dans la panade totale. Si tu lis cette lettre, c’est que vraiment il est possible de faire quelque chose entre là où je suis et là où tu es. Je ne vais pas te raconter ce dédale dans lequel je patauge, parce que je ne comprends rien moi-même et que tu aurais du mal à imaginer... pourtant si tu reçois ces mots c’est qu’il y a un escalier postal qui fonctionne dans une dimension inter temporelle. Même si je n’y crois pas trop, je vais tenter, je n’ai rien à perdre. Et fou pour fou, tant qu’à faire ! Heureusement que j’ai encore de la mémoire, quoi qu’on me raconte ici ! Je suis allé jusque chez toi, j’ai retrouvé le chemin, ce n’était pas à côté : trois cents bornes pas moins. Mais plus personne ne te connaît là-bas, tu n’habites plus là. J’ai eu comme une panique : impossible de ne pas se souvenir de toi ! Tu es partout à la fois, tu dépannes tout le monde. Une femme comme toi on ne l’oublie pas… en plus petit mère, tu es si belle. Où es-tu? Ce grand immeuble où j’ai passé mon enfance, où j’avais tous mes potes, il est devenu tout gris, tout éteint. Il y a plus les cris des copains, les pétarades des scooters, les engueulades d’un balcon à l’autre. Ça fait comme un silence de cimetière dans lequel des gens vont et viennent. Ils sont tout gris aussi, ils n’ont pas vraiment d’âge non plus, on ne sait pas trop s’ils sont jeunes ou vieux, s’ils sont des femmes ou des hommes. Tu comprends on porte des masques et des sortes de scaphandres sales. Comment savoir ? Quand on veut se parler on se met face à face, on se courbe comme les chinois pour demander la permission, et si l’autre veut bien, on se branche un sono-phone sur le casque. Le monde de mon enfance a tellement changé ! J’espère que t’es pas morte parce que ça me foutrait trop par terre. Mais en 2011, tu étais en pleine forme alors j’ai de l’espoir.Je ne sais pas comment je suis arrivé en 2036. Je me souviens seulement que j’étais sur mes skis. Je me souviens de la neige, de cette poudre magnifique dans laquelle je godillais de bonheur. Je me souviens aussi de papa qui criait mais je n’ai pas compris pourquoi. Je me souviens du soleil qui m’aveuglait un peu, de l’élan que j’ai pris avant la bosse. Ensuite… Ensuite je me suis réveillé. J’étais dans une bulle transparente avec des seringues partout et un appareil bizarre sur la bouche. On m’a raconté l’accident et mon coma. Mais cela n’avait plus rien à voir avec les skis. Une histoire de tram que j’aurais tenté de prendre en vol. Tu as bien lu : en vol, car les trams volent au-dessus des toits, les gares sont au sommet des tours et le ciel est devenu un enchevêtrement de ponts et rails. Quelques jours plus tard, j’ai vu arriver ma soi-disant épouse et deux mômes que je ne connais même pas. Imagine le choc ! On m’a dit que c’était courant l’amnésie, mais je ne suis pas amnésique. Je me suis vu dans le miroir : j’ai bien compris que j’avais drôlement vieilli, que j’avais subi une mue terrifiante : on aurait dit un mec de quarante ans. J’ai presque cru que c’était papa qui me faisait une méchante farce. Alors j’ai levé le poing comme quand on s’engueulait tous les deux au-dessus de la table et que tu essayais vainement de me calmer. Mais c’était bien ma bouille ce fouillis que j’apercevais dans le miroir, ça m’a fait un grand flou dans la

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caboche et la trouille est venue et elle m’a plus quitté. Vingt cinq ans de ma vie envolés, et accompagné d’une femme pleine d’acidité et même pas belle ! Sans compter les deux petits monstres qui ne savent que hurler, trépigner et jouer à des trucs que jamais j’aurais pensé qu’un jour on pourrait, même si les jeux étaient déjà costauds sur les consoles.C’est là qu’est la faille. Je poste virtuellement dans un de ces jeux qui proposent une machine à remonter le temps. Alors peut-être que tu recevras ma lettre. Je me suis entraîné un peu, j’ai trouvé des astuces qui ne valent peut-être pas un clou, mais je tente parce que je n’ai rien à perdre. Je ne sais pas pourquoi, au fond de moi je pense que ça peut marcher, je croise les doigts. Peut-être que toi tu pourras le faire aussi. Je me souviens de ce voisin, celui qui ne sortait jamais, qui était branché en permanence sur son ordi. On se moquait pas mal de lui au collège. Je suis sûr que tu trouveras les mots pour le convaincre, il est assez fou pour relever le défi. Il saura sûrement utiliser ce jeu que tu reçois en pièce jointe avec ma lettre. Fais très attention, n’ouvre pas le lien tant que tu n’as pas discuté avec lui, ce sera sûrement une manip très délicate.Je n’ai pas tout compris en ce qui concerne l’espace et le temps dans ce jeu, mais ça devrait marcher, je veux le croire. J’ai l’intuition qu’il faut explorer tous les points de vue, trouver le meilleur et glisser ma lettre dans le champ magnétique disponible au bon moment. Ma petite mère adorée, tu me manques, tous les potes me manquent, jusqu’à mes profs, jusqu’à mon père, preuve que je suis laminé grave. C’est terrible pour moi, je sens bien que j’ai encore quinze ans ! Pourtant je me comporte comme un vieux, j’écris avec des mots que je ne connaissais pas, je sais faire des calculs que je n’ai jamais appris à l’école. Et tu vois bien que je n’oublie pas la négation, toi qui me tannais toujours sur l’orthographe, ça doit te faire plaisir. Mais j’ai gardé mes manières d’adolescent, ma façon de parler, ma timidité, et même de l’acné ! J’ai un boulot dans une grosse boîte technologique. Je ne sais pas comment je sais faire tout ça, mais c’est un fait, j’ai ces compétences et elles me font peur aussi. Peut-être bien que c’est à cause de l’implant sous mon crâne. Mais je me sens terriblement incomplet, c’est comme si je n’étais pas moi, une sensation étrange de dislocation. Comment expliquer que je suis encore cet ado et en même temps cet adulte que je ne connais pas ? C’est un truc qui me dépasse.Pour l’instant je ne sais pas si je pourrais traverser, mais qui sait ? J’ai bien traversé d’un côté, je pourrais peut-être de l’autre, il suffira de trouver le bon quai virtuel ou peut-être retrouver l’endroit exact de ma chute, j’ignore encore beaucoup des stratagèmes de la machine. J’ai localisé sur la carte satellite à peu près le point qui a dû m’aspirer. Mais est-ce que c’est là que je dois me retrouver ou dois-je prendre un de ces engins aériens qui traversent parfois l’écran ? Je ne peux pas tout t’expliquer, c’est trop compliqué pour moi encore. J’ai compris deux ou trois trucs grâce à mes garnements qui sont très forts dans ces combines. Je fais semblant de les aimer un peu, il ne faut pas qu’on sache que je cherche à m’évader. Je suis très surveillé dans le

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cerveau, mais j’espère qu’ils ne peuvent pas tout savoir de ma pensée.Ma petite mère adorée, je t’en prie sors-moi de ce bordel d’enfer ou je vais exploser ! Je veux retrouver l’âge d’avant.

Je te serre très fort, maman.

Ton Jordan.

Un vieux clou dans le désertDavid Tassier

Quarante jours que je me perdais dans ce dédale de sable et de dunes. Mes vêtements en lambeaux se décomposaient et ressemblaient de plus en plus à ce qui restait d’une

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vielle peau de serpent après sa mue. J’avais pourtant insisté pour avoir un appareil en bon état et non ce vieux clou qui aurait dû rester à quai ! Au décollage, on aurait dit qu’un lien nous tenait collé au sol et c’est seulement après avoir parcouru trois cents mètres de piste que l’élan fut suffisant pour pouvoir enfin s’envoler.Une heure plus tard, le moteur cala et l’avion piqua du nez pour s’écraser dans un fracas épouvantable.Le pilote chinois était mort sur le coup et motivé par un terrible instinct de survie, je rampais dans les décombres vers la sortie avant que l’épave ne prenne feu.Une fois dehors, je brandissais mon poing vers le ciel pestant contre ce soleil brûlant qui s’était promis de m’offrir une traversée du désert sans doute fatale.Pourquoi ne me suis-je donc pas cassé une jambe en tombant de l’escalier de l’hôtel avant de m’engager dans cette mésaventure ?

Le rivage d'en face Chantal Gros

La ville aux six quais et aux trois-cents escaliers était un terrain de jeu

inépuisable pour Carmen et Nicolas. Tous les jours ou presque, après l'école, ils se

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retrouvaient sous le mur d'enceinte du « Petit Phare ». Ils s'amusaient à se perdre dans le dédale des ruelles et des sentiers qui serpentaient à flancs de colline. Chacun prenait son élan pour distancer l'autre, ensuite, ils redescendaient toujours en courant par les rampes en pente, s'agrippant à la main courante et dévalant les marches deux par deux. Ils arrivaient sur le front de mer et fonçaient jusqu'à la place du marché. Le plus vite arrivé devant l'obélisque donnait un gage à l'autre. En règle générale le perdant fournissait le goûter du lendemain ou portait le cartable du vainqueur tout le long du parcours qu'ils avaient en commun pour se rendre à l'école.

Ce jour-là, ils venaient à la rencontre du père de Carmen, patron-pêcheur sur le « Beni-Saf », un chalutier baptisé du nom de son ancien port d'attache de l'autre côté de la Méditerranée. Au premier coup d'œil, ils virent que Miguel avait un coup dans le nez et que par conséquent, ils allaient avoir droit pour la énième fois au récit complet des péripéties qui les avaient poussés, lui et ses compagnons d'infortune, de ce côté-ci de la grande bleue. Les yeux noyés et la voix rauque, il se replongea dans son passé :

« On est partis, complètement paniqués, juste après que l'ALN soit venu nous menacer de mort si on s'obstinait à rester en Algérie. Ils nous ont confisqués nos fusils de chasse et nos vieux pistolets de défense, et inscrits nos noms et nos adresses dans un calepin. Après ça, on a fait une réunion en mairie où il a été décidé de faire partir au plus vite les femmes, les enfants et les jeunes gens. Tous ceux qui possédaient un bateau petit ou grand se sont enfuis cette nuit-là. Ils emmenaient le strict minimum pour les huit jours de traversée : les papiers, l'argent, les vivres et un peu de linge de rechange, mais ni meubles, ni appareils ménagers. On a fait escale dans deux ports en Espagne, Alicante et Valencia, mais à Barcelone, les autorités nous ont empêché de descendre. Moi, j'étais aux commandes d'un des bateaux de mon père et sur la fin, malgré le temps favorable, le voyage m'a paru long. Il y en avait qui faisaient des crises de nerfs sans parler du mal de mer et de l'angoisse pour ceux qui étaient restés derrière nous. On n'était pas bien frais quand on est arrivés dans le vieux bassin à Port-Vendres. Il était six heures du matin et devant la gare maritime, « Le Kairouan » déchargeait ses passagers. Le port grouillait de monde. Nous, on a été accueillis par des pêcheurs d'Agadir qui s'étaient installés ici après le tremblement de terre. Comme ils avaient subi un exode, ils ont su nous réconforter et grâce à eux, aucun des quarante passagers du « Béni-Saf » ne s'est senti seul. Ils se sont débrouillés pour nous trouver des logements au port ou dans les environs immédiats. Ça nous a évité de rester dans des abris de fortune ou des tentes, comme beaucoup de rapatriés qui ne savaient pas où aller. La plupart de ceux qui vivaient de la pêche n'ont pas eu besoin de changer de métier, ça m'a bien arrangé, car je ne savais rien faire d'autre et j'avais un bébé sur les bras : toi ! Ma famille avait déjà été expulsée d'Espagne après le prise de pouvoir de Franco en 39 et elle avait atterri là-bas dans ce port entre Oran et la frontière marocaine. En vingt ans, elle avait prospéré dans la pêche et réussi à se faire une vie confortable et agréable. À Port-Vendres c'était bien différent, leurs bateaux ne faisaient que cent chevaux alors que les nôtres en avaient trois-cents. C'est nous qui leur avons appris la technique de la pêche de

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nuit au lamparo qui faisait bien plus de rendement, alors, bien sûr au début, ça a créé des jalousies. Avec les gens du cru, on se tolérait, sans plus. D'ailleurs, depuis, ça n'a guerre changé, il y aura toujours une mer d'incompréhension entre nous. Je n'ai jamais voulu adhérer à l'une de ces associations plus ou moins politisées, censées aider les pieds-noirs. En réalité, c'était pour mieux les rassembler dans une sorte de ghetto mental qui les séparait encore plus de la population locale. Tous ceux que je connais qui y sont rentrés ne savaient que pleurer leur paradis perdu, en oubliant qu'à la fin, c'était devenu un enfer. Moi, j'ai toujours essayé de vivre au présent, ce qui n'empêche pas les souvenirs. Bien sûr que j'aimerais faire le voyage à l'envers, mais c'est encore trop tôt. »

Carmen n'aimait pas quand son papa évoquait cet épisode de sa vie. Ça le rendait triste pour la soirée et il ne faisait plus attention à elle. Pire, deux ou trois fois déjà, il était allé faire le coup de poing dans le bistrot d'en face, histoire de river le clou aux habitués du coin, toujours prompts à gratter là où ça fait mal. La honte ! Tous deux habitaient un trois pièces dans un immeuble ancien sur la route de Collioure. Le midi elle mangeait à la cantine et le soir, une voisine leur apportait le repas tout prêt en échange de rougets ou de maquereaux frais pêchés. Pour les grandes vacances, depuis ses sept ans, on l'envoyait chez une sœur de sa mère, loin, quelque part en Dauphiné, dans une cité minière toute grise où les autres enfants l'appelaient la « pied-noire » ou la «  marseillaise » à cause de son accent. Le dimanche on l'emmenait pique-niquer en montagne ou au bord d'un de ces lacs, nombreux dans la région, et qu'elle nommait des petites mers, ce qui faisait sourire tout le monde. Son papa ne lui téléphonait qu'une fois par semaine, et malgré la gentillesse de sa tante et la petite poupée chinoise qu'elle emmenait toujours dans sa valise, elle se sentait délaissée dans un environnement si différent du sien. Nicolas lui manquait aussi, même s'ils échangeaient quelques lettres pour maintenir le lien.

Ce soir, elle devait rester un peu plus longtemps chez son ami, car ils avaient un devoir à finir.

Comme d'habitude, la grand-mère du garçon était assise devant la porte de son rez-de-chaussée de la rue du soleil. Le journal « l'Indépendant » plié en deux à la hauteur des yeux, elle les vit arriver de loin :

« Ah! Vous voilà, vous autres, je vous ai fait des bunyettes. Elles sont encore tièdes comme vous les aimez. »

Les deux amis s'assirent côte à côte sur le rebord de la fenêtre, les pieds au ras des plantes grasses. La vieille catalane observait les entrées et sorties des bateaux dans la rade.

« Ah ! Mes enfants, vous en avez de la chance de vivre bien peinards. Moi, depuis toute jeune, j'en ai vu des misères… En 39, d'abord, les rouges de la Retirada qu'on est allés parquer sur nos plages, puis en 40, les réfugiés de la zone occupée, puis l'arrivée des allemands qui sont venus fortifier toute la côte et qui sont repartis en faisant tout sauter derrière eux, puis les guerres d'Indochine et d'Algérie, avec tous ces troufions qu'on envoyait au casse-pipe par cargos entiers, mais le pire, ça a été l'arrivée en masse des repliés en 62… 

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—Ils se sont donné le mot tous les deux avec leurs histoires de l'an quarante, glissa Carmen à l'oreille de Nicolas.—Tu sais pas? Aujourd'hui, c'est le dixième anniversaire des accords d'Évian, ils l'ont dit à la radio et puis on fait partie des pied-noirs nous aussi, puisqu'on est nés sur le rivage d'en face, toi à Oran, moi à Alger…—Je m'en fous, j'étais bébé, et j'en ai marre d'entendre toujours parler de ça !—Ah tiens, sais-tu comment on appelle les gens qui sont restés en Algérie ? Les pieds-verts… mais je sais pas pourquoi.—Chez ma tatan en Isère, on dit toujours que les garçons ils ont le droit de sortir le soir et pas les filles parce qu'ils ont les pieds-blancs, mais je sais pas non plus pourquoi.—Moi je sais, c'est des gueules noires qui ont gardé leurs chaussettes !—T'es bête !—Mais non, je suis logique !—Tais-toi, tu me casses les pieds !Nicolas éclata de rire, ce qui vexa Carmen.—T'es qu'un sale bâtard !—Et toi, une vache espagnole !Carmen furieuse poussa le garçon, qui se piqua dans les cactées, et avant que la vieille Julie ait eu le temps de réagir, elle s'enfuit à toutes jambes…

Cette année-là commença pour eux la mue progressive et douloureuse qu'on appelle l'adolescence et qui vous éloigne à jamais des rivages de l'insouciance.

LA TRAVERSEE DES SENTIMENTSClaudine Veillard

D’escalier en escalier, on atteint le sommet de la tour, il n’ y a pas d’ascenseur,

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il faut monter tout à pied. Au premier étage on peut s’attarder sur un balcon, continuez puis reprenez votre souffle, pour accéder à la pointe de ce phare. Petite, Sabine chantait cette chanson accompagnée de son père : « descendez l’escalier que je vous voie Juliette! ». Trois cents marches tout de même, cette tour fait partie d’un phare qui se visite, nous sommes côté atlantique, la mer est agitée, elle vient se fracasser sur les rochers. Soudain Sabine regarde par la baie vitrée, se remémore sa traversée en bateau, pourquoi a-t’elle échoué sur cette plage de Bretagne ? Des années à fuir son passé.

A quarante ans elle fait le point sur sa vie, un retour est nécessaire. Son enfance Sabine l’a passée dans le nord de la France, près de Dunkerque, la mer elle connaît ses moindres ressacs, son roulis qui l’a obsédée pendant longtemps. Son père était marin, il a disparu alors qu’elle avait seize ans, elle est restée avec sa mère Chantal et son frère Fabien jusqu’à sa majorité, puis elle a voulu partir pour Paris, à elle la vie meilleure, la capitale ! Sabine va loger chez son cousin Julien qui a un appartement sous les toits quai de Seine dans un quartier cossu car ses parents sont d’un milieu plus aisé. Ils ont le même âge, Julien considère Sabine comme sa sœur car il est fils unique, il éprouve beaucoup d’affection pour elle. C’est une aubaine pour Sabine, elle va pouvoir réaliser son rêve : chanter, trouver un cabaret, répéter, faire partie d’un orchestre.

Fabien : « Quelle déception de savoir que tu as quitté le bercail pour t’installer chez Julien, j’ai l’impression d’avoir été trahi, ma sœur, toi qui est si fragile et volatile comme un papillon ». Moi ton frère qui a perdu son équilibre, il aura fallu l’écriture pour que je m’y retrouve, je ficèle et façonne des histoires tous les jours, elles animent ma vie.

Sabine a aussi d’autres cordes à son arc, elle sait coudre, rien ne lui résiste, elle est douée, elle sait relooker ses amis, son entourage, beaucoup l’envient, en deux ou trois mesures, elle enjolive un tailleur ou un costume. Les gens de son immeuble vont faire appel à elle car elle propose des modèles originaux, elle a l’œil pour réajuster ou redonner forme à un vêtement délaissé, elle sait se faire apprécier par son travail.

Avec le peu d’argent récolté, elle va pouvoir suivre des cours de chant. A Paris, dans le dédale des rues, elle va s’égarer et rentrer dans une arrière-boutique éclairée par une enseigne colorée, c’était à l’origine un bazar car on peut trouver encore quelques babioles, des objets par ci par là, des présentoirs de livres à profusion, c’est devenu une librairie, elle feuillète quelques livres et nonchalamment en laisse tomber un sur le pied de son voisin. Celui-ci le ramasse et d’un regard la fixe de ses yeux noirs, elle se penche et aperçoit ce grand jeune homme aux cheveux bruns d’une allure altière, il porte un polo rayé bleu-marine et blanc. Leurs regards se croisent, il se présente Aurélien, il lui laisse ses coordonnées ils vont se revoir. Il s’avère qu’il est musicien, guitariste. Le charme a opéré, ils vont faire partie du même orchestre et vont se

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marier. Sabine a un teint laiteux de rousse avec une chevelure abondante, des boucles. Ils auront un fils deux ans plus tard qui va se prénommer Grégoire, le lien du sang. Il aura ses cheveux et ses tâches de rousseur.

La vie suit son cours avec beaucoup de labeur, de joie, de concerts, une maison à partager en colocation avec le groupe, des années se passent, tout va bien .Puis Grégoire grandit, une révolte à l’âge de ses dix-huit ans, il va brandir le poing comme ses camarades, il fait partie d’une association écologiste un peu virulente, des défilés dans les rues, des pétitions, coller des affiches, il en reste là, il va sortir du nid familial et vouloir s’affirmer.A ce moment-là Sabine et Aurélien vont se séparer car Sabine étouffe et veut courir le monde, elle a soif de liberté, toujours en quête du père et ce naufrage qu’elle ne peut s’expliquer….Fabien devient écrivain reconnu, sa vie sentimentale est chaotique, il a besoin d’une correspondance régulière avec Sabine, ça le rassure, elle va s’y employer du mieux qu’elle pourra pour diminuer cet éloignement qu’il n’a pas choisi.

Sabine va prendre son élan pour de nouvelles aventures, quelques voyages : l’Egypte, visiter les pyramides, les tombeaux, le Mexique, découvrir la civilisation des Aztèques puis se rendre chez une amie qui a migré en Australie, le pays des kangourous, des indiens. L’Australie elle va s’y plaire! c’est le retour à la nature, elle va y séjourner pendant un an.Elle va percevoir l’art indigène australien comme l’une des traditions les plus anciennes du monde. Les peintures et gravures les plus vieilles datent de 30000 ans.La musique traditionnelle chantée par les aborigènes va beaucoup l’intéresser, des instruments musicaux utilisés sont des didgeridoos en accompagnement. Elle sera aussi invitée à l’opéra de Sydney par ses amis.L’Australie est peu peuplée mais représente quinze fois la France, on lui offre la possibilité d’aller dans le désert en quatre-quatre, des émeus vont se trouver sur le trajet en sortant des pistes. Des gorges rouges époustouflantes, des chutes d’eau spectaculaires dans le parc national de Karijini.(Australie occidentale). Sabine va entrevoir l’île Lord Howe d’une superficie de onze kilomètres sur deux kilomètres huit cent, avec son guide Muriel et ses amis, que du bonheur! C’est le paradis! le seul moyen de transport est le vélo, pas de réception des téléphones portables, surtout des pics volcaniques, des palmiers, des falaises, des fleurs, des oiseaux des tropiques, des espèces très variées, un lagon, une nature luxuriante, des fougères, un golf, un spa, des restos, que du plaisir, de la décontraction. Cette île fera partie d’une ses escapades favorites.Rouler pendant des heures sur des routes arides et se retrouver face aux kangourous, leur vitesse de croisière est de quarante kilomètres à l’heure et plus…

Avant d’aller travailler les australiens sont plutôt sportifs, ils font leur footing matinal. Sabine en est devenue une adepte, loin des buildings, elle respire bien fort à

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plein poumon. L’été c’est la cueillette des fruits, elle s’y adonne ainsi qu’aux vendanges en automne, cela se termine par des fêtes entre copains. Elle aide aussi son amie architecte au bureau quand elle a des coups de bourre, elle répond au téléphone et classe les dossiers, les devis, les plans.

Elle reprend satisfaction d’être au bord de la mer, la mer qu’elle avait quittée et qui lui avait pris son père, cet homme qui était très proche d’elle, qui l’écoutait, qui l’adorait, c’était un peu sa préférée, parfois il partait deux ou trois mois à l’étranger pour faire une pêche miraculeuse comme elle disait : magique, il revenait toujours avec un cadeau, c’était une longue attente pour elle. Ce jour-là il était parti à quelques heures de la maison, ce fut le mauvais jour, la tempête a fait chavirer le navire, on n’a jamais retrouvé aucun naufragé, des années ont passé, des recherches infructueuses, que du chagrin, un vide au fond de soi, un abîme. Elle avait eu envie de se jeter d’une falaise mais pas assez de courage pour le faire, pendant quelques mois elle ne mangeait presque plus, puis elle avait décidé de partir mais sa mère l’avait obligée à rester jusqu’à l’âge adulte, elle avait pensé à fuguer mais sa mère lui avait promis un pécule avec l’argent de la pension de veuve qu’elle allait toucher. Elle finit par se résigner et se préparer à un nouveau départ. Laisser son frère et sa mère ensemble, ils pourraient se soutenir car ils avaient un caractère moins trempé qu’elle, loin de cette mer qu’elle détestait, déguerpir, décamper de cette mer du nord qui avait englouti l’être cher, comment oublier, pardonner ?

Ce besoin d’évasion, elle le tenait de son père, ils se comprenaient sans forcément se parler, ils sentaient les choses qui arrivaient, la douleur ou la joie qui les habitaient.Elle va continuer son périple à son retour en France par une navigation sur un cargo mixte qui transporte des marchandises et quelques passagers, après réflexion, elle embarque sur un chaland de Marseille à Brest en passant par l’Espagne, le Portugal. Elle essaie de se rabibocher avec l’océan atlantique, c’est une croisière, pour cela elle prendra du temps, la quarantaine c’est peut-être l’âge de la remise en question, ce sera l’occasion d’écrire, de mettre des mots sur ces années écoulées, consumées mais de quelle façon peut-elle peut les résumer? Sur ce bateau, Sabine va manger à la table des officiers, un des hommes qu’elle va rencontrer est Georges qui connaissait son père Charles. Ce sera un temps d’introspection et de lâcher prise sur sa vie. Elle va faire quelques escales : Barcelone, Cadix, Saint Jacques de Compostelle, Bilbao, La Rochelle, Brest.

Elle a envie de revoir sa mère qu’elle n’a pas revue depuis vingt ans  et des poussières, quelques cartes postales, des coups de téléphone échangés, mais pas de visu.Une mère commerçante, marchande de poissons à la criée, peu bavarde et qui ne s’épanche pas avec ses proches. Sabine vient d’apprendre par son frère que sa mère est malade. Chantal est atteinte

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d’un cancer du pancréas, elle qui aimait bien manger. Sabine souhaite être à son chevet dès que possible, des larmes coulent sur son visage, tout se brouille, tout est flou, elle doit retourner voir sa mère. Sabine essaie de décrypter un mot sur la lettre qu’on lui a transmise mais pour elle c’est du chinois, impossible à deviner.

Pendant ce temps Aurélien va multiplier les cachets avec son groupe pour l’étranger, au fil du temps il aura le goût du voyage mais il ne peut oublier Sabine, il est encore amoureux d’elle.Tandis que Grégoire s’est engagé dans l’équipe de Greenpeace, il va enfin pratiquer sa passion : le surf, il faudra que Sabine l’accepte. Il veut également faire une formation pour devenir sauveteur en mer, il sait déjà plonger, ce sera le plongeon vers le service, le don à l’autre, il sait que son grand père Charles a disparu en mer mais il s’est trouvé devant une impasse de ne pas pouvoir en parler avec sa mère, il y a renoncé car c’était encore trop douloureux pour elle, il ne veut pas enfoncer le clou.

Avant de partir, pour la dernière soirée Sabine veut chanter pour les officiers surtout pour Georges l’ami de son père qui l’a réconforté, il va lui remettre quelques lettres qu’ils échangeaient Charles et lui. Sabine s’empresse de lire une lettre et patatras…glisse, dévale l’escalier, rate quelques marches, se cogne la tête contre le mur, voit trente-six chandelles, se retrouve inerte sur le sol. L’officier accourt : « y a t’il un médecin à bord ? » Un homme se précipite, Mr Gold, il implore de débarquer Sabine le plus vite possible à l’hôpital, heureusement nous atteignons Brest, c’est la dernière escale, nous sommes sur le point d’accoster. Sabine va passer quelques jours de convalescence après deux jours de coma elle refait surface. Elle monte dans le phare où elle chantait avec son père. Une histoire en accéléré, des pages se tournent. Elle se souvient que sa mère est gravement malade, va-t’elle arriver à temps? A l’arrivée à la clinique, son frère est présent, Sabine voit le visage de sa mère amaigri et creusé par la fatigue. Le fait qu’elle ne peut plus porter son appareil dentaire est difficile à supporter. Sabine se penche vers elle et lui demande pardon de ne pas être venue plus tôt la voir, elles se prennent dans les bras et Sabine a un moment de recul face à ce corps frêle qu’elle ne veut pas écraser. Elle réalise que la vie est fragile, ça elle le sait, mais comment dire qu’on aime ? Beaucoup d’émotions et de larmes de la part de Sabine. Comment se rapprocher après toutes ces épreuves ? Elles vont se parler, elles savent que ce sont les derniers moments. Comme c’est troublant et inquiétant, tout va très vite, c’est difficile à réaliser, la vie s’est arrêtée pour Chantal mais il faut continuer à exister malgré la disparition des parents. 

Après cette épreuve Fabien sera là pour la soutenir, il lui annonce une bonne nouvelle lors d’un défilé à Deauville « j’ai fait la connaissance d’un couturier célèbre, je lui ai montré des planches de tes créations de vêtement, séduit il veut te rencontrer. Tu dois être surprise, j’aimerais habiter près de chez toi si tu retournes à Paris, d’ailleurs mon éditeur s’y trouve aussi. On se verra plus souvent. Qu’en penses-tu ma sœur? ».

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Sabine est émue : « J’ai envie de renter à Paris, retrouver mes hommes, mon amoureux, mon fils et mon frère, c’est beau la vie! Je vais devenir une lectrice attentive pour toi mon frangin. Je ferais partie de tes fans ». Ils se sourient.Cette traversée lui aura permis de se muer en une personne plus en accord avec elle même, mettre de côté ses conflits intérieurs, faire sauter le verrou de la sécurité, savoir que la vie comporte des risques qu’on est obligé d’accepter pour grandir, aimer et se laisser aimer, ne plus avoir peur, aller vers ses désirs les plus profonds.

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De l'autre côtéMarie-Thérèse Korbaa

Bringuebalée par les cahots, Nhoraa somnole dans l'auto-bus qui la conduit à Jorhat lorsque un coup de frein brutal la projette au fond de sa couchette. Un troupeau de vaches est couché au milieu de la route. Le bus stoppe et on attend. On attend que les ruminants sacrés se lèvent et s'écartent, lentement, réveillés par la lumière des phares du bus et les appels timides du chauffeur qui s'excuse du dérangement auprès de ces incarnations divines... Il reste encore huit heures de route à parcourir avant le terminus.

Après quelques semaines passées en Bretagne, Nhoraa regagne Majuli, cette île sur le fleuve Brahmapoutre, au Nord de l'Assam, pays de ses racines, où elle a son travail, son amour, sa vie. Majuli est la plus grande île fluviale du monde. Elle est envoûtante avec ses maisons sur pilotis, sa végétation luxuriante, ses milliers d'oiseaux, ses vingt-deux satras* et ses trois cents moines danseurs.

Le voyage est interminable. Après treize heures de vol Paris-NewDelhi et trente heures de train de Delhi à Guwahati, c'est en bus-couchette que Nhoraa a choisi de rejoindre Jorhat, là où se trouve l'embarcadère de Majuli. C'est plus long mais moins cher que l'avion. Il faut compter douze heures pour ce trajet dans un vieux clou de bus de la compagnie Tata, qui roule en zig-zags, le klaxon à fond, à cause des nids de poule et des véhicules surchargés qui occupent toute la chaussée. Elle ne parvient pas à dormir dans sa couchette étroite. Malgré toutes les vitres ouvertes la chaleur est suffocante, collante. Elle dégouline de sueur, les cahots la ballotent contre les parois du bus. Elle observe la petite famille qui occupe la couchette face à la sienne, de l'autre côté du couloir. Un couple et deux enfants, tout petits, silencieux. La maman allaite le bébé et le père parle doucement à l'aîné à peine plus grand que son frère. Il lui donne à boire, épluche une mangue, la coupe en petits quartiers et lui donne la becquée. Il lui caresse tendrement le visage. Nhoraa admire la sérénité du tableau. Elle revoit alors l'image de ces enfants braillards et insupportables des touristes Français dans l'avion. Quelle différence !

Elle espère pouvoir “attraper” le premier ferry du matin pour traverser le fleuve et arriver à Majuli en début de journée, avant la

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grosse chaleur.

Ce temps de voyage lui permet de refaire en mémoire son séjour en France. Tout a été tellement étrange, étonnant, surprenant et riche en émotions. Elle se remémore la convocation chez le notaire, le rendez-vous surréaliste au cours duquel elle a reçu en héritage un domaine de quarante hectares et une petite soeur, enfin une demi-soeur...

Quelle histoire ce rendez-vous !

Elle avait failli ne pas y aller, et puis son amie Prune, la fille des gardiens du domaine de Beauregard avait reçu, elle aussi, une convocation, alors elles y sont allées ensemble et elles ont appris ensemble leur lien de parenté. Dans son testament, monsieur de La Josse leur dévoilait à toutes les deux qu'il était leur père et leur léguait tous ses biens. Cet homme détesté, méprisable, qui avait abusé de Nhoraa et qui est mort en prison pour ce crime, leur laissait la totalité du domaine de Beauregard : le manoir, les dépendances, les terres et ce lien de fraternité. Magnifique, encombrant, bouleversant.

Comment recoller les morceaux après un tel cataclysme?

Prune, là-bas, en France, ma nouvelle petite soeur, que je connais à peine et qui me manque déjà.Et moi Nhoraa, ici, dans un autre continent, dans ce pays que j'aime tant.J'aime l'Inde, ses couleurs chatoyantes, ses senteurs, ses gens, sa diversité ; ce sont mes racines et ma culture. Et puis les enfants de Majuli me sont chers et je suis fortement engagée dans l'association où je travaille pour les scolariser. J'aime ce travail, j'aime ces enfants et j'aime aussi Dany Gan le gestionnaire du centre culturel, son charme fou, son mode de vie à Majuli, son implication pour préserver cette île. Je me sens à ma place, ici, à ses côtés.

La pluie a commencé à tomber, en rafales. Les gouttes claquent sur le toit du bus. Un peu de fraîcheur. C'est le début de la mousson.

Arrivés à Jorhat, c'est la course dans le dédale des ruelles défoncées et transformées en cloaques par la pluie torrentielle. Le premier

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bateau est à quai, bondé de passagers, mobylettes, chèvres et autre volailles. Nhoraa prend son élan et franchit miraculeusement la passerelle avant qu'elle ne soit retirée. La traversée du fleuve dure une heure et demie seulement, mais c'est une épopée. Dès que l'embarcation quitte le quai, un vieil homme décharné, vêtu seulement d'un longhi* de coton quadrillé blanc et rouge, attaché sur ses hanches et d'une barbe blanche s'endort adossé à l'escalier de bois qui mène à l'avant-pont. Il dort à poings fermés, paisiblement, dignement. Un groupe de touristes bavards, japonais ou chinois, bardés de leurs appareils photos, dénote dans le paysage et contraste avec le calme et la discrétion des familles indiennes. Femmes en sharis colorés tenant les plus jeunes enfants dans leurs bras, hommes surveillant les bagages ou les achats hétéroclites : animaux, ustensiles de cuisine, matériaux de construction, pièces de mobilier, transistors. Les plus hardis sont juchés sur le toit du bateau malgré la pluie battante. Le fleuve est large comme une petite mer, le bateau est chahuté par la houle, le bruit de la pluie tambourinant sur le toit de tôle de l'embarcation est assourdissant.

Arrivés de l'autre côté, c'est la bousculade pour quitter l'embarcation, il faut jouer des coudes et protester fortement “Jhalo ! ”*, “Bass ! * “ hurle Nhoraa à l'encontre d'un petit bonhomme qui bouscule tout le monde au risque de faire tomber quelqu'un à l'eau,”Bass ! ”-”Ca suffit ! ” en indi. Le ton autoritaire de la jeune femme freine les ardeurs du malappris. Le débarquement s'effectue lentement dans un grand désordre.

Nhoraa a rejoint la maison de Ananda, cette jolie guest house en bambous, sur pilotis, construite dans le jardin de Dany et destinée à accueillir les touristes. Il y a deux ans, au mois de juillet, elle était venue au festival de danse des moines danseurs. Elle avait séjourné dans cette maison et elle n'est jamais repartie, envoutée par le sortilège de l'île, séduite par la douceur et le regard de braise de Dany, laissant à Goa sa mère et le reste de sa famille.

La pluie tombe maintenant sans arrêt depuis plusieurs jours. Le paysage se transforme. Le sol est noyé sous cinquante centimètres d'eau boueuse, couleur ocre-roux. La rizière jouxtant le jardin se mue en lac. La vie se ralentit. Le voisin psalmodie des chants qui déraillent au fil de la journée avec sa consommation d'apong, un terrible alcool de riz qui tourneboule la cervelle et

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donne un mal de tête abominable. Les oiseaux migrateurs font une dernière parade dans la rangée d'arbres sur le côté de la maison. Il y a des marabouts argala, des dendrocynes siffleurs, des grues de Sibérie qui rivalisent de caquètements et piaillements, joutes verbales de volatiles avant l'envol vers d'autres contrées.

Nhoraa a échangé plusieurs messages internet avec la France pour donner des nouvelles et tenter de dire à sa petite soeur combien sa vie est chamboulée. C'est tout neuf, pas facile d'exprimer tant d'émotions avec enthousiasme, justesse et sobriété tout à la fois.

Un matin, un message internet tombe, inattendu, lapidaire et irrévocable :- “Yo sister ! Trop dur d'avoir perdu ma soeur si vite après l'avoir trouvée. J'arrive ! J'ai trop besoin de te connaître mieux, de passer du temps avec toi. J'ai bien étudié l'itinéraire et les détails pratiques dans le “Lonely Planet”et je me suis décidée. J'ai pris un billet d'avion pour Jorhat, avec une escale à NewDelhi et puis ensuite je me débrouillerai sur place. J'ai déjà beaucoup baroudé seule tu sais. Mon père n'est pas trop d'accord mais tant pis, d'ailleurs il est d'accord sur rien depuis qu'il sait qu'il n'est pas mon père. Nous avons du temps de retard à rattraper en fraternité. Nous avons un chapitre de notre histoire à écrire ensemble.”Surprise et contrariée Nhoraa répond :— “Chère petite Prune, j'ai aussi très envie de t'avoir près de moi, de te montrer où je vis, les gens et les paysages. Je serais très fière de présenter ma petite soeur de France à mes amis, mais.... ne viens pas tout de suite, la mousson a commencé, la pluie est énorme. Elle nous confine dans les maisons, le paysage est noyé. La traversée du Brahmapoutre est dangereuse. Les gens ici disent que c'est pire que d'habitude. La télévision parle d'inondations dans tout le nord de l'Assam. Please, petite soeur attend le mois d'octobre. C'est la meilleure saison. La végétation sera exubérante après la pluie et les températures agréables. J'ai hâte de te voir, mais patience.”Par retour la réponse impérieuse tombe :—“Trop tard ! Ma décision est prise. Je pars jeudi prochain. Mon visa est arrivé au courrier ce matin. Je suis très excitée à l'idée de ce voyage, la vie nous sourit. Ne t'inquiète pas sister, ma bonne étoile me conduira à bon port jusqu'à toi. Quelques gouttes de pluie ne vont pas m'effrayer... Toi non plus je suis sûre.”

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Quelques mails plus tard, Nhoraa résignée mais inquiète donne rendez-vous à Prune à l'aéroport de Jhorat le samedi suivant, à seize heures.

Aéroport de Jhorat, Samedi 18 septembre 2010, quinze heures trente. L'avion en provenance de New-Dheli est annoncé avec quarante-cinq minutes de retard, en raison de perturbations atmosphériques. Nhoraa est dans un état de tension extrême. Elle est très ambivalente. Joie et anxiété se doublent d'un mauvais pressentiment. Elle déteste les gares et les aéroports, en fait elle déteste ce mélange de peur et d'impatience, de désir et d'appréhension qui constituent l'attente. La pluie a cessé complètement. L'air est poisseux dans le petit hangar qui sert de salle d'attente. Finalement l'avion se pose en bout de piste et arrive lentement en roulant devant l'aérogare. Les voyageurs sortent au compte-goutte. Le temps semble interminable. Nhoraa s'impatiente redoutant le voyage retour vers Majuli sur le fleuve grossi par les pluies de la mousson. Peu de touristes, des familles indiennes se retrouvent. Nhoraa commence à pester contre cette petite écervelée qui prend son temps, alors que l'heure avance et que le délai pour rejoindre le dernier bateau est compté.L'ultime voyageur a franchi le sas de sortie. C'est un homme, indien, avec peu de bagages. Nhoraa s'adresse à lui pour lui demander s'il est bien le dernier passager, s'il a remarqué une jeune fille européenne, blonde, aux cheveux bouclés ? “J'aurais remarqué ce genre de personne si elle avait été présente dans cet avion. Mais non. Je le regrette.” Stupeur, angoisse. Le personnel administratif de l'aéroport confirme qu'il n'y avait pas de passagère Française sur cette liaison. Le prochain vol n'aura lieu que mardi, ( quatre par semaine.)

“Sitôt trouvé une petite soeur. Sitôt perdue”

GLOSSAIRE :*satras - monastères hindous vishnouïtes.*longhi – pièce de tissu en coton que les hommes portent soit en turban, soit en pagne.*jhalo! Expression de courroux qui signifie “partez !”-”éloignez vous

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!”*bass! Signifie “ça suffit” - “arrêtez !”

DédaleSabine Garnier

Accroupie entre les buissons du bord de la falaise je ferme les yeux. Je suis seule et comme cela je ressens mieux l'air marin qui monte d'en bas. Il y a des grands arbres derrière moi et je sens parfois leurs odeurs de pin, de cyprès et aussi une autre qui me rappelle mon enfance et ces clous de girofle plantés dans des oranges que ma mère, ma soeur et moi confectionnions parfois : il y a de cela des décennies. Mais aujourd'hui encore je suis trop curieuse et les bruits des hommes venant du port me font bien vite ouvrir les yeux. En bas il y a le port, ce petit port de pêche tranquille et vivant dans cette crique bordée de collines. Les bateaux à quai débarquent leur cargaison et leurs touristes venus dont ne sait où, pour on ne sait quoi. Il ne me voient pas et ne me verront pas, c'est certain. Ce radieux paysage est aussi flou que net. Une jeune fille est sur le pont d'un bateau de croisière, elle doit avoir quatorze ans, quinze ans mais j'entends très bien quelques uns des mots portés par le vent qu'elle adresse à se famille: finir… lettre… rejoindre. Le vent de ce soir fait légèrement bouger son châle et à travers lui je peux lire sa lettre:

" Ma chère Christie, tu ne t'imagines pas comme c'est ici! Enfin si comme je te connais tu l'imagines certainement très bien, tout du moins pour ce qui est de l'amusement à se baigner, faire des parties de tennis, de cartes aussi, et puis descendre à des escales, comme ici ce soir : un petit port de pêche dont le nom te ferait bien rire mais je te laisse sur ta faim et te le dirai à la rentrée! Ps : j'espère que tu n'oublies pas notre petit secret de c.t.a... Et puis, dis moi que tu ne seras pas trop jalouse si je te dis que demain soir non seulement il va avoir un bal à bord mais qu'en plus il y en aura aussi les trois soirs suivants! Et tout cela, figure toi, pour fêter le bicentenaire de l'anniversaire de la victoire de, je ne sais plus son nom qu'on me pardonne, enfin d'un célèbre marin devenu pirate qui a grandement participé à l'indépendance des lieux. Alors donc puisque ce monsieur aimait fêter ses victoires nous nous devons de faire de même pour lui rendre hommage! Tu te rends compte, rendre hommage ainsi! Je pense que je vais finir ma vie dans ces îles moi! Et toi tu me rendras visite avec tes quatre enfants et les noms bizarres que tu comptes leur donner! Enfin je te rappelle que tu ne seras peut être pas toute seule à choisir les prénoms de ces quatre petits anges, alors chère amie il faut que tu te mettes vite en lien avec ce dieu Cupidon pour qu'il te cherche et te trouve un chevalier Lancelot avec qui partager tes fantaisies. Tu vas me dire que je suis encore trop sérieuse, que je pense trop à plus tard mais la bougonne et âgée personne qui est devant moi en ce moment, accoudée au bastingage pour le soleil couchant, n'arrête pas de répéter, tantôt à son chien tantôt à son mari, tu me diras que dans ce cas qui m'en rappelle un autre, chien ou mari il n'y a que très

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peu de différence, enfin cette bougonne répète à longueur de temps que la vie passe vite, et au fond je pense qu'elle n'a pas tort. Tu sais tu me trouveras changée à la rentrée car ici j'ai mûri et j'en viens à constater que même les personnes les plus exécrables pour nous peuvent nous apprendre des choses importantes. Et toi as-tu changé? L'oiseau a t-il fait sa mue?Alors ça y est nous ne sommes plus trois mais cinq sur le pont. Tu te demandes pourquoi je prends la peine de t'écrire cela? C'est parce que ceux qui nous ont rejoints sont un couple qui m'intrigue beaucoup : lui est d'un caractère terne et renfermé mais elle, elle est tout le contraire. Crois-moi, à chaque fois que le buffet du dessert est servi, elle crie vive le chef le chef est roi! Mon père a dit qu'il lui mettrait bien son poing dans la figure mais tu penses bien que jamais il ne le fera, lui qui sait si bien détourner le regard, feindre d'être très occupé ou concentré lorsqu'un évènement demande un peu de caractère. Enfin je me plains mais c'est quand même grâce à lui que je suis ici sur ce beau bateau à respirer cet air si agréable. Et puis cette attitude qu'il a devant nous et surtout devant maman, je suis de plus en plus certaine qu'il ne l'a pas ailleurs. Tu vois lorsque j'entends parler de ce qu'il fait dans son travail je me dis qu'il ne doit pas être tout le temps cet homme à l'allure peu sûre que je vois en ce moment à la terrasse d'un restaurant de la baie, assis à coté de ma soeur et de maman, tiens maman qui me regarde et me fait de grands signes qui signifient que je t'ai déjà écrit plus de temps que je ne devais! J'interromps donc cette lettre pour aller manger et te dis à plus tard sur le papier.Bonjour mon amie! Et oui je te dis bonjour car plus tard c'est en fait ce matin six août où je me suis réveillée dans les nuages certes mais de beaux nuages car hier il y avait ce bal et j'ai dansé! Oui j'ai dansé deux fois avec un jeune homme dont j'ai fait la connaissance dans les escaliers. Je revenais des toilettes mais je lui ai dit revenir de ma cabine, et oui j'étais telle que tu me connais, toujours autant gênée par les simples chose de la vie.Hier soir donc plus de guerre, plus de discussion sur la guerre et ainsi maintenant comme tu l'as compris je suis avec un garçon, il s'appelle David, il est charmant, il danse disons pas très bien comparé aux excellents danseurs qu'il y a à bord mais il est bon nageur et très intelligent. Je te jure, c'est vraiment un plaisir de discuter avec lui ! Hier soir sur le pont en compagnie de plusieurs jeunes gens nous avons joué à des jeux de mots et il a presque tout gagné, ce aussi grâce à ma présence je me dois de le dire. Enfin tu vois il semblerait que le lien qui nous unit soit prometteur. Et toi? Tu me diras, hein promis? Au fait figure toi que sa cousine habite près de chez nous la maison aux deux grands palmiers à gauche en descendant la rue de la Liberté, et elle a entendu parler de cet homme étrange qui dit avoir reçu de dieu le don de ralentir ou d'accélérer les ambulances selon leur destination! Oh, on a bien rigolé hier soir, vraiment qu'est-ce qu'on s'est marrés!J'ai pensé à toi hier tu sais car une jeune fille m'a appris une nouvelle façon d'arranger les cheveux et je te la montrerai puisque sur toi, je sais que ce sera vraiment chouette! Enfin que de futilité dirait ma mère! A-t'elle raison? L'avenir me le dira, dans quarante ans peut-être que je saurai si cent mille futilités vécues pleinement valent

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mieux qu'une vie de sobriété et d'ennui vécue au nom de dieu, au nom de ce que certains prétendent être dieu. Oui car tu sais, il y a deux jours, j'ai discuté avec une fille dont l'arrière grand-père était chinois! Mais là n'est pas le sujet malheureusement ; en fait elle voulait descendre à l'escale avec moi et dire à sa mère que nous ferions ensemble quelques boutiques du petit centre ville. Mais rien n'était vrai, ce qu'elle voulait en premier était d'acheter en cachette de sa mère des produits pour son père dont il ne peut se passer. C'est d'ailleurs pour cela qu'il lui donne beaucoup d'argent de poche, trois cents francs certains mois! Ma soeur, elle, pense que ce n'est pas un mal, que cette fille n'est pas responsable et se doit d'obéir mais moi je ne suis pas de son avis. Tu vois je ne sais que faire, que dire.Là, en ce moment derrière moi il y a des gens qui disent ne plus souhaiter rentrer au pays, que la situation ne sera bientôt plus possible pour eux. Laisse-moi rire, ils n'abandonneront jamais leur petit train-train quotidien! Oh là là comme j'aimerais ressembler plus tard à cette jeune femme qui est allongée dans un des transats, elle est si belle avec sa chevelure châtain et ses yeux d'un marron si profond. D'ailleurs il va falloir que je me fasse belle car avec ce beau temps les hommes sortent leurs appareils photo et je compte bien que l'on se souvienne de moi! Sinon je ne sais pas ce que c'est que cette agitation depuis quelques temps sur le quai. Je vais aller voir et te l'écrirai si c'est digne de ton intérêt. Donc encore une fois je te dis à plus tard! "

J'étais toujours accroupie au bord de la falaise mais le soleil s'était couché derrière l'horizon et dans son élan il avait tenté de cacher les étoiles par des nuages d'été. En bas la baie était illuminée de quelques lumières de restaurants où dînaient calmement les touristes. Le châle de la jeune fille était à mon cou. Alors je me levai, marchai devant les grands arbres, traversai le parc qu'ils bordaient pour arriver à la grande maison, ma maison. Je pensai que sans doute mes parents l'avaient louée pour l'été et que mon fiancé et moi y passions les vacances. Devant l'entrée j'essuyai soigneusement mes pieds sur le paillasson, fis quelques pas dans la maison puis je m'assis dans un salon. Là, une jeune dame que je ne connaissais pas m'appela par mon nom et me dit que l'on m'avait cherchée partout, mais moi, dans ce grand dédale qu'était devenue cette maison je ne reconnaissais plus rien.

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Le dernier round

Kamel Boumedienne

Salut frangin,

Il est rare que je t’écrive alors ne prête pas attention à la forme, je suis sorti de l’hôpital des fous. C’est censé te soigner et j’ai l’impression d’être encore plus ravagé qu’avant mon séjour dans cet asile psychiatrique. Non, je plaisante ! Au contraire ça m’a plutôt fait du bien, je me suis retrouvé et me sens beaucoup plus en paix avec moi-même. Un paquet de souvenirs m’est revenu comme mes premiers pas dans la boxe. C’était le vieux Tony qui tenait la salle, tu t’en souviens ? Un sacré mec, il te fumait deux paquets de clopes par jour ; t’imagines ! Il s’en grillait quarante et derrière il te faisait la morale sur la santé et tout le tralala… enfin, je lui dois une fière chandelle, il m’a appris à me servir de mes poings. Moi qui traînais tard dans les ruelles et aimais me perdre dans les sombres dédales de la ville, ça m’aura servi pas mal de fois, je me castagnais avec les mômes du quartier adverse pour des broutilles du genre un vélo voire même une chaîne ou un pneu crevé… tout était prétexte à la bataille, délires de gosses en somme. C’est toi qui m’avais emmené à la salle la première fois, j’avais treize ans ; tu voyais en moi un sacré potentiel. Tu pensais comme les parents qu’en gros il me fallait un bon coup de pied aux fesses pour que je prenne de l’élan. Du coup, j’ai testé ce sport et j’avoue que ça m’a mis une sacrée claque, figure-toi que l’on peut se foutre sur la gueule tout en beauté ! Je suis tombé amoureux ce jour-là de ce qu’on appelle le noble art. Il fallait trouver une combine pour me canaliser mais toute cette rage que j’avais en moi n’avait, à vrai dire, aucun lien avec ces films exotiques que je regardais et qui mettaient en scène des acteurs chinois en tenues extravagantes mais plutôt au fait que le train de la vie a démarré en m’abandonnant sur le quai, je devrais dire nous (excuse-moi)… les larmes aux yeux, tu cours derrière pour le rattraper mais il ne s’arrêtera pas et même pire c’est toi qui t’arrêteras quand le souffle te manquera, alors tu tomberas, relevé, hélas, par la main de la mort. Il en est ainsi pour certains, les dés sont pipés d’avance. Tu sais que j’étais heureux dans cette salle, quand je me faisais enguirlander, je savais que c’était pour mon bien contrairement à la maison où papa décuvait son alcool à coups de ceinture. Il y avait l’odeur du vestiaire, l’appréhension du ring, la dureté des coups, le bruit de la corde sur le parquet, l’effort perpétuel, le dépassement de soi et tout cela dans le respect. C’était une vraie école de vie. Plus tard, j’ai fait des choix et j’ai vendu mon âme au diable pour gravir les escaliers qui mènent au succès et je sais aujourd’hui à quel point je me suis fourvoyé. Je regrette toutes ces drogues que j’ai consommées, ces femmes que j’ai pu galocher, ces combats truqués auxquels j’ai participé. Je regrette quasiment tout et les seuls moments de bonheur qui me restent, paraissent comme des mirages lors de cette traversée du désert. Au fait, si je t’écris, c’est pour te dire pardon de t’avoir trahi. Je t’ai laissé tomber

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pour ce manager véreux qui m’a promis monts et merveilles, j’étais jeune et il me faisait miroiter tant d’argent et tout un appareil médiatique autour de ma personne. J’étais naïf et, malheureusement, nous savons comment ça s’est fini. Sache que j’ai décidé d’en finir, ne t’inquiète pas ça a été mûrement réfléchi, j’ai trente-trois ans et l’idée de renaître à cet âge-là ne me déplaît pas. J’espère que tu devines pourquoi, pas vraiment ? Le chiffre trois en boxe c’est la durée d’un round, je tire ma révérence, je raccroche les gants, je jette l’éponge et c’est moi qui vais faire tinter le gong. Je décide enfin de l’issue du combat, je ne me laisse plus dépasser par les événements, plus subir les coups et les assauts de la vie, c’est terminé car il s’agit du dernier round ! Je joue l’acteur, le spectateur et l’arbitre. Il y a deux mille ans, ils avaient mis en croix et fixé par des clous un quidam et on s’en souvient encore ! Le pied s’il en saura de même pour un bougre comme moi, une sorte de martyr. Rappelle-toi que j’ai toujours eu un égo surdimensionné. Je crois que j’ai tout dit ou presque. En tout cas, une chose est sûre c’est que la chenille devient papillon et j’ai toujours cru que la mort n’est qu’une mue vers quelque chose de plus beau, ne t’inquiète pas je ne compte pas me foutre en l’air mais tout simplement déserter les lieux. Quand je te parle de mort c’est symbolique car je suis celui à qui la vie a été rendue ou bien cet aveugle qui a recouvré la vue. Cesses de métaphores ! J’ai pris mon billet d’avion pour l’Australie, un aller simple. Je vais changer d’air et sympathiser avec les koalas et les kangourous. Je vais ouvrir un petit commerce, un projet de sandwicherie me trotte dans la tête depuis un moment. La bouffe et moi c’est une longue histoire, tu te souviens comme je devais souffrir avant chaque combat pour être au poids alors je prends ma revanche. Bon, je vais te laisser car j’ai un paquet de trucs à régler avant le départ. Ne t’inquiète pas je t’enverrai une carte dès mon arrivée. Prends bien soin des mômes, ne fais pas comme papa, mais je n’ai aucune crainte de ce côté-là. Au fait, si j’utilise le stylo c’est parce que je suis un lâche… on joue les hommes sur le ring mais dans la vie on se cache pour pleurer. Tu sais, je n’aurais jamais pu affronter ton regard, le comble pour un boxeur.

Bises.Ton frère qui t’aime.

PS : Récupère ma paire de gants et vends-la aux enchères, j’espère que t’en retireras au moins les trois cents dollars que je te dois (au pire rajoute le short).

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Sous le Tropique du CancerMichelle Jourdy

Cette année là, l'hiver avait été long, froid, humide. J'avais été souvent fatiguée, douloureuse... Ce devait être mon métier, exténuant à cause des conditions de travail. Le printemps pointait son nez avec ses arbres fleuris, ses premières journées ensoleillées, mais encore pas assez chaudes et j'avais du mal à retrouver de l'énergie.Et puis Fanny a débarqué un beau matin avec une proposition. Fanny était une collègue de travail, avec qui j'avais sympathisé. Elle était vive, m’entraînait souvent pour de petites et moyennes promenades. Elle avait quarante ans, moi, un peu plus, et elle possédait une forme du tonnerre. Elle vivait à trois-cents à l'heure: le travail … et les randos, treks, montagne, grands voyage ... Lorsque je partais avec elle pour de plus modestes balades, je la suivais les yeux fermés, en totale confiance. Ce jour-là donc, elle me proposait un séjour de 15 jours, dans le désert, en sud Libye, chez les Touaregs, sous le Tropique du Cancer. Je tombais assise, sidérée ! J'avais toujours rêvé d'aller dans le désert ; les reportages montrant ces contrées, ces peuples, des dromadaires, me fascinaient. D'un seul coup ma lassitude s'évaporait ; j'étais mue par une énergie inconnue ; j'entendais à peine Fanny qui me faisait l'article : « c'est un circuit en 4x4 avec des marches ponctuelles ; tu peux rester dans la voiture, si tu es trop fatiguée. C'est une traversée dans l'espace, dans le temps et plus encore ! Je suis sûre que tu peux le faire ! Tu reviendras ressourcée, suffisamment pour finir ton année de travail ! »« Viens donc Alice ! »Il restait une semaine pour s'inscrire auprès de l'agence qui organisait ce voyage. Bien sûr que c'était oui ! Mon mari ne pouvait se libérer mais il était très heureux pour moi.Je brisai ma tirelire. J'étais très excitée. Fanny m'aida dans le casse-tête chinois qu'était l'obtention des visas et autres formalités administratives.Une sœur, voyageuse et un peu poète, m'avait envoyé :

"Instructions pour une traversée"Il faut que tu prépares un peu cette traversée. Ce n'est pas un bateau, ni un train qui te transporte mais tes pieds. Alors prévois ce qu'il faut pour les soigner : bonnes chaussettes et chaussures, à la fois souples, enveloppantes et protectrices. Pour les laver, pas d'eau ou bien celle qui restera après avoir préparé le thé, s'être lavé les dents, nettoyé la vaisselle … Mais le sable lave très bien.Il te faut aussi protéger le "cap" ; il ne faudrait pas que ton cerveau bouillonne ! Un chapeau ou mieux encore, une bonne chèche fera l'affaire. Pour les vêtements, laisse tes jeans "slims"et justaucorps à la maison. Vois ample : ça doit couvrir et laisser passer l'air.Équipe-toi léger ! Pas de gros sac à dos ; l'œuvre de Proust ne peut te suivre dans ce périple.Et puis il te faut de l'eau, indispensable, la seule chose à posséder là-bas ! deviens chameau, bois peu, régulièrement. Couche-toi tôt, démarre tôt, trouve un acacia

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même maigrichon qui t'offrira un zeste d'ombre pour faire la pose de midi. Te voilà sous le tropique du cancer, bien équipée, mais toute cette traversée ne vaudra pas pipette, si tu n'as pas pris dans tes bagages, la rêverie. Alors monte sur une dune, assieds-toi, libère ton mental de ses carcans de touriste, et admire, médite, rêve … tu sais faire !Je t'accompagne en pensée.

Minouche

Fanny, plus pragmatique, m'avait dressé une liste à la Prévert :- piles – papier WC – et briquet- serviettes rafraîchissantes et crème solaire

- appareil photos, verre, et antibiotique large spectre- micro-pur, élastoplaste et bonnes chaussures- ...etc.

Munie de ces deux listes, je bouclai mes sacs et enfin ce fut le départ vers la première étape : l'aéroport de Lyon. Nos bagages enregistrés, nous nous précipitâmes, vers l'escalier roulant qui menait au quai d'embarquement où notre avion nous attendait.Installation, vers un hublot, mais il faisait nuit, on ne voyait rien, puis atterrissage à Djerba ; les " gazelles " étaient attendues par un guide local qui nous emmena en taxi, dans un hôtel. On aurait dit une forteresse. Une lune immense occupait l'horizon. Moi, je ne la connaissais qu'en petite galette ou croissant ; ici, elle paraissait dévorer le ciel, et moi avec ; j'étais comme aimantée par elle ; Fanny me tira la main, et par un dédale de couloirs on nous emmena à notre chambre où nous n'avions que trois heures pour nous reposer. La nuit fut courte mais effrayante ; j'eus du mal à m'endormir. Tout à coup, en se refermant, une lourde porte me propulse dans un ailleurs inconnu, étrange et angoissant. Mes repères vacillent ; où suis-je ? L'air est moite ; je suis dans une venelle sombre ; la lune va m'englober ; des ombres furtives apparaissent et disparaissent, j'étouffe, ne retrouve plus l'entrée de l'hôtel ; quelqu'un m'épie, me poursuit, me secoue ; je crie !« Alice que t 'arrive-t-il ? Calme-toi ! Tu as fait un cauchemar ! »Je reprends mes esprits, vais à la fenêtre. La lune est toujours là ; elle paraît douce, enveloppante, une lune comme je l'ai toujours aimée, mais immense. Une collation nous attend et nous faisons la connaissance du reste du groupe, arrivé la veille, de Paris. Maintenant c'est un minibus qui va nous faire traverser la Libye du nord au sud en deux jours. Trajet long, inconfortable, peu d'arrêts si ce n'est une halte dans un " hôtel " peu digne de ce nom : sale, bestioles ... je dors très peu ; pour l'instant, ce séjour n'est pas "le pays des merveilles" de mon homonyme. Le bus poursuit sa route, une longue piste monotone dans le désert, mais je sens que mes repères s'éloignent derrière moi. Je ne suis plus en terrain connu. Dans le bus, nous discutons, nous sommes dix avec l'accompagnatrice de l'agence ; je suis la seule novice ; tous les autres sont voyageurs et connaissent le désert. Ils sont un peu inquiets ; vais-je suivre ? A la frontière Tunisie - Libye, on nous a pris nos passeports. Je suis une sans

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papier, ballottée dans ce bus qui va vers l'inconnu, un fétu de paille dans cette immensité. En fin de matinée, nous arrivons ; quelques bâtisses et à l'écart un groupe de Touaregs, assis, palabrant, jouant avec des cailloux dans le sable. On nous installe sur des tapis, un peu à l'écart. Les Touaregs ne semblent pas s'occuper de nous. Et nous attendons ! Qu'attendons nous ? Certains s'allongent, sommeillent. Moi, je ne peux, trop fatiguée, trop excitée ! J'observe ! Le groupe, les Touaregs : l'un, Dodo, paraît être le chef, altier ; trois autres se dirigent vers les 4x4, arriment nos sacs ; le dernier, plus jeune, "fait le beau". Ils sont tous vêtus de boubous bleus et coiffés de turbans indigos (les chèches). Plus loin des habitations, des jeunes qui passent rapidement, en ricanant. Quelques dromadaires regroupés, fiers vaisseaux du désert ; et puis plus loin une espèce de porche, et derrière, le désert ! Une agitation me tire de ma rêverie. Il est 16 heures, la "caravane" se met en route. Ce sera ainsi chaque jour  ; arrêt entre 12 et 16 heures, sur une parcelle d'ombre ; repas, repos ! Il y a six 4x4 pour les passagers, la cuisine, le couchage, les bagages. Fanny, Gilbert, un autre Isérois, et moi-même allons partager le même véhicule et Ali, un homme calme, attentionné, "muet" sera notre chauffeur. Tout le monde est installé ; les chauffeurs font le tour de leur 4x4 … et des cris s'élèvent ! Une roue est à plat. Le jeune Touareg s'énerve, s'en prend à un autre, les poings serrés ; mais le chef est là, calme, d'une autorité incontestable. De son œil aiguisé, il observe, et montre : un vieux clou planté dans la gomme ! Le départ sera quand même donné ; le "fautif" réparera et nous rejoindra.Les véhicules démarrent, l'un après l'autre, franchissent "la porte du désert", dévalent la dune qui suit, puis la suivante, et encore, et encore ! Un terrain de jeux sublime !Je suis dans un ailleurs. J'ai franchi un miroir et tout est différent de l'autre côté ; je lâche prise et me laisse porter, emmener par cette caravane moderne. Je suis entrée dans les mille et une nuits ; je suis princesse et mon tapis survole une mer de sable avec ses vagues dunes aux arêtes harmonieuses.Dans un creux de vagues, le bivouac s'installe avec vue sur les grandes dunes de l'Erg Ubari. Chacun prend son matelas, son sac et s'installe, en groupe, en couple ou isolé. Ce sera ma première nuit à la belle étoile. Fanny m’entraîne sur la crête d'une dune : magnifique est peu dire ! Je suis statue, figée, devenant sable. Encore une fois, Fanny me réveille et nous dévalons les dunes. Tout schuss, comme l'on dit chez nous. Les grains de sable glissent les uns sur les autres, comme un flot de vie perpétuel. J'éclate de rire ! Ça ne m'était pas arrivé depuis longtemps.Nous rejoignons les autres autour du feu de camp ; des tapis servent de table ; on nous sert un ragoût délicieux, mais les français et les touaregs mangent séparément : les liens ne sont pas encore créés. Mon sommeil, cette nuit-là sera encore léger, anxieux ; Fanny dort déjà et moi je ne peux pas trouver le sommeil. Dans un demi songe, je vois arriver une armée de bestioles qui occupent la place ; un animal tourne autour de moi ; est-ce le renard du petit prince ? Je suis à la fois aux aguets, et calme ; je n'ose bouger.Au réveil, je m'aperçois que mon songe était bien réel ; je vois une multitude de traces autour de notre "table" et Dodo me montre celles d'un chacal. C'est plein de vie

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ici. Moi, je dors debout ; trop de nuits me manquent ! Au menu du matin, le fameux thé vert, des dattes, des biscuits et nous voilà repartis. Arrêt vers une oasis et je suis de nouveau Fanny sur une crête ! J'ai cru que ma dernière heure était arrivée ! Je n'en pouvais plus ! J'allais m'écrouler là, mourir d'épuisement et de soif, le grand film ! Dodo nous suivait discrètement. Je suivais Fanny et pas après pas, réussis à rejoindre le groupe, en bas, liquéfiée. J'étais à la fois désolée d'ennuyer les autres, d'être le centre des regards, et fière d'être allée jusqu'au bout, d'avoir trouvé en moi la force de l'élan vital.Le voyage prit alors un autre tournant ; j'étais au "pays des merveilles". Je marchais, suivais le rythme, m'extasiais. Mon sommeil devint profond, réparateur, empli de rêves magnifiques. Dans l'un d'eux, je parcourais le tropique du cancer, telle une grande passerelle survolant les dunes, les gueltas*, les pitons rocheux, les déserts de cailloux et lacs et oasis ; je cheminais du levant au couchant comme sur une Muraille de Chine, séparant et liant à la fois, les hommes et les lieux. Je rêvais, je rêvais ; comme c'était bon !La "caravane" était plus harmonieuse. Des liens se nouaient entre les Touaregs et nous. Mon alter ego était Dodo, l'ancien instituteur. Nous étions les plus âgés. Il parlait français. Je lui offris "le petit prince" de Saint-Exupéry. Il me donna en retour des pointes de flèches et des silex datant de temps immémoriaux.Le voyage se poursuivit ; le groupe était là, sécurisant ; mais il était toujours possible de s'isoler un peu, enfin presque : on n'échappait jamais à la surveillance de Dodo qui assurait sa responsabilité vis à vis de nous, mais toujours très discrètement.Chaque jour nous apportait son lot d'émerveillement. Sur le Messak Settafet, nous fûmes transposés dans des temps où éléphants, alligators, barbotaient là dans des marais ; des gravures rupestres en attestent ; et venues de temps plus loin encore, à l'intérieur de grottes, des peintures nous faisaient participer à des scènes de vies, de chasse, de guerre.Ou bien ce furent de grandioses paysages lunaires...Quel magnifique voyage ! On peut l'apprécier d'autant plus si on a libéré son esprit, si l'on peut donner libre cours à son imagination, si l'on a largué les amarres. Je les avais larguées ; je faisais partie de cette contrée, m'y sentais bien ; je crois que j'aurais pu y vivre, chichement mais pleinement.Mais le retour s'annonçait. Un soir, il n'y eut pas de bivouac, mais un passage des Touaregs à notre chauffeur de minibus, les Touaregs étaient alignés, nous, de même en face, et nous nous dîmes au revoir, en nous serrant les mains, avec beaucoup d'émotion. La prise de contact avait été difficile. Dodo m'offrit une croix d'Agadès. Nous montâmes dans le bus, en silence, le miroir se refermait. Je revenais de ce côté, encore dans le désert, mais plus dans la magie. Je crois que chacun à sa façon, dans son coin de bus, se "défaisait" de cette magie, s'extrayait de ce monde captivant, pour reprendre doucement pied dans "notre" monde. L'itinéraire du voyage était très bien fait pour ça.Nous reprîmes la piste vers le nord, jusqu'à la côte méditerranéenne. Nous pûmes de nouveau retraverser le temps en nous promenant dans les ruines de Leptis-Magna,

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ancienne cité romaine ; nuit à Tripoli, dans un grand hôtel, retour à la civilisation ! Promenade dans le Souk de Tripoli : je m'y serais perdue, sans Fanny. Plaisir de parcourir ce labyrinthe d'échoppes : plaisir de se perdre et peur à la fois. C'était un peu un sas entre le désert profond et notre France, exotisme et civilisation ; nous reprîmes l'avion à Djerba, par un beau soleil et atterrîmes dans le brouillard à Lyon. La parenthèse se refermait complètement.Je fus heureuse bien sûr de retrouver les miens, ma maison, mes objets, mes repères. Je repris avec plus d'entrain le chemin du travail. Mais quelque chose de moi était resté là-bas et quelque chose de là-bas m'avait suivie ici. Je n'étais plus tout à fait la même : plus posée, plus forte aussi ! Heureusement ...

Quelques semaines plus tard, un contrôle médical m'apprenait que j'allais avoir à faire une autre traversée qui allait requérir toute l'énergie puisée dans le désert et engrangée dans tout mon être.Un autre miroir à traverser ! qu'y aurait-il derrière ? Comme dans le désert, je connaîtrais l'angoisse, la peur, la vie, la mort, l'exaltation, le découragement, la zénitude. J'étais forte. J'étais prête.

*gueltas : mares, réservoirs d'eau taillés dans la roche. Elles sont temporaires ou permanentes ; celles-ci peuvent renfermer des poissons.

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Le passageRomain Edwige-Bouboune

Perdu dans mes pensées, je me promenais, sur les quais de l'Isère.Une douce pluie tombait depuis environ quarante minutes.Je levai enfin la tête. Je venais de passer l'intersection de la rue Hector Berlioz et du Quai Stéphane Jay.Un arc-en-ciel géant semblait rejoindre en face, le Quai de la Perrière.

Je m'arrêtai, hypnotisé. C'est alors que je ressentis une impression étrange.Quelqu'un m'appelait... Mais quand je tournai la tête... personne.Sur une affiche qui tenait par des clous, un homme, un magicien nous invitait à voir son spectacle. Il ressemblait à un Chinois, avec ses grands yeux en amandes, il avait dans ses bras un petit chien avec la peau toute plissée.

A gauche de l'affiche, des escaliers nous entrainaient, plus bas, vers un souterrain. Cela faisait plus de dix ans que j'habitais Grenoble, et je n'avais jamais remarqué ce passage secret.

Je décidai de l'emprunter.Je tenais la rampe... la lumière diminuait à mesure que je m'engouffrais.Tout-en-bas, il me fallut faire quelques pas dans l'obscurité... bientôt, je vis de nouveau... une marche, puis deux, un escalier me permit de retrouver le monde.Le soleil refaisait son apparition, la pluie avait cessé... les nuages avaient laissé place à un ciel azuréen.

Quand je fus sur la dernière marche... je m'aperçus que quelque chose n'allait pas. J'avais la tête qui tournait. Je manquais d'oxygène. Je fis trois pas et me laissai tomber sur un banc.Je sentis mes paupières très lourdes se fermer, après deux profondes inspirations, j'allais un peu mieux...Quand je rouvris les yeux... des passants armés de leur appareil photo allaient et venaient.Un flot ininterrompu de véhicules avait pris place dans le lit de l'Isère.Je finis par reconnaître le boulevard Beaumarchais...J'étais à Paris, à environ trois cents mètres de l'immeuble dans lequel j'avais vécu, jadis...

Comme par magie, je m'étais retrouvé dans la ville, où j'avais passé une très grande partie de mon enfance.Je savais que cela ne pouvait être possible que si je rêvais.Tout paraissait tellement réel !

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J'étais à présent assis sur un banc du jardin de la Place des Vosges, dans le nord du 4ème arrondissement, à la limite du 3ème, le quartier avait subi quelques changements, mais je reconnaissais très bien le lieu où étaient enfouis mes souvenirs de gamin.Je me sentais si bien dans ce rêve que je n'étais pas pressé de retrouver le banc grenoblois que j'avais quitté récemment.Un pigeon qui volait, passa près de moi, et me frôla.Je ne pus m'empêcher de tourner la tête pour voir où il allait.Il s'était posé sur l'épaule d'un homme, autour duquel une foule se tenait.Le pigeon ne cessait de tourner sur lui-même, en changeant systématiquement de sens.

A chaque tour, sa tête semblait rester immobile.Voulant en savoir plus, je me levai et marchai vers cet oiseau-toupie.

Je m'approchai encore, c'est alors que je le reconnus... il se tenait debout, très droit, les deux bras tendus devant lui, les poings fermés : c'était le magicien.

Il remercia six personnes qui s'étaient portées volontaires à un de ses tours, et la foule applaudit.Il scruta ensuite l'horizon, comme s'il cherchait à découvrir une terre sur laquelle il allait pouvoir accoster avec son équipage.Quand il croisa mon regard, il me fit signe d'approcher.Je n'avais rien à perdre, je savais que dans ce rêve, tout pouvait être expérimenté.Il proposa également à un couple de se joindre à nous.—“Mesdames, Messieurs, je vais tenter de deviner ce que pensent ces trois personnes.”Il se tourna et nous demanda de nous concentrer sur quelque chose de précis, sans rien dire.”

Il prit trois feuilles de papier sur lesquelles il griffonna.Puis il nous en remit une à chacun, en nous disant de lire à voix haute ce qui était noté.

Le premier papier fut déplié. On entendit :-—“Vous pensez au mariage... c'est vrai !”. La foule applaudit.Le deuxième message fut dévoilé à son tour.—“Vous pensez à une naissance... c'est exact !”. La foule, dans son élan n'avait cessé d'applaudir.Je découvris le troisième papier sur lequel était écrit :

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—“Vous pensez à la mort…” J'eus un moment d'hésitation... J'entendis des gens me demander : “Vrai ou faux ?”Je répondis : “C'est vrai” et la foule reprit ses applaudissement de plus belle.

J'entendais la foule et je ne pouvais détacher mon regard de la feuille que je tenais...Je ne comprenais pas comment cet homme avait fait et, me demandais pourquoi je m'étais mis à penser à la mort.Je me souvins que mon père, ainsi qu'une amie de la famille nous avaient quittés, non sans avoir lutté contre ce redoutable fléau qu'est le cancer.

Tandis que je redressais la tête, je vis le petit chien me sourire, puis le magicien.Il fit quelques pas vers moi, avant de dire :—“S'il vous plait, cela vous dérangerait-il de me suivre ? ”—“Non...” répondis-je Quand nous nous fûmes trouvés à l'écart, il continua: — “Voilà, je sais que tout cela doit vous paraître étrange... Je vais vous mettre sur la voie.” Je le regardais avec des yeux ronds.—“Je suis là pour vous aider à penser à la mort de façon différente.”—“ Comment savez-vous comment je la vois? ” répliquai-je.—“Je le sais.Mais ce n'est pas le plus important” dit-il en sortant une large page de la poche intérieure de sa veste noire.

Il me la tendit et rajouta: —“Asseyez-vous, s'il vous plait. Concentrez-vous sur ce qui vous dérange quand on vous parle de la mort. Notez tout ce qui vous passe par la tête, puis faites-moi lire.”J'étais curieux, je me mis à écrire:

La Mort, Elle me fait peur, ou plutôt m'a toujours intriguée.J'ai peur de ne plus pouvoir...Faire avec les proches, les amis.

Peur de ne plus avoir...La possibilité De me faire Plaisir,De jouir de la Vie.

Peur de ne plus avoir toutes ces choses.Peur de me faire dévorer (par les vers)

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Peur de l'inconnu...Y'a quoi après ? Le néant ?Peur de ne pas savoir...Ce qu'il y a derrière..Le rideau !

Peur de me voir mourir dans la douleur.

La Mort :Un mot créé par les vivants pour dire Que ceux qui partent n'ont plus de liens.

Un mot tabou qui englobe, qui absorbe,Comme un trou noir.Un mot qu'il n'est pas permis de prononcer, sans sentir aussitôt,Un regard accusateur.

Je m'étais tellement investi dans cet exercice de concentration, que je me sentis d'abord vanné. Je relus rapidement ma copie que je finis par remettre à ce maître de la magie.

—“ Merci”, me dit-il —“La première étape pour ne plus avoir aussi peur, c'est d'abord de prendre réellement conscience de ce qui nous inquiète.Pour la mort, c'est la même chose. Il faut pouvoir l'affronter le plus sereinement possible. Elle arrivera de toutes manières. Le problème avec elle, c'est qu'on ne sait pas quand. Pourquoi sommes nous nés ? Pour vivre et pour nous préparer à cette issue obligatoire. Ce n'est qu'après avoir médité sur cette réalité que nous pouvons changer notre approche.”

Plus je l'écoutais plus je sentais mes peurs s'éloigner.J'avais l'impression de me familiariser avec ce nouveau monde où les mots, les définitions n'étaient plus les mêmes, où le temps ne s'écoulait plus de la même façon.

—“Vous savez, reprit-il. Une façon de comprendre un peu mieux... est de prendre le temps, chaque jour de se concentrer pour apprivoiser nos peurs.Nous ne prenons plus le temps. C'est la course, toujours la course. Jusqu'au jour où nous arrivons, malheureusement, démunis devant nos angoisses sans possibilité de fuir.

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—“Il me faut encore vous poser une question, avant de vous quitter .” reprit-il.—“ Je vous en prie.”—“Vous souvenez-vous de ce que vous faisiez, juste avant de venir dans ce jardin ? ”—“Je marchais dans la rue de Béarn qui donne sur cette place.”—“Non, pas exactement.” Je n'arrivais plus à me retrouver dans ce dédale, comme si des années s'étaient écoulées depuis mon arrivée.”

—“Je vais vous aider …Imaginez que vous tenez un livre entre les mains,vous êtes concentré sur les dernières lignes ...Faites en sorte de porter votre regard quelques lignes plus haut, puis une page avant, vous y êtes ? ”—“Oui !”—“Que voyez-vous ? ”—“Je suis assis sur un banc, près d'une bouche de métro.”—“ Oui! C'est bien. Maintenant, remontez encore.”J'étais très calme, je commençais à me plaire, ici, dans ce monde magique où toutes mes peurs disparaissaient.

Les prochaines paroles du sage agirent sur moi tel un catalyseur :

—“ Vous croyez être en train de rêver...n'est-ce pas ?Eh bien, vous n'y êtes pas! Votre pensée est ici, pendant que votre corps est ailleurs. Il faut que vous sachiez où vous vous trouvez. Ce lieu est connu de toutes les personnes qui sont dans le coma, certains diraient que nous nous situons à la frontière de la vie et de la mort…Je m'aperçois que vous n'avez pas peur de mes paroles; c'est pourtant ce qui est difficile à imaginer pour les vivants!Qu'est-ce que l'Homme ? Un être doté d'un esprit ?Notre pensée peut-elle exister au delà de notre corps ?

C'est la question que se posait Laure, une petite fille, lorsqu'elle demanda à ses parents comment cela se serait passé si elle était née un an plus tôt?

Tous les parents s'émerveillent de voir leurs enfants s'intéresser au monde et aux mystères de la vie...Alors il répondirent : “Logiquement, tu ne serais pas, et nous n'aurions pas cette discussion avec toi !”Laure ne s'attendait pas à cela... peut-être que pour elle, cela impliquait qu'elle serait plus âgée d'une année, que ses parents lui permettraient de faire d'avantage de choses...

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Il y a là, deux écoles : Celle qui pense que l'esprit s'arrête avec le corps et celle qui pense qu'il n'en a pas besoin pour être.—“Alors vous ne vous souvenez vraiment plus ? ” reprit le magicien.—“ Eh bien, je me revois en train de descendre des escaliers... avant cela je marchais sur les quais de l'Isère ...”

—“ Non, encore avant !”—“ Avant ?! C'est flou... Je... je... conduisais !”—“ Exactement! Vous conduisiez et vous vous êtes assoupi. Pour le moment, votre

voiture est encore sur la chaussée, vous êtes sur une ligne droite... mais ...”—“ Mais quoi!? ”—“ En fait, il y a plusieurs options qui s'offrent à vous. Soit vous restez encore ici...et vous ne connaitrez plus jamais le monde tel que vous

l'appréhendiez.Soit vous retrouvez votre voiture... et vous ...—“ Et vous… quoi?”—“ Il y a deux issues :La première : vous reprenez le contrôle de votre véhicule.La deuxième : vous vous déportez sur la file d'en face et percutez un camion.”—“ Et je... je meurs ?!”—“Non,p as forcément...ce n'est pas aussi simple... rien n'est vraiment figé...

Rappelez-vous la question de Laure ! ”

Je n'eus pas le temps d'examiner en détails tout ce qui venait d'être dit.Le magicien me fit un signe de la main, et il disparut. Toutes les pensées que j'avais au sujet de la mort se bousculèrent et jaillirent d'un coup…

Il ne me resta bientôt plus qu'une seule pensée:Je voulais avoir le temps de dire au revoir à mes proches.

Aussitôt, mon âme entra en résonance, comme mue par une soudaine envie de vivre. Un Klaxon se fit entendre....c'est alors que j'ouvris les yeux. Des appels de phares d'un imposant véhicule me firent donner un coup de volant. Ma voiture alla se flanquer contre la rambarde sur la droite.Je me retrouvai sur le côté de la chaussée, je coupai le moteur.Les jambes tremblantes, je sortis sans blessures, fis quelques pas et m'assis sur le pare-choc arrière de ma voiture.Un peu plus loin, un camion venait de s'arrêter, un homme me faisait des signes, et levait la main droite, le pouce tourné vers le ciel, comme pour me demander si tout allait bien.

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Je hochai la tête .Il repartit, emmenant son véhicule. Je le regardai s'éloigner jusqu'à ce que les feux rouges à l'arrière s'évanouissent.Je sortis alors un stylo et une feuille de ma poche intérieure.Je fermai les paupières pendant dix longues secondes, puis me mis à écrire, écrire et écrire encore...Et en bas de la page, en lettres capitales, je finis par ces mots qui ne devaient plus jamais quitter mon esprit :

' AVANT DE MOURIR, NE PAS OUBLIER DE DIRE AU REVOIR !'

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Elle de tout cela elle ne savait rien.Jo Piapognan

TraverséeElle, de tout cela, elle ne savait rien, ou si peu. Ses racines la donnaient fille de la campagne, née à la campagne, oui mais voilà, élevée à la ville, très tôt, pour tout dire dès la petite enfance, à l’âge où l’on commence à trotter. Si bien que les années durant et passant, elle n’avait eu qu’une vague idée de la réalité du monde de ses origines. Bien que le père fut un taiseux sur le sujet, les occasions n’avaient certes pas manqué, la première : la famille habitait une coquette maison avec jardin en bordure des quais, minuscule touche verte posée comme un confetti dans l’immense dédale bétonné. Elle avait ainsi connu, grâce à ces quelques arpents, l’odeur des aubes et des crépuscules, celle de la terre crue et mouillée, des herbes printanières, et celle des fleurs de miel. Elle avait découvert puis tout oublié. Et pas même, par la suite, voyagé.

Un jour pourtant, par l’un des curieux hasards de l’existence, elle fit la connaissance d’hommes et de femmes, solides, à l’amitié généreuse, qui venaient de là-haut, du plateau. Ils lui parlèrent de ce pays avec le plaisir dans les yeux et la retenue dans la voix. Il lui sembla toutefois que c’était quasiment le bout du monde. Quarante, soixante, soixante-dix kilomètres, combien au juste ? Une forêt à traverser, des sangliers peut-être, la plaine tout du long, des sommets partout… Aussi lorsqu’il l’invitèrent à la fête aux grains, un dimanche de juin, elle se sentit saisie d’un vague élan, d’une curiosité mitigée, qui se transforma au fil des jours en une impérieuse nécessité, voir, parcourir, découvrir, faire resurgir. Elle qui avait cessé de conduire depuis des années, elle allait prendre la route et voyager jusqu’à eux.

Il lui avait fallu tout d’abord emprunter la route à flanc de côte, rectiligne trouée dans les denses frondaisons, vivement montante, invraisemblable glissade dans l’autre sens, et atteindre par une étroite gorge l’entrée du lieu, ressaut planté là, petit clou rocheux faisant office de borne. Puis le miracle. Un semis de lacs enchâssés les uns derrière les autres, la plaine longue et crénelée, le mont mythique majestueux, trois cents sommets, torrents impétueux, sentiers traversiers, ravines magistrales et cheminées de fée, prairies ondoyant d’un bord à l’autre des vallées, défilés portant ravages, bosquets pointillistes, et clochers tapant encore l’angélus. A l’autre bout, tout au loin, tout au fond, le village niché sous le talus et sa halle aux grains.

A midi, il y avait repas sur la place. De blancs chapiteaux en forme de chapeaux chinois avaient été déployés en cercle jusqu’au parvis de la petite église. Un orchestre juché sur une charrette, ou plutôt un char avait-on légèrement corrigé, était occupé,

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paisible, le sourire au coin d’une lèvre, à dresser la scène pour le bal de l’après-midi. On avait laissé l’accordéon sommeiller distraitement derrière les tonneaux. Tout bruissait de vie, d’éclats de rire, de voix, de saluts lancés comme des javelots et de verres entrechoqués pour ta santé.

Les premiers accords de guitare plaqués, sur l’invitation de l’un des nouveaux compagnons, elle s’était levée pour danser. Trois boutons d’or et une pâquerette tressés en un lien sur une tige de blé entourait son poignet. Dans la brise estivale, à peine mâtinée de fraîcheur et traversée par des milliers d’aigrettes de pissenlits, virevolter sur une valse italienne, le vent dans les cheveux, lui avait procuré une émotion inconnue, quasi proche de la félicité. Ne t’emballe pas, avait-on tempéré, la griserie, le vent sous les jupons, tout ça c’est connu. Tiens, Manon des Sources par exemple, elle dansait au milieu de la garrigue dans le plus simple appareil, et d’autres encore bien avant elle, alors... Ah bon ! Tutoyer la vérité, réaliser sa mue, ne pas s’emballer…

Puis les hommes avaient entamé le rigodon, poing sur la hanche, main dépliée vers le ciel comme aile de mésange, harmonieux, tranquilles, conscients d’être beaux. Le soir tombant, sous des nuages effilochés, on avait entrepris le démontage des chapiteaux. Demain, pour sûr, on pourrait gravir Combe Oursière, et le col de l’Aupet dans la foulée. On remonterait le canyon des Etroits, et on parcourrait à bicyclette le chemin buissonnier, GR tout de même, qui relie la bergerie de la Chastre au Gros Charol. On s’interrogerait sur ce calcaire à silex si particulier qui donne sa forme vérolée au Grand Mont. On ferait le détour, en rentrant, par la ferme des Bourlins pour la partie de cartes, dans le respect des règles locales du jeu. On ferait tant, et tout, et plus.

Assise sur l’escalier menant au jardinet, l’ordinateur sur ses genoux, le clavier à peine éclairé par la lumière ténue du lampadaire accroché au-dessus du four banal, tandis que le ciel, moment magique, virait du turquoise à l’outremer, elle avait consigné le récit de cette journée, et décidé, tiens pourquoi pas, d’en faire le sujet d’une nouvelle. Et à Justin tout près d’elle qui décomptait les chauve-souris, noirs papillons de nuit comme recouverts de suie, elle avait murmuré : « Dis donc, Justin, il n’y aurait pas une petite maison à vendre dans le coin ? ».

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TraverséeTable des matières

1er Prix : La traversée Frédéric CARLE2eme prix : Tendre la corde du frisson Françoise STEFANINI3eme prix : Aller simple J.B. MAUGIRON

Pages :

15 Train de nuit Pierrette TOURNIER18 Mon meilleur souvenir Martine JOSSERAND21 Métamorphose Nadine VARREAU24 Un rêve de liberté Suzon CHARBONNIER29 Tchang Victor QUEMENEUR33 Larcins et sentiments Marie-Noëlle TEPPE 37 La traversée ( C'est un souvenir très tenace…) Corinne GRIGNOU39 La traversée ( Le lieu est très étrange…) Marianne CHEBASSIER42 Devenir soi … Charles TORDJMAN46 La flexitarienne et l'épicurien Patrice FORT 49 Sable et sablés Didier DE GUYON 52 Elle traversa la Durance Danielle TINCHANT57 Le pont du diable Nicole NICOLAS60 Vol S.A. Pour Windhoek Danielle PONTIER64 Roses blanches Simone GUIGNIER67 On dit que… Françoise MARIÉ70 Émilie aux deux visages Janine BADIN75 Nostalgie Bernard MOLLET76 Andromaque Amandine DIDIER78 Ho Shing Tchang et les quarante cercueils Françoise BARD82 Traversée ( Petite mère…) Martine POLLY85 Un vieux clou dans le désert David TASSIER86 Le rivage d'en face Chantal GROS89 La traversée des sentiments Claudine VEILLARD94 De l'autre côté Marie-Thérèse KORBAA98 Dédale Sabine GARNIER101 Le dernier round Kamel BOUMEDIENNE103 Sous le tropique du cancer Michelle JOURDY109 Le passage Roman EDWIGE-BOUBOUNE116 Elle de tout cela elle ne savait rien Jo PIAPOGNAN

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