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Compétitivité et fuites de carbone dans le cadre de politiques climatiques unilatérales Guy Meunier, Stéphanie Monjon et Jean-Pierre Ponssard Introduction Les États mettent en place de nombreuses politiques unilatérales qui ont un impact direct et indirect sur la compétitivité des entreprises ; en quoi la politique climatique nécessite-t-elle un traitement particulier ? L’enjeu du problème est en fait double : (i) il est concentré sur quelques secteurs sur lesquels l’impact est potentiellement massif, d’où une forte capacité de mobilisation politique de la part des acteurs concernés, (ii) il se traduit par des fuites de carbone qui sont susceptibles de réduire fortement les résultats attendus des politiques clima- tiques. Une politique climatique unilatérale va en effet pénaliser les coûts de production du secteur réglementé au détriment des secteurs non réglementés. Par exemple, la mise en place de l’EU-ETS concerne les émissions industrielles de GES issues de sec- teurs bien identifiés pour des établissements d’une certaine taille. Les établissements non concernés, qu’ils soient en Europe ou à l’étranger, ne seront pas affectés. La baisse de compétitivité relative des établissements réglementés peut se traduire par des pertes de profits, de parts de marché, d’emplois et d’investissements pour ces établissements, et par des gains parallèles pour les établissements non réglementés. On conçoit facilement que plus un secteur est intensif en carbone et plus il est en concurrence avec des secteurs non réglementés, plus il sera exposé au risque de compétitivité. Or, a priori, il n’existe que quelques secteurs répondant à ces critères : acier, aluminium, ciment, certains sous-secteurs de la chimie lourde, pâte à papier, raffinage. A contrario, la production d’électricité à partir d’énergies fossiles n’est pas exposée car elle n’est pas soumise à la concurrence internationale, les entreprises de ce secteur pourront donc plus facilement transférer le coût du carbone dans le prix de vente de l’électricité. Ceci explique la présence de l’aluminium parmi les secteurs exposés. Si ce secteur émet peu de GES il consomme beaucoup d’électricité. Selon le mode de production de l’électricité consommée certaines unités de production d’aluminium peuvent donc subir un risque de compétitivité. Les secteurs « exposés » au risque de compétitivité sont susceptibles de devenir des opposants farouches au

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Compétitivité et fuitesde carbone dans le cadrede politiques climatiquesunilatérales

Guy Meunier, Stéphanie Monjon et Jean-Pierre Ponssard

Introduction

Les États mettent en place de nombreuses politiques unilatérales qui ont un impact direct et indirect sur la compétitivité des entreprises ; en quoi la politique climatique nécessite-t-elle un traitement particulier ?

L’enjeu du problème est en fait double : (i) il est concentré sur quelques secteurs sur lesquels l’impact est potentiellement massif, d’où une forte capacité de mobilisation politique de la part des acteurs concernés, (ii) il se traduit par des fuites de carbone qui sont susceptibles de réduire fortement les résultats attendus des politiques clima-tiques.

Une politique climatique unilatérale va en effet pénaliser les coûts de production du secteur réglementé au détriment des secteurs non réglementés. Par exemple, la mise en place de l’EU-ETS concerne les émissions industrielles de GES issues de sec-teurs bien identifiés pour des établissements d’une certaine taille. Les établissements non concernés, qu’ils soient en Europe ou à l’étranger, ne seront pas affectés.

La baisse de compétitivité relative des établissements réglementés peut se traduire par des pertes de profits, de parts de marché, d’emplois et d’investissements pour ces établissements, et par des gains parallèles pour les établissements non réglementés. On conçoit facilement que plus un secteur est intensif en carbone et plus il est en concurrence avec des secteurs non réglementés, plus il sera exposé au risque de compétitivité. Or, a priori, il n’existe que quelques secteurs répondant à ces critères : acier, aluminium, ciment, certains sous-secteurs de la chimie lourde, pâte à papier, raffinage. A contrario, la production d’électricité à partir d’énergies fossiles n’est pas exposée car elle n’est pas soumise à la concurrence internationale, les entreprises de ce secteur pourront donc plus facilement transférer le coût du carbone dans le prix de vente de l’électricité. Ceci explique la présence de l’aluminium parmi les secteurs exposés. Si ce secteur émet peu de GES il consomme beaucoup d’électricité. Selon le mode de production de l’électricité consommée certaines unités de production d’aluminium peuvent donc subir un risque de compétitivité. Les secteurs « exposés » au risque de compétitivité sont susceptibles de devenir des opposants farouches au

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déploiement des politiques climatiques, à moins de mettre en œuvre des compensa-tions adéquates.

Du point de vue de la politique climatique, l’impact sur la compétitivité n’est pas l’essentiel et doit être relativisé par le bilan global en termes de bien-être. Mais à cet égard, l’impact sur la compétitivité a un effet secondaire qui peut remettre en cause l’objectif même de réduction des émissions, ce qui constitue un risque bien plus im-portant. En effet, le bilan net en termes de réduction des émissions doit non seulement intégrer la baisse des émissions des établissements réglementés mais aussi l’augmen-tation des émissions des établissements non réglementés. D’où cette notion de « fuites de carbone ». Pour mesurer ces fuites il faut aussi tenir compte du bouclage macro-économique associé à l’influence de l’évolution des prix relatifs dans l’ensemble de l’économie. Par exemple, la baisse de la demande de combustibles fossiles de la part des électriciens réglementés génère une baisse des prix de ces inputs, baisse qui va se diffuser dans l’ensemble de l’économie. Les décisions d’investissement vont s’orienter vers des équipements intensifs énergie fossile, ce qui va entrainer une consommation accrue de matières fossiles et donc des émissions. Alors que le secteur électrique n’est pas directement exposé à un risque de compétitivité, sa réglementation génère des fuites indirectes de carbone.

Pour les économistes la notion de fuites de carbone englobe le risque de compétiti-vité. L’enjeu sur les secteurs exposés n’est que l’un des facteurs générateurs de ces fuites. Plusieurs questions se posent. Quel est le poids des secteurs exposés dans le phéno-mène global de fuites de carbone ? Comment formaliser le lien entre perte de compé-titivité et fuites de carbone ? Quelle forme indirecte va prendre le bouclage macroéco-nomique pour générer des phénomènes de fuites via les changements de prix relatifs ? Quelles politiques correctrices peut-on envisager et comment tester leur efficacité ?

Ce chapitre fait le point sur ces questions. La section 1 précise la notion de sec-teurs exposés, notamment en revenant sur l’approche retenue par la Commission Européenne. La section 2 présente la logique des modèles sectoriels, les indicateurs permettant de formaliser le risque de compétitivité et les fuites de carbone dans ces modèles, et introduit les principales mesures correctrices envisagées. La section 4 présente une revue critique des travaux sur la question à partir soit de modèles d’équi-libre général (permettant de mesurer les effets directs et indirects des politiques), soit à partir des modèles sectoriels (mesurant seul l’effet direct). On verra que les juge-ments concordent pour dire que si l’impact sectoriel peut être élevé, l’impact global sur l’économie est sans doute faible. Cette conclusion conforte l’idée selon laquelle on devrait pouvoir avancer vers des politiques climatiques unilatérales faiblement coordonnées si on était capable de trouver les moyens de désamorcer la « capacité de nuisance politique » des secteurs exposés

1. Comment les secteurs exposés sont-ils identifiés ?

Trois approches seront présentées : une première approche fondée uniquement sur l’identification des industries les plus émettrices de GES et sur la plus ou moins forte exposition à la compétition internationale de ces industries, une approche qui

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traduit cette vision en définissant des critères précis, ce sera l’approche retenue par la Commission Européenne, enfin une vision qui relativise cet enjeu d’un point de vue macroéconomique.

Commençons donc par situer les ordres de grandeur des différentes sources d’émissions de GES. Une étude du World Resources Institute1 publiée en 2005 donnait les éléments synthétiques suivants pour l’année 2000 (voir graphique 1) : les secteurs les plus émetteurs au niveau mondial étaient l’électricité et la chaleur (24,6 % des émis-sions mondiales), l’industrie (21,1 %), le changement d’utilisation des terres et la fores-terie (18,2 %), les transports (13,5 %) et l’agriculture (13,5 %). Au niveau des émissions industrielles (hors secteur de production d’énergie) la décomposition entre secteurs reproduite dans ce même graphique met en évidence le poids de la chimie, du ciment et de l’acier. Comme ces trois secteurs sont largement globalisés on peut certainement dire qu’ils seront potentiellement affectés par des politiques climatiques unilatérales. Et on peut ajouter le secteur de l’aluminium pour les raisons exposées plus haut.

Graphique 1 : décomposition des GES en 2000

Figure 13.1. GHGs from Industry

Industry 21%

Rest of GlobalGHGs 79%

Paper, Pulp& printing 5%

Chemical &Petrochemicals 23%

Fossil Fuel Combustion(CO2) 49%

Process Emissions(CO2) 10%

High-GWP Gases 6%

Electricity &Heat (CO2) 35%

Iron & Steel 15%

Machinery 5%

Non-FerrousMetals 7%

Cement 18%

Other Industry 24%

Food & Tobacco 5%

A. Subsector B. Type

Sources & Notes: CAIT, IEA, 2004a, Hendriks, 1999. See the appendix 2.A for sources and appendix 2.B for sector definition.Absolute emissions in this sector, estimated here for 2000, are 8,856 MtCO2.

Cette vision sommaire a été complétée par une démarche systématique. Voyons quelle a été l’approche retenue par la Commission Européenne pour définir les sec-teurs exposés en vue de la mise en œuvre de la troisième phase de l’EU-ETS, 2013-2020.

Au cours des deux premières phases (2005-2008 et 2009-2012) le problème de la compétitivité ne s’était pas directement posé du fait l’ampleur des allocations gratuites accordées à toutes les entreprises. Mais ce système d’attribution des allocations, in-troduit pour faciliter la mise en place de l’EU-ETS, n’était pas fait pour durer et, dans l’esprit de la Commission, un système d’attribution par enchères devait progressive-ment devenir la règle.

1. Baumert et al., 2005.

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Pour la phase 3, l’idée générale retenue par la Commission est de classer les 256 secteurs industriels en trois groupes : production d’énergie, secteurs exposés, secteurs non exposés avec les règles suivantes pour l’attribution des allocations gratuites :

– Aucune allocation gratuite pour le secteur de la production d’énergie ;– 100 % d’allocations gratuites pour les secteurs exposés, à partir d’un benchmark

décroissant au rythme de 1,64 % par an entre 2013 et 2020 ;– 80 % d’allocations gratuites pour les secteurs non exposés, à partir d’un bench-

mark décroissant linéairement jusqu’à 30 % en 2020.

L’enjeu associé à être reconnu comme exposé est financièrement très important.

Dans l’article 10a de la directive révisée (2003/87/EC)2 la Commission retient deux critères pour définir les secteurs exposés :

– value at stake, ou intensité carbone, définie comme le ratio entre le coût addi-tionnel direct et indirect pour le secteur, suite à la mise en place d’un coût du carbone de 30 €/t, ramené à la valeur ajoutée globale (ventes-coût des opéra-tions, main d’œuvre incluse)

– trade intensity, ou risque commercial international, définie pour le secteur comme le ratio entre imports plus exports et la valeur totale du marché dans l’UE.

A partir de ces deux critères la Commission a choisi de définir un secteur expo-sé soit à partir d’une valeur supérieure à un certain seuil sur l’un des deux critères, soit à partir de valeurs simultanément plus élevées sur les deux critères, mais par rapport à des seuils plus faibles. Le tableau 1 donne les seuils retenus pour chaque cas considéré et le nombre de secteurs exposés obtenus en appliquant cette méthode.

Tableau 1 : les critères de sélection des secteurs exposés par le Commission Euro-péenne

Combinaison des critères A B C

Value at stake 30% 5%

Trade intensity 30% 10%

Nbre secteurs concernés sur 256 117 2 27

Sur 256 secteurs, 147 sont donc identifiés comme exposés. En fait, après réexamen des cas limites, la Commission propose de retenir 156 secteurs comme exposés, soit environ 75 % des émissions totales hors émissions du secteur production d’énergie.3

Partie d’une liste a priori limitée à une demi-douzaine de secteurs la Commission a finalement abouti à une liste regroupant les trois quarts des émissions industrielles. C’est dire le pouvoir de lobbying de l’industrie dans la formulation des politiques climatiques !

2. http://register.consilium.europa.eu/pdf/en/08/st03/st03737.en08.pdf

3. http://ec.europa.eu/environment/climat/emission/carbon_en.htm

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A l’autre extrémité, il est intéressant de voir comment la question est appréhendée d’un point de vue purement macro-économique. On peut partir du graphique 2 issu d’une étude menée par Climate Strategies en 20074. Source graphique, l’ordonnée représente le critère value at stake (décomposée en impact direct et indirect) tandis que l’abscisse représente la part du secteur dans le produit intérieur brut du pays, en l’occurrence pour le Royaume Uni. Les secteurs sont rangés en ordre décroissant par rapport à la value at stake. On retrouve sans surprise la chaux et le ciment en haut de la liste pour la value at stake, suivis de l’acier, de la chimie et de l’aluminium. Le point important du graphique porte sur la très faible part consolidée de ces secteurs dans le PNB, de l’ordre de 0.7 %. Ces auteurs, et d’autres, en concluent que la délocalisa-tion éventuelle des secteurs exposés vers des havres de pollution (pollution heavens) ne mettrait pas en danger l’économie d’un pays adoptant une politique climatique unilatérale sachant que cette délocalisation est de toute façon inscrite dans la théorie des avantages comparatifs entre pays industrialisés et pays émergents. Cette vue des choses ne tient pas compte de l’ampleur des fuites de carbone, directes ou indirectes, fuites qui peuvent être importantes, indépendamment de la faible part dans le PNB des secteurs soi-disant exposés.

Graphique 2 : La vision macroéconomique des secteurs exposés

Allocation dependent (direct) CO2 costs / GVAElectricity (indirect) CO2 costs / GVA

Lime

Fertilisers & Nitrogen

Other inorganicbasic chemicals

Coke oven

Household paper

Copper

Veneer sheetsRubber tyres

& tubesHollow glass

Finishingof textiles

UKGDP

Price increase assumption: CO2 = €20/t CO2: Electricity = €10/MWh

0.0%

0%2%4%

10%

20%

30%

40%

0.2% 0.4% 0.6% 0.8% 1.0%

Pote

ntia

l Max

imum

gVa

At S

take

(MVA

S)

and

Net

gVa

At S

take

(NVA

S)

Casting of ironNon-wovens

Industrial gases

Malt

4. Hourcade et al., 2007.

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2. Comment les enjeux de compétitivité et de fuites de carbone sont-ils formalisés dans les modèles et quels sont les correctifs envisagés ?

Il existe plusieurs approches mobilisées dans la littérature pour analyser la façon dont une réglementation nationale modifie les conditions de la concurrence interna-tionale. Nous proposons de développer ici l’une de ces approches, nous discuterons ensuite plus brièvement les caractéristiques des autres approches. L’approche considé-rée est celle dite de l’équilibre partiel limité à un seul secteur. Un seul bien est consi-déré et la concurrence pour la fourniture de ce bien est supposée imparfaite. Du point de vue d’un pays, l’enjeu du commerce international concerne des marchés situés à l’intérieur de ce pays et en partie servis par des importations ainsi que des marchés extérieurs vers lesquels les firmes du pays exportent. L’introduction d’une réglementa-tion environnementale va modifier les conditions de concurrence sur ces deux types de marchés, nous nous concentrerons cependant sur un marché intérieur servi par des firmes étrangères et évoquerons le cas d’un marché extérieur.

Nous considérons un bien homogène. La quantité totale produite est Q et le prix associé à cette quantité est p(Q) = a-bQ. Pour chaque firme i = 1,…n sa production est notée qi et son coût de production est Ci qi, ce coût de production contient éventuel-lement le coût des émissions de CO2. Chaque firme choisit sa production de façon à maximiser son profit qui est donné par :

πi = p(Q)qi – Ciqi (1)

Les firmes se répartissent en deux groupes h et f d’effectifs respectifs nh et nf (n = nh + nf). Les firmes de chaque groupe sont identiques avec des coûts moyens respectifs Ch et Cf. Les firmes h sont les firmes domestiques et les firmes f les firmes étrangères.

La réglementation environnementale va influencer les coûts des firmes Ch et Cf , ces changements vont se répercuter sur le marché de bien en modifiant les quantités produites. Avant d’étudier ces changements et de détailler les politiques environne-mentales, nous déterminons l’équilibre sur le marché de bien en fonction des coûts Ch et Cf.

2.1. Equilibre du marché de bienA l’équilibre de Cournot, chaque firme choisit sa production de façon à maximiser

son profit (1) donc :

p(Q) + p’(Q) qi = Ci. (2)

Les firmes d’un groupe produisent toutes la même quantité, soient qh et qf les productions individuelles respectives des firmes des groupes h et f , et Qh et Qf les productions de chaque groupe (Qh = nh qh). A partir de l’équation (2) on peut exprimer la production du groupe f en fonction de la production du groupe h :

Qf = nf (a – b Qh – Cf)/b(nf +1) (3)

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Et de même pour le groupe h. A partir de ces deux équations on peut trouver la quantité totale et le prix correspondant :

Q = [ na – (nhCh + nf Cf) ]/b(n+1), (4)

p = [ a + nh Ch + nf Cf ]/(n+1). (5)

Et les productions individuelles sont

qh =  [a – (nf + 1) Ch + nf Cf ]/b(n+1), (6)

qf =  [a – (nh + 1) Cf + nh Ch ]/b(n+1). (7)

Nous considérons dans la suite de la discussion que les deux types de firmes pro-duisent dans chaque situation considérée. Il faut que les paramètres satisfassent cer-taines conditions pour que cela soit le cas. Par exemple il faut que les firmes les plus efficaces soient suffisamment peu nombreuses pour garantir que les firmes les moins efficaces produisent à l’équilibre. A l’inverse, à nombre de firmes fixé, il faut que la différence entre les coûts des firmes des deux groupes ne soit pas trop importante pour que chaque firme produise.

2.2. Réglementation environnementaleLa réglementation environnementale va influencer les coûts de production des

firmes domestiques (h) et étrangères (f). Nous considérons la mise en place d’un mar-ché de permis d’émission. Le prix des permis est noté σ et l’on décompose le coût d’une firme domestique en deux composants :

Ch = ch (uh ) + σuh , (8)

où uh représente le taux d’émission par unité produite, ainsi σuh représente le coût d’achat des permis d’émission, ch (uh ) représente la façon dont le taux d’émission influence le coût de production hors achat de permis : plus une technologie est propre (donc uh faible), plus elle est coûteuse ; ch est donc une fonction décroissante de uh. Pour obtenir des formules explicites la forme quadratique suivante est pratique :

ch(uh) = c0 + γ (u0-uh)2 /2,

où u0 est le taux d’émission choisi en l’absence de politique environnementale et c0 le coût de la technologie correspondante. Les firmes choisissent uh de façon à minimiser le cout de production (8), elles choisissent donc un taux d’émission tel que

-ch’(uh) = σ .

Soit avec la forme quadratique :

uh (σ) = u0 – σ/γ.

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La technologie choisie est d’autant moins émettrice que le prix des permis est élevé. Le paramètre γ permet de calibrer le surcoût d’adoption d’une technologie plus propre, plus il est élevé plus il est coûteux pour une firme de baisser son taux d’émis-sion et plus l’effort de dépollution σ/γ est faible.

Du point de vue d’une firme, voire d’un secteur, le prix des permis est une variable exogène, les firmes considèrent ce prix comme donné lorsqu’elles prennent leurs décisions de choix technique et de production. La quantité d’émission uh qh en fonc-tion du prix des permis est la fonction de demande d’une firme d’un secteur. Dans la suite nous considérerons l’effet d’un changement du prix des permis sur l’équilibre du marché de bien. Cependant, lorsqu’un marché de permis est mis en place, le prix des permis est endogène : il est déterminé par l’équilibre de ce marché de telle sorte que la somme des demandes de permis des firmes domestiques des différents secteur soit égale à la quantité totale de permis disponibles (le « cap »).

La mise en place d’un marché de permis d’émissions va modifier le coût de pro-duction des firmes domestiques. Ce changement de coût va avoir un effet direct sur le profit des firmes domestiques et un effet indirect sur l’équilibre. Suite à une aug-mentation du coût Ch , on voit d’après les formules (5), (6) et (7) que la production domestique va baisser, la production étrangère va augmenter, et le prix du bien va augmenter. Nous allons détailler ces changements et leurs conséquences en termes de profit et d’émissions.

L’effet sur la compétitivité peut s’évaluer par l’effet sur le profit des firmes domes-tiques qui chute suite à la mise en place du marché de permis :

dπh/dσ = -uh qh + p’ (∂Q/∂Ch - ∂qh/∂Ch) uh.

Le premier terme est l’effet direct sur le coût de production, le second terme est un effet indirect dû aux changements de production5. Avec les expressions explicites on trouve :

dπh/dσ = - 2 uh qh (nf + 1)/(n + 1) (9)

Cette expression permet de détailler l’influence des paramètres sur la sensibilité du profit au prix des permis. Cet effet est proportionnel à l’intensité émissive de l’entre-prise (uh), ce qui renvoie au premier critère de la Commission Européenne. Cet effet est aussi d’autant plus grand que le coût des firmes étrangères est faible ou que le nombre des firmes étrangères est grand. Ce dernier point renvoie au second critère de la Commission Européenne : l’ouverture au commerce international ; plus un sec-teur est exposé à la concurrence extérieure, plus le profit des firmes est susceptible de chuter suite à la mise en place d’une réglementation environnementale. Le critère du profit des firmes est cependant insuffisant du point de vue du bien-être social, et d’autres critères méritent d’être analysés.

5. Ce résultat est lié à l’hypothèse d’une fonction de demande linéaire. Il reste vrai pour des fonctions plus générales, cependant, il est possible que le profit des firmes augmente lorsque leur coût augmente (voir Février et Linnemer 2004).

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Pour un décideur particulièrement intéressé par le volume d’activité, qui est direc-tement lié à la quantité d’emploi, la variable pertinente est la quantité totale produite localement. Celle-ci diminue suite à une augmentation du prix des permis :

dQh /dσ = -uh nh (nf + 1)/b(n+1).

Comme dans le cas du profit, on remarque que la baisse est d’autant plus grande que le taux d’émissions est élevé et que le nombre de firmes étrangères est important. Plus le nombre de firmes étrangères est élevé plus la production domestique sera rem-placée par de la production étrangère suite à une hausse du coût.

Les consommateurs quant à eux sont intéressés par l’évolution du prix du bien, celui change de :

dp/dσ = uh nh/(n+1).

Le rapport entre dp/dσ et uh correspond au taux de passthrough, c’est-à-dire au taux de transmission de la hausse du coût de production dans le prix du bien. On voit à partir de cette expression que ce taux est d’autant plus important que le nombre de firmes domestiques est important. A l’extrême, si la concurrence est parfaite ce qui correspondrait à nh = +∞ et nf = 0, le taux de transmission serait de 100 % : l’intégralité de la hausse des coûts serait transmise aux consommateurs. Le taux est par contre décroissant en fonction du nombre de firmes étrangères. Plus le secteur est ouvert à la concurrence étrangère, plus faible est le taux de transmission du prix du carbone dans le prix du bien. En effet, si les firmes étrangères ont une part de marché importante dans le secteur, un changement de coût des firmes domestiques aura peu d’effet sur le prix.

Enfin, concernant l’objet même de la politique environnementale, nous pouvons calculer les fuites de carbone. Le montant total des émissions du secteur est :

E = uhQh + uf Qf. (10)

Suite à la mise en place d’une politique unilatérale, la production et les émissions domestiques vont diminuer mais les émissions étrangères vont augmenter. A partir de (10) l’évolution des émissions s’écrit :

dE/dσ = [uh dQh/dσ + duh/dσ Qh] + uf dQf/dσ.

Le terme entre crochets représente la baisse des émissions domestiques, celle-ci résulte de la baisse de la production (premier terme) et du changement de technologie (deuxième terme). Le second terme représente les fuites de carbone, c’est-à-dire l’aug-mentation des émissions des firmes étrangères. Souvent, ces fuites de carbone sont évaluées relativement aux baisses d’émissions domestiques, l’indicateur utilisé est alors le taux de fuites c’est-à-dire le rapport entre l’augmentation des émissions étrangères et la baisse des émissions domestiques, pour un petit changement du prix du carbone c’est le rapport :

[uf dQf /dσ]/-[uh dQh /dσ + duh/dσ Qh].

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Le changement de production étrangère peut s’exprimer en fonction de la baisse de la production domestique grâce à (3) :

dQf /dσ = nf /(nf + 1) dQh/dσ,

ainsi, si la technologie des firmes domestiques est fixe (γ = +∞, duh /dσ = 0) le taux de fuite est simplement :

uf nf /uh(nf + 1).

Plus les firmes étrangères sont nombreuses plus leur production sera sensible à un changement de production domestique donc à la mise en place d’une réglementation environnementale. Le critère d’ouverture à la concurrence internationale est donc pertinent pour évaluer l’efficacité environnementale de la politique.

Les fuites de carbone constituent le problème majeur d’une politique unilatérale de réglementation des émissions. Les efforts réalisés pour réduire les émissions do-mestiques sont partiellement compensés par la hausse de la production et donc celle des émissions étrangères. Il est donc important pour que la politique remplisse son objectif de mettre en place des instruments permettant de les corriger.

2.3. Ajustement aux frontièresPour permettre de limiter certains effets de la mise en place d’un marché de

permis d’émission, plusieurs instruments sont disponibles. Parmi eux, les systèmes d’ajustement aux frontières ont reçu une attention soutenue. Dans un tel système, le gouvernement domestique met en place une taxe t sur les importations, le coût des firmes étrangères peut alors s’écrire :

Cf = cf + t.

L’introduction d’un ajustement aux frontières se traduit tout simplement par une hausse du coût de production des firmes étrangères. Ce changement va modifier les quantités d’équilibre et plus ou moins limiter certains effets de la politique environnementale.

Ainsi, une hausse de la taxe au frontière permet de limiter les quantités importées (dQf /dCf <0), de préserver l’activité domestique (dQh/dCf >0) et le profit des firmes domestiques (dπh /dCf >0).

Avec un marché de permis, l’introduction d’une taxe aux frontières va modifier l’équilibre de ce marché. Le prix des permis s’ajuste de telle sorte que les émissions domestiques totales sont maintenues constantes (égales à la quantité de permis dispo-nibles) et cet ajustement se répercute sur les autres secteurs concernés par le marché de permis. La taxe sur la production étrangère augmente la demande de permis des firmes domestiques du secteur concerné, pour équilibrer cette hausse le prix des permis aug-mente. L’ajustement du prix des permis suite à la mise en place de la taxe correspond à une modification de l’allocation du plafond d’émissions entre les différents secteurs. Pour le secteur concerné les émissions des firmes domestiques vont augmenter car elles

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seront « protégées » par la taxe et produiront plus (la baisse du taux d’émission ne com-pense pas complètement cette hausse), les émissions des autres secteurs vont quant à elles baisser ; la taxe modifie l’allocation de l’effort de réduction des émissions entre les secteurs, cette modification est coordonnée par le prix des permis.

Le choix du niveau de la taxe est critique, étant donné que la taxe est motivée par un objectif environnemental il est naturel de définir celle-ci sur la base des émissions des firmes étrangères et de la fixer égale à σuf de telle sorte que les émissions étran-gères et domestiques soient évaluées au même prix. Cependant, il peut être difficile de connaître le taux d’émission uf des firmes étrangères et d’adapter la taxe à un chan-gement de ce taux. Pour ce faire il faudrait que le gouvernement, qui met en place la taxe, puisse mesurer les émissions des firmes étrangères.

L’utilisation d’autre critères que celui des émissions est problématique car elle peut être assimilée à du protectionnisme. Il faut noter qu’en dehors des effets sur l’équilibre du marché de bien, cette taxe rapporte un revenu fiscal de tQf qui peut inciter le gou-vernement à utiliser la taxe de façon stratégique pour récupérer une part du profit des firmes étrangères. Cette utilisation stratégique de la taxe n’est pas liée au problème des émissions de CO2 mais seulement, dans notre cadre, au pouvoir de marché des firmes qui est à l’origine des profits que la taxe permet de récupérer. L’utilisation stratégique de la fiscalité est analysée en elle-même dans la littérature dite du « commerce straté-gique » (Brander and Spencer, 1985). Ces utilisations de la fiscalité sont proscrites par l’OMC et sont régulièrement dénoncées par certains commentateurs, elles sont à l’ori-gine des critiques de l’ajustement aux frontières (cf. le chapitre suivant de O. Godard et Ph. Quirion dans cet ouvrage).

Les formules de l’équilibre du marché de bien sont valables aussi pour un marché extérieur. Il est en effet possible que les firmes domestiques exportent des biens pol-luant vers un marché où sont aussi actives des firmes étrangères. Dans ce cas la mise en place d’une politique environnementale va baisser les exportations et augmenter la production des firmes étrangères. Il y a là aussi des fuites de carbone même si ces fuites ne correspondent pas à de la consommation domestique. Pour limiter ces fuites, le gouvernement domestique ne peut pas taxer les firmes étrangères ; par contre il peut subventionner les firmes domestiques et contre balancer alors la hausse des coûts liée à la mise en place du marché de permis d’émission. L’ajustement aux frontières concerne ces deux types de politiques : taxation des importations et subvention des exportations. Ainsi conçu il agit comme un sas qui corrige le différentiel de coût intro-duit par la réglementation environnementale.

2.4. Allocations gratuitesUne deuxième possibilité pour corriger les effets indésirables de la réglementation

environnementale consiste à allouer gratuitement les permis aux firmes domestiques. Plusieurs schémas d’allocations sont possibles. Comme les permis que reçoivent les firmes peuvent être valorisés sur le marché de permis, une allocation gratuite de per-mis peut être assimilée à un transfert monétaire.

Nous allons discuter ici deux schémas d’allocations gratuites : les allocations for-faitaires et les allocations basées sur la production. Dans le premier cas, il s’agit de

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158 Économie du climat – Partie III

distribuer une quantité fixe de permis à chaque firme, cette quantité est indépendante des variables choisies par les firmes et n’influence donc pas leurs décisions. Ainsi, ces allocations forfaitaires ne modifient pas l’équilibre du marché de bien et du marché de permis, elles sont similaires à un transfert monétaire forfaitaire indépendant des décisions que les firmes vont prendre ultérieurement. Ces allocations peuvent par exemple permettre de compenser les firmes pour les pertes de profits qu’implique la réglementation environnementale, ce qui peut permettre de rendre la réglementation plus acceptable par les firmes. Comme ce schéma d’allocation n’a pas d’effet sur le marché de bien, il ne permet pas de limiter les fuites de carbone.

Un schéma d’allocations en fonction de la production, dit output based, consiste à allouer une certaine quantité de permis par unité produite. En notant, le taux d’allo-cations gratuites, le coût marginal des firmes domestiques est :

Ch = ch(uh) + σ uh – σα = ch(uh) + σ (uh – α).

Un tel schéma peut être interprété comme un système de bonus/malus par rapport à un taux d’émissions de référence α. Si les firmes produisent avec un taux supérieur à α elles doivent payer la différence σ (uh – α), par contre si elles produisent avec un taux inférieur elles reçoivent la somme σ (α - uh).

Avant d’analyser l’équilibre du marché de permis d’émission, considérons que le prix des permis σ est fixé. Dans ce cas, le schéma d’allocations gratuites est équivalent à une subvention de la production domestique qui s’ajoute à la réglementation envi-ronnementale. Cette subvention ne va pas modifier le choix technologique des firmes qui ne dépend que du prix des permis σ. Par contre, en baissant le coût des firmes cette subvention va modifier l’équilibre sur le marché de bien : les firmes domes-tiques vont produire plus (dqh /dα >0), les firmes étrangères vont produire moins (dqf

/dα < 0). Cette subvention permet donc de limiter les fuites de carbone.

Considérons maintenant l’équilibre du marché de permis. Le schéma va augmenter l’incitation des firmes à produire, donc leur demande de permis. Pour maintenir l’équi-libre du marché de permis, le prix des permis doit augmenter, ce qui va influencer le choix technique des firmes du secteur ainsi que les efforts des firmes des autres secteurs. Dans le secteur concerné, les émissions uhQh vont augmenter, (cette augmen-tation est composée d’une hausse de la production partiellement compensée par une baisse du taux d’émission), alors que les émissions des autres secteurs vont baisser. Comme dans le cas de l’ajustement aux frontières une politique qui protège les firmes d’un secteur a des effets négatifs sur les firmes des autres secteurs via le marché de permis.

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Compétitivité et fuites de carbone 159

Encadré 1 :Armington

Pour rendre compte du commerce international à l’intérieur d’une branche dans des conditions de concurrence parfaite, on suppose que les biens produits localement et à l’étranger sont imparfaitement substituables. Ainsi, il existe en fait deux prix distincts ph et pf . A l’équilibre concurrentiel, ces prix sont égaux aux coûts marginaux des firmes : ph = Ch et pf = Cf.. Les quantités consommées et produites dépendent des deux prix : Qh(ph,pf) et Qf(pf,ph).

L’introduction d’un marché de permis va modifier le coût des firmes domes-tiques et par conséquent l’équilibre.

Dans un cadre de concurrence parfaite, le profit des firmes est nul donc la réglementation ne le modifie pas.

Le prix du bien ph va exactement suivre la hausse du coût, donc le taux de transmission est de 100%. Cela vient de l’hypothèse de concurrence parfaite. Ce taux de transmission n’est pas lié au niveau de substituabilité entre les produits.

La production des firmes domestiques va diminuer et celle des firmes étrangères va augmenter. L’ampleur de ces ajustements. et donc des fuites de carbone va dépendre des élasticités directes et croisées des fonctions de demandes. Les élasticités croisées mesurent la façon dont la demande d’un des biens varie en fonction du prix de l’autre bien, donc le degré de substitution entre les biens. L’ampleur des fuites de carbone va être déterminée par l’élasti-cité de Qf au prix ph. Les fuites de carbone sont d’autant plus importantes que les biens sont substituables.

Dans le cas extrême de biens parfaitement substituables (qui rejoint donc le cas discuté dans le corps du texte avec nh=nf=+∞), seules les firmes les plus efficaces produisent. Il y a alors un possible effet de cliquet, si la mise en place de la politique environnementale modifie le classement entre les coûts domes-tiques et étrangers. Si le coût des firmes domestiques reste inférieur au coût des firmes étrangères, les fuites sont nulles : par contre si le coût des firmes domestiques devient supérieur au coût des firmes étrangères, le taux de fuite peut être très important.

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160 Économie du climat – Partie III

Encadré 2 :Les modèles d’équilibre général calculable

Dans cette section, les résultats ont été établis dans le cadre d’un modèle en équilibre partiel qui permet d’étudier finement les interactions stratégiques dans un secteur de l’économie. Ce type de modèles n’intègre pas les effets de bouclage dans l’ensemble de l’économie, c’est-à-dire les conséquences qui peuvent se produire dans le reste de l’économie suite à la mise en œuvre d’une politique dans le premier secteur. In fine, les changements qui ont lieu dans le reste de l’économie peuvent avoir eux-mêmes des conséquences sur le premier secteur ; on parle alors de rétroactions. Les modèles d’équilibre général calcu-lable (MEGC) permettent de tenir compte de l’ensemble de ces phénomènes (i.e. du bouclage macroéconomique).

Ces modèles sont fondés sur une vision walrasienne de l’économie  : les comportements des agents économiques reposent sur des programmes d’opti-misation (maximisation de l’utilité par les ménages, maximisation de la somme des profits actualisés par les entreprises) et tous les marchés s’équilibrent, en fonction du système de prix. Les MEGC ont été tout d’abord des modèles sta-tiques, mais les plus récents sont dynamiques. Un MEGC peut être mondial, ou centré sur un pays, ce qui permet alors d’avoir accès à des données sec-torielles plus fines que pour les modèles mondiaux. L’agrégation sectorielle et l’agrégation géographique dépendent en fait de la question examinée. La base de données Global Trade Analysis Project (GTAP) qui est utilisée par un grand nombre de MEGC mondiaux propose les données pour 57 secteurs et 113 pays et régions, mais la résolution des modèles impose souvent de limiter ces deux dimensions à environ 30 secteurs et 30 pays et régions. Ainsi, les travaux récents de l’OCDE à partir de leur modèle ENV-Linkage distinguent 12 pays et régions et 26 secteurs.

Les différents MEGC construits pour analyser les politiques climatiques6 considèrent en général un facteur autonome d’amélioration de l’efficacité éner-gétique et, pour chaque secteur, une fonction de production rendant compte des substitutions, notamment entre intrants énergétiques, possibles. Les hypothèses faites sur ces substitutions diffèrent selon les modèles. Par exemple, la possibilité de substituer de l’électricité produite à partir de combustibles fossiles par de l’électricité produite à partir d’énergies renouvelables n’est pas toujours intégrée.

Ces modèles permettent par ailleurs d’évaluer le « contenu-CO2 » des biens produits et échangés. Il est alors possible de tester différents scénarios de politique climatique dans lesquels les émissions de CO2 d’un (ou plusieurs) groupes de pays sont plafonnées.

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6. Les chapitres 2 et 3 de la partie 4 s’appuient par exemple sur les modèles développés par le MIT (Paltsev et al., 2005) et le CIRED (Sassi et al., 2007).

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Encadré 3 :Investissement7

Etant donné l’importance des investissements et des cycles dans les secteurs exposés, il peut être intéressant de distinguer les capacités de production de la production elle-même. Les flux d’importations et d’exportations sont alors en partie le fruit des écarts entre demande locale et capacité locale de production. Une modélisation permettant de représenter ces phénomènes consiste à intro-duire une incertitude sur le niveau de demande du bien et à considérer que les firmes choisissent leur capacité de production avant que cette incertitude ne soit résolue. Cette incertitude peut aussi être interprétée comme représentant les variations temporelles de la demande.

Les variations de la demande jouent un rôle important dans ce modèle. En l’absence de variations, la demande est stable et les firmes produisent toujours à pleine capacité. Si le coût complet (capacité et production) local est inférieur au coût des importations il n’y a pas d’importation. On retrouve le cas de la concurrence parfaite dans le corps du texte, et celui de la substituabilité par-faite discuté dans l’encadré 1. Il y a alors un effet de seuil : dès que le prix du carbone fait basculer le coût complet domestique au-dessus de celui des importations, toute la production est réalisée à l’étranger.

Une fois la capacité choisie, lorsque la demande est faible, les firmes locales ont des capacités excédentaires et le prix est égal au coût variable. Lorsque la demande est élevée, les firmes locales produisent à pleine capacité et les firmes étrangères complètent cette production. Le prix est alors déterminé par le coût des firmes étrangères. Ainsi, en fonction du niveau de la demande les capacités sont plus ou moins utilisées et les importations plus ou moins impor-tantes. Sur le long-terme, les firmes investissent de telle sorte que le revenu espéré d’une capacité soit égal au coût d’investissement.

Sur le court terme, les capacités étant fixées, la réglementation a une influence limitée. En revanche, sur le long terme l’ajustement des capacités de production à la réglementation peut avoir des conséquences plus impor-tantes.

Dans ce cadre, avec l’hypothèse de concurrence parfaite, les profits espé-rés des firmes sont nuls. Sur le court terme, la mise en place d’un marché de permis va rendre négatif le profit des firmes qui ne peuvent pas rentabiliser les investissements effectués sans anticiper le prix des émissions. Sur le long terme, l’ajustement des capacités ramène le profit des firmes à zéro.

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7. Il existe peu de modèles intégrant les aspects stratégiques dans les décisions d’investissement. Cet enca-dré s’appuie sur Meunier et Ponssard (2009).

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162 Économie du climat – Partie III

Concernant le prix du bien, étant donné les variations de la demande il y a plusieurs prix qui seront modifiés différemment. Sur le court terme, dans les situations de demande faible, les capacités sont excédentaires et le taux de transmission est de 100 %. Par contre, dans les situations de demande élevée, le prix est fixé par le coût des importations et les firmes locales produisent à pleine capacité. Elles ne vont pas modifier leur production et le taux de trans-mission est donc de 0 %. Sur le long terme, le prix moyen est égal au coût complet et le taux de transmission moyen est donc de 100 %.

Ce sont les fuites de carbone qui présentent les distinctions les plus fortes entre le court et le long terme. Sur le court terme, les importations étant déter-minées par les capacités et non par le coût variable, la mise en place d’un prix du carbone n’aura pas d’effet sur le niveau des importations. Les fuites de car-bone sont donc nulles. Sur le long terme, les firmes diminuent leurs capacités ce qui entraîne une hausse des importations, et donc l’apparition de fuites de carbone.

3. Quelle est l’ampleur des fuites ? Ce que nous disent les modèles

Les modèles précédents, ainsi que des modèles plus complexes intégrant l’en-semble des interactions au sein d’une économie, peuvent être utilisés pour évaluer les fuites de carbone et les pertes de compétitivité. Nous allons passer en revue les principaux résultats de la littérature.

Rappelons la définition de l’indicateur de fuites de carbone. Celles-ci sont mesu-rées avec le ratio suivant, généralement appelé leakage rate ou taux de fuites :

 

 L’idée est de parvenir à isoler les variations d’émissions de GES uniquement dues

à la mise en place d’une politique climatique dans la région 1. L’indicateur rapporte la variation des émissions dans chaque groupe de pays entre un scénario dans lequel la région 1 ne conduit pas de politique climatique (noté BAU pour business as usual), et un scénario de politique climatique (noté PC) dans lequel la région 1 limite ses émis-sions de GES. Dans les deux scénarios, la région 2 n’a pas de politique climatique. En cas de fuites de carbone, le chiffre obtenu, en pourcentage, est positif.

Les émissions de GES peuvent varier pour plusieurs raisons :– Les émissions peuvent augmenter du fait d’une production plus importante dans

la région 2 ;– les investissements productifs dans les deux régions ont pu conduire à choisir

un capital plus ou moins émissif en GES, conduisant à faire varier la demande d’énergie des entreprises et la composition de cette demande ;

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Compétitivité et fuites de carbone 163

– la consommation d’énergie des ménages dans les deux régions a pu également évoluer, ou s’orienter vers des biens produits à partir de sources d’énergie plus ou moins émissives.

De nombreux éléments interviennent donc dans l’évaluation du taux de fuites et il est difficile, même dans un modèle, de les évaluer de manière séparée. Or, les ques-tions de compétitivité n’ont trait qu’au premier élément de cette liste, appelé encore fuites directes, les autres relevant des fuites indirectes.

Pour apprécier les conséquences sur l’industrie de la région 1 d’une politique climatique, le taux de fuites ne donne donc pas une information suffisamment désa-grégée. D’autres indicateurs sont par ailleurs nécessaires. L’évolution des niveaux de production dans chaque région (toujours en comparant un scénario de référence sans politique climatique et un scénario avec politique climatique), ou encore l’évolution des capacités de production, constituent des indicateurs pertinents. En revanche, le seul indicateur de la production dans la région 1 offre une information incomplète, pouvant aboutir à des conclusions biaisées. Le point crucial est de voir si la produc-tion dans la région 1 a baissé au bénéfice des entreprises localisées dans la région 2.

Dans une première partie, nous examinons les évaluations des fuites qui ont été faites suite à la signature du protocole de Kyoto, en cherchant à identifier ce qui relève des fuites directes et des fuites indirectes. Dans une deuxième partie, nous revenons au cœur de nos préoccupations, les effets des politiques unilatérales sur la compétiti-vité des secteurs exposés, et l’estimation des fuites de carbone directement associées à ces politiques. Dans la troisième partie, nous présentons les résultats qui ont été trou-vés sur l’efficacité de l’allocation gratuite et de l’ajustement aux frontières pour limiter les fuites de carbone. Enfin, nous examinons, dans une dernière partie, les tentatives d’estimations économétriques des fuites de carbone résultant de la mise en place de politiques climatiques unilatérales telles que l’EU-ETS.

3.1. De l’importance de bien comprendre l’origine des fuites de carbone.Depuis la signature du protocole de Kyoto, de nombreuses analyses ont cherché à

évaluer les conséquences associées à la mise en place d’une politique climatique dans les seuls pays de l’Annexe 1.8 Ces travaux s’appuient sur des modèles d’équilibre géné-ral calculable (MEGC), dans lesquels le monde est divisé entre les pays de l’Annexe 1, qui plafonnent leurs émissions de GES (cap) conformément aux engagements pris dans le protocole de Kyoto, et les autres, qui ne font rien.

Les modèles mobilisés, même s’ils reposent sur des fondements théoriques com-muns à l’ensemble des MEGC, travaillent avec des hypothèses différentes, par exemple sur les technologies (apparition et diffusion de nouvelles technologies…), ou sur le niveau de certains paramètres comme les élasticités offre des énergies ou les élastici-tés de substitution entre les biens produits dans le pays et les biens importés (élasticité dite d’Armington).

8. Voir Droege et al. (2009) pour une revue récente de ces modèles.

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164 Économie du climat – Partie III

Nous ne devrions donc pas être étonnés de la variation considérable entre les éva-luations des fuites de carbone données par les différents modèles : le taux de fuites varie entre -14 % (soit une baisse des émissions dans les pays non-Annexe 1) et 130 % (soit une augmentation des émissions dans les pays non-Annexe 1 supérieure à la baisse des émissions dans les pays Annexe 1).9 Néanmoins, si on exclut les valeurs extrêmes qui viennent d’hypothèses spécifiques utilisées dans Gerlagh et Kuik (2007) d’une part, et Babiker (2005) d’autre part, la plupart des résultats se situent dans une fourchette réduite, allant de 5 % à 25 %.10 Cela signifie que lorsque les pays de l’Annexe 1 réduisent leurs émissions de GES de 100 (par rapport à une situation où ils ne mettraient pas en place une politique climatique), les émissions du reste du monde augmentent de 5 à 25 (toujours par rapport à la situation où les pays de l’Annexe 1 n’ont pas de politique climatique). L’efficacité environnementale de la politique menée dans les pays Annexe 1 est donc dégradée de 5 à 25 %.

Ces travaux ont permis d’identifier quels paramètres jouaient un rôle-clef dans l’ampleur des fuites de carbone. Ainsi, l’élasticité offre des énergies, en particulier celle du charbon, jouerait un rôle plus important que l’élasticité de substitution entre les biens intensifs en énergie sur les marchés mondiaux. Un autre facteur important est lié aux substitutions énergétiques possibles dans les processus productifs (IPCC, 2001).

Une autre conclusion importante de ces travaux est la part relativement faible des fuites liées à la perte de compétitivité des industries très émissives relativement à celle des fuites liées aux variations du prix des énergies sur les marchés mondiaux (Bur-niaux et Oliveira Martins, 2000). Il existe cependant relativement peu de travaux qui évaluent les fuites directes d’une part et les fuites indirectes d’autre part. Examinons l’un d’entre eux pour avoir une idée de l’ordre de grandeur entre les différentes com-posantes des fuites de carbone. Kuik (2001) décompose les variations d’émissions de CO2 dans les pays Annexe 1, qui mettent en place une politique climatique afin de respecter les engagements pris dans le protocole de Kyoto, et les pays non-Annexe 1, qui n’ont pas de politique climatique, en un effet d’échelle, un effet technique et un effet lié à la consommation d’énergie des ménages. L’industrie ajuste ses émissions en baissant ou augmentant sa production (effet d’échelle), en substituant certaines énergies à d’autres, ou en substituant d’autres facteurs de production (par exemple, du capital) à de l’énergie et/ou encore en modifiant l’offre même de produits pour la faire évoluer vers une structure moins intensive en énergie (par exemple, en faisant plus de machine outil et moins d’acier) (effet technique). Les ménages ajustent également leur demande de biens ce qui se répercute sur la consommation d’énergies fossiles et sur les émissions. Les résultats des simulations sont donnés dans le tableau 4.

9. Voir le tableau de synthèse dans Droege et al. (2009).

10. Gerlagh et Kuik (2007) montrent qu’il est possible d’obtenir un taux de fuite de carbone négatif de -14%, soit une baisse des émissions du reste du monde, avec une hypothèse très optimiste en terme d’externalités internationales qui conduisent à améliorer l’efficacité, en termes d’émissions de GES, des équipements dans les pays sans politique climatique. Babiker (2005) travaille avec une hypothèse de rendements d’échelle croissants dans les industries intensives en énergie, ce qui conduit à amplifier la hausse de la production de ces industries dans les pays non-Annexe 1.

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Tableau 2 : Décomposition des variations d’émissions de CO2 liées à la mise en œuvre du protocole de Kyoto dans les pays Annexe 1 (MteCO2)

Pays annexe 1 Pays non-Annexe 1

Effet d’échelle -74,2 +31,5

Effet technique -3303,6 +361,0

Effet ménages  -466,2 +43,5

Effet total -3844,0 +436,0

Source : Kuik(2001)

Kuik (2001) trouve un taux de fuites de 11,3 % (=436/3844), soit un chiffre compris dans l’intervalle évoqué précédemment. L’effet d’échelle permet d’apprécier la com-posante compétitivité des fuites : on constate que la baisse de la production dans les pays Annexe 1 s’accompagne d’une hausse dans les autres pays.11 L’effet technique permet d’appréhender les fuites liées à la variation des prix relatifs des énergies. On peut voir que, dans les pays non-Annexe 1, à production constante, les techniques de production utilisées sont plus émissives. L’effet ménages entre également dans cette composante des fuites. Les résultats suggèrent donc qu’il y a un rapport de 1 à 13 (31,5 à 412,8) entre les fuites liées à la perte de compétitivité des industries intensives en CO2 et les fuites liées à la variation des prix des énergies fossiles.

Cette conclusion, commune à l’ensemble des travaux examinés dans cette partie, explique que les fuites de carbone directes aient été longtemps considérées par les macro-économistes comme un problème relativement mineur.

Mais plusieurs évolutions ont conduit à remettre en cause cette position. En pre-mier lieu, les États-Unis se sont retirés du protocole de Kyoto en 2001, en partie pour des raisons liées à l’impact de l’engagement qu’ils avaient pris sur la compétitivité de leur économie. L’Union européenne a alors pris le leadership des négociations clima-tiques et a tenu à montrer son volontarisme en matière de lutte contre le changement climatique, en annonçant très tôt l’objectif qu’elle prenait pour 2020 ; elle affichait également qu’elle était prête à réduire ses émissions de 30 % si un accord climatique mondial satisfaisant était conclu. Ce faisant, elle s’est retrouvée isolée pendant long-temps, étant la seule région du monde à avoir pris des engagements pour l’après 2012. Ensuite, l’Union européenne a mis en place dès 2005 un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre couvrant les industries très émissives en GES, et pour certaines très exposées à la compétition internationale. Enfin, durant les années 2000, la Chine est devenue une puissance commerciale de premier rang et, depuis 2007, le premier émetteur mondial de GES.

11. En première approximation ceci correspondrait à un taux de fuite directe de 31,5/74,2 = 42%, en phase avec les analyses sectorielles, cf section 4.2.

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166 Économie du climat – Partie III

Ces évolutions ont amené à tester de nouveaux scénarios dans lesquels l’Union européenne conduisait, seule, une politique climatique ambitieuse. Burniaux et al. (2010) examinent deux scénarios de politique climatique : dans le premier, l’UE est seule à baisser ses émissions de GES de 20 % en 2020 et de 50 % en 2050 ; dans le second, c’est l’ensemble des pays Annexe 1 qui baissent leurs émissions dans les mêmes proportions que dans le premier scénario. Les auteurs révèlent une caracté-ristique essentielle du phénomène de fuites de carbone : l’ampleur des fuites, mais aussi leur origine, évolue en fonction de la taille de la coalition de pays menant une politique climatique. Lorsque la coalition de pays prenant des mesures de réduction des émissions est réduite, les fuites de carbone se produisent essentiellement via des pertes de compétitivité internationale, plutôt que via des baisses du prix mondial des énergies fossiles qui entraînent une hausse de l’intensité en carbone dans le reste du monde. Quand la coalition grossit, le taux de fuites diminue et les fuites sont davan-tage le fait de la baisse du prix des énergies fossiles.12 Un résultat corollaire montre qu’une taxe d’ajustement aux frontières peut réduire les fuites de carbone lorsque la coalition des pays agissant pour limiter leurs émissions est petite, telle que l’UE. En revanche, l’efficacité de l’instrument diminue rapidement avec la taille de la coalition.

Burniaux et al. (2010) trouvent enfin que dans le cas d’une petite coalition, le taux de fuites de carbone est globalement faible, de l’ordre de 3,8 % en 2020, corroborant l’idée que les fuites liées à la perte de compétitivité des industries intensives en éner-gie constituent un problème mineur.

3.2. Un recentrage progressif sur les industries intensives en énergieLa mise en place du système de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans l’UE

a également incité à davantage centrer les analyses sur les industries qui y sont inté-grées. Dans la base de données GTAP qu’utilisent de nombreux MEGC, les secteurs liés au système de permis, qui peuvent être représentés, sont : les métaux non-ferreux, l’acier, l’électricité, les métaux ferreux, les produits de papier et l’édition, la chimie, le caoutchouc et les produits plastiques et les produits minéraux. Les scénarios analysés décrivent alors un monde dans lequel l’UE agit seule, et examinent les conséquences de cette action unilatérale sur l’industrie européenne. L’impact de cette dernière sur le prix des énergies fossiles est alors très limité, tout comme les fuites indirectes qui y sont liées.

En corollaire à ces évolutions, les analyses ont aussi examiné les options « anti-fuite ». Comme nous l’avons vu dans la section 2, les deux principales options pos-sibles sont l’allocation gratuite et l’ajustement aux frontières. Peu d’analyses examinent néanmoins les deux options alternativement, ce qui rend leur comparaison délicate. Par ailleurs, ces deux options peuvent être appliquées avec des modalités assez va-riées, ce qui rend également la comparaison entre les analyses difficile.

Que nous montrent ces analyses ?Un premier résultat important confirme que le taux de fuites global (par exemple

11,3 % dans le tableau 2) peut être très différent du taux de fuites évalué au niveau sectoriel (à comparer à 42 % dans le même tableau). Par exemple, Kuik et Hofkes

12. Bollen et al. (2003) avaient évalué que la participation des États-Unis au protocole de Kyoto aurait réduit le taux de fuite de 8 points, passant de 22% à 14%.

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Compétitivité et fuites de carbone 167

(2009) examinent un scénario dans lequel l’UE met en œuvre uniquement son objectif de réduction des émissions dans le système de permis et trouvent un taux de fuites global de 10,8 %, alors que le taux de fuite pour le secteur de l’acier est de 35 % et celui pour le secteur des minéraux non-métalliques est de 19 %. Selon les auteurs, la différence entre le taux de fuites global et les taux de fuites sectoriels vient principa-lement de la faible part dans la production de l’UE des secteurs intensifs en énergie.

Manders et Veenendaal (2008) examinent un scénario dans lequel l’UE a une politique climatique ambitieuse (-14 % en 2020 par rapport à 2005), les autres pays de l’Annexe 1 une action très peu contraignante (+13 % en 2020 par rapport à 2005 pour les États-Unis et- +7 % pour la Russie) et les autres pays ne font rien (+55 % des émissions dans les pays non-Annexe 1). Le taux de fuite global pour l’UE est de 3,3 %. Les auteurs calculent ce qu’ils qualifient de taux de fuite de production secto-riel (augmentation de la production dans les pays non-UE sur la baisse de production dans l’UE). Ce taux ne tient compte que des évolutions des productions, mais pas des évolutions technologiques, ni des différences d’efficacité, en termes d’émissions de GES, dans les différentes zones. Pour le secteur des métaux ferreux, le taux est de 30 %, pour le secteur de la chimie, du caoutchouc et des produits plastiques de 52 %, pour le secteur des produits minéraux de 40 %. Les taux au niveau sectoriel sont importants et suggèrent que les entreprises localisées dans l’UE baissent leur produc-tion au bénéfice des entreprises étrangères.13 Ce résultat est à compléter avec d’autres indicateurs permettant, d’une part, de donner un ordre de grandeur de la baisse de la production européenne et, d’autre part, de distinguer, dans la baisse de la production européenne, ce qui relève de la baisse de la consommation européenne et de la varia-tion des flux commerciaux. Par exemple, pour le secteur des métaux ferreux, la baisse de la production européenne est de 6,1 %, alors que leur usage dans l’UE décroît de 4,2 %, les exportations de 12,5 % et les importations augmentent de 10,7 %.

Pour comprendre l’impact à attendre au niveau d’un secteur, le taux de fuites glo-bal est donc assez peu informatif, d’autant que les situations peuvent varier beaucoup d’un secteur à l’autre. En intégrant le niveau de désagrégation le plus fin pour l’indus-trie, les analyses récentes basées sur les MEGC ont permis de mieux appréhender les variations entre le niveau macro et le niveau sectoriel. Toutefois, ces modèles restent trop agrégés pour pouvoir tenir compte de certaines spécificités importantes au niveau sectoriel et pour évaluer leur capacité, ou non, à intégrer la nouvelle contrainte. Par exemple, l’industrie du ciment (et encore plus du clinker) ne peut pas être analysée de façon pertinente en travaillant au niveau du secteur « minéraux non-métalliques » qui réunit le ciment, la céramique, le verre et la chaux. C’est ce qu’ont montré plusieurs études qui ont analysé l’impact du système européen de permis sur la compétitivité de plusieurs (sous-)secteurs en raisonnant à un niveau de désagrégation très fin (Carbon Trust, 2004 ; Reinaud, 2005 ; Hourcade et al., 2007 ; Demailly et Quirion, 2006 ; Grai-chen et al., 2008 ; de Bruyn et al., 2008 ; Ponssard et Walker, 2008 ; Ponssard, 2008). Ces analyses révèlent que les évolutions pourraient être très contrastées entre secteurs, et même entre sous-secteurs.

13. La hausse de la production dans les pays non-européens peut néanmoins également venir de la baisse du prix des énergies fossiles, qui permet de baisser les coûts de production des biens émissifs en CO2 et d’augmenter leur consommation hors de l’UE.

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168 Économie du climat – Partie III

Par ailleurs, contrairement aux modèles d’équilibre général, les modèles secto-riels, en équilibre partiel, accordent plus d’importance aux modalités de concurrence propres à chaque secteur. Ces secteurs se caractérisent en effet par des situations de concurrence imparfaite. Les firmes actives sont souvent de larges multinationales implantées dans de nombreux pays. Les flux internationaux sont en partie des flux in-ternes à ces firmes. La concurrence de court terme peut être appréhendée soit par une hypothèse de Cournot, soit par une hypothèse de Bertrand avec des biens faiblement différenciés. Dans les deux cas, les coûts de transport d’une zone à l’autre constituent un paramètre important à prendre en compte. La concurrence de long terme est plus difficile à modéliser, elle doit tenir compte des durées de vie des équipements, des anticipations de demande dans chaque zone et des coûts relatifs de production. Selon les secteurs, une tendance « naturelle » à la délocalisation vers les pays émergents peut être introduite.

Enfin, les modèles en équilibre partiel permettent de faire des études de sensibi-lité et notamment de comparer différentes modalités d’application des options « anti-fuite » (Fischer et Fox, 2009 ; Monjon et Quirion, 2010).

Le tableau 3 présente quelques-uns des travaux menés sur le sujet. Ils sont souvent concentrés sur un seul secteur, ce qui ne permet pas de comparer la position des différents secteurs.

Tableau 3 : Présentation de quelques modèles sectoriels

Auteur(s) Secteur(s), pays,

période, type de

modèle

Valeur de la tonne

de carbone ou de

la tonne de CO2

Estimation du taux

de fuites de carbone

Option(s) « anti-

fuite » examinée(s)

Mathiesen

et Maestad

(2004)

Acier, Annexe 1,

période 2008-2012,

équilibre partiel,

modèle global

25USD/teCO2 25% (53% sans

substitution entre

les technologies

(haut fourneau et arc

électrique) et entre

la ferraille et la fonte

brute)

-

Demailly

et Quirion

(2006)

Ciment, EU ETS,

période 2008-2012,

équilibre partiel,

modèle global

20 €/teCO2 50% Allocation gratuite

basée sur la pro-

duction

Demailly

et Quirion

(2008a)

Ciment, Annexe 1,

2010, équilibre par-

tiel, modèle global

15 €/teCO2 20% Ajustement aux

frontières partiel et

complet

Demailly

et Quirion

(2008b)

Acier, Annexe 1,

période 2008-2012,

équilibre partiel,

modèle simple

20 €/teCO2 5% Allocation gratuite

basée sur la pro-

duction

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Compétitivité et fuites de carbone 169

Auteur(s) Secteur(s), pays,

période, type de

modèle

Valeur de la tonne

de carbone ou de

la tonne de CO2

Estimation du taux

de fuites de carbone

Option(s) « anti-

fuite » examinée(s)

Ponssard

et Walker

(2008)

Ciment, EU ETS,

modèle sectoriel

avec différenciation

géographique

20-50 €/teCO2 70-73%

(importations sur les

côtes + 10 / 30 % )

Ajustement aux

frontières

Ponssard

(2008)

Ciment, UE, modèle

sectoriel avec inves-

tissement et cycles

économiques

30 €/teCO2 0% à court terme

56 % après ajuste-

ment à la baisse des

investissements

-

Fischer et

Fox (2009)

Secteurs de la

base de données

GTAP, États-Unis et

Canada, équilibre

partiel, paramètres

calibrés à partir d’un

MEGC

50 USD/tC Taux de fuites liées

au changement dans

la production :

57% (pétrole et

produits à base de

charbon), 6% (chimie,

caoutchouc et pro-

duits plastiques), 14%

(acier), 2%(papier,

pulpe de papier et

édition), 14% (pro-

duits minéraux).

Allocation gratuite

basée sur la pro-

duction

Ajustement aux fron-

tières (3 designs)

Monjon et

Quirion

(2010)

Acier, aluminium, ci-

ment, EU ETS, 2016,

équilibre partiel.

Prix déterminé de

façon endogène

pour une réduction

en 2016 de 15% des

émissions (/émis-

sions de 2005)

Taux de fuite : 9,3%

(acier), 26,3% (alumi-

nium), 7,5% (ciment)

Baisse du niveau

de production dans

l’UE : -7,9% (acier),

-13,6% (aluminium),

-22,5% (ciment)

Allocation gratuite

basée sur la produc-

tion (3 designs)

Ajustement aux fron-

tières (5 designs)

On peut constater que les taux de fuites de carbone sont très élevés. En valeur absolue, l’ampleur des fuites restent néanmoins limitée. L’enjeu est donc principale-ment un enjeu de compétitivité : baisse de profits et/ou d’activités sur les sites exposés et risque de délocalisation à terme vers des zones non affectées par les politiques climatiques.

Sans entrer dans le détail de l’ensemble des analyses citées, les modèles sectoriels permettent d’avoir une compréhension fine des évolutions à attendre au niveau d’un secteur, en identifiant en particulier certaines variables clefs. Par exemple, le ciment est un matériau lourd et donc cher à transporter, en particulier par la route. Certaines régions peuvent donc être relativement protégées de la concurrence étrangère. En revanche, la proximité d’un port facilite la concurrence étrangère. Demailly et Qui-rion (2006) tiennent compte de ces éléments dans un modèle spatial de commerce international divisant le monde en 47 zones de production. Ils modélisent les coûts

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170 Économie du climat – Partie III

de transports, la présence de ports maritimes et les capacités de production existantes dans chaque zone représentée dans le modèle. Le modèle permet alors de quantifier la baisse de la production domestique dans les différents pays ayant pris des engage-ments quantitatifs de réduction de leurs émissions, compte tenu de la plus ou moins grande proximité des pays sans engagement.

Dans la même veine, Ponssard et Walker (2008) construisent un modèle dans lequel ils distinguent dans l’UE les zones continentales des zones côtières, ces der-nières étant plus exposées à la concurrence étrangère en raison de coûts de transport par la mer moins élevés que par la route. Le prix du carbone pèse alors surtout sur les zones côtières et change les arbitrages production domestique/importations dans les choix de capacités. A court terme, le taux moyen d’importations passe de 13 % à 25 % dans les zones côtières, et de 8 % à 18 % en moyenne dans l’UE. Le taux de fuite de carbone, défini ici comme le ratio hausse des importations sur baisse de la production dans l’UE, est de l’ordre de 70 % quand le prix du CO2 se situe entre 30 et 50 €/t.

Ponssard (2008) analyse l’impact d’une politique unilatérale de l’UE sur les choix de capacité de long terme des entreprises cimentières européennes en s’appuyant sur le modèle décrit dans l’encadré 3. Les cimentiers européens sont généralement des firmes multinationales pouvant choisir d’augmenter leurs capacités de production à l’intérieur ou à l’extérieur de l’UE. Les importations peuvent alors jouer le rôle de « ré-serves de capacité » pour faire face à des hauts de cycle lorsque les capacités domes-tiques sont saturées. L’existence de la contrainte carbone dans l’UE peut alors inciter les cimentiers à favoriser l’extension de leurs capacités de production aux frontières de l’UE plutôt que d’augmenter leurs capacités dans l’UE. L’auteur trouve qu’à long terme la capacité de l’industrie cimentière pourrait baisser de 13 % dans l’UE, 5 % venant de la baisse de la demande européenne (effet prix sur la demande) et 8 % de la baisse de compétitivité de l’industrie européenne et des relocalisations correspondantes. En haut de cycle, l’UE pourrait alors importer jusqu’à 24 % du ciment qu’elle consomme.

3.3. L’efficacité des options « anti-fuite »Pour chaque option, plusieurs modalités d’application existent. L’évaluation de leur

efficacité à limiter les fuites de carbone impose donc de déterminer quel design per-met de diminuer le plus ces fuites, ainsi que de comparer les options entre elles.

En matière d’allocation gratuite, dans le cadre d’un marché de permis aux États-Unis, Fischer et Fox (2004) montrent qu’une allocation gratuite, conditionnelle à l’acti-vité d’une entreprise et basée sur ses émissions historiques, garantit une meilleure performance pour maintenir la production et limiter les fuites qu’une allocation gra-tuite forfaitaire, non-conditionnelle à l’activité d’une entreprise, mais impose un coût plus important aux autres secteurs. Demailly et Quirion (2006) comparent l’impact d’une allocation gratuite basée sur la production courante et d’une allocation gratuite basée sur les « droits du grand-père » (grandfathering). Pour un prix de 20 €/tCO2, le premier type d’allocation induit un niveau de fuites moins important mais également des réductions d’émissions de CO2 dans l’UE plus faibles. Au total, la baisse des émis-sions mondiales est très proche pour les deux types d’allocation, quoique légèrement plus forte pour une allocation gratuite basée sur les « droits du grand-père ».

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Compétitivité et fuites de carbone 171

L’efficacité d’un ajustement aux frontières est généralement bonne pour limiter les fuites de carbone, mais les analyses révèlent l’importance de certaines composantes de cet ajustement. En particulier, les performances varient en fonction du facteur d’émissions utilisé : le facteur d’émissions « moyen » de l’UE est généralement inférieur au facteur d’émissions étranger « moyen » et conduit à une baisse moins importante des fuites (Kuik et Hofkes, 2010 ; Alexeeva-Talebi et al., 2008b ; Fischer et Fox, 2009 ; Monjon et Quirion, 2010). Par ailleurs, le volet «  exportations  » de l’ajustement est important car, dans l’UE, certaines industries intensives en énergie sont exportatrices (Manders et Veenendaal, 2008 ; Alexeeva-Talebi et al., 2008a ; Monjon et Quirion, 2010).

Monjon et Quirion (2010) comparent les performances, d’une part, d’une alloca-tion gratuite basée sur la production courante et, d’autre part, d’un ajustement aux frontières, en faisant évoluer progressivement certaines composantes de ce dernier. L’ajustement aux frontières le plus complet, c’est-à-dire celui qui couvre à la fois les importations, les exportations, les émissions directes et indirectes, et qui est basé sur le facteur d’émissions étranger « moyen  » (niveau de l’ajustement pour les importa-tions) conduit à réduire le plus les fuites de carbone. Il y a même baisse des émissions dans les pays non-européens. Parmi les différentes configurations d’allocation gratuite basée sur la production courante, l’allocation qui mêle une distribution des permis par enchères pour le secteur électrique et une distribution gratuite de quotas aux secteurs exposés, et qui tient compte de leurs émissions directes et indirectes, limite le plus les fuites de carbone, mais est moins efficace que l’ajustement aux frontières le plus complet. En revanche, si l’objectif est de limiter les pertes de production dans l’UE, alors c’est l’allocation gratuite qui assure le meilleur résultat puisque l’ajustement aux frontières conduit à baisser la consommation européenne de biens intensifs en CO2, et donc leur production dans l’UE.

Une option alternative pour diminuer les fuites de carbone est de ne pas limiter l’utilisation de crédits internationaux (principalement le mécanisme de développement propre) qui donnent accès aux entreprises européennes à des potentiels d’abattement à coût faible. Les performances sont alors comparables à celles obtenues avec un ajus-tement aux frontières (Manders et Veenendaal, 2008 ; Alexeeva-Talebi et al., 2008b).

Enfin, un ajustement aux frontières conduit à imposer un surcoût aux secteurs qui n’en bénéficient pas, qu’ils soient inclus aussi dans le système de permis ou non (Man-ders et Veenendaal, 2008 ; Alexeeva-Talebi et al., 2008a et 2008b).

3.4. Quelle est l’ampleur réelle des fuites ? Encore peu d’impacts à ce stadeNous concluons cette revue de littérature sur les modèles par une discussion sur

les tentatives de mesures directes des fuites de carbone suite à la mise en place de politiques unilatérales. La faiblesse des résultats en la matière justifie pour l’instant l’importance accordée aux modélisations.

Les politiques climatiques, et plus encore l’utilisation d’un système de permis pour limiter les émissions de GES, sont en effet récentes et nous ne disposons que de peu de recul pour pouvoir évaluer quel a été leur impact sur l’industrie. Certes, il existe une littérature abondante sur l’effet du havre de pollution, qui porte sur l’effet margi-nal du durcissement d’une politique environnementale dans un pays sur les décisions

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172 Économie du climat – Partie III

d’implantations et les flux commerciaux vers ce pays, qui reste néanmoins assez peu conclusive. Par ailleurs, la spécificité de la question climatique incite à transposer avec précaution les éventuelles conclusions obtenues à partir d’analyses d’autres types de polluants ou d’autres industries. Ainsi, le marché de permis d’émissions de SO2 mis en place aux États-Unis à partir de 1995 a été beaucoup analysé lors de la mise en place du marché européen des émissions de GES. De l’expérience américaine, on retient souvent que les coûts d’abattement ont été beaucoup plus faibles que prévus et que la contrainte globale sur les émissions a été atteinte plus tôt que prévu (Ellerman et al., 2000). Mais cette expérience ne nous renseigne pas sur les enjeux de compétitivité, car elle ne concerne que le secteur électrique.

L’expérience de six pays européens qui ont conduit une réforme fiscale environ-nementale (RFE) introduisant des taxes sur le CO2, et touchant souvent l’industrie, au cours de la période 1995-2005 est certainement plus pertinente pour notre propos. Barker et al. (2007) ont testé l’impact de ces REF sur les prix relatifs des produits des industries intensives en énergie et sur les flux commerciaux intra-européens de ces mêmes industries. Les auteurs trouvent que les RFE ont peu d’effet sur les importa-tions et exportations intra-UE : la différence entre un scénario simulé dans lequel il n’y aurait pas de RFE et ce qui s’est passé est évaluée entre -0,3 % et 0,3 % , ce qui sug-gère qu’il n’y a pas eu de fuites de carbone vers les autres pays européens. Au final, les auteurs concluent qu’il n’y a pas de fuites de carbone, même au niveau sectoriel. Le seul secteur qui voit sa production baisser est le secteur des métaux de base en Allemagne et au Royaume Uni. Les auteurs reconnaissent aussi que l’absence de fuites de carbone vient surement que les taxes sur l’énergie dans les RFE sont très faibles et n’induisent pas un surcoût suffisant pour compenser le coût de la relocalisation.

Ellerman et al. (2010) ont la même conclusion pour le système européen de permis d’émissions de GES : ils testent l’impact du prix des quotas sur les importations nettes de l’UE 27 de quelques secteurs considérés comme exposés au risque de fuites de carbone (ciment, acier, raffinage et aluminium) au cours de la première période (2005-2007) du système et ne trouvent aucun effet. Encore ici, l’absence d’effet peut être liée à la faiblesse de la contrainte. Rappelons que la première période a été caractérisée par une sur-allocation quasi-généralisée conduisant à un prix du quota presque nul à la fin de la période. Par ailleurs, la période testée est très courte. Les enjeux de compétitivité portent sur le long terme et ne pourraient apparaitre qu’après plusieurs années, avec par exemple le non-renouvellement d’usines obsolètes et la délocalisa-tion éventuelles des investissements.

En revanche, une analyse récente trouve que le protocole de Kyoto a influencé fortement le commerce entre les pays qui ont pris des engagements quantitatifs de réduction de leurs émissions et ceux sans engagement. Aichele et Felbermayr (2010) construisent une équation de gravité représentant le contenu-CO2 des échanges com-merciaux entre pays et examinent, sur la période 1995-2005, l’évolution de ces flux de CO2, selon que le pays a pris un engagement quantitatif dans le cadre du protocole de Kyoto ou pas. Ils trouvent que, lorsqu’un pays a pris un engagement, ses « impor-tations de CO2 » provenant de pays sans engagement sont plus importantes de 10 %. Cet effet est encore plus fort dans les secteurs très intensifs en CO2. A l’inverse, ses « exportations de CO2 » vers les pays sans engagement sont moins fortes du fait du pro-

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Compétitivité et fuites de carbone 173

grès technologique. Les auteurs concluent donc que le protocole de Kyoto a conduit à des fuites de carbone substantielles mais que son effet total sur le contenu-CO2 du commerce international a été seulement mineur.

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