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418 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 explication à la disparition de la LSA, concurrencée, dans le contexte de la guerre, par des Ligues de consommateurs populaires qui luttent contre la vie chère, ainsi que par les Ligues patriotiques. Les attaques des catholiques et le décès d’Henriette Brunhes ont également contribué à l’effacement de la LSA. Ce livre a un aspect monographique, mais défend explicitement une thèse sur la « circulation » d’idées et de pratiques entre pays, mais aussi entre catholicisme américain libéral et franc ¸ais, entre catholiques et républicains, entre femmes et hommes. Les sociologues du travail trouveront dans cet ouvrage de quoi alimenter des questions de genre, d’action collective et de méthode d’enquête sur le travail. Trois questions peuvent être discutées avec l’historienne. L’auteur d’une Histoire de la Consommation 1 rappelle que la Belle Époque constitue un moment charnière vers la « consommation de masse » (p. 16). En outre, le travail et son trai- tement social connaissent eux aussi des transformations phénoménales durant le demi-siècle saisi dans cette Histoire. Or, curieusement, elles ne sont pas citées comme pouvant affecter significati- vement les pratiques militantes de la LSA et son destin, comme si les formes d’action collective étaient indifférentes à l’évolution sociale de leurs objets. Un autre silence peut aiguiser la curiosité du sociologue du travail. La LSA postule que le consommateur est responsable, voire coupable, des mauvaises conditions de travail des ouvriers et employés. L’employeur est réputé ne rien pouvoir faire si les clients persistent à acheter bon marché. Étonnement, donc, cette représentation duelle de la régulation des conditions de travail domine à une époque les rapports salariaux et marchands se diffusent largement. La genèse, la sociologie et l’étendue de cette conception seraient intéressantes à retracer et à situer par rapport à celles qui intègrent aussi les employeurs, les syndicats, les partis politiques et l’État dans l’analyse des rapports de force. Enfin, l’auteur emploie l’expression de « travail militant ». L’activité critique d’enquête, de prise de parole, d’organisation, d’éducation est incontestablement une activité. Mais la qualifica- tion de l’action collective organisée comme « travail », pour n’être ni indigène ni théorisée, peut être intéressante à discuter sociologiquement, hier comme aujourd’hui. Ce livre aborde des questions sociales toujours vives, sur le « sang et la sueur » contenus dans les produits marchands. Il contribue utilement à rappeler l’épaisseur historique de la critique sociale du rapport entre travail et consommation. Marie-Anne Dujarier Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (UMR CNAM/CNRS), université Sorbonne-nouvelle Paris III, 55, rue de Turbigo, 75003 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 26 juillet 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.07.007 Reconnecting Marketing To Markets, L. Araujo, J. Finch, H. Kjellberg (Eds.). Oxford University Press, Oxford (2010). 276 p. Reconnecter le marketing aux marchés, telle est l’ambition de Luis Araujo, John Finch et Hans Kjellberg, dans un ouvrage dont la force est de présenter un ensemble d’études de 1 Chessel, M.-E., 2012. Histoire de la consommation. Coll. « Repères », La Découverte, Paris.

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explication à la disparition de la LSA, concurrencée, dans le contexte de la guerre, par des Ligues deconsommateurs populaires qui luttent contre la vie chère, ainsi que par les Ligues patriotiques. Lesattaques des catholiques et le décès d’Henriette Brunhes ont également contribué à l’effacementde la LSA.

Ce livre a un aspect monographique, mais défend explicitement une thèse sur la « circulation »d’idées et de pratiques entre pays, mais aussi entre catholicisme américain libéral et francais, entrecatholiques et républicains, entre femmes et hommes. Les sociologues du travail trouveront danscet ouvrage de quoi alimenter des questions de genre, d’action collective et de méthode d’enquêtesur le travail. Trois questions peuvent être discutées avec l’historienne.

L’auteur d’une Histoire de la Consommation1 rappelle que la Belle Époque constitue unmoment charnière vers la « consommation de masse » (p. 16). En outre, le travail et son trai-tement social connaissent eux aussi des transformations phénoménales durant le demi-siècle saisidans cette Histoire. Or, curieusement, elles ne sont pas citées comme pouvant affecter significati-vement les pratiques militantes de la LSA et son destin, comme si les formes d’action collectiveétaient indifférentes à l’évolution sociale de leurs objets.

Un autre silence peut aiguiser la curiosité du sociologue du travail. La LSA postule que leconsommateur est responsable, voire coupable, des mauvaises conditions de travail des ouvrierset employés. L’employeur est réputé ne rien pouvoir faire si les clients persistent à acheter bonmarché. Étonnement, donc, cette représentation duelle de la régulation des conditions de travaildomine à une époque où les rapports salariaux et marchands se diffusent largement. La genèse, lasociologie et l’étendue de cette conception seraient intéressantes à retracer et à situer par rapport àcelles qui intègrent aussi les employeurs, les syndicats, les partis politiques et l’État dans l’analysedes rapports de force.

Enfin, l’auteur emploie l’expression de « travail militant ». L’activité critique d’enquête, deprise de parole, d’organisation, d’éducation est incontestablement une activité. Mais la qualifica-tion de l’action collective organisée comme « travail », pour n’être ni indigène ni théorisée, peutêtre intéressante à discuter sociologiquement, hier comme aujourd’hui.

Ce livre aborde des questions sociales toujours vives, sur le « sang et la sueur » contenus dansles produits marchands. Il contribue utilement à rappeler l’épaisseur historique de la critiquesociale du rapport entre travail et consommation.

Marie-Anne DujarierLaboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (UMR CNAM/CNRS),

université Sorbonne-nouvelle Paris III, 55, rue de Turbigo, 75003 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 26 juillet 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.07.007

Reconnecting Marketing To Markets, L. Araujo, J. Finch, H. Kjellberg (Eds.). OxfordUniversity Press, Oxford (2010). 276 p.

Reconnecter le marketing aux marchés, telle est l’ambition de Luis Araujo, John Finchet Hans Kjellberg, dans un ouvrage dont la force est de présenter un ensemble d’études de

1 Chessel, M.-E., 2012. Histoire de la consommation. Coll. « Repères », La Découverte, Paris.

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cas solidement (en)cadrées par quatre textes d’explicitation du projet (préface/introduction,commentaire/conclusion).

Le livre s’ouvre ainsi sur une charge portée par des chercheurs en marketing contre les carencesde leur discipline et une exhortation à transformer la recherche dans ce domaine. Dans le marketingcontemporain, soulignent-ils, les marchés sont vus comme une collection d’acheteurs effectifset potentiels, et le marketing se présente comme un ensemble de techniques visant à réguler latemporalité, le niveau et la nature de la demande. Les auteurs de l’ouvrage proposent au contraire,en empruntant à la sociologie des sciences et des techniques (et plus précisément à la théorie del’acteur-réseau), d’observer le rôle du marketing dans le cadrage des marchés en partant pour celade quatre propositions : les marchés sont le résultat concret et provisoire d’efforts organisationnels ;les échanges marchands requièrent un cadrage ; les agents marchands sont des collectifs hybrides ;les théories économiques et le savoir marketing, enfin, sont performatifs.

Dix chapitres composent le cœur de l’ouvrage, déployant le programme de recherche dansdes études empiriques variées, portant sur différents produits et services marchands — les pro-duits « à faire soi-même » (chap. 1), les produits électroniques (chap. 3), les produits alimentaires(chap. 4, chap. 6), l’essence (chap. 5), le gaz (chap. 8), le transport aérien (chap. 6, chap. 9), lesproduits du commerce équitable (chap. 10). . . — et sur différents lieux de construction des mar-chés — depuis les rayons d’une épicerie (chap. 2), jusqu’au bureau de lobbying d’une Chambrede commerce (chap. 7). Tous les chapitres mettent ainsi en évidence la facon dont les pratiquesmarketing modèlent les marchés, avec une attention particulière à la dimension matérielle desobjets (chapitres 1, 2 et 3), aux pratiques métrologiques (chapitres 4, 5 et 8), mais aussi au rôledes acteurs politiques (chapitres 7, 8, 9 et 10) et à celui des théories (chapitre 1, 8 et 9).

L’intérêt de l’ouvrage est double.D’abord, on y trouvera une contribution importante aux travaux contemporains, en sociologie

économique, sur la construction des marchés, et plus précisément sur le rôle joué par les profes-sionnels du marché et par les équipements (matériels et cognitifs) dans la qualification des biens.Les études de cas alimentent ainsi le courant qui, dans la lignée de Michel Callon, a entreprisl’étude des marchés comme agencements sociotechniques, de la performativité des théories surles pratiques, et in fine de la « valuation » des biens marchands (pour reprendre le terme utilisépar M. Callon dans sa postface à l’ouvrage dirigé par F. Vatin1).

Dans une perspective d’étude des marchés concrets, les chapitres empiriques montrent ainsid’abord avec beaucoup de précision le travail de mise en forme de la scène marchande. C’est le casde Franck Cochoy (chap. 2) lorsqu’il étudie l’évolution des équipements (vitrines, rayonnages,charriots, mais aussi packaging et marques, etc.) utilisés dans les épiceries américaines de lapremière moitié du xxe siècle, de Johan Hagberg (chap. 3) lorsqu’il examine les configurationsd’échange en fonction du mode d’interaction entre l’acheteur et le vendeur (commercialisationde produits électroniques en ligne ou via un self-service en entrepôt) ou encore de Hans Kjellberg(chap. 9) lorsqu’il étudie le programme « grands voyageurs » de la compagnie aérienne SAScomme un dispositif spécifique de cadrage de la relation entre l’acheteur et le vendeur. D’autresfacons de formater les échanges, au-delà de la stricte scène marchande, résultent de l’interventionde tiers. C’est ce que montrent Liv Fries (chap. 7) en examinant la facon dont une Chambrede commerce fait la médiation entre des entreprises et des acteurs politiques, Thomas Reverdy(chap. 8) en décrivant la prolifération de nouveaux dispositifs marchands (formes de contrats, de

1 Vatin, F. (Ed.), 2013. Évaluer et valoriser. Une sociologie économique de la mesure. Presses Universitaire du Mirail,Toulouse, 352 p.

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calcul des prix, etc.) en même temps que de nouveaux acteurs (consultants, analystes financiers,etc.) au moment de l’ouverture du marché européen du gaz naturel, ou encore John Finch et SusiGeiger (chap. 6) lorsqu’ils évoquent le rôle des médias dans la mise en cause du modèle de calcullow cost développé par Ryan Air.

Ensuite, les chapitres illustrent le fait que la « valuation » (i.e. évaluation et valorisation) desbiens ne peut être réduite au seul moment de la rencontre d’une offre et d’une demande (autour d’unprix). Ainsi, Sophie Dubuisson-Quellier (chap. 4) décrit le processus de « qualification » (i.e. ladétermination de caractéristiques valorisées) des produits alimentaires — en l’occurrence par ceuxqui les mettent sur le marché — comme une démarche toujours renouvelée, impliquant différentstypes de professionnels et de procédures, et conduisant à une pluralité de qualifications. L’étude dumarché très particulier des produits du commerce équitable conduite par Daniel Neyland et ElenaSimakova (chap. 10) permet quant à elle d’observer non seulement la facon dont — contrairementaux présupposés du marketing conventionnel — « ce n’est pas un produit qui est lancé dans lemonde, c’est un monde qui est lancé dans un produit » (p. 220), mais également la pluralitédes manières d’aborder cette hybridation. Frank Azimont et Luis Araujo (chap. 5) complètentl’examen de la double question de la pluralité des qualifications et des valeurs associées enétudiant les fondements et effets de l’évolution des indicateurs de performance utilisés par uneentreprise pétrolière. Enfin, orienté davantage vers l’aval de la scène marchande, le chapitre deElizabeth Shove et Luis Araujo (chap. 1) sur les produits à faire soi-même (Do it yourself) montrecombien les frontières entre la production et la consommation sont à la fois floues et mouvantes,et combien la valeur d’un objet, loin de pouvoir être pensée en amont de son usage (sur le seulmode de l’acquisition), est totalement dépendante de sa mobilisation dans des pratiques concrètesde consommation.

Le premier apport de l’ouvrage est donc bien d’offrir un éclairage stimulant, adossé à des étudesde cas très étayées, sur la construction des marchés et de la valeur marchande ; il ouvre à cet égardla voie à une réflexion sur la valeur économique qui s’émanciperait de la seule observation ducadrage marchand, pour examiner aussi la construction de la valeur des biens dans les sphères deproduction et de consommation.

Dans une autre perspective, et si l’on considère non plus les développements mais le projetmême de l’ouvrage, on y trouvera par ailleurs un objet très intéressant du point de vue de l’histoiredu marketing. Reconnecting Marketing to Markets se présente en effet comme une nouvelle étapedans la (re)construction d’une « discipline du marché », dont toute l’histoire est déjà celle d’unpositionnement compliqué au cœur d’un « marché des disciplines ».2

Le projet des coordonnateurs de l’ouvrage est d’opérer un changement de paradigme pourleur discipline, rompant avec l’essor du marketing management et de la consumer research, pourrenouer avec le projet de pionniers qui, comme Wroe Alderson3, entendaient faire du marketingune science qui « explique comment les marchés fonctionnent » (p. 3). Et plutôt que de retournervers une approche fonctionnaliste des marchés comme institutions, ils défendent ici une approcheconstructiviste des marchés concrets, déployée dans les dix études empiriques.

Il est alors frappant de noter que, si le dessein de l’ouvrage est exposé par des chercheurs enmarketing, le commentaire des cas est en revanche celui d’un sociologue des marchés, MichelCallon lui-même, presque surpris du projet entrepris par la discipline voisine (« pourquoi rêver

2 Pour reprendre la formule de Franck Cochoy dans : Cochoy, F., 1999. Une histoire du marketing. Discipliner l’économiede marché. La Découverte, Paris, 392 p.

3 Alderson, W., 1965. Dynamic Marketing Behavior: A functionalist Approach to Marketing. Richard D. Irwin, Home-wood (IL), 383 p.

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d’une autre forme de marketing ? » écrit-il p. 224), mais qui s’y rallie bien volontiers, a for-tiori compte tenu de la convergence explicite de ce projet avec son propre programme derecherche. Celui-ci propose ainsi de redéfinir le marketing, non plus comme « l’activité, l’ensembled’institutions, et les processus pour créer, communiquer, délivrer et échanger des biens qui ontune valeur pour les consommateurs, clients, partenaires et la société en général » (définition rete-nue par l’American Marketing Association en 2007, citée p. 224) mais comme « art et science ducadrage marchand » (ainsi qu’est intitulé son commentaire, p. 224) : comme art, il renvoie alorsau travail de conception, d’expérimentation et d’implémentation d’agencements sociotechniquesmarchands ; comme science, il consiste à examiner cet art et ses effets performatifs sur les marchés.

En bout de course, le lecteur de Reconnecting Marketing to Markets ne peut qu’être saisi par laquestion des frontières disciplinaires. Les contributeurs de l’ouvrage, qu’ils soient sociologues ouchercheurs en marketing, forment une communauté que l’on pourra volontiers regrouper autourde l’idée de social studies of markets and marketing. Dès lors, on est conduit à s’interroger surl’évolution disciplinaire sous-tendue par leur projet de révision du marketing : s’il doit devenir lascience des agencements du marché, le marketing a-t-il vocation à se fondre dans la sociologiedes marchés (ou l’inverse) ?

Pauline Barraud de LagerieIRISSO (UMR 7170), université Paris-Dauphine, place du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny,

75775 Paris cedex 16, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 26 juillet 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.07.008

Événements et sécurité, les professionnels des climats urbains, D. Boullier, S. Chevrier, S.Juguet. Presses des Mines, Paris (2012). 232 p.

Cet ouvrage se compose de trois monographies originales éclairant un aspect mal connu dela gestion pratique de l’ordre dans la ville : une rencontre de football à Nantes, un festival demusique à Rennes, une manifestation de rue à Nantes. À l’aide d’observations commando, deséquipes de sociologues immergées dans les événements, dont on redoute les moments de possiblebasculement, traquent en temps réel actes et points de vue des professionnels concernés par lamise en ordre des publics turbulents.

L’originalité de la démarche d’objectivation de ce policing en action réside moins dans lerecours à une méthode ethno-méthodologique ou à une approche d’anthropologie cognitive,que dans le paradigme inhabituel où elle est pensée. « [Veillant] à prendre en compte leurs [lesprofessionnels] compétences, leurs méthodes, leurs outils, leurs catégories mobilisées durantl’événement pour faire tenir le sens des situations et organiser la coopération et le partage de cesens » (p. 27), les trois auteurs situent leur épistémologie dans le sillon de l’école de l’acteur-réseauet de l’innovation de Bruno Latour et Michel Callon. Il faut les créditer d’avoir cherché à l’adapterau vaste domaine du policing, chasse trop largement gardée des historiens, juristes de l’État oupolitistes avec lesquels ils prennent leur distance, parfois même en s’excusant. Pour justifier laplus-value de leurs enquêtes à cette dimension particulière d’une « société en train de se faire », ilsmodélisent des phénomènes d’ambiance urbaine comme produits d’une confrontation temporaireentre circonstances techniques, dispositifs humains et contraintes architecturales. Ces momentssont en général assez difficilement saisissables et par suite négligés par les analystes, parce que