Comptes rendus

2
Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 547 Horacio Ortiz Centre de sociologie de l’innovation (UMR 7185), Mines ParisTech, 60, boulevard Saint-Michel, 75006 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 18 octobre 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.010 Les enseignants et le genre. Les inégalités hommes–femmes dans l’enseignement du second degré en France et en Angleterre, M.-P. Moreau. PUF, Paris (2011). 192 p Rares sont les enquêtes sociologiques franc ¸aises tout au moins qui étudient le monde professionnel enseignant sous l’angle du genre. Les travaux pionniers de Marlaine Cacouault- Bitaud demeuraient, à ce titre, relativement isolés en la matière. L’ouvrage de Marie-Pierre Moreau comble en cela un vide scientifique évident et l’approche comparative retenue (France/Angleterre) lui permet d’apporter une contribution originale en sociologie du travail. S’appuyant sur les principaux résultats d’une solide enquête de terrain réalisée entre 2005 et 2008 dans le cadre d’une thèse de sociologie, la recherche menée par cette chercheuse de l’université du Bedfordshire au Royaume-Uni s’organise autour d’une démonstration de la prégnance du genre en tant que structurant des parcours professionnels des enseignant(es) du second degré. L’ouvrage se donne alors pour objectif de déconstruire, point par point, l’image solidement ancrée dans l’imaginaire collectif d’une profession « havre d’égalité », en partie du fait de sa (relative) surreprésentation numérique féminine. Inspirée des théories anglo-saxonnes en termes de « contrats de genre », l’auteur commence par une présentation comparée des cadres de vie des enseignant(es). Par-delà l’empreinte du genre marquant les expériences de vie au sein des deux contextes sociétaux, de notables différences surgissent de l’analyse, faisant apparaître l’Angleterre sous un jour moins favorable que la France : segmentation (légèrement) plus marquée du marché du travail ; prégnance de la norme du temps partiel féminin renvoyant aux fameuses mommy tracks (ou carrières singulièrement dévaluées des femmes devenues mères) ; « conciliation » de la vie professionnelle et familiale bien plus conflictuelle. Cette approche macro-sociale indiquant la place idéale accordée aux femmes sur le marché de l’emploi nous rappelle un constat : en dépit de politiques d’égalité timides et peu efficaces, la France fait partie des pays de l’Union européenne les mieux dotés en matière de service public de la petite enfance, permettant aux femmes tout au moins diplômées d’adopter des comportements d’activité relativement proches de ceux de leurs homologues masculins après la naissance de leur(s) enfant(s). Mais c’est du point de vue de la mise en perspective du mode de fonctionnement et de la structuration du groupe professionnel enseignant que la comparaison France/Angleterre se révèle la plus riche. La féminisation du métier (relativement similaire dans les deux pays) n’a pas fait disparaître les écarts sexués dans l’accès aux positions les plus prestigieuses qui sont aussi les mieux rémunérées. Pour autant, M.-P. Moreau nous montre qu’en début de carrière, les identités professionnelles, centrées sur la dimension d’excellence en France et « pastorale » (ou relation- nelle) en Angleterre, surplombent les expériences du genre. L’interprétation vocationnelle des logiques d’entrée dans un métier pensé comme féminin est ainsi déconstruite : indépendamment du sexe d’appartenance, c’est la passion et la réussite disciplinaire qui gouvernent les logiques d’entrée dans la profession en France, le goût pour le travail auprès des jeunes en Angleterre. Le phénomène de sur-sélection des filles opère cependant dans les deux pays, les enseignantes ayant eu des trajectoires scolaires et universitaires généralement plus brillantes que leurs homologues

Transcript of Comptes rendus

Page 1: Comptes rendus

Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 547

Horacio OrtizCentre de sociologie de l’innovation (UMR 7185), Mines ParisTech, 60, boulevard

Saint-Michel, 75006 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 18 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.010

Les enseignants et le genre. Les inégalités hommes–femmes dans l’enseignement du seconddegré en France et en Angleterre, M.-P. Moreau. PUF, Paris (2011). 192 p

Rares sont les enquêtes sociologiques — francaises tout au moins — qui étudient le mondeprofessionnel enseignant sous l’angle du genre. Les travaux pionniers de Marlaine Cacouault-Bitaud demeuraient, à ce titre, relativement isolés en la matière. L’ouvrage de Marie-Pierre Moreaucomble en cela un vide scientifique évident et l’approche comparative retenue (France/Angleterre)lui permet d’apporter une contribution originale en sociologie du travail. S’appuyant sur lesprincipaux résultats d’une solide enquête de terrain réalisée entre 2005 et 2008 dans le cadred’une thèse de sociologie, la recherche menée par cette chercheuse de l’université du Bedfordshireau Royaume-Uni s’organise autour d’une démonstration de la prégnance du genre en tant questructurant des parcours professionnels des enseignant(es) du second degré. L’ouvrage se donnealors pour objectif de déconstruire, point par point, l’image solidement ancrée dans l’imaginairecollectif d’une profession « havre d’égalité », en partie du fait de sa (relative) surreprésentationnumérique féminine.

Inspirée des théories anglo-saxonnes en termes de « contrats de genre », l’auteur commence parune présentation comparée des cadres de vie des enseignant(es). Par-delà l’empreinte du genremarquant les expériences de vie au sein des deux contextes sociétaux, de notables différencessurgissent de l’analyse, faisant apparaître l’Angleterre sous un jour moins favorable que la France :segmentation (légèrement) plus marquée du marché du travail ; prégnance de la norme du tempspartiel féminin renvoyant aux fameuses mommy tracks (ou carrières singulièrement dévaluéesdes femmes devenues mères) ; « conciliation » de la vie professionnelle et familiale bien plusconflictuelle. Cette approche macro-sociale indiquant la place idéale accordée aux femmes surle marché de l’emploi nous rappelle un constat : en dépit de politiques d’égalité timides et peuefficaces, la France fait partie des pays de l’Union européenne les mieux dotés en matière de servicepublic de la petite enfance, permettant aux femmes — tout au moins diplômées — d’adopter descomportements d’activité relativement proches de ceux de leurs homologues masculins après lanaissance de leur(s) enfant(s).

Mais c’est du point de vue de la mise en perspective du mode de fonctionnement et de lastructuration du groupe professionnel enseignant que la comparaison France/Angleterre se révèlela plus riche. La féminisation du métier (relativement similaire dans les deux pays) n’a pas faitdisparaître les écarts sexués dans l’accès aux positions les plus prestigieuses qui sont aussi lesmieux rémunérées. Pour autant, M.-P. Moreau nous montre qu’en début de carrière, les identitésprofessionnelles, centrées sur la dimension d’excellence en France et « pastorale » (ou relation-nelle) en Angleterre, surplombent les expériences du genre. L’interprétation vocationnelle deslogiques d’entrée dans un métier pensé comme féminin est ainsi déconstruite : indépendammentdu sexe d’appartenance, c’est la passion et la réussite disciplinaire qui gouvernent les logiquesd’entrée dans la profession en France, le goût pour le travail auprès des jeunes en Angleterre. Lephénomène de sur-sélection des filles opère cependant dans les deux pays, les enseignantes ayanteu des trajectoires scolaires et universitaires généralement plus brillantes que leurs homologues

Page 2: Comptes rendus

548 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573

masculins. Et si les logiques de genre freinant la progression des femmes dans la hiérarchie pro-fessionnelle enseignante se renforcent au fil de la carrière, elles paraissent davantage reconnuesen Angleterre, que ce soit de la part des pouvoirs publics comme des enseignants eux mêmes.

L’ouvrage suggère aussi des proximités permanentes dans les deux pays, comme celle dumaintien de la division sexuelle du travail domestique et de care (entendu comme le soin apportéaux personnes dépendantes, enfants, aînés, handicapés, malades). Prenant le contre-pied des tra-vaux comparatifs d’Abigail Gregory et Jan Winterbank qui pointaient une plus forte participationdes hommes anglais que francais au travail domestique en raison du faible développement desservices publics dans leur pays1, le travail de M.-P. Moreau montre que celle-ci est tout aussilimitée en Angleterre qu’en France. Mais de part et d’autre de la Manche, les conséquences decette inégale répartition du travail productif et reproductif sur la carrière professionnelle diffèrent :tandis que les enseignantes francaises parviennent très majoritairement à se maintenir en emploilorsqu’elles ont des enfants, et sur le mode d’un temps plein, l’adoption d’un temps partiel, ainsiqu’un retrait momentané du marché de l’emploi, apparaît comme un passage quasi obligé desmères enseignantes anglaises. Ce phénomène serait, selon l’auteur, à relier aux responsabilitésqui incombent aux enseignants au sein de leurs établissements, plus variées et plus chronophagesen Angleterre qu’en France.

On pourra s’étonner que l’ouvrage laisse dans l’ombre le caractère dynamique de l’évolutiondes rapports de genre et la pluralité des parcours biographiques. Les leviers de changement, per-ceptibles au travers d’histoires de vie ou de logiques individuelles, sont ainsi évincés de l’analyse.Mais la multiplicité des niveaux de comparaison présente dans l’ouvrage (deux pays, deux sys-tèmes éducatifs, deux sexes), associée au faible nombre de recherches sur ce thème, rendait sansdoute difficile l’intégration d’une telle réflexion. Ces quelques remarques émises n’enlèvent rienà la grande qualité d’un livre de surcroît rigoureusement structuré, ponctué d’extraits d’entretiensrendant sa lecture agréable, et qui nous brosse une image plus complexe d’une profession sou-vent percue comme idéale pour les femmes. On saluera en outre la portée de la comparaisonpermettant de faire mieux ressortir les traits singuliers des deux systèmes enseignants et, dans lemême temps, de balayer toute conception essentialiste de la différence des sexes au travail. Encela, l’ouvrage de M.-P. Moreau offre aux sociologues de l’éducation, du travail ou des rapportssociaux de sexe, des pistes de recherche innovantes, et procure aux chercheurs intéressés par lemonde des knowledge workers l’envie d’approfondir l’analyse.

Julie JartyCentre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (CERTOP, UMR 5044), maison dela recherche, université Toulouse II-Le Mirail, bâtiment B26, 5, allées Antonio-Machado, 31058

Toulouse cedex 9, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 30 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.020

Les métamorphoses du paternalisme. Histoire, dynamiques et actualité, A. Lamanthe. CNRSÉditions, Paris (2011). 408 p.

En sociologie du travail, le paternalisme est un objet de recherche marginal, invisibilisépar la disqualification politique des univers traditionnels pendant les Trente Glorieuses et la

1 Gregory, A.,Windebank, J., 2000.Women’s work in Britain and France: practice theory and policy. MacMillan, Londres.