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552 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 flou qui aurait également mérité un travail de définition en utilisant les travaux sur les formes de résistance populaires. En durcissant l’appareil analytique, l’ouvrage aurait gagné en épaisseur et en capacité à persuader le lecteur. Romain Huret Université Lyon II/Institut universitaire de France & Mondes américains : sociétés, circulations, pouvoirs xv e xxi e siècles (UMR 8168)/École des hautes études en sciences sociales), 105, boulevard Raspail, 75006 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 29 octobre 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.013 Épreuves d’évaluation et chômage, F. Eymard-Duvernay (Ed). Octarès Éditions, Toulouse (2012). 222 pp. Dans la lignée notamment des travaux pionniers de Franc ¸ois Eymard-Duvernay et d’Emmanuelle Marchal sur le recrutement, cet ouvrage aborde la question cruciale des modes de sélection et, par là, d’exclusion potentielle sur le marché du travail. L’introduction et le premier chapitre (rédigés par F. Eymard-Duvernay) posent le cadre théorique de l’analyse de cette opéra- tion spécifique qu’est le « jugement de qualité », et ce dans ses différentes dimensions : cognitive (question de la mesure), éthique (car mettant en jeu une certaine conception du bien), politique (renvoyant à certains critères de justice) et sociale (impliquant une certaine communauté). La dévalorisation des personnes qui peut en résulter engendre un chômage d’exclusion, dont la prise en compte permet de compléter la vision purement quantitative du chômage keynésien, en cela qu’elle explique la composition du chômage et non pas simplement son niveau. Les quatre chapitres qui suivent présentent des travaux empiriques permettant d’éclairer ces processus d’évaluation et d’exclusion, saisis du point de vue des employeurs ou des intermédiaires du marché du travail, et du point de vue des personnes qui les subissent. Dans le chapitre 2, Guille- mette de Larquier et Emmanuelle Marchal analysent les procédures de recrutement en les traitant comme autant d’« épreuves » (au sens des travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot). Mobi- lisant l’enquête « Offre d’emploi et recrutement » (Ofer), elles montrent notamment comment, selon la catégorie socioprofessionnelle du poste à pourvoir (ouvrier, etc.), aussi bien les cri- tères mobilisés par les recruteurs (âges, genre, disponibilité, personnalité. . .) que les procédures « épreuves » utilisées (lettre de motivation, entretien individuel, test de personnalité. . .) peuvent différer. Une analyse logistique met en évidence des corrélations entre procédures utilisées et pénalisation à l’embauche de certains profils. Par exemple, les « jugements formalisés » (reposant sur le tri sélectif des candidats, des batteries de tests et au moins trois entretiens) ont tendance à pénaliser les plus de 50 ans. Dans le chapitre 3, Emmanuelle Marchal et Delphine Rémillon s’intéressent au lien entre les modes de valorisation du travail et les modes de recherche d’emploi. L’analyse textuelle d’entretiens biographiques réalisés auprès de chômeurs ayant entre 40 et 60 ans les amène à distinguer trois univers lexicaux, qui renvoient eux-mêmes aux trois types de mar- ché du travail distingués par l’analyse segmentationniste : les marchés du travail peu qualifiés ou « occasionnels », les marchés professionnels et les marchés internes. Elles montrent ensuite que, selon les marchés, les modes de recherche et d’accès à l’emploi diffèrent (par exemple : recours beaucoup plus important aux agences d’intérim sur les marchés occasionnels, aux réseaux sur les marchés professionnels). C’est aussi d’entretiens biographiques que part le chapitre 4, coordonné par F. Eymard-Duvernay et D. Rémillon, pour reconstituer de fac ¸on fine comment s’agencent les différentes épreuves et comment peuvent se mettre en place des processus d’exclusion, dès

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flou qui aurait également mérité un travail de définition en utilisant les travaux sur les formes derésistance populaires. En durcissant l’appareil analytique, l’ouvrage aurait gagné en épaisseur eten capacité à persuader le lecteur.

Romain HuretUniversité Lyon II/Institut universitaire de France & Mondes américains : sociétés,

circulations, pouvoirs xve–xxie siècles (UMR 8168)/École des hautes études en sciencessociales), 105, boulevard Raspail, 75006 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 29 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.013

Épreuves d’évaluation et chômage, F. Eymard-Duvernay (Ed). Octarès Éditions, Toulouse(2012). 222 pp.

Dans la lignée notamment des travaux pionniers de Francois Eymard-Duvernay etd’Emmanuelle Marchal sur le recrutement, cet ouvrage aborde la question cruciale des modes desélection – et, par là, d’exclusion potentielle – sur le marché du travail. L’introduction et le premierchapitre (rédigés par F. Eymard-Duvernay) posent le cadre théorique de l’analyse de cette opéra-tion spécifique qu’est le « jugement de qualité », et ce dans ses différentes dimensions : cognitive(question de la mesure), éthique (car mettant en jeu une certaine conception du bien), politique(renvoyant à certains critères de justice) et sociale (impliquant une certaine communauté). Ladévalorisation des personnes qui peut en résulter engendre un chômage d’exclusion, dont la priseen compte permet de compléter la vision purement quantitative du chômage keynésien, en celaqu’elle explique la composition du chômage et non pas simplement son niveau.

Les quatre chapitres qui suivent présentent des travaux empiriques permettant d’éclairer cesprocessus d’évaluation et d’exclusion, saisis du point de vue des employeurs ou des intermédiairesdu marché du travail, et du point de vue des personnes qui les subissent. Dans le chapitre 2, Guille-mette de Larquier et Emmanuelle Marchal analysent les procédures de recrutement en les traitantcomme autant d’« épreuves » (au sens des travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot). Mobi-lisant l’enquête « Offre d’emploi et recrutement » (Ofer), elles montrent notamment comment,selon la catégorie socioprofessionnelle du poste à pourvoir (ouvrier, etc.), aussi bien les cri-tères mobilisés par les recruteurs (âges, genre, disponibilité, personnalité. . .) que les procédures« épreuves » utilisées (lettre de motivation, entretien individuel, test de personnalité. . .) peuventdifférer. Une analyse logistique met en évidence des corrélations entre procédures utilisées etpénalisation à l’embauche de certains profils. Par exemple, les « jugements formalisés » (reposantsur le tri sélectif des candidats, des batteries de tests et au moins trois entretiens) ont tendanceà pénaliser les plus de 50 ans. Dans le chapitre 3, Emmanuelle Marchal et Delphine Rémillons’intéressent au lien entre les modes de valorisation du travail et les modes de recherche d’emploi.L’analyse textuelle d’entretiens biographiques réalisés auprès de chômeurs ayant entre 40 et 60 ansles amène à distinguer trois univers lexicaux, qui renvoient eux-mêmes aux trois types de mar-ché du travail distingués par l’analyse segmentationniste : les marchés du travail peu qualifiés ou« occasionnels », les marchés professionnels et les marchés internes. Elles montrent ensuite que,selon les marchés, les modes de recherche et d’accès à l’emploi diffèrent (par exemple : recoursbeaucoup plus important aux agences d’intérim sur les marchés occasionnels, aux réseaux sur lesmarchés professionnels). C’est aussi d’entretiens biographiques que part le chapitre 4, coordonnépar F. Eymard-Duvernay et D. Rémillon, pour reconstituer de facon fine comment s’agencentles différentes épreuves et comment peuvent se mettre en place des processus d’exclusion, dès

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l’enfance. Enfin, dans le cinquième et dernier chapitre, Yolande Benarrosh s’intéresse aux diffé-rentes figures de chômeurs qui « cadrent » ou « ne cadrent pas » avec les attentes normatives et lescritères évaluatifs, non plus des employeurs, mais des institutions du service public de l’emploi.Ces figures sont analysées en fonction du rapport des chômeurs à ces institutions, dont l’auteurmontre qu’il renvoie plus fondamentalement à la signification accordée au travail, et notammentaux attentes dont il est investi quand on est au chômage, ainsi qu’à la place et aux fonctions qu’ila occupées (ou occuperait) dans la vie des personnes concernées.

L’ouvrage est d’une grande richesse et constituera sans nul doute une référence dans sondomaine. On peut seulement peut-être regretter la complexité de certains développements théo-riques, qui convoquent de multiples auteurs et approches d’horizons divers pour les intégrer ou aucontraire s’y opposer, sans toutefois toujours convaincre complètement le lecteur de la cohérenceet du pouvoir heuristique du cadre d’analyse proposé. Cette complexité rend un peu ardue la lec-ture de certains chapitres. Cependant, les pistes ouvertes stimuleront aussi bien les économistesque les sociologues.

Jérôme GautiéInstitut des sciences sociales du travail (ISST), université de Paris-1, 16, boulevard Carnot,

92340 Bourg-la-Reine, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 25 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.012

Making Volunteers. Civic Life after Welfare’s End, N. Eliasoph. Princeton University Press,Princeton (2011). 336 p.

L’ouvrage de Nina Eliasoph poursuit l’enquête amorcée avec L’évitement du politique1 sur lesformes contemporaines de la culture politique dans la société américaine. L’ethnographe se penchesur ce qu’elle définit comme le versant social du néolibéralisme (plus souvent étudié dans sesaspects économiques), en s’intéressant aux nouvelles formes d’organisations civiques inscritessous la bannière de l’empowerment. L’ouvrage décrit pour cela le fonctionnement d’une séried’empowerment projects, ces projets participatifs qui entendent conduire des missions d’intérêtgénéral tout en émancipant ceux qui s’y engagent, grâce aux vertus politiques et morales de laresponsabilisation.

La richesse du matériau présenté tient à l’engagement en première personne de l’ethnographe,qui a pris part pendant cinq années, en tant que bénévole, aux activités d’un réseau hétérogène etmouvant de programmes sociaux, éducatifs et caritatifs, et en relate l’attractivité indéniable, maiségalement les impasses, le dogmatisme et la stérilité, parfois aux lisières de l’absurdité.

Les programmes étudiés sont divers dans leurs objets comme dans leurs publics : les interven-tions concernent aussi bien l’aide aux devoirs que d’autres formes de bénévolat communautaire,incluant la collecte et la distribution de nourriture pour les sans-abri, la distribution de jouets àNoël, l’organisation de festivités pour le Martin Luther King Day, l’organisation d’animationspour les enfants malades dans les hôpitaux, ou encore le ramassage de détritus sur les bords desroutes. Ces activités rassemblent trois groupes d’individus : des travailleurs sociaux profession-nels (paid workers) qui encadrent les activités des bénévoles et sont motivés, qualifiés, mais peu

1 N. Eliasoph, L’évitement du politique. Comment les Américains produisent l’apathie dans la vie quotidienne. Econo-mica, Coll. « Études sociologiques », Paris (2010) [traduit de l’anglais par C. Hamidi, édition originale : Avoiding Politics.How American produce apathy in everyday life, Cambridge University Press, 1998].