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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 401 Prisons sous tensions, G. Benguigui, F. Guilbaud, G. Malochet (Eds.). Coll. « Questions de société », Champ social, Paris (2011). 330 p. En avanc ¸ant l’hypothèse d’une tension fondamentale entre inertie et changements, entre ouver- ture et fermeture et entre sécurité publique et réinsertion, pour rendre compte de l’enracinement social des prisons franc ¸aises et de leur actualité, l’ouvrage dirigé par Georges Benguigui, Fabrice Guilbaud et Guillaume Malochet semble s’inscrire pleinement dans la filiation et la continuité de livres tels que ceux de Dominique Lhuilier et Claude Veil, de C. Faugeron, Antoinette Chauvenet et P. Combessie, ou encore celui Monique Seyler. 1 Ces questionnements font eux-mêmes écho à ceux soulevés par Michel Foucault dans Surveiller et Punir 2 qui a mis en évidence les apories fondamentales autour desquelles se seraient constituées les prisons franc ¸aises. Le philosophe tend en effet à opposer la redondance des critiques et de la thématique de la réforme de la prison, et le caractère pérenne de l’institution carcérale marquée par la continuité de son fonctionnement. Ce fonctionnement se fonderait notamment sur une gestion sociale des illégalismes profitable aux classes sociales dominantes (épargnées par la prison) et défavorable aux catégories sociales les plus défavorisées touchées massivement par l’incarcération, ainsi que sur des tensions entre discours tenus sur la réinsertion et ceux sur la nécessaire sécurisation des prisons. En résonnance avec ces différents travaux, les auteurs de Prisons sous tensions soutiennent ici l’hypothèse que les évolutions carcérales les plus récentes, telles que celles introduites par la loi du 24 novembre 2009 octroyant un certain nombre de droits fondamentaux aux détenus et dont l’application demeure toutefois sérieusement limitée par des considérations sécuritaires récurrentes, semblent répondre moins à des dynamiques profondes de changement qu’à des formes de continuité historique. La dimension intemporelle de la prison tiendrait ainsi à ses missions paradoxales articulées autour de la réhabilitation et de la contention qui tend à dominer. Les auteurs voient, dans le primat de la contention, autant la manifestation d’un mouvement répressif conjoncturel (attesté par l’inflation de la population pénitentiaire franc ¸aise, la construction de nouvelles prisons dont celles destinées aux mineurs, etc.) que la marque prégnante et intemporelle du paradigme de la sécurité publique qui tend à phagocyter les tentatives successives de réforme de l’administration pénitentiaire franc ¸aise et à renforcer son caractère non démocratique. C’est également à cette thèse que souscrivent les onze contributeurs de cet ouvrage divisé en quatre parties. Les contributeurs de la première partie d’orientation socio-historique et juridique proposent une analyse diachronique des réformes pénitentiaires qui ont jalonné l’histoire récente de l’administration pénitentiaire. Il est montré ici de fac ¸on innovante que les années 1970 font figure de tournant répressif et sécuritaire après la période plus libérale des Trente glorieuses ayant connu des mouvements de révoltes des détenus, la création de mouvements associatifs de contestation et l’adoption de réformes ayant valorisé la réhabilitation. C’est pourquoi il semblerait plus pertinent à Grégory Salle d’analyser les hybridations entre sécurité et réinsertion dans une perspective fou- caldienne de gouvernement des conduites que d’opposer ces deux notions. De la même manière, cette première partie rend compte des évolutions historiques d’une matière très peu étudiée, celle du travail pénitentiaire dont l’exclusion au droit du travail (absence de contrat de travail, 1 Lhuilier, D. et Veil, Cl. 2000. La Prison en changement. Erès, Toulouse, 304 p. ; Faugeron, C., Chauvenet, A. et Combessie, Ph., 1996. Approches de la prison. De Boeck, Bruxelles, 368 p. ; Seyler, M., 2001. La Prison immobile. Desclée de Brouwer, Paris, 160 p. 2 Foucault, M., 1975. Surveiller et Punir. Naissance de la prison. Gallimard, Paris, 360 p.

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Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 387–425 401

Prisons sous tensions, G. Benguigui, F. Guilbaud, G. Malochet (Eds.). Coll. « Questions desociété », Champ social, Paris (2011). 330 p.

En avancant l’hypothèse d’une tension fondamentale entre inertie et changements, entre ouver-ture et fermeture et entre sécurité publique et réinsertion, pour rendre compte de l’enracinementsocial des prisons francaises et de leur actualité, l’ouvrage dirigé par Georges Benguigui, FabriceGuilbaud et Guillaume Malochet semble s’inscrire pleinement dans la filiation et la continuité delivres tels que ceux de Dominique Lhuilier et Claude Veil, de C. Faugeron, Antoinette Chauvenetet P. Combessie, ou encore celui Monique Seyler.1 Ces questionnements font eux-mêmes écho àceux soulevés par Michel Foucault dans Surveiller et Punir2 qui a mis en évidence les aporiesfondamentales autour desquelles se seraient constituées les prisons francaises. Le philosophe tenden effet à opposer la redondance des critiques et de la thématique de la réforme de la prison, etle caractère pérenne de l’institution carcérale marquée par la continuité de son fonctionnement.Ce fonctionnement se fonderait notamment sur une gestion sociale des illégalismes profitableaux classes sociales dominantes (épargnées par la prison) et défavorable aux catégories socialesles plus défavorisées touchées massivement par l’incarcération, ainsi que sur des tensions entrediscours tenus sur la réinsertion et ceux sur la nécessaire sécurisation des prisons.

En résonnance avec ces différents travaux, les auteurs de Prisons sous tensions soutiennentici l’hypothèse que les évolutions carcérales les plus récentes, telles que celles introduites parla loi du 24 novembre 2009 octroyant un certain nombre de droits fondamentaux aux détenuset dont l’application demeure toutefois sérieusement limitée par des considérations sécuritairesrécurrentes, semblent répondre moins à des dynamiques profondes de changement qu’à des formesde continuité historique. La dimension intemporelle de la prison tiendrait ainsi à ses missionsparadoxales articulées autour de la réhabilitation et de la contention qui tend à dominer. Lesauteurs voient, dans le primat de la contention, autant la manifestation d’un mouvement répressifconjoncturel (attesté par l’inflation de la population pénitentiaire francaise, la construction denouvelles prisons dont celles destinées aux mineurs, etc.) que la marque prégnante et intemporelledu paradigme de la sécurité publique qui tend à phagocyter les tentatives successives de réformede l’administration pénitentiaire francaise et à renforcer son caractère non démocratique. C’estégalement à cette thèse que souscrivent les onze contributeurs de cet ouvrage divisé en quatreparties.

Les contributeurs de la première partie d’orientation socio-historique et juridique proposentune analyse diachronique des réformes pénitentiaires qui ont jalonné l’histoire récente del’administration pénitentiaire. Il est montré ici de facon innovante que les années 1970 font figurede tournant répressif et sécuritaire après la période plus libérale des Trente glorieuses ayant connudes mouvements de révoltes des détenus, la création de mouvements associatifs de contestation etl’adoption de réformes ayant valorisé la réhabilitation. C’est pourquoi il semblerait plus pertinentà Grégory Salle d’analyser les hybridations entre sécurité et réinsertion dans une perspective fou-caldienne de gouvernement des conduites que d’opposer ces deux notions. De la même manière,cette première partie rend compte des évolutions historiques d’une matière très peu étudiée,celle du travail pénitentiaire dont l’exclusion au droit du travail (absence de contrat de travail,

1 Lhuilier, D. et Veil, Cl. 2000. La Prison en changement. Erès, Toulouse, 304 p. ; Faugeron, C., Chauvenet, A. etCombessie, Ph., 1996. Approches de la prison. De Boeck, Bruxelles, 368 p. ; Seyler, M., 2001. La Prison immobile.Desclée de Brouwer, Paris, 160 p.

2 Foucault, M., 1975. Surveiller et Punir. Naissance de la prison. Gallimard, Paris, 360 p.

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etc.) demeure une constante, en raison principalement de considérations d’ordre pénitentiaire(Philippe Auvergnon).

À partir d’une sociologie innovante de l’organisation carcérale et policière beaucoup troprarement mobilisée jusqu’à présent par les recherches pénitentiaires, G. Benguigui s’attache, lui, àdémontrer la permanence et même le renforcement récent du caractère paranoïaque et sécuritairede l’organisation pénitentiaire (de ses services et de ses formations) dont le système d’action,calqué volontairement sur celui de la police, est marqué par une méfiance extrême à l’égardd’autrui.

La deuxième partie, qui étudie les violences consubstantielles aux rapports sociaux entre gar-diens et reclus, est inspirée par cette même nouvelle approche organisationnelle de la prison. Eneffet, la prison y est présentée non comme une institution, comme c’est le cas généralement, maiscomme une organisation privatrice d’action et génératrice d’altérité, d’incertitudes (les considéra-tions sécuritaires étant extrêmement variables selon les époques) et de violences. Cette nouvelleperspective souligne que la littérature pénitentiaire contribuerait elle-même à cette productiond’altérité et de violence en faisant une place considérable à la notion de sous-culture carcérale, ledétenu étant vu comme un Autre (Antoinette Chauvenet). De la même manière, l’imprévisibilitéet la violence du cadre carcéral, ainsi que la pression sécuritaire ne seraient pas sans effet sur lesrapprochements et les distances entre détenus et surveillants et réciproquement, ainsi que sur lesreprésentations des violences par ces différents acteurs (Corinne Rostaing).

Au sein de la troisième partie, la focale organisationnelle est mise encore davantage sur lalogique sécuritaire de l’organisation carcérale et les freins considérables qu’elle fait peser surle travail pénitentiaire, et cela d’autant plus quand cette organisation est partiellement privatisée(F. Guilbaud). Dans le domaine de la santé, cette approche organisationnelle insiste de manièreoriginale sur les difficultés auxquelles est confrontée la médecine pénitentiaire prise en tensionentre une fonction de soin et une fonction sécuritaire de contrôle et d’expertise, ce qui met enpéril le secret médical (Th. Le Bianic et G. Malochet).

Enfin, la quatrième partie traite de l’introduction des droits en prison et de leur relation avec lalogique sécuritaire, dans une perspective à nouveau organisationnelle qui tranche avec la visiontraditionnellement juridique des droits. Y sont analysées les logiques sécuritaires qui impliquentnotamment des contraintes matérielles et des dispositifs spatio-temporels faisant obstacle au droità l’enseignement (Fanny Salanne) et au droit aux activités sportives et musicales, support à la foisde stigmatisation (Laurent Gras), de réinsertion et de construction identitaire (Michaël Andrieu).

Si cet ouvrage offre une analyse organisationnelle et interdisciplinaire extrêmement stimulanteen mêlant des objets trop souvent dissociés, on regrettera parfois un manque d’articulation entreceux-ci. L’ouvrage aurait en effet gagné à ce que soient analysées par exemple plus en profondeurles intersections entre droits, professions, mouvements sociaux et punitivité. Certaines analysesauraient également mérité de tempérer, voire de renoncer à l’angle fonctionnaliste qui est leleur notamment quand il est question de « réinsertion ». Enfin, la confrontation du cadre carcéralfrancais avec l’espace européen pénitentiaire, ses idées, ses normes et ses pratiques, aurait encoreajouté de la valeur à un ouvrage qui n’en manque pas.

Gaëtan CliquennoisFond national belge de la recherche scientifique, centre de recherche interdisciplinaire sur la

déviance et la pénalité, 2, place Montesquieu, 1348 Louvain-la-Neuve, BelgiqueAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 25 juillet 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.07.012