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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 425 discussion pour les sociologues et historiens intéressés par les transformations de la spiritualité et de la santé mentale au cours des 30 dernières années. Nicolas Henckes Centre de recherche médecine, sciences, santé mentale et société (CERMES3), 7, rue Guy-Môquet, 94801 Villejuif cedex, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.07.009 De la sergote à la femme flic. Une autre histoire de l’institution policière (1935–2005), G. Pruvost. La Découverte, Paris (2008). 305 pp. Ce livre est le deuxième publié par Geneviève Pruvost, à partir de sa thèse de sociologie sur la féminisation de la police franc ¸aise 1 . Le premier ouvrage 2 traitait des trajectoires biographiques, de la division sexuelle du travail policier et des « coulisses » de ce travail ou comportements de relâchement régressifs qui rendent tolérables l’exercice du métier. Ce deuxième livre développe l’histoire de cette féminisation, de l’arrivée des deux premières « sergotes » ou assistantes de police à la préfecture de Paris en 1935 aux mesures gouvernementales des années 2000 visant à endiguer l’afflux des candidatures féminines au concours de commissaire. En embrassant dans sa recherche la myriade des métiers, corps et grades qui constituent la police et en adoptant une approche historique et interactionniste, Geneviève Pruvost dresse un tableau particulièrement riche et nuancé de ce phénomène inédit. Cette féminisation reste limitée — on ne compte, en 2007, que 16 % de femmes dans l’ensemble de la profession — mais elle constitue bien, son travail le démontre avec éclat, « un cas exemplaire de renégociation des rapports entre les sexes ». Cette exemplarité tient au cumul des transgressions opérées par cette arrivée des femmes dans un monde d’hommes. L’auteur en repère quatre. Le premier, d’ordre anthropologique, est celui de l’accès aux armes et au droit d’exercer la violence légale, y compris de tuer. Le second est celui de l’accès au commandement : elles peuvent diriger des opérations armées et sont proportionnel- lement plus nombreuses dans les postes de direction (commissaires) que d’exécution (gardiens de la paix et brigadiers). Le troisième touche aux circonstances historiques dans lesquelles les femmes policiers ont obtenu le pouvoir de la force publique et du commandement armé : en temps de paix et non dans une période de guerre ou de crise, comme cela a pu être le cas dans des périodes antérieures. Le quatrième et dernier réside dans l’absence de spécialisation sexuée des tâches qui contraste avec ce qui est observé dans tous les autres domaines professionnels : elles ne sont pas cantonnées à la sécurité des mineurs et des femmes, même si l’acquisition de ce statut indifférencié n’a pas été immédiate. La formation en écoles de police est mixte et s’il existe, aujourd’hui encore, un domaine réservé des hommes (les CRS), il n’y a pas de monopole féminin. L’enquête empirique est impressionnante : plongée dans 70 ans d’archives de la préfecture de Paris, dans la presse professionnelle et générale, les émissions de télévision, le Journal officiel et 1 G. Pruvost, L’accès des femmes à la violence légale. La féminisation de la police, 1935–2005, thèse sous la direction de Rose-Marie Lagrave, EHESS, Paris, 2005. 2 G. Pruvost, Profession : policier. Sexe : féminin, Éditions de la Maison pour les sciences de l’homme, Paris, 2007.

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 391–431 425

discussion pour les sociologues et historiens intéressés par les transformations de la spiritualitéet de la santé mentale au cours des 30 dernières années.

Nicolas HenckesCentre de recherche médecine, sciences, santé mentale et société (CERMES3), 7,

rue Guy-Môquet, 94801 Villejuif cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.07.009

De la sergote à la femme flic. Une autre histoire de l’institution policière (1935–2005),G. Pruvost. La Découverte, Paris (2008). 305 pp.

Ce livre est le deuxième publié par Geneviève Pruvost, à partir de sa thèse de sociologie sur laféminisation de la police francaise1. Le premier ouvrage2 traitait des trajectoires biographiques,de la division sexuelle du travail policier et des « coulisses » de ce travail ou comportements derelâchement régressifs qui rendent tolérables l’exercice du métier. Ce deuxième livre développel’histoire de cette féminisation, de l’arrivée des deux premières « sergotes » ou assistantes depolice à la préfecture de Paris en 1935 aux mesures gouvernementales des années 2000 visant àendiguer l’afflux des candidatures féminines au concours de commissaire.

En embrassant dans sa recherche la myriade des métiers, corps et grades qui constituent lapolice et en adoptant une approche historique et interactionniste, Geneviève Pruvost dresse untableau particulièrement riche et nuancé de ce phénomène inédit. Cette féminisation reste limitée— on ne compte, en 2007, que 16 % de femmes dans l’ensemble de la profession — mais elleconstitue bien, son travail le démontre avec éclat, « un cas exemplaire de renégociation des rapportsentre les sexes ».

Cette exemplarité tient au cumul des transgressions opérées par cette arrivée des femmes dansun monde d’hommes. L’auteur en repère quatre. Le premier, d’ordre anthropologique, est celui del’accès aux armes et au droit d’exercer la violence légale, y compris de tuer. Le second est celuide l’accès au commandement : elles peuvent diriger des opérations armées et sont proportionnel-lement plus nombreuses dans les postes de direction (commissaires) que d’exécution (gardiensde la paix et brigadiers). Le troisième touche aux circonstances historiques dans lesquelles lesfemmes policiers ont obtenu le pouvoir de la force publique et du commandement armé : entemps de paix et non dans une période de guerre ou de crise, comme cela a pu être le cas dansdes périodes antérieures. Le quatrième et dernier réside dans l’absence de spécialisation sexuéedes tâches qui contraste avec ce qui est observé dans tous les autres domaines professionnels :elles ne sont pas cantonnées à la sécurité des mineurs et des femmes, même si l’acquisition dece statut indifférencié n’a pas été immédiate. La formation en écoles de police est mixte et s’ilexiste, aujourd’hui encore, un domaine réservé des hommes (les CRS), il n’y a pas de monopoleféminin.

L’enquête empirique est impressionnante : plongée dans 70 ans d’archives de la préfecture deParis, dans la presse professionnelle et générale, les émissions de télévision, le Journal officiel et

1 G. Pruvost, L’accès des femmes à la violence légale. La féminisation de la police, 1935–2005, thèse sous la directionde Rose-Marie Lagrave, EHESS, Paris, 2005.

2 G. Pruvost, Profession : policier. Sexe : féminin, Éditions de la Maison pour les sciences de l’homme, Paris, 2007.

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dans les expériences des policiers des deux sexes, à travers le recueil des récits, oraux ou écrits(autobiographiques), observations longues, enfin, dans des écoles et des commissariats.

Au fil des trois périodes qui structurent les trois parties du livre, on voit évoluer les configura-tions d’acteurs qui jouent un rôle clé, les raisons qui rendent compte du succès ou de l’insuccèsde leur action en faveur de la féminisation, les conditions de sa réception — silencieuses ou dansle bruit des médias.

La première période, intitulée « Au nom des vertus féminines », s’étend de 1935, année d’entréeà la préfecture de police de Paris des deux premières femmes assistantes de police, à 1968. Cepremier corps, issu des assistantes sociales, est imposé, après 20 ans de lutte, par les associa-tions féministes réformistes, d’inspiration protestante, notamment par le Conseil national desfemmes francaises, association suffragiste créée en 1901, avec le soutien d’élus municipaux dela droite modérée. Les féministes d’obédience communiste sont moins enthousiastes à l’égardd’une institution qui les harcèle ; il en va de même, pour d’autres raisons, des catholiques. Dansles années suivant la deuxième guerre, la « cause féminine et féministe » se transforme en enjeuprofessionnel et corporatiste. Les assistantes de police s’éloignent de plus en plus des assistantessociales, en mettant au cœur de leurs revendications la question salariale. Un décret du 24 août1960 les verse dans le grade des officiers de police et officiers de police-adjoints. Sur le terrain,elles réalisent un travail de prévention plus que de répression, à travers les enquêtes sociales dansdes familles maltraitantes, où elles se rendent seules et sans arme. Quant aux hommes policiersde la brigade des mineurs, ils ne se considèrent pas comme « punis », ils ont choisi ce service. Lecélibat n’est pas exigé comme pour les premières institutrices et gardiennes de prison recrutéesparmi les religieuses, mais les premières assistantes de police ne sont pas mariées.

La deuxième période, de 1968 à 1983, est celle de « l’accès à tous les grades » et à tout leterritoire. Deux grands acteurs tiennent les premiers rôles — le féminisme d’État et la professionpolicière. Le premier émerge dans un gouvernement de droite, celui de Valéry Giscard d’Estaingavec la création, en 1974, d’un secrétariat d’État à la condition féminine, dirigé par FrancoiseGiroud. Ce féminisme d’État poursuit son action avec Yvette Roudy, ministre des droits desfemmes, nommée par Francois Mitterand. La question de l’égalité professionnelle est mise sur lascène publique et rencontre les intérêts d’une profession contestée après les évènements de mai1968. La Fédération autonome des syndicats policiers (FASP), créée en 1969, s’impose commele syndicat majoritaire des gardiens de la paix et défend la mission de service public de la police.Les femmes sont percues, par le gouvernement et par la police, comme dotées d’un pouvoir detransformation sociale et professionnelle. Geneviève Pruvost note que l’ouverture des premiersconcours nationaux d’officier de police et d’officier de police-adjoint (qui seront fondus, en 1972,dans ceux d’inspecteur et inspecteur-adjoint) précède de quelques mois les évènements de mai.Elle est réalisée par des juristes et accompagne une réforme majeure de l’institution policière— celle de l’harmonisation, par la loi de 1964, des statuts de la préfecture de Paris et de ceuxde la Sûreté nationale. Contrairement à ce qui se passe dans la période précédente, et dans cellequi va suivre, cette ouverture se fait dans la plus grande discrétion politique et médiatique. Laféminisation du concours prestigieux de commissaire en 1974 fera plus de bruit. Elle n’a pas étédemandée par la base policière, elle résulte du « fait du Prince » (p. 138). L’ouverture en 1978 duconcours de gardien de la paix accompagne celle de toute une série de concours importants :sous-préfet, inspectrice des finances, pompiers, école militaire de Saint-Cyr et École de l’Air deSalon. Seule la féminisation des CRS reste une question non résolue.

Dans la troisième et dernière période de « conquête des droits », de 1983 à 2005, la féminisationde la police n’est plus une controverse publique. La base policière contestatrice et les femmespartagent le devant de la scène avec un nouvel acteur : le Conseil de l’Europe. De la fin des années

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1980 au début des années 2000, l’appropriation par les femmes du pouvoir de la force publiquefranchit trois étapes : en dépit de la résistance policière, les quotas restrictifs sont abolis. Lesfemmes accèdent au rang de martyre en payant de leur sang leur engagement professionnel. Desfigures de femmes policiers « ordinaires » apparaissent dans les médias aux côtés de figures plusexceptionnelles.

Cette dynamique historique de féminisation n’est pas linéaire et menace peu l’hégémoniemasculine. Geneviève Pruvost rappelle un trait spécifique des métiers de la police et de l’armée :la décision de conserver des effectifs féminins minoritaires est cautionnée au plus haut niveau pardes quotas. Officiels entre 1935 et 1992, ces quotas restent officieux depuis. Le jeu sur le contenuet les barèmes des épreuves sportives et sur les conditions de taille et de poids selon le sexepermet aux gouvernements (de droite) d’endiguer la réussite des femmes aux concours, ou de lafavoriser (pour ceux de gauche). Le dernier avatar de ces « oscillations anthropométriques » estla mise en place, en 2005, par Dominique de Villepin, d’un indice de masse corporelle (IMC) quidiscrimine les femmes : elles sont trop minces ! Et la taille de 1,60 m exigée pour les commissairesfemmes, le devient pour les hommes pour favoriser leurs candidatures. Mais pour tous et toutes, ycompris pour les femmes de la police, les femmes doivent demeurer minoritaires dans ce « métierd’homme ».

Au-delà d’une contribution magistrale à une « autre histoire de l’institution policière », ce livre,servi par un style clair et élégant, illustre la fécondité des recherches francaises sur le genre menéespar cette nouvelle génération, qui sait décortiquer aussi bien les changements historiques majeursdes rapports sociaux entre les sexes que les formes les plus résistantes et subtiles à l’égalité dessexes. Le seul regret susceptible d’être émis à l’issue de cette lecture est celui d’une confrontationinachevée de ce processus de féminisation de la police francaise à celui d’autres pays. Des pistesde comparaison internationale sont esquissées dans la conclusion mais peu développées.

Catherine MarryCNRS, centre Maurice Halbwachs, 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.06.015

Les coulisses de l’État social. Enquête sur les signalements d’enfant en danger, D. Serre.Raisons d’agir, Paris (2009). 317 pp.

L’ouvrage de Delphine Serre étudie les transformations de l’État social en observant les assis-tantes sociales. Situé dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu et de Rémi Lenoir et mobilisantune très vaste culture sociologique, il repose sur une enquête de terrain menée pendant deux ans,à la fin des années 1990, dans les services sociaux scolaires et de secteur (dans une moindremesure) d’un quartier bourgeois et d’un quartier populaire de Paris. Il se centre sur l’acte designalement décrit comme un diagnostic « risqué » et une épreuve pour les assistantes sociales.Rare par sa fréquence — les assistantes sociales enquêtées réalisant en moyenne un à deux signa-lements par an — son importance résulte de la place qu’il occupe au cœur d’un faisceau depratiques d’inspection des familles visant le repérage de la maltraitance. L’auteur a ainsi analyséun corpus de 98 signalements (dans lequel, fait notable, ne figure aucune famille de classes supé-rieures), réalisé des entretiens auprès des assistantes sociales et observé leurs pratiques autour dusignalement.