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550 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557 de comportements et les facteurs contextuels susceptibles de les stimuler, de les neutraliser ou de les compenser soient analysés ensemble, dans les mêmes enquêtes, ce qui semble bien constituer la seule manière d’évaluer la place respective qu’ils occupent dans l’explication des phénomènes sociaux. Céline Braconnier Université de Cergy-Pontoise, 33, boulevard du port, 95000 Cergy-Pontoise, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.09.012 En quoi consiste l’Amérique ? Les statistiques, le new deal et la démocratie, E. Didier. La Découverte, Paris (2009). 318 p. L’ouvrage d’Emmanuel Didier résulte d’une lente maturation depuis sa thèse de sociologie soutenue en 2000 1 , complétée par une abondante documentation et par des entretiens menés auprès des acteurs de l’introduction des méthodes statistiques modernes en France et aux États-Unis. Il se situe à l’intersection de l’histoire des sciences, de la sociologie et de la science politique. L’auteur montre comment la plongée des États-Unis dans la Dépression des années 1930 empêche brutalement les instruments traditionnels de guidage de l’action politique de répondre aux besoins de la nouvelle équipe promue aux affaires par l’élection de Franklin D. Roosevelt. L’absence de représentation nette et cohérente des « fléaux » tels que l’abandon des terres agricoles ou le chômage qui frappent l’Amérique, condamne à la myopie gouvernementale et provoque un processus de déliquescence qui fait l’objet de la première partie (Comment l’Amérique s’est décomposée?). L’affirmation de nouvelles pratiques statistiques qui redonnent consistance à l’Amérique retient les seconde et troisième parties (L’expression de l’Amérique aléatoire du côté rural et du côté urbain). Ces pratiques sont celles des sondages aréolaires et aléatoires. Elles bouleversent l’organisation du travail statistique et permettent « à l’administration de reprendre en main » un pays ébranlé par la crise. Emmanuel Didier décortique les étapes de la réintroduction 2 de la technique des sondages, d’abord dans le cadre de la division des statistiques agricoles, déjà pionnière en matière de proto sondages, dans les années 1920–1930, puis dans celui des politiques sociales et de l’emploi. Il détaille les conditions pratiques et théoriques de sa greffe et la fac ¸on dont elle s’articule à l’évolution sociale et politique nationale et transforme les modes de gouvernement. L’ouvrage éclaire non seulement un aspect de l’histoire de la statistique qui restait mal connu, mais il nous propose aussi une sociologie des pratiques statistiques qui permet de comprendre comment, à un moment donné de leur histoire, les statistiques et la politique américaines se sont disjointes, puis comment elles se sont rassemblées pour redonner consistance à l’État et recomposer la société. La définition de « l’Échantillon maître » (Master Sample), cette vaste base de sondage servant à décrire l’Amérique transformée par la Dépression, constitue l’étape essentielle de la recomposition. Emmanuel Didier s’intéresse aux auteurs de ce gigantesque agrégat, les sondeurs et les statisticiens, dont il dresse des portraits. Il examine des faits singuliers « par-dessus leur épaule » 1 « De l’échantillon à la population. Sociologie de la généralisation par sondage aux États-Unis avant la seconde guerre mondiale », École des Mines, Paris, 2000. 2 Comme le rappelle Emmanuel Didier, la pratique statistique des sondages est introduite par Anders Kiaer, directeur du bureau de statistiques de Kristiana (Oslo, Norvège) en 1895, puis elle est oubliée jusqu’à sa réintroduction aux États-Unis.

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de comportements et les facteurs contextuels susceptibles de les stimuler, de les neutraliser ou deles compenser soient analysés ensemble, dans les mêmes enquêtes, ce qui semble bien constituerla seule manière d’évaluer la place respective qu’ils occupent dans l’explication des phénomènessociaux.

Céline BraconnierUniversité de Cergy-Pontoise, 33, boulevard du port, 95000 Cergy-Pontoise, France

Adresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.012

En quoi consiste l’Amérique ? Les statistiques, le new deal et la démocratie, E. Didier. LaDécouverte, Paris (2009). 318 p.

L’ouvrage d’Emmanuel Didier résulte d’une lente maturation depuis sa thèse de sociologiesoutenue en 20001, complétée par une abondante documentation et par des entretiens menés auprèsdes acteurs de l’introduction des méthodes statistiques modernes en France et aux États-Unis. Ilse situe à l’intersection de l’histoire des sciences, de la sociologie et de la science politique.

L’auteur montre comment la plongée des États-Unis dans la Dépression desannées 1930 empêche brutalement les instruments traditionnels de guidage de l’actionpolitique de répondre aux besoins de la nouvelle équipe promue aux affaires par l’élection deFranklin D. Roosevelt. L’absence de représentation nette et cohérente des « fléaux » tels quel’abandon des terres agricoles ou le chômage qui frappent l’Amérique, condamne à la myopiegouvernementale et provoque un processus de déliquescence qui fait l’objet de la première partie(Comment l’Amérique s’est décomposée ?). L’affirmation de nouvelles pratiques statistiquesqui redonnent consistance à l’Amérique retient les seconde et troisième parties (L’expressionde l’Amérique aléatoire du côté rural et du côté urbain). Ces pratiques sont celles des sondagesaréolaires et aléatoires. Elles bouleversent l’organisation du travail statistique et permettent « àl’administration de reprendre en main » un pays ébranlé par la crise.

Emmanuel Didier décortique les étapes de la réintroduction2 de la technique des sondages,d’abord dans le cadre de la division des statistiques agricoles, déjà pionnière en matière de protosondages, dans les années 1920–1930, puis dans celui des politiques sociales et de l’emploi.Il détaille les conditions pratiques et théoriques de sa greffe et la facon dont elle s’articule àl’évolution sociale et politique nationale et transforme les modes de gouvernement. L’ouvrageéclaire non seulement un aspect de l’histoire de la statistique qui restait mal connu, mais il nouspropose aussi une sociologie des pratiques statistiques qui permet de comprendre comment, àun moment donné de leur histoire, les statistiques et la politique américaines se sont disjointes,puis comment elles se sont rassemblées pour redonner consistance à l’État et recomposer lasociété. La définition de « l’Échantillon maître » (Master Sample), cette vaste base de sondageservant à décrire l’Amérique transformée par la Dépression, constitue l’étape essentielle de larecomposition. Emmanuel Didier s’intéresse aux auteurs de ce gigantesque agrégat, les sondeurs etles statisticiens, dont il dresse des portraits. Il examine des faits singuliers « par-dessus leur épaule »

1 « De l’échantillon à la population. Sociologie de la généralisation par sondage aux États-Unis avant la seconde guerremondiale », École des Mines, Paris, 2000.

2 Comme le rappelle Emmanuel Didier, la pratique statistique des sondages est introduite par Anders Kiaer, directeur dubureau de statistiques de Kristiana (Oslo, Norvège) en 1895, puis elle est oubliée jusqu’à sa réintroduction aux États-Unis.

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et nous propose des photos de l’époque pour nous entraîner dans son enquête. Son approche desruptures et des innovations de l’histoire de la quantification se focalise sur les pionniers et surles tournants. Emmanuel Didier montre que la définition scientifique d’un « Échantillon maître »établi à partir de micro unités (sondages aréolaire) sélectionnées de facon aléatoire ne sert passeulement l’information, mais qu’elle permet à la statistique publique de capturer de nouvellesséries, de recréer « du lien » et de faire reprendre consistance à une société en pleine déliquescence.De la même facon que les sondages ont joué une part active dans l’abandon du laisser-faire et dansla mise au point de l’interventionnisme pendant le New Deal, il invite à retrouver des instrumentsassez efficaces pour « faire quelque chose qui se tient »3 et structurer l’action politique.

Les nouvelles méthodes bouleversent l’organisation des statistiques antérieures. Le statisticienagricole perd toute initiative pour devenir un simple intermédiaire dans les enquêtes. Leurs corres-pondants, qui étaient jusqu’alors sélectionnés dans l’élite des fermiers, sont désormais choisis auhasard. Les citoyens ne sont plus autonomes, volontaires et capables de réagir face aux enquêteset aux interventions politiques, ils deviennent passifs. L’introduction de la technique des sondagesrésulte d’un lent processus pendant lequel les statisticiens se persuadent et arrivent à convain-cre leurs partenaires gouvernementaux et universitaires de sa fiabilité et de son adéquation auxbesoins, entre la fin des années 1920 et les années 1950. Au cours de cette période, le leadershipméthodologique des statistiques agricoles est ravi par les statistiques sociales. Le recensementexpérimental du chômage de 1933–1934 marque le départ de la généralisation des sondagesaléatoires. Un nouveau modèle d’enquêteur et de la statistique, fondé sur la scientificité et surl’objectivité s’affirment alors. Les statisticiens montrent qu’il est possible d’objectiver la popula-tion et à la fin des années 1940, le sentiment général est que presque tout peut être compté. Dixans plus tard, les statisticiens spécialistes des problèmes urbains ont imposé l’échantillonnagealéatoire à l’administration et ils ont transformé le rapport du gouvernement à la population.Désormais, le public place ses espoirs dans les mains d’experts statisticiens qui entretiennent desrelations directes avec les gouvernants, mais dont les liens avec le public se distendent.

La sobriété du style d’Emmanuel Didier et sa volonté d’éclairer le lecteur, même néophyte,entraînent dans une enquête socio-historique vivante. On peut toutefois se demander si cetteenquête ne reste pas trop exclusivement centrée sur le cas américain et si elle ne gagnerait pasune dimension critique supplémentaire en s’exposant à une certaine ouverture sur l’extérieur.La présentation de quelques points de comparaison avec le cas que nous connaissons mieux,celui de la France, n’aurait-elle pas servi à poser plus largement la question de l’usage et desfinalités de la statistique et à éclairer la « théorie de la consistance des agrégats sociaux et poli-tiques » qu’Emmanuel Didier nous soumet ? L’évocation de la figure de Raymond Lévy-Bruhl(1922–2008), introducteur de la méthode nord américaine des sondages dans le tout jeune Institutnational de la statistique et des études économiques (Insee) en 1947 et que l’auteur a bien connu,dans le corps de l’ouvrage et non pas seulement dans une note de bas de page, aurait trouvé saplace dans quelques lignes comparatives. En posant la focale sur la seule Amérique, EmmanuelDidier ne néglige-t-il pas une approche plus critique de la nouvelle méthode des sondages ? Lesfinalités de cette recomposition de l’Amérique portée par les statisticiens, l’université et le mondepolitique, qui correspond à l’affirmation d’une nouvelle élite, ne pouvaient-elles pas être discutéeset réintégrées dans un contexte géopolitique plus général, qui est à la fois celui de la confirmationdu repli des États-Unis sur eux-mêmes et de la ségrégation raciale ?

3 Alain Desrosières, Gouverner par les nombres, Presses de l’École des Mines, Paris, 2008.

552 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557

Béatrice TouchelayUFR d’Histoire, université de Lille 3, domaine universitaire du Pont-de-Bois,

BP 60 149, 59653 Villeneuve-d’Ascq cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.009

Y. Bérard, R. Crespin (Eds.)., Aux frontières de l’expertise. Dialogues entre savoirs etpouvoirs, Presses universitaires de Rennes, Rennes (2010). 277 pp.

Comme le rappellent dans leur introduction Yann Bérard et Renaud Crespin, les coordonnateursde cet ouvrage, les travaux sur l’expertise et les experts se multiplient en France comme à l’étranger.Le parti-pris ici est, contrairement à ce qu’une mauvaise compréhension du titre pourrait laisserpenser, non pas d’interroger les marges de l’expertise mais de pénétrer au cœur de sa fabricationcomme objet-frontière. Toutes les contributions participent peu ou prou à la compréhension desmanières de faire jouer (ou pas) des savoirs comme savoirs experts, c’est-à-dire comme savoirsengagés dans la chose publique. Elles le font néanmoins à partir de postures et d’outillagesthéoriques assez hétérogènes ; l’ancrage empirique très sensible se traduit aussi par un éventailtrès large de domaines d’expertise représentés.

La première partie de l’ouvrage rassemble des contributions qui, dans une posture constructi-viste somme toute assez classique, se focalisent sur les rhétoriques expertes. Mathieu Quet dansle chapitre 1 analyse l’argumentaire des discours sur l’expertise scientifique dans quatre revuesde critique des sciences à un moment clé de basculement du paradigme de la démocratie tech-nique (1966–1977). On y voit l’émergence de figures et de critiques qui sont encore objets decontroverses et de débats sociologiques aujourd’hui : celle du « profane » capable de produire unecontre-expertise ou du scientifique expert enfermé dans un système antidémocratique. SandrineGarcia pour sa part repère des régularités dans les manières d’exposer et d’imposer une exper-tise socialement nécessaire en mettant en parallèle trois problèmes publics : la planification desnaissances, la pédagogie universitaire et l’éducation du petit enfant. Les processus de légitima-tion des expertises et des experts qui les portent sont aussi au cœur du chapitre 3 écrit par HaroldMazoyer. Celui-ci se penche moins sur les discours que sur le contexte socio-historique spécifiqueà la ville de Lyon aux belles heures du modèle technocratique centralisé. Le succès de savoirsproduits localement sur les tracés du métro lyonnais ne tient pas à une supériorité technique ouéconomique intrinsèque mais à la capacité de leurs producteurs de faire le lien entre le centre etla périphérie.

Le chapitre 4 aurait pu aisément nourrir la seconde partie qui porte plus spécifiquement sur lanature des savoirs d’expertise dans leur pluralité. Virginie Saliou revient en effet sur les compé-tences valorisées chez les experts nationaux détachés (END) à la commission européenne sur lapolitique maritime. Les END disposent d’une « expertise politique fonctionnelle » consistant àrévéler et travailler la dimension politique d’un problème technique. Avec une grille clairementconventionnaliste, Philippe Terral et Julien Weisbein mettent au jour la spécificité des savoirsmaritimes des surfeurs acquis sur leur planche (chapitre 5) et le développement de registres desavoirs plus scientifiques et techniques au fur et à mesure de l’engagement de l’associationenvironnementaliste dans des actions publiques de protection du littoral. La qualification del’expertise de l’épidémiologie populaire dans le signalement de clusters de cancer (par Mar-cel Calvez) offre quant à elle un bel exemple de mobilisation du tableau périodique de HarryCollins et Robert Evans et en particulier de l’explicitation empirique de « l’expert interactionnel »