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286 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 scolaires et non un seul : par exemple, l’Allemagne, la Belgique, le Canada, les États-Unis, le Royaume-Uni, la Suisse. . . Au final, ce livre est bienvenu dans la mesure des sociologues se réapproprient le terrain de la comparaison internationale des systèmes éducatifs, qu’ils avaient trop tendance à laisser à d’autres disciplines. Le livre repose sur une méthodologie quantitative relativement sophistiquée mais dans le même temps, il s’efforce d’être parlant pour un public averti large, sans trop rentrer dans les détails techniques des analyses statistiques. Un tel choix, compréhensible, n’est pas sans conséquences sur la rigueur des démonstrations. Ce livre est aussi un livre de combat, prolongeant les ouvrages antérieurs des auteurs, ces derniers critiquent les dérives de la méritocratie à la franc ¸aise ; il n’est pas sûr que l’analyse comparée effectuée renforce de fac ¸on décisive, sur une base empirique, leur évaluation critique de cette croyance et des politiques franc ¸aises qui s’en inspirent. Christian Maroy CRIFPE, Chaire de recherche du Canada en politiques éducatives, université de Montréal, Montréal, Canada Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.03.007 Éduquer les pauvres, former le peuple. Généalogie de l’enseignement professionnel franc ¸ais, H. Terral. L’Harmattan, Paris (2009). 199 pp. Le titre intrigue. « Éduquer les pauvres, former le peuple » invite aux jeux oulipiens : éduquer le peuple ? former les pauvres ? L’auteur lui-même semble (se) jouer des expressions. Les trois parties du livre sont construites à l’image du titre, juxtaposant infinitif et complément d’objet direct : « Sauver les âmes », « Instruire les ignorants », « Former les travailleurs ». Même structure, même tentation ludique : former les âmes ? Instruire les travailleurs ? Sauver les ignorants ? L’ouvrage d’Hervé Terral serait-il un livre récréatif ? Le sous-titre dément. L’austère « Généalogie de l’enseignement professionnel franc ¸ais » rap- pelle le lecteur à ses devoirs : le livre qu’il a entre les mains est sérieux et documenté. Il est plus que cela : il est rare, au sens la littérature scientifique consacrée à la formation professionnelle initiale est, en France, sous développée. Pierre Caspard le rappelait en 1989 dans la postface d’un numéro de la revue Formation/Emploi consacré à l’enseignement technique et professionnel : sur la totalité des études publiées en histoire de l’éducation depuis 1950, 2 % à 3 % seulement se rapportent à cet enseignement quand le primaire, le secondaire et le supérieur représentent chacun de 20 % à 25 % 1 . La sociologie ne fait guère mieux : à peine 9 % des thèses en sociologie de l’éducation soutenues entre 1963 et 2005 sont, au regard de leurs intitulés, consacrées au lycée professionnel et à l’apprentissage en entreprise, quand plus de 27 % étudient l’enseignement supé- rieur. Comment ne pas saluer le livre d’Hervé Terral quand on mesure le coût en connaissance de l’ethnocentrisme des chercheurs en éducation ? C’est sans doute la première raison qui invite fortement à lire ce livre, même si ce n’est sans doute pas celle qui a prévalu pour l’écrire : la dédicace de l’auteur à son père, « ancien élève de l’École pratique de Béziers », laisse entrevoir une filiation socio-analytique dans la genèse de l’ouvrage, mais le lecteur n’en saura pas plus. 1 Pierre Caspard, 1989, « Un chantier déserté : l’histoire de l’enseignement technique », Formation/Emploi, n o 27-28, p. 193-199.

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scolaires et non un seul : par exemple, l’Allemagne, la Belgique, le Canada, les États-Unis, leRoyaume-Uni, la Suisse. . .

Au final, ce livre est bienvenu dans la mesure où des sociologues se réapproprient le terrainde la comparaison internationale des systèmes éducatifs, qu’ils avaient trop tendance à laisser àd’autres disciplines. Le livre repose sur une méthodologie quantitative relativement sophistiquéemais dans le même temps, il s’efforce d’être parlant pour un public averti large, sans trop rentrerdans les détails techniques des analyses statistiques. Un tel choix, compréhensible, n’est pas sansconséquences sur la rigueur des démonstrations. Ce livre est aussi un livre de combat, prolongeantles ouvrages antérieurs des auteurs, où ces derniers critiquent les dérives de la méritocratie à lafrancaise ; il n’est pas sûr que l’analyse comparée effectuée renforce de facon décisive, sur unebase empirique, leur évaluation critique de cette croyance et des politiques francaises qui s’eninspirent.

Christian MaroyCRIFPE, Chaire de recherche du Canada en politiques éducatives,

université de Montréal, Montréal, CanadaAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.007

Éduquer les pauvres, former le peuple. Généalogie de l’enseignement professionnel francais,H. Terral. L’Harmattan, Paris (2009). 199 pp.

Le titre intrigue. « Éduquer les pauvres, former le peuple » invite aux jeux oulipiens : éduquer lepeuple ? former les pauvres ? L’auteur lui-même semble (se) jouer des expressions. Les trois partiesdu livre sont construites à l’image du titre, juxtaposant infinitif et complément d’objet direct :« Sauver les âmes », « Instruire les ignorants », « Former les travailleurs ». Même structure, mêmetentation ludique : former les âmes ? Instruire les travailleurs ? Sauver les ignorants ? L’ouvraged’Hervé Terral serait-il un livre récréatif ?

Le sous-titre dément. L’austère « Généalogie de l’enseignement professionnel francais » rap-pelle le lecteur à ses devoirs : le livre qu’il a entre les mains est sérieux et documenté. Il est plusque cela : il est rare, au sens où la littérature scientifique consacrée à la formation professionnelleinitiale est, en France, sous développée. Pierre Caspard le rappelait en 1989 dans la postface d’unnuméro de la revue Formation/Emploi consacré à l’enseignement technique et professionnel :sur la totalité des études publiées en histoire de l’éducation depuis 1950, 2 % à 3 % seulementse rapportent à cet enseignement quand le primaire, le secondaire et le supérieur représententchacun de 20 % à 25 %1. La sociologie ne fait guère mieux : à peine 9 % des thèses en sociologiede l’éducation soutenues entre 1963 et 2005 sont, au regard de leurs intitulés, consacrées au lycéeprofessionnel et à l’apprentissage en entreprise, quand plus de 27 % étudient l’enseignement supé-rieur. Comment ne pas saluer le livre d’Hervé Terral quand on mesure le coût en connaissancede l’ethnocentrisme des chercheurs en éducation ? C’est sans doute la première raison qui invitefortement à lire ce livre, même si ce n’est sans doute pas celle qui a prévalu pour l’écrire : ladédicace de l’auteur à son père, « ancien élève de l’École pratique de Béziers », laisse entrevoirune filiation socio-analytique dans la genèse de l’ouvrage, mais le lecteur n’en saura pas plus.

1 Pierre Caspard, 1989, « Un chantier déserté : l’histoire de l’enseignement technique », Formation/Emploi, no 27-28,p. 193-199.

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Que sait-il alors à la fin de l’ouvrage ? Beaucoup de choses, à n’en pas douter, car Hervé Terralne ménage pas les éléments de preuve dans sa démonstration. L’auteur retrace, en une grandefresque sociale et historique, la naissance de la formation professionnelle. Il montre comment lanorme scolaire s’est tout d’abord construite en finalité religieuse et comment s’y est greffée peu àpeu une finalité pédagogique longtemps subordonnée à la visée missionnaire. De là naît un universscolaire qui tend à la clôture et se constitue en corps, tout à la fois éducateur des âmes et instructeurdes esprits. C’est ainsi que l’école, sans renier la sauvegarde des âmes, est appelée à prendre encharge un second type de savoir-faire organisé largement autour du « compter » et des savoirsthéorico-pratiques de l’artisanat et du négoce. Pourtant, les grandes réformes scolaires du XIXe

siècle ne conduisent pas à la mise en place d’un authentique curriculum technico-professionnelet les idéaux scolaires apparaissent alors clairement définis par la destination sociale attendue, etpourrait-on dire, présumée. Même si Jules Ferry voit en l’enseignement professionnel les espé-rances émancipatrices de l’ouvrier, Hervé Terral montre combien jusqu’au début du XXe siècle, lelégislateur et l’État ne savent pas ce qu’il faut entendre exactement par enseignement profession-nel. C’est la raison pour laquelle il rend hommage, à juste titre, à la loi Astier, de 1919, dispositifclé de la construction d’un enseignement professionnel et technique distinctif de l’enseignementsecondaire, hélas trop souvent ignoré des sociologues de l’éducation. La loi Astier pose en effet leprincipe d’une formation de masse des futurs ouvriers et employés, même si celle-ci ne se struc-turera vraiment qu’à l’occasion de la création, en 1947, des centres d’apprentissage, ancêtres deslycées professionnels d’aujourd’hui. Hervé Terral consacre d’ailleurs toute la troisième partie deson livre à cette période qui va de l’après-guerre aux années 1980, date qui marque le déclin d’uneauthentique spécificité francaise : le traitement scolaire de la formation professionnelle. Il décryptele modèle intellectuel et moral porté par les écoles normales nationales d’apprentissage (ENNA)chargées de former les professeurs des centres d’apprentissage, puis des collèges d’enseignementtechnique (CET) et des lycées d’enseignements professionnel (LEP). Il rappelle combien ellesont été vecteur d’expériences innovantes et d’humanités techniques. Les « méthodes actives », lapédagogie du « projet » et la « culture professionnelle » y ont été le ciment d’une pédagogie popu-laire (p. 158) conduisant les maîtres de l’enseignement professionnel à osciller entre un impératifprofessionnel incontournable et sa dénégation (relative) quoique permanente et à chercher unespace intermédiaire entre ce qu’est encore l’école et ce qui ne l’est déjà plus. La cassure accen-tuée entre enseignement professionnel et enseignement technique, la création du baccalauréatprofessionnel en 1985, la modification du profil social des enseignants de lycée professionnelet le basculement de l’enseignement professionnel de la promotion sociale post-primaire à larelégation — Hervé Terral préfère parler d’assignation spécifique (p. 176) — mettront fin à cetétat d’esprit. Les ENNA disparaîtront sans coup férir et sans débats à l’occasion de la créationdes instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) et, avec elles, s’éteindra le pari deshumanités techniques.

S’il rend compte de la fin d’une époque, l’ouvrage d’Hervé Terral n’en est pas moins de pleineactualité. La grande vertu des mises en perspective socio-historiques est de rappeler combiendes débats supposées contemporains voire « modernes » ne sont souvent que les (re)traductionsde débats récurrents. Le livre d’Hervé Terral est truffé d’exemples qui l’illustrent et l’auteur lessignale en finesse, à fleurets mouchetés, mais avec ténacité. Il indique ainsi que le débat sur lesfins de l’école date du XVIIIe siècle avec d’un côté les tenants d’un enseignement populairerénové (Jean-Baptiste Crevier ou Condorcet) et ceux d’un enseignement certes modernisé maisfarouchement élitiste (Caradeuc de La Chalotais ou Destutt de Tracy) ; il rappelle que des débatsscolaires de la fin du XIXe siècle sont déjà habités par la thématique du « déclassement » (p. 87)et signale que dès le début du XXe siècle, l’Allemagne est citée comme modèle pour justifier les

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nécessaires réformes de la formation professionnelle. Bref, en mobilisant sur plusieurs sièclesles acteurs du long mouvement partant d’une école dévouée aux congrégations religieuses etcheminant pas à pas vers l’école contemporaine où la dimension « professionnelle » est devenueun véritable leitmotiv, sinon une impérieuse obligation, Hervé Terral rend nos querelles d’écoleun peu jaunies et peut-être vaines.

Il le fait, dit-il page 10, « dans les discours tout au moins ». C’est ce qui irrite un peu le lecteurà la fin du livre : l’administration de la preuve prend essentiellement appui sur des écrits depédagogues ou de politiques négligeant un peu trop la réalité et la vie des établissements étudiés,qui, des historiens l’ont montré, ne correspondaient pas toujours à ce qu’on en disait. Est-cepour autant qu’Hervé Terral nous raconte « un monde comme si, [qui] correspond pratiquementà la formule des mathématiciens : supposons le problème résolu »2 ? La réponse, négative, est enquatrième de couverture de l’ouvrage où l’auteur revendique une double filiation disciplinairephilosophique et sociologique quand son lecteur, ici, ne revendique que la seconde.

Gilles MoreauUniversité de Poitiers, GRESCO EA 3815, hôtel Fumé,

8, rue René-Descartes, 86022 Poitiers cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.005

Sociologie du lycée professionnel, A. Jellab. Presses universitaires du Mirail, Toulouse (2009).332 pp.

Comme l’affirmait Émile Durkheim, « L’école est le reflet de la société qui la produit ». Lasociété change, le système éducatif évolue et avec lui, la place et les fonctions du lycée profes-sionnel. Dans son projet de faire une sociologie de l’enseignement professionnel, Aziz Jellabprend en compte cette dimension à la fois historique et évolutive. Plus que d’autres segmentsdu système éducatif, le lycée professionnel est en prise avec le monde économique puisque sapremière fonction est de former des jeunes pour l’emploi. De ce fait, son histoire est singulièreet souvent décalée du reste du système éducatif. Construit progressivement en lien et en ruptureavec l’apprentissage, d’une part, et l’enseignement technologique, d’autre part, il est le fruit decompromis successifs entre le monde économique et le monde scolaire. Ces compromis sont aucœur des évolutions de l’offre de formation, mais aussi des contradictions renouvelées entre lavolonté du monde scolaire de former l’homme, le citoyen et le producteur et celle du mondeéconomique d’adapter les jeunes au plus près des besoins de l’emploi ou de ce qu’il estime êtreces besoins.

Faire une sociologie de l’enseignement professionnel n’est donc pas un mince défi dèslors qu’il ne s’agit pas simplement de rendre compte du fonctionnement des établissementset du jeu des acteurs scolaires, mais aussi de comprendre, dans une perspective dynamique,la place de cette institution face au reste du système éducatif et à l’emploi. Dans les deuxpremiers chapitres, après avoir présenté ses propres enquêtes menées sur la durée et dans dif-férents contextes, Aziz Jellab balise rapidement les différents moments de la construction decet enseignement. Son histoire sociale et scolaire a déjà été brossée par de nombreux auteursdont l’ouvrage reprend ici les principaux résultats. L’auteur s’intéresse particulièrement aux

2 Arnold Van Gennep, 1943, Le folklore francais, Robert Laffont, Paris, p. 101.