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Complètement bananas

Didier Saillac

Complè t emen t b a n a n a s

Éditions J 'ai lu

Ça n'est pas arrivé comme dans les romans. La première fois qu'elle est venue, je n'ai pas fait attention à elle. Je ne lui ai pas parlé, je ne l'ai même pas vue. Je m'en souviens très bien mainte- nant. Le temps était complètement démoli, il pleuvait déjà, comme d'habitude, et je ne me remettais pas du départ de Joan. Il faut dire qu'avec Joan, j'avais connu le bonheur. Pas la petite histoire à la con, non, la grande aventure, la passion qu'on n'oublie pas. D'accord, Joan était une emmerdeuse, jamais de bonne humeur, toujours à râler, à vouloir davantage, mais elle et moi, ça valait quand même le coup.

Aujourd'hui que tout ça est si loin, j 'en arrive à me demander si je n'ai pas fait un long et mau- vais rêve, enfin mauvais ça se discute parce que au fond avec Joan j'ai frôlé le bonheur, je suis même tombé la tête la première dans la passion la plus dingue, c'est ce que je me disais. Sans savoir que la prochaine serait pire. Quand je pense aux mecs qui se la coulent douce avec la chérie de leur cœur, j'en crève un peu, je trouve ça injuste tellement j'ai voulu pareil. O.K. O.K., je me répète, mais eux ils n'ont eu ni Joan ni Bar- bara. Pas possible de comparer, c'est rudement coton de choisir entre un démon et une merveille quand elles sont ex aequo question beauté. Pour le look, chapeau. C'est plutôt à l 'intérieur que ça se gâte avec ce genre de nanas. Dehors, c'est le

beau fixe éternel, soleil et chaleur, vaguement orageux vers le soir. Mais quand on a poussé la porte, oh ! la la !

Avec Joan j'ai tout eu: le pognon à n'en plus savoir comment le claquer, la baraka sur tous les tableaux, des filles plein les bras, la gloire vache- ment rassurante tu t'arrêtes au tabac du coin et la fille au tee-shirt Marlboro qui soupire der- rière son comptoir t'envoie un regard à tuer et frôle ton doigt en rendant la monnaie en chucho- tant bonsoir je vous ai reconnu c'est vous le type de la télé... J'avais ma cour, aussi. Un vrai trou- peau de faux culs carnassiers qui me bouffaient sur le dos en répétant partout que j'étais le plus con parmi les nuls, et que c'était bien tant pis pour moi. J'avais trois bagnoles et une Portori- caine qui m'a servi de chauffeur pendant huit jours avant que Joan la vire à grandes claques dans le museau parce que la petite s'était atten- drie contre moi, un soir, dans le garage du châ- teau. Parce qu'il y avait château, évidemment... La vie en montagne russe. Une escalade pas possi- ble, l'éblouissement et aussitôt après, le préci- pice. Tout a foiré en même temps, mon génie ne paraissait plus aussi évident aux échotiers que j'avais gavés de caviar, mon nouvel album a été accueilli à coups de bazooka et les radios qui ont toujours été bien frileuses sont mortes de froid pour moi.

Un matin, je suis parti à la ville avec la Toyota, pour prendre le courrier, je ne sais plus, ou ache- ter des journaux. Quand je suis revenu la maison était vide. Joan était partie, sans un mot, sans même écrire une insulte sur le miroir de la salle de bains, comme elle le faisait quelquefois après nos engueulades. Cette fois, c'était pour de bon.

Elle n'avait rien laissé, pas même une lettre qui m'aurait aidé à supporter son absence. Je suis devenu fou, je crois, j'ai couru partout pour la retrouver, à la gare, à la ville, à l'aéroport. Elle était partie. Je n'ai jamais compris pourquoi, et des années plus tard, maintenant encore, je ne sais pas ce qui lui a pris. A vrai dire, maintenant je ne veux plus tellement savoir; surtout pas. Elle pouvait bien s'en aller, bien sûr, mais elle aurait pu au moins me prévenir, m'écrire j'en ai marre, je m'en vais ou je pars avec un autre ou je ne peux plus te supporter, Franck ou tu me dégoûtes. Rien. Et ça je ne pardonne pas.

J'étais dans un état effrayant ! Je tremblais de colère, j'avais peur et envie de vomir. Je ne peux pas rester seul, moi qui ai tout abandonné pour la solitude. Il me faut quelqu'un assez près, que je puisse toucher, un geste de la main me suffit pour me rassurer, la peau ça compte quand c'est celle d'une fille. C'est vrai que je ne suis pas vraiment seul. J'ai Lechien avec moi. Ça fait des années que je le traîne, et elle avait fini par dire qu'il me res- semblait. Lechien a une âme, non seulement il comprend tout, mais il m'aide. Quand il fait les yeux blancs, qu'il joue les carpettes, quand il gro- gne ou qu'il aboie, ça veut dire des choses bien précises. Par exemple, Lechien n'a jamais pu pif- fer Joan. Il lui lançait des regards qui en disaient long, et un jour où il était resté seul avec elle, je l'ai surpris à lui montrer les crocs quand elle avait le dos tourné. C'est un cas, Lechien, il peut rester une journée entière sans pisser, il ne sup- porte pas de manger seul, il a ses têtes et quand il n'aime pas quelqu'un, vaut mieux pas insister. Il est un peu jaloux aussi, comme tous les chiens uniques trop gâtés, mais il a une bonne truffe

chaude qui vient me réveiller quand je dors trop longtemps, il me donne un coup de langue et son œil semble me dire et alors ?

Bon, elle était partie et je devenais fou dans cette baraque pourrie où il pleuvait dedans. Le Doc avait beau me ramener des filles de la ville, tous les vendredis, quand je les voyais arriver, ça me donnait mal au cœur, je me disais au fond comment tu pourrais oublier Joan ? comment tu pourrais baiser celles-là ? Je restais au fond de ma chambre, dans cette grande pièce avec la che- minée que j'avais transformée en bureau, j'avais installé mon Steinway, dernière splendeur, et je jouais toute la journée à la recherche d'un truc vraiment super qui aurait jailli de mes doigts, tu parles. Quand j'en pouvais plus, je me mettais à écrire comme un malade, du matin au soir, n'importe quoi pour faire semblant, un jour j'ai écrit Joan, Joan, Joan sur toute une page et j'ai essayé de la dessiner, mais je n'ai su faire qu'une sorte de monstre tout tordu. Un portrait réaliste, en somme.

Ma vie c'est la musique, mais j'ai aussi écrit deux bouquins qui ont eu leur succès. Je me sou- viens d'un titre dans un grand canard pompeux : « L'ARTISTE COMPLET » et ça se terminait par un « Il reste encore d'authentiques poètes » vibrant. Deux bâtons, que ça avait coûté. Un bâton pour le titre et un autre pour le final. Ça m'a aidé à sortir deux ou trois tubes bien gratinés, pour camping au clair de lune, des tubes d'été comme on dit. Des merdes. Ça m'a rapporté des millions. Depuis je grattouille, je compose, mais rien de sérieux n'est plus jamais venu. Et puis de toute façon, mon rêve, ma vocation, ça aurait été de devenir un véritable écrivain. Un mec m'a dit un

jour on ne devient pas écrivain, on l'est à la nais- sance ou on ne le sera jamais. Voilà pourquoi je n'ai jamais écrit quelque chose de sérieux, rien que des polars pour supermarchés, distribués par des marchands de lessive. Parce que des cons pareils vous gâchent une vie et vous font rater une vocation.

Un soir le Doc est arrivé avec deux petites, une blonde, ronde comme un bébé, et l'autre, que je n'ai même pas vue. La blonde me tournait autour en gloussant.

— C'est vrai que tu fais de la musique ? Tu me joues quelque chose ?

Je ne lui répondais pas, bien sûr, je grognais honhon et lui tournais le dos.

— C'est marrant un mec comme toi, disait-elle. A la fin, le Doc est venu me souffler à l'oreille : — Alors, qu'est-ce que tu attends ? Elle a envie

de te baiser... Je me suis énervé, je lui ai dit et puis quoi

encore ME baiser ? Mais pour qui elle se prend cette conne ? Je crois qu'elle a entendu, parce qu'une heure après, elles sont reparties toutes les deux, sans rien dire, le Doc a été forcé de les rac- compagner à la ville avant le souper aux chandel- les, last exit to the bed.

Il pleuvait tellement que sa Cad n'a pas démarré et qu'il a dû prendre ma Toyota.

Au milieu de la nuit, je me suis retrouvé dans le salon, devant la cheminée, à boire de la vodka aux herbes, le Doc est revenu tout mouillé, il se secouait comme Lechien, il a dit :

— Ça ne peut plus durer, Franck, tu vas deve- nir dingue.

Et brusquement je me suis mis à penser à l'autre, la brune. A Elle. Un petit flash qui m'a

turlupiné. Quand elle était rentrée, elle était com- plètement trempée, la pluie coulait dans son cou, elle a enlevé son blouson, dessous elle avait une chemise collée à sa peau, avec un vieux jean trop large à la taille, qui bâillait sur ses hanches. Une goutte d'eau coulait sur la chemise, lentement, elle avait glissé dans le jean, et je me suis dit, après, qu'elle avait dû mouiller son cul.

— Elle est comment ? j'ai demandé au Doc qui se mouchait tristement.

— Qui? — L'autre. — Barbara ? — Je ne sais pas, je ne l'ai même pas vue. — Barbara, c'est vraiment une fille super. Un

peu fêlée peut-être, mais qui... Il s'est tu et il a haussé les épaules. Il a fait

chauffer de l'eau et il a bu une camomille, je ne supporte pas les tisanes, rien que l'odeur me donne envie d'être malade, vieux réflexe pavlo- vien, il le fait exprès le Doc, au fond il doit me haïr comme tous les autres.

— Où on la trouve cette Barbara ? Il sifflotait sa tisane en regardant le feu, m'a

lancé un coup d'œil au-dessus de ses grosses lunettes.

— Au Caesar's. Bien sûr, qu'est-ce que j'allais imaginer ? — Elle tapine ou quoi ? — Elle se défend, a répondu le Doc, subite-

ment renfrogné. J'ai pris les clefs de la Toyota et je suis parti

pour la ville. La bagnole avait une drôle d'odeur, sucrée et forte à la fois, une odeur qui me rappe- lait vaguement quelque chose, un souvenir qui re- montait de très loin. Il pleuvait sans arrêt, et sur

la route défoncée j'ai cru que la Toyota finirait par être submergée. Je roulais de plus en plus vite en me disant alors qu'est-ce que tu attends pour donner un coup de volant, pour t'envoyer en l'air ? J'ai mis un peu moins d'une demi-heure pour faire les cinquante bornes pourries, et je me suis retrouvé dans la ville déserte, avec seule- ment deux ou trois néons qui restaient allumés, celui du Caesar's, évidemment, qui ne ferme jamais. J'ai remonté mon anorak, j'ai allumé une cigarette pour avoir l'air de faire quelque chose et je suis entré. La boîte immense, toute luisante de faux chromes et de faux cuivres, avec ses kilo- mètres de banquettes de faux cuir alignées, était complètement vide. Il y avait bien un groupe, accoudé au comptoir, autour du barman qui fai- sait l'intéressant avec son shaker. Je me suis approché.

— Salut, a dit l'homme au shaker. Un spécial ? J'ai haussé les épaules. Il y avait trois filles,

une blonde complètement ruinée qui se dandinait sur une jambe, une autre blonde aux cheveux courts, presque ras, une allure terrible, qui fumait en me regardant fixement, et une petite brune qui se tenait un peu à l'écart. Elle avait la peau très mate, des cheveux raides tout noirs, des yeux très blancs et très noirs, une bouche très rouge et des dents très blanches. J'ai mis un bon moment avant de me rendre compte qu'elle était vaguement asiatique, chinoise ou quelque chose dans le même genre. Maintenant, les trois filles me regardaient, la Chinoise surtout, qui me sou- riait un peu. Elle n'était pas vraiment jolie, non, mais quand on l'avait vue une fois, on se surpre- nait à la regarder tout le temps. Elle faisait pen- ser à un pain d'épice, un gâteau encore tiède et

résister, et comme le vent fait ployer des arbres immenses, l'amour vient à bout des têtes les plus fêlées.

D'ailleurs, je sais bien qu'elle m'écoute, j'envoie un petit coup de musique Barbara Song et je lui parle. Je lui parle toute la nuit.