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BALZAC DEVANT L'ANGE ET LE DÉMON Il est nuit. Dans ce quartier retiré, ou dans cette banlieue écartée, régnent l'ombre èt le silence. Seule scintille au loin dans l'obscurité une lueur qui palpite faiblement. C'est une fenêtre encore éclairée, semblable à quelque étoile qui veille. Approchons-nous : une maison est là, qu'habite, qu'anime une pensée. Jetons, s'il se peut, un coup d'œil à l'intérieur de cette demeure. Qu'il s'agisse de la rue Cassini ou de la rue des Batailles, des Jardies ou de la rue Raynouard, de chacun des logis où s'abrita le Romancier, — le spectacle est à peu près le même. Un homme est assis à sa table de travail. Les flambeaux posés près de lui éclairent ses traits vigoureux. La tête est massive et lourde. La chevelure noire, abondante. Des admirables yeux de braise jaillit comme une flamme intense. L'encolure est large, le corps trapu. Une impression de force exubé- rante, un peu débraillée, un peu bohème, émane de tout le person- nage qu'une robe blanche de moine — symbole de réclusion claus- trale, de veille et de labeur nocturnes — enveloppe de la tête aux pieds. Cet homme est absorbé dans une tâche mystérieuse. Sa plume court sur le papier. Auprès de lui, sans relâche, s'amoncellent les feuillets. De temps à autre, une tasse de café noir trop noir vient exciter, surexciter l'appareil cérébral et nerveux. Sur la face se lit l'effort d'un esprit en pleine tension. Et quelle vision fantas- tique que celle de toutes ces blancheurs — le visage pâle, la robe séraphique, et tout ce papier accumulé, et la blême lueur des bougies — surgissant de l'ombre ambiante ! Sommes-nous en présence du « Philosophe » de Rembrandt, ou dans le cabinet du Docteur Faust, ou dans l'antre d'un maître-sorcier, tout à ses grimoires cabalistiques ? A quelle scène de magie, d'alchimie, nous est-il donné d'assister ?

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BALZAC

DEVANT L'ANGE ET LE DÉMON

Il est nuit. Dans ce quartier retiré, ou dans cette banlieue écartée, régnent l'ombre èt le silence. Seule scintille au loin dans l'obscurité une lueur qui palpite faiblement. C'est une fenêtre encore éclairée, semblable à quelque étoile qui veille. Approchons-nous : une maison est là, qu'habite, qu'anime une pensée. Jetons, s'il se peut, un coup d'œil à l'intérieur de cette demeure. Qu'il s'agisse de la rue Cassini ou de la rue des Batailles, des Jardies ou de la rue Raynouard, — de chacun des logis où s'abrita le Romancier, — le spectacle est à peu près le même. Un homme est assis à sa table de travail. Les flambeaux posés près de lui éclairent ses traits vigoureux. La tête est massive et lourde. La chevelure noire, abondante. Des admirables yeux de braise jaillit comme une flamme intense. L'encolure est large, le corps trapu. Une impression de force exubé­rante, un peu débraillée, un peu bohème, émane de tout le person­nage qu'une robe blanche de moine — symbole de réclusion claus­trale, de veille et de labeur nocturnes — enveloppe de la tête aux pieds.

Cet homme est absorbé dans une tâche mystérieuse. Sa plume court sur le papier. Auprès de lui, sans relâche, s'amoncellent les feuillets. De temps à autre, une tasse de café noir — trop noir — vient exciter, surexciter l'appareil cérébral et nerveux. Sur la face se lit l'effort d'un esprit en pleine tension. Et quelle vision fantas­tique que celle de toutes ces blancheurs — le visage pâle, la robe séraphique, et tout ce papier accumulé, et la blême lueur des bougies — surgissant de l'ombre ambiante ! Sommes-nous en présence du « Philosophe » de Rembrandt, ou dans le cabinet du Docteur Faust, ou dans l'antre d'un maître-sorcier, tout à ses grimoires cabalistiques ? A quelle scène de magie, d'alchimie, nous est-il donné d'assister ?

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Nous ne nous sommes point trompés. L'homme qui est là, devant nous, accomplit aux portes de Paris, au siècle de la vapeur et de la banque, sous le règne du Roi-Citoyen, une grande œuvre, un « grand œuvre » qui l'apparentent aux docteurs illuminés de l'art et de la science médiévale. Il se nomme Honoré Baissa, dit Balzac, et il se fait appeler de Balzac (car les prétentions nobi­liaires furent toujours l'une des petitesses de ce vaste et puissant esprit). De sa jeunesse vouée aux affaires, à une tentative mal­heureuse d'exploitation d'une imprimerie, de ses goûts de luxe et de dépense (il aime les élégances recherchées, les salons du faubourg Saint-Germain, les loges aux Italiens, les soupers pantagruéliques) pèse sur lui le fardeau d'une dette qu'il traînera durant presque toute sa vie et dont l'amortissement le condamne au travail forcé. De là, de cette nécessité de livrer au jour et à l'heure des romans, des « tranches » de romans, résultent ces nuits sans repos, et cette surproduction ardente, cet effort qui n'est comparable qu'à celui de la machine que vient sans interruption alimenter le combustible, et dont le foyer ne s'éteint jamais.

Ce qui nourrit cette œuvre immense, c'est d'abord une riche expérience, une observation de tous les milieux, de toutes les classes, de toutes les régions : elle va du banquier Nucingen au fonction­naire Rabourdin, de la concierge Cibot à la duchesse de Maufri-gneuse, du patriciat flamand à la bourgeoisie tourangelle, à la paysannerie bourguignonne. De la province, Balzac perçoit les secrets des « sociétés » juxtaposées, et souvent opposées, qu'elle enveloppe. De Paris, rien ne lui échappe, ni les abîmes, ni les sommets. Joignez à cette puissance d'observation une imagination qui la transcende, une faculté de représentation élargie et appron-fondie, amplifiée et stylisée, telle que seuls en furent doués les Molière et les Shakespeare... Multipliez le tout par les circonstances de cette vie obsédée, traquée, enfiévrée. Voilà l'explication de Balzac, de ces débauches de labeur nocturne, de ces hallucinations créatrices où le lucide somnambule fait sortir et surgir de l'ombre, et lentement tire à la lumière, ce cortège d'être fascinants, à la fois illusoires et vrais, les Goriot et les Grandet, les Claës et les Birotteau.

Mais l'observation, l'imagination ne suffisent pas à rendre compte de l'œuvre, du génie balzaciens. Ces quatre-vingt-dix romans, ces deux mille personnages, ce foisonnement, ce grouil­lement, ce tourbillon d'êtres et de choses, qui ne trouve son équi­valent que dans le Cosmos lui-même, ce monde est soumis à la loi

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de toute création divine ou humaine. Il est régi par l'intelligence, il obéit à une pensée. Et Balzac l'a voulu ainsi. C'est lui-même qui a entendu rapprocher ses romans épars, les associer, les grouper en une « Comédie Humaine ». Il ne s'agissait pas là d'établir un lien factice entre des actions divergentes et des personnages dis­parates. Il s'agissait bien évidemment de mettre en lumière l'unité, l'idée de l'œuvre. D'autres romanciers autour de Balzac — les Paul de Kock, les Charles de Bernard, les Eugène Sue, les Frédéric Soulié — ont eux aussi créé des centaines ou des milliers de héros, écrit des dizaines et des dizaines de volumes. Mais leur réputation ne dépasse guère la gloire du feuilletoniste. Une œuvre littéraire ne doit de survivre qu'à la vigueur créatrice du cerveau qui l'a voulue et conçue.

Or, Balzac n'a pas seulement reproduit, i l a repensé son époque. Il ne l'a pas seulement décrite, i l l'a comprise, il l'a jugée. Certes, la « Comédie Humaine », envisagée dans son ensemble, comporte deux grandes divisions : les « Etudes de mœurs », les « Scènes de la vie », d'une part, — et les Etudes philosophiques ». Classification arbitraire ! Il n'est pas d'œuvre de Balzac qui ne soit une étude psychologique, morale, voire même métaphysique. Son œuvre est une philosophie de l'histoire contemporaine, une interpré­tation de son temps.

Et certes, de la rencontre d'une si riche matière et d'un esprit si étendu ne peut sortir une définition unique, un constat rigide, un système clos. Balzac a su, a vu plus de choses que nous ne le mettrons en lumière. Il est vrai pourtant qu'entre toutes les notions, entre toutes les conceptions qui gouvernent sa pensée et son œuvre, certaines occupent une position dominante, exercent une sorte de primat.

Or, l'idée essentielle de Balzac, l'idée qui est le produit de ses observations, de ses réflexions sur son temps et sur lui-même, c'est l'idée que le ressort de l'humanité, la faculté maîtresse de l'homme est non point la sensibilité, ni l'imagination, ni même l'intelligence, mais ce qu'il appelle la « volonté ». Je dis bien : ce qu'il appelle... Car la volonté, pour lui, n'est pas, au sens classique du terme, la faculté de prendre des décisions et de les exécuter. C'est plus profondément le potentiel de l'individu, la source du fluide animateur de notre corps et générateur de nos actes, notre réserve d'énergie psychique, le dynamisme qui est en nous. Balzac fut toujours hanté par le sentiment des forces profondes qui nous

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animent, bienfaisantes si l'on sait les discipliner, funestes si l'on s'y abandonne. Il ambitionnait, dès le collège, d'écrire un Traité

de la Volonté... Mais toute son œuvre n'est-elle pas le grand livre de la Volonté ?

Cette énergie qu'il perçoit en lui, qu'il discerne chez les êtres humains en général, Balzac y voit le trait essentiel du monde qui l'environne, de la France du dix-neuvième siècle.

Et d'abord, il la retrouve chez ces êtres hors-série, pires et plus grands que la nature, qui ne font que porter à l'extrême les caractères contemporains, ces êtres que pousse, que projette hors d'eux-mêmes une idée ou un sentiment, ceux dont une passion est la force motrice. Ainsi, l'amour paternel chez Goriot, la haine familiale chez la Cousine Bette, la soif de l'or chez Grandet, et cette autre soif de l'or, non moins ardente que la première, de l'or acquis par transmutation, par le lent et ardent travail de la matière et de l'esprit, qui est celle du héros de la Recherche de Vabsolu, Bal-thazar Claës. Beaux exemples de possédés, moins proches de l'homme digne de ce nom que de ces grands fauves qu'un sauvage appétit, un furieux besoin de faire jouer l'ongle et la dent chassent parfois de leur tanière, ou que des monstres d'un autre âge, tels que les expliquait à Balzac et à son temps le grand rénovateur de la science naturelle, Geoffroy Saint-Hilaire.

Mais, si nous envisageons l'époque, dans sa moyenne et dans sa généralité, nous y discernons mieux encore cette même intense énergie, on dirait aujourd'hui ce dynamisme. Et cela se conçoit parfaitement. Car le temps de Balzac est celui du plus grand mou­vement de notre histoire, d'une marche générale en avant et, si l'on peut ainsi parler, d'un vaste « avancement » collectif. La Révolution a brisé les liens qui ligotaient l'individu ; elle a fait sauter les cloisons qui parquaient littéralement les diverses caté­gories de Français ; elle a permis à chacun tous les espoirs, tous les efforts. Et elle a apporté sur le champ l'illustration de ses prin­cipes. La carrière des jeunes conventionnels, et surtout des jeunes généraux, en est un éclatant exemple. Le plus glorieux de tous, Bonaparte, incarne la Révolution triomphante, le progrès, le succès promis à tous les fils de la nation.

1815. A l'enivrement succède l'effondrement. La grande poussée qui, depuis vingt-cinq ans, emporte la France nouvelle va-t-elle ralentir son élan ? Il n'en est rien. Tout ce jeune peuple affranchi, privé de ses champs de batailles, livre et gagne d'autres

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combats. L'essor de la science et de la technique, le développe­ment du capitalisme, la diffusion des doctrines libérales et cette fièvre d'une après-guerre, qui est celle de toutes les après-guerre, l'appétit sans frein du profit, la volonté de jouissance immédiate favorisent l'initiative, la concurrence, un mouvement d'affaires sans précédent. On fabrique, on vend, on consomme, on spécule et l'on produit. Lorsque Michelet, dans Le Peuple, — ce livre centenaire et si vivant, — parle du grand « rush » économique de cette époque, ce sont les mots de conquête et de combat qui viennent et reviennent sous sa plume, et il évoque avec une singulière force « le Bonaparte industriel de 1820 ».

De ce déploiement d'énergie, de ce napoléonisme économique, Balzac sera le romancier. Son temps, bien qu'il soit un temps de paix, ne lui apparaît en aucune façon comme un temps de stagna­tion et de repos. Pour lui, la lutte politique, la bataille industrielle et commerciale prolongent sur d'autres plans la guerre impériale et révolutionnaire. Ses héros sont des lutteurs, et leur vie est un combat. Celle de Grandet est une annexion continue, une con­quête persévérante. Goriot sous nos yeux perd sa bataille. Et la déchéance, la décadence progressives du baron Hulot sont comme la transposition sur le plan individuel de cette série de replis, de cette épopée du désastre qui, de la Bérésina à Leipzig, à Water­loo, marquent les reculs successifs de la Grande Armée.

Cette loi du x ix e siècle, que Stendhal avait devinée, que Balzac a retrouvée, c'est la loi du mouvement. Elle anime toute son œuvre. Et, même dans un certain nombre de cas, entre tous caractéris­tiques, son roman apparaît comme le récit d'un itinéraire — d'un départ, d'une arrivée. « Arriver ! » n'est-ce pas — en un siècle démo­cratique, où tout devient possible à tous, en un âge économique et scientifique, où chacun sans cesse va, vient, bouge, où l'existence prend de plus en plus l'allure d'un parcours, d'une traversée, voire même d'une ascension — une sorte de loi commune ? A-t-on suffisamment remarqué qu'à l'orée du siècle la Révolution fran­çaise, qui marque l'essor de la liberté — coïncide avec l'apparition de l'aérostat, avec l'avènement de la navigation aérienne ? Il a fallu, pour percevoir la relation de ces deux grands faits, le génie intuitif du poète de Plein Ciel, l'œil d'aigle de Victor Hugo. Et a-t-on noté qu'en l'âge suivant la prise de possession de la terre etde la mer par le rail et par la vapeur répond à la prise du pouvoir par la démocratie politique et sociale ?

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Cette grande loi du mouvement, Balzac l'installe au centre de son œuvre. Il en fait le principe d'action de ses livres les plus forts. Et comme, tout naturellement, ce sont les hommes de vingt ans qui s'élancent avec le plus d'impétuosité dans les voies nou­velles, qui se ruent le plus impatiemment à travers la seciété, le roman de Balzac ne sera pas seulement celui de la réussite — ou de l'échec. En général, il sera — dans quelques-unes des œuvres les plus typiques — le roman de la jeunesse. J'ajoute que les jeunes ambitieux balzaciens seront le plus souvent les fils, non pas de Paris, mais de la province, parce que chez eux la conquête du siècle est rendue plus âpre, plus violente, du fait qu'ils doivent en même temps emporter d'assaut Paris.

Balzac apparaît donc comme le romancier de 1' « arrivisme », de 1' « arriviste » de son temps. Plusieurs jeunes premiers balza­ciens pourraient illustrer cette affirmation, les Marsay, les Van-denesse... Retenons seulement trois héros entre tous caractéristiques : Raphaël de Valentin ; Eugène de Rastignac ; Lucien de Rubempré.

Raphaël de Valentin est le protagoniste de la Peau de Chagrin.

Déçu dans son immense ambition, dans ses appétits effrénés, ayant perdu son dernier napoléon dans une maison de jeu du Palais-Royal, il veut se jeter dans la Seine. Et c'est alors qu'il découvre, au fond de la boutique d'un brocanteur, une peau de chagrin, précieux talisman qui lui permettra de satisfaire toutes ses aspirations. Elle porte une inscription gravée en caractères sanscrits qui avertit qu'à chaque désir comblé elle se rétrécit un peu plus et que, lorsqu'elle aura cessé d'exister, son possesseur disparaîtra.

Les choses se passent bien ainsi. Raphaël veut l'argent, veut le pouvoir, veut les femmes. Et, grâce à la peau de chagrin, il les conquiert tour à tour. Mais, à chaque souhait réalisé, le talisman se rapetisse davantage. Raphaël tente bien de lutter contre le sort. Il essaie bien de s'interdire toute volonté, toute velléité même. Mais peut-on vivre sans désirer ? La volonté — au sens large, au sens balzacien du terme — n'est-elle pas le propre de l'homme ? Il désire, parce qu'il est. Formule qui nous paraît résumer la pensée de Balzac et où nous n'hésiterions pas à voir comme une réplique au Cogito cartésien. Raphaël désire donc, et en même temps un mal mystérieux, prélude de la mort, ravage son corps et son âme. Il s'attache désespérément à sa misérable existence. Mais cette existence, par tout ce qu'elle comporte inévitablement de vouloir inconscient, instinctif, obscur, se détruit et lê détruit.

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Le récit de l'aventure de Rastignac offre moins de poésie fan­tastique, de profondeur métaphysique, mais plus de vigueur réaliste. Issu d'une famille de province, aristocratique mais pauvre, Eugène de Rastignac est venu faire son droit à Paris. Et il aspire, natu­rellement, à conquérir la capitale ! Or, à la pension Vauquer, suintante et malodorante, où il loge bien malgré lui, il est le témoin d'un drame qui le marque pour la vie. Vautrin, le forçat évadé qui se cache parmi les pensionnaires de la maison, lui offre, s'il accepte de participer à une action déshonorante, la fortune, la puissance, l'amour. Et, noblement, Eugène refuse. Mais peu à peu se révèle à lui la lente dégradation d'un autre habitant de la pension, le père Goriot, victime d'un trop grand amour, de l'espèce de pas­sion — à la fois animale et sublime —qu'il porte à deux filles ingrates, mariées, l'une, Anastasie, au comte de Restaud, l'autre, Delphine — et celle-là est la maîtresse d'Eugène — au baron de Nucingen. Elles dédaignent leur père. Elles l'abandonnent. Pour elles, il se dépouille totalement. Il meurt... Et certes la peinture de l'immolation de Goriot, de sa ruine matérielle, de ses tortures morales, de son agonie et de sa fin vaut puissamment par elle-même. Mais elle prend toute sa signification si on la remet à sa place, si l'on y voit l'épisode central, crucial de l'histoire d'Eugène de Rastignac. Cette mort est le tournant de sa vie.

Et, en effet, avant le drame, Eugène repousse avec hauteur les suggestions et les tentations de Vautrin. Mais le spectac e de l'agonie de Goriot, et cet enterrement misérable, où, seul avec Christophe, le domestique de la pension, il suit à pied l'humble corbillard de Saint-Etienne-du-Mont au Père-Lachaise, opèrent en lui la révolution, la mutation décisives. La terre, qui reçoit la dépouille du Père méprisé, ensevelit aussi les dernières hésita­tions au seuil de la vie, les derniers scrupules du jeune homme. Voici en quelques termes il accueillait tout à l'heure les odieux conseils de Vautrin : « Etre fidèle à la vertu, martyre sublime !... Ma jeunesse est encore bleue comme un ciel sans nuages : vouloir être grand ou riche, n'est-ce pas se résoudre à mentir, ployer, ramper, se redresser, flatter, dissimuler ? N'est-ce pas consentir à se faire le valet de ceux qui ont menti, ployé, rampé ? Avant d'être leur complice, il faut les servir. Eh bien, non. Je veux tra­vailler noblement, saintement ; je veux travailler jour et nuit, ne devoir ma fortune qu'à mon labeur. Ce sera la plus lente des for­tunes, mais chaque jour ma tête reposera sur mon oreiller sans

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une pensée mauvaise. Qu'y-a-t-il de plus beau que de contempler sa vie et de la trouver pure comme un lys ? Moi et la vie, nous sommes comme un jeune homme et sa fiancée. »

Et voici comment, la terre refermée sur le cercueil de Goriot, il reprend contact avec le monde. « Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l'un d'eux, s'adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n'y trouva rien, il fut forcé d'emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d'horrible tris­tesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d'un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages ; et, le voyant ainsi, Christophe le quitta.

« Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses :

« — A nous deux maintenant ! « Et, pour premier acte du défi qu'il portait à la société, Rasti­

gnac alla dîner chez Mme de Nucingen. » Notez l'opposition de ces deux passages, qui définissent avec

tant de vigueur les deux étapes d'une destinée : d'une part, le cri de révolte, lyrique non sans quelque emphase, d'une âme encore pure et candide à qui répugnent les bassesses et les turpitudes ; d'autre part, dans le silence du cimetière, que profanerait tout verbiage déclamatoire, la ferme et froide résolution, ramassée en une âpre formule, où toute l'énergie d'un jeune être qui veut vivre et qui veut vaincre s'oppose farouchement au néant.

Rastignac gagne son défi. A travers le monde, la politique, le journalisme, les milieux les plus différents, il évolue et il pro­gresse. Au lendemain de la révolution de 1830, le voici sous-secré­taire d'Etat. Rien n'est plus caractéristique que le récit de ses relations avec le ménage Nucingen. Il est l'amant de la femme,

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le complice plus ou moins conscient de la liquidation du mari, et enfin... il épouse la fille. En 1839, il est ministre pour la seconde fois, il reçoit de titre de comte. En 1845, il est élevé à la dignité de pair de France et il possède trois cent mille francs de rente. Trois cent mille francs de rente, — en un temps où trois mille, c'était l'aisance, trente mille, mieux que la fortune...

L'aventure d'Eugène de Rastignac a provoqué bien des gloses. Balzac a-t-il voulu refaire l'histoire de Julien Sorel, accorder au héros stendhalien sa revanche et sa victoire ? Vise-t-il Emile de Girardin, fondateur de la presse à un sou, l'un des esprits les plus avisés de sa génération ? Ou encore songe-t-il à Thiers, le plus représentatif des hommes nouveaux, l'un des artisans de l'avène-nement de Louis-Philippe, à Thiers le Marseillais, né comme Rasti­gnac en 1797, secrétaire général de ministère lui aussi et sous-secré­taire d'Etat à l'avènement de la monarchie de Juillet, à Thiers enfin qui poussa l'amitié pour M. Dosne et — comment dirai-je ? — la... sympathie pour Madame jusqu'à épouser leur fille ? Ou tout simplement n'a-t-il pas entendu rassembler en une figure carac­téristique les traits de toute une partie de la jeunesse, exprimer, délivrer, satisfaire par le récit de la victoire d'Eugène les rêves confus de ses vingt ans ?

Rastignac gagne sa partie. Et Rubempré perd la sienne. Pour­quoi ? L'on n'en sait trop rien. Mais la vie, qui est pour une part une lutte, n'est-elle pas aussi un jeu ? Lucien de Rubempré, fils d'Angoulême, est venu briller à Paris. Joli garçon aimé des femmes, journaliste sans scrupules, sinon sans talent, il a d'abord tous les succès. Puis, brusquement, le vent tourne. Lucien, conscience molle et veule, perd l'estime de ses confrères, et se retrouve un beau jour sans argent. C'est alors que d'aventure en aventure il tombe sous l'emprise de Vautrin, qui physiquement et moralement s'en empare, qui façonne cet être plastique, qui lui impose l'alliance que Rastignac, nature plus saine et plus forte, avait fièrement repoussée. « Ah ! si vous vouliez devenir mon élève, insinue le Tentateur, je vous ferais arriver à tout. Vous ne formeriez pas un désir qui ne fût à l'instant comblé, quoi que vous puissiez souhaiter : honneurs, fortune, femmes. On vous réduirait toute la civilisation en ambroisie. Vous seriez notre enfant gâté, notre Benjamin... » • Lucien, lui, accepte le pacte. Et c'est ce qui le perdra. Car

Vautrin, pour faire « arriver » son élève, ne regarde pas à commettre

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quelques assassinats de plus. Il est découvert, inculpé, et Lucien, considéré comme son complice, est arrêté et enfermé à la Concier­gerie. Mais, tandis que Vautrin surnage et, cette fois encore, échappe, Lucien, le faible Lucien, ne peut surmonter l'épreuve. Il se pend dans sa prison, le 15 mai 1830, à peine âgé de trente ans. Triste destin d'un enfant du siècle, qui a joué, et qui a perdu !...

Le roman de Balzac est donc, en tous les sens du terme, le roman d'une promotion. Tout d'abord, il enregistre — compte tenu des victimes et des vaincus — la poussée, la montée, l'ascension, la promotion d'une génération nouvelle. Et en même temps, il nous peint l'entrée dans la vie, le succès, heureux ou malheureux, des contemporains de l'auteur, c'est-à-dire des fils de 1800, de la géné­ration de Marengo, de cette couvée de jeunes aiglons que l'on pour­rait baptiser la promotion Bonaparte. Comment ces enfants de la victoire n'eussent-ils pas été, dès le principe, conçus, marqués pour l'action ? Balzac, né en 1799, mort en 1850, est donc l'homme, l'auteur représentatif entre tous de son siècle, de ce demi-siècle français dont le flux coïncide avec sa vie, et dont il a épousé l'élan.

Cet élan, cette course, ce courant s'expliquent certes et par le tempérament de l'auteur et par les caractères de la société qu'il a sous les yeux : Balzac, qui se qualifiait lui-même de « docteur ès-sciences sociales », a magistralement perçu, en lui-même, et hors de lui-même, le phénomène essentiel de son temps. Mais on retrouve en outre ici les deux aspects de cette puissante nature, aspects opposés en apparence, en réalité complémentaires : le posi­tivisme, le romantisme.

Positiviste, Balzac a partagé l'engouement de ses contem­porains, et notamment de Sainte-Beuve, de George Sand, de Michelet, pour la nature et les sciences naturelles. Docile à l'in­fluence de Geoffroy Saint-Hilaire, il accueille le transformisme, premier aspect, première forme de la théorie de l'évolution. Cette doctrine biologique, qui connaîtra avec Darwin une si éclatante fortune, ne répond-elle pas aux conceptions du penseur et du romancier ? L'évolutionnisme, et ce qu'il implique — l'influence des conditions physico-chimiques et l'adaptation au milieu, la lutte pour la vie et la sélection naturelle — ne s'apparente-t-il pas à l'idée balzacienne du mouvement, du combat des êtres, à la « Théorie de l'ambition », à la notion de 1' « arrivisme » ? Et le roman de Balzac tout entier — cette vue générale de l'homme et du monde — n'est-il pas comparable à ces grandes hypothèses de la Phy-

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sique, de la Chimie, de la Biologie modernes, nées de l'esprit autant que de l'expérience, qui sont comme le lyrisme de la science et comme la poésie de la pensée ?

Comme on conçoit qu'un tel positivisme rejoigne le romantisme ! L'œuvre de Balzac, quoiqu'il s'en défende, s'y rattache expres­sément. Elle s'y relie par l'influence du magnétisme, de l'occul­tisme, du mysticisme, par le grossissement, le grandissement à la fois systématique et spontané des êtres et des choses, par la présence et l'influence de l'œuvre majeure du Romantisme euro­péen : le Faust de Goethe.

Quel est en effet le thème, le « schéma » du roman de Raphaël de Valentin, de celui d'Eugène de Rastignac, de celui de Lucien de Rubempré ?

C'est le thème de la Tentation. Rubempré, Rastignac, Valen­tin rencontrent à un moment donné le personnage démoniaque qui leur offre toutes les joies, toutes les jouissances de ce monde moyennant la capitulation, l'abandon de leur conscience. Ce ten­tateur, c'est l'étrange visiteur qui procure à Raphaël la peau de chagrin, c'est surtout Vautrin, le bandit qui essaie de corrompre Eugène de Rastignac et qui ne réussit point à le séduire, tandis qu'il conquiert Lucien de Rubempré et lui procure plaisir et for­tune, mais en fait sa chose et sa proie. Les textes ici ne permettent aucun doute. On pourrait les multiplier, produire de nombreux extraits de la Peau de chagrin et d'Illusions perdues. Qu'il nous suffise de citer quelques lignes du Père Goriot. « Que faut-il que je fasse » ? demande Rastignac à Vautrin qui tente de le corrompre. Et le bandit répond : « Presque rien I » Presque rien : n'est-ce pas l'éternelle réponse, à Faust-Rastignac, de Vautrin-Méphisto... Rastignac est sans un sou. Vautrin lui offre un millier d'écus, que d'ailleurs le jeune homme refuse. « Ce démon, nous dit Balzac, prit dans sa poche un portefeuille et en tira trois billets de banque qu'il fit papilloter aux yeux de l'étudiant. C'est le « tentateur », il propose un « pacte », un « marché »... Lors de sa découverte, de son arrestation, apparaît sa grandeur sinistre. « En un moment, Collin devint un poète infernal où se peignirent tous les sentiments humains moins un seul, celui du repentir. Son regard était celui de l'archange déchu... »

Vautrin apparaît donc comme un méphistophélique héros inspiré du Faust de Goethe : mais il faut préciser le caractère ori­ginal et nouveau, la nuance de ce satanisme. Et il nous y aide

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lui-même. « Votre Paris, lui dit Rastignac, avec dégoût, votre Paris est donc un bourbier ? — Et un drôle de bourbier, reprend Vautrin. Ceux qui s'y crottent en voiture sont d'honnêtes gens, ceux qui s'y crottent à pied sont des fripons. Ayez le malheur d'y décrocher n'importe quoi, vous êtes montré sur la place de Grève comme une curiosité. Volez un million, vous êtes marqué dans les salons comme une vertu. Vous payez trente millions à la gen­darmerie et à la justice pour maintenir cette morale-là... Joli 1 »

« Je vais vous éclairer, moi, la position dans laquelle vous êtes, déclare-t-il plus loin à Eugène ; mais je vais le faire avec la supériorité d'un homme qui, après avoir examiné les choses d'ici-bas, a vu qu'il n'y avait que deux partis à prendre : ou une stupide obéissance ou la révolte. Je n'obéis à rien, est-ce clair ? »... Et il poursuit : « Nous nous faisons avocat pour devenir président d'une cour d'assises, envoyer au bagne les pauvres diables qui valent mieux que nous avec T. F. sur l'épaule, afin de prouver aux riches qu'ils peuvent dormir tranquillement. » Et, quelques pages plus loin enfin, toujours à l'adresse de Rastignac : « ...Que croyez-vous que soit l'honnête homme ? A Paris, l'honnête homme est celui qui se tait et refuse de partager. »

La société, ainsi bravée, prend sa revanche. Et Jacques Collin, dit Vautrin, est démasqué et arrêté. Mais c'est lui qui a le dernier mot. Et ce dernier mot n'est pas sans quelque sinistre grandeur. « Nous avons moins d'infamie sur l'épaule que vous n'en avez dans le cœur, membres flasques d'une société gangrenée !... Etes-vous bêtes, vous autres ! N'avez-vous jamais vu de forçat ? Un forçat de la trempe de Collin, ici présent, est un homme moins lâche que les autres, et qui proteste contre les profondes déceptions du Contrat Social, comme dit Jean-Jacques, dont je me'glorifie d'être l'élève. Enfin, je suis seul contre le gouvernement avec son tas de tribunaux, de gen­darmes, de budgets, et je les roule. »

Nous voici maintenant parfaitement éclairés sur la signification du personnage de Vautrin. Entre tant de héros des lettres et de la vie que marquent, aux environs de 1830, l'empreinte, l'emprise sataniques, entre tant de bandits et de brigands grandis par l'ima­gination romantique, Vautrin a son caractère propre. C'est l'un des premiers types littéraires qui émergent des fonds, ou des bas-fonds, et qui aient mission d'exprimer la réclamation des pauvres ou, comme l'on disait en ce temps-là, la revendication d'« en-bas ».

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Car l'époque de Balzac fut un âge de profonde crise sociale, où croupissait le prolétariat, où sévissait cette affreuse misère des premiers temps de la grande industrie, que l'on commençait à découvrir et que l'on croyait avoir soulagée parce qu'on lui avait appliqué le grand mot de « paupérisme », comme les médecins qui s'imaginent avoir trouvé un remède à la maladie quand ils lui ont trouvé... un nom.

De cette plèbe souffrante, grondante, demain farouchement dressée, Vautrin est une émanation. Et voilà qui nous met en pré­sence du second aspect de ce que nous avons appelé tout à l'heure F « arrivisme » balzacien. L ' « arrivisme » numéro un est celui des enfants- de l'aristocratie pauvre et de la petite bourgeoisie. Le second — beaucoup plus gros de conséquence — est celui des fils du peuple ou, pour parler le langage de l'époque, des hommes d'« en-bas ». Car Eugène, Lucien, Raphaël, à leur entrée dans le monde, apportent avec eux un viatique : un nom, un frac, des parchemins, quelques hautes ou brillantes relations. Jacques Collin, dit Vautrin, ne possède rien de pareil. Il se présente seul et nu. Il symbolise la montée des obscurs et des réprouvés, comme lui forçats, sinon bandits, qui essaient bien comme lui de se libérer, mais sur qui la société ne tarde pas à faire retomber sa lourde main. 1789, 1830, 1848 : trois sursauts du prolétariat, trois tentatives d'éva­sion... L'histoire de Goriot, de Rastignac et de Vautrin se passe en 1819. Balzac la conte en 1834. Et Vautrin est déjà, — quatorze ans avant l'avènement de la République démocratique, — sinon peut-être un révolutionnaire, du moins sûrement un révolté.

Toutefois — et c'est un fait notable — Balzac n'a pas pris pour porte-parole un authentique homme du peuple. Son oeuvre ne fait guère place, comme celle de George Sand par exemple, à des héros-ouvriers. Bourgeois entiché de noblesse, attaché tout au moins en théorie au trône et à l'autel, nourri des préjugés de son temps, il n'a pas vu la ligne de démarcation qui sépare la plèbe et la pègre ; il n'a pas pensé qu'une attitude fût légitime et possible entre l'acceptation passive et la criminalité ; il n'a pu concevoir que le porte-parole des déshérités fût autre chose qu'un voleur et qu'un assassin. Et c'est ainsi que Vautrin, le plus énergique représentant chez Balzac d'un prolétariat qui s'éveille, est un maudit et un bandit.

Un tel homme est un suppôt du démon, il est lui-même le démon: Il incarne, autant que les jeunes ambitieux, et plus que les jeunes

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ambitieux, cette inquiétude qui travaille l'époque, la volonté, le besoin de vivre, de vaincre et de jouir. Déjà cet appétit furieux, si contraire au sentiment de résignation, à l'esprit de renonciation des temps de foi et d'espérance, pouvait paraître chez Rastignac et chez Rubempré un effet de l'irréligion héritée du xvm e siècle, une manifestation de Satan. Bien plus encore l'apparition, l'aspi­ration de Vautrin peuvent-elles être interprétées par le public de 1840 comme un phénomène diabolique. Les contemporains — n'en doutez pas — y décelaient presque tous la main du Diable, du Diable qui sème le doute et la révolte, qui trouble et pervertit les jeunes, qui déprave les bons sujets, qui soulève les humbles et les simples contre l'ordre voulu par Dieu. Balzac touchait là — pour citer un contemporain — « ces choses secrètes et maudites » qu'on accable sous la réprobation... et qui trament la révolution. Or, ces choses-là étaient dès lors pour nos penseurs et nos écri­vains sociaux — Louis Blanc, Pierre Leroux, Cabet, Proudhon — objet de réflexion et d'étude. Et, d'autre part, dans le même temps, un Karl Marx en cherchait pour la première fois l'explication dite « scientifique ». Mais les puissants et les possédants — et la commune ignorance — y voulaient, y croyaient reconnaître la présence et l'influence du Malin.

Ainsi, d'une part, Balzac nous montre les énergies contempo­raines en action : le mouvement économique et financier et cette espèce de « ruée vers l'or » qui évoque la course des chercheurs vers les « placera » californiens ; les conséquences de la Révolution, l'élan des hommes jeunes, des hommes nouveaux vers la tribune, vers la presse, vers le pouvoir. Et, d'autre part, l'un des premiers, il découvre et il définit, avec le malaise et l'agitation du prolétariat, les secrètes puissances de l'avenir. Mais, que Balzac évoque pour nous le libéralisme et le capitalisme associés, ou le socialisme leur contraire, il s'agit au fond d'une même chose : la satisfaction terrestre des instincts ; la tension conquérante de l'être ; le belli­cisme, l'annexionnisme, l'impérialisme de la volonté. Rien n'est plus opposé à un certain esprit d'abdication et d'abandon du moi, de nolonté, si je puis dire, qui souvent va de pair avec la foi reli­gieuse. Et c'est précisément ce qu'en 1840 ceux qui pensent bien appellent Satan.

Nous ne nous trompions donc pas tout à l'heure quand nous croyions découvrir en Balzac, en cet étrange moine blanc qui, à deux ou trois heures du matin, couvrait d'une fiévreuse écriture

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tant de feuillets immaculés, quelque magicien ou sorcier, maître des forces obscures. Toute cette ombre qui l'environne apparaît comme la réserve de mystère d'où sort pour lui l'inspiration. Et ces grandes formes noires qui dansent sans fin sur la muraille, et qui évoquent irrésistiblement le peuple cornu et fourchu, symbo­lisent, résument en quelque sorte cette Principauté des Ténèbres d'où s'échappent sans cesse vers le romancier les phantasmes de la nuit.

De bien des pages, de bien des livres de Balzac se dégage donc une impression de noirceur et de violence. Mais il n'a pas retenu de son temps que sa cruauté ni sa force. Il a su animer des figures nobles et douces, conter des entreprises bienfaisantes, peindre cette félicité qui naît de la sérénité.

Tout d'abord, il a tracé quelques portraits d'êtres doux et faibles, totalement désarmés, et naturellement accablés, écrasés par la vie, mais que l'on hésite à plaindre, tant leur ingénuité, leur naïveté confinent à la niaiserie. C'est le cas de cette bonne âme de Pons, ce brave homme de collectionneur auquel sa famille ne s'intéresse que lorsqu'elle a découvert que son logis recèle des trésors. C'est le cas aussi de Schmucke, le vieux musicien allemand débordant de sentimentalité, de « gemlitlichkeit » germanique. Image, nous dit Balzac lui-même, de l'agneau sans tache dont la candeur, la blancheur appellent presque l'immolation.

Puis, voici quelques femmes vertueuses, dont l'effacement, l'abnégation ne sauraient masquer le dévouement. Mme Grandet, Mme Hulot vivent dans un total oubli d'elles-mêmes, pour les pauvres et pour les leurs. Un physiologiste nous dirait que, si elles fuient la lutte et craignent la vie, c'est que leur organisme redoute l'action et l'agitation : et en effet elles sont cardiaques. Elles souffrent, elles mourront l'une et l'autre d'une maladie de cœur. Voici l'une des scènes qui précèdent et préparent l'agonie de Mme Grandet.

On se rappelle la scène du Douzain. Grandet a constitué à sa fille une collection de douze pièces rares. Eugénie les a données à son cousin, qui part tenter la fortune aux Iles. Et le père s'en aperçoit :

a Tu n'as plus ton or 1 s'écria Grandet en se dressant sur ses

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jarrets comme un cheval qui entend tirer le canon à dix pas de lui.

« — Non, je ne l'ai plus. « — Tu te trompes, Eugénie. « — Non. « — Par la serpette de mon père ! « Quand le tonnelier jurait ainsi, les planchers tremblaient. « — Bon Saint bon Dieu ! voilà Madame qui pâlit, cria Nanon. « — Grandet, la colère me fera mourir, dit la pauvre femme. « — Ta ta ta ta ! vous autres, vous ne mourez jamais dans

votre famille 1 — Eugénie, qu'avez-vous fait de vos pièces, dit-il en fondant sur elle.

« — Monsieur, dit la fille aux genoux de Mme Grandet, ma mère souffre beaucoup... Voyez... Ne la tuez pas.

« Grandet fut épouvanté de la pâleur répandue sur le teint de sa femme, naguère si jaune.

« — Nanon, venez m'aider à me coucher, dit la mère d'une voix faible. Je meurs. »

Mme Hulot — la baronne Hulot — est une sainte. C'est la femme forte de l'Ecriture. Elle tente mille ingénieux efforts pour sauver son mari de la dégradation et sa famille de la ruine. Hulot, sexagénaire libertin, a fréquentéjes actrices; puis il est devenu la proie d'une petite bourgeoise intrigante et perverse, la Marnefîe ; enfin, il en est tombé aux fillettes pauvres, à une enfant de qua­torze ans. Ruiné, déshonoré, il a quitté le toit familial. Son épouse met tout en œuvre pour le retrouver, pour le ramener. Et elle croit avoir réussi. Or, lorsque tout semble arrangé, et au moment de suivre sa femme, Hulot a ce mot grandiose : « Mais pourrai-je emmener la petite ?... » Enfin il semble guéri de son vice. Et chacun se félicite d'avoir reconquis le père prodigue. Mais voilà qu'il déniche à la cuisine une espèce de souillon rougeaude, qui n'a pour elle que son âge et ses couleurs de fille des champs. Hulot la poursuit, la pourchasse et, une nuit, son épouse, qui s'inquiète de lui, et qui, guidée par une lumière, est montée à l'étage des servantes, son épouse l'entend dire à voix basse : « Ma femme est malade. Elle mourra bientôt. Je t'épouserai, et tu seras baronne. » Et ce mot tue Mme Hulot.

Plus jeunes, mieux portantes aussi, Eugénie Grandet, Margue­rite Claës sont capable de tenir tête à des pères frénétiques, en proie au délire de l'or. Elles en ont hérité l'énergie, la froide et

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et ferme volonté. Elles incarnent les vertus bourgeoises. L'Electre de Douai, l'Antigone de Saumur sont les deux fleurs prosaïques de la France moyenne d'il y a cent ans.

Avançons dans la zone du bien. Nous abordons le domaine de l'action sociale. Et nous y rencontrons des hommes (plutôt des hommes que des femmes : nous sommes en 1840 et Balzac a fortement senti que, si la femme n'a point d'égale dans l'ordre du dévouement familial, l'homme est mieux placé, mieux armé alors pour concevoir et réaliser une entreprise systématique), — des hommes donc de grande foi, de grande vertu, mais aussi de pro­fonde sagesse. Balzac nous offre toute une galerie de personnages auxquels pourrait s'appliquer un terme qui a fait son temps, mais qui rend admirablement le caractère de cette philanthropie — à la fois théorique et pratique — d'un âge passé et dépassé : ce sont des bienfaiteurs de l'humanité.

Tel est le juge Popinot, en qui revit un type bien connu du Paris de la Restauration, cet « homme au petit manteau bleu » qui collectionnait littéralement, pour les secourir et les soulager, toutes les infortunes matérielles et morales. Tel est encore et sur­tout le docteur Bénassis, le Médecin de campagne. Avec lui, nous sommes en présence d'une activité méthodique, originale, vraiment moderne. Nous assistons à la transformation progressive d'un can­ton déshérité du Dauphiné par l'agriculture, l'industrie, le com­merce. Une plantation d'oseraie, la fabrication des paniers, puis, quelque aisance survenant, et, avec elle, quelques nouveaux besoins, des cultures, l'élevage, l'artisanat, voilà les étapes suces-sives de la mise en valeur d'une région abandonnée. Curieuse entreprise où s'associent étroitement, dans un esprit d'économie chrétienne, l'inspiration évangélique, les doctrines des Physio-crates, quelque saint-simonisme sans doute, une foi optimiste en la nature humaine directement issue de Rousseau. Le docteur a établi à ses frais un jeune ouvrier vannier. Celui-ci a prospéré. Il a pris femme. Il est père. Et Bénassis s'offre parfois le spectacle de ce bonheur familial auquel il n'est pas étranger. « Pendant les jours de l'établissement de mon vannier, je ne passais point devant sa boutique sans que les battements de mon cœur ne s'accé­lérassent. Lorsque, dans cette maison neuve, à contrevents peints en vert, et à la porte de laquelle étaient un banc, une vigne et des bottes d'osier, je vis une femme propre, bien vêtue, allaitant un gros enfant rose et blanc au milieu d'ouvriers tous gais, chantant,

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façonnant avec activité leurs vanneries et commandés par un homme qui, naguère pauvre et have, respirait alors le bonheur, je vous l'avoue, Monsieur, je ne puis résister au plaisit de me faire vannier pendant un moment en entrant dans la boutique pour m'informer de leurs affaires, et je m'y laissais aller à un contentement que je ne saurais peindre. » Page tout imprégnée de Jean-Jacques. Réédi­tion de l'idylle sentimentale et pittoresque de la « petite maison blanche, avec des contrevents verts 1 »

De la même famille spirituelle que le docteur Bénassis est l'abbé Bonnet, apôtre d'une misérable commune rurale perdue dans un coin du Limousin, Montégnac. Du roman qui porte son nom, le Curé de village, il est deux fois le héros... Un amour profond unit un ouvrier porcelainier issu d'une famille de Montégnac, Tascheron, et la jeune femme d'un riche banquier de Limoges, Véronique. Pour pouvoir fuir avec celle qu'il aime, Tascheron a volé et tué. Condamné à mort, il refuse l'assistance d'un prêtre. Et cette attitude provoque l'émotion, l'indignation dans le pays. C'est alors que l'abbé Bonnet intervient. Il sait trouver les paroles qui adouciront l'âme farouche du révolté et permettront d'éviter le scandale d'une fin publique et impie. Puis, après l'exécution du condamné, le prêtre se rapproche de celle qu'il a aimée, et qui ne songe plus qu'à expier les erreurs qu'elle peut avoir commises : sur ses conseils, elle se voue à la régénération matérielle et morale du village de Montégnac.

Telle est cette œuvre qui, en dépit de certaines apparences, n'a rien d'un livre de prix pour pensionnat de jeunes filles. Car l'inspi­ration chrétienne s'y trouve associée, dans la première partie, à l'évocation de la plus véhémente passion, et, dans la seconde, au récit de la transformation, de la modernisation d'un coin de France, — véritable monographie économique et sociale où la pensée des Philosophes du xvm e siècle semble revue et corrigée par un disciple du Génie du Christianisme. Ce curé limousin, — quel curieux mélange de Turgot et de Jocelyn !

Mais quel que soit l'intérêt de ces romans sociaux, ce n'est pas là que se manifestent de la façon la plus prenante l'humilité, la charité, le sentiment évangélique chez Balzac. Pour juger et pour goûter toute cette région de son œuvre, il faut parcourir un roman qui, pour n'être pas des plus connus, n'est pas le moins significatif, l'Envers de l'Histoire contemporaine.

Godefroid, garçon d'une trentaine d'années, n'a rien su faire

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de sa jeunesse. Il a gâché son plus beau temps, dilapidé son patri­moine. Obligé de réduire ses dépenses, il trouve un modeste loge­ment dans l'un de ces immeubles vétustés du quartier Notre-Dame où, à l'ombre de la cathédrale, semble sommeiller le passé. La propriétaire, Mme de la Chanterie, est une vieille dame de nobles manières, de vie austère et dévote. Elle exerce un discret empire sur quelques pensionnaires, des hommes d'âge, éprouvés par l'existence, que semble unir un lien caché... Cette petite confrérie laïque, quel peut en être le secret ? Telle est la question que se pose Godefroid dès son entrée dans la maison. Mais ce n'est qu'au prix d'une longue patience, d'un véritable noviciat, qu'il est admis peu à peu parmi les intimes de Mme de la Chanterie, « initié », nous dit Balzac, associé à l'œuvre pieuse et misécordieuse des « Frères de la Consolation ».

Cette intrigue vaut ce qu'elle vaut. Le roman du moins compte pour nous parce qu'il représente le dernier terme, le point d'aboutissement de la pensée sociale et religieuse de son auteur. Balzac l'avait très bien senti. Il a marqué la profonde solidarité qui relie les héros de VEnvers de VHistoire contemporaine à son Juge, à son Médecin, à son Curé, aux autres personnages et aux autres romans d'inspiration évangélique. Lorsque Godefroid est admis enfin parmi les Solitaires de la rue Chanoinesse, voici en quels termes s'adresse à lui le vieillard qui fut son initiateur. « Vous pouvez être content d'avoir réussi ; mais tant que vous sentirez en vous un mouvement de vanité, d'orgueil, vous ne serez pas digne d'entrer dans l'ordre. Nous avons connu deux hommes parfaits : l'un, qui fut un de nos fondateurs, le juge Popinot ; quant à l'autre, qui s'est révélé par ses œuvres, c'est un médecin de campagne qui a laissé son nom écrit dans un canton. Celui-ci, mon cher Godefroid, est un des plus grands hommes de notre temps : il a fait passer toute une contrée de l'état sauvage à l'état prospère, de l'état irréligieux à l'état catholique, de la barbarie à la civilisation. Les noms de ces deux hommes sont gravés dans nos cœurs, et nous nous les proposons comme modèles. Nous serions bien heureux si nous pouvions avoir un jour sur Paris l'influence que ce médecin de campagne a eue sur son canton. »

Mais le roman ne procède pas tout entier d'une intention prédicante. Et ce qui pour nous fait d'abord son prix, c'est qu'il apporte un élément nouveau, assez étranger jusqu'alors à l'œuvre balzacienne, à cet édifice littéraire si puissant et si dense, chargé

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de quelque matérialité, marqué de quelque brutalité. Il nous révèle chez Balzac l'intuition des choses de l'âme, le sens et le goût des intimités morales. Voici l'entrée de Godefroid chez Mme de la Chanterie.

« Dans (une) première pièce travaillait, à la lueur d'une petite lampe, une domestique coiffée d'un bonnet de batiste à tuyaux gaufrés pour tout ornement ; elle ficha une de ses aiguilles dans ses cheveux, et garda son tricot à la main, tout en se levant pour ouvrir la porte d'un salon éclairé sur la cour intérieure. Le costume de cette femme rappelait celui des sœurs grises.

« — Madame, je vous amène un locataire, dit le prêtre en intro­duisant Godefroid dans cette pièce où il vit trois personnages assis sur des fauteuils auprès de Mme de la Chanterie.

« Les trois personnages se levèrent, la maîtresse de la maison se leva ; puis, quand le prêtre eut avancé pour Godefroid un fau­teuil, quand le futur locataire se fut assis, sur un geste de Mme de la Chanterie, accompagné de ce vieux mot : « Seyez-vous, Mon­sieur », le Parisien se crut à une énorme distance de Paris, en basse Bretagne ou au fond du Canada.

« Le silence a peut-être ses degrés. Peut-être Godefroid, déjà saisi par le silence des rues Massillon et Chanoinesse, où il ne roule pas deux voitures par mois, saisi par le silence de la cour et de la tour, dut-il se trouver comme au cœur du silence, dans ce salon gardé par tant de vieilles rues, de vieilles cours et de vieilles mu­railles. »

Singulière évocation de la province au cœur de Paris, d'un autre âge en plein présent et, pour tout dire, d'un autre monde ! On songe à quelque Port-Royal perdu dans le x ix e siècle, à une sorte de béguignage blotti tout contre Notre-Dame : c'est une Imitation de Jésus-Christ parée de douces enluminures, c'est Ruys-broek traduit par Memling...

La vertu d'une telle atmosphère ne tarde pas à agir. Godefroid, devenu pensionnaire de Mme de la Chanterie, se sent peu à peu conquis : « De même que le mal, le sublime a sa contagion. Aussi, lorsque le pensionnaire de Mme de la Chanterie eut habité cette vieille et silencieuse maison pendant quelques mois... éprouva-t-il ce bien-être de l'âme que donnent une vie réglée, des habitudes douces, et l'harmonie des caractères chez ceux qui nous entourent. En quatre mois, Godefroid, qui n'entendit pas un éclat de voix ni une discussion, finit par s'avouer à lui-même que, depuis l'âge

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de raison, il ne se souvenait point d'avoir été si complètement, non pas heureux, mais tranquille. Il jugeait sainement du monde, en le voyant de loin. »

Mais l'imagination du romancier n'a qu'une part dans cette histoire, qui reflète dans une large mesure la vie et la réalité. Balzac a certainement songé, en l'écrivant, au grand effort qui s'accomplissait, autour de lui, dans l'ordre social et religieux. Il n'ignorait évidemment pas la pensée, la parole, l'action de Lamen­nais, de Lacordaire, de Montalembert ; ni la Conférence de Saint Vincent de Paul, que venait de fonder Frédéric Ozanam ; ni le groupe de 1' « Economie Charitable », qui réunissait quelques amis autour de Villeneuve-Bargemont ; ni les essais d'organisation de la charité, de la bienfaisance publiques tentés par Armand de Melun.

L'effort de ces précurseurs peut nous paraître aujourd'hui dépassé : leur inspiration confessionnelle, leur tendance pater­naliste, le caractère nécessairement incomplet et limité de leur action portent la marque de l'époque. Ils eurent cependant leur raison d'être en leur temps et en leur milieu.

Plus profondément, ce mouvement social tient sa place et joue son rôle dans l'évolution psychologique et morale. Car, d'abord, il apporte aux fils du Romantisme, aux hommes jeunes que ravage le mal du siècle, un motif de vivre et d'agir, un remède à leur tourment. A la génération individualiste des Méditations et des Nuits, dominée par l'imagination et la passion, attachée à l'épanouissement, à l'assouvissement du moi, succède une phase « sociale », où le cœur, où l'esprit s'élargissent à la mesure des peines et des joies de tous les hommes. A 1820, à 1830, années d'orages et de tempêtes, répond 1840, âge de la maturité. Et Balzac l'a très bien senti. Déjà, son Médecin de campagne avait puisé dans l'action l'oubli des tempêtes de la jeunesse et des orages du cœur. Godefroid, lui aussi, trouve une bouée ou une ancre dans la foi et la charité.

Mais le mal, le tourment du siècle n'avaient pas consisté seu­lement en complications sentimentales et inquiétudes métaphy­siques. Parfois il avait engendré la fièvre de l'action et de l'ambi­tion. Rastignac, Marsay, Rubempré s'élancent à la conquête des femmes, de l'argent et du pouvoir. A ceux-là aussi, Balzac oppose Godefroid, hier dandy fêté, jeune homme à la mode, aujourd'hui serviteur des pauvres et de Dieu, « frère de la conso­lation ».

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Voilà qui éclaire le titre, à première vue quelque .peu sibyllin. L'Envers de l'Histoire contemporaine, cela veut dire qu'ici Balzac a entendu nous présenter l'antithèse de la société qui l'entourait, tourner le dos au Paris du luxe et de la luxure. C'est une sorte de contre-épreuve, due à Balzac lui-même, de tout le roman balzacien. Il abandonne les actrices et les filles, les capitaines de la banque et de l'industrie, les condottieres des salles de rédaction et des couloirs d'assemblées. Il ne songe plus qu'au recueillement, à I'apair sèment dans l'oubli et le don de soi. Il semble qu'il ait ici voulu témoigner sa lassitude de la furie des instincts, s'offrir un temps de désintoxication, une retraite et un repos, une cure d'ombre et de silence. C'est sur les traces du romancier de VEnvers de l'His­

toire contemporaine que, cinquante ans plus tard, le héros de Huys-mans, torturé par l'appel du sexe, ira demander à l'un des ermitages de la Trappe la force de lutter contre le Démon.

* *

Encore et toujours le Malin 1 Balzac en a subi lui aussi l'obses­sion, la persécution. Non certes que son état moral, somme toute équilibré et sain, ait jamais cédé à des tentations perfides et mor­bides. Mais les puissances sataniques lui apparaissent partout présentes. Il ne s'est pas borné à les peindre. Il a entendu les exor­ciser. Et il n'a rien trouvé de mieux pour les combattre que d'obéir aux suggestions de sa blanche robe de moine. Il a fait de l'un des tomes de cette Comédie Humaine si lourde de vices et de crimes un manuel de la vie selon Dieu.

Balzac a donc très clairement vu et très fortement montré les deux faces du x ix e siècle, les deux visages de son temps. Il en a observé et peint les énergies et les violences. Il a décrit une société que la transformation économique, que l'affranchissement politique et religieux de l'individu ont libérée de tout frein. Mais il n'est pas demeuré insensible à l'appel des forces spirituelles. Et, s'il a perçu et rendu les deux courants, en apparence opposés, issus en réalité du même principe, d'un âge d'ardente vie tempo­relle — le capitalisme et le socialisme — il n'a pas omis une troi­sième tendance qui, dès ce temps-là, entendait corriger et com­pléter les deux autres, celle du catholicisme social, dont on retrou­verait la nuance et l'in fluence dans la doctrine et chez les hommes de la Démocratie Chrétienne d'aujourd'hui.

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Et, en même temps, Balzac a parfaitement saisi que les deux aspects de son siècle n'étaient qu'une traduction — temporaire et contingente — des deux traits, des deux faits essentiels de la nature humaine, cette éternelle réalité. L'or et l'amour, l'égoïsme et la charité, la matière et l'esprit ; antithèse aussi ancienne que le monde. Balzac — et c'est par là qu'il se relie à Pascal, à Racine, à la famille des plus grands — est profondément imbu de cette vérité double. Lorsque nous nous le représentons veillant et créant à la lueur des flambeaux nocturnes, nous n'oublions certes pas le démon qui rôde autour de lui, les puissances mystérieuses de l'ombre. Mais il nous faut songer aussi qu'un être de lumière est là, dont il éprouve confusément, mais intensément, la présence. C'est l'Ange que, sur les vieilles estampes, on discerne à la droite de saint Jérôme et qui lui dit, qui lui dicte tout bas les paroles qui, dans les siècles des siècles, tenteront de conjurer les maléfices et les sortilèges venus de l'autre côté.

RAYMOND ISAY.