Comment caractériser une expertise · rer par ses constatations ( art. 232 CPC). Dans le...

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Quand la science entre en politique… La lettre de l’université européenne d’été 2014 Quand la science entre en politique... n°3 jeudi 10 juillet 2014 Grand angle Comment caractériser une expertise ? Pour Olivier Leclerc, concevoir l’expertise à partir de la compétence soulève des difficultés. En effet, toute production de connaissance ne peut pas, du point de vue juridique, être considérée comme une expertise. En revanche, l’absence de connaissance ne prive pas une personne de la qualité d’expert. Il n’existe pas de définition précise de l’expertise ni de l’expert dans le droit français, seulement des règles relatives à des personnes désignées comme « ex- perts ». Le Code de procédure civile et le Code de procédure pénale règlent en effet les conditions dans lesquelles il est possible de recourir à une expertise dans un procès, en se limitant à indiquer que la per- sonne commise par le juge a pour mission de l’éclai- rer par ses constatations ( art. 232 CPC). Dans le vo- cabulaire de l’Union européenne, presque toutes les personnes qui interviennent dans des instances de conseil ou d’évaluation sont qualifiées d’experts. Les acteurs des controverses scientifiques et techniques ne manquent pas de se dire eux-mêmes experts. Il y a donc un usage très large du terme d’expert et de l’expertise. Cependant, il reste possible de délimiter ce qui constitue une expertise en analysant différents textes et en faisant ressortir ses caractéristiques. C’est ce qu’ont fait Olivier Leclerc et Rafael Encinas de Munagorri, professeur à l’université de Nantes, en dégageant trois critères permettant de caractéri- ser une expertise. Le premier critère est la perspective d’une décision, c’est-à-dire délivrer des connaissances à des fins de décision de justice, administrative ou d’une personne privée. Le deuxième est l’existence d’une commande : la dé- limitation de l’expertise repose sur celle-ci, ce qui aura trois conséquences. Tout d’abord, l’existence d’une mission, qui cadrera le domaine d’intervention de l’expert. Ainsi, une agence d’expertise publique n’est pas habilitée à fournir des avis au-delà de la lettre de mission qui lui est confiée. Cette mission donnera une importance particulière à la compétence, car si l’expert se révèle incompétent, cela ne privera pas son intervention de la qualification d’expertise. Aussi, cette commande fait naitre un lien de droit entre le commanditaire et l’expert, qui peut-être statutaire ou contractuel. Le troisième critère dégagé est la procédure : elle se caractérise par des règles diverses, plus ou moins détaillées, comme la désignation des experts, les conditions d’accomplissement de la mission, la forme et la portée de l’avis qui sera rendu. Parfois, le res- pect de la procédure est une condition de validité de l’expertise, mais aussi une condition de la légitimité de celle-ci. D’ailleurs, lorsque les organes d’exper- tise sont mis en cause, la réponse ne sera pas de montrer les études menées mais un renforcement procédurale proposant une modification des règles. Par exemple,les remises en cause successives de l’expertise du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ont toujours conduit au renforcement des règles de procédures pour amé- liorer la prise en compte des opinions divergentes et la gestion des conflits. Il y a donc un lien entre validité et légitimité de l’expertise.

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Quand la science entre en politique…

La lettre de l’université européenne d’été 2014

Quand la science entre en politique...n°3 jeudi 10 jui l let 2014

Grand angle Comment caractériser une expertise ?

Pour Olivier Leclerc, concevoir l’expertise à partir de la compétence soulève des diffi cultés. En effet, toute production de connaissance ne peut pas, du point de vue juridique, être considérée comme une expertise. En revanche, l’absence de connaissance ne prive pas une personne de la qualité d’expert. Il n’existe pas de défi nition précise de l’expertise ni de l’expert dans le droit français, seulement des règles relatives à des personnes désignées comme « ex-perts ». Le Code de procédure civile et le Code de procédure pénale règlent en effet les conditions dans lesquelles il est possible de recourir à une expertise dans un procès, en se limitant à indiquer que la per-sonne commise par le juge a pour mission de l’éclai-rer par ses constatations ( art. 232 CPC). Dans le vo-cabulaire de l’Union européenne, presque toutes les personnes qui interviennent dans des instances de conseil ou d’évaluation sont qualifi ées d’experts. Les acteurs des controverses scientifi ques et techniques ne manquent pas de se dire eux-mêmes experts. Il y a donc un usage très large du terme d’expert et de l’expertise.Cependant, il reste possible de délimiter ce qui constitue une expertise en analysant différents textes et en faisant ressortir ses caractéristiques. C’est ce qu’ont fait Olivier Leclerc et Rafael Encinas de Munagorri, professeur à l’université de Nantes,

en dégageant trois critères permettant de caractéri-ser une expertise.Le premier critère est la perspective d’une décision, c’est-à-dire délivrer des connaissances à des fi ns de décision de justice, administrative ou d’une personne privée.Le deuxième est l’existence d’une commande : la dé-limitation de l’expertise repose sur celle-ci, ce qui aura trois conséquences. Tout d’abord, l’existence d’une mission, qui cadrera le domaine d’intervention de l’expert. Ainsi, une agence d’expertise publique n’est pas habilitée à fournir des avis au-delà de la lettre de mission qui lui est confi ée. Cette mission donnera une importance particulière à la compétence, car si l’expert se révèle incompétent, cela ne privera pas son intervention de la qualifi cation d’expertise. Aussi, cette commande fait naitre un lien de droit entre le commanditaire et l’expert, qui peut-être statutaire ou contractuel.Le troisième critère dégagé est la procédure : elle se caractérise par des règles diverses, plus ou moins détaillées, comme la désignation des experts, les conditions d’accomplissement de la mission, la forme et la portée de l’avis qui sera rendu. Parfois, le res-pect de la procédure est une condition de validité de l’expertise, mais aussi une condition de la légitimité de celle-ci. D’ailleurs, lorsque les organes d’exper-tise sont mis en cause, la réponse ne sera pas de montrer les études menées mais un renforcement procédurale proposant une modifi cation des règles. Par exemple,les remises en cause successives de l’expertise du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ont toujours conduit au renforcement des règles de procédures pour amé-liorer la prise en compte des opinions divergentes et la gestion des confl its. Il y a donc un lien entre validité et légitimité de l’expertise.

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n°1 mardi 8 juillet 2014 2

Rebonds...

Le rôle de la science et de la politique est de simpli-fier la vie et de l’expliquer. Pas de la compliquer.

La sémantique de la science ? C’est désormais celle de la communication.

Attention aux mots à la mode. La biodiversité devient tendance. Les scientifiques doivent apprendre à ma-laxer les mots.

Le danger sera là demain, mais c’est aujourd’hui que l’on vit.

Le déspote éclairé est bien souvent suivi d’un des-pote tout court !Anne-Yvonne Le Dain

La science est là sur des sujets de controverses, pas sur des sujets d’optimisme

L’administration serait plus efficace s’il y avait moins d’endogamieJean-Yves Le Déaut

Quand un scientifique devient expert, il s’approche du politique, donc de la décision.Olivier Leclerc

Il y a un décalage entre le temps de l’expertise et la lenteur du droit.Laurent Neyret

Est-ce que le gourou qui va conseiller le prince est quelqu’un qui est véritablement un expert ?

Qu’est-ce que décider ? C’est choisir. Pour le dire plus violemment, c’est tuer, notamment les autres possibles.Ne pas décider, c’est décider quand même.

La mondialisation de l’expertise est la grande illusion.Nicolas Tenzer

Il y a des résultats nouveaux et intéressants, mais ce qui est intéressant n’est pas nouveaux et ce qui est nouveau n’est pas intéressants

Nos concitoyens aime plus la science que nos élites.Les scientifiques deviennent des experts pour re-peindre leurs projets aux couleurs appropriées.

Il faut sortir de l’analyse en termes d’objectifs. La re-cherche doit développer un corpus de connaissances pluridisciplinaires afin de répondre aux demandes de la société et de l’économie

Il est impératif que la communauté scientifique ne se courbe pas devant un dictat intellectuel: l’acceptabi-lité sociétale.

La communauté scientifique doit chercher le vrai, pas chercher ce qui plait. Yves Bréchet

Comment l’innovation sociétale se mêle-t-elle à l’in-novation technique? Yves Le Bars

Le travail du scientifique c’est de dire ce qui est pos-sible.(...)et de donner des indications sur le domaine de recherche à développer. Il faut attraper les pro-blèmes par la technique et pas par la conviction.Yves Bréchet

Ils ont dit...

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n°1 mardi 8 juillet 2014 3

Laura Maxim plante le décor : l’exercice de l’exper-tise diffère de celui de la science académique. L’ex-pert n’a pas le contrôle du temps, forcément contraint pour lui ; il répond à des questions imposées sur la base de connaissances existantes et avec des mé-thodes standard. L’expert doit produire un résultat. Expert et scientifique travaillent dans des contextes procéduraux différents. Dans le cas du bisphénol A, on a vu un traitement politique de l’incertitude. L’in-certitude devient une construction sociale.

Pierre Toulhoat dans la problématique des faibles doses pointe des facteurs jusqu’ici non pris en compte qui mettent en défaut l’approche classique de la toxi-cologie : effets de seuil, hormesis (dose réponse non linéaire), importance de l’exposition, particulièrement les durées et époques de la vie où l’on est exposé (exposome).Autre point important pour la compréhension des mécanismes, les “omics“ (génomique, protéomique etc) des outils incontournables. La baisse de l’expé-rimentation animale a développé des alternatives (in vitro, in silico) et la modélisation pour comprendre les interactions toxique/récepteur et bâtir une toxicolo-gie prédictive (QSAR). Autre facteur complexifiant : l’effet cocktail des toxiques (qui devient une “tarte à la crème“). Ces avancées créent une tension avec l’expertise réglementaire dont les outils ont 30 ans de retard. En situation de controverse l’expertise doit avant tout bien poser et partager les questions. Le recours à toutes les parties prenantes est alors es-sentiel.

Yves Le Bars rappelle que les faibles doses créent des risques biosociaux, avec des sources diffuses, un impact à long terme, avec des promoteurs puis-sants proches des pouvoirs publics. Pour élaborer

une recherche pertinente il faut dépasser la répartition des disciplines. La fabrication de la décision arrive dans un troisième âge : après la guerre l’approche est simple, l’ex-pert est décideur ; suit l’âge juridique où l’on reconnaît que des alternatives sont pos-sibles ; aujourd’hui experts et responsables ont dû accueillir “les autres“. Cas embléma-tique, l’implication des malades du Sida.Aujourd’hui il faut inventer de nouveaux fu-turs et fabriquer des lignes stratégiques. La décision éclairée (plus ou moins) par les ex-perts est libératrice et s’accompagne de la

désignation d’un bouc émissaire.Fait nouveau depuis une bonne décennie, les ex-perts disent ce que sait la science et ce qu’elle ne sait pas (cf GIEC et ESCoINRA). Yves Le Bars souligne aussi l’importance de la dimension symbolique face au chercheur centré sur la dimension fonctionnelle.

Henri Molleron est directeur Environnement de Co-las, société confrontée entre autres à la question de l’exposition aux fumées de bitume : sont-elles cancé-rogènes, irritantes pour le personnel. De fait il n’y a pas de nombre significatif de cancers détectés dans la population exposée. La société, à la différence de la profession a choisi de se rapprocher d’un expert indépendant, le CIRC pour réaliser des études épi-démiologiques. En 2013 (après 15 ans) les experts tranchent : malgré la présence de très faibles quanti-tés de cancérogènes (HAP) la fumée n’est pas consi-dérée comme cancérogène, une rupture par rapport au dogme habituel. L’ANSES se saisit du sujet avec la même approche globale de mélange de substances (fumée) et pas seulement une addition de molécules cancérogènes. Cette démarche se concrétise dans le développement d’une méthode de mesure nou-velle (collaboration INERIS, Allemagne) pour aboutir en 2014 à une expérimentation pilote de la méthode.Henri Molleron évoque un autre problème le BPA et l’irruption d’un nouvel acteur le Réseau Santé Envi-ronnement, partie prenante non savante. C’est l’oc-casion de définir un nouveau critère de sensibilité sociétale et de sa pondération. L’expertise citoyenne est parfois en avance sur la connaissance et devient un compagnon indispensable du principe de précau-tion. On ne peut plus travailler sur le consensus qui relie mais au contraire créer un objet de discussion tout en laissant les acteurs libres par rapport à cet objet.

Regards croisésDécider en situation incertaine

La lettre de l’université européenne d’été 2014

avec le parrainage de l’Offi ce parlementaire d’évaluation des choix scientifi ques et technologiques (OPECST)

avec le parrainage de

Rédaction : Christian Guyard, Blaise Georges, Mélissa Huchery, Olivier DargougeConception, photo, mise en page Olivier Dargouge

Le chiff re du jour500 milliards d’euros, c’est le volume du mar-ché mondial de l’expertise sur 5 ans. Un marché très convoité.

Laurent Neyret constate que, dans une société technologique, le recours aux experts est devenu in-dispensable. Le législateur ? Il fait appel aux experts pour déterminer la nature et la gravité des risques liés à la fracturation hydraulique, notamment pour ex-ploiter les gaz de schiste. L’exécutif ? Il décide de la circulation alternée à la suite d’un pic de pollution, sur la base de la déclaration de l’OMC jugeant certain le lien entre pollution atmosphérique et cancer. Le judi-ciaire ? Il fonde sa décision sur l’expertise médicale

pour déterminer le lien de causalité entre un médica-ment et certaines pathologies. La conséquence ? Le rapport aux experts doit désormais reposer sur un rapport de confi ance : c’est le sens de la récente loi sur les lanceurs d’alerte. Cela dit, le rapprochement entre expert et droit doit encore s’imposer à l’échelle internationale, compte tenu de la globalisation des risques et des crises. Les risques globaux, transfrontaliers ? C’est le cas d’une marée noire, du risque nucléaire, du réchauffement climatique ou des OGM. Des risques globalisés exi-gent une vigilance globalisée, principe de précaution oblige. En situation de doute, il faut en effet chercher, agir. D’où le recours aux experts. La globalisation des risques appelle la mondialisation de l’expertise, étant entendu qu’une gouvernance mondiale est diffi -cile à mettre en place. L’affaire du distilbène ou de la chasse à la baleine dans l’Antarctique sont de bons exemples. Au-delà, on assiste à une globalisation du crime, une éco-criminalité en pleine expansion, une criminalité environnementale dont le niveau de crois-sance est le plus élevé depuis ces dernières années. Les enjeux sont économiques, environnementaux, sociaux, sanitaires et sécuritaires. Une telle situation milite pour un dialogue des experts. A la globalisation du crime doit répondre la globalisation de l’expertise.

FocusPour la mondialisation de l’expertise