Combattre l'inceste et le silence qui l'entoure

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DÉCRYPTAGE © Décembre 2013 L’Institut pour la Justice est une association de citoyens préoccupés par les dé- rives de la justice pénale, qui répercute et canalise les inquiétudes de chacun et propose des réformes pragmatiques. L’association s’appuie sur un réseau d’ex- perts du champ pénal pour promouvoir une justice plus lisible pour le citoyen, plus efficace contre la criminalité et plus équitable vis-à-vis des victimes. Édité par l’Institut pour la Justice Association loi 1901 Contacts : 01 70 38 24 07 [email protected] Combattre l’inceste et le silence qui l’entoure. Le combat de l’Association Internationale des Victimes de l’Inceste (AIVI) Isabelle Aubry Survivante de l’inceste, Isabelle Aubry a fondé l’Association Internationale des Victimes de l’Inceste (AIVI) en 2000, une association à but non lucratif animée par un groupe de survivants de l’inceste français, canadiens et belges. Grâce à Internet, sa volonté d’agir, et ses nombreux travaux, parmi lesquels des congrès internationaux, l’association peut mener son combat et libère la parole des victimes d’inceste. Résumé Dans cet entretien, Isabelle Aubry, décrit la réalité de l’inceste en France en s’appuyant sur des études menées par son association. Elle explique aussi les principaux combats de l’AIVI qui travaille à faire allonger les délais de prescriptions, qui doivent être établis au regard du temps moyen (16 ans) qu’une victime d’inceste peut prendre pour révéler les faits. L’association met tout en œuvre pour que l’inceste aujourd’hui réprimé sous l’une des trois qualifications de viol, d’agression sexuelle ou d’atteinte sexuelle, soit incriminé en tant que tel dans le code pénal français. L’inceste se caractérise par l’absence de consentement à un acte sexuel avec un membre de sa famille. Or, dans les faits, l’acte incestueux, commis géné- ralement sous l’emprise de son agresseur, inhibe la victime, souvent mineure, qui n’oppose pas un refus catégorique. L’acte commis peut alors être jugé consenti. Incriminer l’inceste dans le code pénal permettrait de définir clairement les circonstances de cette infraction qui rendent nécessairement caduque toute réflexion en terme de consentement.

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Décryptage © Décembre 2013

L’Institut pour la Justice est une association de citoyens préoccupés par les dé-rives de la justice pénale, qui répercute et canalise les inquiétudes de chacun et propose des réformes pragmatiques. L’association s’appuie sur un réseau d’ex-perts du champ pénal pour promouvoir une justice plus lisible pour le citoyen, plus efficace contre la criminalité et plus équitable vis-à-vis des victimes.

Édité par l’Institut pour la JusticeAssociation loi 1901

contacts : 01 70 38 24 [email protected]

Combattre l’inceste et le silence qui l’entoure.

Le combat de l’Association Internationale des Victimes de l’Inceste (AIVI)

Isabelle AubrySurvivante de l’inceste, Isabelle aubry a fondé l’association Internationale des Victimes de l’Inceste (AIVI) en 2000, une association à but non lucratif animée par un groupe de survivants de l’inceste français, canadiens et belges. Grâce à Internet, sa volonté d’agir, et ses nombreux travaux, parmi lesquels des congrès internationaux, l’association peut mener son combat et libère la parole des victimes d’inceste.

RésuméDans cet entretien, Isabelle aubry, décrit la réalité de l’inceste en France en s’appuyant sur des études menées par son association. elle explique aussi les principaux combats de l’aIVI qui travaille à faire allonger les délais de prescriptions, qui doivent être établis au regard du temps moyen (16 ans) qu’une victime d’inceste peut prendre pour révéler les faits.

L’association met tout en œuvre pour que l’inceste aujourd’hui réprimé sous l’une des trois qualifications de viol, d’agression sexuelle ou d’atteinte sexuelle, soit incriminé en tant que tel dans le code pénal français. L’inceste se caractérise par l’absence de consentement à un acte sexuel avec un membre de sa famille. Or, dans les faits, l’acte incestueux, commis géné-ralement sous l’emprise de son agresseur, inhibe la victime, souvent mineure, qui n’oppose pas un refus catégorique. L’acte commis peut alors être jugé consenti. Incriminer l’inceste dans le code pénal permettrait de définir clairement les circonstances de cette infraction qui rendent nécessairement caduque toute réflexion en terme de consentement.

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Décryptage

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Pouvez-vous nous présenter votre association ?

créée en 2000 par Isabelle aubry, survivante de l’inceste, l’association Internationale de l’Inceste a pour vocation de défendre les droits des victimes de violences sexuelles dans l’enfance. Notre premier combat a été le rallongement de la prescription, et il le reste même si, en 2004, cette prescription a été rallongée de dix ans. Nous avons très tôt compris la puissance de l’outil internet qui nous a permis de nous fédérer et, pour bon nombre d’entre nous, de sortir de notre isolement. aIVI compte aujourd’hui 3000 membres, victimes, non victimes, professionnels, étudiants, citoyens engagés, et trente-cinq bénévoles répartis sur tout le territoire français et à l’étranger.

Notre politique est d’œuvrer pour obtenir de nouvelles lois en faveur des victimes, d’ouvrir les consciences de nos dirigeants et professionnels sur le tabou de l’inceste, d’être reconnus et d’intervenir comme experts de ce fléau et des solutions pour le combattre. Ainsi, nous formons en formation initiale (sages-femmes, infirmières, éducateurs spécialisés…) et continue (médecins scolaires, psychologues, psychiatres…).

Nous organisons également des congrès internationaux auxquels participent des chercheurs étrangers car malheureusement la France est très en retard sur ce sujet. Depuis sa création, notre association vit de ses propres ressources, elle ne sollicite jamais de subventions afin de garder toute son indépendance.

Notre site internet est notre vitrine mais aussi un puissant outil interactif (forum d’entraide), une base de données riche d’informations sur l’inceste et de plus de deux mille témoignages de survivants et proches.

Pouvez-vous nous expliquer quelle est la différence entre l’inceste et les autres abus sexuels ?

La moitié des crimes sont des viols, plus de la moitié des viols sont commis sur des enfants et dans 80% des cas, au sein de la famille. L’inceste est une atteinte grave à l’humain en devenir qu’est l’enfant car c’est avant tout un crime du « lien ».

Lorsqu’une victime vit avec son agresseur, elle a peur de parler, elle est sous emprise mais surtout, ce qui est difficilement compréhensible pour le commun des mortels, elle « aime » son agresseur. Ce qu’elle n’aime pas c’est ce qu’il lui fait, elle n’attend qu’une chose, que « ça » s’arrête. Révéler l’inceste fera porter à l’enfant la culpabilité de l’explosion de la famille. Pour cette raison, il sera neuf fois sur dix rejeté au profit de la cohésion familiale. En cas d’agression par un membre extérieur à la famille (instituteur, prêtre, nourrice…), la famille protègera plus facilement l’enfant victime.

La particularité de l’inceste c’est aussi la quasi impossibilité de dévoiler les faits pour cause de menaces de l’agresseur, de dépendance évidente à la famille. Pour cette raison, les victimes parlent en moyenne seize ans après les faits (sondage IpSOS pour aIVI 2010). Dans la famille incestueuse, les règles sont différentes, les rôles aussi, c’est une famille dysfonctionnelle dans laquelle le développement de l’enfant est brisé par « ce fonctionnement qui rend fou », où il est un objet sexuel à disposition, plusieurs fois par semaine pendant des années. L’inceste est répétition de violences physiques et psychologiques.

Pouvez-vous quantifier le nombre de personnes victimes d’inceste en France ?

Il n’y a aucune statistique en France permettant de connaître le nombre d’incestes jugés car l’inceste n’est pas nommé dans le code pénal mais éparpillé sous trois chefs d’accusation : viol, agression sexuelle et atteinte sexuelle avec circonstances aggravantes. Le chiffre noir de l’inceste n’est pas recherché non plus. Un crime qui n’est pas nommé et surtout qui n’est pas quantifié, n’existe pas officiellement.

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Décryptage Décembre 2013 – page 3

Rappelons que le mot « tabou » signifie « ce qu’il ne faut pas faire et ce qu’il ne faut pas dire ». Notre pays ne déroge pas à la règle contrairement au Canada, USA, Suisse, Allemagne, Italie… Si le Conseil de l’Europe s’intéresse à la question, il englobe toutes les violences sexuelles sur enfant. Il les estime à un enfant sur cinq.

pour avoir un chiffre français, aIVI a commandé un sondage IpSOS en 2009 qui a permis d’estimer à deux millions le nombre de victimes d’inceste en France. Nous avons demandé à un échantillon représentatif de Français s‘ils connaissaient une victime d’inceste ; 24 % ont répondu par l’affirmative. À ces 24% nous avons demandé qui était cette personne par rapport à eux : membre de la famille, ami, conjoint, enfant… et en dernier « eux-mêmes ». 11 % ont répondu que la personne qu’ils connaissaient était eux-mêmes. Par extrapolation, l’IPSOS a calculé que nous avions au moins deux millions de victimes en France.

Quel est aujourd’hui l’encadrement juridique de l’inceste ? Pourquoi vouloir l’inscrire dans le code pénal ?

L’inceste a été supprimé du code pénal en 1791. Il était considéré comme un trouble à l’ordre public ; cette suppression était donc un pas en avant. Maintenant, l’inceste est puni sous trois chefs d’accusation : le viol, l’agression sexuelle ou l’atteinte sexuelle par ascendant ou personne ayant autorité. cela pose problème car, contrairement aux idées reçues, l’inceste ne se limite pas aux relations père fille. Le deuxième agresseur est le frère par exemple, et ce dernier n’est pas forcément considéré comme une personne ayant autorité. c’est au juge d’en décider. Même problème pour le cousin, oncle, tante, bref, le reste de la famille. De plus, que ce soit un viol ou une agression sexuelle, l’inceste est un crime de lien avant d’être un crime physique, il ne peut pas être éclaté dans notre loi de cette façon. D’ailleurs, qu’il y ait pénétration ou attouchements, l’échelle de gravité ne se situe pas là mais dans la trahison que l’enfant va vivre pour sa vie entière. Tous ses repères vont s’écrouler, la confiance en ceux qui devaient le protéger aussi, le traumatisme prend place au niveau psychique et non physique.

Mais le pire est la notion de consentement de la victime. pour qu’un viol ou une agression sexuelle soit qualifiés, il faut prouver la menace, violence, contrainte ou surprise, soit le non consentement de la victime. Malheureusement, la plupart du temps, l’acte incestueux est commis sous emprise, le statut de l’agresseur suffit à pétrifier l’enfant qui ne dira rien. Il peut alors être considéré comme « consentant ». Il faut en finir en inscrivant dans notre loi en positif qu’un enfant ne peut pas être consentant à l’inceste.

Vous vous mobilisez également en faveur de l’allongement des délais de prescription de justice en cas d’inceste. Pouvez-nous expliquer ce combat ?

Nous définissons clairement la prescription comme un passeport pour le viol d’enfant. Sachant qu’une victime met seize ans après les faits en moyenne pour révéler ce qu’elle a subi, souvent pour protéger d’autres enfants, que la réaction familiale va étouffer sa parole, la prescription est souvent acquise et l’agresseur peut continuer sa carrière en toute impunité. ainsi il peut violer de génération en génération, ses enfants, petits-enfants et enfants extérieurs à la famille aussi. Le secret sera bien gardé avec la caution de la justice.

Selon notre sondage IPSOS 2010 auprès de 341 victimes, 45 % d’entre elles n’ont pas porté plainte pour cause de prescription. Le déni des victimes n’est pas pris en compte alors qu’il est maintenant prouvé scientifiquement (Infoscience 2001 : la mémoire réprime les faits traumatisants). Plongée dans une sorte de coma protecteur pendant des décennies, la victime oublie partiellement ou complètement les faits. Ils peuvent ressurgir brutalement, souvent lors d’un événement fort de la vie (mariage, divorce, naissance d’un enfant, deuil…). Là, il se peut que d’autres enfants soient en danger et si la prescription empêche de poursuivre l’agresseur, c’est encore la victime qui portera la culpabilité de n’avoir pu les protéger, de ne pas avoir parlé à temps.

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Décryptage

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plusieurs pays n’ont pas de prescription pour les crimes graves, notamment les pays du common Law comme le canada, l’angleterre. La Suisse vient de rendre les viols d’enfants imprescriptibles sur référendum d’initiative populaire. Il serait temps d’évoluer sur ce point pour protéger nos enfants et en finir avec les justifications désuètes de la prescription.