Colloque Aragon

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Le roman autobiographique, parce que c’est un roman, est un genre fictionnel, mais tout n’y est pas fictif. La fiction qui prétend se couper de la réalité » et celle qui « au contraire s’épuise dans une vaine concurrence avec le réel, la méfiance envers la littérature romanesque lorsqu’elle prétend raconter un monde à part. De fait, l’écrivain ne semble guère prêter d’attention aux prétendues « lois de la composition » que décrira par exemple Maurice Bardèche dans sa monographie sur Balzac : loi des préparations, unité d’action, gradation dramatique, système des motivations temporelles-causales… « Composition insolite », pour le moins, que l’« oxymore narratif » des deux héros, véritable « défi à la construction classique du roman » (Monique Gosselin-Noat). Ajoutons-y une liberté d’allure qui frise la désinvolture. discontinuité temporelle, ellipses, rareté des raccords, brusques décrochages, vivacité des relais de focalisation et du discours immédiat, substitution de visions par flashes aux descriptions réputées ennuyeuses, absence de « mot de la fin »… Aragon est de ces « mammifères rapides » dont parle Pierre Jean Jouve à propos des romanciers. C’est précisément cette ouverture du regard à la contradiction qui est au cœur de l’entreprise réaliste. Mais ce serait faire peu de cas de l’épaisseur même de ces images qui apportent une densité particulière à la

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Le roman autobiographique, parce que cest un roman, est un genre fictionnel, mais tout ny est pas fictif.La fiction qui prtend se couper de la ralit et celle qui au contraire spuise dans une vaine concurrence avec le rel, la mfiance envers la littrature romanesque lorsquelle prtend raconter un monde part.De fait, lcrivain ne semble gure prter dattention aux prtendues lois de la composition que dcrira par exemple Maurice Bardche dans sa monographie sur Balzac : loi des prparations, unit daction, gradation dramatique, systme des motivations temporelles-causales Composition insolite , pour le moins, que l oxymore narratif des deux hros, vritable dfi la construction classique du roman (Monique Gosselin-Noat). Ajoutons-y une libert dallure qui frise la dsinvolture.discontinuit temporelle, ellipses, raret des raccords, brusques dcrochages, vivacit des relais de focalisation et du discours immdiat, substitution de visions par flashes aux descriptions rputes ennuyeuses, absence de mot de la fin Aragon est de ces mammifres rapides dont parle Pierre Jean Jouve propos des romanciers.Cest prcisment cette ouverture du regard la contradiction qui est au cur de lentreprise raliste.Mais ce serait faire peu de cas de lpaisseur mme de ces images qui apportent une densit particulire la fiction, et qui nont rien lvidence de la transparence des miroirs trompeurs. Car cest paradoxalement de ngativit positive quil sagit. Dans lhtrognit particulirement clatante de ces images pastel de Degas, portrait de dos ; lithographie de Picasso, portrait de face ; peinture allgorique, Les Jeunes de Goya ; affiche de Matisse, Aragon russit un coup de force. Chaque nouvelle Blanche que nous prsentent ces images offre une nouvelle approche de Blanche, comme chaque nouvelle danseuse de Degas ou chaque variation de la femme au fauteuil de Picasso, mais ces vues sont ici irrconciliables dans une reprsentation cohrente. Cest l pourtant que le personnage trouve lenrichissement de son sens.Dans La Mise mort, le songe a le pouvoir de labsence, lenvergure des grandes liberts qui se moquent de tous les systmes et de toutes les ncessits, y compris de celles que le roman a lui-mme dcides. Aussi donne-t-il la prose un lan inaccoutum et une force dimages exceptionnelle.Dans La Mise mort, en particulier, la linarit est dfaite, le miroir tourne, le livre est dbroch, les pages senvolent et se perdent ; la mtaphore du livre dchir dit la sparation et lincohrence dun destin, que Thtre/Roman reprsentera par le jeu de cartes que lon bat. Dans ce dernier roman, la prose et la posie sont mles, lcriture dialogue propre au genre dramatique occupe des chapitres entiers, le mlange devenant excessivement baroque.Les nombreuses intrusions dauteur, nous lavons rappel, font pntrer le lecteur dans le laboratoire de lcriture, comme le feront de faon systmatique les romans de la dernire priode.Au vertige de sa solitude dshabite, le personnage des derniers romans dAragon se dfait, se dmultiplie, sentremle et, pour finir, sentre-tue, en haine de cet Autre quil est devenu lui-mme : un Monstre, comme le note le narrateur de La Mise mort.Les derniers romans dAragon disent une criture qui ne parvient plus chapper elle-mme, la conscience quelle a de son caractre fictif ; la fiction se replie sur elle-mme, se rflchit sans fin.Enferm dans ce quil nomme son labyrinthe verbal 4 sans commencement ni fin, sans chappatoire, le fil quil tire est le fil mme de lcriture ; il vient former de nouveaux murs, les murs de sa prison, qui spaississent avec la dure de lcriture 5 . Et quand il croit sen sortir, il sy enfonce plus profondment encore, dans la qute perdue de cet Autre quil fut toujours lui-mme nigme sans fin pose et sans fin reformule.