COLLECTION 1000 SOLEILS

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Collection dirigée par Pierre Marchand et Jean Olivier Héron

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J E A N - L O U I S R I E U P E Y R O U T

L ' O I S E A U -

T O N N E R R E

G A L L I M A R D

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays, y compris /' U.R.S.S.

© Éditions Gallimard.

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G L O S S A I R E

Vous allez partir pour l'Ouest ? Ce petit vocabulaire vous sera utile.

GÉOGRAPHIE

Blizzard : vent violent et glacé soufflant du Nord, l'hiver dans les régions centrales et septentrionales de l'Ouest américain.

creek : cours d'eau de faible importance coulant en plaine (ex. : Sand creek ou Creek du sable) ou dans un ravin.

rivière : le terme anglais river désigne en général un cours d'eau soit puissant (ex. : Mississipi River) soit d'impor- tance moyenne (ex. : Tongue River ou Rivière de la Lan- gue ; Rosebud River ou Ri- vière du Bouton de Rose ; Powder River ou Rivière de la Poudre ; Little Big H o m River ou Rivière du Petit Mouflon).

Territoire indien : ancienne appellation de l'Etat actuel d'Oklahoma. Le Territoire in- dien fut créé par décision du Congrès des Etats-Unis, afin de recevoir la tribu autoritairement déplacée de

son sol d'origine, soit à la suite d'un traité soit au ter- me d'un combat. Situé dans une région hostile par sa nature physique et la pau- vreté de ses ressources, il devint le grand réceptacle des Indiens vaincus qui y vécu- rent toujours difficilement.

TERMES DU MONDE DE L'INDIEN

bowie-knife : le fameux « cou- teau Bowie » (traduction lit- térale de ce terme), à lame longue de 21 cm et large de 3 munie d'une garde. Il porte le nom de son inven- teur (supposé), James Bowie (1795-1836), qui mourut en défendant l 'Alamo (San Anto- nio, Texas) aux côtés du célèbre et pittoresque Davy Crockett, autre victime de ce siège d'importance historique aux Etats-Unis (voir le film de John Wayne : « Alamo »).

pow-wov : réunion du conseil

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de tribu ou, à un échelon supérieur, d'un conseil de plu- sieurs tribus, occasion de lon- gues palabres. Ce terme peut aussi désigner une fête in- dienne réunissant différentes tribus.

réserve : territoire accordé à une tribu indienne par traité librement consenti ou imposé après une défaite militaire. Les premières réserves s'ou- vrirent dès l'époque coloniale du temps de la présence an- glaise sur la côte atlantique au XVIII siècle. Par la sui- te, le gouvernement des Etats- Unis délimita d'es réserves à l'Ouest du Mississipi, sur des terres en général infertiles. Le Département de la Guer- re, longtemps responsable de leur administration, installa à leur tête des officiers. Ulté- rieurement, les réserves pas- sèrent sous le contrôle du Département de l'Intérieur qui y plaça ses agents d'où le nom d'agences indiennes (Indian Agency) donné à ces unités administratives. Mili- taire ou civil, l'agent devait distribuer les rations alimen- taires du gouvernement aux Indiens de son ressort et veiller sur leurs conditions de vie, propos qui, dans le passé, ne furent pas toujours scrupuleusement remplis. La colère indienne agita dès lors certaines réserves et poussa à s'évader les éléments dres- sés contre les injustices ou les malversations des agents coupables.

scalp : partie supérieure du

cu i r cheve lu d é c o u p é e puis a r r a c h é e à u n e n n e m i tou-

ché e t t o m b é p a r terre . Ce t te o p é r a t i o n en t r a îna i t hab i tue l -

l e m e n t l a m o r t . L ' o n d i t q u e ce t te p r a t i q u e cruel le appa r - t in t à ce r ta ins peup les bar - ba re s d ' E u r o p e et d 'Asie dans l 'Ant iqui té . Les co lons b lancs

d ' A m é r i q u e d u N o r d ne se p r i vè r en t pas de l 'u t i l iser au XVIII siècle, au C a n a d a

c o m m e en Nouve l l e -Ang le - terre . L ' I n d i e n les imita. . .

s q u a w : l ' épouse de l ' I nd ien

(qui, se lon sa fo r tune , pou- va i t e n avo i r plusieurs) . L a s q u a w é ta i t cha rgée des t ra- v a u x les p lus pénibles , com- m e p a r exemple , m o n t e r e t d é m o n t e r le tipi, dépoui l l e r e t d é p e c e r les bisons tués à la chasse puis p r é p a r e r l eur p e a u afin de les uti l iser e n

« robes » souples et confor - tables .

te r r i to i re : divis ion admin is t ra -

t ive d u sol a m é r i c a i n à l 'épo- que de l a m a r c h e vers l 'Ouest . L a p résence en t r e ses l imi tes d ' u n cer ta in n o m b r e de co lons sédenta i res en t ra î -

n a i t l ' a d o p t i o n d ' u n s t a t u t ter- r i to r i a l p a r l ' assemblée élue p a r m i e u x a u su f f rage un i - versel . L o r s q u e l a popu la t ion , acc rue p a r de n o u v e a u x arri- vages d e p ionn ie r s , a t te ignai t u n to ta l donné , cet te assem- b l ée r é c l a m a i t s o n en t r ée d a n s l ' U n i o n . L e Ter r i to i re devena i t a lors un E t a t si le

C o n g r è s des E ta t s -Unis don- n a i t p a r vote s o n assenti- m e n t .

t ipi (ou tepee) : t en te -abr i , ca-

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ractéristique des tribus no- mades des Plaines, constituée d'un nombre variable de per- ches longues de cinq mètres et supportant, à l'origine, des peaux de bisons (dix-huit à vingt selon l'importance du tipi). Ultérieurement, des peaux de vaches puis une simple toile remplacèrent le cuir des bisons. L'ouverture du tipi était toujours orien- tée vers le soleil levant. Son sommet ménageait un trou de fumée flanqué des ailes du pare-vent, fragment de la couverture de peaux, orien- table à volonté par deux per- ches extérieures. A la base ovale ou circulaire du tipi, les peaux pouvaient être re-

levées en été, afin d'assurer la ventilation de cet abri d'un grand confort l'hiver grâce aux « robes » de bison, étendues sur le sol, autour du foyer central.

travois : Les Indiens des Etats- Unis ignoraient la roue. Le travois, représentatif de la culture des nomades des Plaines du centre, était un traîneau constitué de deux longues perches-brancards at- telées à un chien ou un che- val. Une étroite plate-forme fixée sur ces perches, recevait le chargement à transporter ou, parfois, une cage d'osier destinée aux enfants (travois- basket ou travois-panier).

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Apacheria

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Géronimo (Photo Smithsonian Institution).

1863. Les sept grands chefs Cheyennes et Appahoes (Photos Usis).

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— Non monsieur, je ne peux pas vous dire avec précision la date du massacre... on ne sait plus... vous la trouverez dans les livres, peut-être... personne n'a jamais connu, non plus, le nombre exact des morts ce jour-là... Deux cents ? Quatre cents ? Tous des Apaches Mim- brenos, des femmes et des enfants, surtout... A partir de là, les Apaches prirent le sentier de la guerre contre les Mexicains puis les Américains... et pendant quarante ans ! Presque jusqu'à la fin du siècle dernier... quarante ans d'embuscades, de chariots attaqués, de ranches incen- diés, de Blancs massacrés, torturés... Ah, monsieur, que de sang versé dans ce pays !

Le vieux Jim Simpson en éprouvait encore la douleur alors qu'il me parlait, à moi, son hôte depuis deux jours. Nous étions assis, à l'heure douce du soir, sous la véranda de son modeste ranch au voisinage de Rodeo, une localité de la frontière du Nouveau-Mexique et de l'Arizona, proche du Mexique, au sud. La fournaise du jour, éteinte dès que le soleil eut plongé à l'ouest derrière le massif des Chiricahuas, laissait place à un air plus frais. Les senteurs violentes du désert, décor unique de cette région du sud-ouest des Etats-Unis où je voya- geais alors, montaient vers nous. Toute une vie nocturne commençait à s'éveiller, ardente déjà et traversée des cris épars d'animaux libérés de leurs refuges étouffants du jour : pécaris à la recherche d'un peu d'eau, cerfs véloces sur leurs pattes fines, rats-kangourous, lapins-baudets et coyotes chasseurs. A mon côté, le vieux cow-boy, entraîné par l'évocation du passé de cette terre, continuait :

— C'est ici, monsieur, que l'on comprend l'histoire

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des Apaches, dans cette région pleine de leurs souve- nirs... ici et non pas dans les livres qui ne rapportent que les faits en les déformant parfois... Tout ce pays nous parle d'eux, de leurs grands chefs : Mangus Colorado 1 Cochise, Geronimo...

J'écoutais. Le profil du vieux Jim se découpait sur le fond clair de la nuit étoilée. Aucune lumière n'éclairait la véranda à cause des moustiques. Les ténèbres nous enveloppaient et leur silence vivant accueillait en com- plice les paroles de mon hôte :

— On a raconté tellement d'histoires sur eux, sur les atrocités qu'ils ont commises ! On en a fait des buveurs de sang, des tueurs sans pitié... Ce n'est pas que j'aie jamais tellement aimé les Indiens mais j'en ai connu des braves dans ma jeunesse et je ne peux pas avaler toutes ces sottises... Ils n'ont pas été plus mauvais que les Blancs arrivés les premiers par ici, à l'époque... En tout cas, les Indiens n'ont jamais cherché la bagarre sans raisons mais il faut avoir l'honnêteté de reconnaître ces raisons-là...

La voix de Jim s'enflait parfois en des accents où perçait comme une indignation contre ce qu'il estimait excessif ou mensonger dans les histoires sur les Indiens. Je sentais qu'au terme de sa longue vie dans les paysages d'une région qu'il aimait il éprouvait le besoin de me révéler une vérité :

— Cela vous surprend peut-être, monsieur, de m'en- tendre parler ainsi ? Dans le fond, je crois sincèrement que nous autres, les Blancs, nous portons une bonne part de responsabilités dans toutes ces tragédies... et depuis le début... quand les premiers voyageurs sont venus dans cette contrée, voici longtemps... A ce moment-là, on l'appelait Apacheria, la terre des Apa- ches...

Apacheria ! Les conquistadors espagnols la nommèrent ainsi au XVII siècle et ce nom lui resta. Du Rio Grande à l'est, qui coule dans sa belle vallée du Nouveau-Mexi- que, à la rivière Gila, dans le sud de l'Arizona, Apacheria

1. Ou Mangas Coloradas.

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occupait un vaste territoire désertique débordant au Mexique. Ici, les étendues brûlantes des provinces de Sonora et de Chihuahua développaient le même décor, celui d 'un pays d'enfer. Des montagnes ocre dressées aux confins de plateaux crevés de gorges et de ravins profonds, des plaines de sable limitées par des dunes mamelonnées, des vallées sèches et rocailleuses emprun- tées par des cours d'eau ne vivant qu'à la faveur des orages d'été ou de la fonte des neiges séjournant en hiver sur les hauts sommets. Un pays sauvage et beau, brûlant l'été de chaleurs insupportables à tout être humain autre qu'un Indien, glacé la nuit, mais riche d'une végétation d'une infinie variété : cactus plats comme des queues de castor ou géants comme des cierges épi- neux droits ou ramifiés, touffes de prosopis, buissons d'ocotillo et de créosote, toute une flore particulière parfaitement adaptée à la sécheresse mais si vigoureuse et si riante après chaque averse qu'elle fleurit le désert de ses couleurs aimables.

C'était là le pays des Apaches, où ils avaient appris à vivre depuis des siècles, lorsque les Comanches les chassèrent du nord. Leur famille s'y dispersa en multiples tribus qui se glissèrent dans les vallées, les canons, les lieux hospitaliers d'une terre apparemment rebelle aux hommes. Cueilleurs et chasseurs, les Apaches tirèrent partie de ce sol, s 'accoutumèrent à ce climat. Les conquérants espagnols puis mexicains venus du sud apprirent avec le temps à distinguer entre eux des tribus qu'ils désignèrent à leur manière. Jicarillas et Kiowas à l'est ; Navajos à l'ouest ; Mescaleros, Chiri- cahuas, Coyoteros, San Carlos, Tontos, Pinals et Mim- brenos au sud-ouest : tous des Apaches, fixés par groupes sur des territoires nettement délimités. Leur mosaïque s'incrusta ainsi dans cette terre qui porta leur nom et où l'histoire vint les surprendre.

L'Espagne, au début du X I X siècle, céda au Mexique la propriété d'Apacheria. Un jour, les occupants indiens des montagnes et des vallées, les gens des huttes de branchages secs, virent arriver des hommes curieux d'explorer la région et, si possible, de lui arracher les richesses supposées ou réelles de son sous-sol. Le cuivre abondait dans les monts Pinos Altos, chez les Mim-

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brenos. Des mines y furent creusées par les Mexicains. Une localité naquit à leur voisinage.

Ils la baptisèrent Santa Rita del Cabre, Santa Rita du cuivre.

C'est là que tout commença.

I. — L E C E R C L E R O U G E D E SANTA R I T A 1

Santa Rita ne prétendait pas être une ville, non, parce que quelques maisons de boue séchée aux murs extérieu- rement blanchis et disposées autour d'une plazza rectan- gulaire ne font pas une ville. Il y avait bien une église construite du même matériau, avec son clocher trapu surmonté d'une croix et abritant une unique cloche ; un presidio de plan triangulaire plus massif encore, avec sa vingtaine de soldats mexicains ; des magasins où l'on vendait de la quincaillerie, des denrées, une liqueur forte appelée mescal, du tabac et des vêtements grossière- ment façonnés à la mode du pays, ponchos et serapes. En réalité, Santa Rita n'était qu'un village d'allure mexi- caine où vivaient les familles des mineurs qui, chaque matin, se rendaient aux mines de cuivre à quelque dis- tance de la localité.

Sa population permanente n'excédait pas deux cents personnes, la garnison comprise, mais elle respectait hautement le Père Font, un brave vieillard en soutane noire, et l'alcade, représentant l 'autorité gouvernementale. Cette dernière oubliait un peu Santa Rita, trop éloigné de la capitale de la province, Chihuahua, au Mexique. Là-bas régnait un gouverneur nommé par Mexico et légiféraient des personnalités importantes. Autrement dit, Chihuahua apparaissait comme inaccessible aux habitants de Santa Rita qui avaient surtout les yeux fixés sur la petite ville mexicaine de Janos, à quatre jours de mar- che, au sud. A l'opposé, loin dans le nord, des villes anciennes existaient comme Albuquerque et Santa Fe.

1. D'après Apache de Will Levington Comfort (E.P. Dutton and Co., Inc., New York, 1931).

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Quand un convoi de mules bâtées ou de chariots par- venait à Santa Rita, il arrivait donc du nord ou du sud. De toute façon, il traversait le pays des Apaches Mim- brenos, puisque le village et les mines gîtaient en son plein cœur.

A y bien réfléchir, l 'on s'étonnait de cette situation. Comment les Mimbrenos avaient-ils pu, autrefois, tolérer l'installation des Mexicains qu'ils appelaient les Nakai-yes sur leur territoire ? La plupart travaillaient dur dans la montagne, cela les Apaches des Mines pouvaient le constater. Car la part de la tribu des Mimbrenos occu- pant cette contrée se dénommait ainsi, Apaches des Mines, pour la distinguer de celle vivant aux alentours de la colline des sources chaudes, située à mi-chemin du Rio Grande, et que l'on appelait simplement les Apaches des Sources chaudes. Les uns et les autres ne nourris- saient aucun ressentiment contre les Nakai-yes depuis que Juan José, chef des Apaches des Mines, avait autorisé ceux-ci à creuser le roc des Pinos Altos. Un chef écouté, Juan José, quand il ne vacillait pas sur ses jambes au retour d 'une visite à Santa Rita où le mescal l'attirait.

Soldado Fiero, chef des Apaches des Sources chaudes, ne tombait pas dans ce travers et suppléait parfois aux défaillances du précédent... Il voyait avec joie grandir ses deux garçons, Pindah son aîné et Cuchillo Negro, compagnons de jeux de Dasoda-hae que chacun appelait familièrement Don-Ha.

U n curieux bonhomme ce Don-Ha. Solide comme un roc dès son adolescence, l'esprit éveillé, habile aux épreu- ves imposées aux enfants Mimbrenos dès leur plus jeune âge, il ne parlait guère. Il aimait plutôt écouter ceux qui parlaient, les hommes et les anciens, par exemple, et pour cette raison son nom lui était venu car Dasoda-hae signifiait « Celui-qui-est-assis-là ». Non qu'il soit un rêveur, un absent parmi son entourage, mais parce qu'en lui dès l 'enfance la pensée précédait toujours les paroles et les actes. A l'écart d 'un groupe réuni soit autour des feux du soir soit autour des sources chaudes où se rassemblaient les sorciers des Mimbrenos, il écoutait, accroupi sur ses talons, la tête entre les mains, ne per- dant pas une parole. Ses camarades s'étaient habitués à cette économie verbale lorsqu'en sa compagnie ils gar-

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daient les poneys sur les pâturages, à l'ouest des mines. Don-Ha grandit ainsi jusqu'au jour où les hommes

de la tribu eurent à compter avec lui, avec sa vigueur et son intelligence. L'être qui avait le mieux compris la réalité de celle-ci et l'avait aidée à s'affirmer en de longues discussions, était le Père Font, le missionnaire de Santa Rita. Don-Ha lui rendait visite de temps à autre depuis que le religieux, porteur de la parole de paix, se présenta une fois au camp des Mimbrenos. Don-Ha l'écoutait volontiers et de cette façon apprit la langue espagnole. Ainsi il s'ouvrit à la compréhension des gens bizarres de Santa Rita dont il parvint très vite à saisir le langage. Comme ses qualités de chasseur égalaient le bon sens de ses avis, dès que les anciens lui permirent de les exprimer en leur présence, Juan José l'accepta à ses côtés.

L'âge vint à Don-Ha de prendre une première épouse. Il fixa son choix sur Parah-dee-ah-tran, sœur de l'un de ses camarades, et l'épousa. Bientôt selon la coutume, il lui donna une compagne. Les Mimbrenos s'enrichirent de la sorte d'un nouveau foyer où régnait en souverain un jeune brave de haute taille, au corps bien découplé, au regard énergique et qui avait, peut-être plus que tout autre, de grandes qualités d'esprit. Il ne tarda pas, d'ail- leurs, à en fournir des preuves.

— Tu as un beau fusil, Don-Ha... Un fusil comme les Nakai-yes qui viennent du sud ou les Americanos du nord... Où l'as-tu trouvé ?

Cuchillo Negro tient en ses deux mains l'arme merveil- leuse rapportée par Don-Ha à son retour au village. Don-Ha se tait. Pourquoi répondrait-il à pareille ques- tion ? Depuis dix jours le camp ne l'a pas vu. Ses deux squaws n'ont rien su de ce voyage mystérieux. Don-Ha est-il allé vers les Canons noirs ou au-delà? Vers les montagnes Mogollon ou plus loin encore au nord ? Vers les Chiricahuas ? A quoi bon ces questions ? Apacheria ne connaît point de limites et un homme brave et fort tel que Don-Ha ne peut imposer de frontières à ses vaga- bondages. Ni les squaws ni Cuchillo Negro ni tous ceux

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qui, dans la tribu, s'extasient sur le fusil à pierre rap- porté par Don-Ha ne sauront rien, jamais ; Don-Ha ne parle pas.

— Don-Ha est revenu avec quatre chevaux ! Oui, quatre chevaux comme en ont les Blancs ! Il est lui- même vêtu d'une chemise rouge sous sa tunique de peau de daim !

La tribu n'a plus d'yeux que pour les trésors du grand Don-Ha ! Les langues vont bon train. Hier le fusil ; aujourd'hui, les chevaux, la chemise rouge... Demain ? Si Don-Ha s'absente de nouveau, on le verra s'éloigner sur son poney, l'arc et le carquois en bandoulière, le beau fusil posé en travers sur ses genoux et puis, durant deux, trois ou quatre jours, le village vivra en l'attente de son retour. L'on espère un nouvel étonnement, de nouvelles merveilles. Les Anciens s'interrogent longue- ment mais aucun ne peut savoir, tant les hypothèses rela- tives aux différentes destinations de l'étrange Don-Ha s'effondrent au terme de quelque réflexion. A coup sûr, il a trouvé la richesse mais il n'avait pas besoin de celle-ci pour imposer à tous la preuve de sa supériorité naissante. Soldado Fiero et Juan José, les chefs, s'en réjouissent secrètement car, dès ce moment-là, ils voient en Don-Ha leur successeur. La tribu pourra vivre sous son autorité, dans le respect des lois de son héritage et dans la claire intelligence des situations inopinées. Don- Ha résoudra les problèmes de la vie commune, s'il s'en présente un jour.

Le grand Apache chevauche aux lisières du pays des Mescaleros, sur la rive du Rio Grande où se lève le soleil. Sa silhouette solitaire, fièrement campée sur l'échine de son cheval alezan, tantôt se découpe sur l'arête des collines rouges tantôt se glisse au long des parois des canons. Il chevauche, paisible, sûr de lui, loin des regards. Ce pays lui parle le langage secret de son relief. Don-Ha va son chemin en pleine connais- sance des détours de celui-ci, de l'art de brouiller sa

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piste afin de n'être pas suivi et découvert. Les Mescaleros sont des frères mais le but vers lequel s'avance Don-Ha n'exige point de témoins.

Il s'arrête dans un ravin étroit aux versants clair- semés de pins rabougris. Un lieu retiré, désert, connu de lui seul. Il descend de cheval, balaie du regard le paysage alentour, fait quelques pas en direction d'un arbre un peu plus haut que les autres. Le sol au pied du tronc est tapissé d'aiguilles de pin que ses mocassins écartent ; une pierre plate de larges dimensions apparaît alors. Don-Ha s'accroupit, descelle précautionneusement cette dalle qu'il soulève en s'aidant d'une forte branche morte utilisée comme levier. La pierre glisse sur la terre alentour et la cache apparaît, profonde et vaste avec ses parois de terre retenue par un fascinage serré. Don-Ha se laisse glisser par l'ouverture. Il sent sous ses pieds les ballots de fourrures, unique contenu de cette réserve si soigneusement dissimulée. De ses mains exper- tes, il défait le lien du ballot le plus proche, en retire quelques peaux sèches, les dépose au bord du trou puis remonte. Avec les mêmes précautions, il remet en place la dalle de pierre, tasse la terre sur sa surface, épar- pille dessus celle-ci un tapis d'aiguilles de pin, jette au loin la branche-levier. Les peaux fixées autour de sa taille, il se hisse sur l'échine de son poney dont les sabots semblent se poser à leur juste place entre les cailloux.

Derrière lui, le ravin se referme sur son secret : la cache aux trésors de Don-Ha, enfermant les richesses volées aux quatre trappeurs américains fortuitement ren- contrés puis longuement épiés le mois précédent. Four- rures, fusil, poudre, plomb, chemise rouge changèrent alors simplement d'abri après que Don-Ha le silencieux eut pillé la cache des Blancs... Le grand jeu sans règles fixes au sein de la vaste nature l'y autorisait. Au plus fort la vie, au plus adroit le profit. Depuis, chez les Mimbrenos éblouis par la belle chemise de flanelle rouge et les prodiges accomplis par son propriétaire, Don-Ha devint Manches Rouges, c'est-à-dire Mangus Colorado.

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Son enfance puis son adolescence écoulées, Mangus Colorado entrait maintenant dans l'âge et la condition d'homme. Il allait désormais partager les responsabilités communes de la tribu, veiller à sa vie et à sa sécurité. Il comprit alors que toutes ces années l'avaient conduit au véritable seuil d'une existence différente, plus rude et peut-être plus précaire. Vers elle, vers les jours à venir, il portait son regard.

La gravité nouvelle des conciliabules réunissant les chefs ne le surprit pas. Comme eux, il s'inquiétait, mais secrètement, de l'afflux croissant des mineurs mexicains. Ils multipliaient leurs entreprises loin du cadre initial, sans se soucier de l'opinion des Mimbrenos qui s'alar- maient au spectacle de l'invasion toujours plus pro- fonde de leur terre. Les Apaches qui vivaient par et pour le cheval, objet d'échanges fructueux avec leurs voisins des autres tribus, se voyaient menacés dans leur liberté d'action. La piste du Mexique, véritable domaine des razzias de poneys et de bétail, devenait incertaine. Com- ment les Mimbrenos se fourniraient-ils en bêtes volées ? Etrangers au pays du bison, ils n'en désiraient pas moins pour leurs vêtements les peaux finement tannées et travaillées, le bois d'osage si flexible et si résistant pour les arcs, les perles de couleurs si belles pour la déco- ration des tuniques et des mocassins des hommes et des femmes, le calicot pour les blouses des squaws ; tout se payait soit en chevaux soit en fourrures des petits animaux des montagnes. Or les Nakai-yes encom- braient le pays, défonçaient et obstruaient les pistes de leurs lourds convois de chariots ou de mules bâtées. De plus, leurs soldats se montraient vigilants pour défendre ceux-ci. Il ne se passait plus de semaine où ceux de la garnison de Janos ne surgissent en des lieux jusqu'alors étrangers à leur présence.

Infatigable, sillonnant sa terre de l'aube au crépuscule, guettant parfois durant des heures l'animation des mines et des pistes, épiant les entrées et les sorties dans et hors Santa Rita, Mangus Colorado voyait de jour en jour se préciser un danger. Il ne pensait pas que la libéralité de

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Juan José, autrefois, pouvait en être tenue pour la seule responsable. En lui, au contraire, germait l'idée qu'au- delà les limites d'Apacheria un monde plus puissant organisait ses conquêtes. Les Mexicains aujourd'hui, demain les Américains, comme ces trappeurs qu'il avait volés. D'autres viendraient et si le malheur voulait que certains trouvent de l'or, des foules les suivraient. Ainsi raisonnait Mangus Colorado lorsque vint le jour du premier deuil dans l'existence jusqu'alors paisible des Mimbrenos.

La bande de Soldado Fiero rentrait du Mexique par la piste de Chihuahua. Cinquante jeunes guerriers y avaient raisonnablement pillé assez de fermes pour rame- ner au camp des Apaches des mines autant de chevaux, qui galopaient solidement encadrés. Soldado Fiero che- vauchait en tête quand, inopinément, surgit un déta- chement de soldats mexicains. Leur chef, un lieutenant, avait dû repérer les Indiens depuis quelques instants puis- qu'à son côté un cavalier brandissait un drapeau blanc : les soldats voulaient parler. Soldado Fiero s'accusa en cet instant de ne pas avoir pris de précautions en déta- chant des éclaireurs en avant de sa troupe. Le lieutenant leva le bras et fit signe aux Apaches de stopper. Tous savaient ce qui se passerait s'ils obéissaient à ce signal, aussi agirent-ils comme des voleurs surpris en flagrant délit et s'enfuirent immédiatement.

Les soldats se lancèrent à leur poursuite entre les éboulis du versant montagneux longeant la piste. Des coups de feu retentirent mais sans ralentir la légère avance des fuyards qui abandonnèrent vite leur direction initiale pour chercher refuge dans une gorge apparem- ment plus sûre. Là, ils sautèrent de cheval et s'embus- quèrent derrière les rochers. Les premiers soldats furent accueillis par une grêle de flèches tirées à faible dis- tance. Certains tombèrent ; des chevaux se cabrèrent, s'affalèrent en pleine course. Les flèches sifflaient tou- jours, se fichant dans la poitrine, le cou, le dos des hommes ou le flanc des bêtes, contraignant bientôt les Mexicains à une retraite débandée. Les Indiens déta- lèrent par l'extrémité opposée de la gorge, emportant

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leurs blessés dont Soldado Fiero, grièvement touché lors de la fusillade au début de la poursuite.

Le camp parut loin aux fuyards, en cette circons- tance. Durant vingt heures d'une course à peine inter- rompue pour soulager les blessés et laisser souffler les bêtes, ils chevauchèrent par des pistes détournées. Enfin, dépouillés de tout butin, ils atteignirent le village qui accourut vers la hutte des sorciers où fut déposé le chef blessé. Leur science ne put le tirer des griffes de la mort. Les tambours battirent le glas de Soldado Fiero dès le lendemain. Les chefs et sous-chefs des deux bandes se réunirent après les funérailles pour tenir conseil. Cuchillo Negro, au sang impétueux, parla d'assail- lir un camp de mineurs mais Juan José, usant de son autorité, se montra hostile à ce projet. Pour la première fois, des murmures s'élevèrent contre son refus, émanant essentiellement des jeunes braves désireux d'une ven- geance immédiate. Cuchillo Negro la promit pourtant au Conseil qu'il quitta sous le coup d'une colère indignée.

Deux jours plus tard, à la tête d'une centaine de guerriers, il s'enfonça dans le désert du sud pour aller semer la terreur dans la province de Sonora. Les Apa- ches prenaient le sentier de la guerre. Mangus Colorado s'y refusa. Quelque chose venait de se mettre en marche et sa réflexion sur l'événement qui venait d'endeuiller la tribu lui montrait pour elle un avenir de sang.

— Mangus Colorado, mon ami, je te supplie au nom du Ciel de faire taire en toi et chez les tiens la voix de la vengeance aveugle ! Les soldats coupables de ce triple meurtre seront punis par la justice de leur pays... Entends mes paroles, Mangus Colorado !

Le padre implorait avec les mêmes gestes et les mêmes intonations qu'en un sermon pathétique. Fléchi- rait-il la détermination de ses interlocuteurs venus pro- tester à Santa Rita contre le meurtre de trois jeunes Apaches, abattus puis scalpés l a veille par des soldats de la garnison ? Mangus Colorado et une dizaine de guerriers, ayant constaté la disparition des victimes puis retrouvé leurs corps mutilés à la lisière du village mexi- cain, exigeaient la punition des meurtriers. L'alcade et

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le capitaine tempêtaient depuis un quart d'heure contre cette prétention quand, d'une voix calme, le padre s'était adressé à celui qu'il connaissait si bien depuis des années :

— Tous les hommes blancs de ce village et tous les soldats ne sont pas des criminels, tu le sais, mon ami... Ceux d'entre eux qui ont tué les garçons de ta tribu sont mauvais, ils seront châtiés.

Mangus écoutait, impassible, le plaidoyer du Père, le seul Blanc en qui, désormais, il plaçait sa confiance. Le Père savait les mots que lui, Mangus, comprenait. Pour- tant, en qualité de représentant des Apaches des mines qui pleuraient leurs morts, avait-il le droit d'accueillir les arguments du prêtre sans pousser plus loin sa demande de réparations ? Il demanda :

— Un soldat a tué notre chef Soldado Fiero, l'autre jour... Les Apaches ont pleuré sa mort... Hier, les Mexicains ont tué trois des nôtres... Les mères des garçons pleurent aussi... Qui paiera ces malheurs?

— Le soldat est en prison à Janos, Mangus Colorado... Les autres vont y être conduits, tous seront punis selon la loi des Blancs... car si tu fais justice toi-même, la paix mourra à Santa Rita et les Apaches comme les Mexicains ont besoin de la paix...

Ces paroles trouvèrent un écho chez Mangus, tout aussi hostile que le padre Font au déchaînement de la vengeance. La paix importait à tous. La violence, sans cesse réclamée par Cuchillo Negro, n'était pour Mangus qu'un mustang sauvage impossible à dompter. Prenant sur lui le risque de la désapprobation par son peuple de la confiance accordée aux Blancs, il décida de s'en remettre à la prière de son ami en soutane noire. Il s'avoua pourtant qu'il était pénible de refouler en lui- même le vœu d'une justice plus expéditive jusqu'alors à ses yeux, et plus conforme à la loi naturelle des Apaches qui voulait que le meurtrier paie de sa vie son acte. Mais Mangus Colorado marchait sur un nouveau che- min.

En quittant la petite pièce où venait de se dérouler l'entrevue, les Apaches traversèrent la plaza écrasée de soleil pour rejoindre le bouquet d'arbres où les atten- daient leurs chevaux. Silencieux, Mangus Colorado prit

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Achevé d'imprimer le 26 octobre 1972

sur les presses de l'imprimerie Hérissey à Évreux (27)

N° d'éditeur : 17366 N° d'imprimeur : 12774

Dépôt légal : 4e trimestre 1972

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