CMA GEO

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122.GEO mozambique On a souvent dit qu’il n’y avait que deux types d’Africains, les très pauvres et les très riches. Ce raccourci est dépassé. Une classe moyenne émerge dont le développement change la face du continent. UNE NOUVELLE AFRIQUE S’ÉVEILLE Le week-end, à Maputo, on pique- nique à l’occidentale De nombreux Mozambicains sortis de la précarité totale s’offrent un repos hebdomadaire. Comme cette famille, qui en profite pour se rendre sur la plage, à un kilomètre de la capitale, en voiture, le coffre rempli de victuailles. Les classes moyennes émergent aussi dans ce pays qui, tout en restant l’un des plus pauvres du monde, affiche la deuxième croissance du continent (+ 8,1 %). PAR SERGE MICHEL (TEXTE) ET JOAN BARDELETTI (PHOTOS) Photos : Joan Bardeletti / Picturetank GÉOPOLITIQUE

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122.geo

mozambique

on a souvent dit qu’il n’y avait que deux types d’Africains, les très pauvres et les très riches. Ce raccourci est dépassé. Une classe moyenne émerge dont le développement change la face du continent.

une nouvelle Afrique s’éveille

Le week-end, à Maputo, on pique-nique à l’occidentaleDe nombreux Mozambicains sortis de la précarité totale s’offrent un repos hebdomadaire. Comme cette famille, qui en profite pour se rendre sur la plage, à un kilomètre de la capitale, en voiture, le coffre rempli de victuailles. Les classes moyennes émergent aussi dans ce pays qui, tout en restant l’un des plus pauvres du monde, affiche la deuxième croissance du continent (+ 8,1 %).

PAR SERGE MICHEL (TEXTE) ET JOAN BARDELETTI (PHOTOS)

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géopolitique

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géopolitique

côte d’ivoire

Abidjan a ses bars climatisés pour jeunes diplômésLondres est connu pour ses pubs. Abidjan, pour ses «maquis», des bars où l’on se retrouve le soir entre étudiants ou collègues de bureau pour boire un verre et se restaurer. Ces jeunes Ivoiriens, diplômés pour la plupart, gèrent ensemble un de ces établissements, installé rue Princesse, dans un quartier de noctambules parmi les plus animés de la capitale. La grande terrasse, le soin apporté à la décoration, la climatisation en font un maquis «haut de gamme», lieu de rendez-vous privilégié des classes moyennes. Et les prix pratiqués, sans être excessifs, dépassent ceux des troquets les plus populaires. Certains y voient aussi des espaces privilégiés de débat démocratique, car, de l’employé au businessman, on aime à y commenter l’actualité politique.

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kenya

Il était le caddie, il est devenu le golfeurDerrière la pelouse du Royal Nairobi Golf Club se dessinent les toits de Kibera, considéré comme le plus grand bidonville d’Afrique. C’est là qu’Ousmane Mohamed (à gauche), 45 ans, a grandi et vit toujours. Autrefois, il travaillait sur le parcours comme caddie pour de riches étrangers avant d’être embauché par l’un d’eux comme chauffeur dans un institut de recherche. Il arrondit ses fins de mois en animant une émission de radio. Des revenus qui lui permettent d’offrir à son fils une école privée à 400 euros par an. Son ex-collègue (à droite), lui, est toujours caddie, sans revenu fixe.

kenya

Les banlieues s’embourgeoisent

La banlieue d’Embakasi a poussé il y a une dizaine d’années près de l’aéroport de Nairobi pour absorber la croissance

démographique des classes moyennes. Il faut compter trois quarts d’heure

pour rejoindre le centre de la capitale, où la plupart des habitants travaillent mais

n’ont pas les moyens de se loger. Le quartier n’a rien d’un ghetto pour riches,

mais offre une entrée gardée et des appartements spacieux, accessibles

aux revenus intermédiaires.

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kenya

Sally, 33 ans, emploie nounou, gardien et femme de ménageCet appartement est celui de Sally, gérante d’un restaurant chinois huppé dans le centre-ville de Nairobi. Les revenus de la jeune femme lui permettent d’héberger deux nièces et une petite-nièce (à gauche), d’employer une nounou (à droite) et une femme de ménage à plein temps. Surtout, Sally, qui rentre tard le soir, a pu s’offrir le «luxe» d’une résidence sécurisée avec enceinte, barbelés et gardien. Alors que son frère et quatre de ses six sœurs ont choisi de s’expatrier, la plupart aux Etats-Unis ou au Canada, elle préfère construire son avenir au Kenya. Pour les classes moyennes, les études à l’étranger sont un must, et beaucoup épargnent dans cette perspective. Sally, elle, a repris des cours à l’université et vise un diplôme qui lui permettra, comme elle l’espère, d’être embauchée par une ONG.

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maroc

Les yuppies marocains convergent vers CasablancaCasablanca, capitale économique du Maroc, comme Nairobi au Kenya ou Buéa au Cameroun, illustre bien l’attraction exercée par les centres urbains sur les nouvelles classes moyennes africaines. Tandis que la bourgeoisie traditionnelle a élu domicile à Rabat, capitale officielle, Casa attire les jeunes diplômés, marocains mais aussi issus de l’immigration. Dans ce décor citadin, les voitures, les publicités, les vêtements à l’occidentale sont autant de signes qui montrent que la population est entrée dans la société de consommation.

Guy Désiré est directeur

d’école à Buéa (Cameroun).

Avant d’aller au travail, il livrera

cette poule à un client.

Albert Ledoux, 34 ans, est le rédacteur en chef d’Equinox, une grande chaîne de radio-télévision de Douala (Cameroun).

Ericka est analyste économique pour

une ambassade à Nairobi (Kenya).

Elle complète ses revenus avec une boutique de

cosmétiques qu’elle laisse en gérance.

Alice Nkom est la première femme

avocate d’Afrique centrale. Au Cameroun,

elle défend surtout les homosexuels,

qui peuvent ici être condamnés à cinq ans de prison.

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côte d’ivoire

Les ados gâtés ont tout le loisir de… s’ennuyerSur la plage de Grand-Bassam, à une demi-heure d’Abidjan, près des hôtels destinés aux touristes, il y a ce bar ni tout à fait «hype» ni complètement rudimentaire. Ces jeunes gens, qui en ont le temps et qui peuvent faire le trajet en bus ou en voiture, s’y retrouvent le week-end. La plupart incarne la deuxième génération des classes moyennes : leurs parents ont souvent quitté la campagne pour venir étudier en ville et s’y faire une place. Emploi stable, logement équipé (télévision, frigo), écoles privées pour les enfants… Les revenus de ces foyers, estimés en moyenne entre un et sept euros par tête et par jour, peuvent sembler dérisoires. Mais ils ont permis à leurs bénéficiaires de dépasser le stade de la survie, dans un pays qui s’enlise depuis 2002 dans une crise politico-économique – après avoir longtemps tiré profit de son café et de son cacao – et où près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté.

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6%

29%

29%

34%

12%

40%

29%

18%

Riches (plus de 20 000 $)

Classes moyennesconsommatrices

(de 5 000 à 20 000 $)

Consommateursde produits de

première nécessité(de 2 000 à 5 000 $)

Démunis(moins de 2 000 $)

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Revenu annuel des ménages en dollars*

Part de la populationpar tranche de revenus

2000 2020 *à pouvoir d’achat comparable.

Mumbai

Le Caire

Johannesbourg

New Delhi

Le Cap

Lagos

Alexandrie

Casablanca

Khartoum

Marchés de consommation en 2020en milliards de dollars

75

72

57

52

35

34

26

23

22

CONGO

ALGÉRIE0,754

TUNISIE0,769

ÉGYPTE0,703

GABON0,755

0,686

0,719

0,847

GUINÉE

RÉP. DÉM.DU CONGO

ANGOLA

ZAMBIE

MOZAMBIQUE

R.B.

SWAZILAND

MALAWI

SOUDANTCHAD

MAROC

SOMALIE

ZIMBABWE

LIBYE

NIGER

NIGERIA

CAMEROUN

MALIMAURITANIE

BURKINAFASO

SÉNÉGAL

GHANACÔTED’IVOIRE RÉP. CENTRAF.

ÉTHIOPIE

ÉRYTHRÉE

DJIBOUTI

KENYAOUGANDA

TANZANIE

MADAGASCAR

GUINÉEBISSAU

GAMBIE

SIERRA LEONELIBERIA

BÉNIN

GUINÉE ÉQUATORIALESÃO TOMÉ ET PRINCIPE

LESOTHO

TOGO

NAMIBIE

0,694BOTSWANA

0,708CAP-VERT

0,683AFRIQUE DU SUD

Asie émergente8,3

5,2

4,9

4,8

4

3

2

Moyen-Orient

Afrique

Europe centraleet orientale

Amérique latine

Monde

Pays développés

Augmentation du PIBentre 2000 et 2008en %

Indice de développement humain (IDH)De 0,600 à 0,799

De 0,500 à 0,599

De 0,400 à 0,499

De 0,340 à 0,399

Etat africain parmi les dixayant l’IDH le plus élevé

Donnée indisponible

0,686NAMIBIE

B. Burundi, R. Rwanda

1970

461694 839

1 067

1 191

1 323

1 561

PIB de l’Afriqueen milliards de dollars

1980 1990 2000 2003 2005 2008

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Anicet, 25 ans, est pâtissier à domicile à Abidjan, Côte d’Ivoire. Il travaille surtout les week-ends pour les ma-riages, et arrondit ses fins de mois en donnant des cours de cuisine européenne. Kenjo, 35 ans, est bar-bier dans un village du Cameroun. Il

a ouvert son salon avec les 458 euros reçus d’un club de football de seconde division pour lequel il a joué durant deux ans, avant de se blesser au genou. et complète ses revenus en offrant ses services d’électricien pendant les heures creuses de son salon.

L’existence d’Anicet et de Kenjo n’est pas une sur-prise. on devine qu’il y a des pâtissiers en Côte d’Ivoire et des barbiers au Cameroun. Pourtant, ces deux jeunes hommes incarnent un phénomène nouveau, l’émer-gence d’une catégorie sociale jusqu’à présent invisi-ble ou ignorée en Afrique : les classes moyennes.

Pourquoi faudrait-il s’en étonner ? Parce que les médias occidentaux ne font souvent état que de deux types d’Africains : les pauvres, en proie aux épidé-mies, aux guerres ou aux famines ; et les riches, dic-tateurs ou oligarques, qui engloutissent dans des villas de la Côte d’Azur ou des comptes en Suisse leurs for-tunes mal acquises. Les chercheurs ont longtemps souffert du même travers. Ils ont étudié l’Afrique par le prisme de ses fléaux : sida, rivalités ethniques, déser-tification, inégalités sociales, émigration clandestine, pillage des ressources. Dans un livre paru cette année («Le Temps de l’Afrique», odile Jacob), Jean-Michel Severino, ancien vice-président de la Banque mon-diale et ex-directeur de l’Agence française de déve-loppement (AFD), estime que « l’Afrique est présen-tée comme un objet de compassion, qui appelle – au mieux – la charité. Au pire, l’endiguement. Ces clés de lecture sont aujourd’hui dépassées.»

L’Afrique aligne en effet depuis une dizaine d’an-nées une croissance du PIB supérieure à celle du monde «développé» : 6 % en moyenne, contre 5 % pour l’Amérique latine, et moins de 2 % pour la zone euro. «Plus d’un Africain sur trois vit dans une écono-mie qui a connu une croissance supérieure à 4 % depuis dix ans», précise Jean-Michel Severino. De nombreux indicateurs économiques tendent à ériger l’Afrique en nouvel eldorado, où la création d’entre-prises est en plein essor (plus 18 % au gabon en 2007) et où les investisseurs étrangers se précipitent (l’Améri-cain IBM aurait engagé plus de 300 millions de dollars en Afrique ces cinq dernières années, et le géant indien du téléphone portable, Barthi Airtel, vient d’annoncer son implantation dans seize pays du continent).

C’est dans ce contexte qu’émerge une population composée d’employés, de cadres, de fonctionnaires, de petits entrepreneurs, dont le niveau de vie évoque celui des classes moyennes occidentales. Un groupe de chercheurs de Bordeaux et un photographe, Joan Bardeletti, sont allés à leur rencontre pour tenter de décortiquer cette nouvelle réalité économique. Au fil

de leur enquête, ils ont croisé, au Kenya, un habitant de bidonville, employé dans un institut de recherche, qui joue au golf l’après-midi. Un directeur d’école pri-maire au Cameroun qui double son salaire en élevant des porcs et des abeilles. Un chef des ressources humaines dans une entreprise de vigiles à Maputo (Mozambique) qui se dispute avec sa femme parce qu’il souhaite éduquer ses enfants «à l’occidentale». Une étudiante en ethnosociologie d’Abidjan (Côte d’Ivoire) qui vit confortablement grâce à deux «call-centers»… La plupart affirment travailler dur et ne devoir leur subsistance qu’à leurs revenus propres et non aux transferts d’argent d’un parent émigré. Pour l’Afrique, c’est une révolution.

Bien sûr, les «afro-pessimistes» relativisent ce constat. Ces performances, avancent-ils, ne sont dues qu’à l’explosion du prix des matières premières, pétrole en tête, et la richesse générée ne profite en aucun cas aux populations. Par ailleurs, la vieille plaie de l’Afrique, la faim, lui colle à la peau. en septembre dernier, des émeutes, provoquées par une énième hausse du prix du pain, ont fait plus de dix morts au Mozambique, un pays qui affiche un taux de crois-sance supérieur à 8 %, mais où 65 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Toujours en septembre, une grève des fonctionnaires sud-africains réclamant des hausses de salaires a bloqué le pays, première économie du continent, pendant près d’un mois.

Il n’empêche, la montée en puissance des classes moyennes est interprétée par les spécialistes de l’Afri-que comme un levier fondamental de dynamisme économique, de transformations sociales, de lutte contre la corruption et de démocratisation de

géopolitique

Le géant indien de la téléphonie mobile prévoit de s’implanter dans seize pays

C’est grâce à leur «middle class» que les Etats-Unis sont devenus une grande puissance mondiale

La crise mondiale a eu un faible impact L’Afrique a mieux résisté que les autres régions émergentes, affichant un taux de croissance de 2,9 % en 2009. Et le FMI lui prédit pour 2010 une remontée à 4 %.

Le pouvoir d’achat va décoller Entre 2000 et 2020, le nombre de foyers disposant de revenus supérieurs à 5 000 dollars par an devrait passer de 59 à 128 millions, soit la moitié des ménages africains. Ce chiffre ne dit pas si ce sont des démunis qui parviennent à se hisser dans la classe des revenus «discrétionnaires», ou s’il s’agit d’un effet de la croissance démographique.

Le CoCktAIL : booM urbAIn, nAtALIté et CroISSAnCe

Dix pays sortent du lotPlus complet que le taux de croissance, l’indice de développement humain (IDH) établi chaque année par le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) croise trois critères majeurs : l’espérance de vie, le niveau d’éducation et le niveau de vie. Il est compris entre 0 (exécrable) et 1 (excellent). Pour 2009, le Niger se classe dernier avec 0,340 et la Norvège caracole en tête avec 0,971. La tableau est loin d’être rose : sur 55 pays, l’Afrique en aligne 31 dans le bas du tableau.

L’exode rural s’accentue encoreLes démographes estiment que la moitié des Africains vivront en ville d’ici à 2030. Plusieurs mégapoles – dont Le Caire, la plus grosse du continent, avec 17,6 millions d’habitants – rejoignent Mumbai ou New Delhi.

Carte

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Accès aux télécommunicationsen % de la population

AFRIQUE BRIC*

2000 2008 2008

Accès à l’électricitéen % de la population

AFRIQUE BRIC*

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Accès à l’eauen % de la population

AFRIQUE BRIC*

2000 2006 2006

3748

33 39

84

61 63

89

* Brésil, Russie, Inde, Chine

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régimes instables. Aux XVIIIe et XIXe siècles, ce sont justement les classes moyennes qui auraient permis à la grande-Bretagne de s’affirmer comme première puissance mondiale, avant de jouer le même rôle aux etats-Unis. Ce sont elles qui, aujourd’hui, seraient le socle du développement de la Chine.

Combien sont-elles en Afrique ? Les experts s’arra-chent les cheveux parce que, d’abord, il est difficile, dans des pays dépourvus d’appareil statistique, de comptabiliser cette population disparate. ensuite, parce que les revenus bruts ne veulent rien dire : offi-ciellement, au Nigeria, on arrive à 191 euros mensuels par tête, mais si l’on applique un calcul qui tient compte du pouvoir d’achat, avec cette même somme, on atteint l’équivalent de 896 euros. enfin, troisième problème, la part de l’économie informelle (petits services, vente ambulante, ateliers de réparation «sauvage», recyclage) n’est pas prise en compte. «L’essentiel des classes moyennes tire ses revenus en totalité ou en partie de ce secteur», explique Dominique Darbon, le politolo-gue à la tête de l’équipe de chercheurs bordelais. Au Cameroun, par exemple, on estime que, en 2007, 80 % de l’activité économique résidait dans cette zone échappant aux radars de la Banque mondiale. en Afri-que, avec cent euros, on peut acquérir quatre à cinq fois plus de marchandises sur le marché gris (produits usagés, volés, avariés, non déclarés, contrefaits, chinois…) que dans un supermarché où les marchan-dises, de marque, dans leur emballage d’origine et le plus souvent importées, sont grevées par les droits de douane et la TVA locale.

La Banque mondiale a mis en place en 2007 une définition de la «classe moyenne globale» qui se base, à parité de pouvoir d’achat, sur le salaire médian de l’Italie et du Brésil, à savoir respectivement 4 000 et 17 000 dollars (3 000 et 12 500 euros) par an et par personne. Cet ensemble comprendra, en 2025, 1,2 milliard de membres, 96 % provenant de pays émergents, où domineront la Chine et l’Inde. A cette aune, Anicet, le pâtissier d’Abidjan, et Kenjo, le barbier camerounais, n’en feront pas partie. Ils sont même sous du seuil de pauvreté défini selon les critères américains (treize dollars par jour), et ne peuvent accéder à des biens «globalisés» comme les vacan-ces, les voitures, les masters uni-versitaires, les soins dentaires. Anicet vend pour 235 euros de gâteaux par mois quand tout va bien, soixante-quinze quand elles ne le sont pas, et perçoit environ soixante euros men-suels de ses cours de cuisine.

Avec un peu de chance, il dépassera les 3 000 euros par an, mais il a aussi à charge deux amis sans revenus. Au bout du compte, selon les données restrictives de la Banque mondiale, les classes moyennes en Afrique compteraient donc de douze à vingt millions de per-sonnes (2 % des effectifs mondiaux), nombre qui devrait doubler d’ici à 2030 (alors qu’il va tripler, voire quadrupler dans le reste du monde émergent).

A Bordeaux, les chercheurs ont adopté une défini-tion plus large, empruntant aux Chinois le terme de «petite prospérité» («xiaokang»), objectif lancé à la fin des années 1990 par Pékin. Celui qui a accédé à la «petite prospérité» dispose d’un revenu appelé «dis-crétionnaire», somme qui reste une fois satisfaits les besoins essentiels (se nourrir, se loger). D’autres cri-tères sont pris en considération : un habitat décent ; une famille réduite à son noyau plutôt que celle cor-respondant au modèle traditionnel, très élargi ; une émancipation économique des femmes et des filles ; l’accès à certains soins ; un salaire au mois plutôt qu’à la journée ; et, surtout, une régularité dans les revenus qui écarte la menace quotidienne de la pauvreté et offre la possibilité de se projeter dans l’avenir. Une «petite prospérité» rendue possible, selon les pays concernés, à partir de 1,40 euro par jour.

Dès lors, les classes moyennes africaines représen-teraient entre 150 et 350 millions d’individus, soit 15 à 35 % de la population du continent. L’économiste américain d’origine indienne, Vija Mahajan, est encore plus optimiste : dans ses études qui décrivent le mar-ché de consommation que représente l’Afrique, il va jusqu’à citer le chiffre de 500 millions de personnes.

La croissance démographique explique en partie cette explosion. «en 2050, écrit Jean-Michel Severino, l’Afrique comptera 1,8 milliard d’habitants, une fois et demie la population de l’Inde d’aujourd’hui et trois fois plus que celle de l’europe de demain.» La popu-lation urbaine – parmi laquelle se recrutent la plupart des classes moyennes – va, elle aussi, connaître un boom extraordinaire : l’Afrique subsaharienne, qui ne comptait aucune ville de plus de un million d’habi-tants il y a soixante ans, en affiche trente-huit en 2010. L’ancien directeur de l’AFD estime que cette évolution n’est pas une catastrophe. elle va, à l’inverse, précipiter l’entrée de l’Afrique dans le marché mondial. Déjà, les investisseurs se frottent les mains. Plus d’Africains, c’est plus de consommateurs. Un marché de

géopolitique

Les ventes de télés ont explosé, mais il n’y a pas assez de programmes africains pour les alimenter

Les classes moyennes puisent le gros de

leurs revenus dans l’économie informelle

De plus en plus connectésFaute de lignes fixes et de services postaux fiables, le téléphone portable est devenu un outil de travail primordial en Afrique. Les opérateurs internationaux se disputent le marché, qui possède encore un potentiel gigantesque.

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138.geo

1 700 milliards de dollars par an à l’horizon 2040, calcule Luc Rigouzzo, directeur général de Proparco, qui a notamment pour mission de favoriser les inves-tissements dans les pays émergents. Depuis quelques années, une grande partie des fonds placés sur le conti-nent sont destinés à des entreprises qui fabriquent des produits à destination des classes moyennes : bras-series en ouganda, parcs récréatifs au Kenya, centres médicaux au ghana, supermarchés en Tanzanie et, un peu partout, laveries de voiture et boutiques de DVD, compagnies d’assurances et services bancaires, chaînes de fast-food, écoles privées ou programmes de télévision. «Les ventes de télés ont explosé, ajoute l’économiste britannique Cornelie Ferguson, mais il n’y a pas assez de programmes africains pour alimen-ter ces écrans.» Voilà qui promet un brillant avenir à Nollywood, l’industrie nigériane de cinéma et de télé-vision qui, avec deux mille films par an, produit déjà plus que Bollywood, son concurrent indien, et Holly-wood réunis. Idem pour la téléphonie mobile : en 2007, 264,5 millions d’Africains étaient abonnés à un réseau portable, contre seulement 51,4 millions en 2003. Pour la chercheuse française Annie Chéneau-Loquay, spé-cialisée dans le domaine des communications en Afri-que, c’est la plus forte progression sur terre !

Ce progrès du niveau de vie s’accompagne déjà d’ef-fets pervers. Dinky Levitt, professeur de médecine à l’université du Cap en Afrique du Sud, a ainsi constaté une forte augmentation des cas de diabète sur le conti-nent – plus de 30 % dans de nombreux pays. elle attri-bue ce phénomène à trois facteurs : l’accroissement de l’obésité, de l’inactivité et de l’urbanisation. Un indice de plus qui tend à prouver que l’Afrique, du moins en partie, s’embourgeoise. Anicet, en Côte d’Ivoire, rêve d’ouvrir deux grandes pâtisseries, une à Abidjan et une autre au Burkina-Faso, son pays d’ori-gine. Kenjo, au Cameroun, se voit un jour patron d’une entreprise d’électricité. Des projets d’avenir qui illus-trent la vitalité du continent. et qui font sacrément vieillir les clichés sur l’Afrique. Comme celui ressassé par Nicolas Sarkozy dans son discours de Dakar en juillet 2007. «L’homme africain», disait le président français, n’est pas «assez entré dans l’Histoire» et vit «depuis des millénaires» dans «l’éternel recommen-cement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.» L

Serge Michel

obésité, inactivité diabète : déjà les

effets de la société de consommation

Les vieux clichés sur l’Africain qui vit au jour le jour s’estompent

géopolitique

Politologue au Centre d’étude d’Afrique noire (Bordeaux), Dominique

Darbon a coordonné une équipe de chercheurs sur les classes moyennes en Afrique.

Dans quels pays les classes moyennes ont-elles le vent en poupe ?Le pays sur lequel on parie le plus est le Ghana, parce qu’il bénéficie d’un gros effort de la diaspora, qui retourne investir sur place, et du dynamisme des entreprises locales. Suivent l’Afrique du Sud, le Nigeria, le Kenya et le Cameroun.On le voit, pour le moment, les pays francophones ne sont pas les meilleurs exemples. L’effondrement de la Côte d’Ivoire, qui a longtemps incarné le miracle africain, a rejailli sur l’Afrique francophone.L’émergence de cette population permet-elle d’enrayer les conflits ?Parfois oui, comme au Kenya, où les classes moyennes ont refusé de suivre les leaders politiques dans le jeu de la manipulation ethnique après les élections, début 2008. Résultat, la stabilité est revenue plus vite que prévu. En général, elles sont plutôt légitimistes et favorables à l’ordre, mais

«L’enrichissement de certains est censé créer une spirale vertueuse»

A Rabat, au Maroc, un projet immobilier fait rêver ces promeneurs.

rien ne permet de préjuger de leur rôle pacificateur.Quel effet peuvent-elles avoir sur la pauvreté ?L’enrichissement des uns est censé créer une spirale vertueuse permettant aux autres de sortir de la pauvreté. Il ne faut pas s’attendre à des changements massifs, mais au passage d’une rémunération de 0,90 euro par jour, le seuil de grande pauvreté, à 1,20 euro, une petite émergence.Et sur l’émigration ?Aucun. Les gens qui s’en vont considèrent qu’ils n’ont pas d’autre avenir. Les classes moyennes valorisent même à outrance l’éducation à l’étranger, qu’elles considèrent comme une chance unique. Qu’est-ce qui pourrait entraver leur montée en puissance ?La crise financière, si elle devait s’aggraver, mais les locomotives mondiales, asiatiques, sont très présentes en Afrique. Ou l’instabilité politique, mais les pays les mieux dotés en classes moyennes sont les plus stables. Et le terrorisme ?Il y a des cas importés, comme les attentats contre les ambassades américaines. Il y a aussi al-Qaeda au Maghreb, dont l’action vise l’Occident. Mais ce n’est ni Irak ni l’Afghanistan.