Clémence, passionnée depuis l’enfance par la...

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Clémence, passionnée depuis l’enfance par la langue et la culture chinoises, suit sa mère nommée à Pékin. Dès la sortie de l’avion, la jeune fille a soif d’aventures. Plongée dans le quotidien des lycéens chinois, elle ira de surprise en surprise. Comment échapper à la gymnastique collective pendant la récréation du matin ? Comment faire la sieste dans une salle de classe ? Peut-on chanter à tue-tête une romance d’amour dans un parc public ? Et surtout : comment obtenir une bonne note en rangement de chaussures ? À ses côtés, pour relever ces défis, Li Mei, la fille de hauts dirigeants, Marc, l’enfant d’expatriés et Yonggui, le jeune paysan venu étudier à la ville.

Ce roman drôle et romantique nous transporte au cœur de la Chine et de sa jeunesse.

Collection animée par Soazig Le Bail, assistée de Charline Vanderpoorte.

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CHLOÉ CATTELAIN

ROMAN

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Le bac en poche, Chloé Cattelain réalise enfin son rêve d’enfant :

partir étudier le mandarin en Chine. Pour financer ses études,

elle tourne à Shanghai dans des publicités pour la lessive

à la lavande, les pneus neige, les perceuses multifonction

et les yaourts allégés. Lasse de cette course effrénée au capitalisme

sauvage, elle quitte la grande ville pour sillonner la campagne

profonde, rencontrer ses habitants et gravir les cinq montagnes

sacrées. C’est au sommet du mont Hengshan qu’elle compose

ses plus belles odes à la nature, déclamées de village en village.

Au faîte du mont Song, elle décide de se consacrer à la littérature

jeunesse. Rentrée en France, elle prend la plume pour partager

son amour de la Chine et des Chinois.

Aux éditions Thierry Magnier :

Ma vie à la baguette, coll. Grands Romans, 2015

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À Sébastien

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Pression

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Rampe de lancement

5 184 566, 5 184 565, 5 184 564… Dans la cour du lycée

numéro 1 de Hengyang, les secondes séparant les élèves

du bac chinois défilaient en chiffres rouges.

– Ils auraient quand même pu nous mettre un compte à

rebours en jours ou en semaines, histoire qu’on souffle un

peu, soupira Yonggui.

– Comme ça, la pression est maximale, répondit son

camarade. C’est l’effet recherché, non ?

– « Pour réussir le bac, chaque seconde compte ! » dit

Yonggui, imitant le ton docte des adultes.

Professeur Chen, leur professeur principal, s’approcha

des deux amis qui profitaient d’une courte pause après

leur dîner à l’internat.

– Allez, les élèves, c’est l’heure. On monte en classe,

les poussa-t-il.

– Oui, professeur, répondirent-ils en chœur.

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Ils regardèrent l’enseignant s’éloigner vers le bâtiment

des terminales.

– Il nous fait commencer de plus en plus tôt, non ?

– Bientôt, il viendra nous faire faire des maths à la can-

tine devant notre bol de riz, acquiesça Yonggui. Courage,

plus que deux mois et on sera fixés sur notre sort.

– C’est facile à dire pour toi. Avec tes résultats, tu devrais

pouvoir entrer dans une des grandes facs de Shanghai

ou Pékin.

– Rien n’est jamais gagné, tu le sais bien, répondit

Yonggui. Le bac, c’est un concours, il suffit de quelques

candidats devant moi…

Yonggui n’osa pas terminer sa phrase, la perspective de

l’échec le terrifiait. Depuis tout petit, il se démenait pour

satisfaire ses parents, des paysans à peine lettrés. Marche

après marche, il avait gravi les échelons de la sélection

scolaire, n’avait respiré, existé que pour cela.

– Faut y aller. On n’a pas intérêt à être en retard, lui

rappela son ami.

Quand les garçons entrèrent dans la salle, Yonggui ne

prêta pas attention à la maxime tracée à la craie sur le

tableau noir du fond de la classe réservé aux élèves : La

connaissance peut changer le destin. La phrase l’accompa-

gnait depuis les années de primaire, copiée sur les murs de

l’école délabrée de son village, puis peinte en rouge dans

la cour du collège du bourg voisin. Tandis que Yonggui

s’installait, professeur Chen lui fit signe de venir le voir.

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– Tu n’as pas l’air dans ton assiette ces derniers temps,

Yonggui. Ce n’est pas le moment de te relâcher. Il faut

te remotiver. L’université Beihua est au bout du chemin

pour toi, continua l’enseignant. Tu vas enfin pouvoir réa-

liser ton rêve.

Entrer à Beihua ? Son rêve ? Voilà des années que son

entourage lui dictait qui il devait être, lui susurrait ses

songes à l’oreille. Chacun tendait le doigt vers l’horizon

de Yonggui : une route toute tracée.

– Fonce, Yonggui. Ne réfléchis pas trop, conclut pro-

fesseur Chen.

Les élèves se mirent au travail. Le néon clignotait au-

dessus de la soixantaine de têtes tournées vers le tableau.

La séance de travail encadré du soir finissait d’habitude à

22 heures, mais à quelques mois du bac, concours d’en-

trée à l’université qui déciderait de leur vie, professeur

Chen ne renverrait pas les élèves dans leur dortoir de

sitôt. Ils avaient beau avoir été admis dans les rangs de la

terminale d’élite de ce lycée, ils étaient encore loin der-

rière leurs concurrents des grandes villes. Ils enchaînaient

les nuits de cinq heures de sommeil depuis plusieurs

mois. Yonggui se frotta les yeux, réprima un bâillement

et s’efforça de se concentrer.

La voix de professeur Chen, en flux continu dans son

micro, aggravait sa migraine. Yonggui se tourna vers son

ami. Il s’était endormi, la tête posée sur son bras. Yonggui

luttait contre l’engourdissement qui le gagnait. Personne

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n’osait réclamer de pause. Il fouilla dans sa trousse, en

sortit son vieux compas et se piqua la paume avec. Il ne

dormirait pas.

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Atterrissage en pleine jungle

– Chinois ou français ? demanda l’hôtesse de l’air qui

servait les repas.

– Chinois, s’il vous plaît, répondit Clémence.

– Et vous madame ?

– Français, choisit la mère de Clémence.

Clémence ouvrit la barquette en aluminium de son pla-

teau pour y découvrir un petit tas fumant de pâtes ember-

lificotées, saupoudrées de graines de sésame molles. Elle

afficha une moue de déception. Trois bouts rabougris de

poulet desséché se battaient en duel.

– Tu auras bien le temps de manger chinois quand nous

serons à Pékin, ma chérie, lui rappela sa mère.

– Et toi, tu devrais commencer à t’habituer à la cuisine

de là-bas.

– Les blogs d’expatriés disent qu’à Pékin, on trouve les

produits occidentaux qu’on veut. Même du camembert.

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– Si c’est du plâtre comme celui-ci, répondit Clémence

en désignant la part de fromage de sa mère du bout de sa

fourchette en plastique, tu n’auras pas ta dose de terroir.

La mère sourit en coin à sa fille et mordit avec appétit

dans sa juteuse tranche de gigot.

Clémence s’étonnait encore que sa mère ait accepté la

proposition de suivre son patron muté en Chine. La famille

avait feint d’accueillir cette opportunité comme une excel-

lente nouvelle. Son père restait en France avec son grand

frère Corentin, « par obligation professionnelle ». Les

affaires avaient été pliées dans les valises et les problèmes

glissés sous le tapis.

– Alors ? demanda Clémence en terminant une salade

de pousses de soja qui apprenaient à nager dans l’huile.

– Succulente, cette mousse de saumon aux pointes

d’asperges, répondit sa mère.

Elle leva son gobelet rempli de vin blanc.

– Allez, trinquons à notre nouvelle vie.

– À la tienne, maman. Cul sec.

Clémence vida d’un trait son gobelet de soda. « J’espère

que nous serons heureuses », compléta Clémence en son

for intérieur. Sa mère quittait sa maison et la ville où elle

avait toujours vécu. Dotée d’une faible aptitude au bon-

heur, elle prenait un sacré risque. Un soir, en l’habituelle

absence du père, elle avait annoncé à Clémence qu’elles

déménageraient à Pékin à la rentrée suivante. L’angoisse

avait percé son ton enjoué de montées dans les aigus :

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Clémence n’était jamais allée en Chine ! Le pays dont elle

adorait la culture ! La langue qu’elle allait pouvoir prati-

quer tous les jours !

Clémence regardait distraitement l’épaisse couche de

nuages par le hublot. Elle soupira : l’image de son frère

Corentin flottait dans son esprit, avec ses yeux trop maquil-

lés de gentil punk, sa crête récalcitrante qui penchait dan-

gereusement à gauche, sa tête de bon gars prêt à aider les

autres, fan de chansons tonitruantes qui malmenaient la

société et la police. Avant de partir, en souvenir de lui, elle

avait teint une longue mèche de cheveux en rose, au grand

dam de son père.

– Tu rêves d’aller en Chine depuis des années, l’inter-

rompit sa mère. Qu’est-ce que tu aimerais faire en premier ?

– Visite des grands monuments incontournables, vélo

dans les quartiers de hutong, les vieilles ruelles typiques,

promenade au Palais d’été…

Clémence récitait la version officielle de son insertion

culturelle et éducative en Chine. Elle ne détailla pas à sa

mère le programme officieux qu’elle s’était concocté :

découverte des bars transgressifs de Sanlitun, balade en

pédalo-canard avec un garçon sur les lacs de Shichahai, et

soirée dans une boîte de nuit peu regardante sur l’âge de

ses clients. La Chine éloignait Clémence de son père, de

ses craintes d’enlèvement en pleine rue et de dévergon-

dage précoce. Aux côtés d’une mère qui ne maîtrisait pas

le chinois, elle comptait bien s’en donner à cœur joie.

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– Je suis contente que tu te projettes dans ta nouvelle

vie, dit sa mère, et, crois-moi, ça se passera bien dans ton

nouveau lycée.

– Humf, marmonna Clémence, dommage que je sois

obligée d’aller en pension, tu m’as bien eue sur ce coup-là.

– Ce n’est pas une pension, mais un internat.

– Internat égale plus de contraintes, d’horaires, de

règles à respecter… au secours.

– Dans le super lycée chinois « International Bright

Future », avec une majorité de cours en anglais.

– J’aurais préféré aller au lycée français.

– Ils n’ont pas d’internat, tu le sais bien. Qu’est-ce que

j’aurais fait de toi pendant mes déplacements en province

avec le patron ?

– Je peux me débrouiller toute seule. Mais, toi, toujours

à t’inquiéter, à imaginer le pire, comme si j’allais vivre en

célibataire émancipée avec accès illimité à la drogue, au

sexe et aux chips trop salées.

– À l’internat, tu te feras des amies plus vite.

En quittant la France, Clémence perdait ses copines

et surtout Loubna, sa fidèle amie depuis la sixième. Elle

pressentait que Skype ne remplacerait ni leurs soirées

pyjamas, ni leurs séances d’essai de vernis dont les cou-

leurs improbables tachaient les doigts. Adieu bêtises de

gamine. Clémence se remémora Loubna tricotant un bon-

net à la poupée de sa sœur pendant le cours d’anglais en

vue de remporter leur grand concours annuel de quatrième

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« Comment s’occuper en classe quand un prof est trop

ennuyeux ».

Après deux comédies, sa mère prit un cachet, et dormit

à poings fermés. Clémence trépignait de débarquer sur une

terre neuve. Durant les dix heures de vol, elle se goinfra de

nouilles instantanées en libre-service et bavarda avec des

passagers.

La mère et la fille atterrirent à l’aéroport de Pékin. En

plein mois d’août, quand les portes automatiques s’ou-

vrirent, elles furent absorbées par la moiteur de l’air dense

et suffocant. Ensuquées par les heures de vol, elles ne

virent rien d’autre que l’éclat aveuglant de l’horizon, blanc

comme une neige piétinée.

– Le ciel a la couleur du coton défraîchi. Qu’est-ce que

l’air peut être lourd ! se plaignit la mère de Clémence. On

se croirait dans la jungle.

– De quand date ta dernière sortie dans la jungle ?

Dans le taxi, un sommeil d’enclume assomma Clé-

mence. C’est dans un brouillard étrange qu’elle découvrit

sa nouvelle demeure, un vaste appartement perché en haut

d’une tour des Résidences d’Hollywood. Elle s’effondra

sur un lit sans drap.

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Trop, c’est trop !

Clémence et sa mère se retrouvèrent dans la cuisine en

même temps. Dehors, la nuit, brouillée des lumières de la

ville, luisait de teintes ocre.

– Je suis décalquée. Avec ce décalage horaire, je ne sais

même pas si on est le soir ou le matin. Quelle heure est-il ?

demanda Clémence en bâillant.

– Aucune idée, grogna sa mère.

– Oh là là, déjà cinq heures du matin ! On file place

Tiananmen !

Sa mère la dévisagea comme si elle venait de lui propo-

ser une initiation au saut à l’élastique.

– Hein ? On vient à peine de se lever.

– On devrait être dans les temps pour assister à la céré-

monie de lever du drapeau, répondit Clémence qui courait

déjà dans sa chambre défaire sa valise.

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Clémence et sa mère longèrent les murs de la résidence

pour déboucher sur une venelle où scooters et voitures

luttaient à coups de klaxon.

– Ça roule dans tous les sens, c’est le binz ici, s’effraya

la mère.

– Non, maman, c’est animé, joyeux. C’est sûr que

quand tu sors de chez nous à six heures cinquante du

matin, à part un lycéen dépressif et glacé qui attend le

bus 12, personne ne te gêne…

À Tiananmen, les contrôles de sécurité s’éternisèrent,

elles arrivèrent trop tard sur l’immense place. Les groupes

qui venaient d’assister au lever du drapeau s’égaillaient

autour du monument aux Héros du Peuple. Les cerfs-

volants virevoltaient dans la lumière de l’aube. Clémence

s’étonna de la longue queue devant un monument inconnu.

Elle tenta d’interroger un garçon, mais elle ne comprit que

quelques bribes de ce qu’il disait : il venait pour la pre-

mière fois à Pékin, du fin fond du Sichuan.

– On va voir la dépouille de Mao, continua le gars, qui

venait de passer à un anglais hésitant. Dans une heure, on

sera devant le corps pour lui rendre hommage. Et toi, t’es

américaine ? reprit-il en chinois.

Tandis que Clémence répondait au jeune homme dans

un mandarin parsemé d’anglais à l’accent chti, les autres

membres de son groupe formaient un cercle étroit autour

des deux Françaises. Les questions fusèrent :

– Tu aimes Louis de Funès ?

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– T’as un petit copain ?

– Les Chinois détestent Sarkozy. Et les Français ?

– Ah, la France, c’est tellement romantique, renchérit

une jeune fille.

Un quinquagénaire débonnaire, en bras de chemise,

tirait sur ses bretelles d’un geste machinal et hochait la

tête à chaque réponse de Clémence, l’air absorbé. Il finit

par demander :

– Combien gagne ta mère ?

– Tu connais Sophie Marceau ? s’enquit une mère de

famille avant que Clémence ait le temps de convertir le

salaire maternel en monnaie locale.

La dame entonna sur-le-champ une version sinisée de

La Vie en rose, reprise en chœur désordonné par plusieurs

voyageurs.

– Pourquoi ils chantent une chanson de Piaf ? demanda

la mère, ahurie.

– Aucune idée. C’est sympa. Allez, on va se prendre en

photo avec eux.

Requête qui déclencha une vague de photos de groupe.

Les touristes chinois voulaient s’immortaliser avec la

grande fille guillerette qui dépassait d’une tête sa mère

renfrognée. Clémence s’enthousiasmait des discussions

improvisées qui se nouaient autour des perches à selfie. Sa

mère décréta que cette visite était « trop fatigante ».

Le lundi, Clémence opta pour la grande avenue de

Wangfujing, les Champs-Élysées chinois, sur laquelle les

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foires à la farfouille cohabitaient avec les enseignes Rolex

et les statues de travailleurs modèles de l’ère socialiste.

En balade au milieu des familles en goguette, elles furent

abordées par un groupe d’étudiantes :

– C’est pas trop difficile le chinois ? Tu l’apprends

depuis combien de temps ?

– Depuis six ans.

– Pourquoi tu as appris le chinois ?

Clémence marqua une pause. Elle se revit, gamine au

collège, prête à troquer son cartable contre un sac à dos

pour embarquer à l’autre bout du monde.

– Je voulais sillonner le fleuve Bleu sur une jonque…

commença-t-elle.

Elle s’interrompit devant l’air dubitatif des étudiantes.

Le paysage urbain de Pékin manquait cruellement de

barques traditionnelles.

– Et euh… arpenter les rizières à dos de buffle…

Aucun bovin à l’horizon. Elles éclatèrent de rire.

– Jouer au plumfoot avec des Chinois de mon âge !

– Là, d’accord.

Clémence avait soif de dépaysement et de rencontres.

Elle aimait ses copines, sa maison, mais elle avait appris le

chinois pour repousser les frontières de son petit monde.

En réponse à leur question, elle conclut :

– Pour partir ailleurs. Plus c’est loin, mieux c’est.

– Et ta mère, elle parle bien ?

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– Pas un mot, répondit Clémence tout sourire.

– On fait un selfie ? proposèrent les jeunes femmes.

À l’heure du marché de nuit, Clémence voulut goûter

aux longues brochettes d’insectes ou d’étoiles de mer. Ver-

dict maternel : « Trop bizarre. »

Le mardi soir, Clémence traîna sa mère sur une place où

les Pékinois se détendaient, chacun à leur manière : patin

à roulettes, vélo, cerf-volant, hip-hop, tango, manège,

peinture, etc. Pas de danse ni de karaoké sans ampli mas-

toc qui diffusait de la musique à plein tube. Et comme le

voisin n’était pas très loin, mieux valait monter le son pour

couvrir le bruit d’à côté. Clémence avisa un karaoké aux

spots multicolores qui déversait des bulles de savon. Elle

alla trouver le patron, un chauve à la carrure d’ours dont

le bide dépassait du t-shirt Beyoncé.

– C’est combien pour chanter ?

– Dix yuans la chanson, grogna le patron en tirant sur

sa clope.

Ils échangèrent encore quelques mots puis il ouvrit la

paume de sa main. Clémence y claqua un billet à l’effigie

de Mao. Le patron se détourna d’elle, jeta son mégot et

saisit son micro. Il prit la voix d’une chanteuse de bossa

nova et susurra :

– Chers spectateurs, et maintenant accueillez Clémence,

fraîchement débarquée de l’avion, elle va vous interpréter

La Perle de l’Orient, on l’applaudit bien fort.

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La foule alentour se mit à acclamer Clémence. Elle

s’égosilla pour le plus grand plaisir des badauds. Pendant

ce temps, sa mère, les deux mains collées sur les oreilles,

marmonnait :

– Trop bruyant.

Clémence renonça à la promener à la Cité interdite et

à la Grande Muraille de peur qu’elle ne les trouve « trop

Interdite » et « trop Grande. » La ville, promesse pour Clé-

mence de nouvelles aventures, n’appelait qu’un seul ver-

dict maternel : « Trop de voitures, trop de monde, trop de

pollution. »

« Il est urgent d’aérer maman », pensa Clémence. Elle

s’arrangea avec la résidence pour trouver deux vélos.

– Tu t’imagines que je vais monter sur ces bécanes-là ?

lui demanda sa mère devant les lourds engins bringueba-

lants. Tu crois que j’ai des mollets d’acier ?

– Oui. Allez, suis-moi.

Après avoir affronté un flot de voitures et, à l’instar

des autres cyclistes, brûlé des feux rouges, Clémence et sa

mère arrivèrent dans le labyrinthe du vieux quartier.

– C’est triste, pourquoi les pierres sont grises ? râla la

mère. Non, non, eh… me sème pas.

Clémence balada sa mère en évitant des caisses de

bouteilles vides de Coca, une grand-mère qui revenait

de ses courses, une Honda pétaradante, un caleçon qui

séchait. Enfin, elles se posèrent sur le seuil d’une maison à

cour carrée. Une dame âgée, en tunique à fleurs sombres,

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accompagnée d’un vieux bonhomme, vint s’asseoir à côté

d’elles. Après les traditionnelles questions d’échauffement,

le monsieur demanda à Clémence :

– Et ton père, il est où ?

– En France.

– Il arrive quand ?

– Il n’arrive pas, répondit Clémence.

– Et comment allez-vous faire, deux filles toutes seules ?

Sans homme !

– Qu’est-ce qu’il dit ? demanda la mère.

– Que Pékin est la ville idéale pour refaire sa vie, mentit

Clémence.

– Elle est divorcée ta mère ? reprit le papy. Vous les

Occidentaux, vous adorez divorcer.

Clémence cherchait comment dire « on se débrouillera

très bien » pour faire taire l’importun. La mamie vint à sa

rescousse :

– Eh vieux Zhang, tu vas la fermer, oui ? Ton fils, c’est

pas un Allemand ou un Anglais, que je sache et il est bien

divorcé, non ? Elles s’en sortiront très bien. On n’a pas

besoin de gâteux amortis comme toi.

– Bon on rentre à la maison ? s’impatienta la mère de

Clémence, lasse de ne rien comprendre aux conversations.

Clémence se leva, salua poliment la dame de la tête

et enfourcha son vélo. Ce n’était pas aujourd’hui qu’elle

convertirait sa mère aux joies de la Chine.