Clio 113 14 La Fabrique Du Sexe Thomas Laqueur Et Aristote

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  • Clio. Femmes, Genre,Histoire14 (2001)Festins de femmes

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    Annick JAULIN

    La fabrique du sexe, Thomas Laqueuret Aristote................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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    Rfrence lectroniqueAnnick JAULIN, La fabrique du sexe, Thomas Laqueur et Aristote, Clio. Histoire femmes et socits [En ligne],14|2001, mis en ligne le 03 juillet 2006, consult le 17 janvier 2016. URL: http://clio.revues.org/113; DOI:10.4000/clio.113

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  • La fabrique du sexe, Thomas Laqueur et Aristote 2

    Clio. Femmes, Genre, Histoire, 14 | 2001

    Annick JAULIN

    La fabrique du sexe, Thomas Laqueur etAristotePagination de ldition papier : p. 195-205

    1 Paru en 1990 et traduit en franais en 1992, louvrage de Thomas Laqueur, Making Sex/Lafabrique du Sexe, a t accueilli avec enthousiasme par celles et ceux qui travaillaient sur lesexe et le genre. Cest ainsi que Michelle Perrot, dans lintroduction du colloque La placedes femmes. Les enjeux de lidentit et de lgalit au regard des sciences sociales, ditionsLa Dcouverte, Paris, 1995 crivait (p. 92): Ce livre remarquable situ dans le sillagede Michel Foucault et de son Histoire de la sexualit montre comment sest effectue partirdu XVIIIe sicle, avec lessor de la biologie et de la mdecine, une sexualisation du genrequi tait jusque-l pense en termes didentit ontologique et culturelle beaucoup plus quephysique Le genre dsormais se fait sexe, comme le Verbe se fait chair. On assiste alors la biologisation et la sexualisation du genre et la diffrence des sexes. Les implicationsthoriques et politiques de cette mutation sont considrables. Dun ct, elle porte en germe denouvelles manires de perception de soi et notamment la psychanalyse (lopposition phallus/utrus, la dfinition de la fminit en termes de manque, de creux, la petite diffrencefondant le grand diffrend). Dun autre, elle apporte une base, un fondement naturaliste lathorie des sphres le public et le priv identifies aux deux sexes, thorie par laquellepenseurs et politiques tentent dorganiser rationnellement la socit du XIXe sicle. Cettenaturalisation des femmes, rives leur corps, leur fonction reproductrice maternelle etmnagre, et exclues de la citoyennet politique au nom de cette identit mme, confre uneassise biologique au discours parallle et conjoint de lunit sociale.

    2 Dix ans aprs, louvrage de Thomas Laqueur reste un ouvrage de rfrence qui figure danstoutes les bibliographies des travaux portant sur le sexe et le genre. Il est indniable quila impuls la recherche et lui a fourni avec ses deux modles celui du sexe unique et celuides deux sexes une typologie simple et commode manier. Mais est arriv peut-tre letemps de replacer trs prcisment cet ouvrage dans sa mouvance scientifique ThomasLaqueur appartient lcole historique post-moderniste et regrette de ne pas toujours avoirexprim avec suffisamment de force son rejet des modles narratifs reus en histoire etde se demander si cette obdience thorique na pas eu des incidences sur son approche dessources, et en particulier sur son approche des sources anciennes. Cest dans le but daffinerlutilisation dun livre toujours trs prsent dans la recherche quil a t demand AnnickJaulin, auteur dune thse soutenue en 1995 sous le titre Genre, gense, gnration chezAristote et publie en 1999 sous le titre Eidos et ousia. De lunit thorique de la MtaphysiquedAristote (Klincksieck), dexposer ici ses rflexions sur La fabrique du Sexe. Il va de soi queson article a t communiqu Thomas Laqueur et que CLIO souhaite ardemment pouvoirpublier sa rponse et/ou celles de lectrices et de lecteurs intresss par le dbat.

    3 C. L.4 Si jannnonais au moment de prsenter le livre de Thomas Laqueur, La fabrique du sexe.

    Essai sur le corps et le genre en Occident1, que je ne sais pas exactement quel est le sexede ce livre ni le genre auquel il appartient, je risquerais de faire douter de mon aptitude traiter de cette question. Je mexprimerais donc autrement en disant que ce livre manifeste destensions mthodologiques entre deux manires de concevoir et de faire lhistoire une manireclassique et une manire post-moderne2 de sorte quil sinterroge sur son genre, et que cetteinterrogation le rend incertain sur la fabrique de son sexe, autrement dit le schme historiquequil propose le passage du sexe unique au modle des deux sexes est immdiatementremis en question par laffirmation que le sexe unique et les deux sexes coexistent au fildes millnaires (p. VI). Lhistoire fait bien les choses qui limite les possibilits la seule

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    alternative de un deux sans quoi des possibles plus nombreux, au fil des millnaires,auraient pu transformer lindcision en chaos. Le dsordre nest au reste pas toujours vitdu fait de lusage flottant du rapport sexe/genre dans les schmas proposs: dans le schmadorigine, le modle du sexe unique se dfinirait par le fait que le genre conditionnerait le sexe,tandis que, dans le modle des deux sexes, ce serait linverse puisque le sexe conditionneraitle genre. Cet usage flottant introduit des distorsions qui rendent le rapport entre le sexe et legenre, tel quil est dfini dans ce livre, parfois intenable pour lauteur lui-mme.

    5 Si ce qui vient dtre dit pousse se demander sil y a encore lieu de lire ce livre, je rpondraisde manire tout fait affirmative non pour ce que son titre annonce, mais pour lhistoiredes reprsentations mdicales et surtout pour lhistoire de la mdecine au XIXe sicle quilaborde dans les derniers chapitres (V et VI). Il est intressant de remarquer que cet aspect dela recherche de Th. Laqueur est fortement li son histoire familiale: son pre tait mdecinpathologiste et la aid interprter les publications gyncologiques allemandes citesdans les chapitres V et VI et qui, pour certaines, taient luvre de ses anciens professeursde mdecine (p. 30). De plus, son pre tait un expert et, comme il le dit lui-mme, undconstructeur en ces matires et il a contribu remettre en cause lincommensurabilit dela diffrence entre les deux sexes (la version moderne donc), par ses travaux qui sintitulaientNouvelles recherches sur linfluence de diverses hormones sur lutrus masculin (p. 30).Son pre nest pas seul en cause: son oncle tait galement mdecin et lun des inventeursdes strognes. Il isola lhormone femelle des urines des talons, soulevant par l mme lafcheuse possibilit dune androgynie gyncologique au moment mme o la science semblaitavoir dcouvert la base chimique de la diffrence sexuelle3. Le pre et loncle de T. Laqueursont donc des acteurs dans lhistoire qui est raconte dans les derniers chapitres et qui estune remise en cause des pouvoirs de lanatomie. La thse est, sur ce point, claire : cestlhistoire de laporie de lanatomie (p. 270), ce qui bien sr est une critique directe de la thsefreudienne selon laquelle lanatomie est le destin. Le dernier paragraphe du livre, intitul leproblme de Freud, aborde le point de vue freudien dune manire originale cest--dire dupoint de vue de lhistoire de la mdecine. Le livre est donc prcieux sur les dbats mdicauxrelatifs la construction des faits sexuels la fin du sicle dernier.

    I - Problmes de mthodea) La mthode de lhistoire

    Ce point concerne lintroduction ldition franaise. Lauteur note son volutionsur sa conception de la mthode historique : il a crit un livre qui nest peut-tre pas suffisamment explicite dans son rejet de certaines formes professionnelles et,plus gnralement, des modles narratifs reus en histoire (p. I). En effet sa thsefondamentale est quune srie de changements radicaux se seraient produits entre lafin du XVIIe sicle et laube du XVIIIe dans la comprhension de la diffrence sexuelle4.Le sexe et la sexualit nauraient pas t pour les Grecs des attributs dfinitifs du corps,tandis que les diffrences qui importaient figuraient sur un continuum: plus ou moins dechaleur vitale, plus ou moins de fermet, plus ou moins de force pour changer de forme,si elles ne relevaient pas de la mtaphysique, avec la distinction aristotlicienne entrecauses formelles et matrielles; do lide que ctait le genre qui tait fondateur,quand le sexe nen tait que la reprsentation. Cest cette grille imaginaire du sexe queje donnais le nom de modle unisexe avant dentreprendre den retracer la chute. linverse, quand on cesse de voir dans les organes gnitaux des deux sexes unereconfiguration topologique mutuelle pour les juger dsormais radicalement distincts,le sexe, tel que nous le connaissons, devint fondateur, le genre social nen tant plusque lexpression. Tel est le modle des deux sexes propos par T. Laqueur (p. II).Je ne minterroge pas, pour le moment, sur la logique de cette opration qui consiste affirmer que, dans le modle unisexe, le genre prvaut sur le sexe tandis que ceserait linverse, le sexe serait fondateur, dans le modle des deux sexes. Ce qui est enquestion, en effet, est que la distinction qui vient dtre faite va tre petit petit remiseen cause par lauteur, parce quelle sinscrirait merveille dans toutes les traditionshistoriographiques qui prtendent expliquer le passage dun stade un autre par une

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    chane deffets de causalits extrieures la sphre de lobjet tudi mais refltes lintrieur de celle-ci.

    6 Il nest donc pas question pour T. Laqueur de rfrer la fabrique du sexe: lhistoire intellectuelle, nommment au projet des Lumires den finir avec des

    millnaires de clricature et de philosophie pour mettre leur place une histoire naturellede lhomme5;

    la politique et la thorie politique; lhistoire conomique ou lhistoire de la science.

    7 La fabrique du sexe ne serait donc rfrer qu la fabrique du sexe. La preuve avance estque la science, la connaissance positive ne se solda pas par de nouvelles conceptions de ladiffrence sexuelle, ou que la biologie de la reproduction, la mdecine et les disciplinesvoisines ont donn au modle des deux sexes son langage et son infrastructure sans le fairenatre et limpliquer. Ce qui laisse le champ libre la construction culturelle du sexe (p. IV).On a ici quelques difficults faire tenir ensemble toutes ces propositions. Admettons que lesconnaissances positives laissent librement se dvelopper les constructions imaginaires, et quilne soit pas possible de rendre compte de cette coexistence en invoquant une opposition quieut son heure de gloire, celle entre science et idologie, tout simplement parce que la scienceelle-mme nest pas indemne dimaginaire. Il nen reste pas moins que sil y a constructionculturelle du sexe, les lments constitutifs de la culture doivent intervenir dans la fabrique dusexe, et que lon ne peut se contenter de dire que la fabrique du sexe est la fabrique du sexe.Lauteur au reste ne se satisfait pas de ce constat et ne fait pas du rejet de la causalit uneaffaire de principe (p. V), tout en refusant lhistoire du remplacement dun modle par unautre, parce quil prend au srieux les critiques de la notion dune histoire linaire fondesur une volution progressive. Il souligne alors laspect quivoque de ce qui paraissait, premire vue, triomphe linaire dun modle sur lautre (p. V). Lunique solution pourviter le remplacement dun modle par lautre est de construire une structure de coexistencedes deux modles avec dominante.

    8 Cette solution est laborieuse puisquil faudra aller chercher chez Augustin et son lvationde limpuissance au rang de signe paradigmatique de lalination de la volont aprs lachute lexemple que le sexe biologique et gnital occupe une place centrale. Elle est deplus historiquement suspecte puisquelle suppose une identit entre tous les anciens, paens etchrtiens, et fait peu de cas dune catgorie proprement chrtienne qui est celle de la chair6

    dont limpuissance voque est lexemple de la faiblesse. Il serait donc possible de contesterque, dans cet exemple, le sexe biologique roule pour lui-mme puisquil a un rle apologtique.Enfin cette solution nvite pas le schme du remplacement dune dominante par une autre,puisque, lpoque moderne, Freud qui reconnat une unicit de la libido malgr deux sexesdistincts est le cas dexception, et donc lquivalent dAugustin chez les anciens. De maniresymtrique, un exemple unique porte le poids de la coexistence des deux modles et permetde laffirmer.

    9 Pour lauteur, ces procdures laborieuses seraient pourtant ncessaires, car, si la conditionpost-moderne se dfinit par labsence de discours dominant, pourquoi stonner de labsencede semblables discours dans lintelligence du sexe (p. VII); alors autant sen tenir unesrie de micro-histoires, dont rien nindique quelles devraient toutes semboter les unes dansles autres. Une question surgit la suite de ces remarques: pourquoi lauteur na-t-il pasintitul autrement son livre, pourquoi na-t-il pas choisi les fabriques des sexes, puisque ony apprend que le sexe est une classification tellement forte, enracine et ancienne quelle estdsormais dune polysmie presque infinie, toujours ouverte des interrogations nouvelles,toujours disponible pour de nouvelles subjectivits (p. VIII). Labandon des histoiresnormatives impliquerait-elle pour T. Laqueur la suppression des socits normatives?

    b) Le sexe et le genre10 Il est fait usage de la distinction entre sexe et genre dans la description des deux modles

    distincts, puisque dans le modle dit unisexe, le genre tait fondateur quand le sexe nentait que la reprsentation, tandis que dans le modle des deux sexes, le sexe tel que

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    nous le connaissons devint fondateur, le genre social nen tant plus que lexpression (p.I et II). La diffrence que lauteur veut exprimer par l est que, dans le premier modle, cene sont pas les diffrences corporelles ou biologiques qui sont significatives, tandis quellesle sont dans le modle des deux sexes. vrai dire, T. Laqueur dit plusieurs choses la foissans bien les distinguer. Il dit par exemple en exposant le premier modle: 1) les signes dediffrence sexuelle dans le corps taient moins distincts; 2) le sexe et la sexualit ntaientpas encore des attributs dfinitifs des corps; 3) les diffrences qui importaient figuraient surun continuum: plus ou moins de chaleur, de fermet, de force. Tous ces traits lui semblentsignifier la primaut du genre sur le sexe. Or le fait que les diffrences sexuelles soient pensesselon une continuit, au lieu dtre considres comme incommensurables (p. 176), ne permetpas de conclure sur la relation de ces diffrences aux corps. Pour le dire dune autre manire:Aristote, considr par T. Laqueur comme lun des reprsentants du modle unisexe, dit eneffet que la diffrence mle/femelle est une diffrence lie la matire, ce qui veut dire quellenaffecte que secondairement la forme de lespce humaine ; on peut donc dire que mle/femelle est une diffrence pense sur le fond dune continuit qui est la forme humaine. Est-ceque cela signifie, linverse, que dans le modle des deux sexes, la diffrence homme/femmeest si incommensurable quelle ne peut pas laisser subsister un fonds dhumanit commune?Manifestement pour T. Laqueur la question ne se pose pas en ces termes, il serait pourtantsouhaitable davoir une rponse cette question.

    11 Toutefois, avant que lon puisse sinterroger sur le bien-fond de lopposition des deuxmodles, on lit : dans le monde unisexe comme dans le monde bisexu, le sexe est delordre de la situation : il ne sexplique que dans le contexte de bataille autour du genreet du pouvoir (p. 26). Donc lopposition nest plus respecte avant quil soit possible desinterroger sur son bien-fond. En effet, si son interprtation est correcte, cette dernireaffirmation signifie que les questions de sexe ne sont pas sparables de leur mise en formeet en valeur sous des formulations stratgiques en terme de genre. Cette remarque nimpliquepas ncessairement que soit nie la distinction analytique entre sexe et genre. Elle signifietout simplement, comme le dit lauteur lui-mme quil en va du sexe comme du fait dtrehumain: cest un phnomne contextuel (p. 32). Mais sil en est ainsi, que le modle soit dusexe unique ou de deux sexes, la relation du sexe au genre est identique, au lieu dtre inverse.Par ailleurs, lauteur ne respecte pas toujours la diffrence quil a arbitrairement institue. Desexemples: p. 239 propos de Darwin citant Karl Vogt, et p. 195 propos de Linn: dansces deux cas qui concernent pourtant la priode moderne, le genre prvaut sur le sexe. Demme p. 214: la physiologie de leur corps sadapte aux exigences de la culture, ou p. 253:mais la question en loccurrence nest pas que lon en savait si peu sur la menstruation, maisbien plutt que le peu quon en savait devint, par des sauts extraordinaires de limaginationsynecdochique, le corrlat cellulaire des caractristiques par lesquelles se distinguaient lesfemmes. On peut galement constater que la diffrence incommensurable ninterdit pas lahirarchie, de sorte que lopposition des modles semble mal dfinie.

    12 Cela dit le livre de T. Laqueur est politiquement correct , ni ses intentions ni sesthses ne sont en cause. Ces dernires sont de deux sortes : 1) aucun ensemble de faitshistoriquement donns en matire de sexe nimpliquait la manire dont on comprenait etreprsentait lpoque la diffrence sexuelle. Et cette vidence me sert tayer une thse plusgnrale: aucun ensemble de faits nimplique jamais la moindre explication particulire de ladiffrence; 2) il est indiqu par quelles voies la biologie de la diffrence sexuelle vientsincorporer dautres programmes culturels (p. 35), ce qui implique quil nest pas dereprsentation correcte des femmes par rapport aux hommes et que toute la science dela diffrence est ainsi fourvoye (p. 38). Mais si ces thses ne sont pas contestables, il estpossible de remettre en cause les modles quil construit pour les prsenter. Je mintresseraiici la construction du modle unisexe.

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    II - Problmes de contenu

    a) Le modle unisexe13 Bien que lon parle dun modle unisexe, dont on a quelque peine croire quil serait

    valide de lAntiquit classique la fin du XVIIIe sicle (cest--dire dHippocrate Newton, cf.p. 42), ce modle comporte videmment des variantes, notamment entre Galien et Aristote, etsur un point qui nest pas secondaire, puisque, linverse de Galien, Aristote parat attach lopposition gnitale des deux sexes []. Il ny a pas, ici, dinversions sournoises commechez Galien. Point dlision de la diffrence ni dallusions un sexe unique (p. 49). Qu celane tienne, Aristote est cependant class par T. Laqueur parmi les reprsentants de lunisexe,parce quil brouille les distinctions des corps rels pour en arriver une notion depaternit la puissance par laquelle se dfinissent les mles qui dpasse les divisions de lachair. linstar de Galien, et la diffrence de la tradition qui domina aprs les Lumires, larhtorique aristotlicienne devient alors celle du sexe unique (p. 49). Dans ce tour de passe-passe rhtorique, on peut reconnatre deux couches discursives qui nont gure de rapportsentre elles.

    14 Dune part, T. Laqueur emprunte G. Sissa, cite p. 48, lide que la biologie de lareproduction est au fond un modle de filiation, ce qui est peut-tre vrai mais ne permetpas de conclure lexistence dun sexe unique, car la citation dAristote qui illustre ce pointfait bien tat de deux contraires : le contraire du mle est la femelle, celui du pre, lamre (Gnration des Animaux, 768a25-28). Par ailleurs, le fait que mle et femelle soientimmdiatement accompagns des qualificatifs de pre et mre sexplique aisment parle fait que la citation est tronque et quelle est prise dans le contexte dun long et difficile(pour Aristote) dveloppement pour expliquer les ressemblances entre parents et enfants. Lepassage nimplique donc pas limmdiate quivalence entre les deux rapports homme/femmeet pre/mre car, dans ce contexte, Aristote sintresse dabord aux rapports parents/enfants,et lhomme est alors un pre tandis que la femme est une mre. Lanalyse est difficile pourAristote, car il faut expliquer comment, si le mle donne la forme et la femelle la matire, il peutnatre des filles. La raison quil avance: naturellement, en tant que mle et en tant que pre,en mme temps il domine et il est domin (768a21-23). Tout le passage va donc lencontrede la thse de T. Laqueur selon laquelle, dans le modle unique, le genre lemporte sur le sexe,puisque laffirmation expresse dAristote est que engendrent la fois lindividu et le genre,mais davantage lindividu, car cela est substance (767b32-34). Ce passage (768a21-23)est assez tonnant, car il contrevient lopposition tranquille du despotique et du politique,telle quelle est dcrite au dbut de la Politique, et instaure un rapport politique entre mleet femelle, pre et mre. La formule est, en effet, fort proche de celle qui dfinit le pouvoirpolitique entre hommes libres (Pol., 1277b7).

    15 Dautre part, le discours de T. Laqueur se fonde sur lide que la tradition des Lumires nestpas celle dAristote. Ce qui semble vident, mais il est curieux de constater quil dfinit cetteposition, selon un anachronisme patent, ngativement partir de la tradition des Lumires. Lemme anachronisme tait dj visible dans la prsentation gnrale du modle, lorsquil taitdit que la place du corps dans le modle unisexe dpassait la biologie pour sinsrer dansun ordre cosmique et culturel (p. 42), comme si, implicitement, la biologie (dont on sait lanaissance au sicle des Lumires) tait la mesure de toutes choses. Dans la langue grecque,au temps dAristote, la connaissance du vivant se dit zoologie et le bios dsigne un genrede vie et non une description du corps.

    16 Ces rserves suggrent quil est abusif de nommer unisexe le modle antique :manifestement le genre ne cadre pas toujours le sexe et nempche pas son expression. Un pointincontestable toutefois: le modle antique nest pas un modle biologique, mais le caractriserainsi nest-ce pas pcher par anachronisme, puisque la biologie est un savoir qui apparat auXVIIIe sicle.

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    b) Le modle aristotlicien17 La dfinition que donne T. Laqueur du modle unisexe est donc sujette caution. T. Laqueur

    reconnat dailleurs des divergences entre Galien et Aristote sur deux points essentiels : 1)Aristote reconnat deux sexes contraires et non un seul; 2) il spare orgasme et gnration (p.69). Et T. Laqueur de conclure: il avait raison mais pas pour les raisons quil donnait. Si loncherche pourquoi les raisons dAristote sont mauvaises, on voit que cest quil ne fait aucuneffort pour fonder deux sexes dans des passions et des plaisirs diffrents! Il semble que ce nesoit pas la caractristique du seul modle ancien! Il savre donc que, mme lorsquAristotenonce des points qui ne sont pas faux, ce ne peut tre que pour de mauvaises raisons, carce ne sont pas celles qui plaisent T. Laqueur. Jamais il ne se demande quelles questionsAristote se posait, et quels problmes il abordait, car mme si est rcuse toute incidence desprogrs technologiques sur la pense de la gnration (on dirait de la reproduction), il estclair quAristote avait tout de mme du mal comprendre des choses non videntes avec lesinstruments dinvestigation quil ne possdait pas. Son titre de gloire est davoir donn unethorie pigntique de la gnration (cest--dire ni pangnsiste lorgasme fminin est lapreuve dune production de semence, et la semence provient de toutes les parties du corps desdeux sexes , ni prformationniste toutes les parties de lembryon sont dj formes dansla semence). Ce que cherche comprendre Aristote est la loi qui prside la reproduction (lagnration) des animaux, lorsquon carte ces deux thories. Telle est la raison pour laquelleil carte la thorie hippocratique des deux semences (Gnration des Animaux, I, 17-18) quereprendra Galien (p. 58). Cela dit, il est vrai que les fonctions sont premires par rapportaux organes (G.A., 716a18), que les fonctions des organes sont penses partir danalogiestechniques et quil y a une sorte de convertibilit des fluides. Toutefois lexemple donn parT. Laqueur (p. 51) Aristote compare les testicules et les pesons est du mme ordre quela comparaison de la circulation du sang avec lirrigation. Ces analogies nempchent pas ladiffrence des sexes dexister puisquils ont une fonction distincte dans la reproduction delespce: est mle ltre capable dengendrer dans un autre, femelle celui qui engendre en soiet de qui nat ltre engendr qui existait dans le gnrateur (G.A., 716a20). Si les diffrencesmles femelles appartiennent la matire, cest--dire la substance compose et non laseule forme, elles ont malgr tout un rle de principes mme si ces derniers sont partiels (G.A.,716b10); en tant que principes, ces diffrences ne peuvent tre rduites lunit.

    18 Personne nira chercher chez Aristote des modles pour penser actuellement la diffrence dessexes ! Est-ce une raison pour le confondre avec Galien et lintgrer dans un modle qui,de plusieurs manires, est contraire ce quil crit. De cet amalgame dcoule lambigutdu modle unisexe propos par Lacqueur. Si le modle unisexe est ambigu, son contraire, lemodle des deux sexes perd de son originalit, et lopposition qui structure la Fabrique dusexe devient beaucoup moins significative. De ce livre demeurent toutefois, comme je laidit au dbut, des exposs originaux sur lhistoire de la mdecine, et plus particulirement surlhistoire de la mdecine aux XVIIIe et XIXe sicles.

    Notes

    1Le titre original est Making sex, body and gender from the Greeks to Freud (1990). Latraduction franaise est de 1992, aux ditions Gallimard.2On appelle post-moderne, la suite de Lyotard, une forme de pense qui aurait abandonnles grands rcits (les philosophies de lhistoire notamment) et se caractriserait, selon lestermes mmes de T. Laqueur, par labsence de discours dominant.3Note 43, p. 289.4La question de la diffrence sexuelle nest pas la mme que celle du corps, de fait il sera trspeu question de la construction du corps masculin.5En passant, on remarquera lapproximation des schmes historiques, car les grecs anciensnont sans doute aucun rapport avec la clricature, ils taient, comme on sait, des paens.6Lauteur emploie indiffremment chair et corps.

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    Pour citer cet article

    Rfrence lectronique

    Annick JAULIN, La fabrique du sexe, Thomas Laqueur et Aristote, Clio. Histoire femmes etsocits [En ligne], 14|2001, mis en ligne le 03 juillet 2006, consult le 17 janvier 2016. URL: http://clio.revues.org/113; DOI: 10.4000/clio.113

    Rfrence papier

    Annick JAULIN, La fabrique du sexe, Thomas Laqueur et Aristote, Clio. Histoire femmeset socits, 14|2001, 195-205.

    propos de lauteur

    Annick JAULINAnnick Jaulin enseigne la philosophie ancienne lUniversit Paris I-Panthon-Sorbonne. Elle asoutenu en 1995 une thse intitul Genre, gense, gnration chez Aristote. Cette thse a t publie en1999 chez Klincksieck sous le titre Eidos et ousia. De lunit thorique de la Mtaphysique dAristote.

    Droits dauteur

    Tous droits rservs

    Rsums

    La thorie des deux sexes, propose par Thomas Laqueur dans La fabrique du Sexe, susciteplusieurs questions dordre mthodologique; notamment, Aristote est un contre-exemple poursa thorie de lunisexe.Thomas Laqueurs theory of two models raises methodological questions; especially, Aristotleis contreexample of his unisex theory.