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Classiques Bordas

Dossierpédagogique

MOLIÈRE

Frédéric LÉVYAgrégé de lettres classiques

FourberiesLes

Scapinde

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DOSSIER PÉDAGOGIQUE

Les Fourberies de Scapin • Molière

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SOMMAIRE

QUESTIONNAIRES

ACTE I

......................................................................................................... 5

ACTE I SCÈNE 1 .......................................................................................... 5

ACTE I SCÈNE 2 .......................................................................................... 6

ACTE I SCÈNE 3 .......................................................................................... 8

ACTE I SCÈNE 4 ........................................................................................ 10

ACTE I SCÈNE 5 ........................................................................................ 12

ACTE II

..................................................................................................... 14

ACTE II SCÈNE 1 ....................................................................................... 14

ACTE II SCÈNE 2 ....................................................................................... 16

ACTE II SCÈNE 3 ....................................................................................... 17

ACTE II SCÈNE 4 ....................................................................................... 19

ACTE II SCÈNE 5 ....................................................................................... 21

ACTE II SCÈNE 6 ....................................................................................... 23

ACTE II SCÈNE 7 ....................................................................................... 25

ACTE III

.................................................................................................... 28

ACTE III SCÈNE 1 ...................................................................................... 28

ACTE III SCÈNE 2 ...................................................................................... 29

ACTE III SCÈNE 3 ...................................................................................... 32

ACTE III SCÈNES 4 À 11 ........................................................................... 34

ACTE III SCÈNES 12 ET 13 ....................................................................... 36

LE TEXTE ET SES IMAGES

THÉÂTRE EN PLEIN AIR, THÉÂTRE EN SALLE

........................... 38

OMBRES ET LUMIÈRES

...................................................................... 39

LES COSTUMES

..................................................................................... 41

LES HÉROÏNES

...................................................................................... 42

LES ROYAUMES DE SCAPIN

............................................................. 42

UNE FARCE ?

......................................................................................... 43

SCAPIN, VALET OU ROI ?

.................................................................. 44

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À mon père, évidemment.

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Inconstance.Les choses ont diverses qualités, et l’âme diverses inclinations ; car rien n’estsimple de ce qui s’offre à l’âme, et l’âme ne s’offre jamais simple à aucunsujet. De là vient qu’on pleure et qu’on rit d’une même chose.

P

ASCAL

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Les Fourberies de Scapin • Molière

QUESTIONNAIRES ACTE I SCÈNE 1

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QUESTIONNAIRES

ACTE I

ACTE I SCÈNE 1

Comédie

Parce que

Les Fourberies de Scapin

sont une pièce de Molière, il estd’emblée admis qu’il s’agit d’une comédie. Mais, comme divers dramatur-ges – Marivaux ou Giraudoux, par exemple – l’ont souligné, il n’y a pas desujet comique

en soi.

Le comique naît du traitement du sujet.Or de quoi s’agit-il ici ? D’une situation qui, si l’on peut dire, a fait sespreuves dans maintes tragédies, celle du retour inopiné et inquiétant d’unpersonnage qu’on avait oublié.

Phèdre

et

Polyeucte,

pour ne citer que cesdeux exemples, commencent ainsi. Certes, l’alexandrin prononcé parLéandre vers le milieu de la scène, « Je suis assassiné par ce mauditretour », est parodique, mais rien ne nous indique

a priori

qu’il l’est et ilpourrait très bien avoir sa place dans une authentique tragédie, d’autantplus que, si le spectateur sent bien qu’une menace plane, il ne sait pas trèsbien de quelle nature elle est.Quels sont donc les éléments qui prouvent que cette première scène, etpartant toute la pièce, ne devra pas être prise au sérieux ? Il y a d’abord unindice, dans la phrase d’ouverture : « Ah ! fâcheuses nouvelles pour uncœur amoureux ! » C’est presque un alexandrin (il suffit de faire l’élision,au demeurant très naturelle, de la dernière syllabe de « nouvelles »

,

ou, sil’on veut parler de manière un peu plus technique, d’introduire une coupeépique, pour n’avoir plus que douze syllabes), mais ce n’est pas un alexan-drin

classique.

Les autres preuves de la nature comique de la scène sont à trouver dans ledialogue lui-même. La première moitié du dialogue est l’illustration par-faite de la formule célèbre de Bergson : « Du mécanique plaqué sur duvivant. » Le vivant, ici, ce sont les répliques d’Octave, qui expriment uneinquiétude de plus en plus aiguë. Mais, face à ce

crescendo

, Sylvestre réagittoujours de la même manière, avec une fausse variation : tantôt il répond

oui

, tantôt il se borne à reprendre en écho la fin de la question d’Octave.Sylvestre fait donc ce que n’importe quelle machine pourrait faire. Profi-tons de l’occasion pour souligner que, contrairement à ce que l’on dit sou-vent un peu trop vite, une répétition ne suffit pas à produire un effetcomique : elle ne porte que si elle vient en contrepoint d’un mouvement

crescendo

.

Maître et valet

Précisons enfin que, si ce comique passe ici par la forme, il n’est pas depure forme, puisqu’il annonce l’opposition sociale qui va être la domi-nante de la seconde moitié de la scène : nous avons au départ la revanche

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Les Fourberies de Scapin • Molière

QUESTIONNAIRES ACTE I SCÈNE 2

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objective d’un valet, sa souveraine indifférence face aux ennuis de son maî-tre. Sylvestre, pour parler familièrement, se dit qu’il n’a pas à penser « plushaut que son grade », et il laisse Octave se débattre dans le piège où il s’estlui-même mis.Mais ce principe risquerait de devenir lassant s’il durait trop longtemps, etMolière introduit un retournement par la vertu d’un seul petit mot : « Etcet oncle, dis-tu, sait toutes nos affaires ? » Ce n’est pas un hasard si cetteréplique est un alexandrin : en entendant ce « nos », Sylvestre comprendimmédiatement que la position confortable de spectateur qu’il s’était attri-buée n’est qu’une illusion. Bien sûr, il y a peut-être une certaine ambiguïtédans ce possessif pluriel, qui pourrait n’être qu’une version noble d’unpossessif singulier (analogue au « nous » louisquatorzien). Mais qui vacroire cela ici ? Sylvestre, donc, se rend compte que les ennuis de son maî-tre sont aussi les siens. Et il interrompt brutalement son écholalie.

Fatalité

À partir de ce moment-là, le comique se fait plus complexe, puisque nousentendons toujours une mécanique, mais il est bien difficile de dire si cettemécanique est artificielle ou si elle se confond avec le destin. Nous avonslà encore du mécanique plaqué sur du vivant : Octave est toujoursinquiet ; Sylvestre, comme on vient de le dire, commence à l’être, mais,alors qu’il semble bien difficile de quantifier un sentiment tel que l’inquié-tude, il semble que Sylvestre n’ait droit qu’à une « demi-dose ». « Je suisassassiné par ce maudit retour », a dit son maître. « Je ne le suis pasmoins », répond-il. Autrement dit, à un alexandrin il ne peut opposerqu’un hexamètre. Comme si la douleur d’un valet ne pouvait pas avoirl’étendue de celle d’un maître…Mais la suite, avec sa métaphore météorologique de l’orage de coups debâton, semble au contraire impliquer que la menace qui pèse sur un valetest de l’ordre de la fatalité. Qu’elle est vouée à se réaliser. Certes, noussavons, nous, qu’une société évolue ; nous savons, parce que nous avonslu la pièce, ou même simplement parce que nous en avons entendu parler,que c’est en fait un valet, Scapin, qui va gratifier son maître d’une nuée decoups de bâton, mais nous n’en sommes pas encore là, et déjà se dessineen creux le véritable thème de la pièce, qui est qu’un conflit peut en cacherun autre : derrière l’opposition entre les pères et les fils, qui ne sera, onpeut déjà le parier, que temporaire, se cache une opposition bien plus pro-fonde – celle des maîtres et des valets…

ACTE I SCÈNE 2

Les deux premières scènes des

Fourberies

sont construites comme les deuxtemps de certaines campagnes publicitaires contemporaines : d’abord, uneaffiche incompréhensible – ou compréhensible uniquement pour les initiés –,de laquelle on retiendra seulement que quelque chose d’important seprépare ; ensuite, quelques semaines plus tard, apparition d’une autre affichedéfinissant, elle, comme il convient le « produit » qu’on entend faire connaî-

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QUESTIONNAIRES ACTE I SCÈNE 2

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tre. La scène 1 nous laissait supposer qu’Octave avait commis quelque chosequi ressemblait à un crime, tant il redoutait la fureur paternelle ; la scène 2 vanous faire découvrir, en même temps que Scapin – certaines de ses répliquessemblent d’ailleurs empruntées aux pensées des spectateurs (« Où est-ce quecela nous mène ? » ; « Je sens venir les choses ») –, la nature du crime en ques-tion. En un mot, c’est cette scène 2 qui va constituer la véritable scèned’exposition.

«

Est-ce là tout ?

»

Cela dit, elle est bien longue et à deux doigts d’être ennuyeuse, le crimed’Octave n’étant pas bien pendable, en tout cas pour nous, spectateurs du

XXI

e

siècle : ignorant les dispositions prises par son père pour le marier à lafille du seigneur Géronte (voir le début de la scène 1), ce garçon a prisl’initiative d’épouser une jeune fille dont il était tombé amoureux, ce quiest, somme toute, le signe d’une assez grande honnêteté morale. La situa-tion, détails compris, peut se résumer en une dizaine de lignes, et c’estd’ailleurs ce que fait Sylvestre, d’un naturel plutôt placide mais ici excédé,dans la dernière partie de la scène.

Seulement, cette lenteur est la condition

sine qua non

du principal effetcomique imaginé ici par Molière. Tout comme certaines histoires drôless’étirent un peu pour que la chute marque une véritable rupture, le récitd’Octave s’étend et s’étend encore pour être finalement réduit à l’état debaudruche crevée par la laconique question de Scapin : « Est-ce là tout ? »Il y a sans doute ici l’une des plus parfaites illustrations littéraires de la défi-nition du comique donnée par Kant, et magnifiquement traduite parBergson dans

Le Rire

: « Une attente qui se résout subitement en rien. »Le récit romanesque des aventures d’Octave et de la naissance de sa pas-sion pour Hyacinte est une montagne qui accouche d’une souris : ilcroyait son histoire exceptionnelle ; Scapin n’y voit qu’un fait très divers.

Parodie

Qu’on n’aille cependant pas croire que cette rupture n’a pas été préparée.Quand on relit le texte, on s’aperçoit que le déchirant récit d’Octave estsapé de plusieurs façons : d’abord, Molière, prolongeant là le jeu qu’il avaitentamé dans la première scène, pastiche le style épique et tragique. La des-cription de la première apparition d’Hyacinte, par exemple, n’est pas sansrappeler « le simple appareil / D’une beauté qu’on vient d’arracher ausommeil » de

Britannicus,

et, du simple point de vue formel, Molière nemanque pas de glisser dans ses dialogues un certain nombre d’alexandrins,à commencer par la première réplique de Scapin (si l’on veut bien accepterune césure épique et fermer les yeux et les oreilles sur un hiatus interdit enpoésie classique) : « Qu’est-ce, seigneur Octav(e) ? qu’avez-vous ? qu’y a-t-il ? / Quel désordre est-ce là ? Je vous vois tout troublé. » D’autresalexandrins suivront, dans des déclarations pleines de noblesse : « Oui. Jeme suis fort bien acquitté de ma charge » ; « elle avait à pleurer une grâcetouchante, / et sa douleur était la plus belle du monde ». Pour prouver que

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QUESTIONNAIRES ACTE I SCÈNE 3

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nous sommes dans une comédie, beaucoup de comédiens choisissent deprononcer de telles phrases sur un ton ouvertement ridicule, mais leur zèleest sans doute superfétatoire dans la mesure où le texte lui-même doubleces alexandrins d’alexandrins franchement boiteux : « Je suis le plus infor-tuné de tous les hommes » rappelle furieusement par son rythme le « J’aidisloqué ce grand niais d’alexandrin » d’Hugo. Autre alexandrin bancal :« Assurément. Le moyen de s’en empêcher. »

Plus profondément, la négation de l’intérêt du récit d’Octave est déjà dansson récit même, lorsqu’il dit clairement la déception qu’il éprouva en enten-dant Léandre lui répondre

froidement

qu’il trouvait Hyacinte

assez

jolie.

Relativité

C’est peut-être dans ce dernier exemple qu’il faut trouver la clé de la tona-lité parodique de cette scène. La parodie est là pour nous rappeler la rela-tivité de la valeur des choses en fonction des individus. La demoiselle quioccupe les pensées d’Octave ne saurait bouleverser un Léandre déjà pré-occupé par une autre demoiselle ; les révoltes adolescentes d’un Octave– ou d’un Léandre – contre l’autorité paternelle paraissent totalementinsignifiantes à Scapin en comparaison du « chagrin » et des années degalère que la justice lui a imposés.

Deux conclusions alors s’imposent. La première, c’est qu’il est peut-êtredéjà temps de soulever la question du baroque : si rien n’a de valeur

en soi,

si la valeur et la gravité de chaque chose dépendent de celui qui la regarde,le monde n’est plus qu’un théâtre. La seconde, c’est qu’une expositionpeut en cacher une autre. Ce qui est vraiment important dans cette scène,malgré les apparences, ce ne sont pas les mésaventures d’Octave et deLéandre, ce sont les démêlés, vagues, mais transparents, de Scapin avec lajustice. Scapin parle assez peu, mais c’est lui qui ouvre et qui clôt cettescène par deux développements à première vue sans rapport l’un avecl’autre, mais qui forment un tout très homogène dès lors qu’on comprendqu’ils touchent tous les deux à la condition

sociale

de Scapin. C’est parcequ’il est un enfant de la rue – car que veut dire d’autre « Je voudrais bienque l’on m’eût donné autrefois nos vieillards à duper » ? – que Scapin a étécondamné aux galères. Et c’est parce qu’il a été condamné aux galères parune justice injuste qu’il a le désir de se venger de la société. Octave ignorequ’en demandant à ce valet de l’aider à lutter contre son père, il va lui per-mettre de se libérer de toute une existence de frustrations.

ACTE I SCÈNE 3

Scapin ou Hyacinte

?

Avec cette troisième scène du premier acte se pose une question formellequi touche très vite au fond. Si l’on s’en tient à la définition classique d’une

scène

dans le théâtre du

XVII

e

siècle, nous devrions ici avoir non pas une,mais deux scènes, puisque Hyacinte s’en va définitivement – elle ne réap-paraîtra qu’à l’acte III – après avoir échangé avec Léandre quelques répli-

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QUESTIONNAIRES ACTE I SCÈNE 3

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ques dans lesquelles elle met en doute la pérennité de son amour. Cettedivision en deux parties est d’autant plus sensible que Scapin, qui va êtreau centre de la seconde, est totalement silencieux dans la première. S’il estphysiquement présent, il ne fait véritablement sa rentrée qu’après le départd’Hyacinte. N’est-ce pas d’ailleurs lui qui la chasse ?Mais nous allons voir qu’il ne la chasse que pour poursuivre l’œuvrequ’elle a commencée. Thématiquement, cette scène 3 constitue en effetune seule et unique scène. Le dialogue de tourtereaux entre Hyacinte etOctave sur le thème « Je ne doute pas que vous m’aimiez, mais m’aimerez-vous toujours ? » est évidemment terriblement stéréotypé, mais deux élé-ments nous incitent toutefois à le prendre, au moins dans une certainemesure, au sérieux : Hyacinte ne met pas en doute la

sincérité

d’Octave,elle met en doute la valeur de sa

parole,

parce qu’elle sait que le mot

fidélité

n’a pas le même sens chez les hommes et chez les femmes. Nous avons vus’esquisser dans les deux premières scènes une opposition entre les maîtreset les valets. Hyacinte rappelle ici qu’il existe une autre injustice sociale,celle qui préside aux rapports entre les deux sexes. L’autre élément quinous met en garde contre la tentation de voir en cette jeune fille une sim-ple marionnette récitant une leçon, c’est le jugement surpris de Scapin àson sujet : « Elle n’est pas tant sotte, ma foi… »

Effet paradoxal

De fait, l’entraînement auquel Scapin va soumettre Octave va nous prou-ver combien les inquiétudes de la jeune fille étaient justifiées : celle-ci avaitdit craindre que l’amour d’Octave ne résiste pas longtemps face à l’auto-rité de son père. Elle était encore trop optimiste : il n’y aura pas l’ombred’une résistance puisque Octave prend lamentablement la fuite avantmême que le combat contre son père ne s’engage ! Il faudra attendrel’acte III pour qu’il soit capable de véritablement répondre à celui-ci.Cette rapidité avec laquelle les actions d’Octave contredisent ses parolessuffirait déjà à rendre la scène drôle, mais l’essentiel du comique de celle-ci vient de l’intervention de Scapin. Si Octave fuit avant même d’avoir vuson père, c’est parce qu’il a déjà reconnu ce père en la personne de Scapindans l’exercice auquel celui-ci le soumet. Scapin lui a proposé une« simulation » pour l’aguerrir, mais cette simulation a été tellement con-vaincante qu’elle n’a fait qu’amplifier la peur déjà présente. Vaccin para-doxal, qui, loin d’arrêter la maladie, prépare le terrain !Sont annoncés et résumés dans cette ouverture le pouvoir et les limites dupouvoir de Scapin. Ses talents de comédien – car c’est une véritable petitescène qu’il joue ici à lui tout seul, avant-goût de ses démultiplications ver-tigineuses dans la scène du sac – sont exceptionnels, puisque lui, valet,arrive à incarner son maître de façon totalement convaincante pour unspectateur qui se trouve être le fils de son modèle, et qui ne devrait pasconfondre la copie et l’original. Mais, comme le montre la fuite précipitéed’Octave, les actes de Scapin, ses « machines » – pour employer un termeque lui-même emploiera –, pourraient bien être des machines infernales,

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Les Fourberies de Scapin • Molière

QUESTIONNAIRES ACTE I SCÈNE 4

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car elles ont des prolongements qu’il n’avait pas du tout prévus. Ce grandmaître d’œuvre qui, avec une belle suffisance, entend prendre en main ledestin d’autrui est loin d’échapper lui-même aux fantaisies du destin. Dua-lité marquée par la forme de sa dernière réplique : « Laisse-moi dire, moi,et ne fais que me suivre », dans laquelle on reconnaîtra une fois encore unalexandrin. Réplique tragique, puisque c’est un alexandrin. Répliquecomique, puisque Scapin prétend

dire,

mais ne prétend pas – en tout cas,par pour l’instant –

faire.

ACTE I SCÈNE 4

Voici une scène beaucoup plus compliquée dans son principe qu’il n’yparaît. Il faut impérativement cet affrontement entre Scapin, championdes fils, et Argante, l’un des deux pères. Mais il ne faut pas que Scapin sortevainqueur de ce premier affrontement, sinon il n’y aurait plus de pièce ! Ilfaut donc que, à l’issue de cette première « rencontre », Scapin

perde

pourde

bonnes

raisons.

Persuader

La première partie de la scène est évidemment un peu artificielle – n’exige-t-elle pas la didascalie « Argante,

se croyant seul

» ? –, mais elle est en fait lamétaphore théâtrale de ce qui va être la stratégie de Scapin. Celui-ci ne vapas tenter de l’emporter sur Argante en recourant à la force, quand bienmême cette force ne serait que verbale ; il va, dans la meilleure traditionde la rhétorique classique, essayer de le

persuader

, et, pour ce faire, il vaentrer dans ses pensées, se mettre à sa place. À certains moments, il affiched’ailleurs ouvertement cette stratégie, tant il est sûr de sa réussite ; à laquestion d’Argante : « Qui m’en empêchera ? », il répond haut et clair :« Vous-même. » Cette belle franchise n’exclut pas à plusieurs reprises undouble langage qui fait du spectateur son complice. Ainsi, quand, évo-quant les propos qu’il a tenus à Octave pour lui faire prendre consciencede son erreur, il déclare : « On ne peut pas lui mieux parler, quand ce seraitvous-même », il omet de préciser que, dans la scène précédente, il a jouélui-même le rôle d’Argante dans une répétition générale de la rencontrepère-fils – même si celle-ci n’a finalement pas eu lieu. Ici se dessine l’undes traits les plus caractéristiques de Scapin tout au long de la pièce : jamaisil ne ment totalement. Il est constamment sur la corde raide, comme si lemonde pouvait toujours être interprété de deux façons, ce qui est, mêmesi nous ne le savons pas encore, le sujet même de l’histoire : les choix despères pour leurs fils et les choix des fils pour eux-mêmes ne sont en faitqu’une seule et même chose.Dans un premier temps donc, Scapin tente de convaincre Argante de seranger à ses idées en expliquant que lui-même, au départ, a réagi commeArgante réagit maintenant. Oui, lui-même a été scandalisé… Mais il adepuis révisé ses positions. Argante devrait donc, en bonne logique, ne pastarder à réviser les siennes.

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Pour cela, Scapin sort d’emblée sa carte la plus importante, et apparemmentavec succès : qu’Argante fasse un petit effort de mémoire… il n’aura pas demal à reconnaître en son fils le jeune homme que lui-même a été vingt ansplus tôt : « Je voudrais bien savoir si vous-même… » Miracle ! Argante neproteste pas : « Cela est vrai. » Oui, effectivement, il ressemblait à ce qu’estson fils aujourd’hui. Seulement, avec une franchise qui serait louable si ellene s’apparentait pas à du cynisme, il ajoute qu’il avait, lui, la sagesse de nejamais mettre sa parole en jeu : « Je m’en suis toujours tenu à la galanterie. »

Le plus fourbe des deux

Dès lors la machine Scapin s’enraye. Le fourbe est quelque peu désemparéparce qu’il se rend compte qu’il a devant lui plus fourbe que lui. Il pensaitque sa tâche était de défendre un fils quelque peu malhonnête face à unpère vertueux ; il découvre qu’il doit défendre un fils vertueux face à unpère qui fait peu de cas de la morale, ou dont la morale est tout entièrelimitée aux apparences.Il met alors sur pied une nouvelle stratégie. Octave a été contraint de semarier, et donc son mariage n’a, au fond, aucune valeur légale, mais il vautmieux ne rien dire, car, lorsqu’on a subi une injustice, on ne gagne rien enallant le crier sur les toits ; bien au contraire, on se ridiculise. Le raisonne-ment devrait être imparable, puisqu’il est tout entier fondé sur le désir, sicher à Argante, de sauver les apparences. Pourtant, Argante répond : « Jeme moque de cela. »En fait, le vieillard va très vite expliquer pourquoi il « se moque de cela ».Les choses sont claires dès lors qu’il lâche : « Il le fera, ou je ledéshériterai. » Lui qui, il y a à peine deux répliques, n’avait que le mot hon-neur à la bouche révèle enfin ce qui conditionne tous ces jugements :l’argent. Toutes les lettres de ce mot ne sont-elles d’ailleurs pas contenuesdans son nom, Argante ?Et là, Scapin ne sait plus très bien quoi faire. Parce que, et c’est ce qui nousrend sympathique ce personnage pourtant peu recommandable, nous ver-rons que la fourberie n’est pas tant pour lui un moyen qu’une fin, et qu’ilfonctionne sur le principe ars gratia artis. Nous verrons que, lorsqu’ilsoutirera de l’argent aux pères, il ne gardera pas le moindre sou pour luiet donnera tout aux fils. Aussi a-t-il du mal à concevoir l’idée d’un être qui,comme Argante, mettrait l’argent au centre de tout. Et l’incrédulité, quis’exprime dans sa brève question : « Vous ? », est certainement sincère.Bien sûr, il a suffisamment d’expérience pour ne pas être totalement désar-çonné face à une pareille situation, et l’échange de répliques qui suit estcertainement l’un des plus rapides de la pièce ; mais, si l’on fait attentionà ce qui est dit, on se rend vite compte que le rythme est là pour compen-ser l’absence de substance : Scapin affirme – ou nie –, mais sans jamaisargumenter : « Non » ; « Non, vous dis-je » ; « Vous vous moquez ! ». Leseul argument qu’il puisse trouver est celui de la tendresse paternelle, maisArgante, dont le dernier mot, avant de quitter la scène, sera le mot héri-tière, ne fonde pas la paternité sur la tendresse.

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DOSSIER PÉDAGOGIQUE Les Fourberies de Scapin • Molière

QUESTIONNAIRES ACTE I SCÈNE 5

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La voix de MolièreIl n’est pas interdit de rapprocher le désarroi de Scapin dans cette scène del’espèce de rage sourde de Dom Juan dans sa fameuse tirade de l’acte IVsur l’hypocrisie : dans les deux cas, c’est Molière lui-même qui parle, et quis’étonne, lui homme de théâtre, de n’être finalement qu’un amateur dansl’art de dissimuler, cette discipline trouvant ses meilleurs représentantsparmi les individus que la société considère comme les plus respectables.Mais le dramaturge trouve une revanche dans le théâtre même et, pourreprendre une idée de Jacques Copeau, dans ses respirations : quel spectateurpourrait résister au rythme d’une scène comme celle-ci ? Une ouverture. Unpremier mouvement allegro. Un second andante (correspondant aux répli-ques longues et narratives de Scapin). Et un troisième allegro furioso.

� ACTE I SCÈNE 5

MétaphoreLa dernière scène de l’acte I, très brève, est évidemment une scène detransition, mais il faut se garder de donner à cette expression une valeurrestrictive. On notera d’abord la construction qui fait de cette scène unpendant de la scène 1. Elle aussi annonce une chose d’importance, maissur laquelle le mystère demeure. Scapin nous dit que sa « machine » –autrement dit son plan – est toute trouvée ; nous ne savons pas pourautant en quoi elle consiste. Le sait-il lui-même d’ailleurs ? Car il y a chezcet homme un côté Matamore qui l’amène à présenter comme résoluesdes questions qui ne le sont pas, en tout cas pas totalement. Lui-mêmeavoue que, s’il tient son scénario, il lui manque encore un acteur.On pourra voir ici une métaphore du théâtre, texte déjà écrit, mais chaquefois soumis aux vicissitudes d’une mise en scène, au sens le plus large duterme. Ou même, une métaphore de l’art en général, et de ses va-et-vientconstants entre l’idéal et la réalité. Ce qu’on appelle pompeusement inspi-ration chez un artiste est souvent une aptitude à tirer profit des élémentsqui l’entourent, tout en leur conférant, c’est vrai, un nouveau sens. Scapinsent que derrière le très transparent Sylvestre, derrière son inquiétude,derrière ses conseils de prudence appliqués se cache un autre personnage.Scapin devine qu’il va pouvoir réussir avec Sylvestre la métamorphose qu’iln’a pu réussir avec Octave dans la scène 3 de ce même acte.

Vérité et mensongeSi nous trichons un peu, c’est-à-dire si nous nous aidons de notre connais-sance de la suite de la pièce, nous ne pouvons que saluer la prodigieusecohérence de l’ensemble et la pertinence avec laquelle Molière utilise leregistre baroque. Ce qu’il nous dit ici est en fait assez simple : dans l’illu-sion du théâtre, la vérité. Ne serait-ce que parce que la prétendue réalitéest toute faite d’apparences : dans la scène qui précède, redisons-le,Argante a reconnu qu’il avait lui aussi commis quelques erreurs de jeu-nesse, mais il explique qu’elles n’ont jamais eu l’ampleur de celle que vient

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de commettre son fils parce qu’il a toujours eu, lui, la sagesse de s’en tenirà la « galanterie ». Traduisons : Argante a été plus vertueux parce qu’il aété plus hypocrite ; parce que, tout un temps de sa vie, il a exclu l’amour del’amour.À l’inverse, les « machines » théâtrales mises au point par Scapin sont, dansleurs échecs mêmes, révélatrices de vérité : si Octave n’a pas réussi à affron-ter son père dans la scène 3, c’est parce qu’au fond il n’a aucune raison dele faire ; il est d’accord avec lui, raisonne suivant les mêmes schémas ; il estsa copie conforme, puisque son choix s’est porté sur la femme qui avaitdéjà été retenue à son intention. À l’inverse, Sylvestre pourra être le roi dethéâtre réclamé par Scapin dans la mesure où ses conseils de prudence etde modération sont l’expression mal déguisée du désir d’être un jour autrechose qu’un valet. Que Scapin et lui soient différents dans leurs attitudes,c’est une évidence, et ce sont d’ailleurs ces différences qui contribuent àleur conférer une véritable humanité. Mais ce qui les sépare n’est peut-êtrepas tant la nature de leurs aspirations que le fait que l’un est plus « avancé »que l’autre dans sa révolte. Le « Je te conjure de ne m’aller point brouilleravec la justice » de Sylvestre (qui reprend l’expression que Scapin avait lui-même employée au début de la scène 2 pour évoquer ses propres mésa-ventures) n’est pas tant un refus qu’une acceptation. Les réserves qu’ilémet ne sont pas celles d’un homme honnête – ce sont celles d’un individulongtemps attaché à sa tranquillité quotidienne, mais qui, au fond, com-mence à la trouver bien monotone…

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QUESTIONNAIRES ACTE II SCÈNE 1

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� ACTE II

� ACTE II SCÈNE 1

Branche nouvelleLa première scène de l’acte II fait directement suite à l’avant-dernièrescène de l’acte I, à la fin de laquelle Argante avait annoncé qu’il s’en allait« rejoindre le seigneur Géronte pour lui conter [s]a disgrâce ». Si la con-versation est déjà commencée quand nous découvrons les deux hommes,comme le prouve le « Oui, sans doute… » de Géronte, c’est évidemmentparce que Molière n’a pas jugé utile de nous montrer Argante en train deraconter ce que nous savons déjà, mais c’est aussi parce que les événementsse déroulent presque « en temps réel » : la première partie du dialogue apu avoir lieu pendant que se déroulait la scène 5 de l’acte I, entre Scapinet Sylvestre.Cette continuité chronologique ne doit pas faire pour autant oublier quele changement d’acte correspond à une véritable rupture : certes, le pre-mier acte nous avait renseignés, et assez précisément, sur les deux branchesparallèles de l’intrigue qui se mettait en place, mais, exception faite pourScapin, tous les personnages apparus sur la scène appartenaient à la bran-che Octave, la branche Léandre n’étant évoquée qu’à travers des récits. Lanouveauté de l’acte II est qu’il va nous faire voir les deux personnagesessentiels de la « seconde famille », Géronte et son fils Léandre.

Arroseur arroséCette mise en place a évidemment une fonction comique, puisqu’on saitque la duplication du vivant – manifestation sans doute la plus évidente dumécanique cher à Bergson – fait toujours rire : songeons à Hergé avec sesDupond-Dupont, à la fameuse scène du miroir des Marx Brothers (LaSoupe au canard, Leo McCarey, 1933), ou – pourquoi pas ? – àl’Amphitryon de Molière. Mais elle contribue en outre à réorienter, outout au moins à compléter l’intrigue. Le conflit qui se dessinait semblaitêtre celui des fils et des pères, mais à ce conflit vertical s’ajoute désormaisun conflit horizontal entre les pères eux-mêmes, et, au-delà des pères,entre les deux familles. Ce qui oppose ici Géronte et Argante n’est pas sansrappeler ce qui distinguera un peu plus loin Léandre et Octave. Il seraitabsurde de nier l’importance du comique dans une scène comme celle-ci,que certaines mises en scène tirent du côté de Guignol, mais il faut cepen-dant voir que la question qui se pose ici en filigrane est celle de la liberté.Drôle est le mouvement de la scène ; sérieux le thème autour duquel il seconstruit – celui de l’éducation.Le principe est celui de l’arroseur arrosé, la seconde partie de ce dialogueétant comme le reflet inversé de la première : par exemple, Géronte, quicommençait par demander, très rhétoriquement : « Ce que je veux direpar là ? », finit par demander vraiment : « Qu’est-ce que cela veut dire ? »Sous cette symétrie formelle, il faut voir une ironie quasi socratique.Géronte, qui tient absolument à faire la leçon à Argante, au lieu d’essayer

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de trouver avec lui la solution qui pourrait les sortir de la difficulté où, tousdeux, ils se trouvent – Géronte, donc, prétentieux et pédant, ne se rendpas compte que chacune des cartes qu’il brandit va se retourner contre lui.Le piège se referme lorsque Argante emploie l’expression « de sorte doncque », cette pesante redondance sur l’idée de conséquence annonçant quela conséquence sera paradoxale. Si paradoxale, même, que Géronten’arrive pas à imaginer que son fils ait pu faire pire que le fils de son inter-locuteur. Son « Comment ? », repris tel quel par un Argante sans doutericanant, peut avoir trois sens (cf. Le Langage dramatique de PierreLarthomas) : 1. « Pouvez-vous répéter ce que vous venez de dire ? Je n’aipas bien compris. » 2. « Comment, de quelle manière mon fils a-t-il pufaire pis que le vôtre ? » 3. « Comment osez-vous affirmer une chosepareille ? » Mais, à vrai dire, les trois sens se confondent : il n’est pire sourdque celui qui ne veut entendre.

Et comment Géronte pourrait-il entendre ? Officiellement, on ne luidemande pas grand-chose : ne peut-il reconnaître que son fils a peut-êtrefait une bêtise ? Seulement, s’il reconnaît cela, il se détruit lui-même toutentier et s’effondre « rétroactivement ». L’éducation sévère qu’il avaitdonnée à son fils était parfaite. Si elle débouche sur un mauvais résultat,c’est qu’il s’est trompé de bout en bout : comme le lui suggère Argantelorsqu’il se met à lui donner du « Seigneur Géronte », en écho au « Mafoi, seigneur Argante » qui a ouvert les hostilités, c’est d’abord à lui-mêmequ’il devrait appliquer sa maxime selon laquelle « les mauvais déporte-ments des jeunes gens viennent souvent de la mauvaise éducation queleurs pères leur donnent ».

Éducation et liberté

Mais qu’est-ce qu’une bonne éducation ? Molière ne répond pas directe-ment à cette question dans cette scène, mais la scène d’exposition des Frèresde Térence dont il s’est souvenu ici est là pour nous faire comprendre à quelpoint il est difficile de réussir une éducation : « Toutes ces choses, toutes cesfrasques propres à la jeunesse que les autres font à l’insu de leurs pères, j’aihabitué mon fils à ne pas me les dissimuler », explique le personnage deMicion. Et il ajoute, un peu plus loin : « On fait fausse route lorsqu’onpense que l’autorité fondée sur la force est plus solide et plus durable quecelle qu’on acquiert par l’affection. » Au fond, le paradoxe de l’échec deGéronte n’est que l’illustration a contrario du paradoxe de l’éducation :celle-ci doit guider, mais le parcours n’est utile que si le guide amène celuiqu’il guide à finalement suivre sa propre route. En lisant les phrases deTérence qu’on vient de citer, Molière n’a pas pu ne pas penser à lui-mêmerefusant la charge de tapissier acquise à son intention par son père.

N’allons pas croire qu’Argante représenterait un idéal paternel : son fils n’apas plus osé lui avouer sa faute que Léandre n’a osé avouer la sienne à sonpère. Mais il y a malgré tout une différence sensible entre l’esprit d’Arganteet celui de Géronte : face à une situation difficile, celui-ci ne sait que seplaindre ; celui-là se demande comment il peut améliorer les choses (« je vais

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QUESTIONNAIRES ACTE II SCÈNE 2

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vite consulter un avocat »). Argante rejoint son fils, qui, dans sa pleutrerie,a eu le courage d’aller jusqu’au bout de ses idées en épousant Hyacinte, ceque Léandre, probablement tétanisé, n’a pas osé faire avec Zerbinette.Le couple de valets que nous connaissons inverse cette opposition : Sca-pin, homme de Géronte, est toujours prêt à tenter quelque chose ; Sylves-tre, homme d’Argante, a tendance à s’avouer systématiquement vaincu.Mais ce renversement est normal, dans la mesure où la révolte et l’initiativedes valets ne sauraient être qu’inversement proportionnelles à l’autorita-risme de leur maître.On notera d’ailleurs l’importance énorme de Scapin dans cette scène, alorsmême qu’il en est absent : c’est la simple mention de son nom (préparéedeux répliques plus haut par un on vague et inquiétant, « on vousl’expliquera ») qui fait que Géronte ne demande pas de détails, car aprèstout, comme il le dit lui-même au début de la scène suivante, il est biendifficile d’imaginer comment son fils aurait pu faire pire qu’Octave. Maison remarquera, pour la seconde fois (le premier exemple était dans lascène 3 de l’acte I), que Scapin a joué les apprentis sorciers : l’hommeorchestre devient aussi un instrument commode pour certains qui lui fontdire plus de choses qu’il n’a pu en dire. D’une certaine manière, le voicidéjà sacré artiste, puisqu’il est dépassé par sa propre création.

� ACTE II SCÈNE 2

Le seul nom de ScapinIl a raison, Géronte, lorsqu’il se demande comment son fils a pu faire« quelque chose de pis » que celui d’Argante, puisque « se marier sans leconsentement de son père est une action qui passe tout ce qu’on peuts’imaginer ». D’autant plus que, si nous pouvons, nous, admirer Octavepour la constance dont il a fait preuve en épousant la femme qu’il aime, etcritiquer l’indécision de Léandre qui s’est bien gardé d’en faire autant,c’est l’attitude de celui-ci, et non celle de celui-là, qui aura les faveurs d’unArgante ou d’un Géronte.Relisons donc la pièce depuis le début, et nous verrons que les informa-tions relatives à « l’affaire Léandre » se résument en fait à deux phrases : lapremière est une réplique d’Octave (I, 2) : « Léandre fit rencontre d’unejeune Égyptienne dont il devint amoureux » ; la seconde est prononcéepar Scapin (I, 4), et elle est d’emblée sujette à caution puisqu’elle est des-tinée à calmer l’indignation d’Argante : « Léandre […] est allé faire, deson côté, pis encore que votre fils. »Bref, le « dossier » est d’une minceur extrême, et, si crime il y a, il relèvesimplement du délit d’intention. Cette scène 2 de l’acte II est, comme lapremière, construite sur un présupposé qui n’existe pas. Sur du vent. Fina-lement, la seule « preuve » du bien-fondé des accusations ou des suspicionsest, dans les deux scènes, la mention du nom de Scapin (ce que Jean-PierreVincent et Bernard Chartreux appellent « la botte secrète » !). On diraitque prononcer ce nom, c’est automatiquement proférer une menace.

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Le principe appliqué ici, nouvelle variante du « mécanique plaqué sur duvivant » cher à Bergson, n’est pas sans rappeler ces dessins animés où l’onvoit un personnage poursuivre sa course de manière parfaitement horizon-tale dans le vide, au-dessus d’un précipice. La mécanique, dans un tel cas,est métaphorique ; elle n’est pas physique, mais psychologique : la coursese poursuit selon le même tracé parce que le personnage obéit à une idéefixe tellement forte qu’elle relègue au second plan les lois de la pesanteur.

Secret de famille

Certes, on imagine que le coup de foudre de Léandre pour sa jeune Égyp-tienne susciterait la réprobation paternelle (un bourgeois n’est pas censés’amouracher d’une Égyptienne, même si la suite de l’histoire doit nousapprendre qu’il y a des zones d’ombre dans la vie de Géronte aussi), maisun ou deux mots d’explication auraient tôt fait de clarifier les choses.Constater l’existence d’un jeu de dupes entre le père et son fils (ou, dansla scène précédente, entre les deux pères), relever les répliques de Léandrequi se bornent à reprendre en écho celles de Géronte ne suffisent doncpas. La vraie question est de savoir pourquoi la communication entre cesdeux personnages est impossible. D’une certaine manière, cette scènenous offre l’affrontement père-fils dont nous avions été frustrés à l’acte Ià la suite de la fuite d’Octave devant Argante, mais l’affrontement est iciesquivé, de part et d’autre.

C’est qu’en fait la seule chose qui soit en jeu, c’est le pouvoir. Géronte nes’inquiète pour son fils que parce qu’il s’inquiète pour lui-même. Avant devoir les conséquences néfastes que les frasques de Léandre pourraient avoirpour Léandre, il redoute un déshonneur personnel et menace de renier cefils qu’il juge indigne. Deux fourbes ? Peut-être… Mais ont-ils le choix ?Leur réaction se comprendra mieux lorsqu’on découvrira que Géronten’est pas vraiment le père de Léandre. Des comédiens pourront interprétercette scène comme une courte scène de Guignol, mais rien n’empêche deconcevoir une interprétation plus subtile et plus nuancée des deux person-nages, dans laquelle le rire n’exclura pas un certain malaise. Géronte etLéandre sont sans doute des marionnettes, mais c’est parce qu’ils sont tousdeux le jouet d’un destin qui les dépasse.

� ACTE II SCÈNE 3

Scène, encore une fois, construite sur un jeu entre le mensonge et la vérité.La nouveauté ici est qu’il n’y a pas simplement mélange entre le vrai et lefaux, mais un paradoxe : le faux pourrait être le meilleur moyen de parve-nir au vrai. Certes, nous savons qui est Scapin ; nous savons sa fourberie.Mais le déroulement de cette scène nous amène à penser que n’importequel individu se trouvant dans la situation de Scapin aurait trouvé des cho-ses à avouer. Le rire ne doit pas nous dissimuler que nous assistons à unesorte de descente aux enfers : pour ne pas mourir sous l’épée de Léandre,Scapin le fourbe se voit contraint de dire ce qu’il a fait, de dire qui il est.Ce qui, pour un fourbe, est une autre manière de mourir. L’ultime répli-

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que de la scène – « Avec votre permission, il [Géronte] n’a pas dit lavérité » – est à cet égard extraordinaire. Scapin peut dénoncer le men-songe d’autrui puisqu’il vient de dire la vérité. Mais cette vérité a consistéà avouer toute une série de fourberies !

Bretelles vertes

Ne minimisons pas pour autant l’importance du comique. Cette scène estmême une scène d’anthologie pour qui veut étudier certains aspects de lamécanique du rire. Car il s’agit bien de mécanique. On sait qu’unemachine est incapable de prendre des risques, ne sait pas établir une hié-rarchie à l’intérieur des informations qu’elle reçoit, alors que le propre del’intelligence humaine est de distinguer entre l’essentiel et le secondaire.« C’est toi qui as retenu ma montre ? », demande Léandre. « Oui, Mon-sieur, afin de voir quelle heure il est », répond Scapin. Léandre avait misl’accent tonique sur retenu. Scapin répond comme si l’accent tonique avaitété là où normalement il se trouve dans une phrase française – sur le derniermot, montre. Le principe ici en jeu est exactement le même que celui quifait que des générations de collégiens se transmettent pieusement, depuisdes décennies, la devinette suivante. Question : « Pourquoi Louis XIV por-tait-il des bretelles vertes ? » ; Réponse : « Pour tenir son pantalon. »

De tels jeux de mots ne doivent pas être dédaignés. Ils sont là pour nousdire la complexité du monde et sa géométrie variable. Voyons toute la pre-mière partie de la scène : il n’y a qu’un Scapin, bien sûr, mais ce même Sca-pin est vu comme deux personnages totalement différents par Octave etLéandre. Aux yeux du premier, c’est un sauveur potentiel. Pour le second,c’est un infâme coquin, un traître. Les choses se compliquent du fait queScapin peut très naturellement interpréter comme un compliment à sonégard ce qui est en fait une insulte. Il n’est pas a priori mécontent queLéandre l’appelle « Monsieur le coquin ». Après tout, n’est-ce pas ce rôlequ’on lui demande de jouer, en tout cas qu’Octave lui demande de jouerauprès de son père ? L’épée de Léandre va l’obliger à réviser cette inter-prétation trop positive.

Crimes et délits

La seconde partie de la scène, constituée par la série des trois aveux, estaussi un bel exemple de mécanique comique, et plus précisément de comi-que de répétition, étant entendu qu’une répétition n’est drôle que lorsquequ’elle vient annihiler ce qui, en face, suit une progression. À chaque aveu,Scapin avoue un crime un peu plus lourd, et il est même probable, si l’onen croit son interjection « Peste ! », que le troisième aveu constitue pourlui le suprême aveu. Pourtant, même si Léandre s’étonne ou s’indignechaque fois un peu plus (n’est-il pas saisi d’un vertige lorsqu’il s’écrie :« C’était toi, traître, qui faisais le loup-garou ? »), il n’est pas satisfait. Ilattendait, il attend autre chose, auprès de quoi toutes ces confessions nesont rien. Bref, comme l’explique Freud dans Le Mot d’esprit et sa relationà l’inconscient, il n’y a pas de vérité en soi.

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Il n’est pas inintéressant d’étudier la progression des crimes avoués parScapin. Le premier consiste à organiser après coup une mise en scène des-tinée à dissimuler une faute qui n’avait sans doute pas été commise avecpréméditation. Scapin et ses amis n’ont pas su résister à la tentation deboire le vin du tonneau. Le deuxième, en revanche, n’admet aucune cir-constance atténuante : c’est en connaissance de cause que Scapin vole lamontre, puisque, jusqu’à la dernière seconde, rien ne l’empêche de rendrecet objet qu’il a lui-même « retenu ». D’une certaine manière, la mise enscène qu’il organise souligne sa culpabilité personnelle : tout à l’heure, iln’avait maquillé que le décor – que le tonneau ; maintenant, c’est sa pro-pre apparence qu’il modifie. Le troisième aveu marque une étapesupplémentaire : outre le déguisement de Scapin, il y a désormais affron-tement physique avec la victime du mauvais tour, à savoir Léandre. Et ajou-tons que cet affrontement n’est pas une manœuvre visant à maquiller uncrime en accident, comme prétendait le faire le maquillage du décor ou deScapin lui-même dans les deux précédents cas. Non, ici, le but même del’entreprise était bien de donner des coups de bâton à Léandre.

Mais alors la scène prend soudain un autre sens. Quand Scapin expliquequ’il s’est déguisé en loup-garou « pour faire peur » à Léandre « et [lui]ôter l’envie de [le] faire courir toutes les nuits », nous avons formellementla preuve qu’il n’affrontera pas les pères pour aider les fils, et nous devonsen déduire qu’il n’a accepté de prendre cette affaire en main que pourrégler un compte personnel, et que nous avons là encore, un déplacementsur le principe des « bretelles vertes »… Et même, est-il vraiment person-nel, ce compte à régler ? N’est-ce pas encore autre chose ? Lorsqu’on lit lasuite de la pièce, on se dit que l’ombre du destin commence à planer ici.En effet, le crescendo des trois crimes avoués ne laisse pas d’annoncer celuides fourberies en trois temps qui vont suivre dans l’acte II et dansl’acte III : a. mensonge purement verbal ; b. mise en scène, avec l’inter-vention du spadassin ; c. violence physique, avec la scène du sac. En bat-tant Géronte, Scapin ne fera que répéter ce qu’il a déjà fait avec son fils.

Et si la révolte si personnelle de ce valet était celle du groupe social auquelil appartient ?

� ACTE II SCÈNE 4

Cette scène 4 de l’acte II se divise très nettement en trois parties, mais quisont peut-être beaucoup plus liées entre elles qu’il ne semble.

• Arrivée de Carle et annonce du chantage des Égyptiens, avec insistancesur l’urgence du paiement de la rançon de Zerbinette.

• Moment qui n’est pas sans rappeler certaines scènes de dépit amoureux :Scapin, drapé dans sa dignité, ne voit pas comment il pourrait décemmentporter secours à des gens qui viennent de l’offenser et qui, en tout cas pourl’un d’entre eux, étaient à deux doigts de le tuer.

• Acceptation de Scapin, et exposé rapide de son projet d’aller voler lespères.

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Coup de théâtreCe qu’annonce Carle est parfaitement vraisemblable, tout autant quel’histoire de la galère que va raconter Scapin un peu plus loin. Enlèvementset rançons sont, si l’on ose dire, monnaie courante en Méditerranée àl’époque de Molière. Mais peut-être cette menace égyptienne est-elle icitout aussi imaginaire que le sera l’histoire de la galère. Deux choses peu-vent conduire à cette hypothèse. La première, c’est la description laconi-que du personnage de Carle dans la liste des personnages qui ouvre lapièce : « CARLE, fourbe ». Peut-être ce personnage est-il fourbe par nature,et il doit l’être, puisque nous soupçonnons qu’il a partie liée avec Scapin.Mais en quoi serait-il fourbe ici – ses autres interventions dans la pièceseront vraiment minimes – si la demande de rançon qu’il transmet corres-pondait à la réalité ?Cette demande existe ; Zerbinette elle-même confirmera, pour ainsi direa contrario, la chose en expliquant dans la première scène de l’acte III quele paiement de sa rançon ne lui apparaît pas comme un gage suffisant dela fidélité de Léandre. Mais la contrainte de temps est-elle aussi forte quele dit Carle (deux heures) ?La seconde raison, qui peut nous inciter à penser que l’intervention deCarle est préméditée, est le silence initial de Scapin. Comment cet hommeà l’esprit si vif ne voit-il pas immédiatement le parti qu’il va pouvoir tirerde cette information ? Comment ne saute-t-il pas de joie ? Pourquoi nesavoure-t-il pas tout de suite sa revanche ?Quoi qu’il en soit, ce coup de théâtre détermine chez Scapin autre choseque ce que nous, spectateurs naïfs, pouvons imaginer. Il n’est pas difficilede comprendre ce que nous avons appelé plus haut le dépit amoureux deScapin. Blessé dans son âme et presque dans sa chair, il joue ici le grand airde la dignité – il veut du respect, comme on dirait aujourd’hui –, et noussavons qu’il y a suffisamment de forfanterie chez lui pour ne pas mettre endoute l’authenticité d’un tel sentiment. On pourra, dans le même sens,commenter à juste titre la mécanique comique, non dénuée de subtilitéd’ailleurs – puisque Scapin ne réserve pas le même traitement à Octave età Léandre –, de ce valet s’obstinant à dire non à ses maîtres alors mêmeque ceux-ci s’abaissent de plus en plus. On précisera que ce jeu ne cesseraque quand cet abaissement deviendra physique ; que lorsque le valetpourra dire à ses maîtres « Levez-vous ! », signe d’un retournement com-plet de la situation.

Scapin pour soiMais, si nous lisons attentivement la suite, nous comprenons que Scapinn’a pas uniquement fait languir ses maîtres pour venger sa dignité offen-sée. Il l’a fait pour susciter en eux une impatience telle qu’ils acceptentimmédiatement le plan qu’il leur soumet et qui devrait leur apparaître,même si la réflexion n’est pas leur fort, comme une belle absurdité. « Jeveux tirer cet argent de vos pères. » Est-ce bien la solution ? Solution àcourt terme peut-être, mais qui ne fait qu’ajouter des nœuds à une situa-

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tion déjà bien embrouillée. Curieuse manière, en vérité, d’apaiser la colèredes vieillards, qui ne pourront pas ne pas se rendre compte, un jour oul’autre, qu’ils ont été dupés. En fait, comme nous l’avions déjà pressenti àl’acte I, Scapin ne recherche qu’un intérêt – le sien. La préméditation estpratiquement prouvée dans la distinction qu’il établit entre les deuxvieillards, lorsqu’il explique que, malgré les apparences, le très avareGéronte sera plus facile à vaincre que le libéral Argante. Soyons francs :portons-nous bien attention à sa mise en doute de la paternité de Gérontelors d’une première lecture ? La chose est parfois difficile, puisqu’il y atrente ans encore certains éditeurs censuraient ce passage ! Mais, même sinous l’entendons, y voyons-nous beaucoup plus qu’un persiflage ? Etpourtant, lisons le texte dans sa brièveté même : les informations sontdonnées dans un ordre tel qu’elles révèlent déjà la stratégie que Scapinappliquera dans la scène de la galère, et qu’il peut concevoir plus facile-ment que d’autres parce qu’il est un enfant de la rue. Géronte sera vaincuparce qu’il lui jettera à la face sa non-paternité.Seulement, encore une fois, lors d’une première lecture ou d’une premièrevision, nous n’entendons pas tout cela, parce que Léandre est le premier àprotester : « Tout beau, Scapin », et que nous comprenons ce « Toutbeau, Scapin » comme l’équivalent de « Arrête de dire des bêtises », alorsmême qu’il peut parfaitement signifier « On ne parle pas de chosespareilles, Scapin ». C’est en tout cas l’interprétation de Scapin lui-même,qui s’étonne qu’on fasse « bien scrupule de cela ». Mais, là encore, nousn’entendons pas grand-chose, puisque, urgence oblige, nous passons à lascène suivante, avec l’arrivée d’Argante.Un dernier mot sur un paradoxe qui a commencé à se dessiner dans lascène 2 de ce même acte : non, Léandre n’est pas le fils de Géronte et nouspouvons croire Scapin lorsqu’il nous dit qu’il ne lui ressemble pas ; maisce faux fils est le complice très objectif de son faux père dans le désir qu’ilsont tous deux de maintenir jusqu’au bout le silence sur ce secret defamille1.

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Cette scène n’est pas longue. Elle est interminable. Et pourtant, à causede la forme que Molière lui donne, elle n’est jamais ennuyeuse. Le miracletient d’abord au rythme : entre deux développements techniques sur lesdysfonctionnements de la justice, le dramaturge a toujours soin d’intro-duire une suite de répliques brèves et vives entre Scapin et Argante. Maisle miracle tient surtout au fond : d’un bout à l’autre, la fourberie de Scapinest liée à une profonde sincérité. La pièce fournit d’autres exemples decette géométrie psychologique « non euclidienne », mais la fascinationque nous éprouvons ici est d’autant plus forte que nous n’arrivons pas à

1. Certains commentateurs, aussi hardis qu’étaient timorés les éditeurs censeurs dont nous venons deparler, vont jusqu’à avancer la thèse suivant laquelle Léandre pourrait être le fils de Scapin ; mais c’estaller trop loin, nous semble-t-il, étant donné le mépris de Scapin à l’égard du jeune homme et labastonnade qu’il lui a fait subir.

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croire qu’elle pourra se construire et se développer sans se rompre à unmoment ou à un autre. Or elle résiste jusqu’au bout, y compris dans ce quipourrait apparaître à première vue comme un échec de Scapin.

Histoires vraies

Scapin en effet n’arrive pas à convaincre Argante de se défaire de deux centspistoles, et il ne fera pas l’économie de la phase deux de son plan, autrementdit de l’intervention de Sylvestre, qui sera le sujet de la scène suivante. Maiscet échec est une espèce de victoire involontaire de Scapin : il a été trop con-vaincant. À un moment donné, Argante était assez disposé à transiger, noussemble-t-il. Il se cabre définitivement quand l’injustice de la justice lui paraîtlittéralement insupportable. Or ce sentiment n’est-il pas dû à l’exactitude età la précision avec lesquelles Scapin lui a décrit la mécanique de la corrup-tion judiciaire ? Et Scapin lui-même, qui, comme nous le savons depuis ledébut, a eu « un petit démêlé avec la justice », ne trouve-t-il pas en Argante,en ce révolté prêt à affronter tous les avocats de la terre, un allié objectif ?Ajoutons que la voix fourbe de ce valet est d’autant moins fourbe que c’estbien souvent celle de Molière. Car Molière ne peut pas ne pas penser à sesmalheurs personnels – qu’il s’agisse de son mariage ou de sa santé – et pro-fessionnels – l’affaire du Tartuffe l’a visiblement marqué à jamais et la tiradede Dom Juan sur l’hypocrisie ne l’a pas suffisamment vengé – lorsqu’iltransforme ici son héros en maître de philosophie et de droit.

L’ensemble se compose de trois mouvements. Un premier débat sur laméchanceté de la Fortune, dans lequel on aurait tort de mettre en doutele stoïcisme de Scapin, puisque, tout Scapin qu’il est, il n’a pas échappé àses trois ans de galère. Il passe, dans cette première partie de la scène,comme une complicité entre le maître et le valet. Écoutons le premierparler : « Je t’avoue que cela me donne un furieux chagrin. » Si l’ententen’est pas parfaite, c’est parce que, d’un côté, le stoïcisme préconisé parScapin peut admettre des chagrins mais ne saurait admettre de furieuxchagrins, et parce que, de l’autre, la furor, c’est-à-dire en latin « la folie »,ne saurait, par définition, entendre raison. Nous avons vu d’ailleurs, dansla scène 1 de l’acte II, que c’est sans doute cette « fureur » qui distinguaitArgante de Géronte. Ou, soyons plus précis, il existe deux types de fureur :la fureur boudeuse, inutile et conservatrice de Géronte, et la fureur posi-tive d’Argante, convaincu qu’on peut toujours modifier une situation, entout cas qu’on doit toujours essayer de le faire.

À vrai dire, Scapin, qui hait les cœurs pusillanimes (III, 1), est à cet égardtrès proche d’Argante (c’est même pour cela que celui-ci constituera à sesyeux un adversaire plus coriace que Géronte). Mais il a aussi ce fatalismestoïcien qui lui fait dire qu’il vaudrait mieux transiger. C’est cette tentativede négociation qui constitue la seconde partie de la scène. Scapin pratiqueune stratégie de « grignotage » qui ne manque pas d’efficacité. Mais,emporté par son propre jeu – nous verrons pourquoi tout à l’heure –, il nesait pas s’arrêter à temps, il veut grignoter un morceau de trop, et, bruta-lement, les négociations sont rompues.

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Justice rêvéeCommence alors toute la dernière partie, très longue, sur les mécanismesde la justice. Mais tous les discours de Scapin sont destinés à montrer àArgante qu’il devrait opter non pour la meilleure solution, mais pour lamoins mauvaise, et ce n’est pas Scapin qui est assommant, c’est le fonc-tionnement même de la justice qu’il décrit. Ses énumérations et ses cata-logues sont nécessaires à sa démonstration : ils prouvent qu’il n’inventerien, qu’il sait de quoi il parle, qu’il est passé par là. Mais, comme nousl’avons dit, son éloquence est ici si sincère qu’elle a des effets paradoxaux.Loin de faire plier Argante, elle stimule sa révolte.Reste à savoir pourquoi le fin Scapin n’a pas senti que sa stratégie allaitainsi se retourner contre lui. Il nous semble que nous pouvons trouver unélément de réponse dans ses répliques « entre guillemets », c’est-à-diredans toutes ces phrases où, souvent sans la moindre indication formelle sice n’est, on imagine, sa manière même de parler, il joue le rôle duspadassin : « Il me faut aussi un cheval pour monter mon valet, qui coûterabien trente pistoles. » Les symptômes, si l’on ose dire, sont ici limités, maisl’on sent bien cet amour du théâtre qui caractérise le personnage : c’estplus fort que lui, il faut qu’il joue des rôles, et, s’il laisse celui du spadassinà Sylvestre, il aura sa revanche dans la scène du sac où il jouera mille spa-dassins. Mais ce jeu a une fonction de compensation. Comme le montrela réplique que nous venons de citer, le théâtre de Scapin est celui d’unmonde dans lequel les valets auraient eux aussi leur cheval. Un mondeimaginaire, peut-être, mais dont la justice viendrait nous consoler del’injustice du monde réel.

� ACTE II SCÈNE 6

Nous ne sommes pas loin de penser que cette scène 6 de l’acte II, qui sesitue à peu près au milieu des Fourberies, est la plus importante de toute lapièce. C’est en effet la seule, si l’on met à part les scènes de reconnaissancedu dénouement, qui soit construite sur l’interaction de trois personnagesdifférents. Ailleurs, c’est le duel qui est de mise (par exemple dans lascène 3 de l’acte I au milieu de laquelle Hyacinte doit sortir pour que Sca-pin puisse entamer un véritable dialogue avec Octave). Ce jeu à trois apour effet de remettre en cause la suprématie du personnage de Scapin :s’il reste officiellement l’organisateur de ce ballet baroque qui nous estoffert, il est aussi visiblement dépassé par sa création. Mais cette incerti-tude sur sa nature et sur sa fonction s’étend aux deux autres personnages.Si nous ne craignions d’être pompeux, nous avancerions que cette scènetouche au mystère de l’être, et propose la plus brillante variation de lapièce sur le thème de l’illusion plus vraie que la réalité.

Points de vueL’édition des Fourberies publiée par le Théâtre des Amandiers de Nanterreet enrichie des notes de mise en scène de Jean-Pierre Vincent et BernardChartreux est remplie de remarques judicieuses, mais il nous semble que

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la note qui accompagne la réplique quasi tragique – c’est un alexandrin –de Sylvestre « Je me moque de tout et je n’ai rien à perdre » constitue uncontresens : « Sylvestre en fier-à-bras, en matamore. Mais il n’est pas, lui,un maître ès fourberies. Sa démonstration est celle, non dénuée de mala-dresse, d’un amateur dont Scapin doit sans cesse relancer et dirigerl’improvisation. » Cette note n’est pas un commentaire ; c’est un cauche-mar de metteur en scène redoutant de voir ses acteurs prendre le pouvoir.Si, en effet, Scapin est absolument nécessaire dans le déclenchement de lamétamorphose qui va faire de Sylvestre un spadassin – on peut même voirdans ce mot spadassin un écho du nom Scapin –, il se retrouve assez vitedans la situation de l’apprenti sorcier, et c’est d’ailleurs ce qui fait l’essen-tiel du comique de la partie centrale de la scène.Nous connaissons trop Sylvestre et sa prudence pathologique pour ne pasdeviner que Scapin a dû le pousser pour l’amener à jouer son rôle debrave ; mais ce qui est frappant, c’est la rapidité avec laquelle il s’identifieà ce rôle dès lors qu’il commence à le jouer. Certes, il ne respecte pas tou-jours son texte, il en rajoute même, comme le montre l’exclamation réel-lement inquiète de Scapin : « Eh ! eh ! eh ! Monsieur, nous n’en sommespas », lorsque les coups d’épée se font trop menaçants, mais il ne s’égareque par rapport au point de vue de Scapin. De son propre point de vue, ilne se trompe pas ; il profite de la situation pour faire ce qu’il avait envie defaire depuis longtemps : il affirme enfin sa propre existence. Car ne soyonspas dupes comme Scapin peut l’être sur ce point : ce rôle de spadassin per-met à Sylvestre de régler des comptes non seulement avec son maîtreArgante, mais aussi avec Scapin lui-même, dont il est las d’être l’éternelsecond alors même qu’il appartient au même groupe social. Sylvestre nese dresse pas tant contre son patron que contre son suffisant contremaître.On imagine que, une fois terminé ce morceau de bravoure, une fois passéce vertige, les choses reviendront à la normale entre les deux valets, maisle Sylvestre spadassin que nous découvrons ici est beaucoup plus authen-tique que le Sylvestre couard que nous rencontrons ailleurs. Miracle duthéâtre, qui transforme tel comédien timide et poli dans la vie en bruteépaisse ou en inquiétant arriviste. Nous avons tous éprouvé cette surpriseen découvrant sur une scène de théâtre un nouveau visage chez des gensque nous pensions connaître. Nous nous sommes tous demandé si c’étaitbien lui, si c’était bien elle… Le plaisir de cette scène ne consiste pas pourle spectateur à reconnaître Sylvestre sous le déguisement du spadassin,mais à reconnaître un autre Sylvestre – le vrai ? – en ce spadassin.

Être ou ne pas êtreCette éclosion est d’autant plus spectaculaire qu’elle fait suite à ce qui res-semble à un enterrement : la première partie de cette scène serait en effetsinistre si elle n’était caricaturale et si le dialogue n’était ponctué de répli-ques à double sens. Molière reprend ici un thème qui lui est cher, celui dusalut obtenu au prix d’un suicide : c’est Sosie acceptant de n’être plus Sosieet de céder sa place à Mercure pour échapper aux coups de bâton ; c’est,dans la scène 3 de ce deuxième acte des Fourberies, Scapin se mettant à dire

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la vérité pour ne pas mourir sous l’épée de Léandre. Ce qui rend ici la choseacceptable, et donc drôle, c’est que la mésaventure d’Argante est un justeretour des choses, et qu’elle fait écho à ce qu’il s’est lui-même vanté d’être :un personnage qui, dans sa jeunesse, s’en est « toujours tenu à lagalanterie », un homme attaché d’abord à l’argent, et prêt à déshériter sonpropre fils – et donc à effacer une partie de lui-même – pour pouvoir conti-nuer à honorer les codes hypocrites de la morale bourgeoise. Scapin dit évi-demment vrai lorsqu’il se définit comme un « ennemi de ce faquind’Argante », mais il dit vrai aussi en présentant Argante lui-même commel’ennemi capital d’Argante.Après ces deux variations sur le vacillement de l’être, comment Molièrepourrait-il aller plus loin ? Et pourtant, il le fait dans la troisième partie,étonnante synthèse des deux premières, et dans laquelle il redonne à Sca-pin le rôle principal. Le mensonge, ici, est d’une simplicité biblique ; ilconsiste à dire la vérité : « Monsieur, je suis un fourbe ou je suis un hon-nête homme ; c’est l’un des deux » ; « Que sait-on si je ne veux pointattraper votre argent ? » ; « Laissez-moi faire, il n’a pas affaire à un sot ».Jusqu’au bout, Scapin joue avec le feu, d’autant plus qu’Argante n’est pastotalement dupe et se doute de quelque chose : car celui-ci se résout àdonner les deux cents pistoles, mais, quand même, il aurait été bien aisede voir comme il donne son argent…Bien sûr, on pourra admirer la perfection mathématique, mécanique,comique, de ces constructions, mais elles apparaîtront bien moins gratui-tes si l’on veut bien voir en Scapin, ici encore, un artiste qui n’existe quedans l’exercice de son art, un Poquelin qui ne peut devenir Molière qu’enétant Molière. On ne trouvera guère de pages dans la littérature françaiseoù s’exprime à ce point l’amour du théâtre.

� ACTE II SCÈNE 7

Si cette scène de la galère est, avec celle du sac, la plus célèbre de la pièce,elle n’en constitue pas moins, comme l’ont fait remarquer certains criti-ques, un decrescendo par rapport aux scènes qui précèdent. En effet, alorsqu’il a fallu deux scènes, et l’intervention de Sylvestre, pour amenerArgante à céder son argent, Scapin parvient tout seul, et en une seule scènedonc, au même résultat avec Géronte. Cette progression, même si l’ontient compte du fait que l’affrontement Scapin-Géronte connaîtra unrebondissement avec le sac, semble en contradiction avec les conventionstraditionnelles de tout récit d’action : le héros défie normalement desadversaires de plus en plus coriaces. Seulement, faut-il mesurer le poidsd’une victoire au temps nécessaire pour l’obtenir ? N’y a-t-il pas dans cettepartie contre Géronte quelque chose de bien plus profond que dans celleque Scapin a jouée contre le premier vieillard ?

PréalablesRappelons d’abord une chose, trop souvent oubliée. La scie « Que diableallait-il faire dans/à cette galère ? » est restée, sans doute à juste titre, comme

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l’exemple suprême du comique de répétition, mais sa célébrité même faitqu’on a tendance à oublier son sens. Géronte ne ressasse pas une formulevaine à propos d’une hypothèse creuse – selon un commentateur, il nereviendrait à cette galère que parce qu’il sent qu’il y a dans cette histoire quel-que chose qui cloche –, il crie plutôt son impuissance face à un événementqu’il ne saurait a priori mettre en doute. Dans la pièce de Cyrano de Berge-rac, cette galère était absurde, puisque la scène se passait à Paris ! Molière, enplaçant l’action à Naples, même si son Naples est un Naples d’opérette, luidonne une crédibilité. Il y a des pirates dans le sud de l’Italie à l’époque deMolière, et ce dont il est question ici n’est pas moins vraisemblable que pou-vait l’être pour nous un détournement d’avion dans les années 1960 ou quepeut l’être aujourd’hui une prise d’otages. Au-delà de sa rhétorique, cettelitanie de la galère est l’expression d’une exaspération sincère.

Une autre remarque préalable s’impose : contrairement aux apparences,Géronte est bien pour Scapin un adversaire plus coriace qu’Argante. Entémoigne le début de la scène, parfaitement irréaliste, mais qui doit êtreinterprété de manière symbolique. Cette espèce de jeu de cache-cache invo-lontaire n’est pas sans rappeler le début de la scène 4 de l’acte I, mais c’enest, pour ainsi dire, le revers : dans la scène 4 de l’acte I, Scapin avait lachance d’entendre directement les pensées d’Argante et pouvait croire –même si la suite lui donnait tort – qu’il pourrait sans difficulté appliquercontre son adversaire une stratégie d’enveloppement rhétorique. Ici, leschoses sont très claires d’emblée : le dialogue va être un dialogue de sourds,ce qui le rend souvent fort drôle. Quand Scapin dit : « Si vous ne lui envoyezpas par moi tout à l’heure cinq cents écus, il va nous emmener votre fils enAlger », Géronte répond : « Comment ! diantre, cinq cents écus ! » Encoreune histoire de « bretelles vertes » en quelque sorte. Nous aurions attenducomme réponse : « Mon fils en Alger ! » Mais Géronte n’entend et ne com-prend que les éléments qui touchent à l’argent. L’expression de Scapin « unfils que vous aimez avec tant de tendresse » est tristement ironique : chezGéronte, il existe sans doute un sentiment paternel, mais les considérationsfinancières passeront toujours avant les considérations affectives. C’estmême de ce mélange que naît l’essentiel du comique dans cette scène.

Car, précisons-le, ce n’est pas, en soi, la répétition de la question « Que diableallait-il faire… ? » qui fait rire. Elle pourrait être l’expression du désespoir pri-mitif, mais d’autant plus sincère, d’un père bouleversé face à la cruauté d’undestin qui lui enlève son fils. Qui n’a pas un jour, après une catastrophe per-sonnelle, essayé de réécrire l’histoire, de retrouver dans la chaîne des causesl’embranchement décisif ? C’est peut-être à partir de cette réaction humainequ’est née un jour la science historique (voir les premières pages de La Nais-sance de l’histoire, de François Châtelet). Mais l’émotion n’est pas ici celled’un père ; c’est celle d’un assureur évaluant le pretium doloris.

Marchandages et substitutions

Alors, en bonne logique, Géronte essaie de s’acquitter de ses devoirs depère au moindre coût ; de réécrire l’histoire en mettant en place des systè-

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mes de compensation ou de substitution : la justice, parce que la justice apour fonction de faire payer leurs fautes aux coupables ; l’échange de sonfils contre un valet ; la vente de vieilles fripes pour obtenir l’argent néces-saire. Évidemment, Scapin n’a pas trop de mal à lui démontrer, chaquefois, qu’on ne change pas du plomb en or, en tout cas pas instantanément– car le temps presse ! –, mais la discussion ne progresse pas pour autant.Au lieu de se rendre à l’évidence, le vieillard préfère entonner régulière-ment son refrain : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? »Scapin met un terme à ces hypothèses de substitution en brandissant à sontour la menace d’une substitution : « Le Ciel me sera témoin que j’ai faitpour toi tout ce que j’ai pu, dit-il en s’adressant mentalement à Léandre,et que si tu manques à être racheté, il n’en faut accuser que le peu d’amitiéd’un père. » En clair, Scapin est en train d’expliquer que c’est lui, et nonGéronte, qui se comporte comme un père pour Léandre.Remarquons en passant que, malgré son côté un peu grandiloquent, cettedéclaration est très probablement sincère. Scapin, nous l’avons vu dansl’acte I, est un enfant des rues. Et peut-être l’orphelin qu’il est se console-t-il de n’avoir pas eu un père en jouant lui-même aujourd’hui le rôlepaternel.Cela toutefois ne nous dit pas pourquoi Géronte alors, immédiatement,ne proteste plus : « Attends, Scapin, je m’en vais quérir cette somme. »Amour paternel soudain ? Non. C’est même d’une certaine manière lecontraire : en faisant mine de prendre sa place, Scapin vient de rappeler auvieillard une douloureuse vérité ; Léandre n’est pas vraiment son fils. Nousle savons depuis la fin de la scène 3 (« vous savez assez l’opinion de toutle monde, qui veut qu’il ne soit votre père que pour la forme ») ; nous enaurons la confirmation à l’acte III, quand nous apprendrons que Gérontemenait une double vie, se nommait ailleurs seigneur Pandolphe, étaitbigame. Sans doute est-il allé chercher dans une autre ville une consolationà ses infortunes domestiques… Mais il est pris au piège des apparences :puisqu’il a fait jusqu’à présent comme si Léandre était son fils, il doita fortiori continuer à faire semblant lorsque ce « fils » lui est enlevé.C’est pourquoi il ne faut peut-être pas voir dans la bourse qu’il s’obstineà garder tout en prétendant la donner à Scapin un simple porte-monnaie.Bien évidemment, on ne manquera pas de noter le comique de la conclu-sion de la scène fondé sur la lutte entre la raison de Géronte qui lui dit dese défaire de son argent et ses réflexes mécaniques, physiques, qui condui-sent ses mains à ne jamais le lâcher ; on soulignera le double sens del’expression « c’est la douleur qui me trouble l’esprit » (puisque la douleurn’est pas celle d’un père inquiet, mais celle d’un commerçant qui vient defaire une mauvaise affaire) ; mais on se demandera si cette bourse qui va etqui vient n’est pas le symbole de sa paternité incertaine.

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QUESTIONNAIRES ACTE III SCÈNE 1

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� ACTE III SCÈNE 1

InsipideSelon certains critiques, cette première scène de l’acte III serait la plusinsipide de toute la pièce, et ils n’ont pas vraiment tort. En fait, elle estinsipide parce qu’elle doit l’être : il serait de mauvaise politique pourMolière dramaturge de ne pas marquer une sorte de pause avant la scènedu sac qui va suivre ; dans toute comédie, la variation du rythme est unélément essentiel.Du point de vue de l’intrigue proprement dite, la seule nouveauté est laprésentation de Zerbinette au spectateur. Nous ne la connaissions que parouï-dire ; il est temps que nous la rencontrions, ne serait-ce que parce qu’ilfaut bien préparer la fameuse scène dite « du rire de Zerbinette » qui suivrala bastonnade de Géronte. Mais toute cette mise en place est un peubesogneuse : pour que Zerbinette puisse rire autant un peu plus loin, ilfaut qu’elle soit au courant de l’épisode de la galère ; elle demande donc àScapin un compte rendu que celui-ci ne lui fait pas, mais qu’elle aura fina-lement par Sylvestre…Une question de fond relative à l’intrigue est posée par cette même Zer-binette lorsqu’elle reproche indirectement à Scapin d’avoir, en servantLéandre, créé une situation propre à attiser la colère de Géronte : « Ducôté du père, j[e] prévois des empêchements. » Mais cette judicieuseremarque ne récolte qu’une formule passe-partout de Scapin (« Noustrouverons moyen d’accommoder les choses ») qui nous incite à penserque son rôle dans les aventures amoureuses des jeunes gens est bel et bienterminé. De fait, c’est le destin qui va achever dans l’acte III le travail qu’ilavait si mal commencé.

La force du destinPeut-être convient-il alors de prendre cette scène comme une espèced’ouverture sur ce thème du destin, faisant d’ailleurs écho aux premièresscènes des deux précédents actes, et synthèse de leurs contradictions. Dansla scène 1 de l’acte I, Molière insistait, à travers le personnage de Sylvestre,sur l’existence d’une fatalité sociale (« Je vois se former de loin un nuagede coups de bâton qui crèvera sur mes épaules », s’inquiétait le valet) ; lapremière scène de l’acte II mettait en revanche l’accent sur les caprices dela fortune en suggérant qu’une éducation rigoriste pouvait paradoxale-ment être moins efficace qu’une éducation libérale.Le thème de la fatalité sociale est ici présent à travers les personnagesmêmes, tous représentants d’une catégorie sociale méprisée, femmes etvalets. Les propos de Zerbinette sur la condition féminine, sur l’incons-tance de tous ces jeunes amants incapables d’échapper à l’autorité de leurspères recoupent ceux que nous avons entendu Hyacinte tenir dans l’acte I,au point d’ailleurs que Molière place dans la bouche de celle-ci un com-mentaire sur « la similitude de [leurs deux] destins ».

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QUESTIONNAIRES ACTE III SCÈNE 2

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Zerbinette proteste et dénonce le caractère superficiel de son analyse.Hyacinte, qui possède une famille, a en main des atouts qu’elle, Zerbi-nette, enfant des rues et version féminine de Scapin, n’a pas. D’ailleurs,Octave a épousé Hyacinte, mais Léandre n’a pas, en tout cas pas encore,épousé Zerbinette. Mais cette protestation, on le voit, ne fait que souli-gner l’importance de la fatalité sociale. Hyacinte, qui voudrait consoler sanouvelle amie, ne peut la contredire, et lui offre simplement un apitoie-ment poli : « Hélas ! Pourquoi faut-il que de justes inclinations soienttraversées ? »

SinguliersC’est alors que Scapin l’interrompt. Lui, il prétend dégager un principe deliberté à partir d’une vision quasi esthétique de l’existence : « Il faut duhaut et du bas dans la vie. » On notera le verbe d’obligation et les deuxsinguliers. Le valet philosophe ne reprend pas la formule traditionnelle sui-vant laquelle « il y a des hauts et des bas dans la vie ». En réécrivant cetteplate constatation, il en fait une morale, et n’hésite pas à remercier le des-tin des obstacles qu’il met sur son chemin, car, pour lui, c’est du combatcontre les difficultés que naissent les plaisirs. Une grande partie du désirqu’il a d’aller bastonner Géronte tient moins à la vengeance qu’à son goûtdu risque : « Je me plais à tenter des entreprises hasardeuses. »Faut-il préciser que cette morale n’est pas du tout celle de Sylvestre ? Maison aurait tort de mépriser celui-ci et de ne voir en lui qu’un valet couard.Les réprobations légèrement ironiques qu’il adresse à Scapin, alors mêmeque celui-ci n’a rien dit de précis sur son projet, montrent bien qu’il n’aaucun mal à comprendre les motivations de son camarade, et elles témoi-gnent d’une réelle finesse : « À quoi diable te vas-tu amuser ? » ; « Il estvrai que tu es maître de tes épaules, et tu en disposeras comme il te plaira ».Non, Molière ne ridiculise pas Sylvestre, qui représente la voix du bonsens. Mais il salue aussi chez Scapin une témérité qui pourrait bien être ducourage. Nous avons dit plus haut que Scapin pouvait être vu comme unnaïf qui, entendant changer le destin, ne réussissait qu’à être l’agent de cedestin. Mais à l’inverse, on peut se demander si le destin ne va pas prendresoin de dénouer la situation inextricable créée par ce valet fourbe, précisé-ment parce que celui-ci a eu cette audace de s’attaquer à lui.

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« Scène sans enjeu », déclare catégoriquement un critique, expliquant àjuste titre qu’elle n’aura aucune incidence sur l’histoire des quatre jeunesgens. Mais n’est-ce pas oublier que la pièce s’appelle Les Fourberies de Sca-pin, et que l’un des mérites majeurs de Molière est de savoir exprimer simul-tanément plusieurs points de vue, montrer que la même chose n’a pasforcément le même sens pour tout le monde ? On pourrait, à cet égard,multiplier les exemples de répliques ayant dans cette scène deux, voire troissens, suivant celui qui les entend. Ainsi, lorsque, à Géronte qui luidemande : « Ne saurais-tu trouver quelque moyen pour me tirer de

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peine ? », Scapin répond : « J’en imagine bien un, mais je courrais risque,moi, de me faire assommer », nous savons qu’il est ironique ; mais nousvoyons aussi, à la fin de la scène, lorsqu’il s’est laissé surprendre par Géronteen flagrant délit de « trahison », que son petit jeu le place dans une situationtrès dangereuse. Ce n’est pas pour rien qu’il se fera rare dans la suite du troi-sième acte. Ambiguïté analogue lorsqu’un peu plus loin, il s’écrie : « Ah !Monsieur, je suis tout moulu, et les épaules me font un mal épouvantable. »Car s’il n’est pas moulu, comme Géronte, pour avoir reçu des coups, il estprobablement moulu à cause de l’effort qu’il a dû faire pour les donner.

Figures

Mais revenons à la question de l’enjeu. Même si nous essayons d’adopterson propre point de vue, le déchaînement de Scapin contre Géronte paraîtinjustifié. Nous devons faire un effort pour retrouver le raisonnement qui lepousse à cette vengeance : Argante a dit à Géronte que Léandre s’était aussimal conduit qu’Octave ; Géronte l’a répété à Léandre, qui en a voulu à Sca-pin au point de vouloir lui passer son épée au travers du corps. On voit bienque Géronte n’est qu’un maillon parmi tant d’autres, et l’on sait que le vrairesponsable de cette réaction en chaîne n’est autre que Scapin lui-même,qui avait accusé Léandre simplement pour calmer Argante. De fait, Scapinest à peine plus convaincu que nous de la justesse de sa cause. Évidemment,Molière prend soin de faire de Géronte une victime qui n’excite point tropla pitié, de lui ôter même toute humanité : sa promesse d’offrir son habit àScapin si celui-ci lui sauve la vie, étant entendu qu’il ne le lui offrira quequand il l’aura un peu usé, est littéralement ahurissante, et, d’une certainemanière, en l’enfouissant dans un sac, Scapin le punit par où il a péché. Ceréceptacle est comme la version grand modèle de la bourse dont le vieillardne voulait pas se défaire… Mais, reconnaissons-le, tout le dialogue condui-sant à cette « mise en sac » est un brin besogneux, et, s’il fallait bastonnertous les avares, il n’y aurait pas assez de bâtons dans le monde.

En fait, si l’on considère la simplicité même des accessoires employés danscette scène – tout se résume au sac et au bâton –, il semble qu’il faille expli-quer l’attitude de Scapin en l’analysant à un niveau symbolique. Lui-mêmenous donne une piste à ce sujet, même si cette piste ne prend son sens,pour lui-même et pour nous-mêmes spectateurs, que quelques scènes plustard : le spadassin qui poursuit Géronte, le même qui a attaqué Argantedans le deuxième acte et que jouait Sylvestre, mais que Scapin va lui-mêmeincarner en le multipliant à l’infini dans la présente scène, est, pour repren-dre ses propres termes, « le frère de cette personne qu’Octave a épousée ».Traduisons : le frère d’Hyacinte ; le frère de la fille de Géronte, donc ; etdonc, le propre fils de Géronte.

Discordance des temps

Souvenons-nous de ce que Scapin disait à la fin de la scène 2 de l’acte I :« Je voudrais bien que l’on m’eût donné autrefois nos vieillards à duper. »Il semble que, tout d’un coup, les choses deviennent claires. Bien sûr, Sca-

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pin a déjà dupé Géronte, puisqu’il lui a déjà soutiré son argent, mais il l’afait pour le compte de Léandre, et pour lui cela ne compte pas. Mêmechose pour le traitement qu’il a pu faire subir à Argante : c’était pour lecompte d’Octave. L’envie lui vient de s’offrir la jeunesse qu’il n’a pas eue ;l’envie lui vient de se révolter lui aussi, comme les deux garçons, contre unpère. Mais pour cela, il lui faut un père. Et c’est au pauvre Géronte que cerôle échoit.

Dès lors, le fait que Scapin réalise son projet en s’écartant des jeunes gensne doit pas être vu comme une infidélité que Molière ferait à son intrigueprincipale : il s’agit d’un acte de jalousie, avec l’ambiguïté inhérente àtoute jalousie. Et, si la scène reste gratuite, elle n’a plus du tout la gratuitédont on pouvait l’accuser au départ : elle est gratuite comme est gratuit lethéâtre, machine à réaliser des fantasmes.

Ombres et lumière

On a partout dit et écrit que cette scène du sac était une mise en abymedu théâtre, puisque Scapin s’amuse à y jouer des rôles de plus en plus nom-breux qui finissent par l’étourdir – d’autant plus que, parmi ces rôles, il ya son propre rôle. Mais on n’a peut-être pas souligné à quel point cetteconstruction baroque était rigoureuse et engageait la totalité de la scène.Comptons en effet combien de fois Géronte doit se cacher dans le sac :trois fois. Comme les trois actes des Fourberies. Ce sac sombre, isolé dureste du monde, n’est-ce pas la salle d’un théâtre ? Et Géronte ne tient-ilpas le rôle du spectateur ? À partir de la perception de quelques élémentstrès disparates et incomplets (quelques bruits, quelques voix…), il a le sen-timent qu’une foule de choses se passent autour de lui, qu’une arméeentière défile. En un mot, c’est l’illusion comique. Illusion rompue à cha-que entracte, autrement dit, ici, chaque fois que Géronte sort la tête dusac, et brisée définitivement à la fin de la représentation, lorsque les comé-diens abandonnent leurs personnages pour venir saluer le public en tantque comédiens. Nous ne sommes pas loin de penser que ce n’est pas toutà fait par hasard que Scapin se laisse finalement surprendre. Inconsciem-ment, il en mourait d’envie. Il voulait apparaître comme l’artiste qu’il est.Dans tous les sens du terme, il voulait qu’on le reconnaisse. Ce désir s’estexprimé presque dès le départ : le second personnage qu’il interprète, etque son accent plein de dentales explosives trahit comme Teuton, surgiten disant qu’il a couru « comme une Basque ». Or, si l’expression courircomme un Basque signifie à l’époque « courir vite », la parenté étymologi-que qui lie les mots Basque et Gascon nous indique que malgré les appa-rences, l’ennemi est resté le même.

On ne s’étonnera donc pas de voir combien est étroite, à l’intérieur mêmede la mise en abyme du théâtre, la marge entre réalité et fiction. Mêmeblotti dans le noir, au fond de la salle, comme Géronte au fond de son sac,le spectateur reçoit des coups. Certes, ils ne sont pas physiques ; mais lapièce qui se déroule sous ses yeux, surtout lorsqu’il s’agit d’une comédie,n’est intéressante que si elle lui raconte sa propre histoire. Un tel raison-

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nement vaut aussi pour les comédiens : ils ont beau faire semblant, ils nepeuvent, à certains moments, échapper à l’emprise de leur rôle. Géronte-spectateur ne peut sortir à la fin la tête de son sac que parce que Scapin-acteur (et metteur en scène) est, d’une certaine manière, sorti de lui-même, emporté par la galerie de personnages qu’il a lui-même créés. Sca-pin, d’ailleurs, finit par être au-delà du comique, puisqu’il échappe àl’opposition entre vivant et mécanique qui fonde celui-ci : pour vivre, ildoit précisément se transformer en pantin. En filigrane, il y a déjà dans cesparadoxes la question que Molière se posera dans Le Malade imaginaire :« N’y a-t-il pas quelque danger à contrefaire le mort ? »

Méfions-nous en tout cas de ces analyses hâtives qui voudraient nous fairecroire que nous nous identifions à Scapin, sous prétexte que c’est lui quidonne les coups. Si nous ne sommes pas totalement aveugles, nous com-prenons assez vite qu’à sa manière, il est, comme Géronte, une victime.

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Disons-le d’emblée : cette scène, la plus célèbre des Fourberies avec cellede la galère et avec celle du sac, est parfaitement invraisemblable, même sion lui accorde les licences poétiques propres à la farce. Que Zerbinettesorte pour prendre l’air quelques instants après que Scapin s’est enfui etque Géronte a quitté son sac, passe encore. Mais qu’elle raconte la scènede la galère avec un tel luxe de détails alors même qu’elle n’en a qu’uneconnaissance indirecte (la chose lui a été racontée, non par Scapin, maispar Sylvestre, qui n’a même pas été témoin des faits), voilà qui dépasse lesbornes ! Si encore Molière faisait progresser l’intrigue ! Mais non, il ne ditrien ici que le spectateur ne sait déjà : l’histoire de Léandre et de Zerbi-nette, nous en avons pris connaissance dès le premier acte ; quant à l’épi-sode de la galère, nous l’avons vu se dérouler devant nous en direct.

Complicité

En fait, comme l’explique très justement Georges Forestier, le vrai sens decette scène n’est pas tant à chercher par rapport à l’intrigue que dans la rela-tion de complicité que Molière s’amuse à établir avec le spectateur. Loind’être lassé d’entendre par le menu des histoires qu’il connaît déjà, celui-cien tire un plaisir un brin sadique du fait de la situation de communication,ou – oserons-nous dire ? – d’incommunication. Il est en effet le seul, avecMolière bien entendu, à posséder toutes les cartes permettant de compren-dre ce qui se passe sur la scène. Géronte ne prend que progressivementconscience que l’histoire qu’on lui raconte n’est autre que sa propre his-toire. Quant à la rieuse Zerbinette, elle est aussi, à sa manière, une dupe :même si c’est elle qui distribue les coups de poignard que Géronte reçoit,elle n’en est pas consciente, puisqu’elle ignore l’identité de son interlocu-teur. Le spectateur, donc, est enchanté : ce « résumé des épisodesprécédents » lui permet d’éprouver un délicieux sentiment de supériorité.Il est le vivant face au mécanique, il est celui qui comprend qu’une mêmeréplique puisse avoir deux sens différents, quand les personnages qui la pro-

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fèrent croient naïvement, en tout cas au départ, au caractère univoque deleur langage. Ainsi, lorsque Zerbinette parvient, après certaines hésitations– elles-mêmes non dénuées de sens puisque son bégaiement « Or…Oronte » nous invite à entendre le mot or –, à se souvenir du nom duvieillard dupé, et qu’elle s’écrie : « Gé… Géronte. Oui, Géronte,justement ; voilà mon vilain, je l’ai trouvé, c’est ce ladre-là que je dis », lespectateur peut penser : « Elle ne croit pas si bien dire ! » Et ce plaisir luiest donné dès l’ouverture de la scène, lorsque Géronte croit à tort et à rai-son que c’est de lui que parle Zerbinette quand elle s’exclame entre deuxhoquets de rire : « La bonne dupe que ce vieillard ! »Tout cela bien sûr est fort drôle, mais n’est pas gratuit pour autant.D’ailleurs, le génie comique de Molière est dû au fait que ses effets ne sontpratiquement jamais plaqués. Ce qui est en jeu dans cette scène, commedans tant d’autres de cette pièce, c’est la notion même de vérité. AvantFreud, auquel nous nous sommes déjà référé, Molière nous dit qu’il n’y apas de vérité en soi ; que la vérité n’est pas dans le message, mais dans lesconditions de transmission du message.

Vous est un autreToutefois, il faut se méfier des magiciens qui prétendent révéler leur« truc », car c’est en général à ce moment-là qu’ils se jouent le plus de leurpublic. Oui, méfions-nous, Molière est un aussi grand fourbe que Scapin,et, lorsqu’il prétend, dans une scène comme celle-ci, nous mettre dans laconfidence, c’est qu’il se moque de nous. Tout au moins, il nous jette undéfi. Cette scène qui, nous l’avons dit, constitue une espèce de résumé desépisodes précédents nous rappelle une page qu’on trouvait jadis, impriméeen italique, dans certains romans policiers. Abandonnant le fil de son récit,l’auteur-narrateur s’adressait directement à son lecteur pour lui dire :« Lecteur, à partir de maintenant, tu en sais autant que le héros enquêteur,et tu as tous les éléments nécessaires pour résoudre l’énigme » (Stanislas-André Steeman, par exemple, s’est parfois amusé à ce petit jeu).Eh bien, nous dit Molière, Scapin vient de régler ses affaires personnelles(de liquider enfin son complexe d’Œdipe ?) en bastonnant Géronte, maisoù en est l’intrigue principale centrée sur les amours d’Octave et deLéandre ? Les fantaisies de Scapin à l’acte II n’avaient rien fait pour arran-ger les choses dès lors qu’on considérait le long terme ; la bastonnade deGéronte et, pis encore, cette scène 3 qui le tue à petit feu puisqu’il ne peutmême pas crier sa douleur lorsqu’on le poignarde semblent instaurer unesituation absolument inextricable. Mais nous sommes dans une comédie,et il faudra bien qu’il y ait une solution, un happy end. Pouvez-vous trou-ver cette solution ? – nous demande Molière. Allons donc, commentpourrions-nous ? – sommes-nous tentés de répondre. Vous pouvez, répli-que-t-il, parce que je vous ai déjà donné cette solution.Il l’a déjà donnée dans l’ouverture de cette scène 3, que nous avons déjàmentionnée pour d’autres raisons. Le quiproquo par lequel Géronte croitque Zerbinette se moque de lui alors même qu’elle se moque de lui en

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ignorant qu’elle se moque de lui peut en fait se résoudre à une équationsimple : 2 = 1. Pour être plus précis, il existe deux types de quiproquo :celui où deux personnages croient parler d’une même chose lorsqu’ils par-lent en fait de deux choses différentes (ainsi dans la fameuse scène de lacassette dans L’Avare) ; et celui – qui mériterait d’être appelé« quiproqui » – où deux personnages croient parler de deux choses diffé-rentes alors qu’ils parlent d’une seule et même chose. C’est ce second casque nous avons ici, et c’est celui sur lequel sera fondé tout le dénouement,puisque pères et fils se rendront compte qu’ils ont en fait choisi la mêmefemme.

Ajoutons enfin – et c’est ce qui explique peut-être que, lors des différentesreprésentations des Fourberies auxquelles nous avons pu assister, nousn’avons jamais vu le rire de Zerbinette susciter vraiment celui du public –que les cartes sont d’autant plus lumineusement brouillées que Gérontepeut être « lu » ici encore, dans le prolongement de la scène précédente,comme une métaphore du spectateur de comédie. Si en effet ce genrethéâtral a les vertus pédagogiques qu’on lui prête souvent, il ne peut pasne pas renvoyer à un moment donné le spectateur à lui-même. L’hommeassis dans la salle doit comprendre que l’histoire qui se passe sur la scèneest sa propre histoire. Or c’est exactement ce cheminement que vitGéronte. Au début, il se doute vaguement de quelque chose ; puis il com-mence à comprendre ; enfin il a la preuve définitive qu’il est bien le dindonde cette farce.

Et si le spectateur est fâché de devoir se reconnaître en Géronte, il a tort.Car la dernière réplique nous montre que l’épreuve a rendu celui-ci plusintelligent, ironique même. N’allons pas imaginer qu’il parle de lui-mêmejusqu’au bout à la troisième personne (« un scélérat qui sera par Géronteenvoyé au gibet ») pour éviter qu’on ne le reconnaisse. Cette syntaxe estle corollaire de celle qui lui fait dire « l’Égyptienne est une malavisée » plu-tôt que « vous êtes une malavisée, une impertinente », alors même qu’ils’adresse à Zerbinette. En la privant de cette seconde personne, il faitd’elle un objet. Il lui dit qu’elle non plus n’est pas maîtresse de ses actes.

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« Vous vous êtes donc accordés, coquin », dit Argante à Sylvestre dans lascène 5. D’où vient donc ce donc ? Molière profite de l’accélération géné-rale qui prélude au dénouement pour faire passer un certain nombred’invraisemblances ou d’inexactitudes. Si nous savons en effet commentGéronte a appris qu’il avait été joué par Scapin, rien ne nous indique com-ment Argante a pris conscience de sa propre disgrâce. Molière compte sansdoute sur la similitude des deux personnages pour nous faire admettre pourle second ce qu’il s’est donné la peine de démontrer pour le premier. Il usedu même système pour faire passer sa seconde reconnaissance. Le lien père-fille entre Géronte et Hyacinte est établi progressivement. Le même lienqui unit Argante et Zerbinette est jeté dans une scène de quelques lignes(scène 11), et Molière devance toute critique en dénonçant lui-même

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l’invraisemblance de ces coups de théâtre et en faisant dire à Hyacinte, lepersonnage le plus innocent de toute la pièce : « Ô Ciel ! que d’aventuresextraordinaires ! » Sylvestre avait un peu plus tôt fait un commentaireanalogue : « Voilà une aventure qui est tout à fait surprenante ! »

RemaniementsOn se trompe cependant si l’on pense que seuls le rythme et l’autodérisionde Molière nous font accepter le manque de rigueur de l’intrigue. Car sousce manque de rigueur formelle se cache, comme d’habitude, une réelleprofondeur psychologique : Molière renverse ici la plupart des construc-tions sur le thème du double qui charpentent la pièce.Voyons d’abord comment Sylvestre se libère du joug qui l’attachait à Sca-pin. Dans un premier temps, il se « lave les mains » des fourberies de sonaîné et assure à Argante qu’il n’a été complice d’aucun crime, quand noussavons, nous, quel plaisir il a pris à jouer le spadassin. Il nous paraît moinshypocrite quand, rencontrant Scapin, il le met en garde contre le courrouxdes pères et lui annonce la réconciliation probable de ceux-ci avec leurs fils,mais cette mise en garde a quelque chose de condescendant : Sylvestredénonce en fait l’incapacité du soi-disant constructeur de machines à fairedes prévisions à long terme. De fait, la réponse de Scapin, « Laisse-moifaire, je trouverai moyen d’apaiser leur courroux », ressemble fort à unerodomontade.Le vrai maître fourbe qui s’affirme et se révèle dans cet acte III n’est autreque Géronte. Les déguisements de Sylvestre en spadassin ou de Scapin ensoldat(s) prennent l’allure de farces de potache quand on apprend bruta-lement que Géronte jouait, lui, depuis longtemps, dans la réalité, deuxrôles différents. Nous avons vu ailleurs que la fourberie chez Scapin cor-respondait peut-être au rêve d’une autre vie. Géronte a su, lui, concrétiserun tel rêve. Si brèves soient-elles, les informations qui nous sont fourniesici nous incitent à penser qu’il s’est vengé de l’infidélité de sa femme enallant fonder à Tarente, sous un autre nom, une nouvelle famille.La troisième affirmation de soi à laquelle nous assistons est dérisoire, dansla mesure où elle porte en elle-même sa contradiction. Octave, enfin, osetenir tête à son père, défendre son amour, combler la lacune qu’avait cons-tituée sa lamentable fuite lorsque Scapin avait essayé de l’aguerrir (I, 3).Mais on ne sait trop comment il convient de saluer cette résistance. Certes,elle montre qu’il a grandi, qu’il ne craint plus d’affronter l’autorité. Maisnous savons aussi, et c’est ce qui fait le comique du passage, qu’il est le seulà penser qu’il rame contre le courant : la jeune fille qu’il refuse d’épousern’est autre que celle qu’il a déjà choisi d’épouser. Il croit de bonne fois’opposer à son père ; il n’est que la copie conforme de celui-ci. L’opti-misme de Molière, on le voit, est très relatif.

Désaccords tacitesD’autant plus relatif qu’il ne nous offrira pas, même de manière allusive,une réconciliation analogue entre Léandre et Géronte. Il arrive aux deux

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hommes d’être côte à côte dans une même scène (scène 11), mais Molières’arrange pour que jamais, plus jamais, le père ne réponde directement àson fils. De la même manière, on peut douter qu’une conversation soitdésormais possible entre Géronte et Zerbinette après le très ambigu « Jene vous connaissais que de réputation ».À travers l’agitation de ce finale s’introduit doucement ce que le critiqueitalien Giovanni Macchia appelle, pour reprendre le titre d’un de sesouvrages, « le silence de Molière ». Malgré les apparences, le retour deScapin dans les deux dernières scènes ne brisera pas vraiment ce silence.

� ACTE III SCÈNES 12 ET 13« Laisse-moi faire, je trouverai moyen d’apaiser leur courroux », avait ditScapin à Sylvestre quand celui-ci le mettait en garde contre le ressentimentdes pères (III, 8). Il a trouvé. Mais est-il bien glorieux, ce moyen ? Toutce qu’il a imaginé, pour régler le conflit, c’est de se faire disparaître lui-même. Point n’est besoin de se plonger dans la lecture d’une thèse surl’analyse transactionnelle pour comprendre que la résolution d’un conflitpar la suppression de l’un des deux adversaires est la solution la moins élé-gante qui soit.Allons, nous dira-t-on, vous oubliez un détail important : Scapin ne meurtpas. Il fait juste semblant de mourir.

To Die Or Not To DieEst-ce si sûr ? Depuis une vingtaine d’années, la question s’est posée, à tra-vers plusieurs textes critiques et à travers certaines mises en scène pour lemoins ambiguës, de savoir si Scapin, malgré ses rires et son cri de triom-phe, n’était pas effectivement en train de mourir. L’hypothèse semble évi-demment saugrenue lorsqu’on songe qu’on a affaire ici au dénouementd’une comédie, et même d’une farce. Mais elle s’intègre parfaitement àcertains aspects de la pièce. D’abord, ce ne serait pas la première fois queScapin ment en se contentant d’exprimer la vérité telle qu’elle est (voir saréplique à Argante : « Que sait-on si je ne veux point attraper votreargent ? », [II, 6]). Ensuite, rien n’empêche de penser que le hasard, quis’est déjà montré si malicieux avec les autres personnages, puisque, commedit Sylvestre, il « a fait ce que la prudence des pères avait délibéré », con-tinue ici sur sa lancée. Peut-être Scapin a-t-il songé à mettre en scène sapropre mort ; mais peut-être le destin a-t-il eu la bonté de l’aider dans sonprojet en lui offrant sa vraie mort. Il nous est difficile aujourd’hui, en lisantcette scène, de ne pas songer à Molière, « malade imaginaire » tirant deuxans plus tard un effet comique d’une grimace de douleur préludant à sonagonie.En fait, il ne nous semble pas qu’on puisse trancher sur cette question dela réalité de la mort de Scapin, et ce n’est certainement pas sa dernièreréplique, « en attendant que je meure », qui nous aidera à le faire. Carl’attente n’ôte rien, bien au contraire, à l’inéluctabilité de la mort, demême que ce « bout de la table », par quelque bout qu’on le prenne, porte

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forcément en lui l’idée d’un terme. En tout état de cause, comme le sou-lignent Jean-Pierre Vincent et Bernard Chartreux, même si l’on admetque Scapin fait ici semblant de mourir, c’est à une sorte d’exorcisme qu’ilse livre. Connaît-on beaucoup de gens qui mettraient en scène leur mortsimplement pour s’amuser ? Si la mort n’est pas là, il y a au moins la peur.

Mais c’est le caractère insoluble de la question posée ici qui fait précisé-ment sa valeur. Plutôt que de nous proposer une solution, Molière nousoffre une dissolution, cette dissolution, si chère aux baroques, dans laquelletoutes les frontières disparaissent.

Mourir pour ne pas mourir

La mort de Scapin, celle qu’exige Géronte de façon presque obsession-nelle, c’est d’abord son silence : « Mon Dieu, tais-toi. » On comprend queScapin puisse s’amuser à faire semblant de lui réclamer le pardon de sesfautes pour retourner en fait le couteau dans la plaie. Mais Géronte n’a pastort (d’ailleurs, son « Mon Dieu, tais-toi » n’est même pas une exclama-tion). Pour survivre à une crise comme celle qui vient d’avoir lieu, il faut,de part et d’autre, oublier, ou tout au moins tenter d’oublier. C’est ce quelui-même a compris en acceptant comme fils un garçon dont il sait qu’iln’est pas son fils. C’est ce qu’inversement, Alceste n’a pas compris, dans saquête frénétique de vérité qui débouche fatalement sur une catastrophe.

Baroque, donc, parce que le malentendu est présenté comme la conditionsine qua non de la communication.

Mais baroque aussi parce que jusqu’à la dernière seconde Molière, retrou-vant par là les origines religieuses et mystiques de son art, chante la magiedu théâtre. Les partisans de la thèse suivant laquelle Scapin ne mourraitpas vraiment évoquent une tradition qui remonterait à Molière lui-mêmeet qui veut qu’en prononçant sa dernière réplique, Scapin ôte les bandagesqu’il a sur la tête. Ne voient-ils pas que le moment où intervient ce geste– fabula acta est… – est tel qu’on ne sait pas s’il faut l’imputer au person-nage de Scapin ou au comédien qui l’interprète ? Celui-ci se prépare déjàà renaître et à mourir de nouveau lors d’une prochaine représentation.

Et quand bien même ce serait le comédien lui-même qui, comme Molièreun jour, mourrait vraiment, cela n’est pas bien grave : d’autres perpétue-ront sa mémoire comme Molière perpétue ici celle de Cyrano de Bergerac,puisque, après avoir « emprunté » à celui-ci sa scène de la galère, il luiemprunte sa mort même, avec ce paradoxe bouleversant que, le faisantmourir une seconde fois, il le ressuscite.

Nous vient alors à l’esprit cette page magnifique du Contre Sainte-Beuvede Proust dans laquelle celui-ci, examinant le dernier portrait fait de Bau-delaire avant sa mort, lui trouve « une ressemblance fantastique avecHugo, Vigny et Leconte de Lisle » et se demande si tous les quatre neseraient pas « des épreuves un peu différentes d’un même visage, du visagede ce grand poète qui au fond est un, depuis le commencement dumonde ».

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LE TEXTE ET SES IMAGES

� THÉÂTRE EN PLEIN AIR, THÉÂTRE EN SALLE

1. Le type de théâtre qui apparaît sur le tableau de Mommers s’apparenteplus à un numéro de saltimbanques, tel qu’on peut encore en voir sur lesparvis de certains lieux populaires (Centre Georges-Pompidou à Paris, parexemple) ou à l’occasion de certaines fêtes municipales, qu’à ce que nousconcevons aujourd’hui comme une représentation théâtrale dans une sallefermée, isolée du reste du monde, et avec une délimitation très nette, àl’intérieur, au moins par le biais de la lumière, entre l’espace réservé auxacteurs et l’espace réservé au public.La nature du spectacle ici représenté entraîne au moins deux conséquences.Art de la rue, le théâtre comique se doit d’être populaire et ne peut fairepasser ses éventuelles subtilités qu’à travers des formes accessibles à tous.Quand le vénérable Boileau s’en prend aux Fourberies de Scapin dans cettefameuse citation que nous ne redonnerons pas ici, c’est un faux procès qu’ilfait à Molière, puisqu’il sait très bien que celui-ci a composé une pièce danslaquelle il s’est largement inspiré des spectacles qui ont bercé son enfanceet qui lui a donné l’occasion de renouer avec ses débuts, ce « voyage dansle temps » n’étant pas sans rapport avec celui que s’offre Scapin.Les conditions matérielles de la représentation entraînent une autre consé-quence, plus vaste : l’absence de séparation bien définie entre comédiens etspectateurs, entre spectacle imaginaire et « spectacle de la vie », contribue àexpliquer l’importance du baroque pendant toute une partie du XVIIe siècle.On remarquera sur le tableau que, paradoxalement, les gens qui se trouventdans le carrosse sont beaucoup plus isolés du monde que les comédiensdebout sur les planches. Cette confusion n’est d’ailleurs pas propre aux spec-tacles de plein air. Pendant longtemps, dans les salles de théâtre proprementdites, un certain nombre de spectateurs – les nobles, bien sûr – étaient assissur la scène. La frontière entre réalité et fiction est donc nettement moinsbien définie qu’elle ne l’est aujourd’hui. Ajoutons que les comédiens, quiont souvent beaucoup de mal à gagner correctement leur vie, portentcependant très souvent des vêtements normalement réservés aux nobles. Onpourra remarquer, sur le tableau, que l’un des comédiens sur la scène esthabillé comme le personnage à cheval du premier plan.On notera enfin cette demi-douzaine de personnages qui discutent et fontleurs affaires sous l’estrade de la représentation dans une pénombre quis’oppose au grand jour dans lequel évolue les comédiens : peut-être faut-il voir là une métaphore d’un théâtre révélateur de la réalité, exposant auxyeux de tous ce que la vie laisse habituellement caché.

2. Il est difficile d’imaginer une intrigue précise pour cette « Facétie »,mais la mise en scène indique qu’il se passe deux choses contradictoires :au centre, il y a cette jeune fille ou cette femme agenouillée avec la main

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LE TEXTE ET SES IMAGES OMBRES ET LUMIÈRES

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sur le cœur, cette attitude semblant indiquer qu’elle est en train de révélerune vérité importante – est-ce cette révélation qui suscite la surprise desdeux personnages qui sont juste derrière elle ? –, d’autant plus qu’à sa gau-che se trouve un homme dont le flambeau éclaire toute la scène. Cepen-dant, il y a, derrière le rideau qui occupe tout l’arrière-plan, ce personnagequi reste dans l’ombre et qui manigance forcément quelque chose. Va-t-ilmettre à profit pour lui-même l’aveu de la jeune fille ? Est-il simplementaussi surpris que les autres de l’entendre ? Ou, inversement, est-ce lui quila manipule et qui vérifie qu’elle exécute bien des consignes qu’il lui auraitdonnées ?

3. Les historiens du cinéma nous expliquent que le plus grand apport duparlant a été, paradoxalement, l’introduction du silence dans une scène.Dans le cinéma muet, la notion même de silence n’avait pas sa place. Il enva de même pour la lumière au théâtre dès lors que les représentationsn’ont plus lieu en plein air. Le jour est artificiel, mais, de ce fait, il est con-trôlable. Le spot permet ici d’attirer l’attention du spectateur sur l’un desdeux personnages comme le ferait au cinéma le choix d’un gros plan.

D’une manière plus générale, il faudrait insister sur la manière dont lesquestions d’éclairage ont au fil des siècles accompagné et, jusqu’à un cer-tain point, déterminé l’évolution du théâtre : longueur des actes (unevingtaine de minutes) conditionnée par la longévité des chandelles ;maquillage outrancier des comédiennes dû au fait qu’il fallait trouver unemanière de faire ressortir les yeux et les bouches dans la fumée dégagée parces chandelles ; apparition de l’éclairage au gaz, des « quinquets », et detechniques permettant d’orienter un peu la lumière dans la seconde moitiédu XVIIIe siècle (le dernier acte du Mariage de Figaro, avec ses jeux decache-cache dans la pénombre du jardin, exige, pour être convaincant,qu’on puisse maîtriser l’intensité lumineuse) ; utilisation du laser dans cer-tains spectacles récents. Répétons que ces considérations techniquesseraient assez secondaires si elles ne touchaient au rôle même du théâtre,et à ses origines religieuses : il est l’instrument qui permet de faire remon-ter les morts de la nuit des Enfers ; il est le flambeau qui fait la lumière surcertains aspects de la réalité.

� OMBRES ET LUMIÈRES

4. Le tableau Un Scapin de Daumier peut renvoyer indifféremment à lascène opposant Scapin à Argante dans l’acte II ou à la scène de la galère,le vieillard étant alors Géronte. Le génie de l’artiste est d’avoir su donnerà ce vieillard un air à la fois catastrophé et dubitatif : il est dupe sans êtretout à fait dupe. Parallèlement, on admirera la position choisie pour repré-senter les deux personnages, révélatrice de leur fausse complicité : compli-cité parce qu’ils se touchent, sont tournés dans le même sens, ont à peu dechose près le même geste des mains ; mais, quand celles du vieillard sontvisibles, celles de Scapin sont dissimulées ; quand le vieillard regarde versle bas, Scapin regarde en l’air, et peut-être même ferme les yeux en sou-

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LE TEXTE ET SES IMAGES OMBRES ET LUMIÈRES

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riant pour savourer son triomphe. Mais, pour les raisons qu’on vient dedire, il n’est pas totalement vainqueur, et nous avons, nous spectateurs decette scène, le plaisir d’en savoir plus que chacun des deux personnages.

5. L’accessoire principal de cette scène est bien entendu l’épée, mais elles’intègre dans le décor que proposait la Comédie-Française en 1973. Cer-tains accessoires évoquent très clairement un bateau – ce qui justifient lelieu officiel de l’intrigue, Naples, et la fameuse galère –, mais à l’échelle decorde se mêlent trapèze et anneaux qui renvoient, eux, directement au cir-que. Prise dans ce décor hybride, l’épée a des allures à la fois redoutables– c’est l’épée des pirates – et ridicules – dans un cirque, ce ne saurait êtreque l’arme d’un clown. L’indifférence souveraine d’Octave, mollementoccupé à contrôler le cap, confirme que tout cela n’est qu’un jeu. La fuitede Scapin peut être envisagée de deux manières : son échelle de corde nele mènera pas bien loin, et la pointe de l’épée est déjà trop près de lui pourqu’il puisse envisager de continuer son ascension ; mais il se retrouvenéanmoins au-dessus des deux jeunes gens, ce qui constitue peut-êtrepour le metteur en scène une manière d’indiquer symboliquement que,même lorsqu’il est en danger de mort, en tout cas dans cette scène, il gardesa supériorité.La situation du personnage semble franchement désespérée dans la miseen scène de Jean-Pierre Vincent correspondant au même passage de lapièce, puisqu’il est à genoux dans l’attitude d’un suppliant, mais les jeuxde lumière pourraient bien introduire une nuance importante : si nousvoyons très nettement les ombres des deux jeunes hommes (on pourramême préciser que celle d’Octave reste « debout » sur le mur, alors quecelle de Léandre, malgré sa menaçante épée, reste très platement horizon-tale, et donc impuissante ?), Scapin n’a pas d’ombre. Ou, plus exactement,il est dans l’ombre. Ce qui pourrait bien signifier qu’il est insaisissable, ou– mais cela revient sans doute au même – qu’il est proche du royaume desmorts (dans cette mise en scène, on pouvait avoir l’impression que Scapinmourait vraiment dans la scène finale).Le plan rapproché choisi ici par le photographe obéit à une nécessité delecture de l’image. Pour les raisons qu’on vient de dire, il fallait photogra-phier Scapin d’assez près pour qu’on puisse le voir. Un plan large l’auraitréduit à une vague tache au milieu de l’ombre. Raison sans doute analoguepour la photo 20 : étendu de tout son long sur un toit, Scapin a des alluresde caméléon ; il se fond dans le décor ; il s’adapte. Le seul moyen de lemontrer est de le montrer de près. La photo 13 est un plan large parcequ’elle a une autre ambition : il ne s’agit pas seulement de montrer queScapin est menacé par son jeune maître, mais de voir aussi dans quelcontexte une telle situation a pu naître. Linge étendu et baril nous incitentà penser que la misère pourrait être en grande partie responsable de la mal-honnêteté de Scapin ; peut-être a-t-il entraîné les deux jeunes hommes surles toits parce qu’il y a en lui du chat de gouttière ; mais on peut noteraussi à l’arrière-plan un horizon qu’on devine être celui de la mer, et qui

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LE TEXTE ET SES IMAGES LES COSTUMES

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préfigure la suite des événements : Zerbinette, expliquera Carle dans quel-ques instants, est sur le point d’être enlevée par les Égyptiens (on imaginequ’ils la feront monter dans un bateau) ; Scapin, pour empêcher la chose,imaginera de faire croire à Géronte que son fils Léandre a été emporté surune galère turque.

� LES COSTUMES

7, 11 et 12. Disons-le franchement : même compte tenu du fait que lesFourberies sont une farce, le costume de Scapin est ici ridicule, comme l’està sa manière celui dont l’a affublé Robert Hirsch. Mais ces outrances ves-timentaires (rayures rouge vif dans les deux cas) font partie dupersonnage ; elles expriment les aspects enfantins et naïfs qui sont finale-ment indissociables de toute grande fourberie (car le fourbe doit biencroire un peu lui-même à ses fourberies). M. de Féraudy a l’air d’un grosbébé ; le costume marin de Robert Hirsch peut se justifier par le décornapolitain, mais il a longtemps été celui qu’on imposait aux petits garçonsdans la première moitié du XXe siècle. Ce que Scapin partage avec les trèsjeunes enfants, c’est ce sentiment, cet espoir que c’est d’abord pour lui quel’univers a été inventé.Inutile de préciser que l’existence a été suffisamment cruelle avec lui pourqu’il ait conscience de sa naïveté. L’ambiguïté et la duplicité dès lors iné-vitables de son caractère sont suggérées par l’opposition entre les piècesrouge uni de l’habit (bas de Féraudy, pantalon de Hirsch) et les rayuresque nous venons de mentionner. Peut-être faut-il voir dans cette alter-nance de rouge et de blanc l’illustration de sa fameuse formule « il faut duhaut et du bas dans la vie ». Dans les poings sur les hanches ou dans lebâton, on pourra voir, au choix, la menace d’une véritable violence, ouune simple fanfaronnade.

8 et 9. La scène représentée dans cette gouache, avec Octave qui s’inter-pose entre Léandre et Scapin, est évidemment la scène 3 de l’acte II, maisle style des vêtements et les perruques appartiennent indubitablement auXVIIIe siècle. Il est bien difficile d’imaginer que l’action puisse toujours sepasser à Naples, mais cette délocalisation a pour compensation un certainréalisme qui souligne l’opposition sociale entre Scapin et ses maîtres : ceux-ci ont tous deux une épée (Octave porte la sienne à la ceinture) ; Scapinn’en a point, pas plus qu’il n’a de perruque – et ses véritables cheveux sontceux d’un homme d’un certain âge. Contrairement à Féraudy et Hirschdans les illustrations précédentes, il ne donne pas l’impression d’êtredéguisé, et, accessoirement, il semble réellement abattu. Son manteau, unpeu trop voyant d’ailleurs – ce rouge qui rejoint celui des deux autres Sca-pin serait-il le signe qu’il excite les gens par sa seule présence ? –, le définitcomme une homme de la rue, toujours en mouvement.

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LE TEXTE ET SES IMAGES LES ROYAUMES DE SCAPIN

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� LES HÉROÏNES

13. Partage d’un même banc, bras qui se touchent – la mise en scènerésiste ici à la tentation de représenter Zerbinette allongée par terre pourmieux rire, car elle tient, par ce contact, à communiquer sa joie à son com-pagnon –, regards parallèles… Il est difficile d’imaginer plus grande proxi-mité physique. Mais quand la jeune femme, emportée par son hilarité quasihystérique, lève une jambe et écarte les bras, Géronte, mains croisés,genoux serrés, semble paralysé. Et si, comme on vient de le signaler, ilregarde dans la même direction que Zerbinette, il ne le fait pas de la mêmemanière : elle tourne franchement son visage vers la gauche, lui se contentede s’aligner sur elle « du coin de l’œil », comme à regret. Il préfère ne pasavoir la confirmation de ce qu’il a déjà pressenti : appréhension et résigna-tion se mêlent dans sa grimace.

14. L’ambiguïté des rapports entre Zerbinette et Hyacinte n’est pas sansrappeler celle des rapports entre Zerbinette et Géronte dans la photo 10.Mais est-ce si surprenant ? Hyacinte n’est-elle pas – même si on nel’apprendra que plus tard – la fille de Géronte ? Donc, les deux jeunes fem-mes sourient ; toutes deux se tiennent la main. Mais la tenue de Zerbi-nette, nettement plus exotique et plus « virile » que celle d’Hyacinte, etses cheveux déployés montrent de quel côté se trouve l’esprit d’indépen-dance. C’est peut-être dans la pièce le personnage le plus proche de Sca-pin. Cela ne veut pas dire qu’Hyacinte ne comprenne rien à rien, bien aucontraire. Son sourire légèrement crispé nous prouve qu’elle sent bien lacomplexité de la situation alors même que tout semble aller pour le mieux.Mais le sourire beaucoup plus ouvert de Zerbinette semble indiquer chezcelle-ci une confiance en l’avenir nettement plus grande. Elle vient, aprèstout, d’échapper aux griffes de ses Égyptiens…

� LES ROYAUMES DE SCAPIN

15, 16 et 17. Dans une large mesure, le décor dessiné par RobertHirsch pour la pièce est la transposition graphique d’un grand nombre dedidascalies. Bien sûr, ce bateau, cette barque, ces maisons blanches et celinge étendu ne nous disent pas précisément qu’on est à Naples. Mais ilsnous disent, avec cette mer qui occupe tout l’arrière-plan, qu’on est dansune ville méditerranéenne. Ils nous suggèrent l’importance des élémentsmarins dans la pièce, y compris ce sac dans lequel Scapin enfouiraGéronte : nous en avons sa préfiguration dans les espèces de ballots quitraînent au milieu des tonneaux. Il est vain de soulever ici la question duréalisme – le décor tel que nous le voyons construit p. 65 est très prochedu dessin original, mais, semble-t-il, beaucoup plus resserré, parce que, onl’imagine, il a fallu l’adapter à la largeur de la scène ! –, mais on peut posercelle de la vraisemblance. Mis dès le départ en face de ces bateaux, de cettemer, de ces sacs, le spectateur trouvera tout naturel qu’ils apparaissent plustard comme des éléments déterminants dans l’intrigue.

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LE TEXTE ET SES IMAGES UNE FARCE ?

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18 et 19. Très différent et quelque peu incongru apparaît le décor de lamise en scène de Marcel Maréchal (ph. 14) : son gigantisme écrasant n’estpas loin d’être un contresens, puisqu’on sait que Molière avait conçu etécrit Scapin comme une pièce modeste destinée à le reposer de la grandemachine Psyché. Et pourtant, quoiqu’elles portent sur d’autres éléments,les intentions sont analogues. Là encore, il s’agit de mettre le spectateur« en condition ». L’immense symétrie lui fera accepter sans trop de réserveles innombrables couples de la pièce, et son caractère antique et implicite-ment tragique est là pour nous dire que toutes les décisions reviendronten définitive au fatum. On ne voit d’ailleurs pas le haut des piliers : il y aau-dessus quelque chose qui nous dépasse. À côté de ces monstres depierre, les personnages ont l’air d’être des fourmis.

C’est un peu dans ce sens qu’on peut interpréter l’accent mis sur les toitsdans la mise en scène de Jean-Pierre Vincent. Les trois personnages – lesdeux fils et Scapin – se retrouvent sur ces toits parce qu’ils ont tous, chacunà leur manière, le désir de s’élever, de prendre le pouvoir. Mais cette visionsurplombante qui nous permet de les voir implique qu’il existe un point devue qui les dépasse et dont toutes leurs ambitions dépendent. Cette « vueaérienne » qui est offerte au spectateur prouve qu’il y a, comme dit Scapin,« du haut et du bas dans la vie », la malice du destin faisant que ce haut etce bas souvent se rejoignent, la catastrophe d’aujourd’hui pouvant être leprélude au bonheur de demain et inversement.

� UNE FARCE ?

20. Jean-Louis Barrault-Scapin (ph. 15-17) tourne autour de Géronte,lui donne des indications, « l’enveloppe », dans tous les sens du terme.Grégory Gerreboo-Scapin (ph. 18) est tout à l’opposé : c’est Géronte,tout ahuri qu’il est, qui de son doigt tendu signale l’origine du danger ; levalet, attentif mais un brin rêveur, semble se borner à regarder servilementdans la direction qu’on lui indique. De ces deux Scapin, nous avons enviede dire a priori que le plus manipulateur est le second. Mais la vérité estpeut-être plus complexe : si dirigiste qu’il soit, Barrault-Scapin s’arrangevisiblement pour que Géronte enfile lui-même le sac et lui laisse l’illusionde sa liberté ; assez étrangement d’ailleurs – peut-être avons-nous là lepoint de vue de Scapin lui-même ? –, Géronte semble occuper un plusgrand espace lorsqu’il est enfermé dans le sac qu’avant qu’il ne s’y glisse ;inversement, le regard presque rêveur de Gerreboo-Scapin est peut-êtrecelui de l’artiste prisonnier de sa création : n’est-il pas déjà en train de« voir » à l’horizon les nuées de soldats qu’il va incarner à lui tout seul dèsque Géronte sera enfermé dans son sac ? On comprend que cette scène,souvent citée comme le modèle même du comique mécanique, n’est vrai-ment convaincante que si elle s’accompagne de nuances qui font des deuxpersonnages autre chose que des marionnettes.

21. Scapin vient d’arriver, « la tête entourée de linges, comme s’il avaitété bien blessé », et demande pardon à Géronte, lequel est penché sur lui

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LE TEXTE ET SES IMAGES SCAPIN, VALET OU ROI ?

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et accepte d’accéder à sa requête, « à la charge qu’[il] mourra » (ph. 19).Il semble même tout prêt à l’aider à remplir cette condition, puisqu’ilpresse sa poitrine d’un bâton qui est comme le substitut d’une épée. Maisl’essentiel de la scène, en tout cas de ce tableau, se joue-t-il entre ces deuxhommes ? Regardons les autres personnages : leurs têtes forment uneligne oblique descendante, cependant moins pessimiste qu’il ne semblelorsqu’on remarque qu’elle se termine par un enfant – nouveau Scapin ? –et que, de toute façon, elle se brise brutalement à cause de la silhouette deLéandre, resté debout. Et on ne sait trop si celui-ci a les yeux fixés sur Sca-pin ou sur Géronte : ne songe-t-il pas à la manière dont son père a dupétout son monde, en menant bien avant lui une double vie ? Ou, le voyantainsi terrasser sans ménagement son adversaire à terre, rêve-t-il déjà de ledétrôner pour de bon ?

� SCAPIN, VALET OU ROI ?

23. L’œil est perplexe, mais en éveil. La tête est redressée et le dos netouche pas le sol. Non, Scapin n’est pas étendu sur ce toit pour y dormir.Cependant, est-ce bien l’image traditionnelle d’un Scapin bondissant quenous retrouvons ici ? N’y a-t-il pas, indubitablement, une certaine fatigueattachée au personnage, et renforcée par la couleur très sombre de sonvêtement, tout à l’opposé des rayures rouges du costume marin d’unFéraudy ou d’un Robert Hirsch (cf. p. 6-7) ? Ce Scapin-ci est un Scapinqui a vécu –, ce qu’il explique lui-même lorsqu’il apparaît, dans la scène 2de l’acte I – et qui, peut-être, fatigué de vivre, affectionne les toits parcequ’ils lui permettent de voir les choses de loin.

24. Le costume intégralement noir – en tout cas très sombre – de Scapindans cette mise en scène pourra, si l’on veut à tout prix y voir un symbolepolitique, être celui d’un anarchiste, mais il a d’abord l’avantage de soustrairele personnage à toute période historique précise. Il humanise aussi Scapin, enlui épargnant les couleurs criardes qui, dans certaines productions, le fontdirectement sortir d’un spectacle de Guignol. Peut-être convient-il même devoir dans le noir de ce vêtement la couleur de la mort : la mise en scène deJean-Pierre Vincent est l’une des plus tragiques qu’on ait données des Four-beries – elle laissait, comme on l’a déjà signalé, planer un certain doute sur lecaractère fictif de la mort finale de Scapin.

Mais ce noir est peut-être le noir même du théâtre, lieu du « commercedes ombres », pour reprendre la formule de Corneille au début de L’Illu-sion comique. Ombres des morts ; ombres du passé (plusieurs personnagesdes Fourberies, à commencer par Scapin lui-même, règlent des comptespersonnels) ; ombres des passions. Scapin, comme on a pu souvent leremarquer au fil de cette étude, ne fait pratiquement rien, quoi qu’il enpense. Pas grand-chose en tout cas. Mais il contribue à exhumer un certainnombre de sentiments ou de secrets ensevelis.

Révision des textes : Olivier Chauche.

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Je voudrais remercier ici Laurence, ma femme, qui a la bonté de supporter –au sens français et au sens franglais du terme – mes efforts littéraires, ainsiqu’Annie SOUSSAN, une amie intime de Molière qui a bien voulu me livrer

quelques secrets à son sujet.F. LÉVY