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Cité perdue Écrit par Johanovitch
Sommaire :
01 La panne 10 On remet ça ?
02 À voile et à vapeur 11 La traque
03 J’ai des doutes ! 12 Retrouvailles…
04 Travaux d’approche 13 La délivrance
05 L’effet “boomerang” 14 Et après ?
06 Le complot 15 Une tuerie !
07 La déprime 16 Préparatifs
08 Retour de flammes 17 L’assassinat
09 Et maintenant ? 18 La Loi du Talion
Dans mes précédentes fictions, je décrivais les scènes d’amour de façon assez allégorique. Je me suis mis
au défi de les décrire de façon plus précise, sans pour autant tomber dans la pornographie, ce qui a donné
cette fiction originale. À vous de me dire si j’y ai réussi !
Иоаннович
La panne
Rico attendait depuis un moment au croisement de la rue Dupontel et de l’avenue Saint
Sulpice. Il commençait à trouver le temps long et piaffait d’impatience. La rue Dupontel était
en fait un étroit chemin qui menait à quelques villas, dont les propriétaires avaient vu, avec le
déplaisir qu’on imagine, pousser comme des champignons plusieurs cités HLM, dont les jeunes
habitants, artistes en herbe, avaient gracieusement décoré leurs murs de cloture. Quant à
l’avenue, elle se trouvait en bordure des dites cités et menait au centre-ville. Il avait choisi ce
lieu de rendez-vous avec son amie pour ne pas avoir à supporter les remarques stupides des pe-
tits voyous de la cité. Non pas qu’elles le gênassent outre mesure, mais il était fatigué de les
entendre rabâchées.
Henri Dupeu, dit “Rico” était un jeune homme de dix-neuf ans, pas très grand, ni très
musclé, ni même très beau. Brun aux yeux marron, son visage n’avait rien qui déchaîne
l’enthousiasme des filles. En fait, il serait passé parfaitement inaperçu sans son blouson de cuir
noir des années soixante, son jean délavé, ses basquets miteuses et sa ridicule petite banane (il
s’agit de sa coiffure, bien sûr !). Ses goûts vestimentaires et musicaux étaient hérités de son
père Albert, vieux hippy sur le retour, qui en était resté à la bonne époque de Woodstock. Dès
qu’il eut l’âge légal requis, il abandonna l’école sans regrets. Depuis, il survivait en effectuant
de temps en temps des petits boulots lorsque le besoin s’en faisait sentir. Ceci étant, il trouvait
son prénom banal à pleurer, aussi avait-il choisi de se faire appeler “Enrico”, qui lui semblait
plus “classe” qu’Henri. Hélas, tout le monde préférait le diminutif Rico. Il avait fini, à contre-
cœur, par l’accepter.
– Mais qu’est-ce qu’elle magouille c’te greluche. Ça fait une plombe que j’poirote comme un
bouffon ! bougonna-t-il entre ses dents.
oOo
La personne contre laquelle il pestait ainsi était Nora, son amie d’enfance, qu’il présentait
parfois comme sa petite amie, ce qui la faisait bien rire. Nora avait deux ans de moins que Rico
et habitait la même cage à lapins que lui. C’était une ravissante jeune fille à la longue chevelure
blonde qui lui descendait jusqu’aux fesses, aux yeux bleu-ciel très clairs, ce qui lui donnait un
regard quasi-hypnotisant. Son visage aux traits fins et réguliers et son corps que des vêtements
très ajustés laissaient deviner magnifique auraient sans doute inspiré Botticelli pour sa “Nais-
sance de Vénus”, s’il seulement l’avait connue.
Ce matin-là, elle s’était réveillée assez tard. Juliette, une jolie jeune fille d’une vingtaine
d’années, dernière petite amie en date de sa mère Yasmina, venait de se lever et prenait son pe-
tit déjeuner dans le salon-salle à manger en compagnie de Nora. Sa courte nuisette transparente
laissant voir une peau d’une blancheur laiteuse et de mignons petits seins au galbe parfait. Pro-
fitant de l’absence de sa maîtresse, elle posa sur Nora un regard d’une étonnante innocence
pour lui faire à nouveau des avances dont le caractère sexuel était évident.
– Tu sais, Nora, si tu voulais, nous deux… On pourrait passer d’agréables moments ensemble…
Je suis sûre que tu n’le regretterais pas, dit-elle avec un brin d’hésitation.
D’habitude, le “numéro de charme” de Juliette, qu’elle prenait comme un jeu, l’amusait plutôt,
mais ce matin-là, elle n’était pas d’humeur, pour une raison bien particulière.
– Ça va pas la tête ! Le broute-minou, c’est vraiment pas ma tasse de caoua. Moi, y’m’faut du
concret, du solide, une bien bonne, bien dure, palpitante et juteuse, avec de préférence un mec
au bout !
Joignant le geste à la parole, elle ajouta :
– Allez, va miauler ailleurs !
Juliette était déçue et un peu choquée de la réaction inhabituelle de Nora. Certes, elle ai-
mait bien Yasmina, mais elle avait eu le coup de foudre pour Nora dès qu’elle la vit la première
fois. Une fille magnifique, bien plus belle que sa mère et en plus dotée d’une forte personnalité,
ce qui n’était pas son cas.
Nora prit son temps pour prendre son petit déjeuner, se doucher et s’habiller afin de se
rendre à son rendez-vous avec Rico. Elle était légèrement plus grande que lui, et ses talons ai-
guille de dix centimètres n’arrangeaient pas les choses. Sans trop se presser, elle traversa le
parking de son immeuble sous les sifflets admiratifs des jeunes loubards qui lézardaient au so-
leil et sortit de la cité pour rejoindre son ami.
oOo
De son côté, Rico s’impatientait de plus en plus. Il se sentait un peu ridicule de faire le
pied de grue comme une “gagneuse” occupée à “tapiner”.
– Elle exagère, la mousmé. Quand elle sera là, j’vais lui en balancer une qui f’ra faire trois tours
à sa tronche !
En fait, il n’était pas vraiment en colère. Il y avait entre Nora et lui un lien très particu-
lier : amitié, tendresse et complicité. Cela venait du fait qu’ils avaient un point commun : si
Nora n’avait jamais connu son père, lui n’avait quasiment pas connu sa mère. Par principe, ses
parents n’avaient pas jugé utile de se marier. Aussi sa mère, fatiguée de la vie précaire que son
compagnon, chômeur professionnel, lui faisait endurer, les avait quittés lorsqu’il avait trois ans
pour un jeune cadre aux dents longues qui lui assurait la sécurité, trahissant ainsi la “philoso-
phie hippie”. Elle n’avait pas voulu lui imposer son fils, aussi l’avait-elle abandonné sans le
moindre remord.
Enfin, il la vit apparaître, avançant sans se presser de son pas chaloupé, sa crinière dorée
se balançant au rythme de ses pas. Sa peau diaphane, son visage angélique et ses formes par-
faites lui procuraient une intense chaleur chaque fois qu’il la voyait.
– Ben alors, qu’est-ce tu branlais pour arriver si tard ?
– Je branle c’que je veux et qui j’veux. Allez, ramène ta viande, sinon on va rater l’début du
film.
Elle avait dit cela avec un large sourire des lèvres et des yeux qui démentaient la rudesse
de sa réponse. Ils allaient se mettre en route quand trois voyous leur barrèrent le passage. Le
groupe de cités dans lequel vivaient ces jeunes gens était assez mal famé. Logeant dans une cité
voisine, c’était le “Balafré” et ses deux esclaves, qui eux s’accordaient le titre pompeux de
“lieutenants”, plus satisfaisant pour leur ego. Le Balafré était un “demi-sel”, chef d’une petite
bande de vauriens, qui, au cours d’un combat contre une bande rivale, avait reçu une petite esta-
filade au visage. Il lui en était resté une minuscule cicatrice à la joue gauche, à peine visible.
Mais ça lui avait suffi pour s’octroyer ce pseudonyme flatteur. Il n’avait pas osé le surnom de
“Scarface”, sans doute part respect pour son tristement célèbre détenteur. Voyant ce couple in-
solite et visiblement mal assorti, il apostropha Nora :
– Hé, qu’est c’tu fous avec c’minus, gamine ? Viens avec de vrais hommes, tu n’le regretteras
pas ! dit-il d’une voix aux tonalités suintantes de lubricité.
Ses esclaves commencèrent à glousser en se pourléchant les babines. Ils se régalaient d’avance
du morceau de roi qu’ils pourraient grignoter lorsque leur “seigneur” en aurait fini.
– Et… Y sont où les vrais hommes ? J’vois que trois bouffons, là !
Le ton de Nora exprimait à la fois son dégoût et son profond dédain. Le Balafré ne perçut pas la
menace implicite dans sa voix.
– Non mais, la môme, t’en veux une bonne ? hurla-t-il, vexé par la suprême insulte propre au
langage fleuri des cités.
– Et c’est toi qui va m’la donner ? demanda-t-elle en le toisant. J’voudrais bien voir ça !
Avant qu’il puisse esquisser le moindre geste, elle s’approche du Balafré et lui saute sur la
chaussure en appuyant de tout son poids avec son talon aiguille. Ce dernier perce le cuir et l’on
entend un sinistre craquement d’os. Le Balafré se met à hurler comme un putois sous l’effet de
la douleur. Elle retire son escarpin, essuie le sang qui maculait son talon sur la chemise du mal-
heureux, le remet à son pied, et dans la foulée lui balance un shoot bien senti dans les roubi-
gnoles. Le pauvre Balafré, plié en deux, ne savait plus où il avait le plus mal : son pied sauva-
gement percé ou ses bijoux de famille violemment écrasés. Nora se tourne alors vers les deux
esclaves, l’air menaçant.
– Vous en voulez aussi ? Alors à qui l’tour ?
La menace ne faisait aucun doute, surtout après ce qu’ils venaient de voir avec stupéfaction et
horreur ! Elle n’eut pas à en dire d’avantage. Ils prirent leurs jambes à leur cou et disparurent
dans un nuage de poussière, tandis que leur maître s’écroulait sur les genoux en pleurant
comme un enfant qu’on venait de fesser.
– Allez, Rico, on s’arrache. Le film a déjà dû commencer, dit-elle du ton le plus naturel, comme
si rien ne s’était passé.
– Ben ma vieille ! T’y es pas allée d’main morte ! Qu’est c’tu lui as mis ! s’exclama-t-il, à la
fois admiratif et impressionné, bien que, connaissant la beauté blonde depuis des années, cela
ne l’avait étonné qu’à moitié.
– L’avait qu’à pas m’provoquer. Et encore, j’me suis retenue.
Rico eut de la peine à imaginer ce qu’elle aurait pu lui faire de plus, à part peut-être le châtrer !
Encore que… de Nora, il fallait s’attendre à tout !
oOo
Yasmina, la mère de Nora, était aussi brune que sa fille était blonde, des yeux noirs au
regard profond et ayant nettement le type nord-africain : un teint halé en permanence, d’épais
sourcils qu’elle épilait avec beaucoup de soin et une chevelure qu’elle portait courte et bouclée.
Elle était d’une beauté sauvage qui ne laissait personne indifférent, aussi bien les hommes que
les femmes. Elle était tombée enceinte de Nora à quinze ans. Lorsque son petit ami d’alors,
français de pure souche – à supposer que cela existe encore – responsable de cet état de fait
l’apprit, il prit les jambes à son cou et elle ne le revit plus jamais. Il est vrai qu’à dix-sept ans, il
se voyait mal avouer à ses parents, petits bourgeois coincés et “bien-pensants”, qu’il avait mis
une fille enceinte, et une Algérienne de surcroît. Ils en auraient sûrement fait une attaque !
Depuis, Yasmina vouait une haine farouche envers la lâcheté des hommes et tourna réso-
lument sa libido vers les jeunes filles, qu’elle choisissait de préférence jeunes et mignonnes. À
trente-trois ans, Yasmina avait conservé un magnifique corps de jeune fille, et on ne lui aurait
jamais donné son âge. Par le magnétisme de son regard et la sensualité de ses lèvres, sans parler
de la plastique irréprochable de sa poitrine, elle n’avait aucun mal à séduire les jeunes filles qui
lui plaisaient, pour peu qu’elle sente en celles-ci une tendance homosexuelle.
Quant à Nora, elle avait perdu sa virginité à quatorze ans, dans le local à poubelles de la
cité, avec un gamin à peine plus âgé qu’elle. Cela s’était très mal passé, pour elle tout au moins.
Il s’était montré brutal et pressé, ne tenant aucun compte de la douleur qu’il lui avait infligée.
Aussi, dès qu’il eut obtenu son plaisir, il avait remballé sa marchandise et l’avait laissée en
plan, jambes écartées, des élancements lancinants au bas ventre et la frustration de n’avoir rien
ressenti de jouissif. Mais plus que son malaise physique, qui passa très vite, elle en ressentit une
profonde blessure morale, car elle lui avait cédé par amour et de toute évidence, cet amour
n’était pas partagé. La souffrance de son cœur brisé ne la quitta plus.
Lorsque d’autres voyous de la cité, sans doute renseignés par celui qui l’avait séduite,
avaient tenté eux aussi de goûter un morceau du gâteau, elle avait sorti un cran d’arrêt de sa
poche, l’avait ouvert et leur avait crié :
– Essayez pour voir, bande de nazes. Essayez, j’vous la coupe et j’vous la fais bouffer !
Elle n’avait pas du tout l’air de plaisanter. Aussi, courageux surtout lorsqu’ils étaient en bande,
n’insistèrent-ils pas. Elle ne fut plus jamais embêtée après ça, sa réputation de châtreuse étant
bien établie.
Durant un an, elle resta chez elle à ressasser sa rancune envers celui qui lui avait infligé
cette humiliation et contre qui elle ne pouvait rien, car il ne l’avait jamais aimée et de plus,
avait peu après quitté la cité. La première fois qu’elle ressentit un orgasme avec un autre
homme, ce fut une révélation. Pendant un moment, sa souffrance avait disparu. Cela éveilla en
elle un appétit sexuel qu’elle ne soupçonnait pas. Et le fait d’avoir “jeté” cet homme, qui avait
eu le tort de tomber amoureux d’elle, lui procura une telle jouissance et un tel bien-être qu’elle
y vit le moyen de se venger de celui qui l’avait si mal déflorée. Depuis, elle papillonnait
d’homme en homme, les rejetant comme des vieilles chaussettes trouées après les avoir séduits
et utilisés pour son plaisir et pour calmer sa souffrance. Et sa satisfaction était d’autant plus
vive s’ils s’étaient montrés peu performants.
oOo
C’est Rico qui avait choisi le film. Aussi Nora s’ennuya-t-elle ferme. Les crissements de
pneus, les rafales de mitraillette, le vrombissement des pales d’hélicoptère, les râles des mou-
rants, tout cela était vraiment mortel. Bien que très libérée de mœurs, elle préférait les films
romantiques, avec si possible une belle fin. Dans le genre princesse et prince chevauchant son
blanc destrier. Un rêve de petite fille qu’elle n’avait jamais pu oublier.
Après le film, elle lui dit :
– Allez, tu m’payes un godet pour m’avoir fait suer pendant plus d’une plombe avec ton film
merdique.
– Mouais, ça rattrape la dernière fois avec ton bidule à l’eau d’rose !
– Mais au moins, c’était une belle histoire d’amour, non ?
Ils s’attablèrent donc au troquet du coin pour siroter un soda, (dont nous tairons la
marque) et déguster une pêche Melba. Nora soupira profondément. En ce moment, elle était
“célibataire” et la partie la plus intime de son anatomie criait famine. Elle levait sur Rico un
regard voluptueux, plein de promesses sensuelles, et se tortillait sur sa chaise, ce qui trahissait
bien chez elle un état d’extrême urgence.
– Dis-moi, Rico, ça t’dirait qu’on s’en paye une tranche ? J’suis en manque en c’moment.
Rico faillit avaler de travers le morceau de pêche qu’il avait dans la bouche. Ce n’était
pourtant pas la première fois. Entre un Adonis, qu’elle faisait pleurer comme un bébé et un
Apollon qu’elle transformait en loque humaine, elle permettait parfois à Rico de jouer à saute-
mouton avec elle, histoire de ne pas laisser le moteur se refroidir. Bien sûr que ça lui disait. Une
fille aussi bien faite et aussi douée dans les jeux érotiques que Nora, il fallait être le dernier des
crétins pour refuser de faire l’amour avec elle. Ce n’était pas par hasard que Nora le lui deman-
dait. Si Rico n’était ni grand, ni beau, ni intelligent, la nature l’avait plutôt gâté en dessous de la
ceinture. Il avait un matériel de première classe qu’il savait manier avec art.
oOo
Après avoir terminé leur boisson et dégusté leur glace, ils se rendirent à l’hôtel borgne le
plus proche, qui n’était regardant ni sur l’âge des clients ni sur le temps d’utilisation de la
chambre. Celle-ci aurait rendu neurasthénique un spartiate. À peine plus grande qu’une cellule
de couvent, meublée d’un lit à deux places avec un matelas qui était avachi par les trop nom-
breux couples qui y avaient batifolé, muni par chance de draps propres, ce qui n’était pas tou-
jours le cas. Une simple chaise pour y jeter ses vêtements et une armoire qui, selon toute vrai-
semblance, n’avait jamais accueilli d’habits. Face au lit, un bidet et un lavabo sur lequel repo-
sait un reste de savonnette, et, pendue à un crochet, une serviette elle aussi propre par extraor-
dinaire. Deux équipements dont l’utilité n’est pas à préciser dans ce genre d’établissements.
Rico commença à déshabiller Nora sans trop se presser, appréciant le grain fin et si doux
de sa peau et son frais parfum, mélange subtil d’une eau de toilette à la lavande et de son odeur
naturelle auquel il était difficile de résister. Tout en lui dégrafant le soutien gorge puis en lui
ôtant la petite culotte, il déposait sur ses épaules, ses seins souples et fermes, son ventre plat et
son pubis couvert d’un soyeux duvet blond, un cortège de baisers enflammés, tout en la cares-
sant avec légèreté. Même si Nora appréciait vraiment les preuves de sa dévotion, elle attendait
avec impatience et fébrilité que Rico mette fin à la trop longue diète de son intimité.
– Grouille-toi de te désaper, j’peux plus attendre, là ! lui dit-elle d’un ton suppliant.
Rico eut vite fait d’enlever ses vêtements qu’il ne prit pas la peine de poser sur la chaise et la
rejoignit rapidement sur le lit.
Il commença par des baisers et des caresses propres à la “chauffer” d’avantage, ce qui était par-
faitement inutile vu son état d’excitation. Nora se demandait pourquoi il prolongeait tant les
préliminaires, lorsqu’elle s’aperçut que rien n’avait changé de son côté. Calme plat et drapeau
en berne…
– Ben mon biquet, qu’est-ce t’y attends pour armer ton canon ? dit-elle avec un brin de surprise.
– J’sais pas. C’est la première fois qu’il est aux abonnés absents.
– C’est bien ma veine ! Ma chatte va hurler à la mort si ça continue…
– J’suis vraiment désolé, Nora. J’sais vraiment pas c’qui m’arrive. J’ai honte !
Rico était catastrophé. C’était la première fois que ce genre de chose lui arrivait. En plus
de sa confusion bien compréhensible, il s’en voulait de ne pas être en état de soulager Nora de
son manque évident de sexe.
– Oh, c’est rien, tu sais, une panne, ça arrive de temps en temps, même aux meilleurs, c’est pas
si grave. T’inquiète, ça finira bien par revenir.
Bien qu’elle tentât de cacher sa déception, Rico s’en aperçut et décida de faire quelque chose
pour la soulager de sa frustration.
– Mais, y’a p’tet un moyen que tu n’perdes pas ton temps. Laisse-moi faire, d’accord ?
Il se glisse sous le drap, lui écarte les jambes et dépose sur ses lèvres intimes un long baiser.
Puis avec la langue, il commence à offrir à son sexe un festival de sensations qu’il ignorait jus-
qu’alors. D’habitude, les hommes n’effleuraient son sexe que de la main pour préparer le che-
min qui les menait droit au but. Mais là… c’était surprenant, doux et si excitant. Elle sentit un
intense frisson lui parcourir tout le corps et elle ferma les yeux pour mieux savourer le plaisir
que cela lui procurait. Elle comprit alors ce qu’elle n’avait encore jamais vraiment soupçonné :
elle était aussi “clitoridienne” que “vaginale”. Jamais aucun homme ne lui avait produit cet ef-
fet auparavant.
– Ben mon cochon, où t’y as appris ça ? T’y as maté des pornos d’gouines ou quoi ? murmura-
t-elle entre deux inspirations saccadées.
– Pourquoi ? Y’a qu’les nanas qu’ont le droit d’faire ça ? Si ça t’plaît pas, dis-le et j’arrête tout
d’suite, lui répondit-il par plaisanterie, se doutant bien de sa réponse.
– NOOON, continue ! Ouahou ! J’aurais jamais cru… dit-elle d’une voix agonisante.
Elle ne put terminer sa phrase. La chaleur de son intimité ne cessait d’augmenter et elle se mit à
gémir de plaisir. Elle commençait à comprendre l’origine des bruits qu’elle entendait dans la
chambre de sa mère lorsqu’elle était avec Juliette. Elles ne devaient vraiment pas s’ennuyer,
toutes les deux. Enfin, arrivée au point culminant de l’excitation, elle ressentit l’orgasme
qu’elle attendait. Rico, sa mission accomplie, revint s’allonger à côté d’elle. Apaisée et com-
blée, elle reprenait lentement son souffle.
– Alors, tu t’sens mieux, Nora ?
– Oui, infiniment mieux. Mais dis-moi, t’y as vraiment aimé faire ça ? C’est bizarre pour un
mec, non ?
En effet, elle se demandait si son suc intime fort abondant durant l’action de Rico ne l’avait pas
gêné, voire dégoûté.
– Comment ça, bizarre ? Au contraire, c’était plutôt jouissif pour moi aussi, comme pour vous
quand vous… tu vois c’que j’veux dire…
– C’est vrai, j’y avais pas pensé. Et ben pisqu’on en parle, maintenant, laisse-moi m’occuper
d’Popol. J’te garantis que j’vais le mettre au garde-à-vous !
Elle prit le contestataire dans la main, le caressa, l’embrassa, puis le titilla de la langue,
imitant en cela ce que venait de lui faire Rico. La réaction ne se fit pas attendre bien longtemps.
Le coupable leva la tête, prit du volume, de la longueur et de la fermeté.
– Vas-y maintenant. Et t’inquiète pas pour moi, j’ai eu ma dose.
Rico n’eut aucun mal à s’introduire en elle, son sexe étant abondamment lubrifié par la
séance qu’elle venait de savourer. Mais il ne se pressa pas d’en finir, maniant son instrument
avec virtuosité de façon à pouvoir la faire jouir une seconde fois, ce qui ne tarda guère à se pro-
duire. Il put alors libérer son trop plein d’énergie. Après quoi, il s’allongea à nouveau près
d’elle, sur un drap qui semblait avoir essuyé un combat épique et qui était trempé de leur sueur
et autres fluides. Ils s’y étaient donné à fond tous les deux et cette fois, ils étaient comblés.
– Alors ma grande, j’ai bien rempli ma mission ?
– Comme un chef, mon Rico.
Pleine de tendresse et de reconnaissance, elle l’attira vers elle, lui prit la tête et la posa
sur ses seins nus. La douceur de la peau de Nora, son parfum naturel amplifié par les efforts
qu’elle venait de faire, sa chaleur firent assez vite de l’effet. Nora s’en aperçut avec ravisse-
ment.
– Tiens, on dirait qu’Popol se réveille encore une fois !
Elle espérait que Rico aurait envie de remettre le couvert, ce qui aurait parfaitement soulagé son
féroce appétit sexuel.
– Ah ben c’est vrai !
Comme s’il n’était pas au courant ! Il avait parfaitement saisi le désir inexprimé de Nora.
– Ça te dit d’faire la belle ? À moins qu’t’aies eu ton compte…
– Et comment qu’ça m’dit ! Tu sais bien qu’Minette a toujours la dalle, même quand elle vient
d’bouffer !
La troisième fois fut aussi satisfaisante que les deux précédentes. Après quoi, s’étant rafraîchis,
tout au moins pour l’essentiel, et rhabillés, ils durent quitter la chambre, la nuit étant tombée.
Grâce à Rico, Nora se sentait bien soulagée. Se tenant par la main, ils retournèrent à la cité.
– Allez, Rico, à la prochaine bourre ! J’vais rentrer sinon ma mère va m’jeter !
– À ton service, Nora. Pour ça, j’suis toujours prêt, comme les scouts !
Après un dernier baiser sur les joues, ils se séparèrent.
En montant les escaliers, Nora était pensive.
J’l’aime beaucoup, mon p’tit Rico. Quel dommage qu’y soit aussi ringard. Pasqu’au pieu, c’est
un vrai champion. Et c’qu’il m’a fait la première fois… Ouahou ! J’aurais pas cru qu’c’était si
délicieux.
Effectivement, ça donnait à réfléchir. Elle se rappela les dures paroles qu’elle avait dites
le matin-même à Juliette. Elle avait toujours fait l’amour avec des hommes, mais là…
Elle arriva enfin chez elle. Sa mère était déjà rentrée du travail. Après des années de galère et
de chômage, elle avait finalement trouvé un emploi de caissière dans un supermarché. Quant à
Juliette, elle s’affairait dans le coin cuisine ouvert sur le salon.
– Messah al kheir, Yemma1 !
– Messah al kheir, Azizati2 ! T’y as l’air bien joyeuse, ce soir. T’y as encore fait souffrir un
pauv’ malheureux aujourd’hui ? Tu devrais arrêter ça, c’est pas sain, tu sais…
– Non, Yemma, aujourd’hui, j’me suis fait plaisir. Et même trois fois !
– Hamdou’llah3, tu deviens raisonnable, alors ! Tant mieux, ma fille.
– Ça, n’y compte pas trop ! Et l’prochain, j’le louperai pas !
À la dérobée, elle regarda Juliette qui tortillait du croupion et faisait onduler les boucles châtain
de ses cheveux mi longs tout en préparant le dîner et en écoutant de la musique sur son bala-
deur. Le souvenir de ce que lui avait fait Rico lui revint en mémoire, et son esprit se mit à va-
gabonder en voyant les mignonnes fesses de Juliette se balancer au rythme de la musique.
Elle est plutôt bandante, la minette. Et d’après c’que j’entends d’leur chambre, elle doit être
drôlement douée. J’me demande, la prochaine fois qu’elle m’fait du “rent’ dedans”, j’vais p’tit
bien m’laisser tenter. C’t’à voir… Après tout, c’était super bon avec Rico, alors avec une fille,
ça doit être…
1 Bonsoir, Maman 2 Bonsoir, ma chérie 3 Dieu merci (ou Dieu soit loué)
À voile et à vapeur
Nora et Rico habitaient la cité “Le Bois joli”. Nom plutôt ironique quand on sait que le
dit Bois joli avait été rasé pour y construire les dix bâtiments qui formaient la cité. Quelques
rares arbres du bois avaient été épargnés pour constituer le rachitique espace vert règlementaire.
Ils logeaient dans le bloc C, un immeuble de douze étages. Lui logeait au quatrième et elle au
second. Tous les appartements étaient conçus sur le même modèle : la porte d’entrée ouvrait sur
un “living-room” dans lequel trônait une table entourée de quatre chaises, un bahut sur lequel
on pouvait voir quelques bibelots et près du mur, un téléviseur moyen écran. À droite, à côté du
téléviseur, une porte fenêtre donnant sur un petit balcon d’où l’on pouvait apercevoir le par-
king, le bâtiment d’en face et le minuscule terrain de jeu en principe réservé aux enfants, mais
le plus souvent envahi par des adolescents des deux sexes, qui venaient y rechercher un peu de
leur innocence perdue. En face, deux chambres : celle de Yasmina et Juliette, la plus grande et à
côté, celle de Nora. Enfin, à gauche, les WC, la salle de bain et un petit coin cuisine ouvert sur
le salon. Rien de bien luxueux, tout juste suffisant pour trois personnes. De même pour le mobi-
lier, simple et bon marché, vu que pour l’instant, seule Yasmina avait un emploi. Sur les murs
du salon, quelques reproductions lithographiques de tableaux célèbres, principalement des
“nus”, donnaient aux lieux quelques parfums de culture.
oOo
Ce matin-là, Nora s’était levée plus tôt que d’habitude. La séance de la veille avec Rico
l’avait étonnée et comblée ; elle se sentait en pleine forme, suffisamment en forme pour tenter
l’expérience avec Juliette. Justement, sa mère n’allait pas tarder à partir à son travail. Elle aurait
alors le champ libre pour ce surprenant essai : faire l’amour avec une fille. Elle était vraiment
curieuse de savoir ce que cela donnerait avec Juliette.
– Sabah al kheir1, Yemma. Tu vas aller au turbin ? dit-elle d’un air innocent.
– Sabah al kheir, Azizati. Eh oui, ma fille ! Faut bien qu’y en ait au moins une qui ramène de
quoi s’payer le couscous et la chorba. Bon, j’vais rentrer tard ce soir, pasque c’est la folie au
magasin en c’moment avec les promos. Ça rend les clients complètement “mabouls”. Juliette,
ma chérie, tu t’occuperas de Nora ? Je compte sur toi, d’accord ?
– Bien sûr, Yasmina. T’inquiète pas, elle crèvera pas d’faim.
– Bon, j’y vais. À ce soir, les filles. Et soyez sages, compris ?
Yasmina n’était pas dupe. Elle savait que Juliette était amoureuse de sa fille, elle s’en
était aperçu dès le premier jour. Cela ne la gênait pas outre mesure, sachant que sa fille, parfai-
tement hétérosexuelle, n’aurait jamais l’idée saugrenue de céder aux avances que Juliette ne
manquait sûrement pas de lui faire dans son dos. Mais elle était à cent lieues d’imaginer ce que
Nora avait projeté de faire. Aussi partait-elle l’esprit tranquille.
1 Bonjour (le matin)
oOo
Les deux jeunes filles prirent leur petit déjeuner ensemble. Nora vit avec amusement que
Juliette baissait les yeux et gardait le nez dans son bol. Contrairement aux jours précédents, elle
avait masqué la vue de ses charmes par une hideuse robe de chambre de couleur mal définie, et
qui, vu la taille, avait dû appartenir à Yasmina. La façon dont Nora lui avait répondu la veille
l’avait blessée. Elle aurait pu y mettre les formes, tout de même ! Aussi affichait-elle un air
boudeur.
– Ben alors, ma Juliette, tu m’aimes plus ? Pas de nuisette affriolante pour me montrer tes mi-
gnons petits nichons. Pas de proposition salace aujourd’hui ? Tu m’en veux encore pour hier ?
Juliette se mit à tortiller une mèche de ses fins cheveux et à s’agiter sur sa chaise, signe chez
elle de gêne et d’indécision.
– Vu la façon dont tu m’as lourdée hier, comprends qu’j’en ai gros sur la patate et qu’j’hésite !
– Faut pas l’prendre comme ça, ma Juliette, c’était pasque j’étais en manque. Heureusement
qu’je peux toujours compter sur Rico pour ça. C’est vrai que j’préfère les hommes, mais après
la séance d’hier avec lui… Y m’a fait avec la langue un truc qui a affolé ma chatte et m’a fait
grimper au plafond. Tu vois c’que j’veux dire, c’pas ?
Juliette comprit aussitôt de quoi il s’agissait et son cœur se mit à battre plus vite.
– Euh… je crois oui. Un truc de gouines, tu veux dire ? Ça alors, il t’a brouté l’gazon ! s’écria-
t-elle avec surprise.
Quelle chance il a, pensa-t-elle tristement.
– Tout juste, ma belle. En plus, y m’a dit qu’les mecs aussi aiment bien ça. C’était super avec
lui, mais j’me suis dit qu’avec une fille, ça devrait être… Et puis, si on essaye pas au moins une
fois, on peut pas savoir, c’pas ?
Là, Juliette en eut une bouffée de chaleur qui l’envahit toute entière. Avait-elle bien
compris ce que suggérait Nora ? Voulait-elle vraiment essayer de…
– Tu veux dire qu’tu voudrais bien… avec moi… t’es sûre…? Oh, ça s’rait… bredouilla-t-elle,
le cœur battant la chamade.
– Avec qui d’autre, sinon ? Tu m’as bien fait comprendre que ça t’plairait aussi, non ? Alors,
t’y es partante ? répondit Nora avec un clin d’œil coquin.
C’est avec enthousiasme et en rougissant de joie qu’elle s’écria :
– Tu m’le demandes ? Bien sûr qu’je suis partante. Toujours pour toi ! Viens, allons dans ma
chambre.
– Euh… j’préfère dans la mienne. Ça m’gênerait dans le lit de Yemma, tu comprends ?
– T’as raison, dit-elle en rougissant de plus belle, pensant à ce qui se déroulait habituellement
sur ce lit. Oh, j’suis si heureuse. Tu vas voir, tu n’en reviendras pas, promit-elle.
allèrent donc sans tarder dans la chambre de Nora. Celle-ci, plus petite que celle de sa
mère, était meublée d’un lit assez étroit, ce qui n’était pas trop gênant pour ce qu’elles allaient
faire, bien au contraire ! Un placard mural, une coiffeuse et une petite commode complétaient
cet ameublement fort succinct. Mais Nora ne s’en plaignait pas. Cela lui suffisait largement.
Elle commença par enlever l’horrible peignoir de Juliette, découvrant sa courte nuisette
rose sous laquelle elle ne portait rien. Puis elle lui ôta ce dernier obstacle pour découvrir son
entière nudité. Le corps de Juliette était assez menu, mais parfaitement bien proportionné.
Comme le lui avait fait Rico la veille, elle embrassa et caressa ses seins, dont elle apprécia la
douceur et la fermeté, puis elle continua sa prospection sur son ventre, ses hanches et ses fines
jambes. Curieusement, cela provoqua en elle une vague de désir, à laquelle elle était prête à
s’abandonner totalement.
Quant à Juliette, elle en frissonnait de plaisir et d’excitation. N’y tenant plus, elle désha-
billa promptement Nora et l’entraîna sur le lit. Elle commença par des baisers et des caresses
qui donnèrent à Nora des sensations toutes nouvelles. En effet, les caresses des hommes lui
semblèrent bien maladroites comparées à celles de la jeune fille. Les mains et les lèvres de Ju-
liette lui parurent d’une exceptionnelle délicatesse. Quant à sa peau, elle était tellement douce,
par rapport au cuir de sanglier de certains hommes et son parfum était si capiteux qu’elle sentit
la tête lui tourner un peu. Et puis, sentir contre son corps les seins de Juliette, son ventre ferme
et sensuel, ses jambes qui enlaçaient les siennes, fut pour elle une véritable découverte. Elle se
surprit à trouver très agréable d’embrasser et de caresser une femme, alors que jusqu'à présent,
seul le contact d’un corps masculin lui produisait cet effet. Mais tout cela n’était qu’un prélude.
Après ces délicieux préliminaires, Juliette passa aux choses sérieuses. Si Rico s’était montré
particulièrement habile en s’occupant de son sexe, la jeune fille se montra experte. Un vrai fes-
tival des sens qui fit gémir Nora, et ce n’était certes pas de douleur. Sa stimulation sexuelle crût
jusqu’à atteindre un niveau que Nora n’avait que très rarement connu. L’orgasme qu’elle eut
alors était au moins aussi intense que celui qu’elle aurait eu avec un homme.
Après quoi, Juliette revint prêt d’elle et l’embrassa longuement. Nora sentit sur sa langue
le goût de son propre fluide intime mêlé à la fraîche salive de Juliette, et elle trouva cela plutôt
agréable.
– Tu sais, Nora chérie, tu as très bon goût. Je m’suis régalée de ta chatte, lui dit-elle d’un ton
gourmant.
Nora reprenait lentement son souffle. Comme elle l’avait supposé, l’expérience avec Ju-
liette allait bien au-delà de ce qu’elle avait ressenti avec Rico. Elle prit alors sa décision. Elle
allait faire à Juliette ce qu’elle n’aurait jamais imaginé faire à une femme auparavant, alors
qu’elle n’avait aucun problème pour le faire à un homme. Juliette lui avait procuré un tel plaisir
qu’elle méritait bien un effort de sa part. La regardant avec tendresse, elle murmura :
– À moi de te goûter, maintenant. Laisse-moi faire.
Le sexe de Juliette était tout chaud et humide. Elle aussi avait ressenti une grande excita-
tion d’avoir embrassé, caressé et butiné celui de Nora. Bien sûr, cette dernière n’avait pas la
maestria de sa jeune amante, mais elle y mit une telle bonne volonté et une telle ardeur que Ju-
liette aussi atteint la jouissance suprême. Puis, revenant près d’elle, elle l’embrassa tout aussi
longuement que l’avait fait Juliette. Elles se turent un instant pour reprendre leur souffle et cal-
mer les battements sourds de leurs cœurs.
– Toi aussi, tu as bon goût, ma Juliette. J’aurais jamais cru ça. C’était…
Elle n’arrivait pas à trouver ses mots pour qualifier l’expérience qu’elle venait de vivre. Se
dressant sur son coude, Juliette s’enquit :
– Alors, maintenant qu’t’as essayé, qu’est-ce t’en dis ?
– Eh ben, j’dois dire que… C’est surprenant, au début. Et pis, tu m’as fait éprouver de telles
sensations que… Oh, sale bête ! T’y as fait d’moi une gouine ! s’exclama-t-elle.
– Non, j’crois plutôt qu’tu vas être “à voile et à vapeur” maintenant. Mais dis-moi, tu voudras
bien recommencer avec moi de temps en temps ? demanda-t-elle avec une lueur d’espoir dans
le regard. T’es plutôt doué, tu sais.
– Bien sûr, ma Juliette. C’était trop bon, c’qu’on a fait.
Puis, après avoir un peu réfléchi, elle lui demanda :
– Mais et toi, ça t’a jamais tenté d’le faire avec un mec ?
– J’ai trop peur. C’est tellement fragile et délicat, c’te p’tite chose. Y enfoncer un machin gros
et dur, ça doit être douloureux, non ? Et puis, une femme, c’est tellement plus beau, plus doux,
plus délicat, plus sexy...
– La première fois, j’dis pas. Et puis, ça s’était très mal passé pour moi. C’est pour ça qu’je les
torture, ces pourris. Mais après, une fois qu’le passage est fait, c’est… Ah, tu peux pas com-
prendre si t’y as jamais essayé, affirma-t-elle d’un ton sans appel.
Elle réfléchit encore un moment, puis elle eut une idée. Il faudrait pour ça un garçon suffisam-
ment doux, patient et particulièrement doué ; et elle avait ça sous la main !
– Si jamais tu changes d’avis, j’te “prêterai” Rico. C’est un véritable champion au pieu. Il ne te
fera pas mal, mais si tu dois hurler… ce sera de plaisir. Au fait, t’y es encore pucelle ?
En effet, de sa réponse dépendait la prestation de Rico.
– Euh… Non. Ta mère m’a dépucelé, avec beaucoup de délicatesse, je dois reconnaître. C’était
pour qu’on puisse utiliser… enfin, tu sais quoi… Mais ça, j’ai jamais voulu. J’avais trop peur
d’avoir mal. Alors, elle n’a pas insisté et on a fait autrement, enfin, comme nous tout à l’heure.
Par contre, elle, elle s’en sert chaque fois. Faut pas lui en promettre, à Yasmina !
Sacré Yemma, pensa Nora, encore plus chaude et vicieuse que moi, si c’est possible. J’ai bien
de qui tenir !
– Alors aucun problème, pisque le passage est libre. Tu verras, si t’y essayes, tu n’le regretteras
pas, affirma-t-elle.
– Et si on allait prendre une douche ensemble ? Je n’tai pas tout montré. Y’a des choses très,
très agréables qu’on peut y faire. Tu verras.
Elles y allèrent, et effectivement, ce que lui fit Juliette sous la douche étonna et ravit tout à la
fois Nora. Décidément, l’amour entre femmes était plein de ressources2 !
oOo
2
N’insistez pas, Mesdames. Vous n’aurez aucuns détails. Je fais confiance à votre imagination !
Après ces plaisants jeux érotiques, Nora choisit avec soin la tenue qu’elle allait porter.
Elle avait déjà repéré sa prochaine victime et comptait passer à l’attaque le jour même. Cette
robe allait sûrement lui attirer les railleries des “morveux” de la cité, car ils n’avaient pas
l’habitude de la voir ainsi travestie. S’habiller en jeune fille modèle, de bonne famille et BCBG
était tout bonnement désopilant. D’ailleurs, Juliette éclata de rire en la voyant ainsi parée.
– Tu vas à un bal costumé, ma chérie ? Mais tu sais qu’ça te va plutôt bien ! On dirait pas en
t’voyant comme ça que t’es…
– Une roulure ? l’interrompit Nora. T’inquiète, mon prochain souffre-douleur sera content du
voyage, J’t’assure qu’y va m’tomber tout rôti dans l’bec.
En effet, elle avait remarqué sur le campus de la faculté de lettres ce jeune homme distin-
gué et sans doute d’excellente éducation qui ne demandait qu’à être torturé par elle. Et elle
n’allait pas s’en priver. Certes, il n’était pas très beau, mais cela ne la gênait pas. Elle était dé-
cidée à faire flèche de tout bois.
Nora avait la surprenante faculté d’adapter ses manières et son langage à la personne
qu’elle avait en face d’elle. Pour cette proie, elle devait passer pour une jeune fille bien sous
tous rapports, d’où son déguisement. En chemin, elle rencontra Rico, qui, comme Juliette,
s’écroula de rire.
– Non, tu rigoles, Nora ! Où tu vas comme ça ? À un bal masqué ?
– J’vais à la pêche, mon grand. Ramène ta fraise et tu verras l’artiste à l’œuvre, dit-elle avec un
clin d’œil complice.
– C’est bon, j’te suis. J’voudrais pas rater ça.
Juliette le regarda avec une lueur coquine dans les yeux.
– Rico, tu devineras jamais c’que j’ai fait c’matin !
– Facile. Tu t’es envoyée en l’air. Ça s’voit tout d’suite sur ton visage, quand t’as fait l’amour.
Et à t’voir, ça devait être plutôt réussi. J’me trompe ?
– Gagné. Mais j’te raconterai plus tard. Là, j’ai un poisson à prendre dans mes filets. Et j’suis
sûre que ce s’ra facile avec çui-là, se vanta-t-elle.
– Et quel est l’malheureux qu’tu vas torturer, c’te fois ?
– Un mec d’la haute, si j’en crois sa tronche et ses fringues.
– Héééé, t’as peur de rien, toi. Et tu crois qu’ça va être facile ? Pasque les “bourges’”, tu sais…
– T’y en a déjà vu un m’résister ? Ça m’ferait mal au sein !
À ce moment-là, ils croisèrent le Balafré accompagné de ses deux esclaves. Les trois
malheureux s’écrasèrent contre le mur pour les laisser passer, puis disparurent aussi vite que le
permettaient les béquilles du Balafré. Se faire rosser par elle une fois était largement suffisant.
Pour rien au monde il n’aurait retenté l’expérience.
oOo
Nora et Rico descendirent du bus au moins un arrêt avant le “Chat Huttant”, un bar plutôt
huppé du centre-ville qui était un peu le QG des étudiants de la faculté voisine. Il comportait, en
plus du bar et de la salle principale, une petite annexe équipée de deux billards français et de
quelques jeux vidéo. Un téléviseur grand écran diffusait en permanence une chaîne musicale
qui jouait les clips des dernières scies à la mode. Peine perdue, car le son était couvert par la
cacophonie du choc des boules de billard, des “lasers” des jeux vidéo et des braillements des
joueurs de belotte contrée. Avant qu’ils arrivent en vue du bar, elle lui dit :
– On va se séparer ici. Faut pas qu’on nous voie ensemble. Installe-toi à une table vers le fond
et admire l’artiste.
– Je veux, ma Nora ! J’suis impatient d’voir ça.
Seul à une table, un jeune homme à l’allure distinguée sirotait une bière légère en es-
sayant de lire un livre malgré le bruit. Plutôt grand, brun aux yeux bleus, il n’avait rien d’un
séducteur, mais son maintien et une certaine prestance trahissaient une excellente éducation.
Nora se dirigea droit vers lui.
– Excusez-moi, Monsieur. Puis-je m’asseoir à votre table ? dit-elle d’une voix douce.
Hubert leva la tête et ce qu’il vit accéléra les battements de son cœur.
Quelle jolie fille ! Sûrement de bonne famille et élevée chez les bonnes sœurs. Il va falloir que
je joue serré pour ne pas la faire fuir.
– Si vous voulez, Mademoiselle. Mais il y a plusieurs table vides à côté, alors…
– Certes, mais une jeune fille seule à une table dans ce genre d’établissement s’expose à cer-
tains… euh… désagréments. Vous comprenez ce que je veux dire, n’est-ce pas ?
Il comprenait fort bien et cela le fit rougir légèrement. C’était bien le genre de fille à attirer les
“dragueurs” comme le miel attire les mouches.
– Tout à fait. Mais ne craignez-vous pas que je puisse vous causer ce genre de… désagré-
ments ?
– Je suis certaine que non. Vous m’avez l’air d’un jeune homme bien élevé qui ne s’abaisserait
pas à ce genre de pratiques. Est-ce que je me trompe ? demanda-t-elle avec un regard pudique
et innocent.
– Vous me flattez, vraiment, dit-il en rougissant de plus belle. Puis-je vous offrir quelque
chose ?
– Bien volontiers, Monsieur. Euh… Monsieur…
– Pardonnez mon impolitesse. Je me présente : Hubert de Guernesey. Et puis-je savoir à qui j’ai
l’honneur…?
Cette fois, le poisson semblait bien tenté par l’appât. Mais il fallait la jouer finement, ce qu’elle
n’aurait aucune peine à faire.
– Veuillez m’excuser de ne vous dévoiler que mon prénom. Mon nom risquerait de vous éton-
ner.
Elle fit une courte pause, comme pour marquer une hésitation, puis reprit :
– Je m’appelle Nora. Enchantée de vous connaître, M. de Guernesey.
– Je le suis encore bien plus de rencontrer une aussi ravissante jeune-fille.
– Cette fois, c’est vous qui me flattez. Eh bien, j’accepterai volontiers un café.
Le géniteur de Nora, jeune homme blond aux yeux bleus, lui avait légué un physique ré-
solument occidental. Beaucoup s’étonnaient que Yasmina puisse être sa mère, tant elles étaient
dissemblables. L’explication en était pourtant très simple : Yasmina, d’origine berbère, avaient
certainement parmi ses ancêtres des Romains, Teutons ou Vikings, qui avaient, au cours des
différentes invasions de l’Afrique du Nord, croisé sa lignée et laissé quelques charmants souve-
nirs. Il y avait donc statistiquement une chance sur quatre que sa fille fût blonde aux yeux bleus.
C’est pourquoi elle n’avait pas voulu révéler son nom. Du moins, pas encore. Elle attendrait le
moment où ça ferait le plus mal.
Quant à Hubert, unique héritier d’une famille noble de Bretagne, il n’était pas franche-
ment laid, mais n’attirait pas non plus les regards. Ses parents étaient propriétaires d’une petite
PME3 qui leur avait permis de conserver le patrimoine familial. Ceci étant, l’entretien du ma-
noir et de son domaine absorbait la plus grosse partie de leurs revenus, aussi ne roulaient-ils pas
sur l’or.
La jeune proie de Nora était visiblement tombée sous son charme. Bien qu’assez inexpé-
rimenté envers le beau sexe, son attirance pour elle lui donna un peu d’audace.
– Et, si ce n’est indiscret, puis-je vous demander ce que vous venez faire dans ce lieu de perdi-
tion ?
– J’avais rendez-vous avec une amie pour aller faire du shopping. Mais je crains fort qu’elle ne
m’ait oubliée, et son portable est sur messagerie. Je vais donc devoir retourner chez moi. Déso-
lée de vous avoir importuné.
– Mais pas du tout ! protesta-t-il. Bien au contraire, j’ai été ravi de discuter avec vous, et je me
sens déjà triste de vous voir me quitter si tôt.
– Vous êtes bien trop aimable. Merci de votre indulgence. Peut-être nous reverrons-nous, qui
sait ?
Le ton et l’attitude de Nora lui donnèrent un peu plus d’assurance.
– Je suis ici tous les jours après les cours. Viendrez-vous me revoir ? Dites oui, sinon je meurs !
– Eh bien, je ne voudrais pas avoir votre mort sur la conscience. Je reviendrai, c’est promis.
Elle avait dit ces derniers mots avec un regard très prometteur, que même le plus inexpérimenté
des “puceaux” aurait compris.
– J’attends ce jour avec impatience, Mademoiselle.
– Vous pouvez m’appeler Nora, cela ne me gêne pas.
– D’accord, à condition que vous m’appeliez Hubert.
– Eh bien, au revoir… Hubert.
3 Le pléonasme est volontaire !
– Au revoir… Nora. Vivement le jour béni où je vous reverrai.
Hubert n’en revenait pas. Une superbe jeune fille semblait s’intéresser à lui. Du jamais vu !
Vivement qu’elle revienne ! Elle va sûrement tenir sa promesse, une fille bien comme elle…
oOo
Rico attendit un peu avant de sortir à son tour. Il ne fallait pas qu’Hubert les voie partir
ensemble, cela aurait anéanti les efforts de Nora. Il la retrouva plus loin, hors du champ de vi-
sion du bar. Il avait suivi de loin leur conversation et était ébahi de la façon de s’exprimer de
Nora. C’était très loin de son parler familier habituel.
– Où t’as appris à causer si bien français ? Tu m’as assis, là. J’en croyais pas mes feuilles de
chou !
– Qu’est c’tu crois, p’tite tête. J’pionçais pas pendant les cours, moi. J’étais même bonne. Tou-
jours la meilleure note en rédac et en dictée.
– Et pourquoi t’as arrêté alors ? T’aurais pu aller plus loin, non ?
– J’aurais bien voulu. Mais ma vieille pouvait plus assurer. Tu sais, d’abord le chomdu, puis
caissière dans un supermarché, c’est pas l’Pérou. En plus, à cause de ce pourri d’Alain, j’avais
complètement raté la troisième, et il m’aurait fallu redoubler. C’est vrai qu’je regrette de pas
avoir continué, mais mektoub4 !
Nora poussa un gros soupir à fendre le cœur. Puis, balayant d’un geste ses regrets, elle reprit :
– Bon, je crois qu’le poisson a bien mordu. Y va pas tarder à m’bouffer dans la main. Au fait,
devine avec qui j’me suis envoyé en l’air c’matin…
– Hmm… Ça risque pas d’être un mec d’la cité, tu peux pas les blairer. Et puis dans cette te-
nue… C’est donc chez toi… Voyons… Non, me dis pas qu’c’est avec… T’as viré ta cuti ou
quoi ? s’exclama-t-il avec effarement.
– Eh ben, c’que tu m’as fait hier m’a donné envie de voir c’que ça donne avec une fille. Et
c’était… Tu sais, t’y es doué, mais alors elle… Ya’llah5 ! Une véritable artiste ! Au fait, j’aurais
p’tet un p’tit service à te demander.
– Dis toujours, ma grande. Si j’peux, c’est sans problème.
4 C’était écrit.
5 Mon Dieu
– Y s’peut qu’la Juliette ait envie d’essayer un mec, mais elle a peur. Alors j’ai pensé à toi.
J’suis sûre que tu seras assez doux pour pas lui faire mal et qu’tu saurais la faire grimper aux
rideaux.
Rico se frotta le menton en réfléchissant brièvement.
– Ça m’dirait bien ! C’est un beau brin d’fille, la Juliette. Même qu’c’est dommage qu’elle soit
goudou.
– Bon, mon Rico, j’rentre me changer. Y’en a marre de m’faire chambrer à cause de ces nippes.
Tu vas faire quoi, là ?
– Bof ! J’vais p’tet me payer un billard. Ça te dit ? J’t’attends, si tu veux.
– Non, c’est pas trop mon truc. Et puis, j’vais p’tet remettre le couvert avec Juliette, répondit-
elle avec un clin d’œil canaille.
– Eh bé, ça t’a plu tant qu’ça, c’matin ? Et en plus, c’est d’ma faute tout ça ? J’aurais pas dû
t’faire découvrir la chose !
– Au contraire, t’y as bien fait, mon Rico. J’aurais jamais essayé sinon. Et j’regrette pas,
j’t’assure !
Effectivement, Juliette attendait et espérait que Nora en redemande. Dès qu’elle la vit en-
trer, elle sut que ça allait sûrement se faire. Nora la prit dans ses bras, la serra fort contre elle,
lui donna un langoureux baiser, puis, la prenant par la main, elle l’emmena dans sa chambre.
Elles avaient beaucoup de temps avant le retour de Yasmina.
J’ai des doutes !
Nora avait décidé de laisser passer une semaine avant de revoir Hubert. Ainsi, après
avoir “mariné” pendant tout ce temps, n’en serait-il que plus désireux de la revoir. En attendant,
elle avait trouvé un petit emploi de serveuse dans une gargote, histoire de se faire un peu
d’argent de poche. C’était un petit restaurant routier situé à la sortie de la ville, en bordure de la
nationale. La salle n’était pas très grande et la cuisine minuscule, mais le parking à l’extérieur
pouvait accueillir les plus grands poids-lourds. La beauté de Nora émoustillait les clients et son
franc-parler la leur rendait encore plus sympathique. Lorsqu’un routier indélicat lui avait mis la
main aux fesses alors qu’elle avait les bras chargés d’assiettes à servir, elle s’était retournée,
l’avait toisé furieusement tout en lui disant :
– Essayez de recommencer et je vous fais avaler votre dentier, vieux cochon !
Interloqué par cette réaction inattendue – les serveuses habituellement faisant semblant
de ne rien remarquer – l’indélicat ne sut que répondre et remit le nez dans son assiette, tandis
que les autres clients étaient pliés de rire. Depuis, plus personne ne se permit le moindre geste
déplacé envers elle. Nora travaillait à mi-temps dans ce routier, l’autre service étant assuré par
une ravissante jeune fille prénommée Zoé. Elle avait donc largement le temps de butiner Ju-
liette en l’absence de sa mère. Ses rapports avec elle étaient toujours aussi intenses et satisfa i-
sants, pourtant, elle avait la troublante sensation qu’il lui manquait quelque chose. Ce petit
quelque chose1 que seul un homme pouvait lui apporter. Un jour, n’y tenant plus, elle alla trou-
ver Rico.
– Rico, mon grand, j’vais avoir besoin de toi.
À sa façon de lui dire cela et à son regard trouble, il comprit vite de quoi il s’agissait. Elle avait
tous les symptômes du manque de sexe.
Comme c’est bizarre, pensa-t-il. Elle a pourtant de quoi faire avec Juliette !
– À vos ordres, Princesse. Que puis-je faire pour vous être agréable ?
Rico avait dû faire beaucoup d’efforts pour lui sortir cette réplique digne de Mme de Sévigné.
Nora dut se mordre la lèvre pour ne pas éclater de rire. Elle avait parfaitement saisi l’allusion.
– Te fous pas d’moi. Écoute que j’t’explique. C’que je fais avec Juliette est extra, mais j’ai une
curieuse sensation de vide là où j’pense. Ça m’fait vraiment bizarre, tu mords le topo ?
Il voyait très bien où elle voulait en venir, mais il la poussa dans ses derniers retranchements
pour la taquiner un peu.
– Ouais, j’crois. Et pourquoi t’utilises pas un d’ces machins pour remplacer, tu sais… rétorqua-
t-il.
Il savait que jamais elle n’aurait utilisé ce genre de prothèse, aussi sa réaction ne se fit pas at-
tendre :
1
Vous pouvez rire, Mesdames, c’est bien ce à quoi vous pensez !
– Un godemiché ? Ça va pas la tête ? J’suis pas comme Yemma, moi ! J’aurais l’impression
d’me masturber, et ça, j’ai jamais eu besoin de l’faire. Non, il m’en faut une, bien vivante, bien
dure et bien active, qui sait y faire pour donner du plaisir. En somme, une comme la tienne !
– Si j’comprends bien, tu voudrais qu’je calme Minette ? Bien volontiers, ma chère ! Et je pour-
rais t’refaire comme la dernière fois ?
– Euh… Sans vouloir te vexer, t’y es doué, c’est vrai, mais Juliette, elle, c’est une vraie magi-
cienne pour ça. Et puis, c’est pas d’ça que j’ai besoin.
– Dommage, car t’as bon goût, tu sais. La viande est déjà délicieuse, mais alors le jus, j’te dis
pas… J’y regoûterais bien volontiers.
– Ouais, c’est aussi c’que m’a dit Juliette. Bon, alors tu pourras le faire, mais juste un peu pour
te mettre “en appétit” et on passe vite aux choses sérieuses, d’accord ?
Ils se rendirent donc au même hôtel borgne que la dernière fois. Une fois en tenue adé-
quate et installés sur le lit, ils commencèrent par des baisers et des caresses propres à faire mon-
ter la pression. Puis Rico lui fit ce qui avait si bien réussi la fois précédente et qu’elle avait bien
apprécié. Nora poussait des petits gémissements qui montraient qu’elle était très sensible à la
chose. Mais sentant que l’orgasme finirait par venir s’il continuait ainsi, elle lui dit, le souffle
court :
– Ça suffit… comme ça… vas-y… maintenant…
Lorsqu’il la pénétra, elle poussa un profond soupir de soulagement et d’aise. Enfin, elle
se sentait comblée par ce corps étranger mais tant désiré qui emplissait délicieusement
l’intérieur de son intimité. Puis il œuvra en artiste pour l’amener à la jouissance suprême, ce qui
ne tarda pas, tant il l’avait excitée au début. Nora se sentait bien mieux, mais pas encore tout à
fait repue au niveau sexe. Elle l’obligea donc à réitérer son exploit cinq fois encore. On imagine
sans peine l’état de la chambre après leur passage ! Lorsqu’ils quittèrent l’hôtel à la nuit tom-
bée, le pauvre Rico était sur les rotules. Il s’était donné à fond et il lui faudrait quelques jours
pour s’en remettre. Mais le jeu en valait la chandelle. Faire l’amour avec Nora était bien plus
qu’agréable, étant donné les tendres sentiments qu’il éprouvait pour elle.
Chemin faisant, elle revint à son idée concernant Juliette :
– Dis-moi, Rico, t’y es toujours partant pour faire découvrir la chose à Juliette ? J’vais essayer
d’la convaincre.
– Bien sûr, mais pas tout d’suite. Tu m’as vidé, là. Laisse-moi souffler un peu, dit-il l’air com-
plètement épuisé.
– T’inquiète, t’y auras le temps de t’refaire une santé avant qu’elle s’décide, lui dit-elle en riant.
Entre Juliette et Rico, Nora avait de quoi satisfaire son insatiable appétit sexuel. Restait à
présent à faire découvrir à Juliette la face cachée des relations hétérosexuelles.
Faudra qu’Juliette y goûte au moins une fois pour pouvoir comparer, comme moi j’l’ai fait
avec elle. Si ça n’lui plaît vraiment pas, rien ne l’oblige à continuer. Mais au moins, elle mour-
ra pas idiote !
oOo
Depuis quelques temps, Yasmina se posait des questions. Au lit, Juliette se montrait
moins ardente que d’habitude et semblait se fatiguer bien vite. Aussi commençait-elle à avoir
de sérieux doutes. Est-ce que par hasard… Mais avec qui ? Elle ne sortait jamais, car les jeunes
voyous de la cité lui faisaient peur. Quant aux autres ménagères de la cité, ce n’était même pas
la peine d’y penser. Une incroyable collection de “boudins” et de “daubes”. La conclusion lo-
gique ne tarda pas à venir.
Si elle me trompe, ça n’peut être qu’avec Nora. J’sais qu’elle en est amoureuse depuis
l’premier jour, mais ça m’étonne un peu d’ma fille. Elle a toujours fait ça qu’avec des mecs.
Bon, j’vais cuisiner Juliette et lui faire cracher l’morceau. Ça va pas tarder.
Le soir même, après avoir tièdement fait l’amour, Yasmina se tourna vers Juliette et lui dit :
– Dis-moi, ma chérie, tu m’as l’air bien fatiguée en c’moment. Comment ça s’fait ?
– Ben… J’sais pas. C’est vrai qu’j’ai eu des coups d’pompe ces derniers jours, mais j’sais pas
pourquoi, répondit cette dernière en rougissant un peu et avec une voix légèrement chevrotante.
– Qu’est-ce qui peut bien te fatiguer comme ça ? Tu fais pourtant pas grand-chose à la maison,
tu n’sors jamais, alors quoi ? J’vois qu’une seule chose qui peut t’mettre dans cet état.
Juliette rougit encore plus, ce qui était pour Yasmina un aveu implicite. Elle craignait que sa
maîtresse ne découvre son infidélité, mais surtout avec qui elle la trompait.
– Si t’y es moins performante avec moi, c’est qu’t’y as déjà eu ta dose dans la journée, affirma-
t-elle. J’me trompe ?
– Mais non, Yasmina, qu’est-ce tu vas imaginer là ? Et puis, avec qui donc ? J’suis toujours
seule… tenta-t-elle de se justifier.
– Arrête, ma chérie. C’est pas à la vieille poule que tu vas apprendre à pondre un œuf. Ça s’voit
que t’y as déjà baisé aujourd’hui, et les autres jours aussi. Ne m’prends pas pour une conne.
De rouge qu’elle était, Juliette devient cramoisie. Yasmina soupire, puis lui dit :
– Bon, on va arrêter là pour ce soir. On en reparlera demain. Dors maintenant.
Yasmina s’endormit sans problème, tandis que la pauvre Juliette n’arrivait pas à trouver le
sommeil.
Qu’est-ce qu’elle va dire demain ? Elle a dû comprendre qu’c’est avec Nora que j’m’envoie en
l’air. Et si elle décide d’me virer, où j’vais aller ? Merde, j’aurais pas dû tant forcer avec No-
ra. Mais c’était si bon…
Le lendemain, Yasmina réveilla sa fille sans ménagement. Elle n’avait eu aucun mal à
obtenir les aveux complets de Juliette, qui ne pouvait nier l’évidence.
– Aya, noudi2 ! J’ai à t’parler. Bouge tes fesses, dit-elle en les lui claquant.
Encore à moitié endormie, Nora va au salon où elle voit Juliette complètement décomposée
tandis que sa mère affiche une mine pas très encourageante.
– Alors comme ça Juliette et toi vous baisez pendant qu’je m’casse le troufignon pour ramener
de quoi bouffer ? C’est du propre !
Yasmina n’avait pas l’air de plaisanter et semblait bien sûre de son fait. Nora tenta de se dé-
fendre :
– Ça va pas, Yemma ? Tu m’vois avec une femme ? Tu sais bien qu’c’est pas mon genre !
– C’est pas la peine d’jouer la comédie. Ta gonzesse m’a déjà tout avoué.
Nora était coincée. Si Juliette avait tout dit, cela ne servait à rien de nier. Elle regarda sa mal-
heureuse amante et lui fit un sourire d’encouragement. Puis elle se tourne vers sa mère avec un
air de profonde contrition.
– Smahni3, Yemma. Je voulais juste voir c’que ça donnait avec une fille.
2
Allez, lève-toi 3
Pardonne-moi
– Et apparemment ça t’a plu, pisque t’y as recommencé, non ? J’croyais qu’y avait que les mecs
qui te branchaient. Qu’est-ce qui t’a pris de virer ta cuti comme ça ?
– Faut croire que j’suis un peu la fille d’ma mère, répondit-elle avec une lueur complice dans le
regard.
Cette réplique fit sourire Yasmina malgré elle et retomber un peu sa colère. En fait, la si-
tuation l’arrangeait beaucoup. Elle aimait bien Juliette, mais sa relation avec elle commençait à
lui paraître trop longue. D’habitude, elle ne restait pas plus de six mois avec ses conquêtes. Or
avec Juliette, ça allait bientôt faire un an. Mais elle n’eut pas le cœur de mettre Juliette à la rue
où la pauvre fille n’aurait sans doute pas survécu. La seule solution était encore de la confier à
Nora, aussi étrange que puisse paraître cette attitude.
– Bon, y a pas trente six solutions. Juliette, je sais que t’y aimes Nora depuis le premier jour où
tu l’as vue. Ne nie pas, c’était évident ! Et toi, Nora, t’y aimes Juliette ?
Si j’l’aime ? Aimer… C’est quoi, aimer… J’ai aimé l’enfoiré qui m’a dépucelée. Mais ce pourri
voulait juste tirer un coup. Dès qu’il a fini, il est parti sans un mot ni un regard. J’avais mal,
mais c’qui m’a fait l’plus mal, c’est qu’je l’aimais, ce bâtard. Et c’te blessure n’a jamais guéri.
Rico ? Oui, j’l’aime comme un grand frère, même s’il nous arrive de baiser ensemble. Mais
Juliette, j’sais pas…
– Alors, tu rêves ou quoi ? Juliette, tu l’aimes ou pas ?
– Excuse-moi, ma Juliette. Faire l’amour avec toi est fantastique et j’aime beaucoup ça. Mais
j’peux pas dire qu’je t’aime. Ce serait pas honnête envers toi.
– Tu l’aimes pas, mais t’y aimes baiser avec elle, c’est déjà ça. Juliette, tu t’en contenterais ?
– Oh oui, tant qu’elle voudra de moi. J’sais bien qu’elle préfère les mecs, alors j’apprécie
c’qu’elle aime faire avec moi, s’exclama-t-elle avec enthousiasme.
– Bon, alors c’est réglé. Juliette, tu vas t’installer dans la chambre de Nora. Et plus la peine
d’vous cacher maint’nant, pisque j’sais tout.
– Mais, et toi, Yasmina ? Tu n’veux plus qu’on…
Elle se rendit soudain compte de l’ineptie de ce qu’elle allait dire. Comment pourrait-elle être la
maîtresse à la fois de Nora et de sa mère ? Elle préféra donc laisser sa phrase inachevée.
– T’en fais pas pour moi. J’survivrai. Bon, les filles. C’est l’heure d’turbiner. On s’revoit ce
soir. Et tâchez d’pas trop vous fatiguer. Laissez-en un peu pour demain !
En fait, Yasmina n’avait pas joué franc jeu. Si elle avait si facilement “refilé” Juliette à sa
fille, c’est parce qu’elle commençait à en être fatiguée, aussi douée que fût celle-ci dans les
jeux érotiques, et elle l’était, la bougresse ! Elle avait repéré à son travail une toute jeune nou-
velle caissière, jolie comme un cœur. Yasmina possédait une sorte de sixième sens qui lui per-
mettait de reconnaître sans le moindre doute les lesbiennes ou en passe de le devenir. Et c’était
justement le cas de cette petite. Elle avait à présent les mains libres pour commencer ses tra-
vaux d’approche. Elle ne tarderait pas à remplacer avantageusement Juliette, car cette fille tra-
vaillait, était indépendante et avait son propre appartement.
oOo
Restées seules, Nora et Juliette prirent leur petit déjeuner en silence. Au bout d’un mo-
ment, Juliette n’y tint plus. Le silence lui pesait et elle ressentait le besoin de s’excuser. Il fallait
qu’elle s’explique.
– Pardonne-moi, Nora. J’voulais rien lui dire, mais elle avait déjà tout deviné, alors…
– J’t’en veux pas, ma Juliette. C’était obligé qu’elle comprenne. Tu pouvais pas la tromper avec
un mec, ni avec les mémères d’la cité. Avoue qu’aucune ne fait l’poids devant Yemma. Restait
plus qu’moi. L’en a pas l’air, mais elle en a dans l’chou, ma mère.
Elle regarda sa montre, puis avec un clin d’œil coquin, elle lui dit :
– Bon, j’ai encore trois heures avant d’aller bosser. Ça t’dirait qu’on s’amuse un peu ?
Juliette se sentit d’un coup soulagée et toute la fouge qu’elle n’avait pu montrer à Yasmina lui
revint.
– Et comment ! Avec toi, j’suis toujours partante. Et puis, on prendra la douche ensemble.
J’crois que t’as bien aimé ça, la dernière fois.
– J’allais t’le proposer ! Allez, on y va, lui dit-elle avec entrain.
Elles furent nues bien avant d’arriver dans la chambre. Elles n’avaient à présent plus rien à ca-
cher.
Une fois qu’elles eurent fait l’amour avec une fougue décuplée par la scène que Yasmina
leur avait faite le matin-même et pris leur douche, Juliette alla chercher le peu d’affaires qu’elle
possédait pour les installer dans la chambre de Nora. Pendant qu’elle rangeait ses effets, cette
dernière décida de remettre sa proposition sur le tapis.
– Alors, Juliette, t’y as réfléchi pour c’que je t’ai dit la dernière fois ?
– Tu veux dire… Essayer avec un mec ? J’sais pas. Ça m’fait vraiment peur. Y sont tellement
brutes…
– C’est vrai pour la plupart. Mais j’t’assure qu’c’est pas l’cas avec Rico. Il est presqu’aussi
doux et délicat qu’toi. En plus, il baise comme un dieu. Qu’est-ce tu risques ? T’y as peur
d’aimer ça et d’virer ta cuti ? Là, ça s’rait un vrai scoop ! dit-elle en riant.
– Oh non, sûrement pas ! Même si ça m’plaît avec lui, s’il est bien comme tu l’dis, j’pourrais
jamais avec d’autres. Et puis, n’oublie pas que j’t’aime. Et ça m’coûterait déjà d’le faire avec
quelqu’un d’autre que toi.
– C’est moi qui t’le demande. Promets-moi d’y réfléchir, d’accord ? Ça m’ferait vraiment plai-
sir qu’tu puisses comparer, comme j’l’ai fait avec toi. Bon, va falloir que j’y aille, maint’nant.
Allez, un bisou pour m’encourager.
Juliette ne se le fit pas dire deux fois. Et le baiser qu’elle lui donna aurait presque poussé Nora à
rester à la maison !
oOo
Restée seule, Juliette était pensive. Que Nora ne soit pas jalouse, elle le comprenait. En-
core fallait-il être amoureuse pour ça, ce qui n’était pas son cas. Mais pourquoi voulait-elle
donc qu’elle fît l’expérience avec un homme ? D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle avait
toujours été attirée par les filles. Les garçons lui faisaient peur et la dégoûtaient en même
temps. Si vulgaires et grossiers, toujours à taquiner les filles, à leur tirer les cheveux et à es-
sayer de leur soulever la jupe. Non, décidément, ça ne la tentait pas du tout. Mais d’un autre
côté, pour faire plaisir à Nora… Finalement, elle prit sa décision. Accepter sa proposition était
lui donner une preuve d’amour, même si cela pouvait paraître paradoxal. Elle se forcerait à su-
bir le répugnant contact d’un homme, en espérant pouvoir l’oublier aussi vite que possible.
Lorsque Nora revint de son travail, Juliette lui annonça la nouvelle :
– Bon, j’ai réfléchi, et je veux bien essayer. Mais sache que c’est bien pour t’faire plaisir que
j’le ferai. Tu peux m’jurer qu’y m’fera pas mal, j’ai vraiment peur, tu sais…
– Promis. Et puis, si t’y arrives vraiment pas à supporter ça, dis-lui d’arrêter. Il insistera pas,
j’te promets.
Rendez-vous fut pris pour le lendemain. Juliette avait demandé à Nora de rester à la maison, au
cas où… Cette dernière accepta sans problème, curieuse de recueillir les premières impressions
de Juliette une fois que la chose serait faite.
Rico arriva à l’heure dite. Il connaissait Juliette pour être plusieurs fois venu chez Nora
prendre un café. Certes, elle était moins belle que son amie d’enfance, mais elle était tout de
même tout à fait à son goût. Il était cependant un peu intimidé. Faire l’amour avec une les-
bienne, ce n’était pas donné à tout le monde ! Après quelques banalités d’usage, ils se rendirent
dans la chambre. C’est avec un certain dégoût que Juliette se laissa déshabiller par Rico et sup-
porta le contact de ses mains et de ses lèvres sur sa peau. Puis il entreprit de se dévêtir à son
tour. La vue de la nudité de Juliette avait produit son effet sur lui, aussi essaya-t-il de la rassu-
rer.
– Lorsque tu verras la bête, ne hurle pas. C’est p’têt impressionnant, mais j’t’assure qu’ça mord
pas. J’te promets d’aller aussi doucement qu’il faudra, et si t’y arrives vraiment pas, dis-le, j’me
vexerai pas et j’arrêterai tout d’suite, d’accord ?
Ces paroles conciliantes et son ton sincère rassurèrent un peu Juliette. De toute façon, elle
avait promis à Nora d’essayer, donc elle n’avait plus à hésiter. Aussi, c’est avec détermination
qu’elle s’allongea sur le lit, aussitôt suivie par Rico.
Il commença par des caresses et des baisers sur toutes les zones qu’il savait sensibles
chez les femmes, afin de la mettre en condition. Puis il s’occupa un peu de son sexe comme il
l’avait si bien fait avec Nora, pour qu’elle se sente encore en terrain connu. Lorsqu’il vit, à
l’humidité apparue dans l’intimité de Juliette, qu’elle était suffisamment préparée, il revint près
d’elle.
– Je peux y aller, maintenant, t’es prête ?
– Oui, mais vas-y doucement. J’ai jamais fait ça avant et j’ai vraiment très peur...répondit-elle
d’une petite voix plaintive.
– Je sais, Nora m’a prévenu. Mais t’inquiète pas. Si jamais j’te fais un peu mal, dis-le-moi et je
me retire tout d’suite. Bon, j’y vais.
Il la pénétra avec beaucoup de précautions, et avança lentement. Il sentit les mains de Ju-
liette se crisper sur son dos, mais elle tenait bon. Elle éprouvait l’impression bizarre de sentir
son vagin peu à peu envahi par ce corps étranger, mais qu’elle sentait bien vivant et palpitant.
Avec surprise, elle constata que ce n’était pas du tout désagréable, contrairement à ce qu’elle
craignait. Elle ferma les yeux pour se concentrer d’avantage sur cette découverte.
Enfin arrivé en bout de course, il commença à remuer lentement l’ustensile. Au bout d’un
moment, Juliette commença à gémir, et visiblement, ce n’était pas de douleur. Il accéléra alors
progressivement la cadence en faisant son maximum pour se retenir. Si ça devait être son
unique expérience avec un homme, alors il tenait à ce qu’elle soit fabuleuse. Les gémissements
de Juliette se firent plus bruyants et elle commença à haleter. Elle sentait son excitation aug-
menter de plus en plus, et finalement, elle atteignit un orgasme aussi intense que ceux qu’elle
éprouvait avec Nora. Rico put alors laisser le sien exploser. Juliette ne s’attendait pas à ça. Sen-
tir ce liquide chaud et visqueux projeté avec force au fond de son vagin lui procura une curieuse
sensation qu’elle n’arriva pas à définir, et elle fut encore une fois surprise de trouver que ce
n’était pas désagréable du tout. Rico se retira et s’allongea près d’elle. Ils se turent un moment,
le temps de reprendre leur souffle. Puis Rico lui demanda :
– Alors, t’as pas eu mal, c’pas ?
– C’est vrai. Et j’dois reconnaître qu’c’était pas du tout déplaisant. J’comprends maintenant
c’que Nora recherche chez les mecs. Mais, très peu pour moi, même si tu m’as fait jouir, c’est
pas et ce s’ra jamais mon truc. Tu as été très patient et très doux, mais combien d’hommes sont
comme toi ?
– Très peu, j’en ai bien peur. Enfin, j’espère qu’t’as apprécié. C’est l’principal, non ? Dis, tu
m’permets de t’embrasser ?
– T’as été si gentil avec moi qu’je peux pas t’le refuser. Mais une seule fois, d’accord ?
Rico se pencha et lui donna un long et profond baiser.
– C’est bien c’que je pensais. Aussi délicieuse au Nord qu’au Sud. L’en a d’la chance, Nora,
dit-il avec une certaine pointe d’envie.
– Bon, c’est pas que j’te jette, mais j’ai besoin d’prendre une douche. Tu veux bien partir, main-
tenant ?
– OK. J’te laisse. Et si un jour ça t’démange, pense à moi, hein ? lui lança-t-il avec un clin
d’œil.
– Même pas dans tes rêves !
Lorsqu’il passa près d’elle, Nora lui demanda :
– Alors, ça a marché ? Elle a grimpé aux rideaux ? Allez, raconte !
– Cinq sur cinq, lui répondit-il en bombant le torse, fier comme Artaban. T’en a de la chance
d’pouvoir la baiser quand tu veux. Elle est plutôt bonne au pieu.
– Qu’est-ce tu crois, bonhomme, j’m’en suis aperçu dès le premier jour. Allez, dégage !
Il s’empressa donc de sortir pour ne pas gêner Juliette lorsqu’elle reviendrait après sa douche.
Celle-ci prit une longue douche, comme pour se purifier d’une souillure plus morale que
physique. Puis elle rejoignit Nora au salon, n’osant la regarder, un peu honteuse de ce qu’elle
venait de faire avec Rico.
– Alors, tu vois qu’il t’a pas fait mal. Dis-moi, comment c’était, demanda-t-elle avec un intérêt
évident.
– Eh ben… J’dois reconnaître qu’c’était pas franchement désagréable, mais…
– Arrête ! Je sais que t’y as joui. D’ailleurs, j’t’ai entendue, et ça avait l’air plutôt bien, non ?
C’est qu’y s’y connait, le Rico.
– C’est vrai, j’avoue que j’ai joui, mais tu sais qu’j’ai fait ça pour te faire plaisir, pasque
j’t’aime. Mais j’recommencerai plus jamais, qu’ce soit avec un mec ou une nana. Je n’veux
faire l’amour qu’avec toi.
– Mais moi aussi j’t’aime, ma Juliette, mais pas d’la même façon qu’toi. Mais au moins main-
tenant, tu peux comparer, non ?
Puis, passant du coq à l’âne, elle ajouta :
– Bon, demain j’vais m’occuper d’Hubert. Va comprendre sa douleur, le mec !
Travaux d’approche
Yasmina était finalement satisfaite. Elle avait à présent les mains libres pour sé-
duire Christine, la petite caissière qu’elle avait repérée. C’était une fort jolie jeune fille aux
cheveux châtains coupés court et aux yeux noisette, légèrement plus petite que Yasmina et
ayant un corps que cette dernière supposait très appétissant. Elle avait remarqué que cette jeune
fille la regardait à la dérobée de temps en temps. Son “radar à lesbiennes” lui indiquait qu’il
n’y avait aucun doute : Christine était bien ce qu’elle espérait. À la pause de midi, elle se diri-
gea vers elle et l’invita à déjeuner dans le snack de la galerie marchande. Comme prévu, celle-
ci accepta sans hésiter une invitation qu’elle n’avait pas osé faire elle-même. Durant le repas,
Yasmina n’eut aucun mal à lui faire raconter sa vie.
Christine, issue d’une famille modeste très croyante, avait dû prendre son indépendance
dès qu’elle fut majeure. Après avoir obtenu le bac, elle eut conscience de n’avoir pas le niveau
pour suivre des études universitaires, pas plus que les moyens, d’ailleurs. Après quelques mois
de petits emplois en agence de travail temporaire, elle avait fini par se faire engager comme
caissière dans le supermarché où travaillait Yasmina. Elle avait remarqué assez vite cette su-
perbe femme, dont la beauté l’attirait irrésistiblement.
Depuis son plus jeune âge, elle avait compris qu’elle était attirée par les filles, les garçons
la laissant parfaitement indifférente. Ses parents l’ignoraient, et ils l’auraient sans doute reniée
s’ils s’en étaient aperçu. Pour donner le change, elle avait demandé à son ami d’enfance de se
faire passer pour son petit ami. Il le fit d’autant plus volontiers qu’il éprouvait pour elle un
amour sans espoir. Pour le remercier du service qu’il lui rendait, et surtout pour être bien sûre
de son orientation sexuelle, elle lui avait permis de faire une seule et unique fois l’amour avec
elle. L’expérience fut concluante : à part la douleur de la défloration, elle n’avait quasiment rien
ressenti. Mieux valait donc quitter le nid familial au plus vite afin de pouvoir assumer librement
sa sexualité. Yasmina ne s’était donc pas trompée. Cette petite lui plaisait beaucoup, et elle ne
tarderait pas à lui tomber dans les bras.
Tout en déjeunant, Yasmina commença à poser les premiers jalons de ses avances. Pour
commencer, elle avait demandé et obtenu de Christine qu’elle la tutoie et l’appelle par son pré-
nom.
– Dis-moi, Christine, quel âge as-tu ?
– Je ferai dix-neuf ans dans moins d’un mois. Et toi ? Si ce n’est pas trop indiscret, bien sûr.
– Pas du tout. J’ai trente-trois ans et encore toutes mes dents ! Pas mal conservée, la croulante,
hein ? dit-elle avec humour.
– Vraiment, tu ne les fais pas. Je t’aurais donné au plus vingt-cinq ans. Comment tu fais pour
avoir l’air si jeune ? Bon, c’est vrai que tu l’es encore, en fait.
– Ça, c’est un secret. Mais merci, tu es bien mignonne. Dis-moi, ça te dirait de prendre un pot
après le travail ? Mais pas ici, c’est trop minable, proposa-t-elle en augmentant la profondeur de
son regard.
Christine sentit une douce chaleur l’envahir. Cette superbe femme semblait bien s’intéresser à
elle. De son côté, elle n’attendait et n’espérait qu’une chose : faire plus ample connaissance
avec elle. Et voilà que cela avait lieu, à son grand bonheur.
Comme sa fille, Yasmina pouvait adapter son langage à la personne avec qui elle conver-
sait. Et devant Christine, qui était tout de même bachelière, elle fit l’effort de s’exprimer aussi
correctement que possible. Quant à Christine, elle était sur un petit nuage. Le beau visage de
Yasmina, ses lèvres charnues et sensuelles, son regard pénétrant lui avaient transpercé le cœur.
Et à présent, elle lui faisait comprendre qu’elle aussi lui plaisait. Aussi accepta-t-elle avec joie
la proposition de sa nouvelle amie.
– Bien volontiers. J’ai passé un très agréable moment avec toi. D’habitude, je mange seule et ça
m’ennuie beaucoup.
Lorsqu’arriva le soir, une fois libérées de leur dur labeur, elles se rendirent ensemble
dans un bar assez bien fréquenté en dehors du centre commercial. Yasmina comptait y appro-
fondir ses travaux d’approche, surtout que Christine lui avait envoyé des signaux très promet-
teurs. Après avoir bien bu et beaucoup ri, elles quittèrent le bar assez tard. Christine avait pris le
bras de Yasmina et lui demanda de la raccompagner chez elle, à un pâté de maisons de là. Alors
qu’elles allaient se quitter, Christine dit à Yasmina, en rougissant un peu :
– J’ai passé une très agréable soirée. J’aimerais… J’aimerais que tu m’embrasses…
Yasmina n’attendait que cela pour conclure ses travaux d’approche. Elle attira Christine
contre elle, la serra étroitement sur son corps et posa ses lèvres sur celles de Christine qui, les
écartant un peu, lui rendit à la fois son étreinte et son baiser.
– Tu as quelque chose de prévu pour demain, Christine ?
– Pas vraiment. Je comptais rester à la maison pour bouquiner, répondit-elle, le souffle court.
– On pourrait déjeuner ensemble, dans un vrai restaurant cette fois-ci, puis passer d’agréables
moments dans l’après-midi, qu’en dis-tu ?
Christine sentit son cœur battre la chamade. Ce que lui proposait Yasmina, dont elle venait de
sentir contre elle le corps doux et ferme, était exactement ce qu’elle désirait.
– J’en dis : « Vivement demain ! ». Bonne nuit, Yasmina. Je vais rêver de toi cette nuit, murmu-
ra-t-elle tout bas, plongeant ses yeux noisette dans le magnifique regard noir de Yasmina.
– Moi aussi, ma chérie. Fais de beaux rêves.
oOo
Yasmina était contente de sa journée. Se “débarrasser” en douceur de Juliette en la “con-
fiant” à sa fille et séduire Christine le même jour, cela tenait de l’exploit. Lorsqu’elle arriva
chez elle à la nuit tombée, les filles ne l’avaient pas attendue pour dîner.
– Eh bien, Yemma, tu rentres bien tard, ce soir, lui lança Nora sur un ton taquin.
– C’est pasque j’ai pris un pot avec une collègue de travail. Vous avez mangé ?
– Ben oui. On avait trop la dalle, excuse-nous, répondit Juliette.
– Vous avez bien fait. Bon, j’vais m’décrasser un chouïa. J’casserai une graine plus tard.
Pendant que Juliette faisait la vaisselle, Nora s’approcha de sa mère et lui dit à voix basse :
– Dis-moi, Yemma, ta collègue, jeune ou vieille ? Pasque…
– Dix-neuf ans. Et jolie comme c’est pas possible. Mais n’dis rien à Juliette, fahamt’ni1? Pas la
peine de l’attrister avec ça. Enfin, j’suppose qu’ça lui ferait un peu de peine…
– Sacrée Maman. T’y as pas perdu la main, ni ton temps, on dirait !
oOo
Le lendemain, un dimanche, Yasmina se leva relativement tôt. Les filles dormaient en-
core. Elle alla jeter un coup d’œil dans leur chambre et les vit, entièrement nues, étroitement
entrelacées et dormant à poings fermés après une nuit qui avait dû être bien remplie.
J’aurais presqu’envie d’les rejoindre, si y avait pas ma fille. J’peux quand même pas faire ça !
Dommage, ça aurait pu être intéressant, à trois !
Elle se fit couler un bain moussant et s’y plongea avec délectation. Il fallait se mettre à
son avantage pour cet après midi, qui risquait d’être torride. Elle se lava avec soin, coiffa sa
courte crinière noire et bouclée et s’appliqua un maquillage léger. Puis elle conclut sa toilette
avec quelques gouttes d’un parfum frais et fruité. Après avoir pris son petit déjeuner, elle alla
réveiller les filles en leur donnant des claques sur les fesses.
1
Tu m’as comprise
– Allez les feignasses, bougez vos miches. Il est presqu’onze heures ! Aujourd’hui, j’ai pas
qu’ça à faire, moi !
Nora, réveillée en sursaut lança un regard peu amène à sa mère.
– Mère, vous me fêlâtes le postérieur, dit-elle façon Marquise avec le plus grand sérieux.
– Ma fille, la fêlure est naturelle, ne vous déplaise, lui répondit Yasmina du tac au tac.
– Ben, qu’est-ce qui vous prend d’parler comme ça d’bon matin, dit Juliette, pas tout à fait ré-
veillée.
– Bon, les filles, j’vais sortir aujourd’hui. Nora, tu vas quequ’part toi-aussi ?
Nora fit un clin d’œil complice à sa mère.
– Ouais, j’vais m’payer un aristo. L’a pas fini d’souffrir, j’te dis qu’ça.
Une lueur de tristesse passa dans les yeux de Juliette en entendant cela. Elle savait bien
que Nora ne renoncerait jamais aux hommes. Elle avait accepté ce fait, mais imaginer Nora en
train de faire l’amour avec un homme, sachant à présent l’effet que cela pouvait produire, lui
serrait le cœur. Mais elle ne dit rien, déjà heureuse que Nora ait toujours envie d’elle. Après
avoir passé son innommable robe de chambre, elle se rendit à la cuisine pour préparer le petit
déjeuner, tandis que Yasmina s’apprêtait à partir.
– Allez, les filles. J’risque de rentrer tard. M’attendez pas pour becqueter, d’accord ?
oOo
Une fois Yasmina partie, les filles s’attablèrent pour prendre leur petit déjeuner. Nora vit,
à la tête que faisait Juliette, que quelque chose la tracassait. Elle comprit aussitôt ce qui la cha-
grinait.
– T’en fais pas, ma belle. Aujourd’hui, j’ferai rien avec lui. L’est pas encore tout à fait mûr.
– Dis-moi, Chérie, t’es pas fatiguée d’faire ça ? Tu vas t’venger encore longtemps d’celui qui
t’a tant blessée ? Après tout, les aut’mecs y sont pour rien.
– Peut-être, mais y valent pas mieux qu’lui. Et pis, c’est tellement jouissif d’voir un mec pleu-
rer. Et ça, ça m’fait tellement de bien !
Après une petite douche crapuleuse qu’elles prirent ensemble, et qu’il n’est pas utile de
vous décrire, Nora choisit avec soin les vêtements qu’elle allait porter. Il ne fallait surtout pas
qu’Hubert la vît dans la même tenue que la dernière fois. Lorsqu’elle fut habillée en jeune fille
de bonne famille, Juliette s’extasia à nouveau, tant elle avait vraiment l’air d’être ce qu’elle fa i-
sait croire à sa future victime. À croire que dans certains cas, l’habit fait le moine.
– Tu sais qu’ça te va vachement bien. T’es mignonne à croquer comme ça !
– Mouais. Fiche-toi d’moi, j’te dirai rien ! Va pas résister longtemps, le nobliau. Y sera vite cuit
à point ! Allez, ma Juliette, un dernier baiser pour la route.
Celle-ci y mit tout son cœur et son amour, avec une passion qui émut un peu Nora. Mal-
gré le désir que ce baiser avait provoqué en elle, elle parvint à partir pour préparer encore une
fois l’accomplissement de sa vengeance.
oOo
Alors qu’elle s’apprêtait à quitter la cité, elle vit en chemin un petit blanc-bec qui se mo-
quait ouvertement d’elle, ne pouvant retenir son hilarité. Cette attitude méritait une sanction
immédiate. Elle avisa non loin un petit Maghrébin qui jouait avec une voiture téléguidée. Elle le
héla aussitôt.
– Oh, ya ouled, arouah menna2 !
Le gamin obéit sans discuter et s’approcha d’elle.
– Asmah3, tu vas dire à c’débile mental que s’il arrête pas d’ricaner, j’lui arrache la langue et
j’la donne à bouffer aux klebs du quartier.
– Eï, ya ourti, rani djaï dorka4.
Le gosse était ravi, et comptait bien voir le grand escogriffe se faire massacrer par Nora,
dont il connaissait la réputation. Mais l’autre aussi la connaissait, et dès que le message lui fut
délivré, il se sauva la queue entre les jambes, à la grande déception du “mouflet”.
oOo
2
Hé, gamin, vient par ici 3
Écoute 4
Oui, ma sœur, j’y vais de suite
Le bar “Le Chat Huttant” restait ouvert le dimanche, jour où les étudiants désœuvrés ve-
naient tuer le temps en jouant au billard ou aux jeux vidéo de l’arrière salle. Hubert s’y était
rendu tous les jours, dans le fol espoir d’y rencontrer Nora. Hélas, une semaine était presque
passée et il commençait à désespérer. Soudain, il la vit entrer et son cœur rata un battement.
– Ah, Nora, vous voilà enfin ! s’écria-t-il. J’avais déjà préparé la corde pour me pendre si vous
n’étiez pas venue aujourd’hui.
– Grand Dieu non ! Je suis donc arrivée à temps. Pardonnez-moi, mais je n’ai pu me libérer
jusqu’à aujourd’hui. Vous ne m’en voulez pas, j’espère.
– Pas le moins du monde. Vous êtes toute pardonnée, puisque vous êtes là. Puis-je vous offrir
quelque chose ?
– Volontiers. Je prendrais bien un jus de fruit.
Ils continuèrent à discuter sur le même ton, et au bout d’un moment, Hubert prit son cou-
rage à deux mains. Et il lui en fallait, du courage. N’étant ni très beau, ni très audacieux, il
n’avait jamais eu de petite amie. Adolescent, il se contentait de plaisirs solitaires, puis plus tard,
il faisait appel à des professionnelles pour évacuer son stress et calmer sa libido. Autant dire
qu’il était virtuellement encore “puceau”. Mais en présence d’une aussi belle fille, il se devait
de faire un effort. En la regardant d’un air hésitant, il lui dit :
– Oserais-je… Oserais-je vous inviter à dîner ce soir ? Mais si vous ne pouvez pas, ce n’est pas
grave. Tout autre jour me conviendrait, bien sûr.
– Osez, mon cher, osez. Par chance, je suis libre ce soir. Je vous demanderai seulement un mo-
ment pour que je prévienne chez moi.
Nora se mit à l’écart et appela chez elle avec son portable. C’est Juliette qui répondit, Yasmina
n’étant pas encore rentrée, et pour cause !
– Allô, ma Juliette. Mon pigeon m’a invitée à dîner ce soir. Alors, ne m’attend pas pour bouf-
fer.
– Quel dommage ! J’t’avais préparé tout c’que t’aimes.
– Tant pis. Pour te consoler, j’t’offrirai cette nuit un festival “son et lumière”. Ça t’va ?
– J’serai bien difficile si j’disais qu’non. Tu l’promets ? demanda-t-elle d’un ton gourmant.
– Promis-juré ! Allez, à tout’. J’essayerai de pas rentrer trop tard. Bisous.
Cela fait, elle retourna vers Hubert qui en bavait d’admiration. De son côté, Juliette sentit
les larmes lui monter aux yeux. Elle avait préparé un véritable festin pour Nora, et y avait mis
tout son cœur. Mais la promesse d’une somptueuse nuit d’amour la consola un peu. Aussi est-ce
avec une certaine impatience qu’elle attendait le retour de Nora. Par contre, Hubert exultait.
Elle a accepté mon invitation ! C’était inespéré. J’ai bien fait d’oser. J’oserai peut-être plus la
prochaine fois.
Galamment, il lui tendit le bras. Il vit avec joie qu’elle l’avait accepté.
– Et bien ma chère, si vous voulez bien…
– Volontiers, Hubert. Où irons-nous ?
– Dans un restaurant gastronomique où je me rends parfois pour me changer de la cafétéria du
campus.
Ça risque pas d’et’ celui où j’bosse. Tant mieux !
Ce restaurant se trouvant assez loin du bar, ils s’y rendirent en taxi. Le cadre était en-
chanteur, une douce musique de fond délassait les oreilles. Le décor était chic et feutré, d’un
goût très sûr et discret. Quant à la nourriture, elle était vraiment raffinée et délectable. Nora
passait une agréable soirée, et Hubert était aux anges. Dîner en si belle compagnie ne lui était
jamais arrivé et il goûtait chaque seconde de ce bonheur ineffable. Aussi, encouragé par ce
premier succès s’enhardit-il à lui demander :
– Si ce n’est point outrecuidant de ma part, puis-je espérer que vous accepterez d’autres invita-
tions de ma part ?
– J’aurais fort mauvaise grâce de vous les refuser, tant cette soirée fut agréable. Donnez-moi
votre numéro de portable afin que je puisse vous faire savoir mes disponibilités.
Il le lui donna sans hésiter, fou de joie de savoir qu’il y aurait d’autres “rendez-vous”. Il
n’osa cependant pas lui demander le sien. De toute façon, elle aurait sans doute éludé la de-
mande, comme elle l’avait fait pour son patronyme. Le mystère de cette fille l’attirait tout au-
tant que sa beauté. Il proposa de la raccompagner chez elle, mais elle préféra prendre un taxi.
Aussi n’osa-t-il pas insister.
Il n’était pas encore temps de lui faire savoir qui elle était et où elle vivait. Lorsqu’elle
rentra, elle trouva Juliette assoupie devant le téléviseur allumé. S’approchant à pas de loup, elle
lui déposa plusieurs baisers dans le cou, ce qui la réveilla en sursaut.
– Oh, Chérie, tu es de retour. Alors, comment c’était ? questionna-t-elle, encore à moitié en-
dormie.
– Eh ben, un resto très chic, au moins trois étoiles. Une bouffe super bonne et en face de moi,
un corniaud qui a avalé l’appât et l’hameçon. Reste plus qu’à tirer la ligne. Mais pas tout
d’suite. Plus y tombera de haut, plus ça lui fera mal.
– T’es quand même vache, non ? J’peux pas m’empêcher d’le plaindre. Et maintenant, on fait
quoi ? dit-elle avec dans les yeux une certaine lueur, dont Nora n’eut aucune peine à déchiffrer
le sens.
– J’t’ai fait une promesse, pas vrai ? Alors, à poil et au pieu !
Ce qu’elles firent sans tarder. Nora n’avait pas menti et la nuit précédente, pourtant tor-
ride, parut bien tiède à Juliette en comparaison. Lorsque Yasmina rentra à son tour, près d’une
heure plus tard, fatiguée mais parfaitement comblée, elle comprit, aux bruits provenant de la
chambre de Nora, qu’elle n’était pas la seule à s’être donnée à fond ce jour-là. Quel tempéra-
ment, cette petite Christine !
oOo
Les jours suivants, Nora revit plusieurs fois Hubert. Au bout du troisième repas dans un
restaurant aussi chic que le premier, il s’enhardit à lui demander une faveur.
– Maintenant que nous nous connaissons un peu mieux, ne croyez-vous pas… Ne croyez-vous
pas que nous pourrions nous tutoyer ? demanda-t-il avec une certaine hésitation, comme s’il
craignait d’essuyer un refus.
– Je veux bien, cher Hubert. J’attendais seulement que vous me le proposiez. Il ne sied point à
une jeune fille d’avoir ce genre de hardiesse, répondit-elle en baissant les yeux.
– Alors, que dirais-tu d’aller un soir dîner ensemble, puis d’aller au cinéma ? Bien entendu, je
te laisserai choisir le film.
– Ma foi, je dirais que voilà une excellente idée. Je m’en réjouis d’avance. Quand voudrais-tu
que cela ait lieu ?
– Disons… dans le courant de la semaine prochaine. Cette semaine, nous avons plusieurs par-
tiels à passer.
Cette fois, mon bonhomme, t’y es fichu. Quand j’t’aurai mis le feu où j’pense, tu seras assez
mûr pour être cueilli. Et un aristo sur mon tableau d’chasse, un !
En effet, Hubert comptait sur l’obscurité de la salle pour tenter quelques légères caresses,
et pourquoi pas, peut-être un baiser. Il ne pouvait se douter de ce que lui préparait Nora.
La semaine passa rapidement, puis le lundi suivant, Nora téléphona à Hubert pour lui fixer ren-
dez-vous le mercredi soir. Le faire mijoter encore trois jours lui semblait une bonne idée. Il
n’en serait que plus impatient.
Le mercredi soir venu, elle remit son déguisement, sans doute pour la dernière fois. La
prochaine fois, il la verrait telle qu’elle était en réalité. Elle se réjouissait d’avance du choc que
ça lui ferait et du bien que cela allait lui procurer de le voir anéanti.
Ils allèrent dîner à “La Chanterelle”, le plus célèbre restaurant gastronomique de la ville.
Du décor jusqu’à la qualité des mets servis, tout était parfait. À mesure que l’heure du cinéma
approchait, Hubert se sentait de plus en plus angoissé. Il avait déjà pris les billets pour le film
que lui avait indiqué Nora, et son choix l’arrangeait bien : un film très romantique. Une fois
installés dans la salle et la lumière éteinte, Hubert hésita longtemps avant de poser sa main sur
l’épaule de Nora. Loin de protester et de la lui enlever, elle posa sa main sur la sienne. Ce geste
d’encouragement le poussa à tenter quelques caresses plus osées en direction de sa poitrine. Là
encore, Nora ne protesta pas et le laissa caresser ses seins. Après quoi, excité au plus haut point
par ces encouragements implicites, il se pencha vers elle pour l’embrasser. Nora accepta et ren-
dit ce premier baiser dans lequel ne participaient que les lèvres. La suite vint tout naturellement
et ils terminèrent la soirée à l’hôtel.
Hubert fut subjugué par la beauté du corps de Nora. Il est vrai qu’il n’avait encore jamais
vu de fille entièrement nue et que c’était la première fois qu’il allait faire l’amour sans payer
pour cela, si l’on excepte, bien sûr, le prix du restaurant, des billets de cinéma et de la chambre
d’hôtel. Aussi se montra-t-il d’une particulière maladresse. Nora dut habilement le guider sans
qu’il s’en aperçoive. Il expédia la chose aussi rapidement qu’un lapin, tant était grande son ex-
citation, et il ne s’était pas rendu compte que Nora avait simulé un plaisir qu’elle était bien loin
d’avoir éprouvé, vu la brièveté de l’acte. Au deuxième essai, il se montra un peu moins rapide à
éjaculer, mais encore bien trop au goût de Nora.
Quelle godiche ! J’en ai connu des pas doués, mais lui, y mérite la médaille d‘or ! Maintenant,
la touche finale. J’vais me le mettre dans la poche !
Après qu’il eut éprouvé la plus grande jouissance de sa vie, s’imaginant qu’il lui avait donné
autant de plaisir qu’il en avait lui-même ressenti, il vit avec surprise qu’elle se cachait le visage
dans ses mains et se mettait à pleurer.
– Mon Dieu, Hubert, qu’avons-nous fait, je n’aurais jamais dû te céder. Je suis à présent une
fille perdue. Je ne pourrai jamais me marier, dit-elle le visage inondé de larmes.
Il était si naïf qu’il croyait qu’une fille était vierge jusqu’à ce qu’elle fasse l’amour pour
la première fois, ignorant complètement ce qu’était un hymen et la relative difficulté à le percer.
Pour lui, il ne faisait aucun doute que Nora était vierge et qu’il venait de la “déshonorer”.
– Mais si, tu pourras, avec moi, si tu veux bien. Dis oui, et je serai le plus heureux des
hommes ! dit-il avec chaleur.
– Mais, tes parents n’accepteront jamais une fille comme moi… Surtout après ce qu’il vient de
se passer. Tu mérites une fille “honnête”, pas comme moi… dit-elle en sanglotant toujours.
– Ils ne sont pas obligés de le savoir. Mais pour que je puisse te présenter à eux, il faudrait que
j’en sache un peu plus sur toi. Tu peux bien tout me dire, maintenant, non ?
– Je veux bien, mais pas ce soir. Retrouvons-nous demain au parc en face de ta faculté, et là tu
pourras découvrir la vraie Nora.
Comme la première fois, elle rentra chez elle en taxi, malgré l’insistance d’Hubert à la
raccompagner. Cette fois, les jeux étaient faits. Il n’y avait plus que le dernier acte à jouer : la
fin de la corrida avec Hubert dans le rôle du taureau.
Demain, c’est sûr qu’tu verras la vraie Nora. Et t’y en reviendras pas, mon mignon, surtout
quand j’te dirai mon pédigrée !
L’effet “boomerang”
Depuis son premier rendez-vous avec Christine, Yasmina était rentrée chez elle très tard
plusieurs fois dans la semaine. Juliette en comprit très vite la raison.
Elle m’a déjà remplacée. J’aurais dû m’en douter plus tôt, dès le jour où elle m’a “refilée” à
Nora. Je n’le regrette pas, mais pourquoi ça m’fait quand même quequ’chose ? C’est vrai que
j’lui dois beaucoup…
Elle se souvint alors des circonstances de leur rencontre.
Un an plus tôt, Yasmina passait par un parc, un raccourci pour rentrer à la cité. Elle vit
alors sur un banc une jeune fille, plutôt mignonne et d’aspect fragile, qui avait l’air d’être pro-
fondément déprimée. Par simple curiosité, elle s’en approcha pour en savoir plus.
– Eh ben, ma belle, qu’est-ce qui t’arrive ? T’y as l’air du canari qui s’est fait bouffer par le ma-
tou. Dis-moi c’qui va pas, lui dit-elle avec douceur.
Juliette leva vers elle des yeux mouillés de larmes et lui conta sa lamentable histoire. Pour une
raison qu’elle ne s’expliquait pas, elle sentait qu’elle pouvait se confier à cette superbe femme.
– Mes parents m’ont fichu à la porte quand ils ont su que je suis… que je suis…
Elle ne put en dire plus et éclata en sanglots. Yasmina comprit aussitôt où était le problème.
– Lesbienne. C’est ça, c’pas ? compléta-t-elle.
– Ben, comment vous avez deviné ? Est-ce que vous aussi, vous l’êtes ? Excusez-moi, je suis
indiscrète.
– Pas la peine de t’excuser. Je le suis effectivement et je possède un don pour les reconnaître.
Mais tes parents n’auraient pas dû. Quand on aime son enfant, on doit tout accepter de lui.
Alors, qu’est-ce t’y as fait une fois à la rue ?
– J’ai squatté chez une amie, mais elle a maintenant un p’tit ami, alors…
– Alors tu gênais. Et ça fait combien d’temps que t’y es dans ce parc ?
– Ça fait deux jours. J’sais plus où aller, j’sais plus quoi faire…
Et elle éclata à nouveau en sanglot. Yasmina, qui s’était arrêtée par pure curiosité, en fut pro-
fondément émue. Elle s’assit près d’elle et lui posa la main sur l’épaule.
Pauvre p’tite chose abandonnée. J’devrais pas, mais tant pis, j’vais l’aider un peu, et puis, on
verra… Elle est plutôt craquante, et ça fait un bail que j’suis “célibataire”.
– Écoute, si ça peut te dépanner un peu, j’t’emmène chez moi. Tu pourras prendre un bain,
manger un chouïa et t’reposer. Après… on avisera. Alors, ça t’dis ?
– Vous feriez ça ? C’est vraiment trop gentil. J’accepte volontiers. Merci, Madame… euh…
– Appelle-moi simplement Yasmina, ça ira. Et toi ?
– Moi, c’est Juliette. Oh, merci beaucoup.
Juliette prit son petit sac de voyage qui ne pouvait même pas contenir le strict nécessaire
et elles allèrent ensemble à la cité. Yasmina lui fit prendre un bain, ce qui lui permit d’apprécier
le corps appétissant de Juliette. Puis elle lui prépara un solide repas, que Juliette dévora avec
appétit, et enfin, après lui avoir prêté une chemise de nuit légèrement trop grande pour elle, elle
la mena dans sa chambre afin qu’elle puisse dormir un peu. La pauvre fille n’avait pas osé fer-
mer l’œil durant deux jours, restant assise sur son banc et se cachant derrière des buissons
chaque fois qu’elle entendait quelqu’un venir.
Lorsque Nora rentra à son tour, sa mère lui fit signe de ne pas faire de bruit, car elles
avaient une invitée. Plus tard dans la soirée, Juliette, toute propre, rassasiée et un peu reposée,
les rejoignit au salon. Yasmina fit les présentations, et Juliette tomba aussitôt sous le charme de
Nora. Si Yasmina était une belle femme, sa fille, elle, était d’une beauté à couper le souffle.
Mais Juliette était si reconnaissante envers Yasmina qu’elle ne montra pas qu’elle avait eu le
coup de foudre pour Nora. Peine perdue, car Yasmina, qui n’avait pas les yeux dans sa poche,
s’en était aussitôt rendu compte.
Pauv’ petite. Elle a vraiment pas d’bol. Tomber amoureuse de ma fille qui est résolument hété-
ro. Bon, faudra qu’elle se contente de moi, et sans m’vanter, elle le regrettera pas.
La nuit était tombée, et Juliette sentit avec angoisse que le moment de partir allait venir.
Cette dame avait été très gentille avec elle et l’avait bien dépannée. Mais rien ne l’obligeait à en
faire plus. Elle allait donc se retrouver à nouveau à la rue. Yasmina s’aperçut de son anxiété fort
compréhensible de retourner la nuit dans ce parc assez dangereux pour une fille seule. Elle dé-
cida alors de la garder, ne doutant pas de pouvoir la séduire. La vue du corps nu de Juliette
l’avait bien inspirée et il était plus que temps qu’elle retrouve une partenaire pour satisfaire son
exigeante libido.
– Juliette, si ça n’te dérange pas, tu pourrais dormir avec moi cette nuit. Ne t’inquiète pas, j’te
sauterai pas dessus. Tu dois être trop fatiguée pour ça, n’est-ce pas ? Après, on verra, dit-elle
avec un regard dont le sens ne laissait subsister aucun doute.
Juliette réfléchit rapidement. Elle était très reconnaissante envers Yasmina pour ce
qu’elle avait fait. Devenir sa maîtresse ne serait sans doute pas désagréable, d’autant que Yas-
mina était une très belle femme, et ça lui permettrait d’échapper aux dangers de la rue. Et puis,
qui sait ? Elle pourrait peut-être un jour arriver à séduire sa fille Nora. Il n’y avait donc pas à
hésiter.
– J’accepte avec plaisir, Madame. Je suis bien certaine que vous n’abuserez pas de la situation.
Du moins, pas ce soir, ajouta-t-elle avec un regard qui en disait long, et que Yasmina comprit
aisément.
Ça va. Demain, je s’rai à nouveau “fournie”. J’ai bien fait de m’arrêter quand je l’ai vue !
– Fais-moi plaisir : appelle-moi Yasmina et tutoie-moi.
– Si vous voul… si tu veux, Yasmina.
Depuis, Juliette n’avait plus quitté l’appartement.
oOo
En rentrant chez elle après avoir offert à Hubert la plus belle soirée de sa vie, Nora se
réjouissait déjà du choc qu’il recevrait le lendemain. Mais en même temps, elle se sentait frus-
trée. Elle avait dû simuler, ce qui ne lui était que rarement arrivé.
C’t abruti, y m’a mis l’eau à la bouche et il a pas assuré. Maintenant, Minette proteste grave.
Je sens qu’Juliette va avoir du boulot pour la calmer. Heureusement, elle est toujours partante
pour ça.
Effectivement, Juliette combla toutes ses attentes durant la nuit, trop heureuse de serrer
dans ses bras la fille dont elle était follement amoureuse. Le lendemain matin, Nora choisit avec
soin la tenue qu’elle allait porter. Hubert aurait du mal à s’en remettre lorsqu’il la verrait.
– Euh… Nora chérie, t’es sûre d’vouloir y aller habillée comme ça ? Pasque t’as l’air…
– J’ai l’air d’une pute, je sais, siffla-t-elle. T’imagines la tête qu’y va faire en me voyant ? Ça
vaut l’déplacement, j’te dis !
– Oui, mais là, tu vas p’têt trop loin, tu crois pas ?
– T’inquiète. J’viendrai m’changer après. Faut quand même pas exciter les vieux pervers du
resto, c’pas ?
Le moment de la “mise à mort” était arrivé, et c’est toute guillerette qu’elle se rendit au
parc. Hubert, qui était venu très en avance, la vit arriver de loin, sans la reconnaître. Comment
aurait-il pu imaginer que la jeune fille si convenable qu’il attendait porterait des bottes montant
jusqu’aux genoux, une mini-jupe de cuir noir taille basse ajustée au plus près, un body rose se-
mi-transparent qui, en plus de laisser deviner ses superbes seins, laissait admirer son ventre dé-
nudé jusqu’au-delà du nombril et, couronnant le tout, un coquet béret écossais élégamment posé
de biais sur sa tête. Ce fut lorsqu’elle s’arrêta devant lui qu’il la reconnut enfin.
– Mais… Mais, Nora, qu’est-ce que cela signifie ? Quel est cet accoutrement ridicule ? Ce n’est
pas toi, ça ! Dis-moi que je rêve, que tu me fais une blague, n’est-ce pas ?
– Bien au contraire, cher Hubert, c’est exactement moi. Tu voulais en savoir plus sur moi, alors
voilà : je m’appelle Nora Djeddid et j’ai dix-sept ans. Mais t’inquiète pas, j’vais pas t’balancer
aux flics. Comme l’indique mon nom, j’suis une bâtarde franco-arabe. Eh oui, mon enfoiré
d’père s’est tiré dès qu’il a su qu’il avait mis ma mère en cloque. Tiens, ma mère justement, elle
travaille comme caissière dans un supermarché et nous créchons dans une HLM. Ah, et la ce-
rise sur le gâteau : ma mère est lesbienne et moi j’suis bi. Alors, cher Hubert, tu veux toujours
m’présenter à tes parents ? Tu veux toujours réparer notre “faute” ?
– Pourquoi… Pourquoi fais-tu ça, Nora ? Me donner tant de joie et d’espoir pour tout détruire
ensuite… Qu’ai-je fait pour mériter un tel malheur ?
Il se rassit, se prit la tête entre les mains et commença à pleurer doucement.
– Je fais c’qui m’plaît, t’y as pas à savoir pourquoi. Une dernière chose : t’y as intérêt à ap-
prendre comment s’y prendre pour faire jouir une femme. On n’est pas des lapines, tu sais, et
faudrait apprendre à te retenir bien plus longtemps, espère d’éjaculateur précoce.
– Mais… Je t’ai bien fait jouir, et même deux fois. Tu ne peux pas dire le contraire, bredouilla-
t-il.
– Tu parles, j’ai simulé, bien sûr. En tout cas, si tu continues comme ça, ta bourgeoise va t’faire
cocu, pasque pour le tagada, t’y es vraiment archinul, mon pauvre ! T’as même pas remarqué
que j’étais plus vierge, espèce de puceau. Allez, ciao.
Et sans ajouter un mot, elle tourna les talons et s’éloigna de lui en exagérant un peu le
mouvement de ses fesses et le balancement de ses longs cheveux blonds pour lui donner encore
plus de regrets. D’habitude, le spectacle de ses victimes anéanties lui procurait un intense plai-
sir. Pourtant, cette fois, sa victoire avait un arrière goût amer. Elle éprouvait un sentiment par-
faitement inconnu, qui, pour une raison qu’elle ne pouvait s’expliquer, la mettait mal à l’aise.
C’était la première fois que cela lui arrivait.
Non mais, j’vais pas avoir pitié d’lui, en plus. L’a eu que c’qu’il mérite, c’crétin des Alpes !
Une fois rentrée chez elle, elle mit une tenue plus décente pour se rendre à son travail. La
soirée risquait d’être longue. Elle avait décidé de suspendre quelques temps la chasse à
l’homme, histoire de retrouver entière sa motivation. Ce sentiment gênant ne l’avait pas quittée,
et elle aurait été bien étonnée d’apprendre qu’il s’agissait en fait de culpabilité.
oOo
Yasmina filait le parfait amour avec Christine. Tout dans cette relation lui semblait sa-
tisfaisant, d’autant plus qu’elle avait accepté sans problème ce que Juliette avait toujours refusé.
Elle se rendait régulièrement chez sa jeune amante, et si celle-ci s’était montrée assez malhabile
au début, elle progressait rapidement et serait bien vite du même niveau que Juliette. Elle se
souvint de la première fois.
Après le restaurant, où elles avaient fort bien mangé, Christine la conduisit à son appar-
tement. Il n’était pas très grand et se composait d’un petit salon, d’une chambre, d’une salle
d’eau et d’un minuscule coin cuisine. Mais il était meublé avec un goût très sûr, et le lit à deux
places de la chambre semblait très confortable. Elles s’étaient tellement échauffées durant le
repas qu’elles s’arrachèrent littéralement leurs vêtements dès que la porte fut fermée et se pré-
cipitèrent dans la chambre. Ce qui s’y ensuivit est inénarrable et d’une intensité que Yasmina
avait rarement connue, même avec Juliette.
Seule ombre au tableau : Yasmina s’attachait de plus en plus à Christine, et ce n’était pas
seulement sexuel. Cela l’effrayait un peu, car elle avait peur de souffrir si les choses tournaient
mal. Un soir, alors qu’elle était rentrée assez tard, Nora s’aperçut que quelque chose tracassait
sa mère.
– Ouach bik1, Yemma ? T’y en fait une drôle de bobine. Ne m’dis pas qu’t’as déjà rompu avec
Christine !
– Lèla, Benti2. C’est p’têt pire que ça. Je crois… Je crois qu’je suis amoureuse d’elle.
– Eh ben, c’est formidable, ça ! Tu t’décides enfin à t’caser ? dit joyeusement Nora.
Depuis sa plus tendre enfance, elle avait vu sa mère changer régulièrement de petite
amie. La perspective qu’elle puisse enfin trouver l’amour la rendait heureuse pour elle. Mais sa
mère, le visage empreint de tristesse, reprit :
– Tu crois ça ? J’sais qu’un jour, elle tombera elle aussi amoureuse, mais pas d’moi. Et ce jour
là, c’est elle qui m’jettera. Et là, j’vais déguster, j’te dis pas…
1
Qu’est-ce que tu as ? 2
Non, ma fille
– Ben alors, profite bien du temps qu’tu passes avec elle, tant qu’tu peux.
Nora semblait le prendre à la légère, mais elle savait que la souffrance de sa mère serait
réelle. C’est pour éviter cette souffrance que Yasmina avait tenu, jusqu’à présent, à ne pas trop
s’attacher à ses petites amies. Mais cette fois, elle était bel et bien prise au piège, et elle n’osait
pas avouer ses sentiments à Christine, de peur d’être rejetée. Cependant, elle n’eut pas à le
faire, car c’est Christine qui prit les devants.
– Yasmina chérie, dis-moi, tu ne voudrais pas habiter avec moi ? Tu sais, quand tu me quittes le
soir, je me sens si seule… Et puis, je… je t’aime, je t’aime tant. Tu n’en aurais pas envie, toi
aussi ?
Yasmina n’en revenait pas. Christine l’aimait elle aussi. À bien y réfléchir, Juliette ne
l’avait jamais appelée “chérie”. Elle avait de la reconnaissance, car Yasmina lui avait sans au-
cun doute sauvé la vie, mais ce n’était pas de l’amour. Le moment était donc venu de lui parler
de Nora.
– Rien ne me ferait plus plaisir. Mais j’ai une fille que je ne peux pas laisser seule, et…
– Tu as une fille ! s’exclama Christine avec stupeur. Tu me la présenteras, dis ? Et quel âge a-t-
elle ?
– Elle va faire dix-huit ans dans quelques mois. Mais je préfèrerais pas te la présenter mainte-
nant. Parce que…
– Pourquoi ? Elle serait choquée de notre relation ?
– Non, c’est pas ça. Mais elle est tellement plus jolie que moi. Tu risquerais de tomber amou-
reuse d’elle, alors…
– Ça n’arrivera jamais, protesta la jeune fille. Parce que c’est toi que j’aime. Alors, tu ne peux
pas habiter avec moi ?
– Non, pas pour le moment. Mais je pourrai rester la nuit avec toi. Ça ne poserait pas trop de
problèmes.
Le cœur de Yasmina battait la chamade. Elle aimait enfin et son amour était partagé. Les filles
comprendraient sûrement pourquoi elle ne rentrerait pas à la maison certaines nuits.
oOo
Au bout de quelques semaines, le sentiment de culpabilité de Nora s’estompa et elle se
remit en chasse. C’est ainsi qu’elle vit un jour Julien. Julien Fontenoy était étudiant à la faculté.
C’était un jeune homme de dix-neuf ans, brun aux yeux verts, d’un vert si profond que les filles
qui croisaient son regard auraient voulu se noyer dedans. En plus de cela, il était d’une grande
beauté et particulièrement intelligent. Il était constamment entouré d’un essaim de jeunes filles
qui lui faisaient les yeux doux. Dès qu’elle le vit, Nora eut une curieuse impression. Son cœur
se mit à battre plus vite et plus fort, ses jambes flageolèrent et elle ressentit quelque chose
qu’elle n’avait pas éprouvé depuis longtemps. Ce jeune homme l’attirait et l’effrayait en même
temps. Mais elle ne doutait pas d’arriver à en venir à bout.
Je sens qu’avec lui, ce sera pas du gâteau, y m’fait trop d’effet. Faut qu’j’en sache plus sur lui.
J’vais demander à Rico de s’rencarder. Y s’débrouille bien pour ça aussi.
Elle alla donc trouver Rico pour lui demander de lui rendre ce service. Bien sûr, il pensa
d’abord à un autre genre de “service”.
– Si c’est pour c’que je pense, désolé, mais là j’suis crevé. J’fais d’la manutention en c’moment
et ces négriers m’prennent pour un bourriquot. Même pas le droit d’utiliser les clarks !
– Non, mon Rico. Pour l’instant, Juliette me suffit pour ça. Voilà, j’voudrais qu’tu m’tuyautes
sur un mec. J’voudrais en savoir plus avant d’attaquer. Tu pourras ?
– Sûr, sans problème. Dis-moi seulement où j’le trouve.
– Mieux qu’ça, j’vais te l’montrer.
Lorsque Rico le vit, il émit un long sifflement.
Cette fois, elle va au casse-pipe, pensa-t-il. Y m’inspire pas du tout confiance, c’mec. Enfin,
voyons voir.
– Mazette ! Tu vises drôlement haut, c’te fois. Bon, j’vais voir c’qu’il a dans l’ventre et j’te ra-
conte.
Rico eut vite fait de cerner le bonhomme, car Julien était une célébrité sur le campus... Et
ce qu’il apprit de lui l’inquiéta. C’était trop. Une telle perfection ne pouvait pas exister. Il devait
forcément avoir des défauts cachés, des vices secrets inavouables, des tares invisibles. Mais il
eut beau chercher, rien de tout cela. Il fit pourtant son rapport à Nora.
– Bon, rien à dire pour le physique. Tu peux l’voir par toi-même. En plus d’être beau gosse,
bien foutu et même sportif, il est major de sa promo, et c’est un tombeur de première catégorie.
Aucune fille de la fac ne lui a résisté et y s’est payé toutes celles qui lui plaisaient. Il a tout un
harem et il se les enfile à tour de rôle. Tout à fait le genre de mec qui m’débecte !
– Mouais, mais y m’connaît pas encore. Ça sera pas pareil avec moi, tu verras. J’suis sûre
d’arriver à le blouser.
– Nora, tu sais que j’t’aime comme ma p’tite sœur, même si… Bon, alors j’te donne un conseil
d’grand frère : laisse tomber. C’mec, c’est pas pour toi. C’est comme le feu qui attire les papil-
lons, et tu risques de t’y brûler les ailes. Tu connais “ l’effet boomerang ” ?
– L’effet boomerang ?
– Tu sais, le boomerang, quand il rate sa cible, y fait retour à l’envoyeur. Et si tu fais pas gaffe,
tu t’le reçois en pleine tronche. Ce mec, j’le sens pas. L’est dangereux. Méfie-toi, Nora, sinon y
va t’faire souffrir. J’t’en prie, ne prends pas ce risque. Tu l’regretterais sûrement.
– T’y as déjà vu un mec me résister et être capable de me faire souffrir, à part cette saloperie
d’Alain ? T’inquiète, je l’aurai, lui comme les autres. Ça sera p’têt un peu plus duraille, mais j’y
arriverai.
En temps normal, Nora tenait compte des conseils de Rico, mais là, l’attirance qu’elle
éprouvait pour Julien était bien trop forte et lui faisait oublier toute prudence. Elle avait choisi
sa prochaine victime, ne se doutant pas de ce qui allait se passer. Et cette fois, son désir de ven-
geance serait d’autant plus satisfait que Julien ressemblait un peu à ce jeune dont elle était tom-
bée amoureuse près de quatre ans plus tôt. Elle ne doutait pas un instant de pouvoir le séduire
pour ensuite le torturer délicieusement. Elle commença donc par faire en sorte qu’il la vît, mais
sans s’en approcher, de façon à éveiller sa curiosité. Une nouvelle tête, ça devait intéresser un
Dom Juan comme lui. Ce premier “contact” muet établi, elle laissa passer deux jours avant de
réapparaître. Il était à ce moment-là à un bar, accoudé au zinc et en grande conversation avec un
camarade de sa section. Elle sortit nonchalamment un étui à cigarette en or de son sac, un ca-
deau de l’une de ses victimes. Elle en extirpa une cigarette, et se garda bien de sortir le luxueux
briquet à gaz assorti à l’étui. Approche classique que celle de demander du feu.
– Excusez-moi, auriez-vous du feu, s’il vous plaît ? lui demanda-t-elle avec nonchalance.
Julien reconnut aussitôt la jeune beauté qu’il avait entraperçue deux jours plus tôt. Il sortit un
briquet de sa poche et le lui tendit.
– Bien sûr. Tiens, sers-toi.
– Merci bien, lui dit-elle en lui rendant le briquet après avoir allumé sa cigarette.
– Je peux t’offrir quelque chose ?
– Oh, je ne voudrais pas abuser.
Elle avait décidé de jouer la “timide”. Rien de tel pour titiller un séducteur, qui y voyait un défi
à relever. Aussi n’hésita-t-il pas.
– Dis-moi, t’es aussi à la fac ? Je n’t’avais encore jamais vue.
– Euh… Non, pas encore. À la prochaine rentrée, si tout va bien. Encore faudrait-il que je dé-
croche mon bac.
– Allez, sois pas timide comme ça. Laisse-moi t’offrir quelque chose.
– Bon, si vous insistez, je prendrais bien un jus d’orange.
– Tu ne voudrais pas quelque chose de plus… corsé ?
– Non, je n’ai pas l’habitude de l’alcool. Mais ne vous gênez pas pour moi, prenez ce que vous
voulez.
– Et qu’est-ce tu fais dans l’coin, si c’est pas indiscret ?
– Du tout. Je suis venue voir comment était la fac de sciences dans laquelle je m’inscrirai l’an
prochain, si tout va bien.
– Tu veux que j’te la fasse visiter ? J’ai champ libre pendant deux heures.
– Volontiers, si ça ne vous dérange pas. Mais vous discutiez avec un ami, je crois ?
Julien fit un discret signe à son camarade, qui comprit aussitôt le message et s’éclipsa
après s’être excusé. Il avait bien deviné que Julien allait partir en chasse.
– Aucune importance. On avait fini, de toute façon.
Après avoir fini leurs boissons, ils partirent pour la visite du campus.
Ça s’annonce bien. Il a l’air intéressé par moi. Maintenant, faut qu’y m’file un rencard, et ce
sera dans la poche. J’savais bien qu’j’y arriverai !
Durant toute la visite, il se montra très correct et courtois avec elle. Nora n’y comprenait plus
rien. Son charme avait-il baissé au point qu’il n’ait pas envie de s’approcher d’elle de plus près
et de lui faire un brin de cour ? Pourtant, de son côté, elle avait le cœur battant et la tête qui lui
tournait un peu. Jamais un homme ne lui avait fait cet effet. En la quittant, il lui dit d’un ton
léger :
– Bon, j’espère qu’on se reverra un jour. J’ai passé un agréable moment avec toi. Au revoir,
peut-être !
Non mais, c’est quoi c’t’attitude ? Y m’joue le “bel indifférent” ou quoi ? L’a même pas essayé
d’me serrer un peu, de mater mon décolleté, et en plus, y m’file pas de rencard ? Et pourquoi y
m’fait autant d’effet ? Je dois être complètement maboule ! Mais j’vais pas lâcher l’morceau.
J’le f’rai d’autant plus souffrir qu’il m’a snobé aujourd’hui !
Ce dont Nora ne pouvait se douter, c’est que Julien était au moins aussi roué qu’elle, si ce
n’est plus, et qu’il appliquait sur elle les méthodes qu’elle utilisait habituellement. De plus, il
avait un avantage inappréciable sur elle : il savait exactement qui elle était. Comment ? Un peu
de patience, vous le saurez bientôt.
Bien sûr, il voulait la revoir et aller bien plus loin, mais il voulait que ce soit elle qui en
ait envie. Et il sentait que c’était bien parti pour…
Le complot
Lorsque Nora rentra ce soir là, Juliette vit aussitôt que quelque chose n’allait pas. Nora
semblait vraiment furieuse. Après l’avoir fougueusement embrassée, elle lui demanda :
– Qu’est-ce qu’y a, ma chérie. T’en fais une drôle de tête. Quequ’chose n’a pas marché ?
– Mais c’est quoi, c’mec ? Même pas un regard dans mon sous-tif, l’a pas essayé de m’peloter
et le pire, y m’a même pas filé un rencard ! Si j’savais pas qu’c’est un homme à femme,
j’croirais qu’il est pédé ! Jamais vu ça jusqu’à aujourd’hui. Ah, y va m’le payer cher, l’enfoiré !
– Euh… Tu veux dire qu’il a pas été sensible à ton charme ? Difficile à croire, t’es tellement
belle ! Mais d’un aut’côté…
Nora ne releva pas l’insinuation de Juliette. Bien sûr, le fait qu’il ne semble pas
s’intéresser à elle la comblait d’aise. Elle espérait secrètement que Nora échoue au moins avec
celui-là.
– Mais le pire… C’est qu’y m’plaît. J’sais pas pourquoi, mais y m’attire. Et merde…!
Juliette blêmit et son cœur faillit s’arrêter. Que Nora fasse l’amour avec des hommes lui était
déjà pénible. Mais qu’elle en tombe amoureuse… Elle en serait malade de jalousie.
– Ne me dis pas… Ne me dis pas qu’tu l’aimes… Ce serait trop moche…
Disant cela, elle ne put empêcher une larme de couler sur sa joue. Ce que voyant, Nora en
fut émue et cela lui fit prendre conscience du mal qu’elle faisait à son amante.
– Dis-moi, ma Juliette, est-ce que j’te fais souffrir ? Tu sais, d’aller avec des hommes… et de…
– Bien sûr, ça m’fait souffrir, pasque je t’aime. Mais d’un aut’côté, tu m’rends très heureuse.
Nora avait du mal à comprendre. Pourquoi Juliette l’aimait tant alors qu’elle ne lui rendait pas
son amour ?
– Pasqu’on fait l’amour ensemble ? C’est pourtant pas grand-chose.
– Ne dis pas ça. Faire l’amour avec toi, c’est merveilleux. Mais y a pas qu’ça. Je suis heureuse,
rien qu’de dormir dans tes bras, même si on fait rien, de t’frotter le dos dans ton bain, de t’voir
apprécier les p’tits plats qu’je te mijote, d’voir ton visage, ton sourire. Tout ça m’rend heureuse.
Tu comprends, l’amour, c’est pas seulement du sexe…
– Pourquoi tu m’aimes autant ? Est-ce que j’le mérite ?
Juliette se précipite, la prend dans ses bras et la serre tendrement contre elle.
– Bien sûr, mon amour. Tu l’mérites, pas seulement pasque t’es belle, mais pasque t’as toujours
été gentille et douce avec moi, qui n’suis qu’une moins que rien, complètement inutile…
C’est à ce moment précis que Yasmina entra dans l’appartement. Bien entendu, elle arri-
vait au moment où Juliette et Nora étaient tendrement enlacées. Aussi, c’est avec un sourire
narquois qu’elle leur dit :
– Eh ben, les filles ! Vous pourriez attendre cette nuit pour faire ça… Entre, Christine chérie,
que je te présente. Voici ma fille Nora et sa petite amie Juliette.
Christine avait tellement insisté pour rencontrer Nora que Yasmina avait fini par céder.
Elle entra timidement à son tour. Lorsqu’elle vit Nora, Christine en eut le souffle coupé. Elle
comprenait mieux à présent pourquoi Yasmina avait hésité à lui présenter sa fille. Elle était tout
simplement magnifique. Mais, aussi belle qu’elle fut, cela n’était pas suffisant pour la faire cra-
quer. Son amour pour Yasmina était bien sincère et solide.
– En-Enchantée de vous connaître, Mlle Djeddid. Votre mère n’a pas exagéré, vous êtes vrai-
ment superbe… Mais n’aie pas peur, ma chérie, c’est toi que j’aime, et toi seule.
– Appelle-moi Nora et tutoie-moi, sinon ça risque de me gêner. Maman ne m’a pas menti non
plus, tu es toi aussi particulièrement jolie.
Comme sa mère, Nora avait aussitôt adapté son langage face à Christine. Elle vit de suite
qu’effectivement, Christine était bien amoureuse de sa mère et que cette dernière avait enfin
une chance d’être heureuse. Tandis que Christine et Juliette faisaient plus ample connaissance,
elle prit sa mère à part. Elle avait eu une intuition qu’elle voulait vérifier.
– Yemma, est-ce que Christine t’a demandé de vivre avec elle ?
– Oui, mais j’peux pas vous abandonner comme ça, Juliette et toi, tu comprends ?
– Non, j’comprends pas. T’y as une chance d’être heureuse, alors saisis-la. N’hésite pas, fonce.
T’inquiète pas pour nous, on s’démerdera toujours. On est plus des gamines, m’enfin ! Plus be-
soin de baby-sitter.
– T’y es sûre que j’peux ? C’est pas l’envie qui m’en manque, mais…
Avec un brin d’impatience, Nora l’interrompit. Ce serait donc à elle de couper enfin le cordon
ombilical.
– Non, tu peux pas. Tu dois ! Tu sais, Juliette m’a appris que l’amour, c’est pas seulement le
sexe, mais d’aut’choses tout aussi importantes. Alors vas-y, tu as droit au bonheur toi aussi,
c’pas ?
Yasmina prit Nora dans ses bras et l’embrassa tendrement. Il y avait entre elles non seulement
de l’amour, mais aussi une grande complicité. Elle ne savait comment lui exprimer sa recon-
naissance.
– Merci, ma chérie, j’t’adore… Bon, Christine chérie, tu manges avec nous ce soir, et après je
te raccompagne. J’aurai une surprise pour toi.
– Ah bon ? Dis-moi vite ce que c’est !
– Pas question. Tu le sauras en temps voulu.
oOo
Le jour où Nora avait vu Julien pour la première fois, elle ne s’était pas aperçu que
quelqu’un l’observait. Hubert, c’était lui, venait voir un ami qui étudiait dans la même faculté
que Julien. Lorsqu’il vit Nora, il se cacha et comprit tout de suite que Julien, qu’il connaissait
de réputation, serait sa prochaine cible. Mais il vit aussi, à la façon dont Nora le dévorait des
yeux, qu’elle en était tombée amoureuse. Un sourire cruel apparut sur ses lèvres.
Alors t’en pinces pour lui ? Parfait, j’vais pouvoir te rendre la monnaie d’ta pièce. On va bien
s’marrer, j’te dis qu’ça !
Surprenant, n’est-ce pas ? En temps normal, Hubert s’exprimait comme tous les jeunes
de son âge. Mais il avait adopté ce langage d’un autre style et d’une autre époque devant Nora,
car il avait supposé qu’elle était une fille de bonne famille, sans doute éduquée dans une école
privée dirigée par des religieuses. Et l’attitude ainsi que le langage de Nora l’avait conforté
dans cette hypothèse. Et voilà qu’elle lui offrait, sans s’en douter, une occasion en or de se ven-
ger d’elle. Après son départ, il alla trouver Julien.
– Salut, mec. J’pourrais te parler seul à seul ?
Julien se tourna vers ses groupies pour les congédier. Il était intrigué par le nouveau venu.
– Les greluches, allez voir ailleurs si j’y suis. J’ai à causer avec Monsieur.
De fort mauvaise grâce, elles le quittèrent en râlant un peu contre l’intrus qui les privait de leur
idole.
– Alors, de quoi il s’agit. Et d’abord, qui t’es ?
– Je m’appelle Hubert de Guernesey, et toi, tu es Julien Fontenoy, n’est-ce pas ?
– Tu m’connais ? Comment ça s’fait ?
– T’es une légende vivante sur le campus. Mais bon, on n’est pas là pour ça. T’es en danger,
mec. Une fille t’a dans l’collimateur. Et c’est une vraie prédatrice.
Il raconta alors à Julien sa lamentable mésaventure et lui fit une description détaillée de Nora.
– Aucune des filles que tu fréquentes ne fait le poids devant elle. De plus, j’suis sûr que tu lui as
tapé dans l’œil, alors, ça sera du gâteau pour toi. J’suis pas trop connaisseur, mais j’crois bien
qu’au lit, c’est une affaire ! Qu’est-ce que t’en dis ?
– Eh ben, faut voir. J’pense que t’es pas le premier qu’elle a piégé, alors ça vaut le coup d’lui
retourner la politesse. OK, j’m’en charge, tu peux compter sur moi.
– Super, préviens-moi quand tu l’feras. J’voudrais pas rater ça !
– Sûr, j’y manquerai pas. File-moi ton numéro de portable.
Après avoir échangé leurs coordonnées, ils se séparèrent. Hubert était aux anges. Il se ré-
galait d’avance de voir Nora souffrir autant qu’il avait lui-même souffert par sa faute. Peut-être
pourrait-il ainsi la chasser définitivement de son esprit.
oOo
Depuis quelques temps, Juliette se posait des questions sur son avenir. Qu’avait-elle fait
de sa vie jusqu’à présent ? Elle n’avait aucun but et se sentait parfaitement inutile. Vivre aux
crochets de Nora et de sa mère n’était pas une solution, et elle avait honte de n’être au fond
qu’une pique-assiette.
J’aurai bientôt vingt et un ans, et j’suis parfaitement bonne à rien. Ça peut pas continuer
comme ça, faut qu’je fasse quequ’chose de ma vie. Yasmina et Nora sont trop gentilles avec
moi, mais faudrait pas abuser. J’dois m’démerder par moi-même !
Elle finit par se confier à Nora.
– Nora, ma chérie, j’suis un vrai boulet pour ta mère et toi, c’pas ?
– Qu’est-ce tu racontes ? T’y es notre p’tite princesse. T’y as pas à t’en faire pour ça.
– Non, sérieux, faut qu’je fasse quequ’chose pour vous aider un peu. T’aurais pas une idée pour
un p’tit boulot ? J’t’en prie, j’me sens mal de rien faire de ma vie…
– Hmm, p’têt bien. T’y es une bonne cuisinière, hein ? À cause de toi, j’ai pris au moins deux
kilos.
– Ils te vont très bien, ma chérie. T’es encore plus belle comme ça ! Mais c’est vrai que j’ai tou-
jours adoré cuisiner.
– C’est ça, fiche-toi d’moi. Bon, le cuistot du boui-boui où j’bosse est archinul. Sa bouffe est à
peine mangeable. J’vais te présenter au boss, et si tu fais l’affaire, j’suis sûre qu’il lourdera
l’autre abruti pour t’engager. Ça t’branche ?
Juliette saute au cou de Nora et l’embrasse passionnément. Si ça lui convenait ? La question ne
se posait même pas !
– Merci, Chérie, bien sûr que ça m’va. Tu verras, ton patron n’en reviendra pas.
Effectivement, le patron de Nora n’en revint pas. Il fit faire un essai à Juliette et la diffé-
rence de savoir-faire avec son cuisinier lui sauta aussitôt aux yeux et aux papilles.
– Mais où tu t’cachais jusqu’à présent ? Nora, t’aurais pu nous l’amener plus tôt. Bon, le temps
de virer l’autre zéro dans les formes et je t’engage. Tu pourras commencer, disons dans deux
jours, d’accord ?
– Oui, patron. Et merci encore de m’faire confiance.
Juliette était folle de joie. Elle allait enfin se rendre utile, et de plus, elle allait travailler avec
Nora. Que demander de plus ?
Deux jours plus tard, Juliette se rendit tôt le matin avec Nora au restaurant. Le patron lui
expliqua alors ce qu’il attendait d’elle.
– Tu vois, la plupart de nos clients sont des routiers. C’est pas la peine de leur faire des plats
gastronomiques, mais des choses simples, bonnes et copieuses. Tu as Fifi, le p’tit commis pour
les petites choses, comme l’épluche et la plonge et pour porter les commissions pour le resto.
C’est Nora ou Zoé, l’autre serveuse, qui t’passera les commandes. Des questions ?
– Non, patron. J’crois qu’je pourrai bien m’débrouiller, vous verrez.
En effet, elle se débrouilla si bien que les clients furent étonnés de la qualité des repas
servis. Ils hélèrent aussitôt le patron.
– Hé, patron, qu’est-ce vous avez fait au cuistot pour qu’y s’démerde aussi bien ? D’habitude,
c’est limite dégueu.
– Ah, z’avez remarqué ? J’ai engagé une vraie cuisinière. Vous perdez pas au change, c’pas ?
Les clients réclamèrent à cor et à cri de voir le nouveau chef. Nora alla en cuisine, prit la
main de Juliette et l’amena en salle. Lorsqu’elle apparut, Juliette fut accueillie par une véritable
ovation. Rouge de confusion, mais aussi de plaisir et de fierté, elle remercia chaleureusement
l’assemblée. Elle sentit une douce chaleur l’envahir. Elle avait enfin trouvé sa voie.
Ce soir-là, Juliette rentra complètement épuisée. Sa première journée de travail l’avait
éreintée, mais elle était fière et heureuse d’avoir enfin donné un nouveau sens à sa vie.
– Excuse-moi, Nora, mais cette nuit, j’me sens pas de… J’suis si fatiguée qu’ce serait pas
agréable pour toi.
– T’en fais pas, ma Juliette. On s’rattrapera quand t’y auras pris le rythme au resto.
– Merci de ta compréhension, ma chérie. J’te promets qu’la prochaine fois, j’t’offrirai un festi-
val de première classe !
Elle se blottit dans les bras de Nora et ne tarda pas à s’endormir. Nora la regardait avec
beaucoup de tendresse. Si elle n’en était pas amoureuse, elle avait au moins pour elle une réelle
affection. Et puis, c’était une amante si ardente…
Repose-toi bien, ma Juliette. Aujourd’hui, t’y as été un vrai chef. J’suis fière de toi. Mais
t’inquiète, j’te ferai tenir ta promesse !
oOo
L’envie de revoir Julien tiraillait de plus en plus Nora, mais elle se força à tenir bon
pendant une semaine. Puis elle ne put plus résister. Il fallait qu’elle le revoie, même si rien ne
devait en résulter. Un après-midi, comme elle n’était pas encore de service au restaurant, elle se
rendit à la faculté de Julien. Celui-ci l’avait identifiée dès la première prise de contact et s’était
bien amusé à jouer le guide parfait et respectueux envers elle. Il avait vu avec plaisir sa décep-
tion de ne pas être “draguée” par lui. Il savait qu’elle ne pourrait pas résister longtemps, et c’est
sans surprise qu’il la vit arriver. Lorsqu’elle regarda dans sa direction, il lui fit de grands signes
de la main pour lui signaler sa présence. Le moment crucial était arrivé, et il allait lui faire
payer toutes les souffrances qu’elle avait infligées à tant d’hommes. Lorsqu’elle fut près de lui,
il lui dit d’un ton léger :
– Eh ben, fillette, t’avais envie d’me revoir, c’est ça ?
– Euh… En fait, oui, c’est vrai. Je vous trouve très intéressant. Mais si je vous gêne…
– Pas du tout, mais j’t’en prie, tutoie-moi. J’suis pas tellement plus vieux qu’toi. Au fait, moi,
c’est Julien. Et toi ?
En effet, à leur précédente rencontre, ils ne s’étaient pas présentés. Sans doute Nora était-elle
trop troublée pour y songer.
– Appelle-moi Nora. Euh… Est-ce que… Comment dire ?
– Dis toujours, on verra après.
Nora était sur des charbons ardents. Elle s’apprêtait à faire l’impensable : solliciter un rendez-
vous ! Elle en eut honte, car d’habitude, c’étaient les hommes qui le lui demandaient.
– Euh… Est-ce que t’y es libre en ce moment ? Parce que… Enfin, tu comprends…
Elle était rouge de confusion, ce qui amusa beaucoup Julien. Mais elle n’était pas au bout de ses
peines.
– Ah, tu voudrais un rencard ? Pourquoi pas. On pourrait croûter au resto puis s’faire une toile.
Ça t’irait comme ça ?
Enfin, c’est pas trop tôt ! Mais attends, mon bonhomme. Après le resto et le ciné, j’vais t’en
mettre plein la vue et le reste. Cette fois, tu m’échapperas pas.
Julien sortit un petit calepin de sa poche et le feuilleta, sous le regard ébahi de Nora. Qu’est-ce
que cela pouvait bien signifier ? Il n’allait tout de même pas…
– Voyons, je serai libre… jeudi soir prochain. J’comptais m’reposer, mais tant pis. Si ça
t’convient, alors banco.
Mais c’est quoi, ce cirque ? Il me case entre Gertrude et Cunégonde ? Ah l’enfoiré ! Tu vas
m’la payer cher, cel’là ! Non mais… Enfin, faut faire avec.
– Euh… Ce sera parfait. T’y es sûr qu’ça te dérange pas ? J’voudrais pas te forcer la main, aus-
si…
– T’inquiète, jolie Nora. J’m’en réjouis d’avance. Bon, on s’retrouve jeudi soir ici vers 7 h,
OK ?
– D’accord, je n’y manquerai pas.
En s’éloignant, Julien était assez satisfait de lui-même. Les choses se passaient exacte-
ment comme il l’avait prévu. La pauvre fille ne se doutait pas de ce qui l’attendait.
Bon, elle a mordu à l’hameçon. Après l’ciné, on verra si elle est aussi douée au pieu que le
pense Hubert. Si c’est le cas, ça promet une soirée intéressante !
Nora se dépêcha de retourner au restaurant pour le service du soir. Bien qu’il y ait moins
de clients qu’à midi, cela se terminait assez tard dans la soirée. Juliette avait trouvé ses
marques. Elle avait appris au commis à faire des choses simples, comme cuire les pâtes ou le riz
et faire bouillir des œufs, ce qui la soulageait un peu et lui permettait d’aller plus vite. La fa-
tigue du premier soir n’était plus qu’un lointain souvenir et elle avait pu, sans problème, tenir la
promesse qu’elle avait faite à Nora.
oOo
Enfin arriva le jour fatidique. Nora se prépara avec un soin tout particulier pour son ren-
dez-vous. Elle comptait l’éblouir suffisamment pour qu’il tombe sous son charme. Une légère
touche de parfum, une robe plutôt sexy, mais sans vulgarité, un soupçon de maquillage et son
tour du cou en or avec la “main de Fatma” en pendentif, talisman censé la prévenir du “mau-
vais œil”. Prévoyant qu’elle rentrerait assez tard, elle avait demandé à Rico d’aller chercher Ju-
liette au restaurant et de la raccompagner, les rues étant assez mal fréquentées à cette heure tar-
dive. C’est le cœur battant et les joues légèrement roses qu’elle arriva sur les lieux. Julien était
arrivé un peu avant elle et l’attendait.
Bon sang, il est diaboliquement beau. S’il savait comme j’l’aime, il en profiterait, le sagouin.
Va falloir la jouer fine et le chauffer à blanc au ciné.
– Allez, Princesse, on s’arrache ? Le ciné est à 9 h, on a largement le temps d’casser une graine.
Ils se rendirent dans un tristement célèbre fast-food à l’enseigne bicolore démesurée, où
ce qu’on servait n’avait de nourriture que le nom et vaguement l’aspect. Nora regretta un peu la
cuisine fine et délicate qu’elle avait dégustée en compagnie d’Hubert. Mais là, elle était avec
Julien, et pour elle, cela seul comptait et compensait largement la médiocrité de l’endroit et de
la pseudo-nourriture qu’on y trouvait. Durant le repas, il la questionna sur elle-même, et elle
s’en tint à la version de la lycéenne bientôt bachelière, prête à poursuivre ses études en faculté.
Elle ment avec un aplomb formidable. Si je n’savais pas la vérité, j’aurais aucune peine à la
croire. Chapeau, gamine, t’es vraiment fortiche ! Mais là, tu vas tomber sur un os…
– Et toi, Julien, raconte un peu. Qu’est-ce que tu comptes faire une fois diplômé ?
L’enseignement, le privé, la recherche ?
– Oh, c’est pas demain la veille. J’en ai encore pour au moins trois ans. Alors, j’ai l’temps de
voir venir !
Une fois leur simili-repas générateur d’obésité ingurgité, ils se rendirent au cinéma, où
Julien se montra bien plus rapide et entreprenant que ne l’avait été Hubert. Tandis qu’il
l’embrassait jusqu’à lui chatouiller les amygdales tout en lui tripotant le sein gauche, elle véri-
fia, “a manu”1, que l’effet escompté s’était effectivement produit.
Bon, il est cuit à point. Reste plus qu’à consommer le jouvenceau. Tu vas voir, bonhomme, tu
seras content du voyage que j’vais t’faire faire…
Ils n’attendirent pas la fin du film pour se rendre à l’hôtel où Julien emmenait habituel-
lement ses conquêtes et où une chambre lui était réservée en permanence. Nora mit toute sa
fougue et son expérience pour offrir à Julien la plus mémorable partie de jambes en l’air de sa
carrière de Dom Juan. Et de fait, celui-ci n’en revint pas. Il la supposait douée, mais pas à ce
point ! De son côté, Nora était tout aussi étonnée. Julien était au moins aussi habile que Rico, si
ce n’est plus. Mais la grande différence, c’est qu’elle l’aimait. Lorsque l’ardeur de leurs ébats
se fut un peu calmée, elle se blottit dans les bras de Julien et lui dit exactement ce qu’il atten-
dait :
– Julien, c’était… c’était fabuleux. J’ai jamais rien ressenti de pareil. Je… Je t’aime, je t’aime
tant…
Nora avait oublié toute prudence en disant cela. Le piège allait pouvoir se refermer sur elle.
Cette fois, ma p’tite, ça va être à toi d’en baver. Les mecs, j’vais vous venger !
– Bon, c’est pas tout ça, mais faut qu’j’aille me reposer maintenant, sinon demain soir Ursula
n’aura pas son compte et risque d’être déçue.
Il se lève et commence à se rhabiller. Nora est abasourdie. A-t-il seulement entendu son aveu ?
Allait-il vraiment l’abandonner comme l’avait fait son premier amour quatre ans plus tôt ?
– Mais Julien, t’y as bien compris c’que j’t’ai dit ? T’y as rien à me dire ?
– Oui, tu m’aimes, et alors ? T’es pas la seule, tu sais. Si tu y tiens tant, prends un ticket et at-
tends ton tour. Sur ce, à plus. T’inquiète, la chambre est déjà payée.
1À la main
Et il quitte la chambre en sifflotant. Nora reste un moment effondrée, profondément cho-
quée par l’attitude de Julien. Elle a peine à croire ce qu’il lui arrive. C’est pour elle une situa-
tion inconcevable, proprement inouïe, puisque d’habitude, c’est elle qui “jette” ses amants
éphémères.
Jetée. Il m’a jetée, ce fils de pute ! Mais pourquoi je continue à l’aimer ? Ça fait mal, si mal…
À la porte de l’hôtel, Hubert, prévenu par Julien comme convenu, attendait que Nora
sorte…
La déprime
Dans la chambre, Nora était restée, hébétée. Le voile de rancœur qui obscurcissait son
esprit et son cœur s’était brusquement déchiré et le sentiment de culpabilité était revenu en
force. Elle sentit un énorme poids s’abattre sur sa conscience. La douleur qu’elle en ressentit
était bien plus grande que celle que lui avait infligée Alain des années plus tôt. Elle prit alors
conscience du mal qu’elle avait fait à de parfaits innocents.
Alors c’est ça qu’ça leur fait quand j’les jette ? C’est horrible, comment j’ai pu faire ça ? C’est
vrai qu’ils y étaient pour rien, qu’c’était pas leur faute. Maintenant, je l’paye, mais ça fait si
mal…
Enfin, ses larmes commencèrent à couler. Depuis ce jour où elle avait vu son cœur brisé
par celui qu’elle aimait, elle n’avait plus jamais pleuré. Elle se souvint alors de ces hommes
qu’elle avait torturés de la même façon. En fait, ils n’étaient pas si nombreux qu’on pourrait le
croire. La plupart du temps, elle se contentait de les allumer jusqu’à ce qu’ils soient sur le point
d’exploser. Les jeter à ce moment-là était bien plus jouissif que de faire l’amour avec eux.
Certes, parfois, lorsque sa libido le réclamait, elle allait jusqu’au bout, et le plaisir qu’elle reti-
rait à les voir souffrir lorsqu’elle se débarrassait d’eux lui procurait cet apaisement qui calmait
pour un moment sa souffrance. Mais elle l’avait fait une fois de trop, avec ce nullard d’Hubert,
qui en plus n’avait rien de vraiment attirant. Elle comprenait à présent ce qu’avaient pu ressen-
tir ses victimes, vu qu’elle se trouvait alors dans la même situation. Se faire piéger par celui
dont elle était tombée amoureuse, quelle ironie ! Mais au fond, cela n’était que justice, d’une
certaine façon.
Après avoir séché ses larmes, elle se rhabilla à son tour et sortit de l’hôtel. Là, elle tomba
sur Hubert qui l’attendait. Son air satisfait d’avoir obtenu sa revanche sembla odieux à Nora.
Certes, elle méritait d’être punie, mais de là à afficher une telle jubilation… Il s’approcha
d’elle, l’air satisfait, et lui dit :
– Alors, Princesse, ça fait quoi de s’faire jeter comme l’ordure que t’es ? J’vais enfin pouvoir
tourner la page, maintenant. En tout cas, bien fait pour ta gueule !
Devant Hubert, il n’était pas question qu’elle montre à quel point elle souffrait. Elle se
força donc à lui jouer la comédie. Elle comprenait à présent de qui venait son malheur. Cela ne
pouvait qu’être lui qui avait prévenu Julien, sinon, comment saurait-il où et quand la trouver, et
surtout ce qu’il s’était passé.
– Qui s’est fait jeter, connard. Parle pour toi. Alors, c’est toi qui l’as mis au parfum, espèce de
fumier.
C’est avec une intense satisfaction et en bombant le torse qu’il avoua son forfait.
– Ouais, c’est moi. Et tu peux pas savoir à quel point j’me sens bien, maintenant.
– J’m’en fous d’ce mec tordu. Maint’nant, dégage, tu pues. Rien qu’de te voir, ça m’donne en-
vie d’gerber. Allez, du vent !
– Ma chère, puisque ma vue vous offense autant, je ne vous contraindrai point à la supporter
plus longtemps. Au plaisir de ne plus vous revoir, radasse !
Et il s’éloigna en éclatant de rire. Mais en fait, il riait jaune, car Nora n’avait pas l’air
aussi abattue qu’il l’espérait, mais surtout parce qu’il sentait confusément qu’il n’arriverait pas
à l’oublier. Quand donc s’arrêterait ce calvaire ?
C’est pas possible, qu’est-ce que je dois faire pour arriver à m’la sortir de la tête ? Mais au
moins, elle a été jetée, et même si elle a crâné devant moi, j’suis sûr qu’elle déguste un max.
J’espère qu’elle en bavera longtemps…
Nora retourna chez elle en taxi. Durant le trajet, elle essaya de se reprendre. Cela lui coûtait un
effort considérable, vu l’intensité de sa souffrance.
Faut pas qu’Juliette me voie dans ct’ état. Maintenant qu’elle bosse, j’dois pas la perturber.
Rico et Yemma non plus. J’veux pas qu’y s’doutent combien ça m’fait mal. Mais ça va pas être
facile…
En rentrant, elle trouva Juliette et Rico qui l’attendaient. Il avait tenu à rester, car il se
doutait que ça avait dû mal se passer pour Nora, et il voulait être là pour elle comme il l’avait
toujours été.
– Eh ben, vous deux. Z’avez décidé d’remettre le couvert ?
– Mais non, ma chérie ! Tu sais bien c’que j’en pense. Jamais je n’recommencerai avec un mec.
Te vexe pas, Rico, c’est pas contre toi, mais…
– Je sais ma Juliette, j’disais ça pour plaisanter. Rico, merci d’avoir raccompagné et tenu com-
pagnie à Juliette. Mais maint’nant, tu peux rentrer. J’suis crevée et j’ai besoin de m’reposer. Ne
m’en veux pas, d’accord ?
Rico n’en revenait pas. Se faire renvoyer de la sorte était un peu trop dur à avaler, même
s’il soupçonnait que Nora devait être bien mal en point. Cependant, et pour cette même raison,
il décida de ne pas trop insister.
– Merci bien. Elle est raide, cel’la. Tu m’lourdes comme ça, sans m’dire comment ça s’est pas-
sé avec Julien.
– S’il te plaît... J’suis vraiment crevée. On en reparlera plus tard, d’accord ?
– Bon, j’y vais. Mais tu m’raconteras tout, promis ?
Nora acquiesça d’un signe de tête. Elle savait bien qu’il faudrait un jour le lui dire, mais
pas cette fois. Elle se sentait vraiment trop mal. Une fois Rico parti, Juliette prit Nora dans ses
bras et la serra fort contre elle. Elle sentait confusément que Nora aurait besoin de tout son
amour pour surmonter ce qu’il s’était sans doute passé, étant donnée la description que Rico lui
avait faite de Julien. La tête que faisait Nora ne laissait planer aucun doute : cela c’était très mal
passé.
– Ma chérie, je sens qu’t’en as gros sur la patate. Tu sais qu’tu peux tout me dire, c’pas ?
– Pas ce soir, ma Juliette. Et pis, excuse-moi, mais c’te nuit, je me sens pas de… tu m’en veux
pas ? J’me sens si…
– Mais non, mon amour, j’t’en voudrai jamais pour ça. Tu sais bien qu’c’est pas l’plus impor-
tant pour moi. Allons nous coucher, je sens qu’t’en as besoin.
– Merci ma Juliette, t’y es vraiment un amour. C’est vrai, j’suis épuisée.
Elles allèrent donc se coucher, pour une fois en chemise de nuit. Et cette fois-ci, c’est
Nora qui se blottit dans les bras de Juliette. Durant la nuit, Juliette fut réveillée par les sanglots
de Nora. Tant qu’elle était réveillée, celle-ci arrivait à se contrôler, mais dans son sommeil, elle
revoyait encore et encore la scène du départ de Julien, qui lui rappelait étrangement celle où,
près de quatre ans plus tôt, son premier amour avait été piétiné par celui-là même qu’elle ai-
mait.
Ma chérie, j’savais que ça s’passerai mal avec çui-là. J’sens bien qu’tu souffres, mais j’sais
pas quoi faire pour te réconforter. Je t’aime tant, et j’me sens tellement inutile. Mais je ferai
tout pour que tu retrouves le sourire, quoiqu’il m’en coûte…
Le lendemain matin, Nora ne se sentit pas d’aller travailler. Inquiète, Juliette finit par
prévenir Yasmina. Dès qu’elle sut ce qu’il s’était passé, elle vint aussitôt à l’appartement pour
s’occuper de sa fille. Juliette, sachant que Nora était en compagnie de sa mère, partit rassurée
au travail. Yasmina tenta elle aussi de découvrir le fin mot de l’histoire. Cette fois, Nora se dé-
cida enfin à parler.
– Allez, Azizati, raconte-moi tout. Qui t’rend si malheureuse ? Qu’est-ce qu’y t’a fait, le
monstre ?
– Oh, Yemma. Si tu savais comme je l’aime. Mais lui… il… il a…
Elle ne put en dire plus et éclata en sanglots. Yasmina la prit dans ses bras et la berça
doucement, comme elle le faisait lorsqu’elle était enfant. Nora finit par se calmer un peu. Suffi-
samment pour finalement se confier à sa mère.
– Après qu’on ait… enfin, tu vois c’que j’veux dire, j’ai fait la connerie d’lui dire que
j’l’aimais. Alors, y m’a dit d’prendre un ticket et d’attendre mon tour, et il est parti. Oh Yem-
ma, j’sais bien qu’je le mérite après c’que j’ai fait aux aut’mecs, mais ça fait mal, ça fait si mal.
Qu’est-ce je dois faire pour ne plus souffrir autant ?
– Rien, ma chérie. C’est pas faute de t’avoir demandé d’arrêter, moi, Juliette et même Rico.
Mais t’y étais aveuglée par ta haine. Laisse faire le temps, ça finira par s’tasser. Tu sais qu’on
t’aime, alors essaye de vite remonter la pente, d’accord ? Fais-le pour nous, mais surtout fais-le
pour toi.
– Je ferai mon possible, Yemma, mais j’sais pas si j’y arriverai. J’m’en sens pas la force…
Peu à peu, Nora s’enfonça de plus en plus dans la dépression. Elle n’avait plus envie de
rien et restait prostrée à la maison. La souffrance et la culpabilité d’avoir fait souffrir des inno-
cents étaient devenues intolérables, et comme cela arrive parfois dans ces cas-là, son cerveau
s’était mis sur “pause”. Elle se trouva alors dans un état semi-végétatif dans lequel elle se sen-
tait incapable d’accomplir les plus élémentaires tâches quotidiennes de survie. Juliette s’en oc-
cupa avec amour et dévouement. Elle lui faisait prendre son bain, l’habillait et la forçait à man-
ger un peu. Avant d’aller au travail, qu’elle ne pouvait en aucun cas quitter, étant alors la seule
à travailler, elle veillait à ce que Nora ne reste jamais seule, demandant aux voisines et à Rico
de veiller sur elle en son absence. Cet était de chose dura quelques jours, puis le temps fit son
œuvre et peu à peu, Nora émergea de sa torpeur. Elle souffrait toujours, mais c’était devenu
plus supportable. Elle prit alors conscience de tout ce qu’on avait fait pour elle, et plus particu-
lièrement Juliette.
– Ma Juliette, je n’sais vraiment pas comment te remercier de c’que t’y as fait pour moi.
– T’as pas à l’faire. C’est pasque j’t’aime, c’est tout. Et j’suis si heureuse de voir que tu reviens
enfin à toi. Ça m’faisait si mal de t’voir souffrir comme ça !
– J’te mérite pas, ma Juliette. Y te faudrait quelqu’un qui t’aime vraiment, sincèrement et pas
seulement pour le sexe. Regarde, Zoé. Elle est plutôt mignonne et elle est folle de toi.
– Tu plaisantes ? C’est vrai qu’elle est gentille avec moi, mais de là à croire que… et pis,
j’t’aime trop pour aller chercher ailleurs !
– Tu peux m’croire. Réfléchis-y, pasque moi, j’pourrais jamais t’aimer d’cette façon, pasque…
j’l’aime toujours, cet enfoiré, malgré l’mal qu’y m’a fait.
oOo
Durant l’absence de Nora, Zoé, qui était aussi engagée à mi-temps, dut assurer un ser-
vice à temps plein. C’était une adorable petite personne de dix-huit printemps, rousse aux yeux
verts, un visage d’ange et un corps de Vénus. Cela ne la gênait pas de travailler plus, car elle
pouvait ainsi être plus longtemps avec Juliette, pour laquelle elle avait eu le coup de foudre dès
le premier jour. Comme l’avait supposé Nora, elle en était vraiment amoureuse, mais elle
n’avait pas eu jusque là le courage de se déclarer, sachant combien Juliette était amoureuse de
Nora. Comme Juliette lui avait appris que Nora allait bientôt reprendre son service, elle se déci-
da à lui avouer ses sentiments.
– Tu sais, Juliette… euh… je sais que nous sommes du même bord toutes les deux, n’est-ce
pas ? Alors, euh…
– Tu veux dire que t’es gouine comme moi ? C’est vrai.
– Alors, si tu voulais, on pourrait essayer toi et moi de…
Juliette sourit avec une pointe de nostalgie. Elle voyait très bien où voulait en venir Zoé.
Elle se souvint avec tendresse et amusement de s’être trouvée dans la même situation face à
Nora, et elle n’eut pas le cœur de la “jeter” brutalement.
– T’es bien mignonne et gentille, et ça m’aurait sans doute plu, mais je suis déjà avec quelqu’un
que j’aime de tout mon cœur.
– Tu parles de Nora, n’est-ce pas ? Mais tu sais qu’elle t’aime pas vraiment, tu sais qu’elle pré-
fère les mecs, alors, tu perds ton temps avec elle.
– Possible, mais j’l’aime trop et j’peux tout accepter d’elle. Désolée, Zoé, je changerai pas
d’avis. Même si dans d’autres circonstances, ta proposition m’aurait intéressée.
– Ça fait rien. J’suis tenace et j’abandonnerai pas. Quoi qu’il arrive, tu peux toujours compter
sur moi.
Je serai patiente, Juliette chérie. Je suis sûre qu’un jour j’aurai ma chance…
Une fois Zoé retournée en salle, Juliette se mit à réfléchir tout en préparant la cuisine
pour le service du soir. La déclaration de Zoé ne l’étonnait qu’à moitié, puisque Nora l’avait
prévenue. Il est vrai qu’elle trouvait la petite serveuse tout à fait à son goût, et qu’elle aurait été
sûrement tentée si elle n’était pas si amoureuse de Nora.
Elle n’a pas tort, c’te petite. Si j’aimais pas autant Nora, j’aurais très bien pu tomber amou-
reuse d’elle. Mais j’sais bien qu’un jour, j’serai obligée d’renoncer à elle, pisqu’elle est amou-
reuse de ce salopard de Julien. Bon sang, ça m’fait mal rien qu’d’y penser ! Mais p’têt que ce
jour-là… enfin, on verra bien, c’est pas demain la veille !
oOo
Rico insista tant pour savoir ce qui s’était passé avec Julien que Nora finit par tout lui ra-
conter dans le moindre détail. Depuis toujours, ils ne s’étaient jamais rien caché l’un à l’autre
dans ce domaine, aussi fut-elle soulagée de lui avoir tout dit. Après l’avoir tendrement embras-
sée, il lui dit :
– Tu vois, t’aurais dû m’écouter et n’pas t’attaquer à lui.
– C’est vrai, mon Rico, mais j’pouvais pas m’en empêcher. Y m’attirait trop, et… et j’l’aime
tant… Tu m’comprends, dis…?
– Bien sûr, ma Nora. Bon, alors je sais c’qui m’reste à faire.
– Fais pas d’connerie, ça n’a plus d’importance, maintenant, pisqu’y m’aime pas.
– T’inquiète, j’vais pas te l’esquinter, ton chéri. Juste lui dire deux ou trois mots.
Après l’épisode “Nora”, Julien avait repris son petit train-train, couchant chaque soir
avec une fille différente, à sa grande satisfaction. N’ayant aucune difficulté à suivre ses cours, il
pouvait consacrer la plus grande partie de son temps libre à satisfaire son exigeante libido et
celle des filles de son harem. Que demander de plus ?
Rico se rendit donc à la faculté de Julien pour lui mettre les points sur les "i". Il finit par
le trouver à la cafétéria, toujours entouré de ses groupies. Cet affligeant spectacle lui donnait la
nausée.
Pauv’ filles qui doivent attendre leur tour pour s’faire ramoner. C’est vraiment pitoyable ! Bon,
mon p’tit père, à nous deux.
– Hé, mec, j’peux t’causer un moment sans témoins ?
– C’t à voir. Qui t’es, d’abord ?
– J’suis comme qui dirait l’grand frère de Nora. Tu vois qui j’veux dire ?
– Bon, mais juste un moment. Les sauterelles, allez tailler une bavette plus loin, leur dit-il, puis,
se tournant vers Rico , il s’enquit : alors, quel est l’problème ? Elle est venue t’chialer sur le
blouson ?
– Chialer, Nora ? Ça fait presque quatre ans qu’elle a plus pleuré. T’as entendu c’te cloche
d’Hubert, mais tu n’sais pas l’plus important à son sujet. En plus d’être belle, elle est très intel-
ligente. Si elle avait eu la chance d’faire des études, c’est elle qui s’rait sans doute major de ta
promo. Et si elle fait c’que tu sais, c’est pas sans raison.
– Je sais qu’elle a piégé des mecs et les a fait souffrir. Moi, ça m’suffit. Elle n’a eu que
c’qu’elle méritait. J’espère qu’elle en bave, la garce !
– Possible qu’elle l’ait mérité, mais tu n’sais pas pourquoi elle fait ça.
Julien eut une soudaine intuition. Ce jeune et Nora…
– Dis-moi, t’es amoureux d’elle, n’est-ce pas ?
– Oui, et depuis le premier jour qu’je l’ai vue. Mais j’suis pas con au point d’pas m’apercevoir
que j’suis pas assez bien pour elle. Mais ça a rien à voir avec son histoire. Écoute un peu.
Rico lui raconta alors la première expérience douloureuse de Nora.
– Après avoir trempé l’biscuit et fait pleurer l’bonhomme, il a remballé sa quincaillerie et il
s’est cassé, au lieu de rester avec elle. Ça lui a brisé le cœur et depuis, elle croit plus à l’amour,
c’est une douleur qui l’a jamais quittée. C’est qu’en jouissant, en jetant les mecs et en les fa i-
sant souffrir qu’elle oublie un moment sa propre souffrance.
– Préviens-moi quand j’dois pleurer, d’accord ? Non, sérieux, tous ces mecs, ils n’avaient rien à
voir avec son histoire, non ? Alors c’était criminel de s’en prendre à eux.
– Là, tu marques un point. Et on lui a tous dit. C’est vrai qu’elle a pas choisi le bon moyen de
s’venger. Mais j’crois que t’es ben mal placé pour dire ça, car tu fais pas mieux qu’elle.
– Qu’est-ce que tu délires, là. J’fais souffrir personne, moi, bien au contraire !
– Tu crois ça ? Tu tringles chaque jour une fille différente et tu crois qu’ça lui plaît de n’pas
être la seule, d’être obligée de te partager avec d’autres. Tu crois qu’elles sont pas amoureuses
de toi et qu’elles n’en souffrent pas ? Détrompe-toi, mec, toi aussi tu les tortures. Et t’as aucune
excuse pour faire ça. Tu t’fous pas mal de c’qu’elles peuvent ressentir, dès le moment où t’y
trouves ton compte.
– Eh ben… aucune ne s’en plaint. Et qui plus est, elles en redemandent. Alors, j’vois pas en
quoi elles peuvent souffrir. Aussi désolé, mais Nora, c’est une affaire classée !
– Si elles se plaignaient, tes gonzesses, tu les jetterais, c’pas ? C’est pour ça qu’elles disent rien.
Ne plus t’voir leur ferait encore plus mal.
– Ben alors, qu’est ce qu’il faudrait qu’je fasse ? La monogamie, c’est pas du tout mon truc.
– Rien. Finalement, t’es qu’un pauv’ type. J’te plains, pasqu’un mec incapable d’aimer, c’est
pas un homme. Réflech’ bien à tout ça. Allez, ciao !
Une fois Rico parti, Julien demeura un instant pensif.
Qu’est-ce qu’il a voulu dire, ce p’tit bonhomme ? Pour qui y s’prend pour oser me plaindre ?
Non, mais y s’est bien regardé ? Laisse tomber, mec, mes poulettes m’attendent.
Mais quelque part dans son subconscient, ce que lui avait appris Rico l’avait profondé-
ment touché et avait éveillé en lui un sentiment qu’il n’aurait jamais soupçonné. Il n’en avait
pas conscience, mais il n’allait pas tarder à s’en rendre compte, d’une façon assez… subtile.
Retour de flammes
Ce soir-là, Julien se trouvait avec Sylvia et les choses s’annonçaient plutôt bien. Après
des préliminaires relativement bâclés, Sylvia étant déjà toute surexcitée rien qu’à l’idée de faire
l’amour avec lui, il entra dans le vif du sujet. Au moment crucial, l’image de Nora s’imposa à
son esprit et il faillit rater sa prestation. Mais il se ressaisit très vite et put achever la chose à
leur satisfaction mutuelle. L’alerte avait été chaude, mais, il ne s’en inquiéta pas outre mesure.
Certes, ce genre d’incident ne lui était encore jamais arrivé et il le mit sur le compte de la fa-
tigue. Une chose cependant l’étonnait :
Pourquoi ai-je pensé à elle ? Et surtout à ce moment-là ! C’est vrai qu’elle est bien plus belle,
bien plus douée au pieu et bien mieux faite que les nanas que j’baise d’habitude, mais c’est pas
une raison…
Après quoi, il put achever de faire jouir Sylvia encore deux autres fois sans problème. Il
se croyait tiré d’affaire, ce en quoi il se trompait lourdement. Tout se passa normalement pour
lui les jours suivants jusqu’à son rendez-vous avec Ursula. C’était cette fille même qu’il avait
vue le lendemain du jour où il avait “jeté” Nora. Ursula était une fille superbe, bien faite et avec
un tempérament de feu. Il ne fallait pas lui en promettre et elle était particulièrement difficile à
satisfaire. Julien ne doutait pas un instant qu’il pourrait la faire grimper aux rideaux jusqu’à ce
qu’elle crie “grâce !”. Effectivement, le premier assaut fut couronné de succès. Au second
round, alors qu’il était en pleine action, l’image de Nora revint en force et là, le désastre abso-
lu : la débandade (entendez par là la perte subite, totale et irréversible d’érection). Il eut beau
essayer de se concentrer, rien n’y fit. Ursula n’en croyait pas ses yeux.
– Et bien, mon chéri, qu’est-ce qui t’arrive ? T’as jamais eu d’panne avant…
Sa déception était si évidente que Julien ne savait plus où se mettre. À la confusion
s’ajoutait une bonne dose d’inquiétude. Et si ça ne revenait plus…? Pour un séducteur comme
lui, il n’y avait pas pire catastrophe.
– Je n’sais pas. C’est la première fois que ça s’produit. Oh, j’ai honte ! Tu m’pardonnes, Ursu-
la ? Promis, dès qu’ça me revient, j’te fais passer en priorité et j’t’offrirai un pied du feu de
Dieu.
– Ça va, c’est pas si grave. Ça arrive quelquefois, faut pas en faire une montagne. Tu devrais
t’reposer plus souvent, tu t’dépenses trop, peut-être.
Ursula finit par s’en aller, un peu frustrée quand même, mais ne doutant absolument pas
que cette impuissance fût passagère et que tout rentrerait très vite dans l’ordre. Pourtant, le len-
demain, alors que Julien se trouvait avec Aglaé, rien ne s’était arrangé. Cela avait même empi-
ré, car bien qu’Aglaé fût nue, mignonne et prête à tout, cela ne sembla lui faire aucun effet. Son
drapeau restait tristement en berne. Surprise, mais plutôt entreprenante, elle décida de prendre
les choses en main, si l’on peut dire !
– Laisse-moi faire, Julien chéri, je vais l’faire démarrer à la manivelle.
Hélas, malgré tous ses efforts et sa bonne volonté, le coupable baissait toujours la tête. Le vi-
sage d’Aglaé trahissait toute sa déception.
– N’insiste pas, Aglaé, on dirait qu’c’est pas son jour. Écoute, on va s’y prendre autrement, tu
n’y perdras pas au change.
Julien lui fit alors ce que Rico avait fait à Nora dans les mêmes circonstances. Bien qu’il
n’ait eu ni le savoir-faire ni l’habileté de Rico, tout au moins pour cette activité très particulière,
il parvint laborieusement à la faire jouir. Mais elle ne fut qu’à moitié satisfaite, car ce n’était
pas exactement ce qu’elle attendait de lui. Bien sûr, il lui demanda de ne pas ébruiter la chose et
lui promit une super séance quand tout reviendrait à la normale. Aglaé promit, mais ne put
s’empêcher d’en parler à sa meilleure amie, qui, n’étant pas du goût de Julien, n’avait jamais eu
l’occasion de lui accorder ses faveurs, ce qu’elle regrettait amèrement. Aussi avait-elle là le
moyen de se venger du goujat qui l’avait dédaignée. Très vite, la nouvelle fit le tour du campus
et le harem de Julien se disloqua comme par magie. Être amoureuse du plus beau gosse de la
faculté, soit, mais l’être d’un “eunuque”… pas question ! Se retrouvant subitement libre toutes
ses soirées, Julien eut le temps d’essayer d’analyser la situation. Et là, il était vraiment perdu.
Que pouvait bien signifier cette soudaine et mystérieuse impuissance ? Étant de robuste consti-
tution, il n’avait jamais eu de problèmes de ce côté-là. Il avait toujours assuré, et au dire de ses
conquêtes, il était plutôt performant. Mais le plus curieux était que…
J’comprends pas. Quelle que soit la nana qu’je vois nue et prête à se faire baiser, pas moyen de
bander. Mais il m’suffit de penser à Nora pour qu’ça me revienne, et avec une force… C’en est
presque douloureux ! C’est pas possible, elle m’a jeté un sort ou quoi ?
En fait, Julien pensait de plus en plus souvent à Nora, et ne comprenait pas pourquoi.
Pour lui, c’était une affaire classée. Elle devait être punie, et il s’en était chargé avec succès.
Alors, pourquoi cette obsession ? Il avait beau retourner la question dans tous les sens, les rai-
sons de son étrange mésaventure lui échappaient totalement. C’est alors qu’il se souvint des
paroles de Rico :
« Mais j’crois que t’es ben mal placé pour dire ça, car tu fais pas mieux qu’elle…
…Détrompe-toi, mec, toi aussi tu les tortures. Et t’as aucune excuse pour faire ça. Tu t’fous de
c’qu’elles peuvent ressentir, dès le moment où t’y trouves ton compte…
…Finalement, t’es qu’un pauv’ type. J’te plains, pasqu’un mec incapable d’aimer, c’est pas un
homme. Réflech’ bien à tout ça… »
Qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? Que je les fais souffrir ? Peut-être bien, au fond. Que j’suis
incapable d’aimer ? J’suis jamais réellement tombé amoureux d’une fille jusqu’à présent, est-
ce que j’en suis seulement capable ? Et pourquoi j’pense sans arrêt à Nora ? Est-ce que ça
voudrait dire…
Soudain, la vérité lui sauta aux yeux. Oui, il était tombé amoureux, sans même s’en dou-
ter, sans même le comprendre et encore moins le vouloir. Il était tombé amoureux de… Nora.
C’était tout bonnement incroyable, c’était fou et absurde, mais c’était la seule explication cohé-
rente. Il n’y avait aucune autre possibilité. Cependant, que faire à présent ? D’abord la retrou-
ver, puis… essayer de se faire pardonner le mal qu’il lui avait fait ? Sa fierté en prenait un sacré
coup, mais avait-il le choix ? Allait-elle seulement accepter de le revoir, de lui parler, de
l’écouter ? Après une courte lutte contre lui-même, il se décida à tenter le coup.
Mais comment la retrouver. Tout c’que je sais, c’est qu’elle s’appelle Nora Djeddid et qu’elle
habite une HLM. Si seulement j’avais son numéro de portable… Le téléphone, voilà la solu-
tion !
En effet, si sa mère avait le téléphone, elle se trouverait sans doute dans l’annuaire, en
espérant qu’elle ne soit pas sur liste rouge ! Il le consulta donc et trouva deux pages de Djeddid.
Il ne retint que ceux qui habitaient une cité, ce qui en faisaient encore une dizaine. Il lui faudrait
alors se rendre dans chacune d’elles pour espérer y trouver Nora. Une fois qu’elle serait locali-
sée, il verrait ce qu’il conviendrait de faire. Chaque chose en son temps.
oOo
Nora, de son côté, avait aussi bien réfléchi. Pendant près de quatre ans, elle n’était plus
jamais tombée amoureuse. Certes, elle avait une sincère affection pour Rico, qu’elle connaissait
depuis son plus jeune âge et pour Juliette, avec qui elle avait partagé tant d’agréables moments.
Mais cela n’avait rien à voir avec un amour véritable, comme celui que Juliette éprouvait pour
elle, comme celui que, pour son malheur, elle éprouvait pour Julien. Il fallait qu’elle fasse
quelque chose pour son amante, afin qu’elle puisse être enfin pleinement heureuse.
Ma Juliette, tu en as tant fait pour moi. Tu m’as donné tant d’amour et tout c’que j’ai pu
t’offrir, c’est du sexe. Tu mérites bien mieux, et j’vais devoir te forcer à reprendre ta liberté,
comme ça, tu pourras p’têt trouver le bonheur avec une autre. C’est la dernière preuve
d’affection que j’peux te donner.
Elle décida de le faire le soir même. Elles étaient rentrées ensemble du restaurant et Ju-
liette était allée préparer un café à la cuisine. Nora respira profondément. Ce qu’elle allait dire
était difficile, mais nécessaire.
– Dis-moi, ma Juliette, ça fait combien d’temps qu’on a pas fait l’amour ?
– Ben, depuis ton dernier rendez-vous avec Julien. Mais tu sais bien qu’ça n’a pas d’importance
pour moi. C’est vrai qu’ça me manque un peu, mais être avec toi suffit à m’rendre heureuse.
– Juliette, faut qu’on se sépare. Faut qu’tu trouves quelqu’un qui t’aime vraiment, pasque moi,
j’pourrai jamais. J’te l’ai déjà dit, mais là, c’est sérieux. On va faire l’amour cette nuit, mais ce
sera la dernière fois. C’est le seul cadeau d’adieu que j’peux t’offrir.
Nora vit avec le cœur serré que Juliette pleurait doucement. Elle s’en voulait de lui faire
cette peine, mais elle ne pouvait faire autrement, dans son propre intérêt. Elle la prit dans ses
bras et l’embrassa tendrement. Juliette leva vers elle des yeux noyés de larmes et lui dit douce-
ment :
– Alors, ma chérie, tu m’aimes vraiment pas ? Tu veux plus qu’on soit ensemble ?
L’expression de détresse de Juliette était douloureuse à voir. Nora en fut profondément émue.
– Ne pleure pas, ma Juliette, c’est pour toi qu’je fais ça. Pour que t’y aies une chance de trouver
celle qui te rendra vraiment, complètement heureuse. T’y auras toujours une place dans mon
cœur, mais tu sais que celui que j’aime vraiment, c’est malheureusement ce pourri d’Julien.
– Alors, Chérie, si c’est la dernière fois, laisse-moi faire. Je t’assure qu’tu t’en souviendras
longtemps. Et moi, ça m’fera un souvenir pour me réconforter un peu. D’accord ?
– Tout c’que tu voudras, ma Juliette. Cette nuit, j’t’appartiendrai complètement. Je te promets
de te donner autant de plaisir que tu m’en offriras.
Effectivement, Juliette donna toute sa fougue, toute sa science amoureuse et tout son
amour ardent pour Nora durant cette ultime nuit de sexe. Il était certain que Nora ne l’oublierait
pas de si tôt !
oOo
Les jours suivants, Juliette ne put cacher sa tristesse au restaurant. Elle avait accepté la
décision de Nora, mais elle en souffrait, et Zoé ne tarda pas à s’en apercevoir.
– Que se passe-t-il, Juliette ? T’en fais une drôle de tête.
– Non, rien, c’est pas grave, ça va m’passer. T’inquiète pas pour moi.
Le cœur de Zoé fit un bond. Elle pressentit que cela avait un rapport avec Nora et elle es-
péra avoir enfin une ouverture. Elle décida aussitôt de vérifier son intuition, et si possible, de
retenter sa chance.
– T’as rompu avec Nora, c’est ça ? Tu peux bien m’le dire…
Deux larmes roulèrent sur les joues de Juliette, confirmant l’hypothèse de Zoé.
Celle-ci sentit une immense vague d’espoir l’envahir. Juliette était à présent libre, alors à elle de
savoir s’y prendre.
– Écoute, ça te dirait de dîner avec moi ce soir ? Moi aussi, j’sais cuisiner, tu sais. Et puis, ça te
changera un peu les idées, non ?
– Ben, et Nora ? J’peux pas l’abandonner comme ça. Elle m’attend pour manger.
– T’as qu’à lui téléphoner. Elle est capable d’se débrouiller toute seule, non ?
– C’est vrai, mais…
Juliette hésitait. Dîner avec Nora, cela la rendait un peu heureuse, mais en même temps
triste, car elle savait que rien ne se passerait entre elles à l’heure de se coucher. Après leur der-
nière nuit torride, elle avait réintégré l’ancienne chambre de Yasmina, qui à présent vivait chez
Christine. Alors pourquoi ne pas accepter la proposition de Zoé ? Cela lui permettrait, au moins
pour quelque temps, d’oublier un peu sa peine.
– Bon, j’l’appelle et je suis à toi.
Si tu pouvais le dire au sens propre, pensa Zoé. Mais patience, maintenant, j’ai une chance que
ça arrive un jour.
Juliette ne regretta pas sa soirée. En plus d’être mignonne et gentille, Zoé était également
une fine cuisinière. Elles passèrent une agréable soirée ensemble et se promirent de recommen-
cer. Juliette envisagea enfin la possibilité d’aller plus loin avec Zoé. Après tout, Zoé était aussi
à son goût et de bien agréable compagnie.
oOo
Julien mit trois semaines pour retrouver la trace de Nora. Il avait visité une à une toutes
les cités dans lesquelles se trouvait une personne nommée Djeddid. À plusieurs reprises, il avait
failli se faire mettre à mal par des jeunes de cité qui n’appréciaient pas de voir ce “fils de
bourge” venir les provoquer chez eux. Enfin, il arriva un jour à la cité Bois joli. Il regarda dans
chaque bâtiment les noms sur les boites aux lettres, quand ils s’y trouvaient encore, mais il ne
lut aucun Djeddid dans les premiers immeubles. Lorsqu’il parvint au bloc C, il sut que sa quête
était enfin terminée, car il vit dans le parking Rico qui grillait une cigarette en sirotant une
bière.
– Salut, mec. Tu m’reconnais ? On s’est vus à la fac.
– Ah ouais, le “bellâtre” Julien ! Qu’est-ce tu branles ici ? Tu veux en rajouter une couche ? Tu
crois pas que t’as fait suffisamment d’mal comme ça ?
– Je sais bien. Tu m’croirais pas si j’te dis qu’je le regrette, et pourtant c’est vrai. Il faut abso-
lument que j’voie Nora. J’ai des choses à lui dire. Tu veux bien m’aider ?
Rico le regarda attentivement. Certes, il avait l’air sincère, mais il ne pouvait s’empêcher
de se méfier de lui. Quelles étaient vraiment ses intentions ? Et puis non, il lui était bien trop
antipathique pour qu’il songe à l’aider.
– Eh ben, tu manques pas d’air, toi ! Tu nous la bousilles et tu veux quoi encore, l’achever ? Pas
question. De toute façon, elle voudra pas t’écouter !
– Bon, ça va bien, là. Tu crois que j’me serais tapé une dizaine de cités pour la retrouver si
c’était pas vraiment important ? Allez, sois pas vache, faut vraiment qu’je la voie.
– Après tout, si tu tiens tant que ça à t’faire jeter… Elle habite au 2ème
. Mais pas la peine d’y
aller maintenant, elle est pas là. Elle turbine dans un routier et n’rentera que tard dans la nuit.
– Bon, alors j’repasserai demain matin. J’pense qu’elle sera là, cette fois.
– Mouais, mais j’te préviens, si tu lui fais encore du mal, t’auras affaire à moi, et c’te fois, je
serai bien moins gentil. Alors fais gaffe !
– T’inquiète, je hisserai le drapeau blanc en allant la voir. Merci quand même !
Lorsque Julien arriva le lendemain et sonna à la porte de l’appartement, Nora, encore à
moitié endormie alla l’ouvrir. Dès qu’elle reconnut Julien, elle la lui claqua au nez.
– Dégage, ’spèce de pourri. J’veux plus t’voir ! hurla-t-elle.
– Nora, écoute-moi, je dois absolument te dire…
– Y’a plus rien à dire, après c’que tu m’as fait. Fous-moi l’camp et n’reviens plus !
– Bon, j’te laisse pour cette fois, mais j’abandonne pas, j’reviendrai.
À partir de ce jour-là, Julien revint à la charge plusieurs fois, mais sans succès. Nora,
bien qu’amoureuse et terriblement attirée par lui, tenait bon, même si cela la faisait souffrir, tant
l’envie de se jeter dans ses bras était puissante. Juliette, qui entre temps avait cédé aux avances
de Zoé, mais qui habitait encore chez Nora, malgré l’animosité qu’elle ressentait envers lui, la
poussa à au moins écouter ce qu’il avait à lui dire. Mais ce n’est que lorsque Rico lui fit la
même requête qu’elle finit par céder. Comme elle ne voulait pas que l’entretien ait lieu chez
elle à la cité, elle lui fixa un rendez-vous dans le petit parc non loin de là, celui-là même où
Yasmina avait rencontré Juliette. C’est avec appréhension et le cœur battant la chamade qu’elle
s’y rendit. Julien était déjà là et elle s’aperçut que lui aussi n’en menait pas large.
– Bonjour, Nora. Désolé d’avoir autant insistait, mais il fallait absolument que j’te parle.
– Bon, j’suis là, alors accouche ! J’ai pas qu’ça à faire, moi.
Julien ne fut pas trop surpris de la brusquerie de Nora. Quoi de plus compréhensible
après ce qu’il lui avait fait ! Mais l’aveu qu’il s’apprêtait à lui faire le mettait particulièrement
mal à l’aise.
– Ben, c’est pas facile à dire. J’ai comme l’impression que j’suis victime d’un sort depuis qu’je
t’ai connue. Alors j’ai pensé que…
– Désolée de te décevoir, mais j’n’ai pas c’pouvoir. Et c’est quoi, ce sort ?
– Tu promets de n’pas rire ? Ben, j’peux plus… j’peux plus… Et puis merde ! J’peux plus ban-
der, sauf quand j’pense à toi. C’est pour ça qu’j’ai cru…
Malgré la promesse, qu’elle n’avait d’ailleurs pas faite, Nora éclata de rire. Elle n’aurait
pu rêver de meilleure punition, surtout pour un Casanova pourvu d’un harem. Le hasard faisait
vraiment bien les choses !
– Ben celle-là c’est la meilleures d’l’année ! J’en connais certaines qui doivent pas être joices
en c’moment. Ça m’fait penser à “L’arroseur arrosé”. Et t’y as d’la chance que c’est pas moi,
sinon j’t’aurais rendu complètement et définitivement impuissant !
– Ouais, cause toujours. Mais y a pas qu’ça. Ces derniers temps, j’ai pas arrêté d’penser à toi.
Une véritable obsession. Alors j’ai réfléchi et j’en suis arrivé à l’incroyable conclusion que…
que j’t’aime, Nora. J’ai jamais aimé aucune fille jusqu’à présent, c’est pour ça qu’j’ai mis du
temps à percuter.
Le cœur de Nora faillit s’arrêter de battre. Elle pâlit, puis rougit et c’est d’une voix légèrement
tremblante qu’elle lui dit :
– Arrête de m’charrier, ça fait trop mal. Si t’y es venu pour te foutre d’ma gueule, c’était pas la
peine de…
– Mais bon sang, qu’est-ce qu’y faut que j’fasse pour que tu m’croies. J’te jure que j’te mens
pas.
– Et alors, qu’est-ce t’y attends de moi ? Que j’te saute au cou ?
C’est pourtant pas l’envie qui m’en manque…! pensa-t-elle amèrement.
– Non, mais d’abord que tu m’pardonnes le mal que j’t’ai fait.
– Alors là, tu peux toujours te l’attacher ! Non mais, tu m’prends pour une bille ou quoi ? Man-
querait plus qu’ça !
– Tu sais c’que ça me coûte de te demander pardon ? Je sais bien c’que j’t’ai fait souffrir, et j’le
regrette vraiment, alors…
– Bon, admettons que j’te pardonne. Et quoi d’autre ?
– Ben, j’avais pensé qu’on pourrait, toi et moi…
Un espoir fou fit bondir le cœur de Nora. Se pourrait-il qu’ils puissent… Non, d’abord, il
lui faudrait tout déballer afin que ne subsiste aucune zone d’ombre entre eux. Sans quoi rien ne
serait possible pour eux.
– Tu sais qu’j’ai connu pas mal de mecs ? Et quand j’dis connaître…
Elle n’eut pas à préciser d’avantage, Julien avait très bien compris de quoi il était question.
– Et tu crois qu’je suis tout neuf, moi ? J’en ai eu une flopée, de nanas.
– Oui, mais moi j’les ai fait salement souffrir.
Là encore, inutile de préciser comment, puisque cet idiot d’Hubert avait craché le morceau.
– Ben, paraît qu’moi aussi. Pourtant j’croyais les rendre heureuses, mais ton frangin m’a fait
comprendre que non.
– Mon frangin ? Ah oui, Rico ! Mais en plus, j’suis bi, alors si une fille me plaît…
Une lueur coquine brilla soudain dans le regard de Julien. Nora n’eut aucun mal à comprendre
pourquoi. Sont-ils donc tous aussi cochons, les hommes1 ?
– Là, tu m’bas, parce que moi, les mecs… beurk ! Mais ça, ça m’gêne pas, si j’peux vous re-
garder…
– Et participer, peut-être ? Même pas en rêve, sale porc lubrique ! Pourquoi j’t’aime tant ? lui
dit-elle avec beaucoup de tendresse dans les yeux et la voix.
Sur le même ton et avec le même regard, il lui répondit :
– Sale pétasse libidineuse, pourquoi j’t’ai dans la peau ? Alors, qu’est-ce que t’en dis, toi et
moi…?
Toute résistance devenait à présent inutile. C’est donc dans un souffle après une légère hésita-
tion qu’elle murmura :
– …Oui…
1 C’est vrai en général, mais fort heureusement, il y a des exceptions !
Et maintenant ?
Après s’être avoué leur amour de façon fort peu conventionnelle, Julien la prend dans
ses bras et le baiser torride qu’ils échangent aurait mis le feu au Bois joli, s’il avait encore exis-
té. Nora se serre un peu plus contre lui et elle sent au niveau de son ventre qu’il y a du durcis-
sement dans leur relation. Une intense vague de désir les envahit tous les deux. Il n’était plus
temps de réfléchir, mais de passer à l’action…
– Dis, Nora, t’aurais pas envie de… Ça fait un bail qu’je suis à la diète.
– Et moi donc ! J’veux bien, mais à une condition : pas dans ta garçonnière. J’y ai un trop mau-
vais souvenir.
– C’est vrai que… Tu m’en veux encore pour ça ?
Nora le regarde avec une telle tendresse qu’il comprend qu’elle lui a vraiment pardonné.
– Non, plus maintenant. Après tout, j’l’avais bien mérité.
– Alors où ? Tu voudrais tout d’même pas faire ça dans ma piaule à la cité U !
– Non, allons plutôt chez moi. Y’a personne pisque Juliette est au travail.
– Juliette ? C’est qui ? s’étonne Julien.
– Ma coloc’. Elle est bien mignonne et particulièrement douée au pieu.
– Ah parce que… toi et elle…
– J’t’ai bien dit qu’j’étais bi, non ? C’est d’ailleurs avec elle qu’ça a commencé.
La même lueur lubrique que précédemment apparut dans l’œil de Julien.
– Intéressant. Et vous faites toujours ça ensemble ?
– Non mais, cochon. Arrête de t’exciter. J’lui ai rendu sa liberté pour qu’elle ait une chance
d’être heureuse. J’l’aime bien, mais pas d’amour. Pasque…
– Parce que…?
– Pasque c’est toi qu’j’aime, idiot !
Ils se rendirent donc à la cité dans l’appartement de Nora. Leur désir était si fort qu’ils se
déshabillèrent en un temps record, laissant leurs vêtements dans le salon pour se précipiter dans
la chambre. Leurs premiers ébats furent d’une intensité inouïe, et le lit de Nora en garde encore
un cuisant souvenir. Puis ils tentèrent avec la même fougue de rattraper un peu le temps perdu.
Cela dura jusqu’à ce que tombe la nuit. Enfin, l’ardeur de leurs ébats étant suffisamment calmée
pour un temps, ils se levèrent pour aller récupérer leurs vêtements. Mais en sortant enfin de la
chambre dans la tenue que leur donne la nature à la naissance, ils eurent une drôle de surprise…
Yasmina se faisait du souci pour Nora. Cela faisait quelques temps qu’elle n’avait pas
revu sa fille. Aussi décida-t-elle ce jour-là de quitter plus tôt le travail et d’aller lui rendre une
petite visite. En entrant dans le salon, elle vit les vêtements épars et les bruits qu’elle entendait
en provenance de la chambre de Nora lui firent deviner aisément ce qu’il s’y passait. Et d’après
ce qu’elle entendait, elle supposa que cela devait être particulièrement intense.
Eh ben, elles s’emmerdent pas, les gamines. Mais attends… Ça peut pas être Juliette, pisqu’elle
est sûrement encore au resto. Et puis, ce sont des fringues de mec que j’vois là. Qui ça peut
être ? Elle n’a jamais emmené d’homme pour faire ça à la maison. À moins qu’ce soit… Non,
c’est pas possible… Pourtant, j’vois pas qui d’autre… C’est bien le seul qu’elle aime au point
de l’emmener ici !
Elle s’assit confortablement dans son fauteuil préféré et attendit que les coupables sortent
de leur trou. Enfin, la porte de la chambre s’ouvrit et les deux amants, nus comme des vers, en
sortirent. Yasmina vit avec satisfaction qu’elle avait deviné juste. Elle en profita aussi pour ap-
précier l’irréprochable plastique de l’anatomie intime de Julien. La nature semblait l’avoir gâté
à tous les étages ! Décidemment, Nora n’avait pas dû s’ennuyer. Il y avait vraiment de quoi
faire ! Avec un petit pincement au cœur, elle se souvint que le “matériel” du père de Nora
n’avait pas grand-chose à lui envier. Décidément, elles savaient toutes deux choisir les
hommes, du moins la seule et unique fois en ce qui la concernait.
– Eh ben, faut pas vous gêner, les mioches ! Tu m’présentes ton copain, ya Benti ?
– Yemma, quelle joie de te revoir. Euh, ça fait longtemps que t’y es là ? lui répondit-elle en al-
lant l’embrasser tendrement, toujours en tenue d’Ève.
Nora n’était pas vraiment inquiète de la réaction de sa mère. Elle savait que pour elle,
seul le bonheur de sa fille comptait, et visiblement, elle était heureuse… et comblée.
– Suffisamment pour comprendre c’que vous faisiez ! Et quelle santé vous avez ! Là, tu m’as
épatée, ya Benti.
De surprise, Julien faillit s’étrangler et retourna bien vite dans la chambre. Non pas qu’il fut
particulièrement pudique, mais on n’exhibe pas ses bijoux de famille à une parfaite inconnue !
– Ramène-lui ses vêtements qu’il puisse sortir et profites-en pour te couvrir les fesses.
Nora ramassa en riant leurs vêtements et retourna dans sa chambre pour permettre à Ju-
lien d’être présentable. Une fois dans une tenue décente, ce dernier, accompagné de Nora,
s’extirpa de son abri, fin prêt à faire face à la situation. Qui pouvait bien être cette superbe
femme ? Ne sachant pas ce que voulait dire “Yemma” et la croyant bien plus jeune qu’elle
n’était, il ne pouvait se douter qu’il s’agissait de la mère de Nora.
– Yemma, j’te présente Julien. Tu t’souviens, j’t’en avais parlé.
– Si j’me souviens ! Vous nous avez donné bien du souci, jeune homme ! Il semblerait que vous
vous soyez réconciliés, si j’en crois ce que j’ai entendu tout à l’heure.
Sentant qu’il était d’un autre niveau, Yasmina était revenue rapidement à un langage aussi cor-
rect que possible.
– Nora, ma chérie, fais-nous un bon café, pendant que je torture ce bel étalon. Et il l’est sûre-
ment, étant donné les bruits qui me sont parvenus en provenance de ta chambre.
– Volontiers, Mère. Vous pouvez y aller, il est tout à vous, ne le ménagez donc point ! dit Nora
sur le ton le plus naturel du monde…
– Merci, ma chérie. Bien, jeune damoiseau. Maintenant que vous avez déshonoré ma fille, que
comptez-vous faire pour réparer cette forfaiture ?
Sa fille ? Cette femme à la beauté fatale était donc sa mère ? Julian eut du mal à le croire.
Mais à quel âge l’avait-elle donc eue ? Entendant les répliques des deux femmes, il commençait
à se demander s’il n’était pas tombé dans une maison de fous. Était-elle sérieuse ou était-ce une
plaisanterie ? Sur le moment, il fut désarçonné. Aussi se mit-il à bredouiller :
– Euh… Eh bien, je… c'est-à-dire…
Voyant son trouble, Yasmina décida de mettre un terme à la plaisanterie. Après tout, il
était plutôt beau gosse, bien appareillé en dessous de la ceinture, et Nora aurait pu tomber plus
mal. Restait à savoir s’il y avait autre chose qu’un physique agréable, et surtout s’il ne risquait
pas de la faire souffrir à nouveau.
– Allez, ne paniquez pas. Je plaisantais, voyons ! Parlez-moi un peu de vous. Je veux tout sa-
voir.
Ayant compris le style d’humour pratiqué par Yasmina, Julien décida de jouer le jeu sur
le même registre. Après tout, pourquoi ne pas s’amuser un peu avec une personne aussi sympa-
thique et d’une réelle beauté ?
– Je m’appelle Julien Fontenoy et j’ai dix neuf ans. Je suis en seconde année à la faculté de
Sciences, où je compte obtenir une maîtrise dans le but d’enseigner plus tard. Et le plus impor-
tant : je suis follement amoureux de votre fille. Alors, si vous vouliez bien m’accorder sa main,
ce serait, je pense, le meilleur moyen de réparer mon outrecuidance…
– Doucement, jeune homme. D’abord, vous êtes bien trop jeunes tous les deux. Et puis, vous
avez pu constater que vous n’étiez pas le premier à… avoir visité son jardin secret, n’est-ce
pas ? Inutile de préciser d’avantage, je pense que vous avez compris.
– Je sais, Nora ne m’a rien caché. De toute façon, je ne suis pas non plus tout à fait novice en la
matière. Nora a dû vous le dire, je présume.
– Certes, mais un homme qui a des maîtresses est un “Dom Juan”, alors qu’une femme qui agit
de même est traitée au mieux de “nymphomane” et au pire de “prostituée”. Ce qui est profon-
dément injuste, d’ailleurs. Et puis, même si vous êtes majeur et si n’avez pas besoin de leur
permission, croyez-vous que vos parents accepteraient facilement une “Djeddid” dans leur fa-
mille ? Même s’ils ne sont pas racistes, leur bienveillance a sûrement des limites, non ?
En effet, bien que son physique ne trahît pas ses origines, Nora était tout de même à moitié Ka-
byle, ce que certains auraient eu du mal à accepter pour leur rejeton.
– Pour ça, aucun problème. Ce sont des rescapés de mai 68 et ils n’ont pas ce genre de préjugé.
De toute façon, quand ils verront à quel point Nora est jolie, ils l’accueilleront à bras ouverts.
Vous pouvez me faire confiance sur ce point.
– Bon, d’ici que vous ayez terminé vos études et commencé à travailler pour songer sérieuse-
ment à vous mettre en ménage, vous n’aurez plus besoin de mon consentement. Aussi, je pré-
fère vous le donner tout de suite. De toute façon, vous ne m’avez pas attendue pour lui prendre
bien plus que la main, n’est-ce pas ?
Nora se précipite dans les bras de sa mère pour l’embrasser. Connaissant la férocité de
Yasmina lorsqu’on osait faire du mal à sa fille, elle était infiniment heureuse qu’elle accepte
Julien malgré le mal qu’il lui avait fait.
– Merci, Yemma. J’t’adore ! Ça m’aurait fait beaucoup d’peine si t’y avais pas été d’accord.
Puis, se tournant vers Julien :
– Alors, elle est pas super cool, ma maman ? Au fait, elle s’appelle Yasmina. J’avais oublié de
t’le dire quand je t’ai présenté.
– Ça, tu peux le dire. Et en plus, elle est bien jolie, ma future belle-maman !
– Arrêter, vous allez me faire rougir. Dites, on pourrait peut-être se tutoyer, maintenant que tu
es de la famille. Qu’en dis-tu Julien ?
– Bien volontiers, Yasmina.
– Chéri, tu restes manger ici, d’accord ? Et toi, Yemma ? À moins que Christine s’inquiète si tu
rentres en retard. Je voudrais pas vous gâcher votre lune de miel, ce s’rait bête.
– Non, pas de problème. J’avais prévu de manger avec toi et je l’ai prévenue. On attend Juliette
ou on cuisine sans elle ? Faut prendre des forces après toutes ces émotions… et ces dépenses,
dit-elle avec un clin d’œil coquin à l’intension de Julien.
– Elle va rentrer tard et sans doute fatiguée d’cuisiner. Elle appréciera sûrement d’avoir qu’à
mettre les pieds sous la table. Tu m’donnes un coup d’main ?
Tandis que ces dames cuisinaient, Julien pensa aux derniers évènements. Il y avait vrai-
ment de quoi être étonné, mais aussi ravi. La mère et la fille, vraiment pas banales !
Bon sang, quel tempérament, cette Nora ! Elle m’a complètement pompé. Et sa mère, sympa,
canon et sans doute très intelligente. J’vois bien de qui tient Nora. Par contre, j’suis curieux de
savoir à quoi ressemble la fameuse Juliette. Mais avec ces femmes, j’peux m’attendre à tout !
Un peu avant que le dîner ne soit prêt, Juliette rentra du travail. Elle eut un mouvement
de recul en voyant un homme à la maison. Mais elle se ressaisit très vite. Elle avait aussitôt
compris de qui il s’agissait, et était décidée à ne pas lui faire de cadeaux. Le souvenir de la
souffrance de Nora lui serrait encore le cœur.
– Ma Juliette, je te présente…
– Pas la peine, c’est le fameux Julien, n’est-ce pas ? Celui qui t’a brisé le cœur et t’a transfor-
mée en loque pendant si longtemps. Comprenez, Monsieur, que j’puisse pas vous trouver sym-
pathique ! Il m’est difficile d’oublier ce que vous avez fait subir à ma chère Nora.
– Allez, Juliette, enterre la hache de guerre. Même Yemma lui a pardonné. Alors, fais la paix
avec lui, veux-tu ? Fais-le pour moi.
– Bon, mais c’est bien pour toi, ma Nora. Je m’excuse, Julien, mais j’en avais gros sur la patate.
– Je comprends parfaitement votre attitude. J’aurais sans doute réagi de la même façon dans la
même situation. Mais si ça peut vous consoler, sachez que j’ai été douloureusement puni de ma
mauvaise action.
– Ah bon ? Et comment, s’il vous plaît ?
Julien n’allait tout de même pas lui dire de quelle façon honteuse il avait reçu son châti-
ment. Ça lui avait été déjà pénible de l’avouer à Nora, aussi ne put-il se résoudre à le dire en-
core, surtout à une personne qui s’en réjouirait sûrement.
– Désolé, mais je ne peux vraiment pas vous le dire. Ce serait trop gênant.
Pendant cet échange aigre-doux de civilité, Nora était écroulée de rire. Elle l’aurait peut-
être dit à Juliette si Julien n’avait pas été là. Aussi respecta-t-elle sa volonté de ne rien dire,
mais elle trouvait la situation du plus haut comique.
– J’te le dirai pas non plus, mais crois-moi, ma Juliette, c’était vraiment quequ’chose !
Nora n’était pas aussi bonne cuisinière que Juliette, mais le repas qu’elle avait préparé
était simple et bon. Ils dînèrent donc tous ensemble, et Yasmina en profita pour taquiner encore
un peu Julien. Mais il avait parfaitement compris le genre d’humour qu’elle pratiquait et il était
entré dans son jeu. Après le repas, Yasmina s’apprêta à retourner chez Christine.
– Bon, les enfants, je crois inutile de vous souhaiter bonne nuit, elle le sera sûrement, petits ca-
naillous !
– Euh, Yasmina. Tu veux qu’on partage un taxi ? demanda Juliette. J’vais passer la nuit chez
Zoé. J’voudrais pas gêner en restant dans la chambre d’à côté, lui dit-elle en aparté.
– Ah, mais c’est parfait. Comme ça nos deux tourtereaux vont pouvoir roucouler en toute tran-
quillité. Bien, allons-y. Et vous deux, soyez sages. Pensez à vous reposer un peu ! D’accord ?
Bien sûr, elle était bien certaine qu’il n’en serait rien, et que les ébats allaient reprendre dès leur
départ. Mais au fond, elle était bien heureuse du bonheur apparent de sa fille.
– Bonne nuit, Yemma. J’suis très contente de t’avoir revue ce soir. Bonne nuit aussi, ma Ju-
liette. Comme dit Yemma, elle le sera sûrement.
Nora savait que Juliette et Zoé étaient ensemble, et elle en était très heureuse pour elles.
Elle sentait bien que l’amour véritable de la petite serveuse permettrait à son ex-amante de
trouver le bonheur qu’elle-même n’aurait pas pu lui donner. Elle avait donc bien fait de la pous-
ser dans cette direction.
En s’inclinant légèrement, Julien leur dit :
– Mesdames, mes hommages de la nuit.
– Réserve-les à ta future femme, voyou ! lui rétorqua Yasmina en riant.
Une fois seuls, Julien était encore surpris par tout ce qu’il s’était passé. La beauté et la
personnalité de Yasmina l’avaient particulièrement étonné.
– C’est quelqu’un, ta mère. Mais quel âge a-t-elle au juste ? Quand je l’ai vue, je l’ai prise pour
ta grande sœur, bien que vous ne vous ressembliez pas tellement. Merde, au fait, elle m’a vu à
poil ! J’espère que ça l’a pas trop gênée. Quoique… la connaissant un peu à présent, ça
m’étonnerait beaucoup.
– T’en fais pas. Elle sait comment est fait un homme. La preuve, j’suis là ! Elle va faire bientôt
trente-quatre ans. Mais c’est vrai qu’elle les fait pas. Et puis, ça a dû lui faire plaisir de se rincer
l’œil avec tes superbes attributs virils. Ça fait un bail qu’elle n’a pas eu l’occasion d’en voir !
Le compliment à peine masqué le fit légèrement rougir, aussi tenta-t-il de détourner la
conversation. Non qu’il fut particulièrement pudique, mais le naturel de Nora le surprenait tou-
jours.
– Et où a-t-elle appris à parler aussi bien le français. J’avoue qu’elle m’a épaté.
– C’est vrai qu’elle a pas eu la chance de faire des études. Mais elle est très intelligente. Peut-
être même plus que moi encore. Tu sais, elle est arrivée en France avec ses parents à l’âge de
cinq ans, à l’époque où la main d’œuvre était recherchée. Mon grand-père a dû la mettre à
l’école primaire, puisque c’est la loi. Mais elle n’a pas été plus loin que le CM2. Et pourtant,
elle était la première en lecture, écriture et arithmétique. Je le sais car j’ai vu ses bulletins de
notes. Le peu d’instruction qu’elle avait acquise lui a donné le goût de la lecture. C’est en lisant
beaucoup, uniquement des bons auteurs, qu’elle a enrichi son vocabulaire et appris les tour-
nures de phrase correctes.
Julien commençait à mieux cerner le personnage. Une femme forte, d’une beauté trou-
blante, qui avait réussi à s’instruire seule car elle n’avait pas eu l’occasion de le faire à l’école.
Vraiment remarquable. Et Nora avait certainement hérité, en plus de la beauté, de cette force de
caractère et de cette intelligence. Quel dommage qu’elle aussi n’ait pas pu poursuivre ses
études. Et si elle pouvait les reprendre…?
– À propos de ton intelligence, il faudra qu’on en rediscute. Il y a sûrement quelque chose à
faire. Mais pour l’instant, on a encore à s’occuper de façon très agréable, non ?
Nora n’attendait que ça. L’interruption de leurs ébats lors du dîner l’avait bien reposée et
lui avait redonné des forces. Elle espérait qu’il en était de même pour Julien, car sa faim
d’amour était loin d’être rassasiée.
– Oh oui alors. Allez, au travail, mon bel étalon…
Julien ne pouvait résister, malgré sa fatigue, à une telle invitation. Après s’être rapide-
ment dévêtus, ils retournèrent donc dans la chambre pour reprendre les choses là où elles en
étaient restées.
On remet ça ?
Dans le taxi, Juliette s’inquiétait pour Nora. La perspective de la savoir seule avec Ju-
lien, qui d’une certaine façon avait été son rival, ne lui plaisait pas du tout. L’ayant vu, elle
comprenait un peu mieux pourquoi Nora en était si amoureuse, mais elle ne pouvait se fier à lui
et encore moins lui pardonner le mal qu’il lui avait fait.
– Yasmina, tu crois qu’on peut lui faire confiance ? Elle a tellement souffert à cause de lui !
– Nora l’aime, et il dit qu’il l’aime aussi, alors j’avais pas trop l’choix. Mais il a intérêt à la
rendre heureuse, sinon il aura affaire à moi. J’deviens féroce quand on fait du mal à ma fille !
Ce p’tit fumier d’Alain a eu d’la chance de quitter la cité avant qu’je sache que c’était lui !
Soudain, Yasmina se mit à rire. Une pensée particulièrement savoureuse lui était revenue
à l’esprit. C’était si jouissif qu’elle ne put s’empêcher d’en faire part à Juliette.
– En tout cas, le marabout m’a pas volée. Le sort a parfaitement fonctionné. T’y as pas idée !
– Le sort ? Quel sort lui as-tu fait jeter ?
– Eh ben, y pouvait plus bander, sauf en pensant à Nora. La pire des calamités pour un Dom
Juan comme lui, non ? Comme a dit Sidna Aïssa1, “Qui vit par le glaive mourra par le glaive.”
Je l’ai donc fait punir par où il avait péché.
– Ah, c’était donc ça, sa punition ? Effectivement, c’était quequ’chose ! Bien fait pour sa
gueule ! Il l’avait pas volée, cel’là.
1 Notre Seigneur Jésus
Et elle éclate de rire à son tour en imaginant la tête qu’il avait dû faire. Et que dire de
celle de ses conquêtes ! C’était vraiment bien joué.
– Bon, mais c’est pas la peine d’le dire à Nora. De toute façon, elle croit pas à ce genre de trucs.
Si elle met encore la “main de Fatma” que j’lui ai offerte, c’est juste pour me faire plaisir. C’est
vrai qu’la dernière fois, ça n’a pas été très efficace…
– D’accord, surtout qu’je suis pas censée le savoir. Tu sais, j’crois que j’vais aller habiter chez
Zoé. Elle m’la demandé plusieurs fois, mais j’voulais pas laisser Nora seule. Mais maint’nant
qu’elle est avec lui… J’pense que je gênerais.
– T’y as raison. Et pis cette fois, tu risques pas de te faire lourder à cause d’un p’tit ami, comme
quand je t’ai rencontrée, c’pas. Cette fois, ce sera toi, le p’tit ami. T’y as pris la bonne décision,
j’en suis bien contente pour toi.
oOo
Après avoir à nouveau fait gémir son lit, Nora se sentit infiniment mieux. Quant à Julien,
il était tout simplement épuisé. Avec le ton le plus naturel et sans rire, elle lui dit :
– On remet ça, mon chéri ?
Julien n’en croyait pas ses oreilles. Était-elle donc inépuisable ? Il n’avait pas compris qu’elle
plaisantait.
– Aaaah ! Tu veux ma mort ou quoi ?
– Mais non, j’rigole. Moi aussi, je suis sur les rotules. Par contre, si tu veux pas que j’le fasse
avec une fille, il y a quequ’chose que tu dois apprendre à bien faire.
– Je vois c’que tu veux dire. Mais j’suis pas franchement spécialiste de la chose, alors…
– Alors, je t’expliquerai comment faire. Tu verras, c’est pas sorcier et c’est tellement jouissif !
Tu verras qu’c’est pas désagréable du tout pour le mec. Demande à Rico, il pourra t’le confir-
mer.
– Ah, parce qu’avec Rico, tu as… J’aurais jamais cru !
– Oh tu sais, avec lui ça compte pas. C’est comme mon grand frère et il ne refuse jamais de me
rendre service.
Et pour cause. Il serait bien le dernier des crétins pour ne pas accepter de lui rendre ce
genre de petit service ! D’autant qu’il devait y trouver largement son compte. Julien, ayant à
présent vu Nora à l’œuvre et ayant lui-même éprouvé sa fougue, en était persuadé.
– Bon, qu’est-ce que je fais maintenant ? Faudrait que je dorme un peu, j’ai cours demain ma-
tin. J’ferai peut-être mieux de rentrer dans ma piaule.
Le cœur de Nora faillit s’arrêter. Cela n’allait pas encore recommencer, tout de même…
Après ce qu’ils venaient de vivre ensemble. Promis, elle ne l’empêcherait pas de dormir, même
si…
– Ah non ! Tu vas pas encore me laisser seule, hein ? C’est si grave si t’y vas pas ?
– Non, pas vraiment. J’pourrai toujours demander ses notes à un pote.
– Alors, reste avec moi cette nuit. On va sagement dormir et demain, on f’ra la grasse mat’,
pisque j’irai au boulot qu’en fin d’après-midi. Tu veux bien, dis ? Pour me faire plaisir…
Julien la regarda avec amour. Bien sûr, il voulait rester, mais, chose assez curieuse de sa part, il
n’avait pas osé le lui demander.
– Comment résister à une si agréable demande ? Bien sûr qu’je veux bien passer la nuit avec
toi. Et même toutes celles qui suivront ! J’pourrai plus dormir sans toi, maintenant. Avoue, tu
m’as ensorcelé, n’est-ce pas ?
– Bien sûr, et tu n’auras pas à t’en plaindre, tu verras. Mon amour, tu pouvais pas me faire plus
plaisir qu’en disant ça. J’me sens si bien dans tes bras…
Elle se blottit contre lui et, sentant le sommeil venir, lui souhaite une bonne nuit. Julien,
par contre, n’arrive pas à trouver aussi vite le sommeil. Il regarde le magnifique visage endormi
de Nora.
Quand elle dort, on dirait un ange. Qui est-elle vraiment ? Cette fille douce et aimante que j’ai
découverte aujourd’hui ou la sauvageonne qui a piégé et torturé des mecs. Je n’peux pas le lui
demander, mais j’suis sûr que Rico pourra m’rancarder.
Puis, la fatigue aidant, il s’endormit à son tour.
oOo
Ils se réveillèrent assez tard le lendemain matin, parfaitement reposés après cette sage
nuit. Après avoir pris ensemble une douche (qui se passe de commentaire !), ils prirent le petit
déjeuner, qu’avait amoureusement préparé Nora. Julien avait pris sa décision. Il consacrerait
toute la journée à Nora.
– Chérie, tu vas me montrer où est ton resto. Comme ça, je viendrais t’y chercher ce soir.
– Tu veux bien ? Oh, merci, mon chéri.
Dès qu’il avait eu son permis de conduire, ses parents lui avaient offert une voiture.
C’était une occasion, mais en très bon état. C’est donc dans ce véhicule que Julien accompagna
Nora à son travail vers dix-sept heures. Puis il se rendit à la faculté pour récupérer ses cours du
matin, ne devant retrouver Nora que vers vingt-trois heures. Sur le campus, il rencontra Ursula,
qui ne put s’empêcher de le mettre en boite. Sa dernière déconvenue lui était restée en travers
de la gorge.
– Alors, beau gosse. Toujours le drapeau en berne ? Si ça continue, tu pourras pousser le
contre-ut2 sans problème. Faudra penser à te reconvertir en virant ta cuti !
L’allusion à son impuissance passagère était évidente. Aussi allait-il lui faire regretter
son impudence. D’un air satisfait, accompagné d’un clin d’œil canaille, il lui annonça la bonne
nouvelle.
– Tu retardes, ma vieille. C’est déjà revenu à la normale, et encore plus qu’avant. Désolé de te
décevoir, ma poulette !
Ces mots produisirent chez elle un effet qu’elle ne connaissait que trop bien : le désir im-
périeux de faire l’amour.
– Ben, dans ce cas, on pourrait peut-être… minauda Ursula avec l’espoir de rattraper le temps
perdu, quitte à lui rappeler la promesse qu’il lui avait faite.
– Désolé, mais non. Faudra que vous trouviez toutes un nouvel étalon. Moi, j’ai déjà quelqu’un
qui me satisfait pleinement. Aucune de vous ne lui arrive à la cheville. Alors, faites-vous une
raison. Sur ce, salut, gamine !
– Et qui est cette perle rare ? On la connaît ?
– Non, et je n’vous la présenterai pas, même si elle est de taille à s’défendre contre vous. Allez,
oublie-moi et préviens les autres que maintenant, je suis casé. Ciao, la môme !
2 Note “do” une octave supérieure à la normale, que seuls les cantatrices ou les “castras” peuvent atteindre.
Ursula n’en revenait pas. Julien, casé ? Le bourreau des cœurs, le Casanova de la faculté,
le Dom Juan incontestable et incontesté allait renoncer à toutes les filles qui rêvaient de s’offrir
à lui ? Mais qui est donc la femelle qui a réussi à le dompter, telle Dalila coupant les cheveux
de Samson ? Quel sortilège a-t-elle utilisé pour réaliser ce tour de force ? Elle voulut en avoir
le cœur net et décida, avec l’aide des plus acharnées groupies de l’ancien harem de Julien, de
tirer cette affaire au clair. Elle n’allait pas renoncer à un si beau mâle, surtout s’il avait retrouvé
sa puissance, au profit d’une parfaite inconnue !
oOo
Loin de ces belliqueuses intentions qui menaçaient sa dulcinée, Julien retourna à la cité
pour discuter avec Rico. Il voulait en savoir plus sur Nora et il était sûr d’obtenir ces rensei-
gnements de lui. Par chance, il le trouva au moment où il revenait du travail. Il l’aborda auss i-
tôt.
– Salut, mec. T’as un moment là ? J’voudrais te demander quelque chose.
– Tu t’es réconcilié avec Nora ? Tant mieux. Elle faisait peine à voir, tu sais !
– Allons au bistrot du coin, je t’offre un verre pendant qu’on discute, d’acc’ ?
Ils se rendirent donc dans le troquet-même où Rico allait avec Nora après le cinéma. Rico se
demandait ce que Julien voulait encore savoir.
J’vais ouvrir une agence de renseignement et m’faire payer, si ça continue !
– Alors, c’est quoi l’problème ? Y’a d’l’eau dans l’gaz ou quoi ?
– J’voudrais en savoir plus sur Nora. Celle que j’ai vue hier ne ressemble pas du tout à celle que
m’avait décrite cette andouille d’Hubert. Alors, laquelle est la vraie ? J’commence à m’y
perdre, moi.
Rico sentit une grosse bouffée d’espoir l’envahir. La Nora qu’il avait connue dans un
lointain passé allait-elle ressusciter ?
– Sans doute les deux. Mais il semblerait qu’elle redevienne la Nora d’avant son histoire avec
Alain, l’enfoiré qui l’a dépucelée.
– Et comment elle était avant ? Tu la connais depuis longtemps, non ? Alors raconte…
– Elle avait huit ans quand elle est arrivée à la cité. C’était une adorable petite fille, douce, af-
fectueuse et innocente. J’ai eu tout d’suite le coup d’foudre pour elle. Mais pour elle, j’étais
comme un grand frère… On n’se quittait pas et on s’racontait tous nos p’tits secrets. Et puis,
elle est tombée amoureuse d’Alain.
– C’est à cause de lui qu’elle a changé, n’est-ce pas ?
– Oui. Tout c’qui l’intéressait, lui, c’était d’la sauter. Tu connais la suite. Depuis, elle est deve-
nue sauvage, et sa haine des hommes lui a fait faire les pires conneries. Mais y’a d’l’espoir, si
tu m’dis qu’elle a changé.
– Je pense, oui. La Nora que j’ai vue hier ressemble bien à celle dont tu m’as parlé, celle
d’avant Alain.
– Si c’est grâce à toi, tu remontes dans mon estime, mec. J’espère qu’tu l’aimes autant qu’elle
le mérite.
– Peut-être encore plus que ça. Et j’avoue qu’ça me fait peur.
– Faut pas, mec. T’as d’la chance, alors profites-en.
– Dis-moi, euh… Nora et toi… d’après c’que j’ai compris, vous avez… Euh…
– Si on a baisé ensemble ? Oui, c’est arrivé quelques fois. Mais c’était pour lui rendre service
quand elle était en manque. Et t’as dû te rendre compte combien il lui en faut, non ? J’dis pas,
j’y trouvais aussi mon compte, mais ça porte pas à conséquence. T’as pas à t’en faire, pisque
c’est toi qu’elle aime. En fait, ce s’rait plutôt à moi d’être jaloux ! Mais bon, visiblement, j’fais
pas l’poids face à toi.
– Bon, j’crois que j’commence à la comprendre un peu mieux. Au fait, tu m’as bien dit qu’elle
est très intelligente. Tu crois qu’ça lui plairait de reprendre ses études ? Ce s’rait dommage de
gâcher ses capacités, non ?
Là encore, le cœur de Rico faillit rater un battement. Donner à Nora la possibilité de re-
prendre ses études, c’était géant ! Cela seul lui prouvait à quel point Julien aimait Nora. Il en fut
très heureux pour elle.
– Si ça lui plairait ? Tu rigoles, mec ! J’suis sûr qu’elle en rêve, tellement elle a regretté d’avoir
dû arrêter. Mais comme elle a quitté l’école avant le lycée, comment faire pour retourner dans
l’circuit ?
– On n’est pas obligé d’en passer par l’école. Il y a d’autres solutions et j’compte bien l’aider
pour ça. Laisse-moi faire, tu verras.
– Si tu fais ça, alors j’t’en serais très reconnaissant pour elle. Elle en a tellement envie ! Aussi,
j’pense qu’elle sera facile à convaincre.
oOo
La nuit venue, Julien se rendit au restaurant pour récupérer Nora. Elle en sortit avec Ju-
liette et Zoé. Cette dernière bondissait de joie car Juliette avait enfin accepté de vivre avec elle.
Il les emmena donc toutes à la cité, Juliette ayant des affaires à récupérer. Pour le remercier de
les avoir conduites en voiture, elle prépara le dîner avec l’aide de Zoé. Là, elle put donner toute
la mesure de son talent et le repas était bien plus savoureux que celui qu’avait préparé Nora la
veille. Bien sûr, Julien eut la délicatesse de ne pas trop le faire remarquer. Néanmoins, il com-
plémenta Juliette pour son talent de cuisinière.
– Juliette, vous êtes un véritable cordon bleu ! C’était vraiment succulent.
– On pourrait peut-être s’tutoyer, pisque Nora a l’air heureuse avec toi. Mais si tu la fais souf-
frir, t’auras affaire à moi, j’te préviens ! Et pis, garde tes compliments. Ça marche pas avec
moi.
– Ça va bien, ma Juliette, j’suis de taille à m’défendre toute seule. Pense plutôt à protéger ta
p’tite chérie. J’me suis rendu compte qu’elle plaît bien à certains clients… et clientes.
Juliette comprit tout de suite l’allusion. Il y avait donc une femme, fréquentant le restau-
rant, qui avait des vues sur Zoé. Même si elle ne pouvait l’aimer comme elle avait aimé Nora,
cet avertissement voilé lui serra le cœur. Des hommes, elle savait qu’elle ne craindrait rien,
mais d’une femme…
– Bien, Mesdemoiselles, je vous raccompagne ?
– Ça va, n’te dérange pas, on va rentrer en taxi. Mais merci quand même de l’avoir proposé.
Une fois les filles parties, Julien commença à “entreprendre” Nora. Il espérait n’avoir pas
trop de mal à la convaincre, s’il en croyait Rico.
– Pas trop fatiguée, ma chérie ? J’voudrais qu’on parle un peu.
– Tu préfèrerais pas que j’te prouve qu’il me reste encore des forces ?
La lueur qu’il vit dans le regard de Nora lui laissa présager que ce serait quelque chose
d’aussi intense, sinon encore plus que la veille.
– Plus tard, j’dis pas non, mais là, j’dois te parler sérieusement.
– Oh, tu m’inquiètes. De quoi tu veux m’parler ? Allez, crache le morceau !
– Ma chérie, qu’est-ce que tu dirais de reprendre tes études ?
La traque
Nora avait du mal à croire ce que venait de lui dire Julien. Reprendre ses études ? Elle
en rêvait ! Mais n’était-ce pas trop tard ? C’est le cœur battant la chamade qu’elle lui répondit :
– Chéri, ne plaisante pas avec ça. Bien sûr qu’ça m’plairait. Mais tu me vois retourner en troi-
sième avec des minots de quatorze ans ? J’aurais l’air ridicule ! Et pis, j’sais même pas si on
accepterait mon inscription. Non, c’est trop tard maintenant, hélas !
Julien la prend dans ses bras et la serre tendrement contre lui.
– Il n’est jamais trop tard. Regarde, y’a des vieux croûtons de quatre-vingts balais qui passent le
bac. Tu crois qu’ils sont passés par l’école ? Tu peux toujours te présenter en candidate libre.
– Oui, mais et les programmes ? Où j’vais trouver tout ça ? Et qui va m’l’enseigner ?
– Pour ça, y’a les bouquins et les cours par correspondance. T’es suffisamment intelligente pour
rattraper en un an l’essentiel de c’qui faut savoir pour l’examen. Et puis, une fois bachelière, tu
pourras faire la fac ou une grande école. Alors, t’es partante ?
– Ce s’rait un rêve. Mais ça va coûter la peau des fesses, et j’ai pas les moyens…
Nora était au bord des larmes. Tant d’espoirs accompagnés de tant d’obstacles ! Elle était
reconnaissante envers Julien de le lui proposer, mais…
– Ta mère pourrait te filer un coup d’main et j’t’obtiendrai une aide du gouvernement, laisse-
moi faire. J’pense que t’auras aucun problème en français et en philo, et je pourrai t’aider en
maths, sciences et anglais. Allez, dis oui, t’en meurs d’envie, non ?
Le sang afflua sur ses joues. Dans ces conditions, peut-être que ce serait possible après tout. Si
c’était un rêve, elle aurait voulu ne jamais se réveiller.
– Bien sûr qu’j’en meurs d’envie. Mais j’ai peur en même temps. Et si ça marchait pas ? Après
tout, si y’en a qui réussissent, y’en a aussi beaucoup qui ratent. Et j’ai peur d’me trouver dans la
seconde catégorie.
– Moi j’te fais confiance. J’suis sûr que tu vas réussir. Et puis, tu regretterais de pas tenter le
coup, c’pas ? Alors, c’est décidé ?
Là encore, Nora marqua une légère hésitation. Et c’est d’une toute petite voix qu’elle répondit :
– …Oui…
Ayant obtenu son accord, Julien lui lança un regard prometteur de grandes prouesses
“plumadières”.
– Bon, alors maintenant, prouve-moi qu’il te reste encore assez de forces pour…
Effectivement, il lui en restait suffisamment, et la proposition que venait de lui faire Ju-
lien les décupla… Reprendre ses études, elle ne l’aurait jamais espéré. Devant l’ardeur de Nora,
Julien se dit qu’il avait bien fait de lui proposer cela avant de faire l’amour et non après !
oOo
Ursula et ses acolytes n’étaient pas restées inactives. En suivant discrètement Julien,
elles avaient pu identifier la “voleuse” de leur idole. Elles avaient de même appris où elle habi-
tait et où elle travaillait. Il ne restait plus qu’à lui régler son compte, mais là était le problème. Il
fallait la coincer à un moment où elle n’était pas avec Julien. Or, ils n’y avait qu’un seul mo-
ment où elles étaient sûres de la trouver seule, c’était tôt le matin chez elle, lorsque Julien était
en cours et Nora pas encore au travail. Ainsi firent-elles. Ursula, Sylvia et Aglaé, les plus fa-
rouches groupies de Julien, allèrent un matin sonner à la porte de l’appartement de Nora. Celle-
ci, qui venait à peine de se lever après une nuit passablement agitée, ouvrit la porte et se trouva
face aux trois furies. Elle crut d’abord que c’étaient des représentantes ou quelque chose du
même genre.
– Euh… Si c’est pour me vendre une encyclopédie ou pour me parler de Jehova, c’est inutile.
Allez voir ailleurs.
Et elle voulut fermer la porte, mais Ursula la coinça du pied. Sur le ton le plus menaçant pos-
sible, elle lui répondit :
– C’est rien de tout ça. C’est au sujet de Julien.
Ces mots finirent de réveiller complètement Nora. Qu’espéraient ces laiderons en venant
la voir ?
– Ah, je vois. Il vous a toutes larguées ? Il a bien fait et j’ai même pas eu à lui demander !
– Tu vas nous faire le plaisir de lâcher les crampons vite fait. Julien est à nous et il n’est pas
question qu’il se “case”, surtout avec une radasse comme toi. T’as intérêt, sinon il t’en cuira !
– Et vous allez faire quoi si j’refuse ? Dites voir un peu, dit-elle en sentant la moutarde lui mon-
ter au nez.
– On f’ra de ta vie un véritable enfer. T’imagines pas à quel point on peut être vaches…
La suffisance d’Ursula l’aurait fait bien rire en d’autres circonstances. Mais là, elle
n’était pas d’humeur.
– Ça suffit pas. La seule façon de s’débarrasser de moi, ce s’rait de m’buter. Mais ça, vous au-
rez pas les couilles d’le faire. Allez, dégagez, les minables. Vous m’faites pas peur.
– Et bien sûr, tu vas tout dire à Julien ?
– Pourquoi ? Vous en valez pas la peine et de toute façon, il a tiré un trait sur vous. Y reviendra
pas là d’sus, j’en suis sûre. Allez, du vent, j’ai aut’chose à faire !
Les filles durent s’en aller bredouilles, la tête basse et la queue entre les jambes – façon
de parler, bien sûr. Nora ne renoncerait jamais à Julien, c’était évident. Mais Ursula ne comptait
pas en rester là. Si elle ne pouvait l’attaquer directement, elle pourrait toujours lui faire donner
une bonne leçon par quelqu’un d’autre, quitte à le payer pour. Et justement, elle avait remarqué
non loin de la cité trois jeunes avec de superbes têtes de voyous, qui semblaient prêt à tout pour
peu qu’on y mette le prix. Pourquoi ne pas leur proposer le “deal” ? Ils ne refuseraient certai-
nement pas la somme qu’elle leur proposerait. Elle décida donc de revenir seule plus tard pour
mettre au point et faire exécuter sa vengeance. Le lendemain matin, elle retourna à la cité, et,
comme elle s’y attendait, les trois voyous étaient toujours là à lézarder. Elle s’avança vers eux.
– Dites les mecs, ça vous dirait de gagner ce fric ? leur dit-elle en exhibant une liasse de billets.
Ils écarquillèrent les yeux en voyant l’épaisseur du paquet et la somme inscrite sur les
coupures. Bien sûr que ça allait les intéresser !
– Qui faut descendre pour ça ?
– J’irai pas jusque là. Une bonne raclée pour lui apprendre à vivre et l’envoyer se reposer
quelques temps à l’hosto par la même occasion sera suffisante. Alors, vous prenez le job ?
– Et comment ! Donne-moi juste le blaze de la malheureuse victime.
– Elle s’appelle Nora Djeddid et crèche dans la cité d’à côté.
– T-T’as dit Nora Djeddid ? bafouilla le Balafré, car c’était lui, accompagné de ses fidèles es-
claves. Ceux-ci, en entendant cet effrayant nom, se serrèrent peureusement contre leur maître.
Ursula vit avec surprise que leurs tremblements n’étaient pas feints.
– Alors garde ton fric et tire-toi fissa aussi loin qu’possible. Tu connais pas l’oiseau, une vraie
tueuse ! C’est à cause d’elle qu’je boite et qu’je marche les jambes écartées. Tu trouveras per-
sonne pour s’en prendre à elle. Abandonne, gamine. C’est pour ton bien !
– Non mais, vous avez quoi dans les veines ? Du jus d’navet ? Ne m’dites pas que vous avez
peur d’une faible femme ! Quelles mauviettes vous faites !
– Faible, Nora ? Provoque-la et tu sentiras longtemps ta douleur. Laisse béton, la môme. Y’a
rien à faire contre elle.
Ursula dut bien se rendre à l’évidence. Julien n’avait pas exagéré en disant que Nora était
de taille à se défendre seule, puisque même des voyous avaient peur d’elle. Aussi douloureuse
que serait la perspective, il allait falloir renoncer définitivement à lui. Mais après tout, il n’y a
pas qu’un seul poisson dans l’océan, même si aucun n’avait la classe de Julien !
oOo
Routier est un métier essentiellement pratiqué par des hommes, mais il existe quelques
rares femmes qui l’exercent. L’une d’elle était Sidonie, une femme de quarante-huit ans, pas
vraiment belle, mais pas laide pour autant, des cheveux qui commençaient à grisonner, courts et
coiffés “à la garçonne”, des yeux d’un gris délavé, un physique de catcheuse poids lourd et des
chairs qui semblaient commencer à se ramollir. Elle avait, dans sa jeunesse, pratiqué du “body-
building”, mais son métier éprouvant et les effets de l’âge venant, elle avait dû y renoncer de-
puis quelques années. Elle fréquentait assidument le restaurent où travaillaient Nora, Juliette et
Zoé. Depuis le jour où elle avait vu Zoé, elle s’arrêtait au restaurant chaque fois qu’elle passait
devant, et parfois même, elle faisait un détour pour s’y rendre. Étant lesbienne depuis son plus
jeune âge, elle avait vu son pouvoir de séduction décroître à mesure que le temps passait. Mais
elle ne renonçait pas pour autant à “draguer” des minettes qui auraient largement pu être ses
filles, voire ses petites filles. Aussi trouvait-elle la mignonne serveuse tout à fait à son goût et
avait fort envie de faire plus ample connaissance, avec des intentions hautement libidineuses.
Zoé était toujours souriante et aimable avec tout le monde et Sidonie, croyant qu’elle
avait une ouverture, tenta quelques travaux d’approche.
– Zoé, ma belle, tu veux bien m’apporter un autre pichet de pinard ? J’ai l’gosier à sec et ça
urge d’arroser ça.
– Tout de suite, Madame !
– J’t’en prie, m’appelle pas comme ça, ça m’fait l’effet d’être une vieille peau. Appelle-moi
Sidonie.
Mais t’es une vieille peau ! pensa Zoé avec amusement.
Mais bien sûr, elle n’allait pas le lui dire. La clientèle mérite un minimum de respect,
même si c’est un peu hypocrite. C’est pourquoi elle crut bon de s’expliquer.
– J’pourrais pas, Madame. Le patron ne nous l’permet pas.
– Bon, laissons tomber, ça viendra sûrement par la suite. Dis-moi, après ton service, ça t’dirait
qu’on fasse un brin d’causette ?
Là, Zoé commença à voir où elle voulait en venir. Mais que croyait-elle, cette vieille
chose ? Aurait-elle l’intention de frotter son cuir de vieille chamelle sur la douce et tendre peau
de biche de Zoé ? Heureusement que le ridicule, contrairement à ce qu’affirme le proverbe, ne
tue pas !
– J’crois pas, Madame. Mon amie s’rait pas, mais alors pas du tout d’accord.
– Ah, pasque t’as déjà un p’tit ami ?
Tu s’rais pas la première que je pique à quelqu’un d’autre, mec ou nana !
Juliette, avait suivi la conversation depuis la cuisine. Elle comprit que l’avertissement de
Nora était justifié, et que cette dernière avait dû repérer Sidonie et deviner ses intensions. Mais
elle n’allait pas se laisser “souffler” sa ravissante amante. Elle jugea que le moment d’intervenir
était venu. Elle appela Zoé :
– Zoé, ma chérie, tu peux venir un moment ?
Celle-ci, soulagée d’échapper aux avances de la cliente se hâta de la rejoindre. Son petit
cœur battait plus vite de joie. Juliette était intervenue, donc elle tenait un peu à elle. Peut-être
qu’un jour… Qui sait ?
– Qu’est-ce qu’elle te veut, cette poufiasse ? Si elle continue, j’vais la remettre à sa place !
Zoé était ravie, car Juliette prenait sa défense. Après tout, peut-être commençait-elle à
l’aimer vraiment. Même si elle savait qu’elle n’oublierait jamais Nora.
– Non, mon amour. Inutile de faire du scandale. Ça risquerait de t’attirer des ennuis. Je vais lui
faire comprendre gentiment mais fermement qu’elle perd son temps. Merci de m’avoir appelée.
Je t’aime…
Elle retourna donc dans la salle où Sidonie l’attendait pour poursuivre sa “drague”. Elle
n’allait tout de même pas désarmer pour si peu. Elle en avait vu d’autres, et de plus coriaces.
– Tu sais, ma jolie, ça m’gène pas que t’as déjà quelqu’un. Dès le moment où on peut s’amuser
ensemble… et même à trois, pourquoi pas ?
– Moi, ça m’gênerait, et mon amie encore plus. Alors soyez gentille, n’insistez pas. Je vous
amène votre vin tout de suite. Excusez-moi…
Sidonie apprécia le balancement des fesses de Zoé qui s’éloignait pour chercher la com-
mande. Décidément, cette fille lui plaisait beaucoup, et elle ne comptait pas abandonner la par-
tie aussi vite. La résistance de Zoé n’avait fait qu’attiser son désir de la posséder.
Bon, c’est râpé pour c’te fois. Mais j’ai pas dit mon dernier mot. Elle finira bien par céder,
comme les autres… Qu’elle ait ou non une petite amie, elle sera à moi !
En quittant le restaurant après leur service, Juliette et Zoé eurent la surprise de voir Sido-
nie dans le parking, près de son camion. Visiblement, elle avait attendu Zoé pour poursuivre sa
“traque”. Le fait qu’elle soit accompagnée de Juliette semblait lui être totalement indifférent.
– Alors, fillette, c’est avec ce p’tit sac de viande que t’es ? T’as pas envie de goûter à une vraie
femme ?
Juliette avait vu à plusieurs reprises Nora tenir tête à des voyous et même les faire fuir.
Malgré sa timidité et sa peur, elle décida d’y aller au bluff. Zoé était à elle, et à elle seule, qu’on
se le dise !
– Non mais, la vioque ! Tu t’es regardée avec tes nichons tombant sur ton nombril et tes fesses
qui applaudissent quand tu marches ? Au moins, ma viande, elle n’est pas avariée, elle !
– De quoi j’me mêle, la grognasse ? C’est entre la p’tite beauté et moi. Tire tes fesses de là, si-
non j’vais t’les raboter à coup de pompe !
– Si tu cherches le baston, j’suis ton homme. Mais tu mets pas ta sale paluche sur ma femme,
compris, vieux débris ?
Sidonie allait lui voler dans les plumes lorsqu’une désagréable pensée l’arrêta. Elle avait
déjà été arrêtée une fois pour voie de fait sur un collègue qui avait tenté de la peloter. Le mal-
heureux s’était réveillé à l’hôpital avec la mâchoire déboitée et plusieurs côtes cassées. Si elle
récidivait, ça risquait de lui coûter très cher, vu qu’elle était encore en sursis. Mieux valait lâ-
cher le morceau pour cette fois avant d’avoir des ennuis avec la justice et de devoir effectuer le
temps de prison auquel elle avait échappé de justesse. Mais il ne fallait à aucun prix perdre la
face.
– T’as d’la chance que j’suis en retard pour livrer mon chargement. Mais on s’reverra, Poulette,
j’te promets. Et la prochaine fois sera la bonne, j’te le garantis.
Et elle remonta dans son camion, qui en fait était vide, pour évacuer les lieux. Zoé en
était béate d’admiration et en même temps follement heureuse. Juliette avait failli se battre pour
elle !
– Merci, mon amour. Tu as été très courageuse. Moi, j’aurais jamais osé…
Juliette en tremblait encore et n’avait plus la force de bouger. Que serait-il arrivé si son
adversaire n’avait pas lâché prise ? Elle n’osait même pas se l’imaginer.
– Tu crois ça ? J’ai encore les genoux qui font des castagnettes et le palpitant à 150 ! Mais
j’pouvais pas la laisser faire. J’tiens trop à toi.
Zoé sentit son cœur gonfler de joie et une douce chaleur envahit tout son corps, particu-
lièrement à un endroit très sensible.
– Ma Juliette chérie, je t’aime, je t’aime tant…
Et cette nuit, je te le prouverai comme jamais auparavant…pensa-t-elle avec amour.
– Moi aussi, Zoé chérie, je t’aime…
Bien sûr, je ne pourrai jamais oublier Nora. Mais qu’il est doux d’être aimée de cette façon.
Merci, Zoé chérie. Je ferai tout mon possible pour te rendre ton amour…
Retrouvailles…
Après avoir convaincu Nora de reprendre ses études, Julien entreprit de convaincre sa
mère de l’aider. Il alla donc à la pause de midi au supermarché où elle travaillait. Là, ils déjeu-
nèrent ensemble en compagnie de Christine.
– Yasmina, Nora a accepté de reprendre ses études. Elle ne va pas rester serveuse d’un boui-
boui toute sa vie, n’est-ce pas ? Elle vaut bien mieux que ça, j’en suis persuadé. Serais-tu dis-
posée à l’aider financièrement pour ça ? De mon côté, je pense arriver à lui obtenir un aide du
gouvernement, quitte à faire jouer les relations de mon père.
Yasmina sentit son cœur battre plus vite. Aider sa fille à cultiver son intelligence, à avoir
la seconde chance qu’elle-même n’avait pu lui donner, la question se posait-elle ? Elle adorait
sa fille, et la demande que venait de faire Julien l’avait profondément émue. Elle se méfiait en-
core de lui, ne l’ayant accepté que parce que sa fille l’aimait. Mais ce qu’il venait de proposer
lui fit ressentir un curieux élan de tendresse envers lui.
– Julien, mon fils, tu viens de me prouver que tu aimes vraiment ma fille. Bien sûr que je
l’aiderai, quitte à me priver pour ça. Tu es d’accord avec moi, Christine ?
Celle-ci n’hésita pas une seconde. Son amour sincère pour Yasmina méritait tout, y com-
pris des sacrifices.
– Naturellement, ma chérie. Je l’aiderai moi aussi s’il le faut.
– Merci, mon amour. Bon, c’est décidé, Julien. Tu as le feu vert. Et merci encore d’avoir eu
cette idée. À partir de maintenant, considère-toi comme mon fils.
Ces mots procurèrent un vif plaisir à Julien. Ils prouvaient qu’à présent, il était vraiment
accepté pas la mère de Nora.
– De rien, Yasmina. Dans ce cas, je pourrai t’appeler Maman, non ? Si tu le permets, bien sûr !
Reconnais que ça aurait été du gâchis qu’elle ne puisse pas mieux tirer partie de son intelli-
gence. Pour les bouquins, pas de soucis. J’irai les emprunter à la bibliothèque de mon ancien
lycée.
Lorsqu’ils se séparèrent, Yasmina le prit longuement dans ses bras et l’embrassa sur les
deux joues. Loin d’avoir perdu sa fille, elle venait de gagner un fils.
oOo
Il ne lui restait plus à présent qu’à en discuter avec son père. Il était sûr que ses parents seraient
si heureux de le savoir enfin “casé” qu’ils ne pourraient rien lui refuser… Effectivement, son
père, grâce à ses relations, lui obtint une rémunération mensuelle en tant que stagiaire de
l’AFPA1. Ce n’était pas le Pérou, mais ça paierait au moins les cours par correspondance.
L’inscription pour présenter l’examen à la prochaine session ne posa également aucun pro-
blème, pas plus que son inscription aux cours. Nora s’arrangea avec son patron pour ne travail-
ler que le midi, ce qui lui laissait le reste de la journée pour étudier. Elle tenait à conserver son
emploi afin de pouvoir soulager un peu financièrement sa mère. Le soir, Julien, fidèle à sa pro-
messe, la rejoignait à l’appartement et pouvait ainsi l’aider dans les matières où elle se sentait
moins à l’aise. Elle se mit donc au travail avec enthousiasme, et en trois mois, elle avait réussi à
rattraper l’essentiel des programmes de troisième et de seconde. Le week-end, elle s’accordait
une pause, histoire de reposer un peu ses neurones et de rattraper au lit ce qu’elle n’avait pas la
force de faire la semaine, étant trop fatiguée par son travail et ses études. Le dimanche, elle se
promenait parfois au bras de Julien et, chaque fois qu’ils croisaient une jolie fille, ils se retour-
naient tous les deux pour apprécier la qualité de la marchandise, ce qui, bien sûr, scandalisait
les autres badauds. Tout semblait donc aller pour le mieux, d’autant qu’Ursula et les autres
filles avaient cherché ailleurs de quoi occuper leurs soirées et satisfaire leurs libidos. Bien sûr,
aucun garçon de la faculté n’était à la hauteur de Julien, mais elles furent bien obligées de s’en
contenter. Faute de grives…
1 Association pour la Formation Professionnelle des Adultes.
oOo
Un soir, Zoé eut la désagréable surprise de voir Sidonie pénétrer dans le restaurant.
Décidément, elle a de la suite dans les idées, cette espèce de morue… pensa-t-elle en poussant
un profond soupir. Y a-t-il un moyen de s’en débarrasser sans trop de casse ?
Elle se dirigea quand même vers elle pour prendre sa commande.
– Vous avez choisi pour ce soir, Madame ?
– Oui, ma jolie. Donne-moi le plat du jour, et après ton service, accompagne-moi dans mon ba-
hut.
Zoé comprit que ce qu’elle craignait se produisait. Sidonie revenait à la charge, comme
s’il ne s’était rien passé la fois précédente. Il lui faudrait donc se montrer ferme sans pour au-
tant être grossière.
– Je vous ai déjà dit que ça m’intéresse pas. N’insistez pas lourdement, Madame !
– Tu sais, j’pourrais t’apprendre des trucs dont tu n’as même pas idée. Ta p’tite amie en serait
sûrement ravie si tu les lui faisais.
– Excusez-moi, mais je dois m’occuper de votre commande, lui dit-elle en s’éloignant aussi vite
que possible.
Le patron avait vu le manège de Sidonie, et s’il n’était pas intervenu la première fois, il
décida cette fois-ci de prendre l’affaire en main. Que les clients plaisantent avec les serveuses,
passe encore, mais là, ça commençait à être un peu trop lourd. Il appela Zoé et lui dit tout bas :
– Va rejoindre Juliette et dis-lui de ne pas s’en faire. Je vais régler ça pour vous, et définitive-
ment cette fois.
Il se rendit à la table de Sidonie et s’assit en face d’elle. Il la regarda de façon peu amène
et, après avoir puissamment expulsé l’air de ses bronches, il entama la “contre-attaque” :
– Alors, Sidonie, toujours amatrice de chair fraîche, à c’que j’vois ?
– Toujours, bien sûr ! Et chez toi, on est particulièrement bien servi. La p’tite Zoé est un vrai
morceau de roi. Je sens que j’vais me régaler avec elle !
Elle avait dit ces mots avec un clin d’œil salace qui donna au patron l’envie de vomir.
Cette bonne femme à l’allure hommasse et au corps ravagé par les excès et les ans aurait dû de-
puis longtemps se ranger des voitures. Mais de toute évidence, elle ne l’avait pas encore com-
pris. Il allait donc lui mettre les points sur les "i".
– C’est sûr. Et en plus, c’est une gentille fille. Aussi, tu vas m’faire le plaisir de lui foutre la
paix. Laisse tomber, elle est pas pour toi. Regarde-toi et regarde-la. C’est pire que Quasimodo
et Esméralda. Et pis, c’est pas à cinquante balais que…
Sidonie sursauta en entendant ces mots.
– Hé, j’les au pas encore, dis donc ! protesta-t-elle avec véhémence, vexée qu’il la vieillisse de
deux ans.
Le patron ne se démonta pas pour autant et reprit :
– C’est vrai, mais tu fais largement plus. Donc c’est pas à ton âge que tu peux encore prétendre
emballer une jeunette aussi mignonne et surtout aussi amoureuse. Tu perds ton temps, et pire
que ça, tu lui fais perdre le sien.
– Pourquoi, tu veux t’l’envoyer, toi aussi ? T’as aucune chance, mon pauvre. C’est une gouine.
– J’t’ai pas attendu pour le savoir. Elle et Juliette, ma cuisinière, elles forment un couple sympa.
Ce sont des employées sérieuses et compétentes, que je n’voudrais perdre à aucun prix. Alors
viens pas foutre la pagaille chez moi, veux-tu ? S’il le faut, j’hésiterai pas à te lourder.
– Et qu’est-ce tu f’ras si j’refuse ? Dis-y si t’es un mec.
Il ne releva pas l’injure pourtant flagrante. C’est avec calme qu’il poursuivit.
– Dans ce pas, j’te prierai de plus jamais remettre les pieds ici. Je préfère perdre une mauvaise
cliente que d’excellentes employées. Et ce serait sans le moindre regret.
– On t’a jamais dit que dans l’commerce, le client est roi ? Alors mets-la un peu en veilleuse et
mêle-toi de tes oignons, si t’en as !
– On t’a jamais dit que même les rois se doivent de respecter leurs sujets ? Quant à mes oi-
gnons, j’te ferai pas le plaisir de te prouver qu’j’en ai, et de belle taille, en plus. Alors, qu’est-ce
tu décides ? Dépêche, j’ai pas qu’ça à faire.
Furieuse, Sidonie se leva brusquement de table en faisant bruyamment tomber sa chaise.
– Pisque c’est comme ça, j’te tire ma révérence. Ne compte pas m’revoir un jour dans ta gar-
gote pourrie.
Elle était rouge de rage et de frustration. Se faire jeter de cette façon par un minable “lou-
fiat”, ça dépassait l’imagination ! Aussi avait-elle craché ces mots avec tout le mépris dont elle
était capable, ce qui n’eut pas du tout l’air d’impressionner le patron.
– À la bonne heure. Bon vent, et mes amitiés à ton patron. J’lui passerai sûrement un coup d’fil
si j’te revois traîner tes guêtres dans le coin.
La menace était on ne peut plus claire. Si elle s’obstinait à traquer Zoé, elle risquait au
mieux de se faire incendier par son patron, au pire de se faire virer. Elle dut donc quitter le res-
taurant, la queue entre les jambes. Dans la cuisine, Juliette et Zoé poussèrent un gros soupir de
soulagement. Enfin débarrassées de la poison. Elles allèrent aussitôt remercier chaleureusement
leur patron, en regrettant toutefois que ça lui ait fait perdre une cliente.
– C’est chic ce que vous avez fait pour nous, Patron, dit Juliette. Mais on est désolées que vous
ayez été forcé de vous en débarrassez.
– Ne vous en faites pas pour ça. Des clientes comme ça, ça ne m’intéresse pas. Et puis y’en
d’autres, et bien plus sympa que cette morue. Je n’laisserai personne vous emmerder. Vous êtes
trop mignonnes pour ça et j’vous apprécie beaucoup. Me fais-je bien comprendre ? dit-il assez
fort pour être entendu dans toute la salle.
Les autres clients, qui avaient suivi la scène avec amusement, opinèrent du bonnet.
Certes, certains auraient bien tenté leur chance avec une aussi accorte serveuse, mais ils avaient
bien remarqué à quel point elle était amoureuse de Juliette. Ils y avaient donc déjà renoncé,
n’ayant aucune peine à trouver sur certains parkings des professionnelles prêtes à soulager leurs
bourses (les deux sortes, bien sûr). La traque de Sidonie avait quand même eu un aspect positif.
Elle avait fait prendre conscience à Juliette à quel point elle tenait à Zoé. Elle comprit alors que,
sans même s’en apercevoir, elle commençait à l’aimer vraiment et sans réserve. Elle sentit une
douce chaleur réchauffer son cœur. Cet amour, auquel elle ne croyait plus vraiment après sa
rupture avec Nora, elle venait de le retrouver.
oOo
Depuis que Nora s’était mise avec Julien, Rico n’avait plus l’occasion de lui rendre ces
plaisants “services” qu’elle lui demandait parfois. Il avait abandonné la manutention, trop dure
et assez mal payée et il avait trouvé peu après un emploi de coursier dans une petite société.
C’était plus facile, vu qu’il disposait d’un scooter pour faire ses livraisons et par ailleurs, le sa-
laire était plus intéressant. Dès le premier jour de sa prise de fonction, il avait remarqué, parmi
le personnel de cette société, une petit secrétaire qu’il trouva fort à son goût. C’était une char-
mante jeune fille de dix-huit printemps, de longs cheveux auburn et de magnifiques yeux parme
lui donnant un regard d’ingénue, ce qu’elle n’était pas en réalité. Elle n’était pas spécialement
jolie, mais pourtant assez appétissante, ayant ce qu’il fallait là où il fallait. Étant à la “diète”
depuis un certain temps, il n’hésita pas un instant. Il lui fit donc son numéro de charme habi-
tuel, d’abord la faisant rire avec les innombrables blagues qu’il connaissait, puis l’invitant à
boire un verre, puis à dîner, puis… En général, cela ne lui prenait jamais beaucoup de temps
pour arriver à ses fins. Par chance, elle sembla s’amuser de ses plaisanteries et accepta sans
problème son invitation.
La petite Sophie Chambard, c’était elle, avait elle-aussi remarqué Rico. Allant au-delà
des apparences, elle sentit tout le potentiel du jeune homme et put imaginer sans peine le garçon
qu’il pourrait devenir, pour peu qu’une bonne âme voulût bien s’occuper de son cas. Justement,
elle était une bonne âme et elle avait décidé de le prendre en main, pour faire émerger le char-
mant jeune homme qu’il était sans doute sous son apparence un peu frustre et horriblement dé-
modée. Elle accepta donc de sortir avec lui, mais ne lui permit aucune privauté, du moins au
début. Chaque chose viendrait à son heure et devrait d’abord être “payée”.
Elle s’attaqua en premier à sa coiffure. Cette ridicule banane des années soixante aurait
fait rire un neurasthénique. Avec une coupe à la mode, il avait déjà bien meilleure allure. Cela
mettait en valeur son visage, qui, s’il n’était pas beau, n’en était pas pour autant désagréable.
Puis elle l’obligea à se raser tous les jours, condition “sine qua non” s’il voulait l’embrasser.
Ensuite, avec patience et obstination, elle s’attaqua à ses vêtements. Fini le blouson de cuir noir,
le jean délavé et râpé. Finies les basquets qui auraient dû être changées depuis des lustres.
Une fois toutes ces transformations effectuées, elle vit avec plaisir qu’elle ne s’était pas
trompée sur lui. Elle lui accorda donc enfin ce qu’il attendait depuis le premier jour. Cela lui
avait pris plus d’un mois, chose qui ne lui était encore jamais arrivée ! D’habitude, il mettait
rarement plus de trois jours pour obtenir de visiter le jardin secret de ses conquêtes. Sentant
confusément que celle-ci avait quelque chose de spécial, il s’était accroché et avait accepté tous
les changements qu’elle lui avait imposés. Aussi, il ne fut pas déçu du voyage lorsqu’ils firent
l’amour pour la première fois. Elle s’avéra être une bonne affaire au lit et les modifications ra-
dicales qu’elle avait opérées sur son apparence eurent une répercussion sur son esprit, d’autant
qu’elle utilisait le sexe comme levier pour arriver à lui faire châtier son langage. Il commençait
à voir les choses sous un tout nouvel angle…
oOo
Nora, très occupée par son travail et ses études, ne sortait faire des courses que lorsque
son réfrigérateur menaçait de la mordre lorsqu’elle l’ouvrait. Le pauvre appareil criant famine
depuis la veille, elle dut donc se résoudre à faire une pause pour aller s’approvisionner au su-
permarché le plus proche. En sortant du magasin, elle s’arrêta net et son cœur se mit à battre la
chamade. À quelques mètres à peine d’elle, elle avait reconnu… Alain. Celui-là même qui avait
été son premier amour et à cause de qui elle avait torturé plusieurs hommes. Il avait grandi,
mais les traits de son visage s’étaient un peu épaissis. Ses cheveux, blonds clair à l’époque,
avaient foncé. Seuls ses yeux bleus avaient gardé le même éclat, qui chavirait le cœur des filles
aussi stupides qu’elle l’avait été elle-même à l’époque. Il était en train de lire une affiche ven-
tant le dernier jeu vidéo proposé dans la salle de jeu du centre-ville. Tournant la tête, il la vit à
son tour.
Merde, le méga-canon ! Y m’la faut absolument, celle-là. Elle s’ra en première place dans mon
tableau d’chasse. Allez, mec, à l’attaque !
– Scusez-moi, Mam’zelle, mais on se s’rait pas déjà rencontrés que’que part ?
Cette approche, d’une banalité à faire pleurer provoqua une rage rentrée en Nora. Avait-il
donc oublié… Sans aucun doute !
Le bougre d’enfoiré ! Y m’a pas reconnue. C’est tout le souvenir que j’lui ai laissé, à c’te pour-
riture ? Oh, y va m’payer ça. Cette fois, c’est moi qui vais l’baiser !
Elle décida de la jouer “jeune-fille-de-bonne-famille”, rôle qu’elle avait brillamment in-
terprété avec Hubert et qui était exactement ce qu’il fallait pour l’attirer encore plus. Cela ne
présenterait aucune difficulté avec un si piètre adversaire.
– Je ne crois pas, Monsieur, mais si c’est le cas, cela ne m’a pas laissé un souvenir impéris-
sable. Désolée de vous décevoir, mais vraiment non, votre visage ne me dit rien.
– Dites tout d’suite que j’passe inaperçu. J’suis tout’d’même pas invisible, un beau gosse
comme moi ! C’est pas très sympa, ça.
– Et quelle raison aurais-je de me montrer sympathique avec un parfait inconnu ?
Il lui lança un regard dont la concupiscence lui donna la nausée. Mais elle n’en laissa rien pa-
raître.
– Ben, y’a qu’à faire connaissance. Ça vous dirait d’venir prendre un pot avec moi ? dit-il avec
une lueur lubrique dans l’œil.
– Ma foi, proposé si gentiment, j’aurais mauvaise grâce de refuser. Mais pas aujourd’hui. Je
dois rentrer les courses et prendre ensuite ma leçon particulière de conversation anglaise.
– Mince, ça m’fout les boules, ça. Mais on pourra s’revoir, au moins ? Allez, soyez pas vache,
dites oui.
– C’est bien possible. Je passe assez parfois par ici. Sur ce, veuillez m’excuser, mais mon répé-
titeur doit déjà m’attendre.
Et devant son air ahuri et libidineux, elle tourna les talons pour rentrer chez elle. Sa co-
lère n’avait pas diminué et elle fulminait contre lui en chemin.
Bien sûr qu’on va s’revoir, mon salaud. Et j’te f’rai payer très cher c’que tu m’as fait souffrir.
Des larmes de sang, tu vas pisser ! J’vais t’écraser la bite sur le bitume. Mais faudra quand
même que j’en parle à Julien. J’peux pas faire ça derrière son dos… Y pourra pas me refuser
ça, j’en ai trop besoin…
La délivrance
En rentrant chez elle, Nora était encore sous le choc de cette rencontre. Cela l’avait tant
perturbée qu’elle ne put se remettre à ses études. Elle revoyait sans cesse la scène qui avait bou-
leversé sa vie. Ce jour-là, Alain s’était montré si enjôleur et persuasif que, malgré ses hésita-
tions et son appréhension, elle l’avait suivi dans ce local puant. Elle n’avait pas tout d’abord
l’intention de lui céder, mais… Après quoi, avec l’air satisfait du matou qui a gobé le poisson
rouge du bocal, il l’abandonna sans un mot ni un regard, ne prenant même pas la peine de re-
fermer la porte derrière lui. Elle avait remis sa culotte, la maculant du sang de sa virginité per-
due et était rentrée chez elle sans verser la moindre larme. Yasmina étant absente à ce moment-
là, à la recherche d’un emploi, elle se dépêcha de faire disparaître les traces de sa mésaventure
avant son retour. Ce n’est que plusieurs jours plus tard, une fois qu’Alain avait quitté la cité,
qu’elle avoua tout à sa mère. Celle-ci entra dans une colère noire, et aurait sans doute fait un
sort au misérable s’il avait encore été là. Elle n’en voulut pas à sa fille qui, comme elle-même,
avait été victime de l’égoïsme et de la lâcheté d’un homme. Mais à présent, l’ayant retrouvé par
hasard, elle allait pouvoir enfin se venger sur lui et laver son humiliation.
Lorsque Julien revint en fin d’après midi, il s’aperçut de suite que quelque chose avait
bouleversé sa bien-aimée.
– Nora, ma chérie, que se passe-t-il ? On dirait que t’as vu un fantôme !
Nora leva vers lui des yeux qui étaient visiblement au bord des larmes. L’expression de son vi-
sage trahissait un trouble profond.
– C’est un peu ça. Aujourd’hui, j’ai rencontré Alain. Tu sais, celui qui…
– Je sais, Rico m’a tout raconté. Et ça t’a fait quoi ? Comment est-il maintenant ? lui demanda-
t-il avec un brin d’inquiétude.
– Oh, encore beau gosse malgré tout… Mais pas aussi beau que toi, mon amour, loin de là ! Et
puis, d’une vulgarité ! Il m’a fait le coup du « on se s’rait pas déjà vus quelque part ? ». Et ce
bougre d’enfoiré de fils de pute, y m’a même pas reconnue ! Comment j’ai pu tomber amou-
reuse de ce nullard ? J’me demande, vraiment… Fallait vraiment qu’je sois conne !
– T’as raison, il doit pas être normal pour avoir oublié une fille aussi magnifique que toi ! Mais
à l’époque, tu étais très jeune, innocente, et sans doute un peu naïve, non ?
– C’est rien d’le dire ! Julien, mon chéri, mon cœur, mon amour, ma vie… Je voudrais… dit-
elle en levant vers lui des yeux câlins.
Nora hésita un peu. Julien allait-il accepter ce qu’elle allait lui demander ? Il le faudrait,
pourtant…
– Oh toi… Je sens que tu vas m’demander quelque chose… Et quelque chose qui risque de
m’déplaire, non ?
– Oui. Permets-moi de régler mes comptes avec lui. J’te jure qu’y posera jamais ses sales pa-
luches sur moi. J’veux le voir se traîner à mes pieds, me supplier en rampant, et là, j’le jett’rai
comme l’ordure qu’il est.
– Tu ne voudrais pas plutôt que j’aille lui faire sa fête ?
– Non, enfin, pas tout d’suite. Une fois qu’je me s’rai occupée de lui, si ça t’amuse. Je dois me
venger d’abord, et d’une certaine façon, venger aussi les mecs que j’ai fait souffrir à cause de
lui. Après, j’me sentirai vraiment libérée… Allez, Chéri, dis oui !
Un peu à contrecœur, Julien céda, mais obtint de se trouver toujours dans les parages, au
cas où…
oOo
Encore une fois, Nora allait faire appel aux talents d’enquêteur de Rico. Mais lorsqu’elle
le vit, elle fut à son tour écroulée de rire. Le Rico qu’elle voyait n’avait plus grand-chose à voir
avec celui qu’elle connaissait. Bien coiffé, rasé de près, un élégant blazer bleu-marine avec sur
la poche avant l’écusson d’une célèbre université anglaise, sur un polo blanc à col roulé. Un
pantalon gris de bonne coupe et des chaussettes gris-anthracite dans des mocassins noirs soi-
gneusement cirés. Où donc étaient passés la banane, le blouson noir, les jeans râpés et les bas-
kets miteuses ? C’était proprement hallucinant, mais Nora dut admettre que ça lui allait plutôt
bien.
– Et ben, mon Rico. Cette fois c’est toi qui va à un bal masqué ? T’y as fait fort, là !
– Non, c’est pas ça. C’est ma gonz… euh… ma petite amie qui veut qu’je me déguise en pin-
go… euh… qui veut que je sois présentable, sinon elle refuse de bai…. euh… de m’accorder
ses faveurs.
– En tout cas, chapeau ! Elle a fait un sacré bon boulot. Faudra m’la présenter qu’je la félicite.
T’y es beau comme un camion tout neuf ! Parole, ya khouïa1. Bon, mais c’est pas tout ça. J’vais
avoir besoin de tes services…
– Euh, j’voudrais bien, mais maintenant que j’ai une régulière… Tu m’comprends…
– Mais non, idiot. C’est pas pour ça, Julien me suffit amplement. J’ai rencontré hier Alain, tu
vois qui j’veux dire ?
– Si je vois ! Tu veux qu’je lui casse la gueule à ce pourri ?
– Pour ça, attends ton tour. Julien est déjà sur le coup. Non, j’veux d’abord m’en charger moi-
même. Pour ça, faudrait qu’tu me rencardes sur lui. Où il crèche, où il turbine, quel genre de
gus c’est devenu et tout l’toutim.
– À vos ordres, Princesse. Dis-moi seulement où j’pourrai le pister.
Nora lui indiqua où elle l’avait rencontré et où il aurait une chance de le retrouver, ayant
remarqué quelle affiche il était en train de regarder lorsqu’elle l’avait reconnu. Rico ne mit pas
très longtemps à le retrouver et à faire le tour de la question. Le jour même, il vint faire son
rapport à Nora. Ayant tous les éléments en main, elle put élaborer son plan d’attaque.
Bon, il a quitté le lycée en seconde. Rien dans le citron et tout dans le calcif. Depuis, il vit aux
crochets de ses vieux et passe son temps entre les salles de jeux vidéo et les bistrots où il repère
ses futures proies. C’est là qu’on va se rencontrer “par hasard”. Attends, mon bonhomme, tu
sais pas c’qui t’attend !
Nora se rendit donc au troquet où il traînait habituellement, se mettant à la terrasse de fa-
çon à pouvoir reluquer les pinups qui passaient devant lui et à faire son choix pour sa prochaine
chasse à la femelle. Bien entendu, il la remarqua aussitôt lorsqu’il la vit arriver.
– Hé, Mam’zelle ! beugla-t-il sans retenue. Comme on s’retrouve ! Cette fois me dites pas
qu’vous avez pas l’temps de prendre un pot avec moi !
– Tiens donc ! Je ne pensais pas vous rencontrer ici. Bon, je veux bien accepter votre invitation,
cette fois. Mais avant, il serait peut-être temps de se présenter, n’est-ce pas ?
– Sûr ! J’m’appelle Trouduq, Alain Trouduq. Je sais, mon nom faut toujours marrer les gens,
mais j’y peux rien, j’ai pas choisi… Et vous ?
– Je m’appelle Astrid de Rockenberg. Je ne vois pas en quoi votre nom est risible, mais bon…
Alain eut un choc. L’annonce de ce nom l’avait d’un coup fait se sentir bien minable.
Cette fille était d’une autre classe que les petites cruches qu’il fréquentait habituellement.
Merde, une aristo ! Ça va être coton de l’emballer, pas comme les midinettes que j’me tape
d’habitude. Va falloir que j’améliore mon baratin fissa ! Voyons, comment on dit en bon fran-
çais…
Julien qui, comme il l’avait exigé, se trouvait dans les parages, n’avait pas perdu une
miette du dialogue. Il ne put qu’admirer le talent d’actrice de sa maîtresse.
Sacrée Nora, quelle comédienne ! J’comprends qu’elle ait pu duper ce pauvre idiot d’Hubert.
Mais quelle classe. Le pauvre malheureux ne se doute pas de ce qui l’attend. Je sens qu’elle va
le faire souffrir horriblement. Et c’est tant mieux !
Après avoir dégusté la boisson que lui avait offerte Alain, Nora prit congé. Ce premier
contact lui sembla largement suffisant pour appâter sa future victime.
– Eh bien, peut-être nous reverrons-nous un jour, qui sait ?
– Mais je l’espère bien, et j’en serai ravi !
C’est au prix d’un effort surhumain qu’Alain avait réussi à châtier un tant soit peu son
langage. Par la suite, ils se rencontrèrent encore plusieurs fois, toujours de façon “fortuite”,
quoique savamment orchestrée par Nora. Elle se montra parfois charmante et amicale, lui lais-
sant espérer qu’il avait peut-être une chance, d’autres fois froide et réservée, ce qui le plongeait
aussitôt dans le plus sombre des désespoirs. Ce régime de “douche écossaise” accrut et attisa le
désir qu’il avait d’elle, au point qu’il dut plusieurs fois se soulager dans son pyjama. C’était de-
venu une véritable obsession, et il en perdait l’appétit et le sommeil. Il ne savait plus quoi pen-
ser, et commençait à douter de son charme, qui fonctionnait pourtant si bien avec les autres
filles. D’autant qu’“Astrid” faisait mine de ne pas comprendre ce qu’il attendait d’elle. Nora le
promena ainsi quelques temps jusqu’à ce qu’elle le juge suffisamment “mûr”. Enfin, le jour de
la “mise à mort” était arrivé. Bien sûr, pour rien au monde Julien n’aurait raté ça, et s’était atta-
blé le plus près possible pour ne rien rater du spectacle, et intervenir si besoin était. Ils s’étaient
à nouveau retrouvés dans un bar, avec cette fois une salle comble. C’était parfait pour ce qu’elle
projetait de faire.
– Ma chère Astrid, ne croyez-vous pas que maintenant que nous nous connaissons un peu
mieux, nous pourrions, euh… nous tutoyer ?
– Seuls mes amis les plus intimes ont ce privilège. Je souffre déjà que vous m’appeliez par mon
prénom, aussi je vous prie de vous en contenter.
– Mais… C’est que j’ai tant de respect et d’affection pour vous… J’ai pensé que nous pour-
rions… aller plus loin dans notre relation… lui donner… comment dire… euh, une autre dimen-
sion.
– Aller plus loin ? Dois-je comprendre que vous voudriez que je vous accorde certaines faveurs,
que nous ayons des rapports intimes ? Est-ce bien ce que vous vouliez dire ?
– Eh bien… Oui, on peut dire ça comme ça…
– Et jusqu’où iriez-vous pour que je consente à vous les accorder ?
– Je ferai tout ce que vous voudrez. Ordonnez, et j’obéirai sur le champ, et ce quoi que vous
m’ordonniez !
C’était exactement ce que Nora voulait entendre. L’heure de la vengeance avait enfin
sonné. C’est avec un plaisir non dissimulé qu’elle lui dit :
– Quoi que je puisse vous demander ? Êtes-vous bien sûr de ne pas le regretter ?
– Absolument certain. La récompense compenserait largement n’importe quel sacrifice.
Nora fit mine de réfléchir. En fait, elle savait très bien ce qu’elle allait lui demander,
puisque c’est ce qu’elle avait décidé dès le début. Elle allait enfin pouvoir lui infliger
l’humiliation de sa vie, bien plus importante que celle qu’il lui avait fait subir dans le passé.
– Bien, je veux bien accéder à votre requête, mais une seule fois et à une condition…
Alain sentit son cœur s’accélérer. Enfin, allait-il toucher à son but ? Obnubilé par le désir exa-
cerbé qu’il avait d’elle, il ne réfléchit même pas à ce qu’elle pourrait exiger de lui.
– Dites vite, je vous en prie. Mettez fin à mon calvaire…
– Fort bien. Vous allez m’implorer à genoux de vous accorder ce que vous désirez.
– Euh… Je veux bien, mais devant tout ces gens, c’est terriblement gênant. Ne pourrions-nous
pas…
– Si nous étions seuls, cela n’aurait pas la même valeur, voire aucune. Si vous êtes vraiment
sincère, alors faites-le ici-même et maintenant !
– Mais, si je le fais, vous promettez de…
– C’est promis. Et je tiens toujours mes promesses !
Alain n’en pouvait plus. Il fallait en finir, quitte à en passer par là. Il se lève, s’approche
de la chaise de Nora, et à genoux, les mains jointes, il lui dit :
– Je vous en supplie, Astrid, ayez pitié de moi. Mettez fin à mes souffrances en vous donnant à
moi !
Tandis que les autres clients sont écroulés de rire, Nora se lève et pousse un cri de vic-
toire. Alain est perdu. Il ne comprend pas l’attitude de celle qu’il croit être Astrid. C’est en le-
vant un regard hébété qu’il lui dit :
– Mais, Astrid, que signifie ceci ? Et votre promesse ?
– Je l’ai déjà tenue, Ducon. Tu t’souviens de Nora, la gamine que t’y as culbutée dans le local à
poubelles de la cité et que t’y as abandonnée comme le fils de pute que t’y es ? Non, bien sûr,
elle t’a laissé aucun souvenir. C’était qu’un coup à tirer, pas vrai ? Et bien, dommage pour toi,
car c’était moi, donc on a déjà fait ça. T’y es été payé d’avance, et tu sauras jamais à quel point
je suis douée au pieu. Tu mérites bien ton nom, trouduc’.
Julien s’avança alors en applaudissant. Elle avait vraiment opéré avec une superbe maestria.
– Ma chérie, tu as été sublime ! Je suis vraiment fier de toi. Et lui méritait bien ce qu’il lui ar-
rive.
Puis, se tournant vers Alain :
– J’avais l’intention de te rectifier le portrait une fois qu’elle se serait occupée de toi. Mais t’es
qu’un pauv’ mec et j’vais pas m’salir les mains sur une pourriture comme toi… Allez, Chérie,
on rentre ?
– Oui, mon amour. Ah, si tu savais comme je me sens légère, légère… Je vais pouvoir enfin
tirer un trait sur mon passé.
Le poids qu’elle ressentait encore sur sa conscience avait enfin disparu.
– Tant mieux. Tu peux maintenant aller de l’avant.
oOo
Au coin du cours Du Guesclin et de la rue des Moines, Henri attendait depuis bientôt un
quart d’heure.
– Bon sang, les filles se sentiraient déshonorées d’arriver à l’heure ! C’est chaque fois pareil.
Déjà avec Nora…
À ce moment, il vit arriver Sophie. Qu’elle était mignonne avec sa mini-jupe et son body
rose ! Il n’aurait pu rêver mieux. Lorsqu’elle arriva près de lui, il lui tendit élégamment le bras.
– Je ne t’ai pas trop fait attendre, Henri chéri ?
– Du tout, ma chérie. Puis vous offrir mon bras, Princesse ?
– Bien volontiers, Monseigneur.
Elle lui prend le bras et le serre amoureusement contre elle. Avec patience et obstination,
elle avait atteint son but : Rico était enfin devenu Henri…
Et après ?
Après, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Hélas, la vie n’est pas un conte
de fée et la réalité, comme la misère, s’abat sur le pauvre monde au moment où il s’y attend le
moins. Pour Nora et Julien, tout était enfin réglé et l’avenir s’ouvrait devant eux, aussi radieux
que possible. Après sa revanche sur Alain, Nora avait brillamment réussi à son examen. Men-
tion “Assez bien” au bac, ce n’est pas rien, surtout qu’elle avait quitté le collège en troisième. À
la rentrée suivante, elle s’était inscrite à la Faculté de Lettres, où elle retrouva avec le déplaisir
qu’on imagine, sa dernière victime Hubert, qui arrivait au terme de son cursus universitaire. Ce
dernier ne s’était toujours pas remis de sa déconvenue, ni d’ailleurs de son attirance pour Nora.
La croiser régulièrement sur le campus lui était une souffrance intolérable. Une seule chose au-
rait pu soulager un peu son calvaire : se venger aussi douloureusement que possible de celle qui
lui avait révélé, et de façon très humiliante, la nette insuffisance de sa virilité. Mais ce n’était
pas tout. Il en voulait également à Julien d’en être tombé amoureux et de vivre avec elle un
bonheur qui semblait parfait. Pour lui, cela équivalait à une trahison pure et simple envers
toutes les victimes de Nora, lui-même en particulier. Une idée parfaitement horrible germa len-
tement dans son cerveau. Pourquoi ne pas faire d’une pierre deux coups ? Se venger de l’un des
deux ferait forcément souffrir l’autre. Restait à choisir lequel des deux il serait le plus facile
d’attaquer.
Nora ? M’ouais. Après c’qu’elle a osé me faire, elle mérite bien mille fois d’être torturée à son
tour. Y’a qu’un os. J’sais pas où elle crèche, ni comment arriver à la coincer. Et puis, j’sais pas
pourquoi, mais elle m’fait peur. Elle a un sacré caractère, un vrai garçon manqué. Enfin, pas
physiquement, bien sûr. Elle m’a dit qu’elle habitait une cité HLM… Mauvais, ça. Ses potes
doivent pas être des enfants d’cœur. Si j’m’attaque à elle, j’risque de prendre un mauvais coup,
au cas où les choses tourneraient mal. Pas question. Voyons plutôt c’que ça donne pour
l’autre. À sa fac, il est pas trop apprécié par les mecs. Trop beau gosse, trop intelligent et un
tombeur de première catégorie. Y’avait qu’à voir son ancien harem. Tous jaloux de lui. Ils
pleur’raient sûrement pas s’il lui arrivait des bricoles. Même choses pour les nanas. Elles ont
dû mal avaler qu’y s’mette à la colle avec Nora. Ne plus s’faire ramoner par lui, ça doit drôle-
ment leur manquer. Parfait, tout ça. J’trouverai sûrement quelqu’un là-bas pour me filer un
coup d’main !
oOo
Bien loin de ces considérations vengeresses, Juliette et Zoé vivaient, elles, un vrai conte
de fée. Elles habitaient ensemble dans l’appartement de Zoé, qui se trouvait dans une petite ré-
sidence privée et se composait d’un petit salon, d’une salle d’eau, d’une chambre et d’une kit-
chenette. Le mobilier, mis à part le superbe lit en bois artistiquement sculpté par un ébéniste et
offert par sa grand-mère à l’insu de ses parents, provenait surtout d’une célèbre entreprise néer-
landaise basée en Suède. Il était simple mais fonctionnel. Bien que petit, ce logement avait la
chaleur d’un véritable nid d’amour. Depuis que Nora avait repris ses études à la faculté, Zoé
était employée à plein temps au restaurant routier, ce qui la satisfaisait pleinement, bien sûr
d’un point de vue financier, mais surtout parce qu’ainsi, elle était tout le temps auprès de sa Ju-
liette. Son amour pour elle n’avait cessé de grandir, d’autant plus que, si Juliette n’avait pas ou-
blié Nora, elle commençait à vraiment aimer sa compagne et à lui rendre son amour. Et comme
un bonheur n’arrive jamais seul, son patron, M. Justin Bonnet, lui fit une proposition qu’il lui
était assez malaisé de refuser, tant elle était formidable.
Après plusieurs mois de service dans son établissement, Juliette, déjà excellente cuisi-
nière, s’était encore améliorée. Le patron s’en était bien entendu aperçu, et regrettait qu’un tel
talent végétât dans une si peu glorieuse gargote. Il s’était pris, pour ce sympathique couple de
filles, d’une sincère affection, et décida de faire quelque chose pour elles. L’un de ses meilleurs
amis, M. Sauveur Nouriac, travaillait comme chef cuisinier dans le plus célèbre restaurant gas-
tronomique de la ville, “La Chanterelle”, qui avait obtenu trois étoiles au guide Michelin.
– Dis-moi, Juliette, tu te débrouilles très bien en cuisine. Depuis qu’t’es là, ma salle désemplit
pas. Mais ça t’convient vraiment de travailler dans ce p’tit boui-boui ? lui dit-il ce jour-là.
– Bien sûr, Patron. Qu’est-ce vous dites là. J’ai jamais été aussi heureuse de ma vie. J’fais un
métier que j’adore et en plus, j’travaille avec ma Zoé chérie. Que demander de plus ?
– Eh ben, par exemple de progresser encore en cuisine et d’bosser dans un vrai restaurant, qui
sert des plats goûteux et raffinés, comme tu saurais sûrement en préparer, si tu travaillais pas
ici, j’me trompe ?
Là, Juliette était un peu gênée. Il était vrai que la passion de la cuisine lui était venue dès
son plus jeune âge, mais qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de développer son don. Aussi, tra-
vailler dans un restaurant gastronomique était un rêve qu’elle jugeait, hélas, inaccessible pour
elle. De plus, elle était si reconnaissante envers M. Bonnet de lui avoir donné sa chance qu’elle
se voyait mal le “trahir” en allant travailler ailleurs.
– Ben… J’mentirais si j’disais non. Mais ça, j’pourrais pas le faire. J’peux pas vous quitter alors
que j’vous dois tant. Et puis, pour progresser, faudrait aller à l’école hôtelière, et ça, j’n’en ai ni
le temps, ni les moyens.
– Tu sais, y’a pas qu’à l’école que tu peux apprendre. Avec la base que t’as déjà, travailler dans
la brigade d’un grand chef te ferait vite avoir toute l’expérience et le savoir-faire qui te man-
quent encore. Alors, voilà c’que j’te propose : t’as entendu parler du restaurant “La Chante-
relle” ?
C’était, rappelons-le, justement le dernier restaurant dans lequel Hubert avait emmené
Nora. Lorsqu’elle fut sortie de sa dépression, Nora lui en avait parlé, vantant la finesse et le bon
goût de la cuisine, ainsi que le visuel appétissant des plats qu’elle y avait dégustés. Le chef cui-
sinier de ce restaurant triplement étoilé devait être un génie.
– Bien sûr que je connais. Qui n’a pas entendu parler du meilleur restaurant gastronomique d’la
ville ?
– Alors, tu n’verrais sûrement aucun inconvénient à travailler pour son chef ?
– Attendez, Patron. Plaisantez pas avec ça. Bien sûr que ça m’plairait, mais faut pas rêver. Il
m’engagerait jamais !
– En fait, tu pourrais déjà y être engagée. C’est un vieux pote à moi et j’lui ai parlé de toi. Il
t’attend dans sa cuisine à partir de demain, si t’es partante, bien sûr. Et sois sans crainte, tu tou-
cherais au début le même salaire qu’ici. Après, ça augmenterait sûrement, douée comme t’es !
Le cœur de Juliette faillit s’arrêter. La tête lui tournait, elle se mit à pâlir et ses jambes
avaient du mal à la porter. Jamais, dans ses rêves les plus fous, elle n’avait espéré qu’une telle
chose pût lui arriver. Le patron et Zoé s’en aperçurent et s’en inquiétèrent.
– Eh ben, eh ben, faut pas tomber dans les pommes ! Allez, reprends-toi. T’auras besoin de
toutes tes forces demain, pasque j’te préviens, comme boss, il est très exigeant, le Sauveur.
– Mais patron, y’a quand même un détail qui cloche. Si j’pars, qui va cuisiner ici ? À moins
qu’vous avez déjà trouvé à me remplacer…
– Bien entendu. Et tu devines pas qui ? lui dit-il avec un sourire en coin.
– C’est moi, mon amour, jubila Zoé. Ça fait trois jours qu’on complote pour ça, le patron et
moi. Pendant que t’allais faire les courses avec Fifi pour le resto, j’lui ai montré c’que j’sais
faire en cuisine, et ça lui a paru largement suffisant pour ici. Les clients n’y perdraient pas au
change. Alors j’t’en prie, accepte sa proposition. Tu l’mérites bien.
– Ben… J’sais pas quoi dire… Je… oui, oui, j’accepte !! Oh, merci, Patron. Tenez, faut
qu’j’vous embrasse.
Joignant le geste à la parole, elle s’élance vers lui et lui applique deux baisers sonores sur les
joues. Puis, regardant avec reconnaissance Justin, elle lui demande :
– Patron, s’il vous plaît, pour remplacer Zoé au service, engagez cette fois un garçon. Je serai
plus tranquille comme ça.
Enfin, se tournant vers Zoé, elle la prend dans ses bras et la serre contre elle.
– Ma Zoé, ma Chérie, j’t’aimais déjà beaucoup, mais là, maint’nant… J’t’adore, mon amour…
Et pour prouver à sa compagne à quel point elle l’aimait, elle lui offre le plus long et lan-
goureux baiser qu’il est possible de partager sans perdre tout à fait son souffle. Zoé comprit
alors avec certitude que la nuit qui allait suivre risquait d’être inoubliable. Et elle le fut…
oOo
Yasmina, quant à elle, avait tout lieu d’être satisfaite. Christine et elles vivaient une lune
de miel qui semblait ne pas vouloir prendre fin ; pour la première fois de sa vie, si l’on excepte
sa brève aventure avec le père de Nora, elle était amoureuse et aimée en retour. De plus, sa fille
Nora, qu’elle chérissait tendrement, avait elle aussi trouvé le bonheur avec ce brigandeau de
Julien. Que demander de plus, sinon que ça dure, comme aurait sûrement dit Letizia Ramolino1,
la mère de Napoléon ! Cependant, une petite chose la tracassait un peu. Bien que le lien qui les
unissait fût fort, bien que leur amour fût sincère et profond, elle se demandait s’il n’existait pas
un moyen de renforcer encore d’avantage ce lien. Un jour, n’y tenant plus, elle en parla à
Christine.
1
“Pourvou qué ça douré” avait-elle coutume de dire chaque fois que son fiston remportait une bataille.
– Dis-moi, ma chérie. Tu sais qu’à présent le mariage de couples homosexuels est légal. Alors
je me demande si… enfin, si ça te dirait… Chérie, acceptes-tu de devenir ma femme ? dit-elle
sans reprendre son souffle. Mais enfin, si ça ne te dis rien…
Christine baissa les yeux. Son cœur battait la chamade et une rougeur commençait à en-
vahir ses joues. Bien sûr, elle y avait aussi pensé, mais n’osait pas lui poser la question. Cette
fois-ci, c’était Yasmina qui avait pris les devants. Levant sur son amante des yeux où des
larmes commençaient à perler, elle lui répondit :
– Oui, mon amour, de tout mon cœur, oui. Je n’osais pas te le dire, mais j’y pense depuis que la
loi est passée. C’est avec le plus grand bonheur que je deviendrai ta femme.
Quinze jours plus tard, dans la plus grande intimité, Christine n’ayant pas osé inviter ses
parents, qui pour le coup l’auraient reniée, elles furent légalement unies par le maire de leur ar-
rondissement. Les seuls invités étaient Nora et Julien, et bien entendu Juliette et Zoé, qui
avaient des raisons bien particulières de se réjouir de cette union. Elles n’en avaient pas encore
discuté, mais à présent, elles pouvaient envisager de le faire.
oOo
Ursula ne décolérait pas. Que Nora ait réussi là où toutes les filles de la faculté avaient
lamentablement échoué, cela méritait quelque part le respect, même si elle la haïssait de toutes
ses forces pour cette même raison. Mais sa haine s’appliquait également à Julien. Elle, la plus
canon, la plus douée au lit, la plus intelligente, la reine du campus, en somme, comment avait-il
osé la jeter comme un vieux chewing-gum qui a perdu son goût ? S’il devait enfin tomber
amoureux d’une fille, pourquoi ne l’était-il pas d’elle ? Après tout, Nora n’avait rien de plus
qu’elle. Alors pourquoi ? Comme l’avait ressenti Hubert, un puissant désir de vengeance
l’envahit. Elle aussi pesa le pour et le contre.
J’imaginerais bien de délicates tortures à faire à Nora, mais connaissant l’oiseau, ça me
semble assez problématique. Non seulement elle n’a apparemment peur de rien, mais en plus,
c’est elle qui fait peur. Même aux voyous des cités. Si je veux arriver à la coincer, il me fau-
drait des alliés. Et puis, y’a encore Julien. Lui aussi mérite une bonne leçon. Voyons voir…
Tiens, les mecs qu’elle a piégés. J’en trouverai au moins un qui voudra lui aussi se venger. Et
puis… Et puis… Oh, l’idée géniale ! Si on s’en prend à Julien, ça fera sûrement plus de mal à
Nora et ce sera sans doute plus facile, d’autant qu’il est assez mal vu ici. J’suis sûre que per-
sonne ne le plaindrait. Bon, il me reste plus qu’à trouver l’oiseau rare, et en avant la musique !
Pour ce faire, ses parents étant aisés et lui versant une confortable pension pour ses
études, elle loua les services d’un détective privé. Il n’eut pas trop de mal à identifier les mal-
heureux dont Nora s’était “occupée” et lui remit assez vite son rapport. La liste ne comportait
en fait qu’une dizaine de noms, avec les dates de leurs mésaventures. De fait, c’était relative-
ment peu en près de quatre ans. Elle eut vite fait de repérer les deux derniers en date, que par
coïncidence, elle connaissait, l’un, parce que c’était un ami de son frère aîné, l’autre, parce que
sa cocasse mésaventure était connue de toute la ville et l’avait beaucoup amusée. Elle avait
même admiré Nora pour avoir fait ce qu’elle-même n’aurait jamais osé.
Ben ça alors ! Lui aussi, il s’est fait avoir ? J’aurais jamais cru qu’il serait si naïf. C’est vrai
qu’il est pas très futé et d’une timidité maladive. Chaque fois qu’il me voyait à la maison en
petite tenue, il rougissait affreusement. J’suis sûre qu’il était encore puceau quand il s’est fait
piéger par cette garce. Quand à l’autre, aucun problème pour retrouver sa trace. Bon, la cause
est entendue. Ils seront parfaits dans le rôle d’adjoints de vengeance. Reste plus qu’à les con-
vaincre, mais ça sera pas trop difficile. À nous deux, cher Hubert… Pour Alain, ce sera un peu
plus tard.
Bien sûr, elle ne se doutait pas à quel point ce serait facile de les enrôler dans sa brigade !
oOo
Celui qui a dit : “Le ridicule tue.” aurait dû être le premier à en mourir. Fort heureuse-
ment, le ridicule ne tue pas ; si c’était vrai, il n’y aurait plus grand monde sur Terre, voire plus
personne ! Aussi, Alain survécut et après avoir été méchamment ridiculisé par Nora, il fut con-
nu dans la ville comme le loup blanc, sa mésaventure en ayant fait le tour plus vite qu’une trai-
née de poudre enflammée. C’est pourquoi, plus aucune fille, aussi stupide fût-elle, ne pouvait le
voir sans éclater de rire. Sa carrière de petit Dom Juan des bas quartiers était donc bel et bien
finie. De plus, ses parents, de braves et honnêtes gens, mais de revenus modestes, fatigués
d’entretenir ce bon à rien qui vivait sans le moindre remords à leurs crochets, décidèrent de lui
couper les vivres afin qu’il soit obligé d’apprendre à se débrouiller par lui-même. Ne trouvant
plus de partenaires pour meubler ses soirées et ses nuits, et étant le plus souvent à court
d’argent, il dut entamer une carrière peu ragoûtante de gigolo, la seule chose qu’il était encore
capable de faire. L’effort d’imagination qu’il devait fournir pour remplir son office l’épuisait
nerveusement. Aussi, il ne se “vendait” avec parcimonie que lorsque le besoin d’argent se fai-
sait cruellement sentir.
Cette situation peu enviable le poussa lui aussi à vouloir se venger. Mais contrairement à
Julien, qui lors de sa solitude forcée avait su se remettre en question, Alain, lui, en fut parfaite-
ment incapable. Tout ce qui lui arrivait ne pouvait être que la faute des autres, certainement pas
la sienne !
Cette fille de pute de Nora… Ah, on peut dire qu’elle m’a bien baisé, celle-là. Le pire, c’est que
j’me souviens même pas de l’avoir tringlée y’a quatre ans. M’enfin, c’était pas une raison pour
me faire ça ! Et puis si elle l’avait fait avec moi à l’époque, c’est qu’elle l’avait bien voulu,
non ? J’ai jamais forcé une fille à baiser. Et son putain d’mec, comment qu’il m’a méprisé ! Me
traiter de “pourriture”, il s’est bien regardé, non mais ! Dire qu’à cause d’elle, j’me tape plus
qu’des vioques. Et j’te dis pas comme c’est dégueu, parfois. À gerber, carrément. Mais ça va
pas s’passer comme ça, faut qu’elle paye. Des larmes de sang, j’vais lui faire pisser. M’en dira
des nouvelles, après, la garce.
Bien sûr, sa réflexion n’alla pas plus loin. Comme l’avait dit Nora : « Rien dans le citron
et tout dans le calcif ». Son intention de vengeance restait à l’état larvaire, étant donné qu’il
était incapable de mettre au point un plan qui tienne la route. Mais le destin allait lui fournir une
aide inattendue.
À mille lieues de se douter des sombres nuages qui envahissaient peu à peu le ciel lim-
pide et pur de leur vie, Nora et Julien continuaient à en goûter les délicieux fruits. Elle avait en-
fin compris, pour le ressentir au plus profond de son être, ce que lui avait dit un jour Juliette :
« L’amour, ce n’est pas uniquement du sexe… »
Une tuerie !
Juliette hésitait. Cette porte… Derrière elle se trouvait son coin de paradis, mais… peut-
être cela pourrait-il devenir son enfer ? Elle allait sous peu pénétrer dans le temple de la gastro-
nomie et se trouverait en présence de son grand prêtre : le chef Sauveur Nouriac. C’est la gorge
nouée et le cœur battant la chamade qu’elle posa la main sur la poignée. Elle s’était réveillée
très tôt ce matin-là après la nuit torride qu’elle avait passée avec Zoe, pour la remercier de ce
qu’elle faisait pour elle. À présent, devant cette porte, elle commençait à douter d’elle-même.
Certes, pour un restauroute, elle était plus que qualifiée, mais en serait-il de même pour un res-
taurant gastronomique aussi réputé que “La Chanterelle” ? Mais elle avait promis au patron de
tenter sa chance, alors il n’y avait plus à hésiter.
Courage, ma Juju. Y va tout’d’même pas te bouffer. Mais j’ai vraiment le trouillomètre à zéro.
Et si je faisais pas l’affaire ? J’adore la cuisine, mais seulement en amatrice. L’est bien gentil
le patron, mais y me surestime sûrement. J’ai jamais joué dans la cour des grands, et là, c’est
du lourd ! Mais après tout, qu’est-ce que j’risque ? Me ridiculiser, ne pas être embauchée ?
J’en mourrais pas, et puis, le boss m’a pas fermé la porte. Il a promis d’me reprendre si ça col-
lait pas ici. Allez, ma grande, lance-toi !
Sur ces fortes pensées, elle eut le courage d’actionner le pêne, ouvrit la porte de service et péné-
tra dans la cuisine du plus renommé des restaurants de la ville. Ce qui la frappa dès l’abord,
c’était l’ambiance des lieux. Tout était ordonné, irréprochable et efficace. Les commandes de
l’“aboyeur”1 étaient claires et nettes. Aucune confusion n’était possible. Le second remplissait
son rôle à la perfection, attribuant à chacun ce qu’il devait préparer en fonction de sa spécialité.
La cuisine était une véritable ruche et de partout fusaient les réponses attendues : “Oui, Chef !”.
Juliette n’en revenait pas. Tout fonctionnait comme une mécanique bien huilée. Aucune fausse
note, pas un geste inutile, pas une parole de trop. Il est vrai qu’il y avait intérêt à ce que ça
tourne rond, surtout durant les “coups de feu”.
1 Personne, le chef cuisinier ou le second, qui annonce les plats commandés.
Puis le matériel. Tout était flambant neuf, d’une propreté quasi-chirurgicale, d’un usage
aisé et efficace. Pas étonnant que ce restaurant ait gagné ses trois étoiles. Le fumet des plats qui
se préparaient et ce qu’elle venait d’observer lui montraient que sans aucun doute, elles étaient
amplement méritées. Un long frisson lui parcourut tout le corps et une grande chaleur
l’envahit. Elle devait, non, elle allait faire l’affaire. Il n’y avait plus aucun doute dans son es-
prit : elle venait d’entrer au paradis. C’est alors qu’elle aperçut le chef, qui l’observait avec
amusement depuis qu’elle avait pénétré dans la salle. Sauveur était aussi grand et mince que
son ami Justin était court et plutôt bien enrobé. Un visage taillé à la serpe, des cheveux blancs
argentés et un air sévère qui impressionnait toujours ses interlocuteurs, quels qu’ils fussent.
– Bienvenue dans mon antre, Juliette. Justin n’a pas menti, vous êtes bien mignonne. Me per-
mettez-vous de vous tutoyer ? Je pense être assez âgé pour pouvoir me le permettre.
– Bien sûr, Mons… heu… Chef. J’en serais même très honorée, dit-elle avec une voix légère-
ment tremblotante, tant elle était impressionnée.
– Bien. Mon vieil ami ne tarit pas d’éloges sur toi, et je veux bien le croire, mais tu ne m’en
voudras pas de vouloir en juger par moi-même, n’est-ce pas ?
Juliette comprenait très bien cela. Elle avait également passé avec Justin une sorte
d’“examen d’entrée”, qu’elle avait d’ailleurs brillamment réussi. Mais là, ce ne serait plus la
même histoire. Il allait lui falloir se surpasser pour arriver à convaincre un examinateur aussi
sévère, exigeant et surtout doué que l’était sans aucun doute Sauveur.
– Bien au contraire, Chef. Je ne demande qu’à vous montrer de quoi je suis capable, s’enhardit-
elle à répondre, le cœur battant la chamade.
– Eh bien, je te laisse le choix du plat à me préparer. Tu peux utiliser tout le matériel libre de la
cuisine et choisir tes ingrédients dans le garde-manger qui se trouve juste derrière toi. J’attends
seulement que tu me prépares quelque chose qui me donne envie de le manger et, bien sûr, qui
soit exceptionnel au goût. En somme, j’attends que tu me surprennes. Allez, au travail pendant
que je rappelle à l’ordre mes commis qui ralentissent la cadence et papillonnent autour de toi
pour pouvoir t’admirer !
En effet, l’arrivée de Juliette avait fait sensation. La brigade n’était composée que
d’hommes, et la présence d’une jeune fille aussi agréable à regarder était rafraîchissante. En
particulier, Gaston, le chef en second, ne pouvait détacher son regard d’elle.
Une fois le chef parti pour houspiller les flâneurs, Juliette prit quelques minutes pour réfléchir
au plat qu’elle allait préparer. Si elle manquait encore d’expérience, elle possédait plutôt bien
les bases essentielles de la cuisine et surtout elle savait faire preuve d’une grande imagination.
Elle opta pour un grand classique de la cuisine française : le gratin dauphinois. Bien sûr, il
n’était pas question de le cuisiner de façon traditionnelle, car où serait la surprise ? Elle allait en
donner son interprétation personnelle2, jouant sur les différentes textures, les différentes saveurs
et y introduisant, à l’aide de certaines épices, une légère touche orientale, comme le lui avait
appris Yasmina. Une fois le plat terminé, on eut été bien en peine de l’identifier, tant son aspect
avait été modifié. Mais Juliette avait bien pris garde d’en conserver le goût, enrichi par certains
ajouts dont elle avait le secret. Elle alla donc avertir Sauveur, qui s’était écarté pour ne pas la
gêner dans sa préparation, que le moment de la dégustation était arrivé. Lorsqu’elle lui annonça
le nom du mets qu’elle avait cuisiné, il n’en crut pas ses yeux. Mais la finesse de son odorat lui
confirma qu’il s’agissait bien de cela. Certes, le dressage de l’assiette manquait un peu
d’élégance et de personnalité, mais cela pouvait aisément être amélioré.
2 D’aucuns emploieraient les termes “déstructurer” et “revisiter”, mais je préfère rester simple !
– Là, je dois avouer que le visuel est assez surprenant. Maintenant, voyons si le goût est à la
hauteur de ce que je vois dans l’assiette.
Il s’assit pour pouvoir mieux apprécier sa dégustation. Juliette se tenait un peu à distance,
les genoux tremblants et le souffle court, en attente du verdict du Chef. Dès la première bou-
chée, il émit un long sifflement. Mais était-ce bon signe ? Le cœur de Juliette s’accéléra encore.
L’attente devenait insupportable. Enfin, le Chef posa la fourchette. Elle constata alors qu’il
avait complètement terminé l’assiette. Et ça, c’était vraiment de bon augure.
– Tu sais quoi ? C’était une “tuerie” ! J’ai rarement dégusté quelque chose d’aussi fin et déli-
cieux, avec cette petite pointe d’exotisme apportée par l’assaisonnement. Tu as réalisé un par-
fait équilibre tant des saveurs que des textures. Un vrai petit chef-d’œuvre. Avec quelques mo-
difications mineures, c’est un plat que je pourrais aisément mettre sur ma carte. Félicitation,
Juliette. Tu as réussi ton entrée haut la main.
Juliette rougit de bonheur et de fierté. Les compliments du Chef la touchaient profondé-
ment et la confortaient dans sa vocation : elle était bien faite pour la cuisine. Toute appréhen-
sion l’avait quittée et elle venait de gagner son coin de paradis. Mais le Chef n’avait pas fini :
– Ceci étant, tu as conscience que tu as encore pas mal de progrès à faire, notamment en ce qui
concerne le dressage. Mais je suis bien certain que tu vas vite y parvenir. Aujourd’hui, je vais te
faire visiter toutes nos installations afin que tu t’y habitues, et dès demain, je t’affecterai à ton
premier poste. Tu en changeras chaque semaine jusqu’à ce que tu les aies tous essayés.
J’observerai ton travail et à la fin, je t’attribuerai celui qui t’ira le mieux. Cela te convient-il
ainsi ?
– Tout à fait, Chef. Je serai fière et heureuse d’appartenir à votre brigade. Je vous en suis infi-
niment reconnaissante.
– Ne sois pas si modeste, car je perçois en toi un réel talent. Je suis certain qu’un jour, tu seras
toi aussi un grand chef.
Pour un peu, elle lui aurait sauté au cou pour l’embrasser, mais elle se retint car cette atti-
tude aurait été incongrue étant donné qu’ils venaient à peine de faire connaissance.
oOo
Ursula avait décidé de commencer par Hubert. Cela ne lui serait pas difficile, car elle sa-
vait pertinemment ce qu’il éprouvait pour elle. La plupart du temps, lorsqu’il venait voir son
frère aîné, il ne manquait jamais de tenter de la regarder, plus ou moins dissimulé derrière l’un
des nombreux arbres de son immense jardin. Bien sûr, Ursula s’en était aperçu et le voir, du
coin de l’œil, rougir et haleter, la langue pendante et les yeux exorbités, était un spectacle dont
elle ne se lassait jamais. Aussi faisait-elle exprès de prendre, bien en évidence dans le jardin,
des bains de soleil, vêtue, si l’on peut dire, en tout et pour tout d’un minuscule string, à peine
plus grand qu’un timbre poste. On imagine sans peine dans quel état devait se trouver le pauvre
Hubert à la vue du corps splendide et quasiment nu d’Ursula. Il repartait de chez elle ébloui du
spectacle, frustré de ne devoir se contenter que de cela et si excité qu’il devait se soulager dès
son retour chez lui.
Un après-midi, Ursula se rendit donc à la Faculté de Lettres où étudiaient Hubert mais
aussi Nora. Elle prit bien garde d’éviter d’être vue par cette dernière et, ayant trouvé son futur
acolyte, elle l’invita à venir prendre un verre avec elle dans le bar le plus proche, celui-là même
où Nora avait piégé l’infortuné et stupide garçon. Une fois installés et servis, elle attaqua le
jeune homme de front :
– Dis-moi, mon Bébert, j’ai appris ce que t’avait fait Nora. Ça te dirait qu’on fasse quelque
chose ensemble ?
En imaginant ce qu’ils pourraient “faire ensemble”, il se mit à rougir violemment et un
petit filet de base s’écoula de la commissure de ses lèvres. Ce que voyant, Ursula comprit ce à
quoi il pensait et décida de dissiper sans tarder le quiproquo.
– T’excite pas, Bonhomme. C’est pas du tout de ça qu’il est question. Ça n’arrivera jamais,
même pas dans tes rêves ! Non, je pensais que tu voudrais peut-être te venger d’elle, après ce
qu’elle t’a fait subir, n’est-ce pas ?
– C’est rien d’le dire, répondit-il avec hargne. Mais j’sais pas trop comment faire. C’est qu’elle
est coriace, la gamine, et elle sera sûrement difficile à coincer. Mais dis-moi, quel serait ton in-
térêt la dedans ?
Ursula soupira profondément. Le souvenir de ses parties de jambe en l’air avec Julien la
taraudait douloureusement. Le partager avec d’autres filles lui était déjà pénible, mais le perdre
tout à fait au profit d’une seule lui était intolérable.
– Mon intérêt ? Elle m’a “volé” Julien, et ça, c’est impardonnable. Mais j’suis d’accord avec
toi. L’attaquer de front est trop risqué. Aussi, on pourrait y arriver par la bande3. Tu vois c’que
j’veux dire ?
– Tout à fait, dit Hubert avec un clin d’œil complice. D’ailleurs, j’y avais aussi pensé. Flanquer
une bonne rouste à son mec la fera sûrement plus souffrir que si elle la recevait elle-même. De
toute façon, lui aussi mérite d’être puni, le traitre !
– Bien, c’est parfait, tout ça, conclut Ursula avec satisfaction. Je vois qu’on est sur la même
longueur d’onde. Je vais réfléchir à un plan d’attaque et je te tiendrai au courant.
Après avoir échangé leurs numéros de portable, ils se séparèrent, aussi satisfaits l’un que
l’autre de leur future alliance.
Et d’un, exulta Ursula. À l’autre maintenant.
3 Les amateurs de billard comprendront. Sinon, Ça peut se comprendre par “de façon indirecte”.
oOo
Tandis que s’ourdissaient ces noirs complots, Nora vivait avec Julien un véritable rêve.
Outre leur accord physique, qui était parfait, ils s’étaient découvert des points communs : entre
autres choses, le même sens de l’esthétique, la même curiosité intellectuelle, quoique dans des
domaines différents et le même sens de l’humour un peu décalé. Que demander de plus ? Mais
elle commençait à trouver que c’était un peu trop beau, et une sourde inquiétude lui serrait par-
fois le cœur. Bien sûr, elle n’en toucha mot à Julien, pensant qu’il était inutile de s’en faire tant
pour ce qui n’était sans doute que le fruit de son imagination.
Pour se rendre à la faculté de Sciences, assez peu éloignée de la cité, Julien n’avait qu’à
traverser à pieds le petit parc, celui-là même où il s’était “réconcilié” avec Nora et où Yasmina
avait rencontré Juliette. Par contre, la Faculté de Lettres se trouvait en plein centre-ville, et les
premiers temps, elle devait prendre le bus pour y aller. En plus de la fatigue des cours, elle de-
vait attendre parfois plus d’une heure l’arrivée du bus de retour et elle arrivait chez elle complè-
tement épuisée. Aussi, elle prit des cours de conduite et dès qu’elle eut l’âge légal, elle passa
son permis qu’elle obtint du premier coup. Julien put alors lui prêter sa voiture afin qu’elle ne
soit plus tributaire des transports en commun. Qui aurait pu deviner que ces arrangements, qui
leur facilitaient grandement les choses, auraient des conséquences aussi funestes ? En fait,
l’inquiétude que ressentait parfois Nora était quelque peu prémonitoire, mais elle préféra ne pas
en tenir compte, car elle avait quelque chose à annoncer à Julien : une nouvelle vie était en train
de germer en elle.
oOo
La première partie de son plan étant réalisée, Ursula s’attaqua à la seconde, à savoir enrô-
ler Alain. Le problème était de lui mettre la main dessus. Il n’était plus scolarisé, n’habitait plus
chez ses parents et ne fréquentait que très rarement à présent les cafés où il choisissait jadis les
malheureuses potiches qu’il se proposait de séduire. Fini tout cela. En un seul coup, Nora avait
fait s’écrouler son fragile château de cartes. Ursula mit donc à nouveau à contribution son dé-
tective privé, qui ne tarda pas à lui apprendre où et à quel moment elle pourrait le rencontrer.
Chaque fois qu’Alain était obligé de remplir son office de gigolo auprès de ses maîtresses d’âge
bi-canonique4, il ressentait l’impérieux besoin, une fois son pénible devoir accompli, d’évacuer
son dégoût et sa rancœur dans des jeux vidéo d’une rare violence. C’est là qu’Ursula le trouva.
La salle était pleine et bruyante à souhait. De forme oblongue, elle contenait deux rangées de
machines le long des murs qui se faisaient face. Au fond, un petit comptoir proposait les DVD
des derniers jeux à la mode. Elle n’eut aucun mal à identifier Alain, son détective lui en ayant
donné une description détaillée assortie d’une photo prise avec son portable. S’approchant de
lui, elle lui dit :
– Salut, mec. C’est tes vieilles mal baisées que tu massacres là ? Laisse tomber. Suis-moi, j’ai
une proposition à te faire.
4 Âge canonique signifie environ quarante ans. Donc ici quatre-vingts ans ou plus.
Complètement obnubilé par son jeu, Alain leva sur elle des yeux hagards. Puis il réalisa
qui lui avait parlé : une fille, jeune et superbe. La roue allait-elle enfin tourner ? Allait-il pou-
voir, à nouveau, satisfaire ses besoins libidineux avec de la chair fraîche et non avariée et en
semi-décomposition ? Il lui fit le plus enjôleur de ses sourires et s’apprêtait à lui servir son nu-
méro de charme habituel lorsqu’elle lui coupa l’herbe sous les pieds.
– Doucement, mec. Inutile de me sortir ton baratin minable. J’suis pas là pour ça. Je suppose
que tu te souviens de Nora, tu sais, celle qui…
– Aaah ! Me parle pas d’cette poufiasse ! Elle m’a complètement cassé la baraque alors que
j’lui avais rien fait. Si j’pouvais la coincer quequ’part…
– Si j’comprends bien, tu s’rais pas contre une p’tite vengeance pépère, n’est-ce pas ?
– Et plutôt deux fois qu’une ! Alors, qu’est-ce t’attends d’moi ? Vas-y, accouche.
Elle emmena Alain à la cafétéria la plus proche où elle lui paya un solide en-cas. Puis,
comme elle l’avait fait avec Hubert, elle lui exposa son plan : donner une sévère correction à
Julien de façon à faire encore d’avantage souffrir Nora. Alain applaudit des deux mains. Il
n’avait pas digéré la façon méprisante avec laquelle celui-ci l’avait encore plus rabaissé. S’il en
voulait à Nora, qu’il jugeait responsable de son humiliante situation actuelle, il en voulait tout
autant à Julien. C’est donc sans réserve qu’il accepta la proposition d’Ursula.
Sa brigade commençait à prendre forme. Mais un détail la chiffonnait un peu. Ni Hubert,
ni Alain ne seraient de taille à maîtriser Julien, même en jouant sur l’effet de surprise. En effet,
ce dernier était un athlète accompli et n’aurait aucune peine à s’en défaire. Il faudrait donc un
renfort supplémentaire. C’est alors qu’elle se souvint du Balafré et de ses deux esclaves. Si elle
y mettait le prix, vu qu’il ne s’agissait pas de s’en prendre directement à Nora, il accepterait
sûrement le marché.
Elle retourna donc à la cité où elle n’eut aucune peine à retrouver le Balafré, qui à son
habitude lézardait au soleil tandis que ses esclaves l’éventaient pour le rafraîchir. Ignorant qu’il
s’agissait de Julien, qu’il connaissait pour l’avoir vu plusieurs fois en compagnie de Nora, il
accepta volontiers ce petit “travail” généreusement rétribué. Ses esclaves, par contre, n’étaient
pas trop chauds. Se mêler de ces histoires de “bourges” ne les inspirait pas trop. Aussi décidè-
rent-ils de déclarer forfait. Le Balafré leur accorda ce congé, d’autant plus volontiers qu’ainsi il
n’aurait pas à partager le pactole avec eux.
Bon, j’aurais préféré qu’ils soient cinq, pensa Ursula avec une pointe de regret. Mais bon, avec
le chef et les deux autres abrutis, ça devrait faire l’affaire. Reste plus qu’à mitonner un plan
aux petits oignons !
Le glas de la vengeance allait bientôt sonner…
Préparatifs
Pour mettre au point son plan d’attaque, Ursula espionna Julien plusieurs jours de
suite. Choisir d’abord l’endroit du guet-apens. La cité et la Faculté de Science se trouvaient
toutes deux en bordure de l’avenue Saint Sulpice, laquelle en sortant de la ville rejoignait, après
le groupe de cités, la route nationale, celle-là même où se trouvait le restauroute de Justin Bon-
net. L’avenue faisait, à partir de la cité et en direction du centre-ville, une très large courbe puis
s’étendait quasiment rectiligne. Lorsque Julien se rendait à la faculté le matin, il empruntait
l’avenue qu’il parcourait en petites foulées, un jogging d’environ cinq kilomètres propre à le
maintenir en forme. Une bien agréable façon pour lui de commencer sa journée. L’avenue, bien
éclairée de nuit et assez fréquentée à toute heure, ne convenait donc pas.
Le soir, par contre, pressé de retrouver sa douce et tendre maîtresse lorsqu’elle rentrait
avant lui, il prenait le raccourci du parc. Celui-ci possédait deux entrées : la principale, donnant
directement sur l’avenue et une secondaire, plus petite et bien moins souvent utilisée – et pour
cause, car elle débouchait directement dans la cité. À peine deux cents mètres séparaient ces
deux accès, ce qui réduisait considérablement la distance entre la cité et la faculté. L’entrée
principale débouchait sur un vaste espace dégagé muni de bancs et de divers jeux pour enfants,
tels que toboggans, balançoires, tourniquets…etc. Suivait un petit coin boisé traversé par un
sentier sinueux à souhait, véritable aubaine pour les amoureux en quête d’intimité pour leurs
ébats. C’est là qu’Ursula trouva son bonheur : une section parfaitement invisible tant en amont
qu’en aval.
Impeccable ! C’est l’idéal pour lui tendre notre embuscade. Hubert et Alain pourront lui im-
mobiliser bras et jambes tandis que le Balafré lui infligera la correction qu’il mérite. Parfait,
maintenant, il faut choisir le bon moment.
Et là était le principal problème. En effet, lorsqu’elle arrivait suffisamment tôt, Nora se
rendait dans le parc pour y attendre son Julien. De vrais “inséparables”, ces deux-là, ce qui ne
faisait pas l’affaire d’Ursula. L’idéal serait donc que Nora soit retenue à la Faculté de Lettres
sans que Julien ne le sache. Il prendrait alors le raccourci, mais ne serait pas attendu par elle.
Je vais demander à ce corniaud d’Hubert de s’en charger. À lui de se débrouiller pour qu’elle
ait au moins une heure de retard. J’vais quand même pas me taper tout l’boulot, non mais !
Faudrait qu’ils y mettent un peu du leur, les mecs.
Ursula pensait avoir tout prévu. Si par extraordinaire Nora apprenait qui avait “tabassé”
Julien, elle s’en prendrait à celui qu’elle penserait être l’unique responsable, donc le Balafré.
Aussi décida-t-elle de lui montrer à quel endroit et sur qui se ferait l’agression. Erreur fatale !
Lorsqu’il vit Julien et Nora, se tenant tendrement par la main, passer sur le petit sentier, il eut
un haut le cœur et commença à transpirer comme un bœuf. Point besoin de lui faire un dessin :
la future victime n’était autre que l’amant de Nora
– Hé, tu m’avais pas dit que c’est l’mec de Nora que j’devais massacrer ! Alors là, pas
d’accord, mais pas d’accord du tout.
– Qu’est-ce que ça change ? Elle n’a aucune chance de savoir que c’est toi. Et puis, un “deal”
est un “deal”, non ?
– Aucune chance ? Tu plaisantes, là, ou alors tu la connais mal. Si elle l’apprend, et elle
l’apprendra sûrement, elle va m’tuer. Et ça, c’est dans l’meilleur des scénarios. Mes burnes sont
bien placées pour savoir de quoi elle est capable. Alors, désolé, mais j’reprends mes billes.
Ciao, gamine. J’irai porter des fleurs sur ta tombe, promis.
Ursula n’avait pas pensé à ce détail. Elle savait pourtant à quel point le Balafré avait peur
de Nora. Son plan risquait d’être gravement compromis. Mais elle ne comptait pas abandonner
pour autant.
Voyons-voir. Julien connaît aussi bien Hubert qu’Alain. Ils devront donc porter une cagoule.
Pour le maîtriser, en l’absence de l’autre pétochard, il faudrait d’abord l’assommer par der-
rière avec une petite matraque en plastique dur, ça se trouve assez facilement. Une fois qu’il
sera plus ou moins dans les vaps, le reste sera facile. Bon, ça devrait marcher comme ça.
Tout étant réglé, elle fit part de son plan à ses complices. Il ne restait plus qu’à attendre le
jour “J”.
oOo
Cela faisait à présent un mois que Juliette avait pénétré dans la cuisine du fameux restau-
rant “La Chanterelle”. Comme l’avait décidé le Chef, elle avait tourné sur tous les postes de la
brigade. Mais au lieu d’y rester une semaine, comme prévu, elle n’y demeura au plus que trois
jours. Sauveur, qui l’observait attentivement la déplaçait chaque fois qu’il la jugeait parfaite-
ment au point. Et cela arrivait beaucoup plus vite qu’il ne l’avait supposé.
Périodiquement, il recevait son ami Justin à dîner. Ce dernier, qui n’avait plus revu Ju-
liette depuis son départ, fut heureux d’avoir de ses nouvelles et surtout de savoir comment elle
se débrouillait.
– Alors, qu’est-ce tu penses de ma petite Juliette ? Plutôt douée, non ? s’enquit-il auprès de son
ami.
– Ce n’est rien de le dire. Il faut le voir pour le croire. Elle apprend à une vitesse incroyable. Il
suffit de lui montrer les choses une seule fois et c’est aussitôt enregistré. Pour voir jusqu’où elle
pouvait aller, je lui ai demandé une fois de reproduire à l’identique un plat que j’avais préparé
devant elle. Et bien, tu ne vas peut-être pas me croire, mais quand je suis revenu pour voir son
travail, j’ai été incapable de savoir lequel était de moi et lequel était d’elle. Même visuel, même
dressage, même fumet et même goût.
– En somme, une surdouée de la cuisine ! Je savais bien qu’elle gâchait son talent dans mon
boui-boui. Je suis bien content pour elle.
– Surdouée, c’est certain. Je ne lui donne pas un an avant qu’elle atteigne le niveau de Gaston,
mon second. Et en plus d’être une excellente cuisinière, elle est également une pâtissière hors
pair, ce qui est rarissime chez les cuisiniers. D’ailleurs, je songe sérieusement à la nommer
bientôt chef de partie1, l’un de ces postes allant bientôt être libéré. Elle ne peut pas rester simple
“cuistot” plus longtemps, ce serait du gâchis ! Bien sûr, cela risque de mécontenter certains cui-
siniers qui visaient la place, mais aucun n’est aussi talentueux qu’elle.
– Alors là, tu pouvais pas me faire plus plaisir. Je l’aime comme si elle était ma fille, tu sais, et
je suis follement fier d’elle.
– Au fait, elle m’a confié que sa petite amie Zoé était elle aussi une fine cuisinière. Tu ne crois
pas qu’on pourrait…
Justin sursauta. Lui prendre aussi Zoé ? Mais à quoi pensait-il ? Il en avait bien trop be-
soin, tant sa cuisine était fameuse et appréciée.
– Ah non, pas question ! J’peux pas m’permettre de perdre une aussi bonne cuisinière. Depuis
qu’elle a remplacé Juliette, mon resto n’désemplit pas et certains routiers font même un détour
pour manger chez moi. Pour mon resto, elle est au moins aussi bonne que l’était Juliette. Alors
désolé, mais j’la garde !
– Du calme, Justin. Ce que j’en disais, c’était juste pour plaisanter. D’ailleurs, j’ai une surprise
pour toi : le repas qu’on va déguster ce soir, c’est Juliette qui le prépare et qui va le servir.
Quand elle a appris que tu venais, elle a tant insisté pour le faire que j’ai dû céder.
1 Cuisinier confirmé ayant une responsabilité précise au sein d'une cuisine (Sauces, viandes, poissons, pâtisse-
rie…etc)
Puis, se tournant vers la porte de la cuisine :
– Tu peux rentrer, Juliette. Il y a quelqu’un qui est très désireux de te revoir, dit-il avec un large
sourire.
Juliette pénétra dans la salle du restaurant, à présent vide de clients, le cœur battant plus
vite et une légère rougeur aux joues. Sans même y réfléchir, elle sauta au coup de Justin et
l’embrassa sur les joues.
– Ah, Patron, j’suis si heureuse de vous revoir, si vous saviez ! dit-elle avec chaleur.
– Moi aussi. Tu m’as beaucoup manqué. Mais je suis bien certain que t’es plus heureuse ici,
c’pas ? Alors, qu’est-ce tu nous as préparé de bon ?
– Ah ça, c’est une surprise. Vous m’en direz des nouvelles. Bien, je finis l’entrée et je vous
l’amène.
Le repas2 qu’elle avait cuisiné était tout simplement incroyable. Elle avait choisi des plats
que son ancien patron aimait particulièrement, mais elle y avait mis sa touche personnelle, tant
pour le visuel que pour le goût. L’ensemble était fin, délicat et diaboliquement bon, et elle avait
su garder une certaine cohérence de l’entrée jusqu’au dessert. En somme, un véritable menu
trois étoile, même si les plats qu’elle avait “sublimés” étaient des grands classiques de la cuisine
française.
– Alors, Justin, qu’est-ce que tu en dis ? Remarquable, n’est-ce pas. Au début, elle avait
quelques lacunes en technique culinaire, mais elle vient de me prouver qu’elle les a largement
comblées. Félicitation, Juliette, c’était fabuleux.
De son côté, Justin en était resté bouche bée. Il avait bien sûr reconnu au goût des mets
qu’il aimait beaucoup et que Juliette lui avait déjà préparés lorsqu’elle travaillait chez lui. Mais
il avait été surpris par leur présentation dans l’assiette. C’était dressé avec beaucoup de délica-
tesse et d’élégance. On sentait bien qu’elle y avait mis, en plus de son talent, beaucoup
d’amour.
– Je ne sais vraiment pas quoi dire, ma Juliette. C’était… C’était… Ouf, tu m’as bluffé, là.
T’imagines pas à quel point je suis fier de toi. C’était déjà fameux lorsque tu le faisais chez
moi, mais là, c’était… magique. Y’a pas d’autres mots, dit Justin avec une évidente émotion
dans la voix.
2 Désolé de ne pas préciser le menu, mais la cuisine est si vaste et si variée que je n’ai pas su quoi choisir.
Juliette ne savait plus où se mettre. Tant de compliments la transportaient de joie et de
fierté. À présent, il n’y avait plus aucun doute : la cuisine était véritablement sa vocation. Une
fois le repas terminé, Justin insista pour raccompagner Juliette chez elle. Lorsqu’elle entra dans
l’appartenant, Zoé lui sauta au coup et l’embrassa longuement avec passion.
– Alors, raconte, ma chérie. Comment ça s’est passé ? Allez, je meurs de curiosité !
– Eh ben… J’leur ai préparé le menu que l’Patron aimait beaucoup. Et, ma foi, ils ont eu l’air
d’apprécier.
– Arrête ! Tu veux dire qu’ils ont adoré, c’pas ?
– C’est vrai, j’avoue. Et si t’avais entendu les compliments qu’ils m’ont faits après… J’en suis
encore toute retournée.
Juliette redevint soudain sérieuse. Si elle était à présent sûre de sa vocation, une autre
certitude s’était imposée à elle : elle était véritablement amoureuse de Zoé, et désirait à présent
concrétiser cet amour. Elle prit le visage de son amante entre ses mains, la regarda droit dans
les yeux et lui dit :
– Zoé, mon amour, j’ai longtemps hésité, mais maintenant j’en suis sûre. Chérie, acceptes-tu de
devenir ma femme ? Officiellement, je veux dire.
Elle vit avec surprise deux larmes couler sur les joues de son aimée. Puis, la serrant plus
fort contre elle, elle sentit son cœur battre la chamade. Le silence de celle-ci lui fit craindre un
moment qu’elle allait refuser. En fait, Zoé attendait de pouvoir reprendre son souffle, tant
l’émotion avait été forte. Puis, levant la tête vers celle qu’elle avait aimée dès le premier regard,
elle répondit :
– Oui, Chérie. Oh oui, j’en serai plus qu’heureuse. J’y pensais depuis le mariage de Yasmina et
Christine, mais je n’osais pas t’en parler. Je suis si heureuse…
Puis, posant son visage sur les doux seins de Juliette, elle lui dit tendrement :
– Et si on allait se coucher maintenant. Il commence à se faire tard.
La nuit qui suivit fut inénarrable, aussi ne sera-t-elle pas contée.
oOo
Pour en avoir la certitude, Nora avait fait une prise de sang, et le résultat de l’analyse était
sans équivoque : elle était bel et bien enceinte. Ce soir-là, en se rendant au parc pour y attendre
Julien, elle avait décidé de lui annoncer la nouvelle. Mais en même temps que la joie de bientôt
donner la vie, une insidieuse crainte lui serrait le cœur. Comment allait-il prendre la chose ?
Accepterait-il avec joie sa prochaine paternité ou préfèrerait-il qu’ils attendent d’être mieux ins-
tallés et financièrement plus indépendants pour songer à faire des enfants ? Elle commençait à
bien le connaître, mais cet aspect-là lui échappait encore, car ils n’en avaient jamais discuté.
Elle y avait souvent pensé, mais n’avait jamais osé aborder la question avec lui.
En fait, pour elle, la question ne se posait même pas : elle garderait l’enfant, quoi qu’il
pût lui en coûter. Après tout, sa mère l’avait élevée seule, et le résultat n’était pas si mauvais.
Renoncer à l’homme de sa vie lui serait sans doute douloureux, mais elle le ferait si cela
s’avérait nécessaire. Toutefois, elle espérait ardemment qu’il serait heureux d’être père. Assise
sur un banc, elle était encore envahie de diverses pensées lorsqu’elle vit Julien passer l’entrée
principale. Dès qu’il l’aperçut, il lui fit un large sourire et courut la rejoindre. Après s’être enla-
cés, embrassés et dit combien chacun avait manqué à l’autre, Nora décida de se lancer.
– Julien, mon chéri, j’ai quelque chose à te dire.
Voyant la tête qu’elle faisait, il commença à s’inquiéter. Quelle nouvelle catastrophe
s’était abattue sur eux ?
– Rien de grave, j’espère, dit-il toutefois avec une pointe d’angoisse.
– Eh ben… Ça dépend de toi, mon amour. Voilà : tu te souviens de la fois où on était si pressé
de faire l’amour que t’y as oublié de te “couvrir” ?
– Oui, j’me souviens qu’ça avait été particulièrement chaud, cette fois-là.
– Tu crois pas si bien dire. Eh ben… l’un de tes p’tits soldats a fait mouche.
– Attends ? J’ose pas comprendre, là. Tu veux dire que…
Pour toute réponse, Nora fit avec les bras le geste de bercer un bébé. On ne pouvait pas
être plus clair et Julien ne put s’y méprendre. Il blêmit d’abord, puis rougit, puis son visage re-
fléta une intense émotion.
– Tu… Tu en es sûre ? Aucun doute possible ?
– C’est c’que dit le résultat d’ma prise de sang. Donc c’est bien officiel.
Julien la prend dans ses bras et la fait tournoyer plusieurs fois en l’air. Cette démonstra-
tion de joie réchauffe le cœur angoissé de Nora et toutes ses craintes s’évanouissent.
– Je suis si heureux, si tu savais ! Alors raconte. C’est pour quand ?
– Si j’ai bien calculé, ça devrait être au mois d’août. Il fera chaud, mais tant pis. Tenir mon en-
fant dans mes bras me fera oublier toutes les souffrances de l’accouchement.
– En août, hein ? C’est super. De cette façon, tu ne rateras aucun cours, puisque ce sera les va-
cances. Et dis-moi, t’as pensé à comment on va l’appeler, notre bout d’chou ?
– Attends un peu ! J’viens à peine d’avoir confirmation d’mon état et on connaît pas encore le
sexe du bébé. Au fait, j’suppose que tu préfèrerais qu’ce soit un garçon, non ?
– Aucune importance. Pourvu qu’il soit en bonne santé, qu’il lui manque rien et qu’il soit aussi
beau et intelligent que sa mère.
– Et en plus, aussi fort et aussi gentil que son père, ajouta-t-elle avec tendresse.
Main dans la main, ils prirent le petit sentier pour rentrer à la cité. En passant, ils
n’avaient pas vu deux ombres qui les observaient, dissimulées derrière un arbre. Tout à leur
bonheur, ils étaient bien loin de se douter de l’orage qui allait s’abattre sur eux.
oOo
Depuis quelques temps, Christine ressentait comme un malaise. Bien que lesbienne, et
heureuse avec Yasmina, elle ressentait au fond d’elle-même le désir impérieux d’avoir un en-
fant. Elle allait avoir vingt ans et ne voulait pas attendre d’être trop âgée pour pouvoir enfanter
sans risque. Mais elle n’osait pas en parler à sa compagne, car après tout, celle-ci avait déjà une
fille et ne serait sans doute pas encline à pouponner de nouveau. Mais c’était sans compter sur
la perspicacité de Yasmina, qui se rendit rapidement compte que quelque chose chagrinait sa
bien-aimée. Elle décida donc de prendre les devants et de tirer les choses au clair.
– Dis-moi, Chérie, je vois bien que quelque chose te turlupine. Tu sais que tu peux tout me dire,
alors raconte, j’t’en prie.
– Et bien… Promets-moi de ne pas te fâcher, d’accord ?
Bien entendu, Yasmina promit. Elle était trop curieuse de savoir ce que Christine avait à lui
dire.
– J’ai envie… J’ai envie d’avoir un enfant. C’est un besoin que je ressens au plus profond de
moi-même. Mais comme tu es déjà mère, je n’osais pas t’en parler. Tu veux bien, dis ?
Yasmina la prend dans ses bras, la serre contre elle et l’embrasse fougueusement. Puis
elle lui dit tout bas, près de son oreille :
– Comment pourrais-je te refuser ce que j’ai moi-même connu et qui m’a donné tant de joies et
de bonheur. Bien sûr que je veux bien. Élever ensemble un enfant ne peut que nous rapprocher
d’avantage. Mais il y a quand-même un petit problème.
– Ah bon, lequel ? répondit Christine avec étonnement et un brin d’inquiétude.
– Et bien, pour ça il nous faut un homme, et je refuse absolument qu’un mec te touche et encore
moins qu’il…
– Mais moi non plus, je n’le veux pas, s’indigna Christine. Mais il y a d’autres moyens, non ?
– Un seul : l’insémination artificielle. Mais outre que c’est encore illégal, il faudrait être sûres
de choisir le bon géniteur. Et personnellement, je n’en vois qu’un.
– Ah, je vois. Tu penses à Julien, sans doute ?
– Bien sûr. Il est beau, bien fait – et j’en parle en connaissance de cause, ayant vu par hasard ses
bijoux de famille – sportif et, ce qui ne gâte rien, très intelligent. Tu n’trouveras pas mieux sur
le marché.
– C’est vrai. Mais, va-t-il accepter de nous donner… euh, comment dire… sa, enfin son…
– Son sperme, n’aie pas peur des mots ! Ça, j’en fais mon affaire. Je demanderai à Nora, elle
acceptera sûrement et le convaincra de nous rendre ce petit service.
Yasmina retourna donc à la cité pour faire à sa fille cette demande assez particulière.
C’est alors qu’elle apprit que cette dernière était enceinte d’environ un mois. La nouvelle la fit
bondir de joie, et la perspective d’être bientôt grand-mère ne la dérangeait en aucune façon.
Ainsi, l’enfant qu’elle aurait avec Christine aurait un grand frère ou une grande sœur. Que de-
mander de plus pour être heureuse ? Ah oui, la “contribution” de Julien, bien sûr. Ce dernier ne
se fit pas prier pour accepter. Il avait beaucoup d’affection pour Yasmina, en qui il voyait
comme une seconde mère et était très heureux de pouvoir l’aider de cette façon à renforcer son
couple.
Avec l’aide d’une sage-femme, amie de longue date de Yasmina, la chose fut faite et
Christine tomba enfin enceinte au premier essai, les “têtards” de Julien ayant facilement remon-
té la trompe de Fallope et l’un d’eux, le petit veinard, s’étant fait reconnaître et accepter par
l’ovule dont Christine avait déterminé la présence grâce à une courbe de température3. Plus au-
cune ombre ne pouvait désormais obscurcir le ciel de leur amour. Tout au moins, jusqu’à ce que
survienne le drame…
3 Pour ceux qui ne connaissent pas, voir : Courbe de température
L’assassinat
Une fois leur décision prise, Juliette et Zoé ne perdirent pas de temps. Ne voulant pas
“singer” les mariages hétérosexuels, elles choisirent de ne porter ni robe blanche de mariée, ni
costume masculin, mais de simples tenues de ville, discrètes et élégantes. La cérémonie devait
se déroula dans la plus stricte intimité en la présence des parents de Zoé, qui, contrairement à
ceux de Juliette, avaient, certes à contrecœur, accepté son homosexualité, de Yasmina et Chris-
tine, et de Nora et Julien. Mais Zoé tint à ce que Rico et Sophie y assistent aussi. Après tout,
c’était et cela resterait le seul homme qu’avait bibliquement connu Juliette, et d’autre part, elle
savait à quel point Nora tenait à lui. Bien entendu, pour rien au monde Justin et Sauveur, leurs
patrons respectifs, n’auraient voulu manquer cela. Après que le Maire les eut officiellement dé-
clarées unies par les liens du mariage et qu’elles eurent reçu les félicitations d’usage, Sauveur
prit la parole :
– Mes amis, je vous invite maintenant à vous rendre au restaurant “La Chanterelle” où nous at-
tend le banquet de noces de nos sympathiques jeunes mariées.
Juliette ne s’y attendait absolument pas. Le Chef, bien entendu, ne lui en avait soufflé
mot, voulant lui en faire la surprise. Elle était à la fois émue d’une telle attention de sa part et
follement heureuse que son banquet ait lieu dans le plus fameux restaurant gastronomique de la
ville. En fait, elle avait demandé à Justin de lui “prêter” son restaurant pour l’occasion, avec
l’intension de préparer elle-même, avec l’aide de Zoé, leur repas de noces. Leurs finances ne
leur permettaient pas d’avantage, de toute façon. Bien sûr Justin, au courant du projet de son
ami, fit mine d’accepter sans réserve sa demande. Il se réjouissait d’avance de la surprise
qu’elle aurait. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, alla embrasser son patron sur les joues
et lui dit :
– Chef, je ne saurais jamais comment vous remercier pour ce que vous faites pour moi.
– Reste telle que tu es : aimable, gentille et modeste, malgré ton immense talent de cuisinière.
Ce sera le meilleur des remerciements. Et puis, considère cela comme mon cadeau de mariage.
Ce sera bien mieux qu’une affreuse lampe de chevet que tu cacherais honteusement dans un
placard, non ?
– C’est vrai, répondit-elle en riant. Mais vous avez rendu ce jour encore plus beau et inou-
bliable qu’il n’est déjà. Merci infiniment, Chef.
Sauveur avait composé en personne le menu et veillé à ce que sa brigade le préparât dans
les règles de l’art. Pour l’occasion, il avait fermé le restaurant et fait réarranger la salle de façon
à ce que tous les convives pussent manger à la même table. Le repas, comme il fallait s’y at-
tendre, fut raffiné et savoureux. À la fin, une superbe pièce montée en forme de tronc de cône
de près de soixante-dix centimètres de haut fut amenée à table. À son sommet se trouvaient les
figurines, non pas d’un couple de mariés “normaux”, mais de deux mariées, confectionnées en
pâte d’amande, se tenant par la main. Un gentil petit clin d’œil à la nature un peu particulière de
ce couple. Mis à part Nora, qui était déjà venu dîner dans ce restaurant en compagnie d’Hubert,
les autres invités furent fort impressionnés par le luxe de l’endroit et la qualité du repas qu’ils
venaient de faire. En particulier, Sophie, émue par la cérémonie, le faste du banquet et sans
doute un peu grisée par le champagne, se tourna vers Rico et lui dit :
– Dis-moi, Henri chéri, tout ça, ça ne te donne pas des idées pour nous deux ?
Elle ne pouvait être plus claire, et Rico ne pouvait pas faire semblant de ne pas avoir
compris. Il ne comptait pas encore se marier, peut-être même n’en avait-il pas du tout
l’intention. Mais comment se tirer de ce mauvais pas sans blesser Sophie, qu’il aimait tendre-
ment ?
– Eh ben… Tu crois pas qu’on est encore trop jeunes pour ça ? Et puis, il vaudrait mieux at-
tendre d’avoir une situation plus stable avant, non ?
Sophie était suffisamment fine et perspicace pour comprendre la vraie raison de
l’hésitation de Rico. Mais elle avait déjà vaincu chez lui bon nombre de résistances et ne doutait
pas une seconde d’arriver à surmonter celle-ci.
– Tu as raison, mon amour, lui répondit-elle. Nous en reparlerons plus tard, lorsque le moment
sera venu.
Et il viendra bien plus vite que tu ne le penses, je te le garantis. Tu ne perds rien pour attendre,
mon chéri !
De son côté, Rico connaissait bien l’opiniâtreté de sa bien-aimée et comprit
qu’inéluctablement, à plus ou moins brève échéance, il lui faudrait se rendre sans conditions et
accepter de se faire passer la corde au cou. Il allait, bien sûr, s’y résoudre, car après tout, Sophie
en valait largement la peine.
oOo
Hubert était bien embêté. La mission que lui avait confiée Ursula lui semblait tout sim-
plement impossible. Cela faisait deux semaines que les vacances d’hiver étaient finies et il
n’avait encore trouvé aucun moyen de retenir Nora à la faculté lorsque ses cours s’achevaient
avant ceux de Julien.
Qu’est-ce qu’elle s’imagine, la mousmé, pensait-il amèrement. Elle croit qu’c’est si facile de
manipuler Nora ? La dernière fois, c’est elle qui m’a eu en beauté. Mais bon, y’a sûrement un
truc à faire. Suffit de bien chercher…
Ursula, qui était dans la même section que Julien, lui avait donné son emploi du temps
détaillé. Par ailleurs, il n’eut aucune peine à se procurer celui de Nora, étudiant dans la même
faculté qu’elle. Il savait donc quels jours Nora terminait ses cours avant Julien, et cela n’avait
lieu que deux fois dans la semaine. Restait à trouver un moyen de la retenir à la faculté juste-
ment l’un de ces deux jours. Et là était le problème… Car il n’était pas question qu’elle ap-
prenne de qui cela venait. Bien trop risqué pour lui ! Donc un moyen détourné… C’est alors
qu’une affiche attira son attention :
« Le professeur Dupontel débutera ses ateliers de lecture
en littérature classique à partir de la semaine prochaine.
Les élèves de première année sont invités à y participer.
Les séances auront lieu tous les mardis après les cours. »
Par un hasard extraordinaire, cet atelier avait lieu exactement l’un des jours en question.
Si Nora pouvait y aller… Mais peut-être ne serait-elle pas intéressée ? À moins que… À moins
que le professeur lui demande d’animer l’atelier. Rien ne l’y obligeait, cette activité étant facul-
tative, mais elle n’oserait sûrement pas refuser si le professeur insistait un tant soit peu. Il alla
donc trouver M. Dupontel, qu’il avait eu durant ses deux premières années en faculté, à la fin
d’un de ses cours de seconde année, de façon à ne pas être vu par Nora.
– Bonjour, Professeur. Je vois que vous allez reprendre vos ateliers de lecture.
– C’est exact, mon jeune ami. Je trouve cette activité très enrichissante pour mes étudiants de
première année.
– C’est vrai. Je l’avais beaucoup appréciée, surtout lorsque vous m’aviez demandé de l’animer.
J’en ai été très honoré et j’ai beaucoup appris à cette occasion.
– Cela vous dirait de retenter l’expérience ? Je n’ai pas encore choisi l’étudiant qui doit le faire.
– J’en serais ravi, mais j’ai d’autres obligations à ce moment-là. Par contre, je connais très bien
une de vos premières années qui ferait sans aucun doute l’affaire.
– Ah bien ? Puis-je savoir de qui il s’agit ?
– Elle s’appelle Nora Djeddid et je la crois suffisamment intelligente pour bien remplir ce rôle.
– Ah oui, je l’avais aussi remarquée. Vous avez bon goût, jeune homme. Et en plus d’une vive
intelligence, elle est ravissante, ce qui ne gâte rien et pourrait bien attirer tous les “mâles” de la
section. Excellente idée. Je le lui demanderai à la fin du prochain cours.
– Faites-le plutôt le jour-même de l’atelier. Ainsi, elle n’aura pas le temps d’inventer une ex-
cuse pour se défiler.
– Bien pensé ! Je vais donc faire ainsi.
Super, le vieux débris a mordu à l’hameçon. Reste plus qu’à prévenir Ursula pour goupiller la
suite.
– Et bien, au revoir, Professeur. Cela m’a fait plaisir de bavarder avec vous.
– Moi de même, jeune homme. Portez-vous bien.
Hubert se dépêcha d’annoncer la bonne nouvelle à Ursula, qui ne manqua pas d’en in-
former Alain et de mettre au point les derniers détails. Tout était donc prêt pour que ce trio de
malheur puisse consommer sa vengeance.
oOo
Ce matin-là, Nora s’était réveillée avec une curieuse impression. Elle sentait confusé-
ment que la journée ne serait pas comme les autres, mais elle ne put déterminer en quoi. Après
avoir fait provision de baisers et de caresses auprès de Julien en prévision de leur longue et dou-
loureuse séparation de toute une journée, elle prit la voiture pour se rendre à la faculté, comme
elle le faisait chaque jour. Pourtant, rien de spécial ne se produisit, tout au moins jusqu’à la fin
de son dernier cours. Avant qu’elle ne puisse sortir de l’amphithéâtre, le professeur la héla :
– Mademoiselle Djeddid, lui dit M. Dupontel, je vous demanderai de bien vouloir animer
l’atelier de lecture que nous allons commencer dans quelques instants.
Murmures dans la classe. Jalousie des filles, qui auraient bien aimé recevoir cet honneur
plutôt que cette “beurette décolorée et mal dégrossie”, car il était évident qu’avec le nom
qu’elle portait, elle ne pouvait pas être blonde. Par contre, vif intérêt des garçons pour lesquels
passer plus de deux heures en compagnie de la superbe et inaccessible Nora était inespéré.
– J’en serais ravie, Monsieur, mais je suis attendue et…
– Vous n’allez pas me refuser ce petit service, la coupa-t-il. Cela n’a rien de compliqué et je
suis sûr que vous en retirerez le plus grand bénéfice.
Nora réfléchit rapidement. Ce ne serait pas très malin de sa part d’indisposer l’un de ses
principaux professeurs. Il suffirait de prévenir Julien en lui laissant un message, vu qu’il étei-
gnait son portable lorsqu’il était en cours.
– Vu sous cet angle, je ne puis qu’accepter votre proposition. Je vous demanderai seulement de
me laisser le temps de passer un coup de téléphone pour prévenir de mon retard.
– Faites donc, je vous en prie. Rien ne presse.
Nora laissa donc un message sur le portable de Julien, puis, en compagnie du professeur
et des personnes intéressées, en majorité de sexe masculin, elle se rendit dans la salle réservée
aux activités extra-scolaires.
– Bien, annonça le professeur. Pour cette première séance, je vous propose de “disséquer” le
Cyrano de Bergerac1 d’Edmond Rostand, que nous avons bien rapidement survolé en début de
trimestre. Mademoiselle Djeddid, à vous l’honneur de lancer le débat…
Sur le chemin du retour, Julien était pressé de revoir sa chérie. Seul fait notable de la
journée : l’absence d’Ursula lors du dernier cours. Curieux, mais sans importance pour lui. Ses
ex-conquêtes, c’était de l’histoire ancienne. Seule comptait pour lieu à présent la parfaite rela-
tion qu’il vivait avec Nora., la future mère de son enfant… Cette pensée lui gonfla le cœur de
joie et il pressa le pas pour la retrouver, assise comme d’habitude sur un des bancs du parc. Ar-
rivé à l’entrée principale, il fut surpris de ne pas l’apercevoir.
Tiens, c’est la première fois qu’elle m’attend pas ici, pensa-t-il. Peut-être qu’elle est encore
dans l’appartement ?
1 Je doute que cela soit étudié en faculté de lettres, mais bon, admettons !
Pour s’en assurer, il prit son portable et s’aperçut qu’un message de Nora s’y trouvait, message
qui disait ceci :
« Mon amour, excuse-moi de pas pouvoir t’attendre au parc, mais
j’ai été coincée par mon prof à la fac. Je rentrerai sûrement après
toi, alors attends-moi à la maison.
Bisous. »
Un peu contrarié mais tout de même rassuré, il décida de continuer son chemin en em-
pruntant le raccourci du parc, puisqu’il y était déjà. Ursula, qui avait guetté son arrivée sans se
faire voir, fit signe à ses complices de bien se cacher. Lorsqu’il fut passé devant eux, Hubert
bondit de son abri et lui asséna un violent coup de matraque sur l’arrière du crâne. À demi as-
sommé, Julien se mit à tituber et Hubert en profita pour le ceinturer par derrière afin de lui im-
mobiliser les bras. Alain s’avança alors vers lui, un féroce rictus lui tordant la bouche. Sans
même prendre la peine de déguiser sa voix, il lui dit :
– Comme on s’retrouve, hein, enfoiré d’mes deux ! Alors tu veux pas t’salir les mains sur moi.
Moi, j’suis pas aussi délicat qu’toi et j’vais pas m’priver d’écraser la sale pourriture que t’es.
Il commença par lui marteler le visage à coup de poings.
– Voilà pour ta gueule d’amour. Après ça, tu ressembleras à Frankenstein, éructa-t-il hargneu-
sement.
Puis le souvenir de tout ce qu’il avait subi depuis sa dernière rencontre avec Nora et Ju-
lien lui revint en mémoire : son humiliation publique, la solitude forcée qui s’ensuivit,
l’abandon de ses parents et le pire de tout : le fait de devoir se vendre physiquement à des
vieilles vicieuses qui feraient mieux de tricoter des moufles à leurs arrière-petits-enfants plutôt
que d’abuser sexuellement de pauvres et innocents jeunes hommes nécessiteux. Un voile de
folie lui obscurcit l’esprit et il se mit à le cogner rageusement à coups de pied un peu partout :
ventre, côtes, bras, jambes, dos… Horrifiés par cette soudaine et inattendue violence, Hubert et
Ursula tentèrent de l’arrêter, mais la folie meurtrière décuplait ses forces et il les fit tomber en
arrière sans difficulté.
Ne voulant pas être complices de ce qui s’annonçait comme une véritable mise à mort, ils
s’enfuirent sans demander leur reste. Alain continua longtemps à frapper Julien. Ce n’est que
lorsqu’il vit son visage tuméfié, couvert d’ecchymoses et sanguinolent ainsi que ses membres
faisant des angles improbables qu’il réalisa enfin ce qu’il venait de faire. La petite correction
qu’avait proposée Ursula s’était transformée en véritable homicide. Alain n’était certes pas un
enfant de cœur et il était fort desservi par un faible QI, mais il se rendit tout de même compte de
la gravité de son acte. Julien ne donnait plus signe de vie et semblait être passé sous un rouleau
compresseur. Aussi Alain jugea inutile de s’assurer s’il vivait encore et s’enfuit à son tour, avec
l’espoir d’échapper ainsi à d’éventuelles poursuites.
oOo
Enfin Nora était libre de retourner chez elle. Tout compte fait, l’atelier n’était pas si
inintéressant, mis à part le fait que la plupart des garçons qui y avaient participé n’étaient venus
que dans le but de tenter leur chance avec elle. Elle ne faisait pourtant rien pour les exciter,
ayant adopté pour se rendre à la fac une tenue “unisexe” : col roulé et jeans pas trop ajustés
pour masquer un peu ses superbes formes. Ses tenues affriolantes et sexy, elle les réservait à
présent uniquement à Julien. Aussi était-ce peine perdue, elle avait presque pitié d’eux. À une
certaine époque, ils auraient amèrement regretté de faire sa connaissance. Mais ce passé lui pa-
raissait à présent si lointain, comme dans une autre vie qu’elle s’efforçait d’oublier. Pour
l’heure, elle n’avait qu’une seule aspiration : se jeter dans les bras de son chéri. C’était l’heure
de pointe et la durée du trajet en voiture lui parut interminable, tant elle était impatiente
d’arriver. Soudain, la curieuse impression qu’elle avait ressentie le matin-même lui revint.
Pourtant, sauf d’avoir été coincée par son professeur pour animer l’atelier, rien de spécial ne
s’était produit ce jour-là.
La journée n’est pas encore finie, se dit-elle avec angoisse. Quelque chose peut encore arri-
ver… Mais qu’est-ce que j’délire, là. Tant qu’on est ensemble, on craint absolument rien ! Bon
sang, ces embouteillages, c’est trop chiant. Vivement que j’arrive à la cité !
Enfin la cité ! Après avoir garé la voiture dans le parking de l’immeuble, elle se précipite
dans l’escalier et le grimpe quatre à quatre. Elle fut un peu surprise de trouver la porte fermée à
clef, mais pas vraiment inquiète. Après tout, dans une cité de ce type, il valait mieux ne pas
laisser de porte ouverte.
– Je suis rentrée, mon chéri ! dit-elle joyeusement. Julien, où tu te caches ? Allez, c’est pas
drôle !
Mais elle dut se rendre à l’évidence : l’appartement était bel et bien vide.
C’est vraiment curieux, il a fini une bonne heure avant moi. Au pire, il devrait être là depuis au
moins une demi-heure. Là, j’commence à flipper un peu. Surtout qu’je lui avais dit de
m’attendre à la maison ! Où peut-il bien être ? Peut-être encore au parc à m’attendre ? J’vais
voir, c’est juste à côté.
Le cœur serré par un mauvais pressentiment, elle se hâta d’atteindre l’entrée secondaire
du parc. Elle n’eut pas beaucoup de chemin à faire pour découvrir l’atroce vérité. Julien, son
amour, gisait sur le sol, le visage affreusement mutilé, la tête baignant dans une petite flaque de
sang, de très nombreuses traces de coup parsemant tout son corps. Elle tomba à genoux près de
lui, le prit dans ses bras pour constater que la vie l’avait déjà fui. La douleur de ce spectacle la
laissait sans voix, et elle ne put que gémir doucement. Soudain, elle ressentit une violente dou-
leur au ventre et sentit un liquide chaud et poisseux s’écouler de son sexe sur ses jambes, macu-
lant son pantalon. Sous l’effet du choc de sa lugubre découverte et de la douleur qui lui tarau-
dait le ventre, elle perdit connaissance…
oOo
Cela faisait longtemps que Rico n’avait pas revu son père. Ce jour-là, il décida d’aller
lui rendre une petite visite, avec, bien sûr, la permission de Sophie. Après avoir été “dompté”
par elle, il avait, depuis quelques mois déjà, emménagé chez elle. Il n’était que fort rarement
revenu dans la cité, mais le faisait toujours avec grand plaisir car d’une part, il échappait un peu
ainsi à la tendre influence de sa bien aimée et d’autre part, il pouvait de la sorte retrouver pour
quelques instant son ancienne identité que parfois, en certaines rares occasions, il regrettait un
peu. Devoir à chaque moment surveiller sa façon de s’habiller, de se tenir et de s’exprimer lui
coûtait de gros efforts et cela lui faisait beaucoup de bien de pouvoir se relâcher un peu. De
plus, il en profitait aussi pour revoir Nora qu’il n’avait plus trop l’occasion de fréquenter, vu
leurs occupations respectives. L’appartement de Sophie étant situé dans une petite résidence
privée assez proche de la Faculté de Sciences, il prit donc pour se rendre à la cité l’avenue puis
le raccourci du parc. Pas question de faire plus de cinq kilomètres à pieds et encore moins d’y
aller en bus. Dans la section incurvée du petit chemin boisé, il eut une désagréable surprise. Il
vit de loin deux corps gisaient sur le sol. En s’approchant d’avantage, il s’aperçut avec horreur
qu’il s’agissait en fait de Nora et Julien. Il accourut donc vers eux, dans l’espoir de pouvoir
faire quelque chose. Il comprit assez vite qu’il n’y avait plus rien à espérer pour Julien. Il se
demanda quel sauvage avait pu ainsi le massacrer. Par contre, Nora respirait encore et la pré-
sence du sang qu’il vit sur son pull et plus particulièrement au niveau de son bas-ventre lui fit
craindre le pire. Aussi ne perdit-il pas de temps et appela-t-il aussitôt les secours…
La Loi du Talion
Nora resta deux jours dans un semi-coma. Lorsqu’elle reprit pleinement conscience, le
souvenir de ce qu’elle venait de perdre, l’homme de sa vie et leur enfant qui ne verrait jamais le
jour, elle faillit devenir folle. Sans l’amour, l’affection et l’amitié de ses proches, elle eut som-
bré dans une dépression bien plus grave que celle qu’elle avait traversée lorsque Julien l’avait
“jetée” pour la punir d’avoir fait souffrir des hommes innocents. Mais plus que tout, ce qui lui
permit de récupérer plus vite, c’était le profond désir de ne pas laisser impuni le meurtre de Ju-
lien. Penser que son assassin pût s’en tirer à si bon compte lui était intolérable. Le problème
était de l’identifier. Qui donc pouvait haïr Julien au point de vouloir sa mort ? Les filles de son
ancien harem ? Peu probable. Elles en avaient malgré tout gardé d’assez agréables souvenirs.
Les garçons de sa section, jaloux de ses dons naturels et de son succès auprès du beau sexe ?
Certes, ils ne devaient pas l’apprécier outre mesure, mais de là à vouloir le tuer… Non, sûre-
ment pas ! Alors qui ? Même la police et Rico, qu’elle avait chargé d’enquêter, n’arrivèrent pas
à découvrir qui était responsable de ce crime.
Les semaines, puis les mois passèrent sans que rien de nouveau ne se produisît, si ce n’est
que Christine mit au monde un adorable garçon que Yasmina et elle prénommèrent Julien en
mémoire de son père défunt. Nora en fut très heureuse pour sa mère et sa compagne, et elle ob-
tint d’être la marraine du chérubin. Elle avait repris les cours, et serait bientôt en vacances.
Malgré la peine immense qui lui broyait sans cesse le cœur, elle avait brillamment réussi tous
ses partiels et était admise en seconde année. Mais elle n’avait toujours pas renoncé à venger
Julien. La vengeance, dit-on, est un plat qui se mange froid. Elle était patiente, car elle sentait
au plus profond d’elle-même que la vérité finirait par éclater.
oOo
C’est de façon tout à fait inattendue qu’elle apprit enfin qui était responsable de la mort
de Julien. Le sieur Edmond Moudur, plus connu sous le pseudonyme de Balafré, souffrait d’un
mal jusqu’alors inconnu de lui : un cas de conscience. Que l’on ait voulu flanquer une raclée à
Julien, quitte à l’envoyer quelques jours à l’hôpital, il n’avait rien contre, bien au contraire,
même s’il avait préféré ne pas être de la partie. Mais de là à le battre à mort, il y avait une limite
à ne pas dépasser. Bien sûr, il ignorait qui étaient les complices d’Ursula, mais elle, il la con-
naissait. Et il se souvenait qu’elle était venue voir Nora avec deux autres filles quelques mois
plus tôt, après quoi elle lui avait proposé une coquète somme pour la corriger, ce qu’il avait
bien sûr refusé tout net de faire. Là était le dilemme : devait-il lui indiquer le moyen de retrou-
ver l’assassin de Julien, car il jugeait au fond tout à fait injuste ce qu’il lui était arrivé, ou valait-
il mieux se taire et laisser les choses suivre leur cours, puisqu’après tout, cela ne le regardait pas
vraiment ? Malgré la crainte qu’elle lui inspirait, et on se souvient bien pourquoi, il décida fina-
lement de la “mettre au parfum”.
Un soir, il attendit son retour dans le parking de son bâtiment. Lorsque ses esclaves com-
prirent avec effroi ce qu’il projetait de faire, ils prirent courageusement la tangente. Pas ques-
tion de risquer un mauvais coup, que diable ! Nora fut assez surprise de voir qui s’était risqué à
venir dans son propre territoire.
– Tiens, le Balafré ! T’y en veux encore ? Ça t’a tant plu la dernière fois ? À ta disposition, j’ai
justement besoin d’me défouler… lui dit-elle sombrement.
– Arrête, y’a maldonne. J’suis là pour te rendre service. Parole de loubard, se défendit-il en
commençant à transpirer à grosses gouttes.
– Pour c’qu’elle vaut… Allez, accouche, j’ai pas qu’ça à faire.
– Eh ben, j’crois savoir comment tu peux retrouver le zig qui a refroidit ton mec.
– Sans blaguer ? Tu m’charries pas ? Fais gaffe, pasque si c’est pas vrai…
– Hé la môme, j’suis pas suicidaire. J’sais bien à quoi m’attendre dans c’cas, aussi j’m’y ris-
qu’rais pas.
– C’est juste. Bon, j’t’écoute. Crache le morceau.
– Ben, c’est une nana qu’est venue m’proposer de tabasser son ancien mec. Mais quand j’ai vu
qu’c’était Julien, t’imagines que j’ai refusé. J’aurais jamais pris le risque de… enfin tu vois,
quoi ! D’ailleurs, tu la connais, c’te nana. Elle était venue te voir l’an dernier avec deux de ses
copines, j’pense.
– Possible. Décris-la-moi, pour voir.
– Ben… Assez grande, plutôt bien roulée avec tout c’qu’il faut là où il faut, rousse aux yeux
gris-vert. Plutôt bandante, quoi.
À ce pittoresque portrait, Nora reconnut aussitôt Ursula, la plus acharnée des groupies de
Julien, et sans doute la plus furieuse d’avoir été “plaquée” par lui.
– Bon, j’vois qui c’est. Merci pour l’info. Et… scuse-moi pour c’que j’t’ai fait la dernière fois.
– T’as pas à t’excuser, j’l’avais bien cherché. Allez, ciao. Bien entendu, j’t’ai rien dit et j’sais
rien, d’ac ?
– C’est évident. T’y es juste passé pour me dire bonsoir, c’pas ?
Nora sentit son cœur battre plus vite et plus fort. Enfin, elle allait pouvoir accomplir ce
qui était devenu sa seule raison de vivre. Après autant d’attente, la vengeance aurait un goût
particulier. Elle imaginait déjà les tortures qu’elle allait infliger au meurtrier de son amour per-
du. Des tortures auprès desquelles les supplices chinois ne sembleraient être que d’aimables
chatouillis. Elle savait qu’Ursula était dans la même section que Julien, donc elle n’aurait aucun
problème à la coincer après son dernier cours, l’un des jours où elle finissait avant elle. Ce
qu’elle fit à la première occasion.
oOo
Ursula n’était pas très rassurée. Certes, plusieurs mois s’étaient écoulés depuis la funeste
agression qu’elle avait montée contre Julien, et elle n’avait pas été soupçonnée d’avoir participé
à ce crime. Bien que n’étant pas directement responsable de sa mort, sa conscience ne la laissait
pas en paix, au point que ses nuits étaient peuplées de cauchemars. Elle aurait bien voulu pou-
voir se confesser pour soulager sa conscience, mais à qui ? Elle n’avait plus revu Hubert ni
Alain. Plus rien ne les liait désormais, si ce n’est la mort d’un homme. Elle en était là de ses
pensées, lorsqu’elle vit avec effroi Nora s’avancer résolument vers elle. Elle se souvint alors
des lugubres paroles du Balafré : « Si elle l’apprend, et elle l’apprendra sûrement, elle va
m’tuer. Et ça, c’est dans l’meilleur des scénarios. » et elle commença à paniquer. Nora venait-
elle pour se venger d’elle ? Non, pas en public, tout de même ! Alors, que lui voulait-elle au
juste ?
– Salut. T’y es bien Ursula, c’pas ? Une des ex de Julien…
L’évocation de ce dernier fit craindre le pire à Ursula.
– Balise pas tant ! Si t’y es coopérative, j’te massacrerai pas. D’accord ? Allez viens, on
s’arrache d’ici.
Elle entraîna Ursula dans un bar très calme et assez peu fréquenté où elles pourraient parler
sans témoins. Une fois installées, Nora reprit :
– Bon, à nous deux, ma colombe. Et t’y as intérêt à pas m’raconter des craques.
– Ben… Euh… Qu’est-ce que… bafouilla Ursula, plus morte que vive.
– Je sais qu’c’est toi qu’as manigancé l’attaque sur Julien, et rien qu’pour ça, j’devrais
t’arracher la tête. Mais j’me doute bien qu’c’est pas toi qui l’as dessoudé. Pas assez forte ni as-
sez couillue pour le faire. T’y avais donc des complices.
– Oui, c’est vrai. Y avait deux mecs avec moi, mais…
– Tout c’que j’veux savoir, c’est qui a tué mon Julien. Si tu m’le balances, j’passerai l’éponge
pour toi.
– Eh ben… C’est Alain, j’connais pas son nom d’famille, mais tu l’connais, vu l’humiliation
que tu lui as fait subir en public. Tu vois qui j’veux dire ?
– J’aurais dû m’en douter. Il est assez débile pour faire ce genre de conneries. Simple curiosité,
qui c’était, l’autre mec ?
– Tu promets de pas lui faire d’ennuis ? Parce que tu sais, on a essayé lui et moi d’arrêter Alain,
mais il nous a envoyés valdinguer tous les deux, un vrai enragé, incapable de s’contrôler. Alors
on a eu peur et…
– Et vous vous êtes courageusement taillés. Je vois… Alors, son nom ?
– C’était… Hubert. Mais j’t’assure qu’il a rien fait, à part immobiliser Julien, alors…
Bien sûr, elle avait omis de lui avouer que c’était lui qui avait matraqué Julien par der-
rière. Inutile de lui faire courir plus de risques que nécessaire.
– C’est bon. J’comprends qu’il ait voulu s’venger de moi, après c’que j’lui ai fait. Bon, tu m’as
pas vue et tu m’as rien dit, OK ?
– S-Si tu veux. Je serai muette comme une tombe, promis.
Lorsqu’elle vit Nora s’en aller, Ursula sentit un immense poids disparaître de dessus ses
épaules. Elle avait eu la peur de sa vie, mais à présent, elle était soulagée. Curieusement, c’est à
sa pire ennemie qu’elle s’était confessée et en avait obtenu l’absolution. Dorénavant, elle savait
qu’elle n’avait plus rien à craindre. Elle pourrait enfin retrouver un sommeil sans cauchemar.
oOo
Nora se sentait bien mieux. Maintenant, elle savait. Maintenant, elle pourrait préparer
soigneusement la punition que méritait l’assassin de Julien, et ce à plus d’un titre. Elle lui ap-
pliquerait cette loi biblique : « Œil pour œil, dent pour dent. ». Tout devait être pensé et soi-
gneusement préparé dans les moindres détails. D’abord, trouver un endroit discret où les hurle-
ments d’un supplicié ne seraient entendus par personne. Il y avait dans l’arrière pays quelques
bâtiments industriels abandonnés, genre hangars ou remises complètement isolés, qui feraient
l’affaire.
Ensuite, trouver le moyen de kidnapper Alain. Pour ça, elle savait qu’elle pourrait comp-
ter sur Rico. Il ne lui refuserait certainement pas ce service, malgré les risques que cela compor-
tait. Enfin, réunir tout le matériel nécessaire à sa vengeance : chaînes pour l’immobiliser, adhé-
sif large pour le bâillonner, barre métallique pour lui briser quelques os, gros sel à appliquer sur
sa chair privée par endroits de peau et enfin, pour faire bonne mesure, vitriol à verser sur des
plaies béantes. Tout un programme, avec en dernier raffinement, l’ablation de ce qui faisait sans
doute sa fierté, et qui, de toute façon, ne lui servirait plus.
Pour attirer Alain dans son piège, elle pensa à l’aguicher après s’être soigneusement dé-
guisée afin qu’il ne la reconnaisse pas, puis à l’amener dans une ruelle sombre et déserte où
l’attendrait Rico avec un tissus imbibé de chloroforme. Alain était si stupide qu’il ne se deman-
derait même pas pourquoi une aussi jolie fille lui faisait du “rentre-dedans” et qu’il foncerait
tête baissée dans le panneau.
Le jour fatal était enfin arrivé. Si bien déguisée que même sa mère ne l’aurait pas recon-
nue, perruque brune, grosses lunettes de soleil, fond de teint et maquillage criard, vêtements
ultra-sexy, genre “Suivez-moi jeune homme”, elle se rendit au bar qu’Alain fréquentait encore
assidument et s’assit à une table voisine de la sienne. Bien sûr, Alain la remarqua aussitôt, mais
n’osa pas faire d’avances, de peur de se faire “jeter”, comme cela lui était toujours arrivé depuis
sa mésaventure avec Nora. C’est donc elle qui prit les devants :
– Hé, mec. T’y aurais pas une clope ?
Tellement soufflé d’être ainsi abordé, il ne remarqua pas qu’elle avait dit “T’y aurais” au lieu
de “T’aurais”1.
– B-Bien sûr, Mam’selle. Tiens, sers-toi, lui dit-il en lui tendant son paquet de cigarettes.
– Plutôt sympa, c’te p’tite ville. J’viens d’débarquer ici et j’vois déjà que côté mec, y’a d’quoi
faire, dit-elle avec un regard si prometteur qu’il se sentit frémir, surtout en dessous de la cein-
ture.
– Ben, si tu veux que j’t’fasse visiter, à ta disposition, et pour bien d’aut’choses aussi.
L’occasion était bien trop belle pour qu’il se méfie. À la diète de chair fraîche depuis si
longtemps, il lui était impossible de résister. Nora n’eut donc aucun mal à l’entraîner à l’écart,
là où Rico l’endormit et le jeta dans le coffre de la voiture de Julien. Lorsqu’il se réveilla, il
était enchaîné à une colonne dans un endroit inconnu, bâillonné et presqu’entièrement déshabil-
lé. Face à lui se tenaient non pas la fille qu’il avait “levée”, mais Nora accompagnée d’un gar-
çon qu’il ne reconnut pas, et pour cause !
– Ça y est, la p’tite sieste ? Alors on va pouvoir passer aux choses sérieuses. Mais d’abord…
Elle se tourna vers Rico et lui tendit les clefs de la voiture.
– Tiens, mon Rico. Prends la tire et retourne chez ta chérie. J’veux pas qu’tu sois plus impliqué
dans c’qui va s’passer ici.
– Mais Nora, t’es sûre que… Tu vas pas faire une connerie, au moins ?
1 Il n’est d’ailleurs pas le seul. Aucun de mes lecteurs ne m’en a fait la réflexion !
– Quoi qu’je fasse, ça n’regarde que moi et cet enfoiré. J’ai pas l’droit de t’en demandé plus.
Allez, file !
À contrecœur, il finit par lui obéir. Il avait bien une petite idée de ce qu’allait faire Nora,
vu le matériel qu’elle avait emmené dans le hangar et il plaignait sincèrement le pauvre bougre
qui allait comprendre sa douleur, même s’il l’avait mérité ! Mais jusqu’où irait-elle ? Il préféra
ne même pas se poser la question.
Nora regarda attentivement sa victime. Il suait à grosses gouttes malgré le fait qu’il fût
quasiment nu et dans un endroit plutôt frais. Elle lut dans son regard une indicible terreur. Se
doutait-il de ce qui allait lui arriver ? Non, ce n’était que l’instinct animal de conservation. Car
ce qui l’attendait était proprement inimaginable.
– Et maintenant, à nous deux, mon salaud. Aujourd’hui, tu vas arrêter définitivement d’me
pourrir la vie. Y’a plus de quatre ans, tu m’as baisée comme un hussard qui viole une femelle
ennemie. Je n’m’en étais jamais remise jusqu’à c’que je rencontre Julien. C’est lui qui m’a à
nouveau fait croire en l’amour. Quand j’me suis vengé de toi, j’pensais naïvement qu’on était
quitte. Humiliation pour humiliation. Mais non, t’y es bien trop con pour l’avoir compris. Il a
fallu que tu tues l’homme de ma vie, et par la même occasion l’enfant que nous devions avoir.
Alors c’est simple. J’t’ai jugé, condamné à mort et j’vais à présent t’exécuter dans les pires
souffrances qui soient.
Pour profiter pleinement de sa vengeance, elle lui arracha le bâillon qui couvrait sa
bouche. Aussitôt, il se mot à hurler comme un cochon qu’on écorche vif.
– Te fatigue pas. Personne ne viendra à ton secours. Économise tes forces pour quand tu auras
de bonnes raisons de hurler.
Et de bonnes raison, elle lui en donna. Elle commença, avec la barre de fer, à lui briser
des os à différents endroits. Les hurlements s’intensifièrent délicieusement à ses oreilles. Puis,
maniant son cran d’arrêt avec une habileté chirurgicale, elle découpa soigneusement des la-
nières de peau sur sa poitrine, appliqua du gros sel sur la chair à vif, remis en place la peau et la
fixa à l’aide d’adhésif. Les hurlements grimpèrent de presque une octave. Par égard pour les
âmes sensibles, dont celle de l’auteur, la description détaillée des autres tortures qu’elle lui fit
subir ne sera pas faite2.
Deux heures avaient passé. Alain n’était plus qu’une loque, un pantin désarticulé qui
n’avait plus la force que de gémir lamentablement. Il était temps à présent d’achever l’ouvrage
et de lui porter le coup de grâce.
2 Comment ça, dommage ? Je ne suis pas sadique à ce point !
Si de minces filets de sang suintaient des nombreuses blessures qu’elle lui avait infligées,
aucune cependant n’était mortelle. Pour finir, elle lui baisse son caleçon, lui saisit le sexe et le
tritura jusqu’à ce qu’il entre en érection. Elle le trancha alors d’un geste sec et assuré au ras du
pubis, puis comme elle l’avait menacé une fois sans jamais l’avoir fait, elle l’enfonça dans la
bouche du malheureux. Un flot de sang jaillit de cette nouvelle blessure, et très rapidement,
Alain sombra dans un bienfaisant et charitable néant.
Nora se sentait complètement vidée. Elle avait vengé Julien, ainsi que les années de souf-
france qu’elle avait connues et enfin la mort de son enfant. Mais que lui restait-il à présent ?
Qu’allait être sa vie sans son âme sœur ? À quoi bon continuer à vivre ? Le suicide demande un
certain courage, mais n’est-ce pas aussi faire preuve de lâcheté ? Il est plus simple de fuir sa vie
que de l’affronter. Ce qui l’arrêta, ce ne fut pas la peur de mourir, peur qu’elle n’éprouvait pas,
mais la pensée de la peine qu’elle causerait à sa mère, à Juliette et Rico, ainsi qu’à leurs con-
jointes. Non, elle ne fuirait pas. Elle supporterait sa solitude pour ses proches, particulièrement
pour son filleul Julien Jr, le fils de son amour perdu. Elle ne fuirait ni sa vie, ni ses responsabili-
tés. Elle prit son portable et composa le 17.
– Je viens de tuer un homme. Venez me chercher. Je vous attends au lieu dit…
FIN