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Chroniques d'un Amateur de Sciences, de Bruno Latour

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  • Chroniquesdun amateur

    desciences

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  • cole des mines de Paris, 200660, boulevard Saint-Michel - 75272 Paris Cedex 06 - France

    email : [email protected]://www.ensmp.fr/Presses

    Photo de couverture : M. Demange

    ISBN : 2-911762-76-2Dpt lgal : octobre 2006Achev dimprimer en 2006 (Paris)

    Tous droits de reproduction, dadaptation et dexcution rservs pour tous pays.

    COLLECTION SCIENCES SOCIALES

    Responsable : Ccile MadelCentre de Sociologie de linnovation (http://www.csi.ensmp.fr/)

    [email protected]

    Dans la mme collection

    Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour, Textes fondateurs de la sociologie de la traduction

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  • Bruno Latour

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  • Remerciements

    Nous remercions le journal La Recherche de nous avoir autoriss reproduire ceschroniques et Avril Ventura pour son patient travail de relecture.

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  • La Recherche, un grand journalpolitique ?

    Elle Vous lisez rgulirement La Recherche ?Lui Oui et non, en fait non, mais la revue se trouve au centre de documentation

    de mon laboratoire, donc virtuellement je la regarde quand mme. Vous savez, on a djtellement de peine lire tout ce qui parat dans sa spcialit

    Elle Oui, mais justement, cet organe pourrait vous permettre de vous tenirau courant de ce qui se passe en dehors de votre spcialit, non ?

    Lui C'est possible, mais pour ne rien vous cacher, je trouve que La Recherchea tellement chang.

    Elle La recherche aussi, non ?Lui Peut-tre, mais enfin autrefois, la revue faisait davantage le poids. Un article

    l-dedans, a faisait rfrence ; c'tait un peu le Journal Officiel de la science franaise.Elle Ah bon, parce que vous lisez souvent le J.O., vous ?Lui Non, bien sr, jamais, mais enfin a faisait bien, mme si on ne lisait pas

    les papiers, c'tait l quand mmeElle Vous voulez dire qu'avant il y avait des articles srieux qu'on n'avait pas besoin

    de lire et que maintenant on ne les lit pas davantage, mais pour une autre raison, parcequ'ils ne sont plus assez officiels ?

    Lui En un sens oui. Avant, les articles taient srieux mais on ne pouvait pas les lireparce qu'ils taient incomprhensibles, sauf pour un spcialiste. Maintenant, ils sont peut-tre lisibles, mais ils n'ont plus la mme autorit, c'est rempli de controverses, de dbats,d'incertitudes, et en plus le journal est bourr d'aspects non techniques, daffaires de socit on ne s'y retrouve plus, il y a mme des non-scientifiques qui crivent dedans, vousvoyez ce que je veux dire ?

    Elle Mais la recherche est faite malgr tout de pas mal de controverses, dedisputes et de questions de gros sous, non ?

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  • Lui Bien sr, mais ce nest pas mettre sur la place publique. Une revue de vulga-risation, a ne doit pas parler de questions de cuisine interne la communautscientifique.

    Elle Mais cette fameuse communaut scientifique franaise , dans quelorgane expose-t-elle ses difficults, ses intrts, ses tats d'me ?

    Lui En fait, nulle part, et c'est un vrai problme. Un peu l'Acadmie, dansles couloirs du ministre, dans les revues anglo-saxonnes mais il ny a pas vraimentdorgane appropri.

    Elle Et La Recherche ne pourrait pas vous servir cela ? En donnant un forumcommun toutes les disciplines ? Au lieu de remplir le rle de J.O. illisible pourles rsultats de chaque spcialit spare, elle explorerait ce que ces disciplines onten commun ?

    Lui Si, c'est pas idiot, les lobbies scientifiques auraient enfin leur journal, commeen Amrique avec les ditos de Science, mais a deviendrait notre revue nousles scientifiques, on n'intresserait plus personne d'autre.

    Elle Pourquoi pas ? Les tudiants, les profs de science, les ingnieurs, les industriels,le grand public, ils payent tous pour la recherche, c'est leur science aprs tout, c'est leursimpts, a les intresse peut-tre de savoir ce que vous cherchez, pourquoi vous avezprivilgi telle discipline, telle instrumentation, tel programme, telle collaboration.Ne croyez-vous pas que le public et la communaut scientifique ont tout de mmedes intrts communs partager ?

    Lui Si, bien sr, il faut que le grand public apprenne et comprenne ce que lon fait.Il faut qu'il se tienne au courant. Mais la vulgarisation, vous savez, ce nest pas facile.

    Elle Parce que vous n'envisagez pas d'autre alliance avec le grand public quela vulgarisation ? Qu'ils se tiennent au courant de vos rsultats et tout ira bien,d'aprs vous ?

    Lui Oui, pourquoi ? Quel autre rle le public peut-il jouer ?Elle Dcourageant Je comprends pourquoi on vous coupe les crdits. Mais

    le public a mille raisons de s'intresser ce que font les chercheurs, en plus de la vulga-risation ! C'est leur futur qui se dcide en grande partie dans les laboratoires, non ?

    Lui Ah, mais bien sr, naturellement, nous en sommes fiers. Mais que les non-scientifiques attendent que nous ayons produit des rsultats indiscutables et on lestiendra au courant. On ne va pas, en attendant, taler dans les journaux nos problmespersonnels, nos dbats internes, nos questions de politiques scientifique, nos choixd'quipement, nos hypothses de travail.

    Elle Et pourquoi pas ? De deux choses l'une : ou bien le futur des Franaisse dcide travers les sciences et les techniques, et alors ce qui se passe dans cettearne, ils doivent en dbattre publiquement avec les chercheurs et en fonction de leursintrts, peut-tre contradictoires ; ou bien la science a cess de dfinir le futur

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  • des Franais, des francophones, et alors ils n'ont pas besoin de vous donner un sou.Faites-vous payer vos gadgets par le priv. Mais alors, de grce, ne faites pas de lascience un sacerdoce indispensable au plus grand nombre.

    Lui Mais bien sr que nous sommes utiles tous, comment en douter ?Elle Eh bien alors prouvez-le, argumentez, crivez dans La Recherche, expliquez

    vos disciplines, soyez comprhensibles, dfendez vos spcialits, rappelez-nousles bonnes raisons que nous avons de vous croire, de vous soutenir, de vous aimerIn-t-res-sez nous !

    Lui Mais cest une vidence, la Science mne le monde, la Raison soutientla dmocratie. Il ny a rien au-dessus de la connaissance. Ce nest quand mme pasla peine de le dmontrer ? !

    Elle que si ! C'est comme si vous expliquiez aux dputs qu'ils n'ont plus voterle budget cette anne puisque, de toute faon, on est en dmocratie et qu'ils n'ont qu'faire confiance aux fonctionnaires du Trsor ; ou comme si vous disiez aux juges qu'ilsn'ont pas mettre les dputs en examen puisque des hommes politiques, par dfinition,travaillent pour l'intrt gnral et ne peuvent mal faire. Vous non plus vous n'tes pasau-dessus de tout soupon. Quand avez-vous expliqu pour la dernire fois de faon convain-cante l'importance et l'intrt de votre discipline ? Quand avez-vous convaincu quelqu'unqui n'tait pas de la mme spcialit que vous et qui ntait pas lun de vos sponsors ?

    Lui Vous voulez dire que nous aurions besoin d'un journal propre la commu-naut scientifique franaise pour convaincre nouveau le public que ce que nousvoulons rechercher mrite son soutien, que c'est intressant, que c'est pertinent, et queles futurs que nous dessinons par ces recherches mritent d'tre vcus, en tout casqu'il faut en dbattre avec ceux qui sont directement concerns ?

    Elle Oui, en quelque sorte, nous commenons nous comprendre.Lui Mais la plus belle science du monde ne peut donner que ce qu'elle a ! Vous

    confondez, me semble-t-il, la science avec la politique et ce que vous exigez de nousc'est aux dputs, aux journalistes, aux hommes et femmes politiques quil fautle demander.

    Elle Peut-tre en effet est-ce bien l ce que je cherche : que La Recherche deviennele journal politique du sicle qui vient, ce que fut Esprit ou Les Temps Modernes aprsguerre, Le Nouvel Observateur pendant la guerre d'Algrie

    Lui Mais vous mlangez tout, alors. Nous autres savants, nous ne cherchons qu'donner du monde la reprsentation la plus fidle possible ; le reste ne nous appartient pas.

    Elle Moi aussi c'est bien ce que j'attends d'un journal politique : qu'il participe la recherche de la reprsentation la plus fidle possible du monde dans lequel nousvoulons vivre.

    Lui Mais vous jouez sur les mots ! Je veux dire reprsentation fidle et vous meparlez de reprsentation fidle , je parle du monde et vous me parlez du monde

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  • Elle Eh bien, ne parlons-nous pas de la mme chose ? N'est-ce pas le mondequ'il faut apprendre bien reprsenter, et qui a donc besoin de reprsentants fidles,exacts, fiables, vous, nous, et tous ceux qui sont parties prenantes qui ont besoind'un organe commun pour savoir s'ils expriment bien l'exacte vrit, au lieu de leursintrts partiels, partiaux.

    Lui L, je suis perdu. Le monde dont je parle, celui que nous devons reprsenter,c'est le monde extrieur, lointain, tranger l'homme, la politique, aux jugementsde valeur, celui des faits, des simples faits, celui qui nous a t donn en partage,en hritage, nous les savants, et vous parlez

    Elle du monde, oui, du mme, celui qui est aussi intrieur, humain, proche,disput, celui des controverses, des incertitudes, celui que nous devons partageravec les choses, animaux, objets de toutes sortes, galaxies et particules, thormeset thories, et dont nous avons tous hrit, nous tous les hommes, et mme les femmes !pour que nous le comprenions et que nous le reprsentions.

    Lui Mais quel intrt aurions-nous de confondre dans un mme organe de presseles deux types de reprsentation, de reprsentants, ceux qui viennent, disons del'pistmologie, et ceux qui viennent de la politique ?

    Elle Parce que l'on pourrait y dbattre de l'unit de ce monde justement !Toutes ces spcialits clates, tous ces experts qui se contredisent, s'entrecroisentou se disputent, tout ce public hsitant, ces dputs incertains, ces rglementationscontradictoires, cela ne fait toujours pas un monde, je veux dire un monde unifi.

    Lui Mais le monde est l, en dehors de nous, dj unifi, quoi que nous fassions,disions ou pensions.

    Elle C'est l que nous sommes en dsaccord : si ctait vrai vous parleriez tousdune seule voix, sans dsaccord. Non, l'unit est devant nous, pas derrire nous, pasdj faite, pas obtenue sans coup frir et sans dbat, une fois pour toutes. Il fautla produire, la rclamer, se battre pour elle, et comment faire sans forum, sans revue,sans organe, sans auteur capable de se faire comprendre ? Pas simplement pour vulgariserleurs petites spcialits, pour composer leur monde commun.

    Lui Vous prtendez demander cela au journal La Recherche ? Faire de l'ancienJ.O. de la Science franaise avec un grand S, le grand journal politique du mondecommun venir, indissolublement scientifique et politique ?

    Elle C'est ce que je prtends en effet. Je dis qu'il est plus que temps, que c'estl'un des moyens de renouveler la politique et surtout la science, votre science.

    Lui Vous rvez me semble-t-il, et, de toute faon, il n'y a pas d'auteur pourles articles que vous voudriez lire dans cette revue. O sont les plumes capables detels exploits ?

    Elle Commenons par vous : pourquoi ne pas crire un article sur ces objetsde recherche qui vous passionnent tellement ?

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  • Lui Hum, j'ai beaucoup trop de travail, a n'intresserait que moi, j'aime mieuxpublier dans PNAS, en anglais, a rapporte plus de citations, et avec les dpts debrevets, vous comprenez

    Elle Alors, avouez plutt que la communaut scientifique franaise ne vous int-resse pas et que vous vous fichez comme de lan quarante du lien entre la rechercheet le public franais ?

    Lui Mais non pas du tout, je vous promets, dailleurs vous mtes trs sympa-thique. coutez, j'essaierai la prochaine fois de lire un numro de la revue, si, si, puisquemon centre de doc a un abonnement cest facile, enfin si j'ai le temps, je ne vouspromets rien, je suis sur une grosse manip en ce moment

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  • Faut-il des critiques de science ?

    Jean-Marc Lvy-Leblond la souvent remarqu : comment se fait-il quil y ait descritiques dart et que lexpression critique de science ne parvienne pas simposer ?Il ne manque pourtant pas de gens pour critiquer les sciences, mais il sagit souventdun rejet sans nuance, dune technophobie ; comme si les critiques dart se mettaient dtester la peinture1 ! Puisque le mot critique de science na pas pris, cest sousltiquette damateur de sciences que se range cette chronique. Quels sont les droitset les devoirs de ce genre littraire inusit ?

    Lamateur de sciences ne produit pas plus de science que le critique thtral ncritde pices. Ni lun ni lautre ne cherchent donc muler ceux dont ils parlent : lauto-rit que donne le pouvoir crateur leur chappe tout fait. On leur demande pluttde participer la formation du got du public, en tablissant un conduit entre les uvreset ceux qui voudraient les apprcier mais ne savent pas toujours comment le faire.Sans autre autorit que leur indpendance et leur familiarit, parfois un peu dsin-volte, avec les objets dont ils parlent, les critiques, insupportables aux crateurs commeau public, permettent toutefois aux uns comme autres de se forger une opinion au besoin sur leur dos. Ils servent de mdiateurs au jugement critique.

    On dira que le mot mdiateur existe dj et quil dsigne, en science, laideque lon doit offrir aux savants pour quils transmettent au grand public leurs rsultats.Utiles pour participer la diffusion des connaissances dj produites, ces mdiateurs-l ne servent malheureusement pas former le got pour ce qui passionne, aujourdhuimme, les chercheurs. Autant confondre la critique littraire du Lagarde et Michardqui porte sur des valeurs tablies, avec le Monde des livres qui doit, chaque semaine,

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    1. On pourra trouver dans le numro du Monde Diplomatique du dbut de lanne 1998, un exempleparticulirement extrme dun discours critique contre les technosciences lopposde ce quon peut attendre damateurs cultivs. Contre la barbarie scientiste , les auteursne font quopposer, longueur de page, ce quil faut bien appeler la barbarie critique .

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  • se risquer des valuations que rien ne vient garantir. Aussi indispensable soit-elle,la pdagogie relie des ignorants des savoirs, pas des curieux des chercheurs quine savent pas encore.

    Or les scientifiques valuent la qualit de leurs trouvailles par bien dautres adjectifsque ceux de vrai et de faux : il y a des programmes de recherche inutiles ou nuisibles,chauds ou froids, durs ou mous, nouveaux ou banals, chers ou bon march, tactiquesou stratgiques, intressants ou triviaux, amricains ou franais, beaux ou vilains, auto-nomes ou contraints, actifs ou dgnrs, lgants ou patauds, striles ou fconds2. Cest cette riche palette de jugements que lamateur de science veut relier les intrts du public,lequel ne peut se limiter la seule obligation dapprendre sagement ses leons.

    Cette prcision ne suffira pourtant pas calmer lirritation de certains savants.Il y a en effet quelque chose de choquant prendre une discipline scientifique,un instrument, un colloque, un article, un argument, une controverse, pour un bel objetculturel, digne dtre apprci, got, soupes, aim ou dtest au mme titrequun grand livre ou un grand film. Les scientifiques peuvent vouloir que lon sint-resse eux, mais ils ne veulent certainement pas que leurs rsultats soient pris pourdes uvres dart susceptibles dtre juges par de parfaits ignorants qui nappartiennentpas la Cit de la Preuve et qui ne courent pas, comme eux, le risque de lexp-rimentation. ces critiques de science, les savants sont tents de rpondre : nousne voulons pas que vous nous aimiez, vous les prtendus amateurs, nous voulonsseulement que vous compreniez nos raisons, ou alors, taisez-vous !

    Nous nous trouvons donc devant deux positions possibles : dans la premire, il fautdistinguer totalement la critique dart qui juge, par un bavardage indfini, des gotset des couleurs, et le savoir qui permet de mettre fin aux interminables discussionspar un jugement indiscutable. Dans cette optique, lamateur de science nest au mieuxquune mouche du coche, au pire un imposteur en tout cas il na pas sa place dansun journal scientifique.

    Cest une autre position que jexplore ici dans cette chronique de La Recherche. Il nestplus vrai de dire quil y aurait, dun ct, les chercheurs qui courraient le risque de lexp-rience pour asseoir leurs rsultats et, de lautre, le public qui devrait patienter au-dehorsjusqu ce que les faits soient assez mrs pour quil en prenne connaissance. Les tempsont chang, et avec eux les rapports du savoir indiscutable et du jugement discutable.Nous sommes tous embarqus dans les mmes exprimentations collectives, quil sagissede gntique, de mtorologie, dcologie, dinformatique ou dconomie. Autrementdit, nous sommes tous amens, un titre ou un autre, faire de la politique scienti-

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    2. Imre Lakatos, Histoire et mthodologie des sciences. Programmes de recherche et reconstruc-tion rationnelle, PUF, Paris (1994) a t le plus loin dans la qualification des programmesde recherche par leur fcondit.

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  • fique. Quil sagisse de choisir sur une tagre un sachet de soja gntiquement recom-bin, de subir ou non une opration risque, dabandonner notre voiture diesel, de nousfaire prlever du sang, de passer la monnaie unique, nous nous trouvons au curde controverses scientifiques, juridiques, techniques, lgales, obligs dimaginerun programme de recherche et dapprcier les savoirs par dautres qualits que le vraiet le faux.

    O se trouve cette riche palette de jugements sur les sciences qui nous permettraitde faire face aux obligations nouvelles de cette politique scientifique gnralise ?Mais dans les sciences mmes, justement, ou plutt au cur des processus de recherche.Cest bien l quil faut aller la chercher. Puisque les chercheurs gotent eux-mmesleurs projets de recherche par des adjectifs bien plus subtils que ceux d exact et d inexact , et que nous sommes embarqus dans les mmes exprimentations,il faut bien quils partagent ces jugements avec ceux qui sont devenus, par la forcedes choses, des collgues. Les chercheurs ne doivent plus seulement diffuser leur savoir,mais aussi partager leur perplexit devant des politiques scientifiques qui nousconcernent tous des titres divers.

    Au lieu de lancien partage entre savoir indiscutable et politique discutable, nousnous trouvons tous obligs de participer une discussion publique. Il faut donc, dansun journal scientifique comme celui-ci, multiplier les voix et les genres, tout faire pourque les sciences soient lobjet de jugements aussi divers que ceux que les chercheursentretiennent entre eux dans le fond de leurs laboratoires. Lorsque Jrgen Habermas,De l'thique de la discussion, Cerf, Paris (1992) veut maintenir le dbat public contrela raison instrumentale des experts, il ne se rend pas compte quil obtiendrait ce quilrecherche beaucoup plus vite sil prenait en compte les controverses des experts eux-mmes. Cela revient croiser Lakatos qui veut mettre les savants labri du mondesocial et Habermas qui veut mettre le monde social labri des savants ! Magnifiquesymtrie qui donne la solution du problme que ni lun ni lautre ne parviennent rsoudre. Lamateur de sciences participe tout simplement cette prolifration. En toutcas, cest le risque quil prend.

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  • Vous avez dit scientifique ?

    Rduite sa forme, la mthode scientifique ressemble toujours des conseils de bonsens le plus souvent divergents : couter les avis contraires, tourner six fois sa languedans sa bouche, persister assez longtemps sans se laisser intimider, ne pas sobstiner,vrifier si lon ne sest pas tromp, faire confiance. Tout cela est bien dcevant. Ce sontles objets auxquels on applique ces prceptes qui donnent lexpression de mthodescientifique sa pertinence1. La falsification, par exemple, napparat comme une rgleprofonde que lorsquelle sapplique des lois physiques ou des questions de biologie.Dtache de ces ralits matrielles, elle nest, vrai dire, quune vidence de senscommun que nous mettons tous les jours en application.

    Sil parat si difficile de dfinir une mthode, cest peut-tre parce que lon cherche nommer par un seul terme des formes de vie trop diffrentes. Que signifie, en effet,ladjectif scientifique ? On peut lentendre dau moins trois manires diffrentes quilfaut, mon sens, soigneusement distinguer. Au sens premier, scientifique sentenddune forme de discours qui permet de court-circuiter la parole publique, la palabre popu-laire, le bavardage mondain, les rumeurs oiseuses, ltalage indfini de la subjectivit.Dans ce premier sens, dire dune donne quelconque quelle est scientifique veut direquil ny a plus discuter. Quelque chose passe au milieu de la vie commune quil est aussivain de vouloir arrter quun train grande vitesse lanc travers un hameau.

    Au sens deuxime, le mme adjectif scientifique signifie presque exactementlinverse : des entits nouvelles dont on navait jusquici jamais parl, commencent former un univers de discours inusits, lintrieur de communauts scientifiquesoriginales, loccasion de dispositifs exprimentaux jamais employs jusquici.Ces entits-l, loin de court-circuiter la discussion, rendent, au contraire, les scien-tifiques et ceux qui ils sadressent perplexes. Songeons aux prions, ces petites

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    1. Jean Lave. Cognition in Practice. Mind, Mathematics and Culture in Everyday Life, CambridgeUniversity Press, Cambridge (1988).

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  • protines, dites justement, non-conventionnelles , qui peuvent tre renduesresponsables de la maladie de la vache folle mais ce nest pas encore tout faitcertain. Les faits qui les contiennent nont pas encore la puissance dun train grandevitesse : disons quils sont seulement candidats une existence assure. Loin dinter-rompre toute discussion, ils viennent, linverse, la compliquer, comme on a pule constater loccasion de cette immense affaire qui a mis en pril tout le marcheuropen de la viande, ainsi que le systme entier de la veille vtrinaire.

    Mais il y a encore un troisime sens, auquel on se rfre, sans y penser, lorsquonaffirme quun fait est scientifique . On veut dire par l quil y a derrire lnoncune grande quantit de preuves, de chiffres, de data, que lon pourrait mobiliser en casde doute. Alors que le premier sens renvoie plutt lindiscutable et que le secondporte sur la nouveaut et la perplexit quelle engendre, ce troisime sens porte pluttsur ce que lon pourrait appeler la logistique. Quand on a voulu dresser la carte golo-gique de la France, il a fallu collecter, classer, grer, synthtiser, reformater des centainesde milliers de donnes primaires. Il y a l un problme de management qui tientessentiellement lampleur de ce quon veut manipuler2.

    Or, un nonc peut-tre scientifique en ce troisime sens et ne pas ltre au deuxime,exactement pour la mme raison quune arme peut avoir une excellente logistiquemais aucune stratgie. Inversement, un nonc peut-tre scientifique au deuxime sens des entits nouvelles viennent compliquer les propos trop rapides que lon tenaitjusque-l sur le monde sans tre pour autant scientifique au troisime sens du terme aucune masse de donnes ne vient les appuyer. Cest souvent le cas au dbutdes avances thoriques, dans certains domaines des sciences dobservation, pourde grandes parties des sciences humaines et pour presque toutes les humanits.

    En appliquant le mme adjectif scientifique on fait donc appel troisrpertoires daction qui nont presque aucun rapport et que seule lhistoire a mls.

    Le premier sens a pour origine une longue guerre contre la politique, amorcepar les Grecs, et poursuivie jusqu nos jours : comme on trouve le discourspolitique trop lambin, trop tordu, trop complexe, trop mensonger, on a cherch le simplifier en faisant appel des noncs qui auraient laptitude de fermer pourtoujours la bouche des contradicteurs et de suspendre tout dbat3. Mais ce premiersens, celui de lpistmologie politique, na jamais fait bon mnage avec le deuxime,qui a permis aux socits anciennes aussi bien quindustrielles, de multiplier le nombredentits avec lesquelles les humains doivent partager leur sort.

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    2. Theodore M. Porter, Trust in Number. The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life,Princeton University Press, Princeton (1995). Mary Poovey, History of the Modern Fact.Problems of Knowledge in the Sciences of Wealth and Society, Chicago University Press,Chicago (1999).

    3. Barbara Cassin, L'Effet sophistique, Gallimard, Paris (1995).

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  • Alors que le premier sens permettait de limiter lusage de la dmocratie un croupion,le deuxime oblige, au contraire, ltendre toujours davantage de faon pouvoirabsorber les controverses incessantes qui portent sur les alliances variables dhumainset de non-humains. Le troisime sens, quant lui, dorigine beaucoup plus rcente,dpend des exigences de la dmographie de ces collectifs nouveaux contraints tenirensemble des quantits toujours plus grandes dassocis humains et non-humains.

    Pas tonnant quon ait quelque peine dfinir une mthode scientifique, si le mmeadjectif recouvre des sens aussi diffrents

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    Vous avez dit scientifique ?

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