Christine Noille - L'ANALYSE DU STYLE DANS LA RHÉTORIQUE CLASSIQUE

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388 Sophie Laumaillé le premier traducteur en français du Pseudo-Longin. L'intérêt profond mani- festé pour le sublime est ainsi le signe d'une tension propre au classicisme, tant dans ses œuvres littéraires qu'à travers ses recherches théoriques ; il ne s'agit pas seulement d'ordre et de raison, mais aussi de bouleversement et de pathos. On peut alors s'interroger quant au statut à accorder au sublime dans ce cadre : faut-il le penser comme un cas d'exception, une tentation baroque, un risque de rupture du classicisme ? Ou bien peut-il être au contraire consi- déré comme son achèvement, grâce à une distance prise par rapport à des exi- gences rhétoriques risquant d'être stériles à force de normes ? Les traités d'éloquence du XVII e siècle développent dans leur ensemble un idéal selon lequel le vrai, le bien et le beau sont équivalents et convertibles, reprenant à leur compte une rêverie d'inspiration platonicienne tout autant que cicéronienne ou chrétienne ; la finalité assignée au discours est ainsi la recherche d'une perfection à la fois éthique et esthétique. Or, il est un discours qui se caractérise d'abord par sa mission morale : le sublime, suscitant l'élé- vation de l'âme, se fait adjuvant de la parole divine. Le discours sublime est tel, précisément parce qu'il remplit cette mission ; il n'est d'autre moyen de le reconnaître que de constater le ravissement qu'il opère dans l'âme du récep- teur. La parole sublime présuppose nécessairement son fondement sur le vrai et le bien confondus, et cette condition pleinement réalisée permet l'audace esthétique, à commencer par la reconnaissance et l'analyse des outils stylis- tiques. On pourrait dire de manière raccourcie : parce que Dieu est bon, la rhétorique est fondée à exister. Le sublime est ainsi un art total, celui qui est pleinement justifié par une transcendance et dont l'esthétique se confond avec la spiritualité la plus élevée. Sophie LAUMAILLÉ Rouen L'ANALYSE DU STYLE DANS LA RHÉTORIQUE CLASSIQUE L'analyse rhétorique ne s'intéresse en propre qu'aux effets du discours : cette proposition ne prétend pas enfermer la rhétorique classique dans un espace réservé, que ce soit le champ d'un savoir ou un corpus de textes. La rhétorique sera ici définie comme une analyse du discours, c'est-à-dire comme un mode spécifique de réflexion sur le langage en contexte de communication. La rhétorique sera pour nous une argumentation complexe mise en œuvre pour analyser, à tous ses niveaux, le discours. Et plus précisément, notre hypothèse est qu'elle diffracte au XVII e siècle son objet en un niveau logique, un niveau poétique et un niveau proprement rhétorique, pour en revenir à notre incipit. Celui-ci visait en effet à rappeler a contrario les lieux argumen- tatifs que l'analyse du discours partage avec d'autres disciplines. Car la réflexion rhétorique s'interroge aussi, à l'instar de la logique, sur la valeur de vérité des énoncés et elle envisage la production verbale - la lexis aristotéli- cienne - comme un art de la figure au même titre que la poétique. Trois distinctions fondamentales structurent donc l'analyse classique du discours : d'abord une distinction métaphysique entre cause formelle et cause matérielle, entre idée et verbe, infléchit l'interprétation des res - les matières du discours - en une acception essentialiste, les « choses » du monde aux- quelles le discours fait référence ; puis une distinction technique entre cause matérielle et cause finale, entre procédés et produit fini, considère l'élabora- tion du discours comme une poiesis, une mise en forme du matériau verbal, une figuration marquée du langage ; enfin, une distinction rhétorique entre production et réception permet de relier la praxis de l'auditeur (jugement, délibération ou éloge) aux choix de la technique oratoire. Trois idéaux corres- pondent alors à cette triple approche : l'adéquation des mots aux choses, défi- nition même du vrai ; la transparence des procédés de fabrication, autrement dit le naturel ; l'efficacité optimale du discours, sa charge pathétique, bref le moment où la réception se résout en une passion. Trois idéaux pour une esquisse du meilleur style La conception du style en rhétorique est elle aussi régie par ces trois grandes orientations. Le style est le langage de l'orateur en tant qu'il est rapporté tantôt aux choses auxquelles le discours se réfère - le style relève alors d'un choix de registre -, tantôt à un usage figurai donné - il procède d'un processus de stylisa- tion, de figuration -, tantôt enfin, à un état pathétique particulier (la qualification du style est dans ce cas infinie : froid, doux, chaleureux, etc.). Dans le premier cas, la valeur stylistique se dira en termes de convenance, de justesse et d'écono-

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388 Sophie Laumaillé

le premier traducteur en français du Pseudo-Longin. L'intérêt profond mani-festé pour le sublime est ainsi le signe d 'une tension propre au classicisme, tant dans ses œuvres littéraires qu ' à travers ses recherches théoriques ; il ne s 'agit pas seulement d 'ordre et de raison, mais aussi de bouleversement et de pathos. On peut alors s ' interroger quant au statut à accorder au sublime dans ce cadre : faut-il le penser comme un cas d 'exception, une tentation baroque, un risque de rupture du classicisme ? Ou bien peut-il être au contraire consi-déré c o m m e son achèvement, grâce à une distance prise par rapport à des exi-gences rhétoriques risquant d 'ê t re stériles à force de normes ?

Les traités d 'é loquence du XVII e siècle développent dans leur ensemble un idéal selon lequel le vrai, le bien et le beau sont équivalents et convertibles, reprenant à leur compte une rêverie d ' inspiration platonicienne tout autant que c icé ron ienne ou chré t ienne ; la f inal i té ass ignée au discours est ainsi la recherche d ' u n e perfection à la fois éthique et esthétique. Or, il est un discours qui se caractérise d 'abord par sa mission morale : le sublime, suscitant l 'élé-vation de l ' âme, se fait adjuvant de la parole divine. Le discours sublime est tel, précisément parce qu ' i l remplit cette mission ; il n 'es t d 'autre moyen de le reconnaître que de constater le ravissement qu ' i l opère dans l ' âme du récep-teur. La parole sublime présuppose nécessairement son fondement sur le vrai et le bien confondus, et cette condition pleinement réalisée permet l 'audace esthétique, à commencer par la reconnaissance et l 'analyse des outils stylis-tiques. On pourrait dire de manière raccourcie : parce que Dieu est bon, la rhétorique est fondée à exister. Le sublime est ainsi un art total, celui qui est ple inement just if ié par une transcendance et dont l 'esthétique se confond avec la spiritualité la plus élevée.

Sophie LAUMAILLÉ Rouen

L'ANALYSE DU STYLE DANS LA RHÉTORIQUE CLASSIQUE

L'analyse rhétorique ne s ' intéresse en propre qu 'aux effets du discours : cette proposition ne prétend pas enfermer la rhétorique classique dans un espace réservé, que ce soit le champ d 'un savoir ou un corpus de textes. La rhétorique sera ici définie comme une analyse du discours, c 'est-à-dire comme un mode spécifique de réflexion sur le langage en contexte de communication. La rhétorique sera pour nous une argumentation complexe mise en œuvre pour analyser, à tous ses niveaux, le discours. Et plus précisément, notre hypothèse est qu 'e l le diffracte au XVIIe siècle son objet en un niveau logique, un niveau poétique et un niveau proprement rhétorique, pour en revenir à notre incipit. Celui-ci visait en effet à rappeler a contrario les lieux argumen-tatifs que l ' ana lyse du discours partage avec d 'autres disciplines. Car la réflexion rhétorique s ' interroge aussi, à l ' instar de la logique, sur la valeur de vérité des énoncés et elle envisage la production verbale - la lexis aristotéli-cienne - comme un art de la figure au même titre que la poétique.

Trois distinctions fondamentales structurent donc l 'analyse classique du discours : d ' abord une distinction métaphysique entre cause formelle et cause matérielle, entre idée et verbe, infléchit l ' interprétation des res - les matières du discours - en une acception essentialiste, les « choses » du monde aux-quelles le discours fait référence ; puis une distinction technique entre cause matérielle et cause finale, entre procédés et produit fini, considère l 'élabora-tion du discours comme une poiesis, une mise en forme du matériau verbal, une figuration marquée du langage ; enfin, une distinction rhétorique entre production et réception permet de relier la praxis de l 'auditeur (jugement, délibération ou éloge) aux choix de la technique oratoire. Trois idéaux corres-pondent alors à cette triple approche : l 'adéquation des mots aux choses, défi-nition même du vrai ; la transparence des procédés de fabrication, autrement dit le naturel ; l 'eff icacité optimale du discours, sa charge pathétique, bref le moment où la réception se résout en une passion.

Trois idéaux pour une esquisse du meilleur style

La conception du style en rhétorique est elle aussi régie par ces trois grandes orientations. Le style est le langage de l'orateur en tant qu'il est rapporté tantôt aux choses auxquelles le discours se réfère - le style relève alors d 'un choix de registre -, tantôt à un usage figurai donné - il procède d 'un processus de stylisa-tion, de figuration -, tantôt enfin, à un état pathétique particulier (la qualification du style est dans ce cas infinie : froid, doux, chaleureux, etc.). Dans le premier cas, la valeur stylistique se dira en termes de convenance, de justesse et d'écono-

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mie, de clarté et de simplicité ; dans le deuxième cas, elle dépendra de la perfec-tion, de l 'achèvement des parties en un tout, d 'un effet de naturel ; dans le troi-sième cas, elle relèvera d 'un pathos où vient se fondre la matérialité du texte. Telle pourrait être la leçon reconstituée des remarques éparpillées mais conver-gentes que La Bruyère consacre à la description de son idéal oratoire et stylis-tique, et dont le fragment 55 du chapitre « Des ouvrages de l'esprit » semble proposer une synthèse autour de la notion de sublime.

Les propositions que La Bruyère y consigne coordonnent en effet de façon cohérente les trois analyses que la rhétorique mène sur l 'art de parler. Après avoir évoqué l 'enf lure de l 'action et de l 'é loquence comme ressort grossier pour persuader le peuple et les pédants, le f ragment se poursuit ainsi :

Il semble que la logique est l'art de convaincre de quelque vérité ; et l'élo-quence un don de l'âme, lequel nous rend maîtres du cœur et de l'esprit des autres ; qui fait que nous leur inspirons ou que nous leur persuadons tout ce qui nous plaît. [...] L'éloquence est au sublime ce que le tout est à sa partie. Qu'est-ce que le sublime ? Il ne paraît pas qu'on l'ait défini. Est-ce une figure ? Naît-il des figures, ou du moins de quelques figures ? Tout genre d'écrire reçoit-il le sublime, ou s'il n'y a que les grands sujets qui en soient capables ? Peut-il briller autre chose dans l'églogue qu'un beau naturel, et dans les lettres familières comme dans les conversations qu'une grande délicatesse ? ou plutôt le naturel et le délicat ne sont-ils pas le sublime des ouvrages dont ils font la perfection ? Qu'est-ce que le sublime ? Où entre le sublime ? Les synonymes sont plusieurs dictions ou plusieurs phrases différentes qui signifient une même chose. L'antithèse est une opposition de deux vérités qui se donnent du jour l'une à l'autre. La métaphore ou la comparaison emprunte d'une chose étrangère une image sensible et naturelle d'une vérité. L'hyperbole exprime au-delà de la vérité pour ramener l'esprit à la mieux connaître. Le sublime ne peint que la vérité, mais en un sujet noble ; il la peint tout entière, dans sa cause et dans son effet ; il est l'expression ou l'image la plus digne de cette vérité. [...] Pour le sublime, il n'y a, même entre les grands génies, que les plus élevés qui en soient capables

A la façon dont Aristote met en parallèle la dialectique et la rhétorique au début de sa Rhétorique, La Bruyère spécifie d 'abord son objet, l 'éloquence, par la soumission concomitante de l 'esprit et du cœur, là où le raisonnement ne s 'adresse q u ' à la raison. Ce faisant, il adopte une perspective proprement rhétorique pour aborder la question du sublime, y voyant une « partie » de l ' é loquence - formule on ne peut plus elliptique. Si l 'é loquence semble ici un art de la persuasion efficace, le sublime est alors plus ou moins en relation avec un pathos du discours 2 : pour plus de précisions, La Bruyère se livre

1. LA BRUYÈRE, Les Caractères, éd . R. GARAPON, Garn ie r , 1962, « D e s o u v r a g e s de l ' e sp r i t », f r . 55, p p . 8 9 - 9 1 .

2. Faut- i l s o u l i g n e r la p o l y s é m i e de ce t e rme ? Il n'est q u ' à se repor te r à la Rhétorique d ' A r i s t o t e pour en no te r l a r i chesse . S ' i l p e r m e t de r eg roupe r t ous les e f f e t s e n v i s a g e a b l e s d a n s l a ca t égor i e g é n é r i q u e de l a pa s s ion , i l ne di t r ien en r e v a n c h e de son o r ig ine , ni de son poin t d ' a p p l i c a t i o n . Le pathos d o n t t é m o i g n e la lexis du d iscours peut s ' app l ique r à l ' au teur (qu ' i l s ' ag i s se d ' u n e express ion s incère ou d ' u n e fe inte habile) ; i l peut se r epor te r à l ' a u d i t e u r (la rhé to r ique pos tu lan t a lors q u e la t e c h n i q u e f i gu ra l e est à m ê m e de régir la r é c e p t i o n ) ; e n f i n , i l peu t r e n v o y e r à l ' é t a t pass ionne l r ep ré sen t é dans le d i scour s ( l ' o r a t eu r , en poète , ayant é té a m e n é à p rodu i r e la mimésis d ' u n ca rac tè re a f fec té ) . C ' e s t a ins i q u ' à t r avers le t e rme m ê m e de pathos,

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d'abord à un recensement des diverses définitions qui sont susceptibles d 'en rendre compte, sans en accréditer aucune. En termes de catégories, le sublime, au même titre que le style, peut être compris comme une figure ou c o m m e un effet (« Est-il une figure ? Naît-il des figures ? »). Au regard des matières, il peut constituer le caractère - le style - des matières nobles, au même titre que îe naturel et la délicatesse caractérisent les matières simples et médiocres ; dans une perspective poétique, le sublime correspond littéralement à la perfec-tion de l 'art qu 'es t le naturel, l 'au-delà des règles, et à ce titre, il peut être la marque de tout discours dominant l 'artifice, capable d ' une éloquence naturelle et délicate. « Qu'est-ce que le sublime ? Où entre le sublime » ?

A ce point de la réflexion, La Bruyère s 'engage dans la description d 'un certain nombre de dénominations indirectes, de figures. Il les définit par le lien que la dénotation indirecte entretient avec ce qu 'el le dénote : la synony-mie dénote un réfèrent par l ' indication d 'un autre réfèrent jugé identique au premier 3, l 'antithèse par l ' indication d 'un réfèrent opposé, la métaphore, par l ' indication d 'un réfèrent qui est une image du premier (autrement dit, qui partage avec lui un sème), enfin, l 'hyperbole, par l ' indication d 'un référent superlatif. Dans le premier cas, le sens littéral est assimilé au sens figuré, dans le deuxième, il l ' inverse, dans le troisième, il le recoupe partiellement, dans le quatrième, il l 'excède.

A la suite de quoi, le sublime est envisagé : il s 'agit donc d 'un type de dénotation - figurale ou littérale -, là est la question. Venant après quatre dénotations figurées, il semble qu 'on doive l 'envisager comme une figure, mais il s ' avère proposer une dénotation propre : son dénoté littéral n 'es t autre que le référent à dénoter. Au regard de l 'exigence première de justesse et de clarté, il représente alors la formulation la plus adéquate de la matière, autre-ment dit l 'expression même de la vérité : en ce sens, il renvoie à l 'obsession à la fois technique et morale du terme propre qui se manifeste par ailleurs dans les considérations de La Bruyère sur le style 4. Instrument idéal au service du vrai, Je subl ime est alors à rapprocher du régime figurai propre à l 'hypotypose en ce qu' i l est une peinture « noble » et circonstanciée de la vérité : « [...] il la peint toute entière, dans sa cause et dans son effet ; il est l 'expression ou

la r ep ré sen t a t i on , la p roduc t ion et la récep t ion - au t r emen t dit tous les n iveaux de l ' a n a l y s e rhé tor ique -sont à la f o i s m i s en re la t ion avec u n e t e c h n i q u e de la f igure et avec un e épistémé q u ' A r i s t o t e qua l i f i e de pol i t ique , l a c o n n a i s s a n c e du c œ u r h u m a i n .

3 . D é f i n i r la s y n o n y m i e par la c o n c u r r e n c e de p lus ieurs déno ta t ions l i t térales p o u r un m ê m e déno té serait incor rec t s i on veut la cons idé re r c o m m e une déno ta t ion indirecte , car alors, e l le représentera i t s im-p l e m e n t un cas de la déno ta t ion d i rec te , celui où p lus ieurs t e rmes p ropres exis tent p o u r un seul ré fé ren t . Pour qu ' i l y ai t figure, i l f au t lui r e c o n n a î t r e un déno té littéral et un d é n o t é f iguré .

4. Vo i r LA BRUYÈRE, op. cit., « D e s O u v r a g e s de l 'espr i t », fr. 17, p. 71 :

Entre toutes les d i f férentes express ions qui peuvent rendre une seule de nos pensées , i l n ' y en a q u ' u n e qui soit (a bonne . [...J Un bon auteur, et qui écr i t avec soin, éprouve souvent que l ' express ion q u ' i l cherchai t depuis long-t emps sans la connaî t re , et qu ' i l a en f in trouvée, est celle qui était la plus s imple, la plus naturelle [...1.

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l ' image la plus digne de cette vérité » 5. Dans une première acception, le sublime était le registre stylistique des matières nobles ; dans une seconde acception, il signait une réussite poétique du style, en ce qu' i l dépassait les artifices de sa fabrication ; La Bruyère adopte ici, sous le terme de sublime, une appréhension rhétorique du style de la vérité en tant qu ' i l est pathétique. L 'hypotypose jouit en effet el le-même d ' un statut particulier dans l 'arsenal poétique des procédés au XVIIe siècle : elle n 'es t jamais décrite technique-ment, mais seulement à travers ses effets. Elle est une figure qui garantit l 'ani-mation du discours et permet la figuration mimétique de la chose même, en marquant dans l 'é loquence la passion de l 'orateur au service de sa vérité. Il s 'agi t là d ' une interprétation de la figure qui rompt avec la conception aristo-télicienne pour s ' intégrer à une approche augustinienne de la lecture comme règne des passions et de l ' imagination. De la même façon, si le sublime est une figure, il en présuppose une définition pathétique. Le sublime jouit ainsi d ' u n s ta tut con t rad ic to i re : respec tueux de la con fo rmi t é verbale, i l est l ' express ion propre au regard de laquelle toute autre formulat ion paraîtra moins directe, et partant figurée ; comparé à la figuration ornementale, il est caractérisé par un dépassement de l 'art ifice et s 'oppose à la notion même de f igure ; implicitement rapporté à une exposition « froide », purement démons-trative, il est une expression figurée, qui enrichit la simple présentation du vrai d ' u n e connotation pathétique, à l ' instar du style noble et relevé qui lui a donné son nom : il attribue à la vérité l 'ef fe t le plus puissant, le seul qui lui convienne. Il se situe ainsi au croisement du style simple, du style naturel et du pathos inhérent au registre sublime.

Que le vrai soit doté d 'une force d ' impression irrésistible, qu' i l convertisse à la fois le cœur et l 'esprit à la cause de l 'auteur, constitue bien un idéal, une réussite qui a pour nom le sublime. Tel est le terme par lequel est désignée la valeur d ' u n e œuvre : « Pour le sublime, il n 'y a, même entre les grands génies, que les plus élevés qui en soient capables » 6. Mais à définir le vrai par son effet, on peut oublier que la vérité est d 'abord, selon la formule de Bernard Lamy, « un rapport de conformité » aux res 7. A l 'exception de l ' idéal à la fois rhétorique, figurai et représentationnel atteint par le sublime, il apparaît que persuasion, figuration et démonstration sont le plus souvent dis-sociées : en d 'autres termes, l 'e f fe t de vérité - autre nom du vraisemblable -n 'es t pas toujours attaché à l 'énonciation de la vérité, pas plus que ne l 'est la dignité de la prose, et le sublime peut se révéler trop grandiloquent pour être pathétique.

5 . V o i r , p o u r c o m p a r a i s o n , c e t t e d é f i n i t i o n d e l ' h y p o t y p o s e p r o p o s é e p a r B e r n a r d L A M Y d a n s L a Rhétorique ou L'Art de parler, 1 6 9 9 , B r i g h t o n , S u s s e x r e p r i n t s , 1 9 6 9 , I I , 9, p. 1 2 2 :

L ' h y p o t y p o s e es t une e s p è c e d ' e n t h o u s i a s m e qui fai t [...) q u ' o n le représen te [le su je t du d i scour s ] s i v ivement d e v a n t les yeux de ceux qui écoutent , q u ' i l leur s e m b l e voir ce q u ' o n leur dit. La descr ip t ion est une f igure assez s emb lab l e , m a i s qui n ' e s t pas s i vive.

6 . L A B R U Y È R E , op. cit., « D e s o u v r a g e s d e l ' e s p r i t » , f r . 5 5 , p . 9 1 .

7 . L A M Y , op. cit., V , 6 , p . 3 1 8 .

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Le style, d'une classe à l'autre

Reposant sur trois systèmes argumentatifs hétérogènes, la théorie du dis-cours élaborée par la rhétorique classique est fragilisée par sa propre com-p l e x i t é : l e u r j o n c t i o n o c c a s i o n n e e n e f f e t u n c e r t a i n n o m b r e d e disfonctionnements la « travaillant » et l 'obligeant à invalider ses catégories fondatrices. La première argumentation finit par effacer la frontière entre les choses et les mots au profit d 'une réduction poétique des choses à la figure que s 'en forme l 'honnête homme. Face à la complexité des figures à l 'œuvre dans le fonctionnement du discours, l 'analyse poétique ne conçoit plus l 'écri-ture en termes de figuration mais comme expression d 'un auteur. L'analyse figurale rapporte ainsi le texte à ses effets, l'éthos auctoriai étant déduit de sa charge pathétique. La troisième argumentation reliait la sphère de la pratique -la réception et l 'usage des textes - à celle de la poétique, en élaborant une technique de l 'effet . Privée d 'une analyse pertinente du fonctionnement du discours, l 'analyse rhétorique délaisse la constitution d 'un art de persuader pour se concentrer sur une interprétation « pathétique » de la lecture indexant la définition du vrai et du beau achevé sur la force d 'émotion inhérente au style.

Cette triple évolution marque l ' e f fondrement des dichotomies postulées entre le monde et les mots, entre l 'auteur et sa production, entre le texte et le lecteur : c 'es t ainsi que la conception analytique du discours abdique insensi-blement, favorisant l ' instauration d 'une définition non analytique du style. La réinterprétation des res en termes de verba dans une théorie générale de la figuration, invalide en effet la classification des styles selon la matière. La faillite d ' une interprétation aristotélicienne de la figure oblige à abandonner toute description figurale du style, sinon en recourant à des figures définies par leur effet pathétique ; enfin, l 'argumentation rhétorique évinçant toute ana-lyse théorique du pathos au profit d 'une évocation de la figure de l 'auteur telle qu 'e l le apparaît dans ses œuvres, l ' interprétation augustinienne du style s ' impose alors - et perdure dans l ' image du style d 'auteur qui est parfois encore la nôtre aujourd 'hui .

Les définit ions concurrentes du style que donne Bernard Lamy dans La Rhétorique ou L'Art de parler constituent alors un témoignage précieux sur une doctrine en pleine mutation, dans la mesure où le syncrétisme d 'un La Bruyère cède ici le pas à un amalgame désordonné :

Le quatrième Livre traite des styles ou manières de parler que chacun prend selon les inclinations et les dispositions naturelles qu'il a. Je fais voir qu'il faut que la matière règle le style, qu'on doit s'élever ou s'abaisser selon qu'elle est relevée ou qu'elle est basse ; et que la qualité du discours doit exprimer la qua-lité du sujet. J'examine quel doit être le style des orateurs, des poètes, des his-toriens, des philosophes. Après quoi je traite des ornements, que je fais voir n'être qu'une suite naturelle de l'exactitude avec laquelle on doit suivre les règles qui ont été proposées 8.

8 . Ibid., P r é f a c e .

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Lamy applique à la lettre le programme initial. Ce faisant, il adopte et dépasse successivement chacune des trois analyses pour décrire le style en rapport avec les choses, les types de figuration et les effets.

Première classification, l 'adaptation du style à la matière : La matière que l'on traite doit déterminer dans le choix du style ; [...] il y a une infinité de styles différents, les espèces de choses que l'on peut traiter étant infinies. Néanmoins les maîtres de l'art ont réduit toutes les matières d'écrire particulières sous trois genres 9.

La tripartition des matières, et partant des styles, est présentée avec justesse c o m m e une convention d 'analyse, sans laquelle la description des registres stylistiques s 'éparpillerait dans une science du particulier. Conformément à la règle de l 'adéquation entre res et verba, le style simple correspond alors à l 'application la plus correcte de l ' impératif d 'économie et de propriété :

[...] quand nous n'avons pour objet que des choses communes, nous sommes contraints pour lors d'employer les termes propres et ordinaires : il n'est pas permis de figurer notre discours, il faut parler simplement, ce qui n'est pas sans difficulté [...]

Eu égard à la connotation sociale de cette hiérarchie, il importe de dédouaner le style simple de toute vulgarité : non seulement, il n 'appart ient pas au vul-gaire d ' en user communément , puisque son élaboration est loin d 'ê t re aisée, mais en outre,

quand j 'ai appelé ce caractère simple, je n'ai pas voulu signifier par ce mot une certaine bassesse qui n'est jamais bonne et qu'il faut éviter. [...] Elle [la matiè-re de ce style] veut que les habits que l'on lui donne soient propres et honnêtes ".

L 'honnêteté renvoie ici simplement à des qualités de moralité et de décence. Il n ' en va pas de même dans la définition du style médiocre. Celle-ci s 'avère d ' emb lée délicate et pour un peu, Lamy l 'esquiverait :

Je ne dirai rien du caractère médiocre, parce qu'il suffit de savoir qu'il consiste dans une médiocrité qui doit participer de la grandeur du caractère sublime, et de la simplicité du caractère simple. Virgile nous a donné l'exemple de ces trois caractères 12.

Le renvoi aux deux autres définitions ou aux vertus de l ' imitation est complé-té par cette seule proposition :

La plupart des choses qui font le sujet de nos entretiens et de nos discours sont médiocres. La question est donc de les envisager telles qu'elles sont, d'en juger raisonnablement comme le doit faire un honnête homme

Une telle r emarque semble écraser toute d i f fé rence entre le s imple et le médiocre , puisqu 'au tant tous deux relèvent d ' u n e justesse de l 'expression

9. Ibid., IV, 8, p. 263.

10. Ibid., IV, 10, p. 270.

11. Ibid., IV, 10, p. 271.

12. Ibid., IV, 11, p. 271.

13. Ibid., IV, 11, p. 272.

L'analyse du style dans la rhétorique classique 395

reflétant la justesse de la pensée. Mais alors que la définition du style simple met l 'accent sur la propriété des termes et la transparence du discours, celle du style médiocre place comme référence majeure à l 'origine des mots non les choses « telles qu 'el les sont », mais bien telles que les envisage « un honnête homme » : car le style médiocre est le fait d 'un

[...] esprit raisonnable et naturel qui n'outre rien [...] et qui en parle dans les termes qu'on en parle lorsqu'on n'y cherche point de façon, qu'on n'affecte rien, qu'on suit la raison, la bienséance, l'usage des honnêtes gens. C'est là le caractère d'un esprit poli, qu'on prend dans la conversation de ceux qui ont l'esprit naturel, bien fait [...] I4.

Mesuré à l ' idéal de représentation des res dans les verba, le style simple ren-voie à une version forte de cette analyse, tandis que le style médiocre est pris en charge par sa version faible, laquelle substitue aux res la figure que s 'en forme l 'honnête homme ; à l ' impératif de conformité régissant non seulement l 'expression mais surtout la pensée, est préféré un impératif de convenance à l 'usage qui fait autorité, lequel relève d 'un travail de stylisation particulier, visant à l 'urbanité 15. C 'es t à ce point que l 'analyse poétique du style prend le relais.

C 'es t en effet à une appréhension figurale que renvoie la définition du style sublime : certes, aux matières rares convient un style adapté, mais l 'extraordi-naire en matière de style est défini comme usage figuré de la langue, comparé à l 'usage courant. Il importe, pour le peintre des grands sujets, de choisir ou relever les « circonstances » qui y sont attachées, de façon à en fournir une représentation superlative :

Lorsqu'un poète est maître de son sujet, qu'il peut ajouter ou retrancher, s'il entreprend de faire une description, par exemple, d'une tempête, il doit consi-dérer tout ce qui arrive dans les tempêtes, et en examiner toutes les circons-tances, afin de rapporter celles qui sont les plus extraordinaires et les plus surprenantes [...] 16.

C 'est par ce biais que la subordination de la manière à la matière fait place à une réflexion sur le travail de figuration. Bernard Lamy abandonne alors la tripartition des styles inspirée de la roue de Virgile, pour une classification obéissant à des critères figuraux.

Lamy s 'a t tache en effet à décrire ce que doit être le style des orateurs, celui des historiens, le style dogmatique et le style des poètes. A première vue, il pourrait s 'agir d ' une classification empirique, imposée par l 'état de la pratique. Mais il apparaît au fil des chapitres que chacun de ces registres cor-respond à une figuration différente de la vérité. Car le style dogmatique et le

14. Ibid.. IV, 11, p. 273.

15. Introduit ici dans une perspective argumentat ive en termes de stylisation, le respect de l 'urbani té est bien sûr à rep lacer dans une approche socio-culturelle, laquelle a déjà bien mis en valeur le modèle « stylis-tique » et moral que const i tue en ce domaine la conversation.

16. Ibid.. IV, 9, p. 266.

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style poétique se situent aux deux extrémités d ' une gradation dans le travail des figures. Les vérités que présente le style dogmatique étant incontestables, il n ' e s t pas besoin de les représenter superlativement, d 'accroître leur force par la figuration : « C 'es t pourquoi le style d 'un géomètre doit être simple, sec et dépouillé de tous les mouvements que la passion inspire à l 'orateur » n. A l ' inverse, l 'é loquence poétique insuffle aux matières un pathos irrésistible.

La prose endort, la poésie réveille. [...] ils [les poètes ] sortent, pour ainsi dire, d'eux-mêmes, et [...] se laissant aller au feu de leur imagination, ils deviennent semblables à une sibylle, qui étant pleine d'un esprit extraordinaire ne parlait plus le langage ordinaire des hommes l8.

Le discours dogmatique constitue donc un degré minimal dans la marque sty-listique apportée par la figuration, et sert en quelque sorte de référence abso-lue p o u r évaluer l ' écar t f igurai des autres styles ; inversement , seule la convention poétique « naturalise » l 'art if ice d ' une figuration abondante, dont il fau t partout ailleurs s 'écarter pour garantir un usage efficace de la figure. Discours et histoire occupent, quant à eux, une place intermédiaire dans la classification. Ni « secs », ni artificiels, ils se distinguent par leur mode de figuration : l 'un travaille à l 'amplification, l 'autre à la brièveté. Les vérités en jeu dans les débats s 'avèrent « obscures ou contestées » - d 'où un « style dif-fus » pour les dévoiler et multiplier les circonstances les renforçant -, alors que la matière historique demande une présentation qui évite toute dispersion et se concentre sur le sujet pour mieux le mettre en valeur 19.

Mais dans les quatre genres envisagés, il est à noter que la figuration est toujours rapportée à son effet : le style non figuré convainc l 'entendement malgré sa sécheresse, l ' ampl i f ica t ion persuade par le pathos de l 'orateur qu 'e l le exprime, la brièveté garantit à l 'historien l 'animation de sa narration, les f igures extraordinaires des poètes émeuvent et suscitent l 'admiration. Par-delà la classification poétique, apparaît alors une répartition des styles en fonc t ion de leur e f fe t sur le lecteur, laquel le inval ide les c lassif icat ions usuelles : « Styles propres à certaines matières. Qualités communes à tous ces styles » 20.

Entérinant en effet la soumission du lecteur à ses passions, Bernard Lamy propose une qualification des styles en vertu de la stratégie d 'at tention qui les motive. Quatre qualités sont ainsi définies - et partant quatre styles : la dou-ceur, la force, l 'agrément et l 'austérité. La force et l 'austérité tablent sur la passivité du lecteur et visent à entretenir son attention ; la douceur et l 'agré-ment spéculent sur un chagrin de la lecture et concourent à son agrément :

On dit qu'un style est doux lorsque les choses y sont dites avec tant de clarté, que l'esprit ne fait aucun effort pour les concevoir [...].

17. Ibid., IV, 15, p. 282.

18. Ibid., IV, 16, p. 288.

19. Ibid.. IV, 13, p. 277. Pour les historiens, voir ibid., IV,14, pp. 280 et sq.

20. Ibid.. IV, 12, p. 274.

L'analyse du style dans la rhétorique classique 397

La seconde qualité est la force. [...] Elle frappe fortement l'esprit, elle l'applique, et le rend extrêmement attentif. [...] La troisième qualité rend un style agréable et fleuri. Cette qualité dépend en partie de la première [...]. Les tropes et les figures sont les fleurs du style. Les tropes font concevoir sensiblement ics pensées les plus abstraites : ils font une peinture agréable de ce que l'on voulait signifier. Les figures réveillent l'allen-tion, elles échauffent, elles animent le lecteur, ce qui lui est agréable, le mou-vement étant le principe de la vie et des plaisirs. [...] La dernière qualité est austère, elle retranche du style tout ce qui n'est pas absolument nécessaire, elle n'accorde rien au plaisir, elle ne souffre aucun ornement21.

Une telle répartition introduit les fleurs de style, les tropes et les figures, à la charnière d 'une rhétorique de l 'agrément et d ' une rhétorique de l 'attention (ils charment et ils réveillent), là où une tradition remontant à Platon associe, pour mieux les condamner, l 'ornement et la parole flatteuse. Les trois logiques d 'argumenta t ion adoptées par Bernard Lamy autorisent en effet un usage modéré de l ' o rnement 2 2 . La doctrine de la représentation qualifie d 'ornements naturels l 'usage approprié du langage, et l 'argumentation poétique, l 'aisance et la facilité - la virtuosité - manifestées dans l 'éloquence ; la perspective rhéto-rique justifie, quant à elle, les ornements artificiels comme figures pathétiques, causes d 'un pathos de la lecture et marques d 'un pathos de l 'auteur - à condi-tion toutefois de ne pas survenir hors de propos 23. Il est cependant d 'autres ornements que nulle argumentation ne parvient à justifier, les « faux orne-ments ». Il s 'agit du recours intempestif aux citations :

La nature aime la simplicité, c'est une marque de quelque fâcheuse maladie que d'avoir la peau marquetée de différentes couleurs. Les sentences trop fré-quentes troublent aussi l'uniformité du style 24.

L'« uniformité », la qualité de liaison - le legato cher à Stendhal -, caractérise la définition ultime du style qu 'élabore la rhétorique de Lamy. Le thème de la liaison marque en vérité le passage d 'une description rhétorique de l 'effet à une interprétation augustinienne en termes de vie ou d 'animation. Si, en effet, « [...] le discours n 'est qu 'un tissu de plusieurs propositions » 25, la différence entre l 'é loquence et le style tient aux unités auxquelles l 'une et l 'autre se réfè-rent, l'éloquence aux unités de détail (les figures), le style à l'unité globale :

Les règles que nous avons données de l'élocution ci-dessus, ne regardent pour ainsi dire que les membres du discours. Ce que nous allons enseigner en regar-de tout le corps 26.

La métaphore organique permet alors non seulement de passer des membres à l ' ensemble du discours, mais encore du corps inerte au mouvement, de la

21. Ibid., IV, 12, pp. 274-276.

22. Voir ibid., IV, 17, p. 288, « Des ornements naturels » ; IV,18, p. 291, « Des ornements artificiels » ; et IV, 19, p. 294, « Des faux ornements ».

23. Voir ibid., IV, 20, p. 297. le chapitre intitulé : « Règles que l 'on doit suivre dans la distribution des ornements artif iciels ».

24. Ibid., IV, 19, p. 296.

25. Ibid., I, 9, p. 38.

26. Ibid., IV, I, p. 246.

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lettre morte à l 'auteur vivant : Les paroles sur le papier sont comme un corps mort qui est étendu par terre. Dans la bouche de celui qui les profère, elles vivent, elles sont efficaces : sul-le papier elles sont sans vie, incapables de produire les mêmes effets 11. Il y a des tours figurés de conversation : quand on les sait prendre, le lecteur ne croit pas lire un livre ; il croit qu'un homme vivant lui raconte ce qu'il lit28.

Apprécié pour son effet de liaison, le style n 'es t plus l ' instrument de l'artisan, il est l 'expression irrépressible d 'un caractère ou d 'une pensée. Est par consé-quent marginalisée une description technique du style le soumettant aux choix des matières, des mots et de la disposition car la notion même de choix devient caduque.

Le style de la pensée

La dénégation constante des arts de la rhétorique régissant la matière com-plète en effet l 'appréhension non analytique du style. Le rejet de l 'invention est sans doute l 'é lément central de cette redéfinition, car il traduit le refus d ' u n e conception poétique de la matière. D ' u n côté, force est de reconnaître que tout lieu de l ' a rgumenta t ion est c o m m u n , présent dans une infinité d 'aut res récits : « Tout est dit, et l 'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu ' i l y a des hommes et qui pensent [...] » 29. Ce à quoi répond le dernier f ragment du chapitre :

Horace ou Despréaux l'a dit avant vous - Je le crois sur votre parole ; mais je l'ai dit comme mien. Ne puis-je penser après eux une chose vraie, et que d'autres encore penseront après moi 10 ?

Cette formule n 'es t pas tant à rapprocher de la « forme toute mienne » chère à Monta igne q u ' à relier à la promotion de la réflexion au détriment de l ' inven-tion : l ' auteur ne choisit pas ses pensées dans des topiques, il les élabore par un art de penser qui peut bénéficier de la méthodologie enseignée par la logique. L'art de la disposition est à son tour discrédité au profit du raisonnement : les règles qui président à l 'organisation des matières ne sont pas formelles, mais internes à la poursuite d 'une réflexion. Sur ce point, la position de Pascal est connue ; il refuse à l ' instar de La Bruyère de reconnaître dans ses pensées des lieux communs : « Ce n'est pas dans Montaigne, mais dans moi que je trouve tout ce que j ' y vois » 3 l. Ce à quoi il ajoute en guise de justification :

Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c'est une même balle dont joue l'un et l'autre, mais l'un la place mieux. J'aimerais autant qu'on me dît que je me suis servi des mots anciens. Et comme si les mêmes pensées ne formaient pas un

27 . Ibid., I i i , 24 , p. 235 .

28 . Ibid.. II, l , p. 89.

29 . LA BRUYÈRE, op. ci!., « D e s o u v r a g e s de l ' e spr i t », f r . I, p. 67.

30 . Ibid., « D e s o u v r a g e s de l ' e sp r i t », f r . 69 , p. 95.

31 . PASCAL, Pensées, éd . PH. SELLIER, Paris Bordas , col l . « Class . Garn ie r », 1991, fr. 568 , p. 4 0 7 .

L'analyse du style dans la rhétorique classique 399

autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d'autres pensées par leur différente position 32.

Là encore, ce ne sont pas les qualités du style qui sont en cause, mais la substitution d 'une conduite du raisonnement à l 'application d ' u n art de la dis-postilo. C 'es t ainsi qu 'en remplaçant une conception qui subordonne la matiè-re à un c e r t a i n n o m b r e de c h o i x p a r u n e d e s c r i p t i o n en t e r m e s de raisonnement, on passe d 'une définition qui met l 'accent sur le lieu commun à une définition qui souligne l 'originalité. Celle-ci n 'est pas alors à indexer sur l 'écart d ' une pensée par rapport à la topique constituée, puisqu'au demeurant l ' idée même d 'un recours à la topique perd toute pertinence, mais elle dépend du développement organique qui anime la pensée. La réflexion originale ne se caractérise pas par son caractère extraordinaire, mais par sa nécessité interne, qui la rend commune à tous ceux qui s 'approprieront sa démarche :

Ce n'est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l'excel-lence de quelque genre que ce soit. [...] Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu'ils auraient pu faire

Le rapport entre originalité et lieu commun est ainsi inversé : le lieu n 'es t plus rafraîchi par l 'art de l 'auteur ; il ne devient commun que par la vivacité d 'une pensée.

C 'es t à la lumière de ces réaménagements opérés au XVII e siècle en réac-tion à une conception poétique de la matière qu' i l convient d 'aborder les remarques célèbres de Buffon sur le style. La citation la plus connue semble en effet contredire la subordination de l 'originalité à un art de penser et la soumettre à un art d 'écrire :

Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité : [...] les connaissances, les faits et les découvertes s'enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mises en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l'homme, le style est l'homme même : le style ne peut donc ni s'enlever, ni se transporter, ni s'altérer ; s'il est élevé, noble, sublime, l'auteur sera également admiré dans tous les temps ; car il n'y a que la vérité qui soit durable et même éternelle 34.

L 'ul t ime proposition - sur l 'éternité attachée à la vérité du style - devrait cependant alerter l ' interprète : si le paragraphe semble opposer, selon une dichotomie toute platonicienne entre ce qui est étranger et ce qui est propre au texte, la spécif ici té du style à la communau té des matières - lesquelles, considérées comme une topique, peuvent être recopiées en d 'autres textes - . la conception du style recoupe cependant le thème de la vérité. En contexte. Buffon ne dit pas autre chose que Pascal : l 'originalité n 'es t pas dans la recherche d ' u n e pensée extraordinaire ; elle survient quand la matière esl

32. Ibid., f r . 574, p. 4 0 9 . Voi r auss i id.. De l'esprit géométrique et de l'art de persuader, dans Oeuvre.» complètes, éd . Lou i s LAFUMA, Paris , Seui l , coll . « L ' I n t é g r a l e », 1963, p. 358. S u r ce point, voir P. FORCr: « I n v e n t i o n , d i spos i t ion et m é m o i r e dans les Pensées de Pascal », XVII' Siècle, oc t . -déc . 1993, pp. 757 -772 .

33. PASCAL, De l'esprit géométrique et de l'art de persuader, op. cit., p. 358 .

34 . BUFFON, Œuvres philosophiques, Par i s , P U F , 1 9 5 4 , C o r p u s G é n é r a l d e s P h i l o s o p h e s F rança i s t. X L I , 1, Discours prononcé à l'Académie Française par M. de Buffon, le jour de sa réception. 25 aoû 1753, p. 5 0 3 .

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nécessi tée par le mouvement du raisonnement. Simplement, et c 'est là un point non négligeable, Buffon donne à ce mouvement garantissant le caractère organique de la pensée et son originalité le nom de style :

Le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient ferme, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu'à la faveur des mots, quelqu'élégants qu'ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant15.

Buf fon discrédite alors la pratique poétique par excellence qu 'es t la versifica-tion au nom du style, de l 'exigence de réflexion :

Le style, qui n'est que l'ordre et le mouvement qu'on donne à ses pensées, est nécessairement contraint par une formule arbitraire, ou interrompu par des pauses qui en diminuent la rapidité et en altèrent l'uniformité 16.

Nous retrouvons là le souci d 'uni formi té auquel la rhétorique de Bernard Lamy a fait une place dans son refus des « faux ornements ». Il s 'agit bien, chez Buffon , d 'un congé donné à l 'art de l 'é loquence au profit d ' une défini-tion de l 'écri ture comme art de penser, ou plus exactement comme style de pensée.

Buffon peut alors enchaîner sur des considérations déjà répertoriées. Ceux qui choisissent des pensées et des mots dans des topiques ou à la lecture des bons auteurs ne produisent qu 'un discours disparate, sans la liaison constituti-ve du style :

[...] ceux qui craignent de perdre des pensées isolées, fugitives, et qui écrivent en différents temps des morceaux détachés, ne les réunissent jamais sans tran-sitions forcées ; [...] en un mot, il y a tant de pièces de rapport, et si peu qui soient fondues d'un seul jet3 7 . Rien n'est plus opposé au beau naturel, que la peine qu'on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes d'une manière singulière ou pompeuse [...]. Ces écrivains n'ont point de style, ou si l'on veut, ils n'en ont que l'ombre ; le style doit graver des pensées ; ils ne savent que graver des paroles 38.

Car le travail de l 'expression, qu 'el le soit réglée par une technique ou qu'el le s 'en remette à l ' imitation, relève de l 'accessoire :

[...] les idées seules forment le fond du style, l'harmonie des paroles n'en est que l'accessoire [...], cette harmonie des mots ne fait ni le fond, ni le ton du style, et se trouve souvent dans des écrits vides d'idées

Le « fond » n 'es t pas ici à comprendre en opposition à la « forme », mais c o m m e attribut principal du style, là où « l 'harmonie » est secondaire. Cette inversion radicale de la relation classique entre les res et les verba constitue ainsi l 'aboutissement d 'une redéfinition anti-poétique de la matière en termes de réflexion, ou encore en termes de style.

35. Ibid., p. 500.

36. Id., De l'art d'écrire, op. cil., p. 511.

37. Ibid., p. 501.

38. Ibid., p. 503.

39. Ibid., p. 503.

L'analyse du style dans la rhétorique classique 400

Il n 'es t q u ' à relire la proposition célèbre de Buffon pour lui acorder sa signification : envisagées dans une perspective poétique comme matières ras-semblées dans un discours, les pensées n ' y sont présentes que de façon acci-dentelle, pouvant être remplacées par d 'aut res ou déplacées dans d 'autres textes ; en revanche, considérées comme intégrées à une réflexion, elles fon-dent le style de l 'auteur sur son aptitude à une pensée véritable. L'auteur peut bien sembler, au regard d ' une conception artisanale, prélever çà et là les matières de son discours, elles ont sa marque, son empreinte, s'il les a fondues dans l 'élaboration d 'une réflexion organisée, s'il les a liées dans le style de pensée qui le caractérise ; tel est bien apparu le style de Pascal aux yeux de ses contemporains :

Il avait un tour d'esprit si admirable qu'il embellissait tout ce qu'il disait et quoiqu'il apprît plusieurs choses dans les livres, quand il les avait digérées à sa manière, elles paraissaient tout autres [...]40.

Le style n 'es t un signe de l 'originalité qu 'en rapport avec la « digestion » des matières, leur intégration dans une manière personnelle de penser. Voir dans le style la signature d 'un auteur s 'avère ainsi un hommage rendu à sa réflexion :

Et cette manière d'écrire naïve, juste, agréable, forte et naturelle, à même temps lui était si propre et si particulière qu'aussitôt qu'on vit paraître les Lettres au provincial, on jugea bien qu'elles étaient de lui, quelque soin qu'il eût pris de le cacher, même à ses proches 41.

On reconnaît les qualités de propriété, de simplicité, de naturel, d 'agrément et d 'eff icaci té caractérisant la conception du style idéal au regard des trois ana-lyses classiques du discours. Mais le texte oppose lui -même ces attributs généraux de l 'éloquence et la spécificité de la manière ici en cause, indexée sur les qualités inhérentes à son « tour d 'esprit ».

Conséquence de cette assimilation des choses dans le style : elles parais-sent « tout autres », le mouvement de la pensée transfigurant les matières et leur énonciation. Il apparaît dès lors que le style, indissociablement mouve-ment et expression de la pensée, rend caduque la dichotomie rhétorique entre res et verba. Le rejet des arts de l ' invention et de la disposition s 'accompagne d 'un abandon de la conception instrumentale de l 'éloquence. Dans une pers-pective analytique en effet, les mots sont les outils dont dispose l 'orateur pour présenter les choses dans une élocution optimale. Si, en revanche, la spécifici-té du style et la cohérence de la pensée proviennent de l 'ordre que l 'auteur donne à sa réflexion, il apparaît que le contexte seul donne force, justesse et nécessité aux pensées et que l 'arrangement des parties du discours influe sur le sens général :

[··.]

Les mots diversement rangés font un divers sens. Et les sens diversement ran-gés font différents effets.

40. Lu Vie de Monsieur Pascal, dans PASCAL, Oeuvres complètes, op. cit., p. 23.

41. Ibid., p. 23.

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Les sens. Un même sens change selon les paroles qui l'expriment. Les sens reçoivent des paroles leur dignité au lieu de la leur donner n.

La formulat ion excessive de Pascal ne doit pas faire illusion : il ne s 'agit pas de subordonner les choses aux mots - attitude formelle s'il en est, animée du seul « désir de parler » et dénoncée par ailleurs 43 -, mais bien de prendre position en faveur de l ' inf luence du contexte et du mouvement de la pensée sur l ' e f fe t de sens général, sur le style. Car là où l 'analyse rhétorique et logique propose une définition conventionnelle de la signification comme rela-tion établie entre un mot et une chose, cette réflexion anti-poétique menée sur la matière conçoit le sens comme effet que la signification d 'un mot ou d'un énoncé prend en contexte. En d 'autres termes, « l 'esprit » du texte est déter-miné par sa lettre.

Du style à l'avènement de l'auteur

Faisant du langage un moyen, l 'analyse rhétorique stricte lui accorde une nécessité relative : telle formulation, plus directe ou plus figurée, peut avanta-geusement remplacer la lettre du texte pour mieux atteindre une signification pré-établie ; au contraire, la théorie non analytique du style fait reposer le sens sur le mouvement de l 'expression, sur l 'effet qu 'entraîne la succession des idées et des termes. Non seulement la moindre modification entraînerait alors un effe t de sens différent, mais un échantillon de la lettre du texte suffit à en indiquer le style, le mouvement animant la pensée :

Ces paroles sont de lui mot pour mot et j 'ai cru les devoir rapporter ici parce qu'elles nous font voir admirablement bien quel était l'esprit de son ouvrage et que la manière dont il voulait s'y prendre était sans doute la plus capable de faire impression sur le cœur des hommes u.

Diderot admirateur de Richardson rejoint ici les contemporains de Pascal dans le respect porté à la lettre du texte anglais, précisément dans la mesure où il est apprécié à l ' aune de ses effets : « Croit-on que j ' eusse souffert qu 'une main téméraire ( j 'a i presque dit sacrilège) en eût supprimé une ligne ? » 45. Le lexique religieux est bien sûr à prendre dans un sens métaphorique, comme l ' indique la réserve émise par l 'énonciation. Il n ' empêche que le respect du texte dans sa lettre n 'es t pas sans évoquer le statut réservé au Livre de Dieu, et d ' u n e certaine façon, en substituant à une rhétorique du discours une pathé-tique du style, en brisant la dissociation des mots et des choses dans une défi-nition du sens en termes de mouvement et d ' e f fe t associé à l 'expression, l 'évolution générale qui commence à la moitié du XVIIe siècle retentit aussi sur le prestige de l 'écrivain. La part d'artisanat que lui attribuait l 'argumentation

42. Pascal , Pensées, op. ci!., fr. 645, pp. 438-439.

43. Voir ibid.. f r . 483 , p. 379 ou fr. 466, p. 372.

44 . Vie de Monsieur Pascal, op. cit., p. 25.

45. DIDEROT, Œuvres esthétiques, Paris, Garnier, 1959, Eloge de Richardson, pp. 35-36.

L'analyse du style dans la rhétorique classique 403

poétique explique en partie le discrédit du métier d 'auteur chez les mondains. Mais si la valeur du texte provient de sa lettre et si le style est la marque d 'une pensée, la promotion de l 'auteur qui accompagnera l 'épanouissement de l ' individualisme est bel et bien inaugurée après la mort de Pascal en référence à un modèle religieux : son entourage respecte en effet la lettre de ses textes jusque dans ses fautes et se consacre au déchiffrement - littéral - de ses papiers aussi soigneusement que l 'herméneutique biblique œuvre au déchiffre-ment figurai de l 'Ancien Testament.

C 'es t ainsi que les multiples réaménagements opérés dans l 'analyse clas-sique du discours invalident toute appréhension analytique du style en termes de registre, qu ' i l soit rapporté aux choses, aux figures ou aux effets. Elle aboutit en revanche à caractériser l 'auteur sous le double aspect d 'un mouve-ment portant la pensée et d 'une passion l 'animant. Le texte vaut ainsi par l 'effet de sens auquel induit son style et par les indices qui figurent Véthos de son auteur. Pour reprendre la distinction entre idée accessoire et idée principa-le, l 'é loquence dénote l ' idée principale et le style connote l ' idée accessoire que constitue la figure de l 'auteur :

U y a des noms qui ont deux idées, celle qu'on doit nommer l'idée principale, représente ra chose qui est signifiée ; l'autre que nous pouvons nommer acces-soire, représente cette chose revêtue de certaines circonstances. [...1 Quand nous parlons étant animés de quelque passion, l'air, le ton de la voix, et plu-sieurs autres circonstances font assez connaître les mouvements de notre cœur. Or les noms dont nous nous servons dans ces occasions, peuvent dans la suite du temps renouveler par eux-mêmes l'idée de ces mouvements 4f\

M a i s i l a p p a r a î t q u e l ' i d é e a c c e s s o i r e est lo in de r e s t e r s e c o n d a i r e puisqu'autant la compréhension du texte s 'abolit dans son esprit et dans la figuration du caractère qui le porte. Le style n 'es t plus une propriété exempli-fiée, possédée par le texte 47, il s 'e f face dans la vision qu' i l donne d 'un uni-vers stylistique caractérisé par une diction et une pensée singulières. Telle est encore la compréhension que nous avons du style d'auteur, et ce malgré l ' idéologie formaliste dominante issue de l 'esthétique kantienne et définissant le style du texte par l 'opacité et l 'intransitivité du langage.

Bernard Lamy n'est pas un Kant avant la lettre : loin de refondre la triple analyse du discours en une théorie pathétique du chef-d 'œuvre qui ouvrirait une voie étrangère à celle de l 'esthétique, il approfondit les tensions inhé-rentes à la rhétorique classique en vue de définir une valeur inhérente à la lettre du texte malgré ses déterminations idiosyncrasiques. Est ici en jeu l ' invention d 'une spécificité du littéraire en rapport avec le style qui ne repose pas sur la notion d 'autonomie.

Si le style, en effet, est le mouvement d 'une pensée, il dépend des qualités intellectuelles de son auteur. S ' i l est une manière d 'ê t re , il est la marque des penchants qui le caractérisent. S ' i l est l 'expression de ses passions, il est

4 6 . B. L A M Y , op. cit., I , 9 , p . 3 9 .

47. Sur une théorie du style c o m m e propriété exemplif iée, voir G. GENETTE, Fiction et diction, Poris, éd. du Seuil . 1991.

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irrépressible. D ' u n côté comme de l 'autre, le style est soumis à un déterminis-me absolu qui interdit de lui octroyer une valeur propre.

Dans le premier cas en effet, les qualités requises pour le style sont celles qui président à l 'art de penser, à savoir la force de l 'entendement, l 'ardeur de l ' imaginat ion et l 'exercice de la sensibilité, comme le rappelle Buffon :

[...] bien écrire, c'est tout-à-la-fois bien penser, bien sentir et bien rendre, c'est avoir en même temps de l'esprit, de l'âme et du goût ; le style suppose la réunion et l'exercice de toutes les facultés intellectuelles [...] 4S.

L ' inf luence des qualités naturelles prime alors sur la définition d 'un génie spé-cif ique à l 'exercice de la parole :

[...] j 'ai crû qu'il ne serait pas inutile de rechercher les causes de cette différen-ce qui se remarque dans la manière de s'exprimer des auteurs mêmes qui par-lent une même langue, qui écrivent sur les mêmes matières, et qui tâchent de prendre le même style. [...] Enfin comme les visages sont différents ; les manières d'écrire le sont aussi ; c'est de cette différence dont nous allons rechercher la cause 49.

Le visage est la métaphore idéale du caractère, et le caractère est un autre n o m du style ; ainsi que l 'annonce l 'intitulé du chapitre IV, 2, « Les qualités du style dépendent de celles de l ' imagination, de la mémoire et de l 'esprit de ceux qui écrivent » 50. Bernard Lamy sauve la liberté de l 'auteur par rapport à sa nature en soumettant la gestion des facultés intermédiaires entre le corps et l 'espri t ( l ' imagination et la mémoire) à l ' intervention des facultés purement intellectuelles : « C 'es t la raison qui doit régler les avantages de la nature, qui sont plutôt des défauts que des avantages à ceux qui ne savent pas s 'en ser-vir » 51. Si la raison est seule à même de diriger les autres facultés, écrire est bien un art : mais ce faisant, Lamy réaffirme la domination de l 'auteur sur ses productions et renoue par là même avec la conception technique de l'écriture. Une telle solution ne saurait répondre à la redéfinition pathétique et anti-poé-tique du style.

Cette dernière en revanche récupère une description conventionnelle des styles en fonction d 'une physiologie des humeurs. La parenté qui existe entre la thématique du tempérament et celle du caractère passionnel s 'appuie sur l ' ambigu ï té des passions, ici rattachées aux humeurs, là à l 'affect ion d'un sujet par un objet extérieur, conformément à la définition cartésienne. D'un côté, le style est soumis à un déterminisme quasi corporel, c o m m e le rappelle son étymologie :

Style dans la première signification se prend pour une espèce de poinçon dont les Anciens se servaient pour écrire sur l'écorce, et sur les tablettes couvertes de cire. Pour dire quel est l'auteur d'une telle écriture, nous disons que cette écriture est de la main d'un tel : les Anciens disaient, c'est du style d'un tel. Dans la suite des temps, ce mot de style ne s'est plus appliqué qu'à la manière

4 8 . B U F F O N , op. cit., p . 5 0 3 .

49. LAMY, op. cit.. IV, 1, pp. 246-247.

50. Ibid., IV, 2, p. 248.

51. Ibid., IV, 5, pp. 254-255.

L'analyse du style dans la rhétorique classique 404

de s'exprimer [...]. C'est une chose admirable que chaque homme en toutes choses a des manière qui lui sont particulières, dans son port, dans ses gestes, dans son marchet C'est un effet de sa liberté, de ce qu'il fait ce qu'il veut, et qu'il n'est pa déterminé comme les animaux 52.

La présentation des variations individuelles comme marques de la liberté e< bien sûr un sophisme pour éluder la question de la valeur. Car si le style est un manière d 'ê tre (de calligraphier, de marcher, de parler), chacun a donc un style

Le discours est l'image de l'esprit : on peint son humeur et ses inclination dans ses paroles sans que l'on y pense. Les esprits étant donc si différent-quelle merveille que le style de chaque auteur ait un caractère qui le distingu de tous les autres, quoique tous prennent leurs termes, et leurs expressions dan l'usage commun d'une même langue 5\

Au contraire, lorsque le style est conçu comme expression d 'un pathos, t plus généralement d 'un mouvement caractérisant la pensée, il peut être plu ou moins marqué, selon que l 'auteur investit son sujet du mouvement de s passion ou de sa réflexion. D 'où cette réserve de Bernard Lamy sur la consta tation selon laquelle le style est la chose du monde la mieux partagée :

On voit donc que chaque auteur doit avoir dans ses paroles ou dans ses écrits, u caractère qui lui est propre, et qui le distingue. Il y en a qui ont des manières plu particulières, et plus extraordinaires, mais enfin chacun a les siennes 54.

Quoique chacun possède son style personnel , il n ' e m p ê c h e qu' i l est de « manières plus particulières ». L'expression des passions dans le style n'e.1

cependant qu 'une autre forme du déterminisme psychologique : d 'un côté e effet, le style est la figure - le visage - d 'un tempérament, de l 'autre, il est 1 marque du mouvement animant l 'orateur.

Pour apprécier le style comme une qualité, il faut échapper à la perspectiv déterministe sans retomber dans la conception analytique du meilleur style. 1 s 'agit donc de l 'évaluer à la fois dans son opposition à un usage marqué de 1 figure - et conventionnellement admis dans la langue des « poètes » -, et dan son écart par rapport à la convention linguistique commune, définie a prioi comme discours neutre et impersonnel, à la disposition de tous : le styl d 'auteur n 'es t pas poétique, mais il est l 'expression d 'une pensée ; il ne relèv plus de la rhétorique des figures, il est un avatar des réaménagements multiple qui ont invalidé l 'analyse du discours. Ni trop convenu, ni trop conventionnel, 1 style est le lieu où le respect des convenances et la latitude conventionnell prise à leur égard parviennent à se recouper dans la reconnaissance conve nable du sujet.

52. Ibid., IV, 1, pp. 245-246. Pour une présentation humorale des styles selon les siècles, voir ibid.. Ρ 7, p. 259 : « Chaque siècle a son style » ; même démarche pour le c lassement selon les nations grecqm (styles asiatique, attique et rhodien) ; voir ibid., IV, 6, pp. 258-259.

53. Ibid., IV, 9, p. 249.

54. Ibid., IV, 1, p. 246.

Page 10: Christine Noille - L'ANALYSE DU STYLE DANS LA RHÉTORIQUE CLASSIQUE

406 Christine Noille

L 'app réhens ion du texte c o m m e expression d 'un auteur e t l ' inférence subséquente d ' u n style singulier n ' identif ient par conséquent la diction aucto-riale ni aux conventions socio-linguistiques ni à leur contravention affichée 55. Le style d 'au teur n 'es t pas le degré zéro de l 'une ou de l 'autre, mais il est la projection de ce que la convention dominante semble interdire (la distinction) et de ce à quoi paraît s 'opposer la redéfinition des conventions en contexte poét ique - le naturel.

D ' o ù trois considérations annexes : premier point, rejeter le style d'auteur du côté de l 'écart ou du reflet peut relever d 'un parti-pris idéologique, suivant q u ' o n privilégie la part de la contestation ou la part du conformisme. De façon plus décisive, l 'évaluation du style s 'effectuant en fonction de deux a priori antithétiques (le langage « sans » figures sensibles et le langage hyperfiguré), il suff i t de faire varier la référence linguistique pour évaluer de façon contra-dictoire un m ê m e style - que l 'on songe à la « fadeur » d 'un Balzac pour Julien Gracq. Dernier point, pour qu ' i l y ait style d'auteur, il faut d 'abord pos-tuler que l 'écr i ture est expression - expression d ' une intériorité et d 'une réf lexion, ou, version esthétique, expression d 'un « don ». D ' o ù l ' impertinen-ce qu ' i l y a à parler d ' un style singulier pour bien des écrivains antérieurs à la promotion de la subjectivité commencée par la dérive de la rhétorique des passions. Inversement, peut-être la figuration d 'un style d 'au teur à la lecture des textes n 'es t -e l le au jourd 'hu i que la survivance entretenue par l 'Ecole d ' u n e attitude de respect et de reconnaissance envers les auteurs, la louange de leur singularité comme rencontre heureuse d 'une individualité et d 'une langue. Mais il me semble que la problématique argumentative qui la fondait, la réflexion sur l 'usage de la langue en tant qu 'e l le est régie par des conven-tions antithétiques et rapportée à l ' invention du sujet, est devenue fondamenta-lement anachronique, si bien qu 'on rejoint ici, comme attitude raisonnée, les initiatives poétiques de notre siècle qui inscrivent le travail d 'exploration de la langue à l 'encontre de toute velléité expressive, pour amener « à la plénitu-de » sa fonction poétique :

Le dessein de la poésie étant de nous rendre souverains en nous impersonnali-sant, nous touchons, grâce au poème, à la plénitude de ce qui n'était qu'esquis-sé ou déformé par les vantardises de l'individu S6.

Chris t ine NOILLE, Université de Nantes

55. Qualif ier l 'usage expressif de la langue par le terme de « diction » n'est pas sans excéder la notion même d 'express ion, la complétant par celle d'oralité. Sur la légitimité d 'une telle identification, voir C. Noille, Les Univers de la diction (De la figure au style : analyse de la rhétorique classique), thèse de doc-torat, 1994, Paris-IV.

56. René CHAR, La Parole en archipel.

QUAND LE LANGAGE SE FAIT TABLEAU : L'EFFICACE DE L'IMAGE

COMME POÉTIQUE DE LA TRANSGRESSION

Il est un conte de La Fontaine qui s 'intitule Le Tableau : le sujet, des plus scabreux, est emprunté aux Raggionamenti de l 'Arétin et se donne d 'entrée comme une gageure,

On m'engage à conter d'une manière honnête Le sujet d'un de ces tableaux

Sur lesquels on met des rideaux. Il me faut tirer de ma tête

Nombre de traits nouveaux, piquants et délicats, Qui disent et ne disent pas,

Et qui soient entendus sans notes Des Agnès même les plus sottes

La gageure est double : envelopper la scène licencieuse dans le voile, qui révèle plus qu ' i l ne dissimule, de la chasteté ou de la simple convenance sociale et faire passer un tableau dans du langage, rendre compte d 'une image à l 'a ide de mots. Les deux paris sont indissociés : le rideau de l 'allégorie est aussi celui apposé sur la toile trop audacieuse ; lever le rideau, c 'est à la fois dévoiler le sens scabreux et montrer une peinture. Le conte tisse ainsi, dans son développement, une équivalence soigneusement établie entre le regard et la sensualité ; « Pourquoi moins de licence aux oreilles qu 'aux yeux ? » s ' indigne le narrateur, ou encore,

Pourquoi, me dira-t-on, puisque sur ces merveilles Le sexe porte l'œil sans toutes ces façons ? Je réponds à cela : chastes sont ses oreilles

Encor que les yeux soient fripons 2. On est bien loin de la conception platonicienne ou néo-platonicienne de la vue. Ce n 'es t plus, ici, le plus noble des sens, le sens intellectuel entre tous, qui transporte l 'émotion jusqu ' à Y Ame supérieure - à tel point même que le motif de l 'Amour aveugle, aux yeux bandés, ne s'était imposé que tardive-ment dans l 'art de la Renaissance et à la suite d 'un processus complexe 3. La vue est, au contraire, devenue le sens érotique par excellence : c 'est la porte du corps, non de l 'âme.

1. LA FONTAINE, Nouveaux Contes, dans Œuvres Complètes, tome I, éd. Jean-Pierre COLLINET, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1991, p. 887.

2. Ibid.

3. L ' impor tance du sens de la vue dans le mouvement néo-platonicien de même que le processus qui avait t ransformé l'Amour aux yeux vifs de l 'Antiquité et du Moyen Age en Cupidon aveugle sont magistra-lement analysés dans l 'ouvrage d 'Erwin PANOFSKY, Essais d'iconologie, les thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1967 (Oxford University Press, 1939), notamment dans le chapitre IV, « L ' A m o u r aveugle ».