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Choses à faire à l'aéroport de Stavanger quand on est mort Les PEB. La mort, c'est encore trop bon pour eux. Je ne plaisante pas. Ces cons méritent de vivre éternellement dans leur banlieue pourrie. Cette classe d'esclaves somnambules dans leur colonie pénitentiaire en brique rouge simili Tudor. Une prison qui n'a pas besoin de murs ; ceux qui y vivent ont subi un lavage de cerveau qui leur fait croire qu'ils veulent être là : l'incarcération dont ils rêvent ! Hébétés, ils se propagent, ils se reproduisent, ils trans- mettent leur ADN docile et soumis à la future génération de prisonniers aux yeux vides. Chaque jour, ils se lèvent et prient pour que la libé- ration ne vienne jamais : « Seigneur, protège-nous de l'unicité. Accorde-nous le conformisme éternel et délivre-nous de l'originalité. Amen. » Il en avait un au cul en ce moment, en train de faire des appels de phares avec sa MX3, les narines et les pupilles du mec se dilatant au rythme des illuminations réprobatrices. Le connard absolu. En train de risquer sa vie pour essayer de doubler avant la fin de la file pour véhicules lents, tout ça pour gagner une place une place dans la file là-bas, à l'arrivée devant le feu rouge. Ça vous donne une petite idée de la valeur de cette vie ? Exactement. 13

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Choses à faire à l'aéroport de Stavangerquand on est mort

Les PEB. La mort, c'est encore trop bon pour eux.Je ne plaisante pas.Ces cons méritent de vivre éternellement dans leur

banlieue pourrie. Cette classe d'esclaves somnambulesdans leur colonie pénitentiaire en brique rouge similiTudor. Une prison qui n'a pas besoin de murs ; ceux quiy vivent ont subi un lavage de cerveau qui leur fait croirequ'ils veulent être là : l'incarcération dont ils rêvent !Hébétés, ils se propagent, ils se reproduisent, ils trans-mettent leur ADN docile et soumis à la future générationde prisonniers aux yeux vides.Chaque jour, ils se lèvent et prient pour que la libé-

ration ne vienne jamais : « Seigneur, protège-nous del'unicité. Accorde-nous le conformisme éternel etdélivre-nous de l'originalité. Amen. »Il en avait un au cul en ce moment, en train de faire

des appels de phares avec sa MX3, les narines et lespupilles du mec se dilatant au rythme des illuminationsréprobatrices. Le connard absolu. En train de risquer savie pour essayer de doubler avant la fin de la file pourvéhicules lents, tout ça pour gagner une place – uneplace – dans la file là-bas, à l'arrivée devant le feurouge. Ça vous donne une petite idée de la valeur decette vie ?Exactement.

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Pauvres Enculés de Banlieusards. Ce sont eux, lestarés de la route. Rien à voir avec l'accroissement desembouteillages (encore que le facteur « un connard parbagnole » y contribue), non, c'est ce qu'ils ont trouvéde mieux comme acte de défi, dernier vestige évanes-cent de leur volonté de revendiquer une identité.C'est le seul moment où ils arrivent à exprimer une

quelconque personnalité : quand ils sont derrière cevolant, seuls, à slalomer pour arriver avant les autresanonymes. Doubler le type qui est dans la voiture plusgrosse, plus récente, plus étincelante, ça fait oublierque c'est lui qui vous fait mordre la poussière de façonbien plus réelle. Quelqu'un vous grille la priorité, vousralentit, et vous transférez sur lui toutes vos frustra-tions, parce que ça vous rappelle le nombre d'obstaclesqui s'élèvent entre là où vous êtes et là où vous vou-driez être. La bagnole devant, c'est votre manque deconfiance en vous, legs de votre mère castratrice. Labagnole devant, c'est votre peur du conflit, héritée devotre père soumis et brisé. C'est l'école où vous n'êtespas allé, le club de golf dont vous n'êtes pas membre,la loge à laquelle vous n'appartenez pas. La bagnoledevant, c'est votre femme et vos gosses et les risquesque vous ne pouvez pas prendre parce que vous avezdes responsabilités.Mais là où ça devient tragique, c'est que vous avez

besoin de cette bagnole devant vous, vous avez besoinde cette entrave, parce qu'elle vous empêche de voirqu'en fait, vous ne savez pas où vous voulez être. Vousseriez perdu à l'extérieur de votre banlieue pénitentiaire.Hou, ça fout la trouille, l'extérieur.Vous ne cadreriez pas.C'est pourquoi des milliards sont dépensés chaque

année pour faire la pub de véhicules quasi identiques,emblèmes de goût personnel et de discernement.Toyota, Nissan, Honda, Ford, Vauxhall, Rover, chaque

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gamme avec son coupé, sa 3 portes, sa berline ; chaquemodèle à peine différent de son concurrent, si ce n'estpar le sigle. Les pubs mettent en scène des monsieursmuscles à la mâchoire carrée en train de sauver desenfants, de tuer des requins, de baiser comme desdieux : tout ça pour détourner l'attention de la voitureelle-même. « La nouvelle Vauxhall. Ses phares ont uneforme légèrement différente de ceux de la Nissan. Parceque vous êtes légèrement différent. » Sans blague.Et c'est là que les 4X4 et les modèles de sport entrent

en scène. Des mecs qui conduisent des tout-terrain pouraller louer une putain de cassette vidéo. Le seul momentoù le machin quitte effectivement la route, c'est pour segarer dans l'allée de leur maison de rêve en toc contre-plaqué, ou pour aller au garage après un virage à plus desoixante qui leur fait redécouvrir la primauté de l'aéro-dynamisme sur la masse pure et simple. Parfois, unmonospace pour madame, ou seulement une 4 portes,salaire oblige. Alors, vous économisez, vous luttez,vous léchez des culs pour payer la MRII, la CRX ou laGTI, pour vous raccrocher au mirage pitoyable de votrevirilité. Il se peut que vous ayez la femme, le crédit, lesmioches, la belle-famille à bouffer tous les dimanches,une part de vous-même ne sera jamais domptée. Quel-qu'un veut une autre tranche de viennetta ?C'est la raison pour laquelle peu importent l'ascen-

sion vertigineuse du prix de l'essence ou le nombre deprojets de parkings en extérieur d'agglomération quiseront subventionnés, les embouteillages urbains nediminueront jamais. Pendant ce voyage aller-retour auboulot, pendant cette demi-heure où vous êtes aux com-mandes de votre bolide rugissant (qui suit la 2CV justedevant), vous êtes en mesure de vivre une pitoyablepetite illusion de vous-même.Le covoiturage ne marchera jamais. Le PEB préfé-

rera être coincé tous les jours dans son bouchon dans

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l'attente de ce bref instant où il pourra appuyer à fondsur le champignon et faire semblant d'aller dans unendroit important, un endroit où il veut vraiment aller,et vite. Ce déferlement de puissance empruntée aumoteur, le contact du volant dans ses mains et BryanAdams en stéréo. À cet instant précis, il est le roi dumonde : il est agent secret, détective, assassin, terroriste.Par opposition à agent d'assurances.Ce qui ne l'a jamais effleuré, c'est que s'ils existent,

l'agent secret, le privé, l'assassin et le terroriste condui-raient en fait un modèle PauvrEnculédBanlieusardquelconque, parce qu'ils ont besoin de se fondre dansle paysage. Bon, peut-être qu'ils conduisent quelquechose de plus voyant quand ils ne bossent pas, mais onpeut parier que ce n'est pas une putain de Mazda. Et onpeut aussi parier qu'ils ne se fantasment pas en pères defamille baissant leur froc pour un salaire quand ils fontcrisser les pneus.Les fantasmes du PEB sont monotones et prévisibles

parce qu'il n'a pas d'imagination. Il a besoin des publi-cités pour faire le boulot à sa place. C'est pourquoi,privé de pensée autonome ou d'informations quel-conques pour appuyer son jugement, il pense queDenise Richards est sexy, que Sony fabrique de bonneschaînes hi-fi et que boire de la Beck's le rend plusbranché que son voisin de comptoir qui tourne à labrune. C'est pourquoi il pense qu'il est un homme dif-férent quand il est au volant de sa petite bombe hors deprix (mais dont il ne regrette paradoxalement aucun cen-time), char du triomphe de son ego. Il pense que lesassassins et les terroristes se baladent en voiture desport. Si on lui demandait quel genre de voiture conduitla Mort (après lui avoir expliqué qu'un corbillard estune réponse trop terre-à-terre), il décrirait sans doutele summum de ses fantasmes, évidemment carrosséde noir : une Lamborghini Countach ou une Ferrari

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Testarossa, ou peut-être une déclinaison plus modestede la Batmobile. Une belle machine sombre, puissante,aux lignes épurées, incomparablement macho.Et il aurait tort. À cent pour cent.La Mort conduit un Espace.Elle conduit un mini-van familial de PEB, juste pour

bien souligner que la vie qu'Elle ôte ne vaut pas la peined'être vécue de toute façon. Et avec plein de sièges àl'arrière pour la génération suivante, quand son tourviendra.

Il était sur la quatre voies à présent, à cinq minutesde l'aéroport en temps normal, mais à dix en ce lundimatin.Quel meilleur jour pour un nouveau départ que le

début de la semaine de travail ? Ce jour qui inaugure unelongue veille de cent quatre heures pour tous les autres,alors qu'ils prient déjà pour la délivrance du vendredisoir.Mais tout recommencement est aussi une fin, et

chaque renaissance nécessite une mort préalable. Ilserait approprié, voire bienséant (comique mis à part),de méditer sur cette vie qu'il était sur le point de laisserderrière lui, cette vie de quelques heures qui allait bien-tôt prendre fin. C'est dans cet état d'esprit qu'il éjectala cassette du lecteur, puis tapa sur les touches descanaux présélectionnés à la recherche de la station pri-vée locale. Puisqu'on était dans le funèbre, autant avoirla bande-son appropriée. Un sourire sardonique apparutlentement sur son visage lorsqu'il reconnut la chansonqui passait, nouveau succès au hit-parade, par le groupeEGF. C'était un morceau standard genre Euro-dancesans surprise. Un avatar de plus dans le flot homogènede merdes quasi identiques déversé sur l'Écosse parl'Angleterre via ses colonies d'ados fornicateurs en pro-venance de la Méditerranée.

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EGF. Les initiales de Eindhoven Groove Factory.Sans déconner. Il fut une époque, pas si éloignée,où, si vous aviez l'intention de faire carrière dans leshow-biz, mieux valait ne pas mentionner une origineEurope continentale, à moins de s'appeler EinstürzendeNeubaten et d'être à l'évidence trop cinglé pour s'ensoucier. C'était un suicide commercial, une mise à mortde votre crédibilité. Vous ne pouviez tout simplementpas venir d'Europe continentale et espérer vendre undisque aux USA ou en Angleterre, les deux plus grosmarchés de la musique.Les Scandinaves étaient inexplicablement tolérés,

profitant peut-être d'une exception culturelle qui devaitun peu à la géographie, et beaucoup à une prépondé-rance naturelle des grandes blondes bien balancées.D'Abba aux Cardigans, via Roxette et Ace of Base,faire figurer sur la pochette des albums une blonde auxjambes interminables n'avait jamais fait de mal auxventes. Il fallait au moins reconnaître ça aux Scandi-naves : ils avaient bien pigé que c'était la seule recetteviable à l'export. Mais partout ailleurs plus au sud, lesmusicos continuaient à être victimes de l'illusion queleurs fadaises genre sous-Eurovision seraient prises enAngleterre pour autre chose qu'un acte d'agressioninternationale. En conséquence, très peu survivaient àleur quarantaine à Douvres. Un spécimen était importé àl'occasion, en tant que curiosité zoologique (ou plusexactement pour alimenter la conviction profonde denotre supériorité musicale), comme Rock Me Amadeusou The Final Countdown.Depuis, il y avait ceux qui croyaient que le troisième

Antéchrist des prophéties de Nostradamus était en faitl'Union européenne et qu'à n'en pas douter, une forcesatanique avait été libérée lors de la ratification du traitéde Maastricht, au début des années quatre-vingt-dix.Sinon, comment expliquer que le public britannique se

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soit mis peu après à acheter des disques venant de cettemême région désolée qui avait été jugée irrémédiable-ment coupable de Live is Life et du catalogue d'atrocitéssans fin qu'étaient les Scorpions ? Sinon, quelle autreexplication donner à l'usurpation du schéma gagnanttraditionnel des quatre gars, gros bosseurs, gros buveurs,par deux ou trois branleurs boutonneux jouant du synthéen buvant de l'eau d'Évian dans le garage de leurmaman, quelque part au Benelux ?La contamination la plus récente liée à ce syndrome

(et selon lui, celle qui détenait le pompon) était orches-trée par EGF, et leur « chanson » pandémique (çamarche à fond dans les boîtes !!! Oui !!!), Ibiza DevilGroove.Il n'y avait jamais grand-chose qui différenciait le

travail de ces bandes de connards décérébrés de celui deleurs pairs, mais EGF avait néanmoins réussi l'impro-bable exploit de se distinguer à ses yeux – et à sesoreilles. Et ce, grâce à leur sélection parmi les incontour-nables vieux tubes à remixer (au lieu de passer deuxsecondes à chercher une mélodie ou même un semblantde paroles). Ils n'avaient pas choisi un vieux riff d'AndySummers ou un rythme de Topper Headon ; non, paseux.La brigade d'Eindhoven avait concocté le plus gros

succès de l'été avec le refrain de la chanson de CliffRichards, Devil Woman.Bien profond dans le rock'n'roll.Il monta le son pour obtenir un effet maximum. Il

se sentait comme au dernier jour d'école avant lesgrandes vacances, dans les rares cours où le profs'accrochait jusqu'au bout : on pouvait s'abandonnerau plaisir pervers de savourer l'ennui de deux heuresde maths interminables, savourant d'autant plus ce àquoi on échapperait le lendemain.Remarquez, il ne se faisait pas d'illusions : là où il

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allait, il n'échapperait pas à Ibiza Devil Groove. Mêmes'il se flinguait, il n'y échapperait pas : la vieille chan-son des Sparks lui revint en mémoire, It's Number OneAll Over Heaven (C'est Numéro Un au Paradis) et il nefaisait aucun doute qu'EGF était numéro un en Enfer.Voici néanmoins ce à quoi il allait échapper…«… la FM de la Cité d'Argent, qui vous offre un

petit coup de peps venu des Baléares, ha ha ha, avec lesmagnifiques EGF. Il est bientôt huit heures quarante-neuf en ce vingt-six mai, ici, dans la Capitale Euro-péenne du Pétrole, où la température est de onze degréscinq… »La capitale européenne du pétrole. Franchement. La

première fois qu'il avait entendu l'expression, il avaitpensé que c'était une pointe d'autodérision. C'étaitavant qu'il n'apprenne qu'il n'existait rien qui ressemblede près ou de loin à l'autodérision à Aberdeen. Cetteville avait une très haute opinion (totalement infondée)d'elle-même. C'était un port de pêche de province quiavait eu un coup de bol incroyable avec le pétrole de lamer du Nord. Comme un bouseux qui gagne au Loto,avec le grand sourire niais et le sentiment colossal degratitude et d'incrédulité en moins. En effet, la villevivait dans l'illusion, non pas qu'elle s'était simplementtrouvée au bon endroit au bon moment, mais qu'elleavait en quelque sorte fait quelque chose pour méritercette considérable bonne fortune et que, en plus c'étaitpas trop tôt.Et les milliards injectés dans l'économie locale

n'empêchaient pas les habitants de se lamenter surchaque centime de l'argent public écossais dépensé oùque ce soit au sud de la station-service de l'autoroute deStracathro.Il était persuadé que les locaux n'étaient certes pas

allés demander aux autres villes européennes concer-nées par le pétrole si elles voulaient participer au

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concours avant de s'autoproclamer capitale ; maiscomme il bossait dans le marketing, il comprenait lanécessité de la mise en valeur mensongère d'une réa-lité nettement moins glamour. « La quatrième villed'Écosse » n'était pas vraiment le slogan gagnant. Sur-tout si l'on prenait en compte le décrochement vertigi-neux qui faisait suite aux deux premières et qui laclassait encore après cet invraisemblable trou à ratsqu'était Dundee.

Le second titre auto-attribué de «Ville d'Argent »était aussi un exploit en matière d'euphémisme un tanti-net audacieux – ou comment faire briller la merde avecun peu de cirage. La ville était grise. Tout était gris.Pas moyen d'y échapper. Les bâtiments étaient tous– tous – en granit gris et le ciel était couvert d'uneépaisse couche de permanuages. GRIS. Si Aberdeenétait couleur argent, alors le caca n'était pas marron,mais cuivré. Tout était gris, gris comme dans maussade,gris comme dans lugubre, gris comme dans déficit chro-matique. Gris, gris, gris. Et la seule chose encore plusdéprimante que la ville elle-même, c'étaient les putainsd'autochtones. Deux citations à l'appui du propos :«Un natif d'Aberdeen voyant un sou dans un tas de

fumier le ramasserait avec les dents. » Paul Théroux.«Y'a pômeilleurs gars aumond'qu'ceux qui d'meurent

entre la Dee et l'Don. » Lewis Grassic Gibbon.Aussi pertinente que la première puisse être, c'est en

réalité la seconde qui offre le point de vue le plus perspi-cace, bien que l'auteur ne l'ait pas forcément entendu decette manière. Pour mieux comprendre, il faut d'abordessayer de deviner de quelle partie du globe peut bienvenir Grassic Gibbon.Puis, après avoir miraculeusement découvert la

réponse, on peut commencer à se figurer des gens qui,

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soit ne voyagent pas beaucoup, soit refusent délibéré-ment d'en retenir quoi que ce soit quand et s'ils le font.Comment expliquer autrement leur ignorance absoluedes usages étrangers les plus élémentaires, tel que lesourire ?Le fait de vivre à Aberdeen lui avait appris la diffé-

rence entre l'esprit de clocher et le véritable insula-risme. L'esprit de clocher se définit par une ignoranceingénue, presque innocente, du monde extérieur. Levéritable insularisme concerne ceux qui savent très bienqu'il existe autre chose au-dehors, mais qui n'en ontrên'à fout' et n'en ont aucun p'tain d'besoin.Le fait de vivre dans cette ville l'avait aussi convaincu

d'une chose : puisqu'on n'a qu'une vie, elle est bien tropprécieuse pour la gaspiller en restant à Aberdeen. On nepeut pas échapper à cette réalité. Il en avait pris pleine-ment conscience quand sa vie à Aberdeen lui était appa-rue précisément sous cet aspect : un truc auquel on nepeut pas échapper. C'était le genre d'endroit où l'onvient seulement parce qu'on suppose qu'on n'y resterapas longtemps. On attend son heure, on purge sa peineet on retourne à la civilisation à la première occasion.Mais ce qu'on ne prévoit pas forcément, c'est que cetteoccasion peut ne jamais se présenter, et qu'entre-temps,on peut se retrouver coincé par les circonstances aussiétroitement que par les anneaux d'un boa constrictor.Alors, si on n'a qu'une vie, qu'est-ce qu'on est censé

faire quand on se retrouve condamné à la passer là ? S'yrésigner et rejoindre les rangs des PEB ? Ouais, super.Trouver un vice compensatoire et aller niquer toutes lesnanas du quartier pendant les demi-journées concédéesdans la semaine par la RTT ? Il avait essayé. Et il s'enétait lassé très vite, essentiellement en raison de lanature pré-comateuse de leur conversation post-coïtale.Cinq minutes après l'orgasme, un réflexe pavlovien sedéclenchait et elles commençaient invariablement à lui

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faire l'article de leur progéniture. Quand elles n'étaientpas déjà en train de le virer du pieu parce qu'il fallaitqu'elles aillent chercher leurs petits merdeux à la crècheou ailleurs. On pouvait toujours se dire que ça faisait dubien, mais en toute franchise, autant se mettre au golf.Ah, les merveilleuses possibilités récréatives de la courde prison !Qu'est-ce qui restait ? Acheter un billet de Loto et

s'acoquiner aux acolytes de la nouvelle et plus navrantereligion d'Angleterre – qui se trouve être aussi la plusimportante, d'ailleurs. Rien d'étonnant à cela, puisque,contrairement aux autres, c'est la seule qui offre uneseconde chance dans cette vie plutôt que dans l'autre.Et c'est vrai, en théorie, cette seconde chance existe.Car une seule règle est réellement incontournable dansla vie, celle qui exige d'en profiter au maximum, mêmesi quelqu'un ridiculise vos efforts, derrière le volant deson Espace.Mais ces précieuses secondes chances ne sont accor-

dées qu'à de rares élus. Encore plus rares que lesgagnants du gros lot (1 sur 14 000 000), dont la plupartsont de toute façon trop cons pour faire quoi que ce soitde vaguement intéressant de leurs nouvelles ressources.Croisière obligatoire dans les Caraïbes, Ferrari, yacht,nouvelle baraque dans un quartier où les voisins les trai-teront comme de la merde, et après ? Le nirvana consu-mériste ? C'est vrai, quoi ! Y'a tellement de trucs dansles catalogues de VPC. On peut s'acheter une nouvellevie avec vingt millions, encore faut-il savoir où faire sescourses. Sinon, on ne fait qu'agrandir sa cellule. Récol-ter tous les bénéfices potentiels de l'affaire est un petitpeu plus compliqué que d'allonger les biftons pour unevedette de série B ou une pouffiasse en bikini.Pour avoir une seconde chance, il le savait mainte-

nant –même si on a des fers aux pieds ici dans ce goulag

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en simili-Tudor – il n'était pas nécessaire de gagner auLoto. Il suffisait d'avoir la volonté de partir.Arrêter de geindre, arrêter de râler, juste arrêter.Partir. C'était aussi simple, et aussi difficile, que ça.Tout quitter.Le plus dur était d'en prendre conscience ; de prendre

la décision. Ensuite, une fois la résolution prise, toutsemblait ridiculement facile.Quitter sa compagne. Aucun problème. Déjà fait, en

fait. Ceux qu'ils avaient été autrefois avaient pliébagage des années auparavant. Rayer ça. La personnequ'il avait été autrefois avait disparu pendant le démé-nagement vers la capitale de la grisaille. C'était quoi lachanson, déjà ? « If you love somebody, set them free »– si tu aimes quelqu'un, fais-lui cadeau de la liberté. Iln'aimait pas Alison, mais il lui devait bien ça. Il n'yaurait pas qu'à lui qu'il accorderait une seconde chance.Quitter son boulot. C'est une blague ? Quelle raison

y avait-il – ou y avait-il jamais eue – de se coltiner ça ?Ah, oui, bien sûr : la sécurité. Comme dans QHS.Ces chaînes ne retiennent que tant qu'on s'y

accroche.

La machine cracha un ticket et leva la barrière pen-dant qu'il prenait le reçu. Il le mit sur le siège passageret avança lentement dans le flux de satellites motoriséseffectuant des orbites en spirales de plus en plus vastes,forcés qu'ils étaient de s'éloigner de plus en plus duterminal pour trouver une place. Ils perdaient au moinscinq minutes, peut-être plus, à effectuer le circuit quileur éviterait vingt secondes de marche supplémentaire.Certes, la plupart d'entre eux avaient probablement unegrosse valise à trimballer. Ou peut-être pensaient-ils êtredes proies plus vulnérables s'ils semblaient errer loin dutroupeau.Le ticket de parking fut la première chose qui attira

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son regard comme il coupait le moteur. «Ne pas le lais-ser dans le véhicule. » C'était l'une des nombreuses ins-tructions qui ne s'appliquaient plus à lui. Il le mit quandmême dans sa poche. Ce n'était pas le moment desgrands gestes de fin de règne. Cette vie devait être vécuele plus normalement du monde, jusque dans les détailsles plus insignifiants, jusqu'à ce que l'avion décolle deStavanger. La seule entorse à cette règle était le poloqu'il portait à la place de la chemise-cravate, indispen-sable au camouflage à venir. Il ne voulait pas qu'on levoie quitter les lieux ; il serait donc déjà une autre per-sonne lorsqu'il s'en irait.Il portait malgré tout l'inévitable costume. Il avait

choisi quelque chose qui irait avec le polo, pour garderun look plausible d'homme d'affaires qui se la joueaussi décontracté que son audace l'y autorise, mais quiveut quand même que tout le monde sache qui il est.C'était un point d'égalisation masculine sur la liste desgriefs féministes : dans le monde du travail, elles avaientaccès à une gamme infinie de splendides atours, alorsque les mecs, soyons honnêtes, devaient se contenter dedéclinaisons chromatiques mineures sur le thème du« costume gris ». Qu'il puisse exister un tel snobismequant à la marque, au style ou à la coupe, c'était à pisserde rire, mais la ruée sur un quelconque trait distinctifétait (quoique pathétique) peut-être compréhensible.Après tout, il y a sûrement des baudroies que leurscongénères trouvent moches, même si l'espèce entièrepossède la tronche d'Anne Widdecombe1 après une nuitd'excès gastro-liquides.

1. Ministre anglaise du parti conservateur (aile ultra-libérale), âgéed'une cinquantaine d'années, célèbre pour ses prises de position contrel'avortement et que ses détracteurs ont surnommée « la Vierge catholique ».Il semblerait qu'elle soit suffisamment laide pour avoir définitivementécarté le mariage de ses préoccupations et, ironie suprême, ses écrits sontpubliés chez le même éditeur britannique que l'auteur. N.d.T.

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Le pire, c'est que ceux qui, comme lui, éprouvaientune frustration d'ordre vestimentaire semblaient appar-tenir à une minorité. Pour les PEB, le costard, c'est lacouverture de survie. Sans lui, ils se sentent outrageu-sement nus. Mais le comble, putain, c'est qu'ils setrouvent beaux. Même si la cravate entrave partielle-ment leurs fonctions respiratoires, ce n'est pas grave,c'est aussi une sensation réconfortante, comme la pres-sion d'une main paternelle qui les assure de leur statut :ce sont des porteurs de costume, ils affichent leur car-rière de porteurs de costume dans une profession ratifiéede porteurs de costume et personne, personne ne peutles prendre pour des pauvres cons anonymes, oh non !Partout dans le parking, ils marchaient au pas vers

l'aérogare, comme attirés par une force invisible, cha-cun dans son costard, chacun muni de l'attaché-casestandard. Si l'on voyage pour affaires, si c'est la compa-gnie qui paie, le costume est impératif, cela va de soi ;mais chez ces tarés, l'impératif vient de l'intérieur. Ilefface toute autre considération, comme le sens pra-tique, par exemple. Car le costard est une tenue loind'être appropriée pour le voyage aérien, où la taille dusiège, l'espace pour les jambes et la ceinture de sécuritésemblent comploter pour obtenir à peu près l'effetinverse du pressing. Sans parler de la peur constante quele plateau-repas, la boisson ou le café (un peu plus,Monsieur ?) ne se précipitent sur vos genoux. Pourtantl'idée fausse perdure qu'on doit être bien habillé pourprendre l'avion, survivance probable de l'époque oùseuls les riches pouvaient se le permettre. Il se rappelaquand il était gosse, au début des années soixante-dix,les voyages organisés pour les familles d'Abbotsinchvers Palma ou Malaga. Son père lui disait qu'on pouvaittoujours repérer les gars de Glasgow qui prenaientl'avion pour la première fois : ils étaient sapés commes'ils étaient convoqués au tribunal. Évidemment, quand

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ils rentraient, on les avait mis au parfum, mais ils étaienttout aussi repérables : grands sombreros de pacotille etbrûlures au deuxième degré recouvrant chaque parcellede chair exposée au soleil.Le temps, l'expérience et les nouvelles générations

avaient fait évoluer le look du vacancier adepte descharters, mais il n'était pas pour autant devenu très flat-teur. Il aurait bien voulu enquêter sur les critères desélection d'Airtour. Vous laissaient-ils monter à bord sila famille au complet portait autre chose que des survê-tements assortis – et pesait moins d'un quintal ?Il avait entendu dire que les voyages au rabais

encombraient les couloirs aériens, faisant chaque jouraugmenter la probabilité d'une catastrophe dans des pro-portions dramatiques. Le ciel était en effet de plus enplus embouteillé, mais à son avis, la faute n'en revenaitpas à l'Internationale trébuchante des Reebokeurs. Eux,au moins, avaient une bonne raison de voyager, même sice n'était que pour aller s'empiffrer de graisses poly-insaturées sous des climats plus chauds. La vraie causede ces quasi-collisions et de ces interminables tourni-quets avant l'atterrissage se trouvait là, tout autour delui, en cet instant précis : c'étaient les voyages d'affaires,aussi ineptes qu'inutiles.On était à l'époque de la Communication, à l'ère des

vidéo-conférences, des logiciels de démonstration vir-tuelle, des e-mails, des fichiers Internet et pourtant,chaque jour, dans tous les aéroports du monde, deshordes de PEB en costard s'agglutinaient dans lesavions pour se rendre à des réunions. Un simple coupde fil ou un échange de lettres aurait abouti au mêmerésultat. Bien sûr, on pouvait mettre en avant l'impor-tance du contact humain, de la touche personnelle ; maismême si c'était partiellement vrai, le but du jeu, c'étaitde faire croire à tous les PEB aéroportés qu'ils étaientdes collaborateurs importants et estimés de tous. Cela

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revenait certainement moins cher qu'augmenter leursalaire, et les réservations groupées (déductibles desimpôts) permettaient probablement d'obtenir un petitsu-sucre, à savoir quelques longs courriers en premièreclasse, pour le patron et la secrétaire qu'il avait décidéde se taper ce jour-là.Cela rompait la monotonie de les expédier quelque

part de temps en temps, histoire qu'ils aient l'impres-sion que la boîte leur confiait un genre de missionsecrète. Cela faisait d'eux plus que des professionnelsen costard ; ça faisait d'eux des professionnels en cos-tard qui doivent prendre l'avion. Finie l'époque où ilssillonnaient leur secteur de ventes en Ford Mondeo.Hélas, la seule conséquence pratique de l'affaire, c'étaitd'encombrer les aéroports.

La zone d'enregistrement était une vaste cohue chao-tique, comme il se doit en un lundi matin qui se respecte.Avec en prime, une escouade d'ados qui baguenau-daient avec cet air décérébré caractéristique, que seulsles jeunes continentaux post-pubères travaillés par leurshormones sont en mesure d'afficher. L'air était saturéd'émanations de Clearasil et de sacs à dos moites. Pleind'appréhension, il prêta l'oreille à leurs bavardages,priant pour qu'ils ne soient pas Norvégiens. Il entenditde l'italien, peut-être de l'espagnol. Il était difficile dedeviner pour quel guichet d'enregistrement ils faisaientla queue tant les contours de leur groupe étaientinformes, mais il apparut très vite qu'ils seraient cematin le problème de la British Airways, et par consé-quent pas le sien.Il tendit ses billets d'avion au comptoir de la

Scandinavian Airlines, où il fut accueilli par un flash dedents blanches. Le badge de la fille disait Inger, un pré-nom non-aberdonien, ce qui expliquait le sourire. Elleavait probablement fait carrière en cabine avant d'opter

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pour un poste au sol, une fois le grappin mis sur uncadre sup plein aux as, pétrole oblige.Ils accomplirent les formalités habituelles : attribution

de la place, petit coup de drague réciproque, avantqu'elle n'en arrive à l'inévitable interrogatoire de sécu-rité : avez-vous fait votre bagage vous-même ? Est-ceque votre bagage s'est trouvé hors de votre vue à unmoment donné ? Quelqu'un vous a-t-il demandé detransporter quelque chose ? Est-ce un missile sol-air quevous cachez là, derrière votre braguette, ou êtes-voussimplement content de me voir ? Le but de ces échangeslui échappait. Si ce petit questionnaire poli suffisait àvous faire cracher le morceau, alors vous méritiez pasmal de retenues à l'école des terroristes. Peut-être était-ce juste pour rassurer les passagers, pour montrer quetous les protocoles antiterroristes étaient bien appliqués ;auquel cas il était vraisemblable qu'on obtienne l'effetinverse. Si c'était là toute l'ampleur de leur dispositif,que feraient-ils si quelqu'un se pointait avec un vraiflingue ? Ils lui demanderaient gentiment de le lâcher,sans oublier de glisser le « s'il vous plaît » de rigueur ?Une version plus poussée de cette mascarade vide de

sens attendait les passagers au contrôle de sécurité où ilfallait faire la queue pour assister à l'irradiation partiellede son bagage à main et se voir légèrement palper lesflancs si on avait oublié de déposer ses clés sur le tapisroulant. Même un tailleur se faisait plus insinuant pourprendre vos mesures. Ils étaient si gauches que toute laprocédure ressemblait à une parodie. Ils ne voulaient passe montrer trop insistants, au cas où un passager pren-drait la mouche et finisse par leur faire remarquer cequ'ils savaient déjà : que personne, dans cet aéroport depacotille, n'avait jamais été – et ne serait vraisembla-blement jamais – pris avec un flingue dans le pantalon.Et que si cette improbabilité au chiffre astronomiquevenait à se produire, pensaient-ils que le porte-flingue

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attendrait tranquillement qu'ils le fouillent de haut enbas, qu'ils le désarment, avant de leur lancer dans unsourire ingénu : « Ben quoi, faut ben essayer, hein ? » Àmoins que, bien sûr, ce panneau publicitaire pourl'office du Tourisme écossais ne dissimule une faussecloison derrière laquelle se trouve en permanence unebatterie de flics armés jusqu'aux dents, prêts à intervenirà tout instant, leurs index inactifs les démangeant deplus en plus.«Voyez-vous un inconvénient à ce que je jette un

coup d'œil à votre mallette, Monsieur ?– Non. Faites. »En dépit des nombreuses fois où il avait été amené à

prendre l'avion ces dernières années, il n'avait jamaispu deviner quels étaient les critères de sélection dans lechoix du bagage à main à ouvrir. Apparence générale,destination, il ne savait pas. Parfois, ils l'arrêtaient, par-fois non, sans logique apparente. Est-ce que c'était àcause d'un truc inhabituel repéré par le connard auxyeux vitreux et à l'air constipé qui étalait son ennuichronique derrière l'écran à rayons X ? Est-ce quec'était totalement au hasard, pour remplir un quota ?Est-ce qu'ils préféraient à cet instant précis votre ave-nante mallette bien lustrée au rébarbatif sac de voyageun peu crade du gros plein de soupe à la transpirationrance qu'il faudrait bientôt pousser à travers le portiquede détection de métaux ? Ou est-ce qu'un brin de voyeu-risme les faisait triquer de temps en temps ? Il aurait étédéçu si tel n'était pas le cas.

L'officier de sécurité barbu lui fit signe d'ouvrir lui-même, marque ostensible de courtoisie qui dissimulaitmal le fait qu'il n'avait pas envie de passer pour un conà tripatouiller en vain le dernier modèle inutilementcomplexe de fermoir. Il s'exécuta, pressant simultané-ment les deux boutons comme sur un flipper quand la

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bille roule paresseusement entre les taquets. Dans ungeste élégant, il fit pivoter la mallette de cent quatre-vingts degrés, la laissant s'ouvrir lentement grâce auxadmirables supports télescopiques en alu qui avaient faitfaire un bond de vingt pour cent au prix de l'ensemble.Il n'y avait pas grand-chose à voir. Un ou deux dos-

siers, un magazine, un journal, un portable, un mini-ventilateur, une barre chocolatée et deux cartons de jusde fruits. Il semblait difficile que tout cela ait semblésuspect en passant aux rayons X. Néanmoins, le garsl'avait arrêté maintenant, et il fallait bien que ça ait l'airde valoir le coup. Barbichu commença par le portable,le soupesant pour bien insister sur son poids alors qu'ille lui tendait.« Pourriez-vous l'allumer, s'il vous plaît ?– Pas de problème. »Il appuya sur le bouton, jetant un bref regard sur

l'écran à cristaux liquides avant que Barbichu ne lereprenne.« Parfait. Sacré morceau, hein ?– Ne m'en parlez pas. Pourquoi pensez-vous que je

le mets dans la mallette ? Le nouveau est mort, alors ilsm'ont donné cette chose. Étonnant qu'il soit passé enbagage à main. Et il faut que ça arrive quand je m'envais.– La loi des emmerdements maximum. »Barbichu passa au walkman, et appuya sur play lui-

même, après assentiment du propriétaire. La cassette semit à tourner, à sa grande satisfaction, sans qu'il songeun instant à savoir si le passager avait pris la peine de lacaler sur son air de décollage préféré. Il approcha unécouteur de son oreille. Un petit cliquetis métalliquesuffit pour reconnaître le chuintement caractéristique duSpeed Garage, le seul genre musical à produire le mêmeson que les écouteurs soient branchés ou pas.Barbichu reprit son inspection, absolument pas

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découragé par le peu qu'il y avait à inspecter. Il donnaune pichenette à l'hélice du ventilateur, puis fit tournerles pages de chacun des dossiers, du magazine et dujournal ; ensuite, faisant preuve d'une minutie admirableou d'un soupçon de dépit, il s'attaqua à la barre de Marset enfin aux cartons de jus de fruits. Ces derniers étantl'occasion ultime d'exercer quelque autorité, il jeta àchacun d'entre eux un regard inquisiteur, suivi d'unesecousse investigatrice, preuve définitive de l'inutilitétotale de toutes les étapes de cette charade sécuritaire.S'il soupçonnait les cartons de contenir de la nitroglycé-rine, était-il bien avisé, ou stipulé par le protocole, de lessecouer comme des cocotiers ?«Bien, merci, Monsieur. Bon vol. »Ce serait seulement une fois à bord de l'appareil,

après avoir entendu les instructions désespérémentinutiles sur la conduite à tenir dans le cas où l'avionbourré de kérosène effectuerait une descente en piqué,qu'il lui viendrait à l'esprit de se faire du souci quant auximplications de ces précautions. Parce que, regardons leschoses en face, si cet avion avait été saboté et s'écrasaitavant d'arriver à Stavanger aujourd'hui, il se retrouveraitdans la peau d'un mort, d'un mort très malheureux. Sansparler de la putain de colossale ironie de l'affaire.Bah. Du moment que l'au-delà ne se trouvait pas

dans l'enfer d'Aberdeen.

***

L'avion avait atterri à 11 heures 20, heure locale.Conditions météo : temps clair et ensoleillé. Tempéra-ture extérieure : dix-huit degrés.Stavanger, Norvège. Un bien fâcheux passage obligé

dans son projet grandiose. Il n'y avait rien ici qui res-semblât aux prémices d'un recommencement. Seule-ment des salles de transit, un bureau d'information et un

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magasin qui vendait des lutins en peluche et du saumonfumé. Toutes les fois où il s'était retrouvé là, cela n'avaitété que pour prendre un autre avion, pour une autre des-tination. Une autre destination où il n'avait pas particu-lièrement envie d'aller non plus. Les boulots des autresles conduisaient à Barcelone, à Athènes, à Milan ou àParis. Le sien le conduisait dans toutes les places fortesultra-austères, hyper-masculinisées, sur-industrialiséesde Scandinavie, incluant, mais le plus souvent via,Stavanger. Pour une fois, un vol le conduirait là où ilvoulait vraiment aller. Mais comme toujours, il lui fau-drait encore monter à bord et redescendre avant que cevoyage ne se termine et qu'un autre ne commence pourde bon.Il s'assit dans la zone d'embarquement, choisissant

un banc près de la fenêtre à son retour des toilettes.L'avion se tenait là, sur le tarmac, à quelques mètres dela baie vitrée. Les couleurs de l'avion étaient altérées parl'éclat du soleil sur le fuselage, mais le nom de l'appareilétait lisible : Freebird. Oiseau libre. Il sourit. Il n'auraitpas pu trouver mieux.L'horloge affichait 11 heures 55. Plus que quinze

minutes avant l'embarquement. C'était le moment leplus pénible. Non pas que l'attente soit longue, maisattendre était tout ce qu'il restait à faire. Attendre etpenser. Pas moyen d'y échapper. Attendre n'était pasun problème, mais il aurait sincèrement aimé s'empê-cher de penser. À voir l'avion par la fenêtre, il étaitdifficile de ne pas mesurer l'énormité de ce qui allait seproduire, et il devait chasser ça de son esprit. Pendantces quelques minutes, il le savait, il serait facile de recu-ler, de tout interrompre. Facile de sentir à nouveau leréconfort de ses chaînes.Ce fut le quart d'heure le plus long de sa vie. Chaque

minute s'égrenait lentement, le mettant au supplice,pour l'amener jusqu'au moment où les affres du choix

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encore faisable prendraient fin. Il savait qu'une fois qu'ilaurait franchi la passerelle d'embarquement, il n'y auraitpas de marche arrière possible. Enfin, quoi qu'il en soit,pas sans explications très désagréables après coup.Mais les lois de la physique temporelle étant prédo-

minantes, l'horloge finit par y céder.

À 12 heures 12, l'embarquement fut annoncé.À 12 heures 15, il embarqua à bord de l'appareil.À 12 heures 37, l'appareil décolla.

À 12 heures 39 et dix-huit secondes, lorsque l'avioneut atteint l'altitude de trois mille pieds, une bombeexplosa à l'arrière de la cabine. La charge n'était pasparticulièrement forte, mais il n'en était nul besoin, carelle était placée à moins d'un mètre des réservoirs. Laqueue de l'appareil fut entièrement sectionnée. Aprèsun bel arc de cercle, le reste de l'avion plongea en tour-billonnant vers le fjord situé au-dessous.

C'est l'instant précis où tout change. Où la viedevient soudain infiniment précieuse.La servitude du boulot, des allers-retours quotidiens,

du crédit, les banlieues anonymes, le couple en miettes,les disputes, les factures, les ambitions déçues, lescompromis castrateurs. En un instant, cet enfer sansissue se change en paradis perdu.

La vitesse à laquelle ce changement s'opéra étaitd'environ dix mètres par seconde, en progression géo-métrique.

À 12 heures 40 et neuf secondes, l'avant de l'appa-reil percuta la surface de l'eau, fracassant l'appareil endeux et tuant tout le monde à bord.