Chiens dans la nuit -...

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Chiens dans la nuit et autres histoires sottes et terribles Stéphane GRANGIER Éditions de la rue nantaise

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Chiens dans la nuitet autres histoires sottes et terribles

Stéphane GRANGIER

Éditions de la rue nantaise

Éditions de la rue nantaise © Septembre 2010

Couverture : Srï.

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Avertissement : Toute ressemblance avec des faits ou des personnesexistant ou ayant n'existé ne serait que pure coïncidence, caricature éhontée, heu-reux hasard ou phénomène troublant dénué de funestes visées.

AMARRÉE NOIRE

Environ trois cents mètres séparent le commissariat depolice de la rue Marie Dorval, deux rues plus haut, croisant le coursde la Bôve qui remonte vers une partie décentrée du centre-ville.Trois cents mètres où je viens de me délester d’une parcimonieusemais abominable gerbe, d’une façon répétée, systémique, ponctuantainsi mon parcours comme le fit le petit Poucet avec ses caillouxdans la forêt. Sauf que si je suis perdu, moi, c’est plutôt dû à unpathétique égarement psychologique qu’à cause de parents défavo-risés. De plus, je n’ai pas DU TOUT envie qu’on me retrouve.

Au bout de ce même quai en face, l’entrée d’une basemilitaire de la marine devant laquelle une foule bigarrée trépigne,trimballant sacs, vélos, puis s’agglutinant en paquet mouvant etcoloré auprès de l’embarcadère de l’île de Groix, voilà ce qu’ilm’est donné de devoir supporter en ce matin fumeux.

Puis à l’opposé, derrière les arbres, la vision ombragée ducentre-ville de Lorient semble apaiser un instant ma redoutablegueule de bois. À l’angle du quai et du cours de la Bôve, juste en

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face, des flics partout, tentant de bloquer, de filtrer, dans un curieuxbarrage improvisé auquel la teneur de l’évènement récent fait per-dre toute sérénité, puis plus haut, au milieu d’une arrière-cour decette même rue Dorval, les morceaux sectionnés, arrachés, décou-pés, de trois gamins d’une dizaine d’années qui s’entremêlent dansun tas monstrueux.

Piochant parmi les membres, on avait réussi à reconstituerune sorte de puzzle, accolant une tête à un tronc, une jambe à uneexcroissance, avant d’en déduire que ce tas informe représentaitdeux garçons et une fille, et ce grâce à une chemisette, cette dernièredéfinissant enfin la provenance du bras gênant devant lequel tout lemonde hésitait depuis le début. Marrant, ça, les déductions. On peuts’y asseoir dessus, ça ne pète jamais. Ça tisse comme un filet de cer-titudes sur lequel on peut aisément pianoter. En touriste quoi, à lacool.

Mais pourtant sous mes pieds à cet instant-là, le sol sedéroba complètement. Et pendant un moment, il fut aussi mouvantque le pont d’un navire au milieu d’une tempête.

Tout était trop. Et surtout moi, au milieu de tout ça. La sinistre perspective du quai de Rohan, illuminé par les

premières lueurs mortifères d’un jour blanchâtre m’assassinait litté-ralement l’être profond. J’avais passé la nuit à boire et ne me sou-venais d’à peu près rien sinon d’avoir traîné dans mon sillage l’ad-joint de police judiciaire Jean-Baptiste Casier, cet intellectuel neu-neu, au milieu d’un brouillard de rire, de cris et de musique. Et puisune fille aussi, peut-être. Une impression comme ça, parfumée doncféminine je présuppose alors, marmonnant en mâle affirmé, passa-blement déprimé.

Il faut dire que je me fais chier dans cette ville de cons. Macarrière avait débuté dans le velours du SRPJ, à Paris, avec grosblouson, muscles imprimés dans un jean impeccablement moulé,faciès à mâchoire blindée et mirobolant salaire. Un changementpolitique a foutu le bazar là-dedans, jouant aux quilles avec monfutur, qui se transforma illico en situation moite, vaselineuse, où,

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agent de la BRI attaché à la brousse, j’ai commencé à m’emmerderferme dans ce foutu trou du cul géographiquement spongieux deville de Rennes; et tout ça parce qu’on n’avait rien trouvé de mieuxà me faire faire que de côtoyer les sinistres ploucs de cette citéeampoulée, ambiguë, moitié-bretonne, moitié rien-du-tout, et qui detoute façon n’en a rien à foutre de rien.

BRI, c’est brigade de répression et d’intervention, le bazarclinquant qui a remplacé l’office de répression du banditisme maisqu’on a étalé comme une tartine trop beurrée sur le territoire toutentier, en moult brigades bigarrées et merdiques, parce que sansmoyens.

Longuement, j’ai arpenté le trottoir grisâtre de cette villefantôme, avant qu’un binoclard du palais de justice, une de ces espè-ces de procureur salopard qui ne vous procurent rien du tout, memissionne pour un temps indéterminé dans la ville de Lorient. Monboulot consistant à la boucler et à coller aux ordres de la justice, vuqu’en même temps qu’appartenant à la BRI, j’étais officier depolice judiciaire, j’ai donc fermé ma bouche avant de partir navi-guer sur les eaux vaseuses de ce port suave, entre l’arsenal deLanester et le port de Lorient, là où ronflait un austère commissariatà l’intérieur duquel trépignaient des tas de nabots bleu-militaire.

M’emmerdant de plus en plus, comme déçu, ce qui agran-dit démesurément mon sentiment de frustration, j’ai alors picoléplus que jamais, dans un trop grand besoin de remplir les casesvides de cette totale inutilité que je ressentais effroyablement.

Ma mission : surveiller des fumeurs de shit qui, pour sup-porter le boulot merdique auquel leurs cerveaux d’endives les obli-geaient à se cantonner, fumaient trop tout en dealant à mort, histoirede se rendre intéressant, s’imaginant également un généreux béné-fice. La mission du crétin, quoi. Moi qui avais pisté des tueurs mul-tirécidivistes, on m’obligeait désormais à changer les couches demerdeux locaux à coupe rasta qui se prenaient pour des révolution-naires à l’aube de passer aux actes, mais enfin fallait quand mêmevoir on sait jamais parce que bon enfin. Éducateur spécialisé avecune matraque, voilà ce en quoi l’on souhaitait ardemment me voir

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me transformer. Je reniflais les parois internes de mon placard àbalais, antimite? Paquet de lavande? J’en savais rien, toujoursest-il que j’avais déjà commencé à moisir. Et à ce rythme-là, ledésarroi pointa vite fait son pif vicieux sur la proie facile que j’étaisdevenu.

Alors j’ai commencé à me lever aux heures batraciennesdu j’en-foutisme absolu, ce qui bizarrement, et sans doute promupar un dérapage favorable de la nature en ma faveur, convint vive-ment à mon être tout entier. Paisible, je troglodytais dans la piaulesordide qu’on m’avait refilée, avec vue sur le mur gris sale de lamaison en face. Une chambre cradingue, des toilettes Ming où l’onse torchait de quelques feuillus environnants qui poussaient entreles briques des murs, et une Renault 18 break d’époque, voilà dansquoi, pour couronner le tout, l’on me laissait onctueusement mari-ner, crever, pourrir. Dans la vase du port, attendant que je medécompose et que je fabrique quelque chose comme un champi-gnon, une algue, ou mieux, un compost enrichi en potassium.

Et puis ce type, brave, avec qui d’ailleurs j’avais fini parsympathiser, et qui me tint lieu d’adjoint local. Jean-Baptiste Casier,un pustuleux muni d’un CAP de boulangerie, au demeurant pasdéplaisant du tout. Officier adjoint de police judiciaire, qu’il se glo-rifiait d’être, et au premier rendez-vous avec lui, me souviens avoircraint une arrivée en trottinette, eu égard à sa dignité, mais surtout,en connaisseur avisé des possibilités que mettait la gendarmerie àdisposition de ses meilleurs agents ici-bas.

Le gros lard qui me l’avait fourré dans les pattes était lelieutenant-colonel dirigeant la brigade de police de Lorient, pourfaire simple, le boss, avec qui je devais plus ou moins composer vuqu’il s’amusait à camper sur mon palier de plus en plus tôt chaquejour rien que pour m’emmerder.

Ma journée type: Émerger aux environs de 11 heures 30selon l’intensité de la soirée de la veille, prendre mon p’tit-déjeunerchez Simone, un gourbi qui faisait des tartines le midi en bas de marue, puis remonter paisiblement poser ma pêche onctueuse du matinavant de traînasser à peu près trois heure et demie sous la douche.

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À la suite de quoi, je rendais visite aux fumeurs de shit dans unappart’jouxtant le leur au fond du quartier de Keryado, surveillantde ma piaule leur deux pièces de mongoliens dégénérés bourré demicros, puis après m’être mollement branlé en survolant des revuesporno, je décarrai fissa afin d’aller faire chier tous ces culs serrés ducommissariat.

Puis enfin, je sortais, et me disant que j’avais à peu prèsfini ma journée, je me lissais doucement la peau des couilles enregardant les bateaux pénétrer le port avec cette chouette vue sur lamer en arrière-plan. Alors, et toujours, avant de dévorer à pleinesdents les cahouètes de la veille qui se desséchaient au fond d’une demes poches, je soupesais les différentes possibilités que j’avais d’al-ler me fourrer un apéro dans le gosier, voire deux, ou bien trois, oualors merde, peut-être bien 27, tiens, pourquoi pas après tout, touten cherchant une agréable compagnie, c’est-à-dire une pute pas tropvérolée, afin de finir ce jour tombant puis la nuit qui suivait sur lesrails dignes d’une morale positivement consensuelle.

Des heures pourtant, je restais observer les vifs clapote-ments lumineux, étincelants, à la surface de la mer, là-bas au loin,en sortant du commissariat. J’avais appris à aimer ça, comme siinconsciemment je contemplais une image à laquelle j’aurais pum’affilier, m’accrocher. Peut-être l’image de ma propre reconstruc-tion que, bizarrement, sentant sans doute la déglingue me tomberdessus depuis peu, je recherchais sourdement, mais encore aveuglé-ment.

Et puis BOUM, Casier me réveille à 5 heures 43. Et PAN,Gros lard en rajoute une couche vers 6 heures 23 alors que béat, jeme rendormais déjà. Un instant, j’ai songé à envoyer chier, étantmissionné par le palais de justice et uniquement par lui, et certaine-ment pas par ces fulgurants crétins envers qui je n’avais aucuneobligation, hormis peut-être celle d’être poli et sociable. Ce que, ilfaut bien le reconnaître, je n’étais pas toujours. Mollement alors, etdu fait que j’avais besoin de redorer mon blason auprès de lavolaille locale, j’ai finalement accepté. Puis j’ai songé à l’éventua-lité d’un rapport de force, et à avoir, pour une fois enfin, ces foutues

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cartes en main afin de tous leur dézinguer la gueule un de ces jours. Puis j’ai vu. Puis j’ai revu, en photos. Puis je suis allé revoir, de visu. Puis j’ai dégueulé partout, participant activement à la

trouble coloration pétrolière des eaux du port. Un carnage.L’application méthodique d’une brutalité sans nom. Des débris decorps, des bouts, des restes, des moignons qui sanguinolaientencore. Déchiquetés, découpés, arrachés. Des têtes des bras destroncs des doigts, méticuleusement tronçonnés, ou arrachés, en lam-beaux, et qui commençaient déjà à virer à la putréfaction en pleinsoleil.

Contournant le port et remontant une nouvelle fois lecours de la Bôve, j’ai réussi à penser un peu malgré ce crâne liqué-fié par une douleur flottante. Me souvenais avoir débauché Casier laveille, qui, comme d’habitude, ne demandait pas mieux, vu la situa-tion familiale merdique qu’il subissait depuis trop longtemps et quilui explosait depuis peu sous le nez. Casier possédait l’affectif fai-blard de la colombe adolescente, alors il suivait. De plus, ma posi-tion hiérarchique le couvrait. Fugitivement alors, à la suite de ça, jeme suis également souvenu d’une fille, sans visage, sans nom, sansrien.

Tout m’est remonté des tripes quand repoussant les gen-darmes, j’ai une nouvelle fois vu la viande qui débordait du tissus’auréolant d’un sang noir, à la lisière duquel on repérait le jaunâtredu pus et de la pourriture. Et puis l’odeur, putain de bordel cetteodeur. Mais qu’est-ce que tous ces connards branlaient ? La mainplaqué sur la bouche, j’ai investi le bistroquet proche, ballottant dedroite à gauche avant de foncer sur la tanière carrelée du fond, oùj’ai localisé l’évier dans lequel j’ai tout gerbé. Puis me retournant,exsangue, j’ai repéré l’accusation tacite des chômeurs de longuedurée alignés au bar puis la démarche tempétueuse de la patronnequi fondait sur moi.

Tout en lui collant sous le nez cette carte de police que mamain rendait définitivement gluante, j’ai déclaré chichement:

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- Vous m’excuserez madame, une effroyable méprise…Dans l’œil du bouledogue s’alluma une lueur défavorable.- Vous dégueulez dans mon évier et vous appelez ça une

méprise, vous?Du coup, je n’ai rien répondu. Du coup, elle s’est énervée,

et j’ai pigé que la connaissance de ma fonction me desservait carré-ment, au regard que me renvoya tout à coup, soudé, l’alignement dechômeurs.

- … NON MAIS OH, VOUS ! qu’elle s’est tout à coupenflammée, avant d’infléchir très légèrement le ton de sa voix… Pasparce qu’on est de la police qu’on peut tout se permettre…

Derrière elle, les chômeurs acquiescèrent, et en arrière-plan, pénétrant tout juste dans ce foutu gourbi, la tête transfiguréede Jean-Baptiste Casier me localisa d’un coup d’œil avant de m’ex-traire de ce nauséeux traquenard. Réitérant alors de plates excuses,je rejoignis mon compère au comptoir. 28 secondes plus tard, ungendarme furieux épongeait ma gerbe. Enfin calmée, la vieille nousrinçait.

- Buvez, ça vous fera du bien, qu’il ose me dire alors, leJean-Baptiste.

- Tu trouves pas qu’on a assez bu comme ça… je grom-melle, fourrant néanmoins mon pif dans le verre, comme attiré parl’inconnu.

Du cognac. Et pas de la merde. - Oui… bon… à force d’être sous pression aussi… - Laisse tomber. On s’est bourré la gueule d’une façon

absolument lamentable, c’est tout. - Écoutez… je crois qu’on peut voir les choses sous un

angle un peu plus favorable. C’était sympa, non? On a mangé, unpeu fait la fête… et puis ça a mis la stagiaire à l’aise, dans le bain…

- QUOI, DANS LE BAIN ? ME DIS PAS QU’ON ATRIMBALLÉ UNE STAGIAIRE AVEC NOUS… ON A QUANDMÊME PAS FAIT ÇA, MERDE ?!

- Vous ne vous en souveniez plus?- Putain bordel de merde, évidemment que je ne m’en sou-

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viens pas, t’imagines tout de même pas que si j’avais été LUCIDE,j’aurais fait un truc pareil, quand même, Jean-Baptiste, une sta-giaire, tu te rends compte nom de Dieu, une stagiaire…

- … Vous insistiez pour qu’elle vienne, alors j’ai cru…enfin je me suis dit, ma foi… Le plus gênant… c’est qu’après le res-taurant où vous nous aviez invités, vous avez également insisté pourqu’on aille en boîte, alors on s’est retrouvé au Charengo, la rue justeau-dessus d’ailleurs, ça vous dit quand même quelque chose, non?

Boum. Boum badababoum badaboum. J’entraîne tout lemonde dans mes nauséeuses habitudes, je rince à gogo et certaine-ment à outrance, puis je ramène la compagnie en discothèque alorsqu’un effroyable crime se perpétue dans le voisinage proche, à l’ins-tant même où nous trémoussons nos culs sur une piste de danseimpersonnelle. Madre de dios.

- Bon, ce qu’il y a d’un peu embêtant aussi, c’est que jen’ai pas eu de nouvelles de Jeanne depuis hier soir, vous vous sou-venez quand même qu’elle nous a ramenés ensuite, hein? Moid’abord et vous après?

Eh bien non je ne m’en rappelle pas, évidemment je nem’en rappelle pas. Fourrant mon nez dans le verre, j’improvisealors:

- Ben oui, évidemment, tu crois quoi?Puis me vient à la mémoire une image furtive, un cul nu,

zébré de zones ombragées qui en soulignent les rondeurs, bellebeauté charnue, fendue d’une raie sombre, profonde et mystérieuseet qui s’éloigne de moi dans un abandon délicieux. Puis le charmedisparaît lentement laissant la place à d’effroyables visions sacca-dées, comme surgissant d’un infréquentable néant, des sortes d’ani-maux, horribles et hurlants, qui se superposent dans ma tête, desmonstres, des créatures bizarres, comme si j’avais visité une sortede zoo fantasmatique, fantomatique, dans l’obscurité de mes cau-chemars.

- Elle est plutôt sympa, hein? il dit alors, avec cet œilenflammé de benêt pustuleux à pommettes roses.

- QUOI ? Je sors du rêve.

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- La stagiaire je disais, elle est sympa, non? Et carrémentjolie avec ça, hein? qu’il plane tout à coup à 15000 mètres, ce con.

J’ai alors senti la nécessité de bouger, d’entreprendre unmouvement, de m’énerver. D’après mes derniers lambeaux demémoire, qui semblaient vouloir reconstituer quelque chose commeun tissu effiloché, j’avais effectivement ramené sa protégée à lamaison, et me connaissant quelque peu, j’avais dû être tenté par lefait d’y fourrer ma bite. De plus, ce clampin semblait irrésistible-ment amoureux, et on était là, affalés sur un comptoir à siroter ducognac à 11 heures du matin sans rien faire d’autre que d’acquies-cer comme des crétins lorsque la vieille quêtait auprès de nous leprivilège de nous en resservir un petit dernier. Ce que nous ne refu-sions jamais. Il était 11 heures et on TRAÎNAIT au bar. J’ai alorspris une décision aussi rapide qu’irréfléchie, que j’ai regrettée laseconde d’après.

- Bon. On va chez moi. Puis j’ai imaginé la stagiaire àpoil, vautrée dans mes draps.

- D’acc’, il m’a dit, ravi. Ne pouvant plus revenir en arrière, j’ai trouvé une sorte de

parade d’urgence.- S’cuse moi… Puis je me suis éloigné vivement mimant

la réception d’un coup de fil.

Jean-Ba avait fait son job. C’était à moi, désormais, dereprendre le flambeau. Dans l’immédiat, mon cervelet ne recrachaituniquement que les éléments récents vécus, combinés à ceux, kaléi-doscopiques et monstrueux, qui me revenaient de mon existencetout entière. Et c’était pas joli à voir. La raison de notre présence. Lanécessité de renfort et l’acquiescement de Gros lard, en chef d’esca-dron appréciant mon dévouement, mon geste, même s’il avait euvent d’une partie de nos exploits nocturnes. Puis les mômes massa-crés dans une arrière-cour sombre. Et le branle-bas de combat alorsque le jour n’avait pas encore pointé son aube. Un SDF s’engouffrantsous un porche pour pisser avait repéré la scène de cauchemar. Ildécarra en vitesse puis alla tambouriner à la porte d’un kebab qui

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fermait tout juste à l’angle de la rue. Lorsque le dingue trucida puiseffilocha puis émietta conséquemment les mômes, nous nous trou-vions à peu près à deux cents mètres de là, à braire en sueur sous desstroboscopes dernière génération.

Ma vie était chargée. Un peu trop à mon goût.Il fallait que dire ma femme s’était tirée à 8000 kilomè-

tres de là, que ses amants m’abîmèrent maintes fois le portrait, queje buvais comme une éponge depuis lors et que j’avais transformédeux psychanalystes en zombies errants, en SDF dépressifs; aprèsquoi j’avais abandonné une famille de trois enfants, quasimentvendu ma grand-mère, détruit la Mercedes neuve de ma sœur unsoir, vexé par une réflexion, puisqu’il était de notoriété publique queje me fourrais dans les naseaux des rails de cocaïne d’une longueurde piscine olympique à peu près tous les trois jours. La dégradationne cherchait même plus à me happer petit bout par petit bout, elleme mâchait déjà totalement la couenne, hésitant encore à me recracher en jus noirâtre, juteux, au lourd fumet bilieux. J’avais éga-lement abandonné toute activité sportive, me retrouvais parfoiscomplètement ivre à sucer des queues puis à me faire triturer le troudu cul dans des chiottes publiques, puis finissais mes nuits roupil-lant dans des bosquets cradingues jusqu’aux premières lueurs del’aube. C’est vous dire.

Pourtant, j’avais strictement cloisonné mon existence, cequi ne pouvait expliquer ma dégradation professionnelle, qui pour-tant vers ces moments-là, sembla nourrir activement l’autre dégra-dation, la mienne, l’intime, la personnelle, qui en vérité, ne deman-dait que cela. Jean-Ba avait simplement fait son job. Me faire émer-ger à 5 heures 43, puis m’influencer sur la décision de participer àcette enquête-merdier. Puis boum badaboum, transmettre instam-ment le nouvelle à Gros lard, qui dans la seconde, s’empressa devenir me faire chier, claironnant à son tour.

Et alors que mon camarade s’activait dur, je faisais l’ac-cordéon et dégueulais partout dans une affreuse litanie grinçante.

Jean-Ba avait BIEN fait son job, et j’imaginais alors quec’était à moi de faire quelque chose comme le mien. Ma première

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initiative visant à l’inviter avait viré à la crétinerie totale, alors,comme pour me donner de l’air, je m’étais éloigné, m’accolant leportable à l’oreille. Neuneu me suivit, ce matin-là plus neuneu quejamais.

- Tu m’excuseras. Je dois passer un coup de fil urgent.Il émergea une seconde, à la suite de quoi il me suivit tout

de même.- Jean-Baptiste, écoute, tu peux me laisser un chouille

d’intimité ? D’accord? Un coup de fil PRIVÉ à donner, et ça urge,tu comprends?

Il parut peiné, mais encore hésitant, il finit toutefois parrebrousser chemin. Je composai mon propre numéro, malgré le cli-gnotement rouge de la batterie quasi-vide. Réponds jeune fille, bor-del. Si tu es là, tu saisis le combiné et tu réponds. Décroche. Alignedeux mots bordel de merde…Les sonneries se répétèrent dans levide. Ça pouvait signaler quelque chose, ou pas du tout. Peut-êtreque la miss dégoupillait un éminent colombin, ou qu’elle prenaitune douche? Mais il n’était pas loin de midi et je me fis une raison,à défaut d’emmagasiner une certitude. Elle avait dégagé. Aucuneclause de son contrat de stagiaire ne stipulait qu’elle pouvait faire lagrasse matinée en plein milieu d’une semaine chargée. Et le côtéambitieux et volontaire de la demoiselle, d’après les dires de Casier,avait déjà fait dix mille fois le tour du commissariat depuis son arri-vée. Je coupai la communication tout en faisant signe à Casier quiclopina ravi dans ma direction.

- Ma grand-mère… l’est malade… ça m’inquiète unpeu…, murmurai-je, pénétrant dans cette caisse moisie que j’avaisramenée matinalement et que je n’avais plus touchée depuis.

Le rouge lui monta aux joues alors qu’il s’asseyait à mescôtés. L’énormité du mensonge lui titilla l’esprit un instant mais ilse contenta de fermer sa grande bouche connaissant trop bien lesclauses délimitant son statut d’inférieur. Néanmoins, il parut peiné,même un peu accablé. M’en branlais. Déjà je fonçais droit, puiscontournant les quais, je débouchai sur le boulevard Anatole Francequi tenta de se dérober sous mes jantes alu. Rattrapant le coup, je fis

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une embardée bizarre sur la voie de gauche, rasant un camion delivraison, puis rétablis le tir dégommant cinq poteaux le long deshalles de Merville, avant de finir par me stabiliser rue Jean Jaurès,qu’une poignée de secondes plus tard, j’empruntai pépère. Puis larue Jeanne d’Arc, deuxième à gauche, que je dépucelai fougueuse-ment en accélérant à fond mais malencontreusement en seconde, cequi eut pour effet de congestionner le moteur qui faillit nous péterun peu plus qu’une durite à ce moment crucial, délicat, particulier.Puis je serrai vivement le frein à main et enfin, calai.

La place de la bouse, en face de chez moi, le long du trot-toir opposé. Étalée, nauséabonde, visuellement insupportable. Pourla dernière fois de sa vie, Jean-Baptiste me suivit alors que je mar-chais en direction de mon immeuble. Il clopinait deux mètres der-rière moi lorsque retentit la violente déflagration.

Je plongeai dans l’ombre du porche puis me retournaivivement. Mon jeune collègue venait de s’effondrer. La moitiésupérieure de la tête s’étalait en giclée sanguinolente, en filandreusecervelle, sur une fine portion de route. Déjà, des particules de cettemême cervelle dégoulinaient dans ses yeux encore ouverts, ceux-làmême qui contemplaient fixement un mégot de cigarette écrasé surle bitume.

M’accroupissant au pied du mur, je respirai une seconde,sortis mon arme, puis tentai un regard aussi vif que circulaire touten restant prudemment planqué. Gros paquet de merde. Noire,épaisse, collante. Voilà qu’après avoir découpé du mioche, cettecharmante ville postulait pour le podium du dessoudage de flic. Demieux en mieux. Le mystère ne s’épaississait même plus, c’étaitjuste la réalité qui devenait cradingue. Plaqué contre le mur où lespoivrots pissaient chaque nuit, je fouillai mes poches à la recherchede balles. Qu’évidemment je n’avais pas. Le super-héros. Le typeprévoyant, prêt à sauter sur tout et tout le monde. Prêt à envahirl’Irak. Même pas foutu d’avoir un pruneau dans son outil profes-sionnel et de prédilection. Alors je fouillai en profondeur, agrandis-sant le trou dans la doublure. J’extirpai finalement une cannette debière. Pleine. Encore fraîche. Mon Dieu.

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À côté, Jean-Ba se vidait de son sang, le bras gracieuse-ment étalé devant lui, et sa main avait fini par se poser bizarrement,comme dans un appel, sur le rebord du trottoir. J’ai alors réagi.Vivement. Fonçant sous le porche, j’ai pénétré le hall, escaladé lesdeux étages puis appuyé sur la poignée de porte de mon apparte-ment. À ma grande surprise, la porte s’est ouverte. Sur un intérieurconfiné, enfumé, au sol jonché d’immondices, qui hésitait entrebouteilles vides et cendriers renversés partout. Le lit était défaitmais la fille s’était tirée.

J’ai chopé la bouteille de whisky moitié pleine qui traînaitsur la table de chevet et tout en lorgnant prudemment la fenêtre, mesuis copieusement rincé. Juste bougé très légèrement le rideau enprenant bien soin de rester de côté, scrutant toutes les fenêtres enface d’un œil affûté, vif, précis. Rien vu d’anormal. Rien repéré, àpart des fenêtres qu’on avait légèrement entrouvertes du fait de lachaleur. Pas de bruit, pas un mouvement, pas le moindre indicesignalant une course, une fuite. Le sniper était peut-être encore tapidans l’ombre et attendait. À moins qu’il ait fui depuis perpète. J’aidégluti, ouvert le tiroir de la table de chevet et piochant au hasard,j’ai fourré plein de balles dans mon revolver jusqu’à ce qu’il endégueule. Le reste, dans ma poche, à tintinnabuler. Puis j’ai soufflé,décroché le combiné et obtenu le chef d’escadron Gros lard. Lui aialors donné des nouvelles du front, le nouveau, qui semblait s’êtresensiblement déplacé.

- QU’EST-CE QUE VOUS ME RACONTEZ NOM DEDIEU, CASIER SERAIT… MORT ? dit-il d’une voix de castrat quilui fit atteindre les sommets.

- Il EST mort. Dégommé dans mon dos il y a dix minutesà peine, par une espèce de sniper invisible qui devait guetter dans larue, où à une fenêtre, à tous les coups…

- … Il est MORT et VOUS AVEZ RIEN FAIT ?!- Vous vouliez que je fasse quoi ? L’homme invisible lui a

collé une balle dans la tête et vous croyez que j’allais faire quoi,moi, peut-être? Faire dévier la balle avec ma main, comme dansMatrix ? Ou l’absorber par le trou du cul pour en amortir les effets,

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peut-être? Et vous, vous faites quoi, là, exactement? Paske particomme c’est, je tiens à vous le signaler qu’il rejoindra bientôtShanghai, au moins …

- … Dites donc, Maugier, vous faites peut-être parti de laBRI, mais sachez qu’ici vous n’êtes pas plus que les autres, mêmeun peu moins… De plus, si j’additionne l’effroyable accumulationde casseroles accrochées à votre cul, ça ne m’étonne pas que vousvous fassiez repérer partout où vous allez, sans parler du comporte-ment indécent dans lequel vous vous fourvoyez systématiquement,alors fermez votre nauséeux clapet, fourrez-vous les ergots dans deschaussons et évitez de bougez avant notre arrivée. C’est tout.Rompez.

Il raccrocha sèchement. Je tremblais. D’énervement etpeut-être déjà du manque. L’alcool me dégoulinait dans le dos ensueur putride. De l’eau. Glacée. Puis un peu de calme. Et éviter derester planté devant cette fenêtre comme un con.

Les jambes qui flageolaient un peu, je me suis alors dirigévers la salle de bain et j’ai ouvert la porte. Jeanne. Là, devant moi,splendide, nue, offerte. Assise sur les toilettes, tuée dans un purmoment d’intimité. À l’image de Jean-Ba, le haut de son crânen’était que bouillie de chairs d’où le sang s’écoulait encore en min-ces filets, se coagulant petit à petit. Tête penchée en direction du sol,on arrivait à entrapercevoir cet effroyable sourire, mécanique, quilui flottait encore sur le menton où le sang séché, désormais, s’ag-glutinait.

Tout à coup, j’ai senti une pure terreur me gagner. J’airejoint fissa l’évier, y vomissant toutes mes tripes, puis fixant tout àcoup le carrelage, la faïence écaillée, j’ai prié pour que ça cesse.Pour ne plus avoir à penser à rien. Trop de choses. En même temps.Un tueur sur la route, avait dit Ellroy; là, ce connard se trimballaitdans ma rue et il était en forme.

De retour dans la chambre, j’ai fini le whisky, dégoupilléune bouteille de vodka neuve et après avoir respiré plusieurs foisd’affilée entre chaque gorgée que je m’envoyais, je suis retournévoir la demoiselle. Merde. Dire que je ne l’avais même pas connue.

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De son vivant. De mon conscient.Le type avait flingué Marie-Cécile. Puis avait attendu.

Puis avait butté neuneu. Peut-être avait-il cherché à me dessouder,moi, particulièrement? Mais aurait foiré, étant donné que Jean-Base collait systématiquement à mon postérieur, dans la pleine grâcede son amour pour ma petite personne. Vaguement, je soupesai letout puis songeant tout à coup aux gamins, je m’essayai à supputerune possibilité de lien, quelque part, je sais pas où. Les mômes.Découpés dans une arrière-cour, les dernières pistes semblaient sediriger tout droit vers le petit parc en face où l’on avait trouvé dusang. Peut-être qu’on leur avait entamé le lard à cet endroit, avantde les traîner un à un dans l’arrière-cour afin d’en faire du carpac-cio, des rondelles, des brochettes?

Nom de Dieu…. Q’est-ce que c’était que ce merdier, quisuivait 125000 pistes à la foiset dont aucune n’était crédible, plau-sible, exploitable? Alors j’ai bougé. Mollement. Récupéré monflingue sur le lit et suis sorti de l’appartement. Dans l’escalier, mesnerfs se sont tendus. J’allais bousiller le sniper, lui faire entrevoirl’amertume graisseuse de l’au-delà, l’obliger à dévorer petit boutpar petit bout le terreau de son futur tombeau, et puis c’était tout.

Mais en premier lieu, déjà, j’envisageais de ramasserJean-Ba qui se trouvait là, à deux mètres de moi et en plein soleil,alors que je m’accroupissais dans l’ombre guettant ce sniper dont jedoutais sérieusement du fait qu’il fut encore présent.

Finalement j’ai rien fait. Une pièce à convictions, désor-mais, mon Jean-Ba, étalé là aux milieux des mouches. Le bruitassourdissant des sirènes de police investirent tout à coup la rue,prévenant à peu près tout le département de leur intervention. Puis,ils se garèrent n’importe comment, sortant vivement des véhiculesmunis d’automatiques avec des faux airs de ploucs convaincus.Néanmoins, ils regardèrent partout à la fois, mais nulle part précisé-ment. Tu parles d’une brigade de nœuds. Le type s’était cassé dansla nature. Peut-être retrouver un indice alors, une piste, une location,une trace, empreinte, un témoignage… M’en branlais, de toutefaçon, pas mon boulot.

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Prestement et tête baissée, Gros lard se dirigea vers moi,toutefois en taureau qui, me reniflant, hésiterait encore à me foncerdessus. En guise de premier contact, il biaisa carrément, s’épon-geant le front, évitant mon regard:

- Merde, fait chaud, trop chaud…- On est en plein été, vous voulez que j’vous dise quoi, là,

que la plage est ouverte, que le club Mickey tourne à plein régime?!fis-je.

- Écoutez… vous, déjà…, il commença, avant de se tairebrusquement, observant soudainement le cadavre de Jean-Ba d’unœil peiné, avant de se renfrogner brusquement, puis de renifler dansune sale grimace.

- Le tir est parti de vers là…, lui montrai-je vaguement,mais je suppose que ça fait une dizaine de jours qu’il s’est évaporédans la nature, si vous voulez mon sentiment…

- Votre sentiment, vous pouvez vous le fourrer profond.Rien à répondre, alors je n’ai rien répondu. À peine des-

cendu des voitures, les hommes avaient foncé sous les porches,investi en nombre les cages d’escaliers, certains surveillant d’un œilvif le moindre mouvement d’un rideau ou d’un battant de fenêtre.Ce que j’indiquais ne changea pas nécessairement la donne, Groslard redirigea simplement ses troupes, puis donna des ordres pourbloquer et surveiller les sorties extérieures, ordonnant l’instantd’après la mise en place d’un barrage à chaque extrémité de la rue.Puis il souffla un peu, s’épongeant, semblant toutefois douter de sastratégie, alors que Jean-Baptiste avait disparu du monde desvivants depuis plus d’une demi-heure, désormais.

- Et vous, vous l’avez vu? qu’il m’assena son mépris.- Non. Pas le temps. Casier était derrière moi et j’ai eu

juste le temps de me jeter ici, avant de pouvoir me retourner. Saispas trop si elle m’était destinée mais ça avait bien l’air d’un guet-apens…

- Donc vous n’avez rien vu?- L’ai juste vu crever la gueule contre le trottoir. Puis je

suis monté chez moi…

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- Ah bon, et pourquoi?- D’une, ça me semblait une bien meilleure planque, de

deux mon portable n’avait plus de batterie et j’ai un fixe chez moi,et de trois, je n’avais pas mon arme sur moi…

- Comment ça vous n’aviez pas votre arme, vous faitesquoi, déjà, comme métier, Maugier ?

Ce connard essayait de me coincer mais je maîtrisais lalogistique inhérente à la vie du flic mieux que personne. Pas d’obli-gation d’avoir son arme sur soi, surtout au vu de mon rôle ici-basdans ces enquêtes, mais si on l’avait, elle se devait d’être chargée deballes. Et je connaissais tout ça mieux que personne, mieux que cebaltringue qui suait sa pisse devant moi en prenant un ravissant coupde soleil sur son faciès moisi d’aubergine grillée.

- Je fais ce que vous ne saurez jamais réellement faire devotre existence, lieutenant, prendre des décisions de moi-même sansobéir aveuglément à une hiérarchie totalement coupée des réalitésdu terrain. De plus, et vous le savez très bien, nous ne sommes pastenu d’avoir notre arme sur nous, et si je creuse le rôle vaseux, invi-sible, diffus, voire inexistant, que vous comptez me faire jouer danscette affaire, que vous m’avez refourgué et que j’ai TROPgentimentaccepté, c’est sans doute juste pour vous rappeler que je suis unbrave type, un TRÈS gentil, et un TRÈS brave type, alors arrêtez defaire chier.

Un rouge méchant, violacé, quasi-pivoine, lui monta sansdoute un peu partout comme il lui monta aux joues à cet instant-là.

- Ah oui, j’oubliais…- QUOI ? il fulmina tout à coup. UNE BOMBE ATOMI-

QUE A EXPLOSÉ DANS LAPISCINE DE VOTRE RÉSIDENCESECONDAIRE DE MERDE MAUGIER, ABÎMANT VOS COM-POSITIONS FLORALES?

- Non… mais, enfin… heu, voilà… il n’y a pas eu queCasier à avoir eu quelques soucis, chef… il y a eu des gros embête-ments avec la stagiaire, Jeanne je crois, c’est bien ça, hein ?!

Un regard de porcin véloce, mais devenu tout à coup hys-térique et penchant vers une nécessité de meurtre, vit le jour au fond

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de ses orbites creusées.- Que… dit-il doucement, avant de renchérir bizarrement

devant mon silence un peu gêné. Que quoi… quoi?Si l’appellation de chef avait au premier abord ravi son

hypophyse glandulaire, l’évocation d’une embrouille carabinéeavec la stagiaire number one du commissariat transformait petit àpetit son visage en celui d’une belette dépressive et aux abois.

- Que… BORDEL, QU’EST-CE QUI S’EST PASSÉMAUGIER, NOM DE DIEU ? QU’EST-CE QUE VOUS AVEZENCORE FOUTU? il supplia tout à coup.

- Écoutez, je vous expliquerai, venez…Incrédule, il me regarda partir mais ne posa plus de ques-

tions. Une seconde fois, j’empruntai l’escalier et une seconde foisj’ouvris la porte de la salle de bain, lui montrant le tableau. La têtede nœud faillit s’étouffer. Incapable d’émettre le moindre son, il fla-geola un instant sur ses jambes variqueuses. Puis j’accompagnaigracieusement le pachyderme jusqu’au lit où il s’affala tout entier,et sous le choc, son regard hiroshimesque survola sans la voir madéchetterie personnelle. De plus en plus rare, en minces filets s’as-séchant et coagulant presque sur place, le sang s’écoulait encore ducrâne de la fille, juste en face de nous.

- Va p’têt falloir que je vous explique un peu, non, com-mandant?

- Mais qu’est-ce… un profond désespoir lui apparut alorsau coin de l’œil… MAIS QU’EST-CE QUE C’ESTQUE CETTEMERDE, MAUGIER, ENFIN ?! Il se réveilla tout à fait, l’air d’unhibou déplumé.

- C’est ce que je vais vous expliquer…- MAIS VOUS AVEZ SACRÉMENT INTÉRÊT BOR-

DEL ??? VOUS AVEZ SALEMENT INTÉRÊT, OUI, ET VITEBON SANG !!!

Intérieurement, il en était à se foutre des baffes, à se fla-geller, sans cesse, sans arrêt, puis s’enfouissant tout à coup la têteentre les mains, il se lamenta alors comme un juif orthodoxe zélé enpleine prière, basculant sa tête de goret d’avant en arrière en psal-

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modiant des trucs incompréhensibles. Je déballai tout. Sans rienomettre. Juste une soirée à se pinter. Rien d’autre. Des bars, puis onrentre et puis c’est tout. Et c’était vrai. Tout était vrai. Je racontaitout dans le moindre détail, évidemment ceux dont je me souvenais.Il ne dit rien, resta juste un instant à fixer le vide, comme souffre-teux, mais sans réponse.

- En plus, je suppose QUE VOUS AVEZ BAISÉ cette sta-giaire, hein ? Et qu’on va lui trouver votre FOUTRE pas loin du cul,c’est pas vrai peut-être???

- Ben… vu mon état ça m’étonnerait quand même, chef…Pour être sincère avec vous, je crois que ce type m’en voulait, c’estpas possible autrement…

- Ouais, c’est ça. La paranoïa classique de l’alcoolique àpeine sevré. Z’êtes un fin connaisseur. En ce qui vous concerne,autant psychologiquement que professionnellement, vous êtes aussigrillé que le poulet dominical, alors vous devrez en tirer les consé-quences un de ces jours, en ce qui me concerne je n’ai aucun pou-voir pour vous dessaisir, mais sachez que si je le pouvais, je le feraissans hésitation…

Je ne répondis rien, il avait sans doute raison, alors je res-tai là un moment, pendouillant dans le vide de ma propre tête, alorsque des tas de flics investissaient les lieux.

Bientôt, ils mesurèrent, explorèrent, délimitèrent, les quel-ques mètres carrés de mon humble appartement. Bientôt, ils consta-tèrent, prenant des empreintes, ramassant des pièces à conviction oude simples débris qui traînaient là. Puis enfin, ils finirent par m’ob-server, furieux, tout en faisant progressivement mon ménage.

- Bon. Je m’occupe de prévenir le reste de la famille etvous, vous vous démerdez avec la femme de votre collègue. Detoute façon vous avez l’adresse parce que je suppose que vousl’avez baisée elle aussi…

Surveillant mon expression, il pâlit soudainement puis serefusa tout à coup à approfondir cette possibilité. Je jetai un œil parla fenêtre. Rue torpillée par un soleil de plomb. Les patrouilles s’en-gouffraient toujours dans les immeubles à la recherche du Sniper;

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sensation d’un dégoût à ciel ouvert. Envie de vomir dans un troud’ombre. Puis de me recroqueviller, puis d’attendre que ça passe.Puis de mourir, enfin. Discrètement, je saisis la bouteille, la fourraidans ma poche, puis mon arme que je rengainai avant de descendreles deux étages et de sortir dehors, en plein soleil. Sale journée. Jeclopinai jusqu’à ma voiture, la démarrai puis mis les voiles enfu-mant avec une volupté certaine tous ces braves travailleurs. Plusrien à foutre dans les parages. Direction Larmor-Plage, où, en bonnebourgeoise, la veuve Casier ronflotait en douce dans son jardinentassant l’une après l’autre les pensions alimentaires de huit marissuccessifs.

J’ai foncé tout droit rejoignant la rue de Larmor, ce boule-vard indécis où le soleil couchant vous fusillait la pupille et quej’appelais rue de la mort. Puis, contournant un rond-point, la rue deMontrisol devenait la rampe de lancement de la sortie de la ville.Nez à l’air, je reniflais l’air saturé de poisson du port de Keroman,puis j’ai franchi un bras de mer, avant de lambiner deux kilomètresdans une campagne futile, à la suite de quoi j’ai fini par m’envaserdéfinitivement à Larmor-Plage, où résidait la veuve Casier. Éliane.

J’avais liquidé le quart de la bouteille sur la route, puis j’aivu les étoiles. Mouvantes. Changeantes. Les milliers de paillettesd’or du soleil qui se reflétaient sur cet océan capricieux, mollasson,limite insupportable. Et au milieu de cette pure hallucination s’en-racinant dans le réel, je me suis senti mélancolique et j’ai bu,encore. J’étais à Larmor-Plage, j’ai alors dégueulé derrière une pou-belle, avec vue sur la mer puis sur une succession de résidences,avant de me laisser griser par le vent, le soleil, puis encore par levent, qui m’a un peu sorti de ma torpeur. J’ai alors réinvesti coura-geusement la voiture, me demandant tout à coup ce que je foutais là.

Joli, néanmoins, Larmor-Plage. Boisé, charmant, dans untourisme de bord de mer friqué, Larmor-Plage se fourrait tout seulet de lui-même dans l’océan. Au volant de mon improbable car-casse, j’ai rejoins la seule entrée de la rue des Fontaines, un peu plushaut, moult fois empruntées à l’époque Jean-Baptiste, et danslaquelle j’ai laissé la carlingue glisser au point mort. Ma fréquenta-

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tion s’était raréfiée, jusqu’à devenir inexistante quand la séparationdu couple fut effective, il y avait de cela quelques semaines seule-ment.

Depuis, Jean-Ba s’était réfugié dans une location épisodi-que et temporaire, appartenant à son frère. Un trois-pièces sordideoù néanmoins, en bon père de famille, il n’hésitait jamais à accueil-lir ses deux grandes filles, dont la justice lui avait laissé une semi-garde.

Rue des Fontaines, au bout, prêt du chemin côtier. Unevilla démesurée, derrière laquelle s’allongeait dans un miroitementpaisible, une piscine avec carreaux en mosaïques, et qui donnait,façade avant, sur l’océan. Ben oui. Pourquoi s’emmerder. J’ai sonnéà la porte entourée de rosiers qui jouxtait le haut portail, imaginantla gueule de Jean-Baptiste quand il venait y tambouriner tous lestrois jours en braillant son désespoir. Devait pas être bien beau.Dans mon dos, derrière une haie, la plage, et des gens qui y descen-daient ou qui en remontaient. Des bruits, des rires, un bruissementde touristes gazouillant dans la bise tiède, avec le flux et reflux del’océan, en arrière-plan, languissant, calme, paisible.

Dans l’ouverture me permettant d’apercevoir la propriété,j’ai vu un rideau qui bougeait puis perçu le cliquetis de la petiteporte. Un vent doux soufflait dans ma nuque. Lugubre mais un peunerveux, j’ai alors remonté l’allée de graviers contournant une fon-taine au milieu d’un jardinet fleuri. Les bruits de la plage me parve-naient encore, mais induite par l’objet de ma présence, ma sinistrosegrimpa en flèche au moment où je fis face à la porte d’entrée.

Baissant alors les épaules, j’ai arboré l’air rêveur du crétinsympathique lorsqu’Éliane ouvrit la porte, souriante mais interroga-tive. Ravie, mais posément surprise. Depuis deux mois, n’avais plusfoutu le moindre pied ici, à l’époque, c’était avec son mari et ilsétaient encore en couple. Alors en plein après-midi, seul, avec unetête de repris de justice malade et alcoolique, elle commença salement à tiquer. Soudainement, elle se gratta l’entrejambe avec letorchon qu’elle avait encore à la main. Un geste distrait, quasi-invo-lontaire.

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- Maxime? Hé bien… elle hésita, avant de se remettre àsourire… Vous venez me rendre une petite visite? Puis son visagese refroidit… J’espère que vous ne venez pas de la part de monmari, étant donné…

Toussant, je la coupai. Elle changea d’expression puiscontinua à me scruter, s’illuminant avant de se rembrunir l’instantd’après.

- En tout cas si vous le cherchez, il n’est pas là… enfin,vous savez que nous sommes séparés, je…

Des lueurs particulières apparurent sur son visage, commesi son instinct se démultipliait méchamment au contact de monsilence. Mon visage se creusait. Avec une expression de croque-mort subissant trop intensément la philosophie inhérente à sonmétier. Elle écarquilla alors les yeux, découvrant la noire brillancede l’inquiétude, et derrière la finesse de ses traits apparurent soudai-nement les rides profondes, striures d’un âge qu’elle n’en pouvaitplus de ne plus pouvoir cacher.

- Écoutez, Éliane… il faut que je vous parle…Elle continuait. Son monologue de semi-sourde. - … Il n’est pas là en ce moment, enfin il n’est plus là…

ENFIN VOUS LE SAVEZ BIEN… Elle supplia, retenant bizarre-ment, à la position qu’elle adoptait, une puissante envie de pisser.

Puis mon silence, encore. Puis un effroi, qui par bribes,tics, expressions, commença doucement à envahir son visage. Leteint terreux, elle me fixa alors envisageant tout:

- Qu’est-ce que… - Jean-Baptiste est mort Éliane, j’aurais voulu vous annon-

cer autre chose que ça, mais il est mort, et je…Le choc. Violent. Qui l’a comme harponnée, puis secouée,

tel un gros poisson pris en mer. Le souffle coupé, elle s’est agrippéeau montant, puis à la porte, qui, dans le mouvement, s’est entrouverte. Vivement, je m’y suis glissé. Je l’ai retenue alorsqu’elle s’effondrait, puis l’ai soutenue jusqu’au canapé dans lequelelle est tombée lourdement, avant de se rouler en boule et de se met-tre à pleurer.

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Assis auprès d’elle, j’ai bizarrement laissé couler. Dansune sorte de recul qui me faisait dire que j’en avais rien à foutre detoute cette merde, au fond. Une bonne demi-heure de pleurnicheriesque j’épongeais à ma manière, lui refilant systématiquement la bou-teille qui faisait le va-et-vient entre nous deux.

Puis on a parlé. Quelques mots. Puis elle a commencé àrécupérer. Alors j’ai dit, exprimé, réussissant finalement à expliquerles circonstances du drame, moment où elle a replongé directos,vagissant outrageusement en veau qu’on égorge avant de remonterà la surface en ridicules miettes de thon, plus tard.

Puis elle a relevé la tête, finissant par piger qu’elle n’avaitrien à voir avec la mort de son mari. En particulier. Ce qui infléchitradicalement la donne. Et son visage changea, retrouvant cet airdigne qu’elle affichait parfois, généralement avant de vous inviter àadmirer les potentialités illimitées de son domaine.

Puis la sarabande de souvenirs communs, propulsant sou-dainement Jean-Ba dans l’escarcelle de la mémoire récente, puisdans la nacelle s’éloignant d’un passé révolu. Puis, alors qu’elleliquidait mon fond de vodka, sa main droite caressant ma nuque, lebout de ses doigts massant langoureusement la sueur de mon coujusqu’à rejoindre l’endroit exact où mes omoplates se rejoignaient,j’ai commencé à bander. Sec.

Et tout l’après-midi, je suis resté au chaud contre elle. Àbiberonner du gin tout en évoquant maints souvenirs, encore, tou-jours, où parfois nous nous mettions à rire avant de revenir à la réa-lité nous cloisonnant tout à coup dans un silencemerdeux, vecteurd’une souffrance CARRÉMENTpréfabriquée ; pendant ce temps-là, d’affectueuses caresses rythmaient nos phrases, en soutienmélancolique, généreux, après quoi je songeais qu’elles n’avaientpas grand-chose à voir avec le souvenir, d’ailleurs, ces caresses.

- Max, reste près de moi ce soir, je t’en prie… qu’elle mesusurra à l’oreille flattant soudainement mes couilles, alors que jedescendais la pente du gin comme l’aurait fait le néophyte mongo-lien d’une piste noire en haute montagne.

Le velouté particulier de sa caresse sur mes couilles. Elle

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m’a branlé doucement, un peu mollement, je me suis allongé surelle et on a baisé sentencieusement, avec la respectabilité d’uneouverture de compte bancaire. Puis ça s’est amélioré, on a viré cettedignité merdeuse, transfigurée alors en baise approfondie et jubila-toire, en fourrage équivoque où les barrières explosèrent une à une,et alors ravis, on s’est fourvoyés dans le vice suintant, ce qui sup-planta définitivement le côté administratif du début. Se cabrant toutà coup, elle a hurlé des trucs, puis j’ai balancé mon foutre je ne saistrop où avant de m’effondrer lourdement sur elle, en sueur, glissantsur le côté. Le cul humide, je me suis levé puis habillé. Une expres-sion de hibou cocaïnomane plaquée sur le visage:

- … MAIS QU’EST-CE QUE TU FAIS ?- … Mon rapport à la gendarmerie, qui systématiquement

fait le pied de grue devant ma porte… Pas trop le choix si tu veux…- Alors, tu pars? Elle sembla tout à coup démunie, en

proie à une véritable angoisse.Mais elle se contrôla très vite, sembla un instant regretter

ce qu’elle venait de lâcher, puis ne laissa plus rien paraître.L’homme avait baisé, alors qu’il se casse. Neutre, touchée par rien,raccrochant ses boucles d’oreille tout en mimant une splendideindifférence, elle songea tout à coup aux récentes promotions sur leveau.

- Je reviens, Éliane. Je te le promets.Alors soudainement, elle retrouva le velours mélodrama-

tique de l’abandon, agrippant tout à coup la manche élimée de maveste. J’avais emprunté son corps et la laissais seule avec le fantômede son mari qu’elle venait scrupuleusement de baiser et d’envoyerse faire foutre une seconde fois. J’aurais bien ri mais je crois qu’àcet instant-là, j’étais simplement trop bourré, ou trop perdu, pour ça.Étrangement, elle fondit alors en larme, puis je vis le démon d’uneincommensurable culpabilité lui ravager le faciès. De cette culpabi-lité que je tentai de soulager en lui fourrant la bouteille sous le nez.Elle s’agrippa alors, chienne rongeant un os. Pompa, goba, absorba,puis suça, mâchonna, nerveuse, le visage progressivement envahi detics.

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- Promets-moi que tu reviendras dès que tu auras fini…Promets-le moi! elle ordonna, entre deux gorgées.

Sa main étreignit mon genou et si j’avais été normal, jecrois bien que j’aurais pu lui en coller une, ou bien partir loin et neplus jamais revenir. Simplement. Pour clore le chapitre. Ce que jene fis pas, en bon incapable, en foutu baiseur qui souhaitait baiserencore.

- TE JURE! Je lui regardai le fond de l’œil, y apercevantsoudainement le miroitement fatal de son cul… MON AMOURFAIS-MOI CONFIANCE !

J’ai raflé la bouteille, puis suis sorti reniflant l’air frais dusoir. Encore des cris, de-ci de-là, sur la plage. Le soleil avait bas-culé, descendant vers l’ouest. Une saine fraîcheur gagnait la côte. Ilétait temps de se tirer et d’aller loin. Il était temps de voir grand etde sortir de sa propre peau. Peut-être étais-je amoureux, après tout?Ou peut-être que j’aurais pu l’être, en désespoir de cause. J’aigrimpé dans ma poubelle, ouvert in extremis la vitre puis aidégueulé au pied du pneu avant. Des touristes rentrant chez euxm’ont observé, abasourdis, éberlués, dégoûtés. J’ai dit: « BENQUOI ?» avant de démarrer, puis ai zigzagué un moment du faitque mes mains hésitèrent longuement entre le volant et le goulot dela bouteille.

Gros Tas rougeoyait sur son siège. Sa gueule de bouledo-gue ne quittait pas le ventilateur qui ne ventilait plus grand-chose del’air bouillant et confiné de la pièce, orientée plein sud. L’avaitouvert la fenêtre en grand mais l’absence de fraîcheur dans l’airl’obligeait à respirer en asthmatique agonisant. Lui avais raconté mavisite à la veuve, puis ma décence et mon à-propos, et mon respectdû à un frère d’arme, sans oublier le soutien moral à cette bravefamille que j’avais réitéré grandement. À ma manière, bien évidem-ment. Gros Tas douta, mais ne dit rien. Il grogna juste:

- MAUGIER, je profite que vous soyez dans les paragespour une autre raison que pour jouer aux boules pour vous mettre auparfum. Les mômes ont tous été abattus d’une balle dans la tête. Et

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vraisemblablement, selon les éléments que je vous avais déjà four-nis, ils ont été traînés par la suite dans l’arrière-cour, un par un, oudeux par deux, ça nous n’en savons rien, où ils ont été découpés enrondelles. Le type semblait seul, même si ça semble difficile à croireau vu du boulot pratiqué. On a rien trouvé d’autres que des douilles,des balles et du sang. Point. Et puis des empreintes dans le parc quine servent à rien car inanalysables.

J’étais mal. Très mal. J’avais annulé le rendez-vous de 9heures avec Gros, à la suite de quoi il m’avait fait une gueule terri-ble. À peu près rétabli vers 15 heures, j’avais galopé. L’avait beauavoir tiqué, je l’emmerdais, n’étant pas son loufiat. Néanmoins,l’assassinat de la stagiaire chez moi, et celui de Jean-Ba dans marue, ne me foutait pas en position avantageuse pour braire, brailler,revendiquer, ou envisager un piquet de grève. J’avais chaud etj’étais mal. Faisant de fréquents allers-retours jusqu’à la machine àcafé, j’accusais ma troisième cafetière. Mon état ne s’arrangeaitguère et je voyais l’œil de Gros qui s’écarquillait de temps à autredevant le curieux manège. Néanmoins, il continua son monologue.

- … Aucun témoin. Ah si, bien évidemment, et plutôt unbon, sauf que si il a vu un type détaler dans l’ombre, il n’a rien vud’autre qu’une ombre vague, et puis c’est tout. M’aurait étonnéqu’un nègre videur de discothèque repère autre chose qu’un régimede banane pendouillant à un arbre, aussi, enfin bon… maugréa-t-il,survolant les documents sur son bureau.

L’intelligence en action. La crédibilité au pouvoir. Salèvre inférieure boudeuse béait, puis laissa glisser un mince filet desalive sur ses dossiers.

- Trois mômes se font zigouiller et découper tranquillou enplein centre-ville, et personne ne voit rien…Puis je songeai… Et lastagiaire, Chef? Vous avez des pistes, au sujet de la stagiaire?

- NOM DE DIEU MAUGIER, ÇASERAITPEUT-ÊTREÀ VOUS DE M’EN CAUSER UN BRIN, NON? PASKE C’ESTTOUT DE MÊME DANS UNE POSITION EXTRÊMEMENTSUGGESTIVE QU’ON L’A RETROUVÉE CHEZ VOUS, ÀPOIL, LE CUL SUR LE TRÔNE ET UNE BALLE DANS LA

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TÊTE… Et puis bien ça, votre porte ouverte, bravo, ça c’est fort…- On m’en veut, j’en suis sûr. On veut me faire la peau,

chef, c’est mon intuition et mon intuition se plante jamais.Sur son visage glissa alors une grimace qui finit dans un

cynisme immobile, d’observation, prenant ses marques avec cettesorte de recul qui ne me disait rien qui vaille.

- Maugier.- Oui ?- D’une, vous êtes indubitablement un con. De deux, la

paranoïa que vous développez à la suite de vos cuites, elle me lesbroie menu. Votre serviteur, et MON SOUS-FIFRE, celui quej’avais mis, bien obligé, à votre service, ne s’est pas fait exploser latête par un effroyable sniper croate qui en voulait à votre petit cul,mais par l’entremise d’une regrettable situation familiale. Ungamin…

- QUOI ? ENCORE UN GAMIN?- Un gamin de 8 ans et demi qui faisait mumuse avec

l’arme de fonction de son demeuré flic de père, ça vous va? C’esttout ce qu’on a trouvé pour vous et faudra faire avec.

Lorient me parut bleu, et rose. Le voile se déchira tout àcoup, et rose azur vira soudainement marron merde. Ce port puait etsa ville n’était pas mieux. Je sombrais dans le nauséeux, l’universbasculant tout autour de moi, m’entraînant avec lui vers le désastre.Un gamin avait flingué Jean-Ba. J’étais dans les vapes. Je souhaitaisboire douze digestifs d’affilée. Ou un café sans sucre. Ou dévorer latotalité du marc de la cafetière, comme ça, sans broncher, refusantde revenir à la surface, en acte symbolique de ce que ma consciencecommençait à vouloir définitivement refuser.

- MAIS VOUS VOUS RÉVEILLEZ OU FAUT QU’ONVOUS SECOUE?

- … quoi… qu’est-ce que…- Ça fait trente secondes que je parle au mur, Maugier.

Dites bonjour au jeune homme. Je vous en prête un autre mais vousamusez pas à me le casser, celui-là…

Un maigrichon au regard obtus s’approcha. Le remplaçant

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de Jean-Ba, sensiblement moins marrant. Il sortit d’une des minus-cules lézardes du mur, tel le rat qu’il avait tout l’air d’être. Pasmoufté. Juste tendu la main parce qu’on me le demandait, encoresous le choc de l’apparition.

Gros fit les présentations. Quentin Le Garrec. D’une bellelignée militaire. Sorti n° 2 de son concours national, une teigne, unfroid, un calculateur, un cerveau de glace qui bouillonnait tout letemps. Je traduisis: un casse-couilles, un merdeux, un administra-tif scrupuleux doublé d’une lavette. Le misérable ne répondit pas àma main, il fit juste claquer ses bottes et me fit un signe méprisantdu menton. J’ajoutai à la liste: un con fini. Gros lui énuméra lestâches déjà bien avancées par Jean-Ba et il se mit instantanément augarde-à-vous. Parfait. Suffisait juste de remonter le mécanisme etd’huiler la bestiole de temps à autre.

Dix minutes plus tard, Haricot et moi étions dehors, et toutde suite, cette tête de nœud commença à me chercher des noises.Pourtant j’avais commencé doucement:

- Hé p’tit, tu sais ce que tu vas faire?- Je vous prierais d’éviter cette camaraderie que vous usez

avec tout le monde, Chef (il renifla en disant ce mot, comme si çale dégoûtait). Si vous êtes mon supérieur, j’ai tout de même 28 ans,6 années d’études intensives derrière moi et un mémoire dont onparle encore dans les meilleures écoles de police, ainsi…

- AINSI TA GUEULE! Derrière moi, moi j’ai mon cul!pointai-je mon doigt sur son pif… Tu te tais et t’écoutes. Tu vasaller me faire le plaisir d’éprouver ta grande bouche dans la réalitéde la rue, espèce de loqueteux, tu m’interroges les témoins et tu telorgnes le slip afin de trouver quelque chose comme un résidu decouilles suffisant pour avoir de la tripe dans tes questionnements…Tu secoues, quoi, s’il le faut. Après quoi tu mets le cap sur le videur,tu lui vides sa poche à pisse, tu suis les circuits, reconnectes toutesles présuppositions, et tu te démerdes pour repérer OÙ ça a foiré,COMPRIS BANANE?

« C’EST PAS FINI ! lui brayai-je soudainement dessus.Tu me fais une synthèse globale et tu vas traîner ton air niais au

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labo, pour me refaire les analyses … À la suite de ça…, repris-jedoucement ma respiration, il ne te restera plus qu’à me ramener dusolide et du concret. Du tangible et du souhaitable, que je te sou-haite, quand même... Alors enfin, seulement enfin, quand ton cer-veau d’amibe congelée pensera avoir fait quelque chose comme sonboulot, tu me contactes. T’as mon adresse. Maintenant tu te démer-des et tu n’approches plus de moi à moins de dix mètres, à moinsd’avoir des gants antiseptiques aux mains et des infos constructiveset intelligemment formulées à la bouche. Pigé? »

Il fut ébranlé. Puis, avant de détaler, une lueur reflétant lemeurtre brilla dans son regard sous-jacent. J’en fus très ému.Comme ça qu’il fallait faire marcher les babouins.

À l’instant où je me garai rue des Fontaines à Larmor-Plage, Le Garrec dénichait un témoin. Le type se présenta simple-ment à lui, à la porte de ce bureau exigu à l’intérieur duquel il sevoyait bien me découper en fines lamelles. Il avait vu le tueur etaffirmait qu’il le reconnaîtrait s’il le voyait à nouveau. Le Garrecfrétilla du croupion. En conséquence de quoi, ému par l’avancéecertaine de cette enquête qui ne traînait pas, et par le sentiment quedéjà, il touchait au sublime, il se pointa directement chez moi, mal-gré l’irrémédiable aversion qu’il me portait. Ravi, le témoin suivit,s’imaginant une récompense, étant donné que l’autre nœud lui laissaun flou artistique gorgé d’espoir sur la question. Le Garrec pénétraitla cage d’escalier de mon immeuble à la seconde-même où j’enfi-lais Éliane Casier, qui m’accueillit cuisses ouvertes, affligée d’unentêtant parfum.

Aucunement gêné par la superposition des effluves, jefourrai donc ma bite dans Éliane Casier, saisissant la bouteille derhum agricole achetée dans une épicerie sur la route. Puis, basculantdans un souci pratique, je laissai Éliane me grimper dessus afin deme baiser promptement, à son tour. Ce qu’elle fit, prestement, pro-saïquement, avec ce bruit spongieux qui faisait floc-floc et qui fail-lit bien, dans sa mouture désagréablement sonore, nous éloignerl’un de l’autre un peu plus que l’espace d’un instant. Néanmoins,

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l’excitation monta très vite, et son étrange complexe de culpabilitése transforma illico, à sa manière, en meilleure façon de prendre lemeilleur pied possible. Une question de conduite intérieure inté-grale, cérébrale, qu’elle pilota tout à coup à merveille.

À mon arrivée, elle avait pleuré huit secondes, à la suitede quoi elle s’était abandonnée. À l’instant où j’éjaculais dans cetétroit couloir dont elle m’avait également laissé l’exploitation, LeGarrec pénétrait chez moi, ce chez moi que je ne fermais décidé-ment jamais et qu’apparemment tout le monde visitait comme il levoulait. Il avait submergé ma messagerie. Sans le moindre signe devie de ma part. L’absence de réponse avait galvanisé son potentiel.Toutefois respectueux des manières, il tambourina un peu, avant defaire comme tout le monde et d’appuyer sur la poignée.

Mon appart. Pourri, loqueteux. Même les services depolice avaient laissé tomber. Timidement il appela, puis s’avança etappela encore, prudent, avant d’ouvrir la porte de la salle de bain etde jeter un œil. Puis, il commença à prendre ses aises, retenant letémoin qui se demandait ce qu’il foutait là. Le Garrec jubilait del’aspect de mon appartement, il se réjouissait de constater ma pro-pre dégradation et d’en tirer des conséquences qu’il tenait bien àfaire valoir par la suite. Ça aiguillonnait son sens de l’ordre, quirejetait absolument mon désordre. Le témoin dans le dos, il s’immo-bilisa auprès de ma table de travail puis posa un œil dégoûté sur mapaperasserie.

Éliane Casier me suçait à mort. Elle avait commencé dou-cement, légèrement, en frôlements brûlants, qui, petit à petit, devin-rent des caresses ardentes. Puis elle se mit à pomper mon dard avecla langueur infernale du four à pizza. Dès qu’elle me lâchait laqueue, la petite fille espiègle me remplissait un verre dans lequelelle glissait quelques glaçons, avant de remettre la main sur ce chi-bre qui déclinait, et ce depuis qu’on l’abandonnait de cette manière.Tout à coup alors, elle m’enfourna l’oignon d’un turbulent et scru-puleux majeur tournoyant sur lui-même.

J’ai alors éjaculé une seconde fois, puis ivre, repu de plai-sirs, j’ai basculé sur le côté. Puis j’ai fini goulûment le verre, sans

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respirer, et enfin vautré comme une épave dans un port à maréebasse, je crois que je me suis évanoui, ou alors j’ai brusquementdormi, comme ça, en vrac, n’importe comment, contre elle.

Noir. Sommeil. Inconscience.Plus tard je m’éveillai vomissant partout. Mon verre à

l’aveuglette, que saisissant drôlement, je remplis encore. Puis jebois, par-dessus le cul d’Éliane qui dort à mes côtés. Son cul noirque j’explore du regard. Que je visite de l’esprit.

Et puis UN RAT. Énorme, gigantesque, immonde, qui mefixe planté sur ses petites pattes au milieu de la table du salon. Unmonstre gris sale, ébouriffé, AVEC DES PUTAINS D’YEUXTOUT JAUNES, un pervers, un malade, contaminé, abrasif, prêt àmordre, à meurtrir. En frissons mortifères se glissant soudainementdans mon dos, je pisse une sueur mauvaise. Je saisis mon flingue ettire. Plusieurs fois. Pour l’exploser, l’expédier dans l’au-delà. Il y adu bruit, des bris de verre, de la fumée. Puis Éliane se réveille etbraille.

Vois les bris de verre et le cognac qui s’incruste dans lanappe de la table. Puis le cul de la bouteille, décapité du reste. Puisles milliers de morceaux de verre de la bouteille, étalés partout, cellelà même que je viens d’exploser.

- … IL EST OU CE PUTAIN DE RAT ? IL Y A UNPUTAIN DE RAT ÉLIANE, TU COMPRENDS!!! … CES YEUXJAUNES, CES PUTAINS DE FOUTUS YEUX TOUT JAUNES,IL ME CHERCHAIT ÉLIANE, JE TE LE JURE!!! j’af firmedebout et à poil, l’arme à la main, regardant partout.

Puis soudain, je sens la perte de conscience, foudroyantebaisse de tension qui m’amène à babillonner comme un bébé unmoment, après quoi j’émerge un peu, puis reviens à une forme deréalité où je conçois enfin le monde simplement, la sueur me dégou-linant du front jusque dans les yeux. Simplement, voilà, c’est tout.J’ai flingué le cognac. Il n’y a pas de rat. Mais ils sont des milliardset ils sont bien là.

La police est une administration qui requiert énormémentde paperasses, de photocopies, de formulaires de toutes sortes, ainsi,

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remplir des kilomètres de papier, tamponner des adresses, formulerdes demandes et coller des photos de sa tronche sur l’en-tête d’undocument destiné au parquet, ou au palais de justice, était partieintégrante de mon travail. Le témoin s’excita, puis beugla. Commeun mouton qu’on égorge à l’aube du ramadan. Il montra du doigt etcria à nouveau. Ma tête, en pleine lumière, sous tous les angles.Tremblant mais sans la moindre hésitation, il affirma soudaine-ment:

- C’ESTLUI ! LE TYPE!!! CELUI QUE J’AI VU SOUSLE PORCHE!!! Je sais, je l’ai croisé, j’ai vu son visage, il avaitpas l’air dans son état normal, pour ça que j’ai repéré sa tête, cet airlouche, pas net… C’ESTLUI BORDEL !!! Putain merde alors,c’est dingue ça…

Éliane me grimpa à nouveau dessus, happant ma queue. Jereniflai la sueur entre ses seins lourds, qui se promenèrent un instantsur mon visage, puis fourrai un doigt dans son cul, comme pour ensonder la profondeur, ou m’agripper à quelque chose. Alors on abaisé. Comme ça. Entremêlé. D’une façon échevelée, à la cosaque.Elle sur moi, me chevauchant en amazone déchaînée, qui m’auraitméchamment fouetté le sang. Elle descendit, monta sur ma queue,puis recommença longtemps, d’une façon langoureuse où sonextrême lenteur faillit bien me rendre dingue. Le bouillant veloutéde son fourreau galvanisait ma queue. Accélérant encore, j’ai alorssenti que je pouvais y laisser ma peau. Et un instant mon cœur futau bord de l’abîme, tout près, tout proche, m’enveloppant à distancedans une sorte de gangue glaciale.

Une violente chaleur embrasa alors mes couilles et je jouisbizarrement en elle, comme si je m’étais étouffé, ou perdu en route.Raté un peu l’envol, donc foiré l’atterrissage, ça se finissait parfoiscomme ça, étrangement, la baise. En soufflé plein de promesses quidiminuerait d’un coup à la sortie du four.

Elle m’inonda d’une mouille odorante, puis resta unmoment le nez tourné vers le plafond, avant de se tourner petit àpetit sur le côté et de me montrer son dos. J’ai lampé les dernièresgouttes de cognac puis ai renoué avec 12 ans d’âge, lorgnant le pos-

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térieur humide à la raie sombre qui me faisait face. Puis j’ai entendules ronflements monter, au fur et à mesure que les secondes s’égre-naient, puis son cul ondulant se mit à faire des vagues, ou plutôt decharmantes vaguelettes, suivant le mouvement.

Elle pionçait. Alors j’ai picolé. Plus que jamais. Savais pastrop pourquoi. Puis je me levai et déambulai à poil, en chaussette etverre à la main, dans son classieux salon.

21e, style modern-déco, bronze synthétique, éblouisse-ment des papilles et simplicité de la courbure du meuble mélangeantchaleur du bois et froideur spatiale de l’acier, en un mot, bourré declin d’œil au Philippe Starck local qui s’appelait Jean-FrançoisRéancheux, qu’elle avait tenu à me dire. «Dans un symposiumaustère» qu’elle avait finalement rajouté, à la suite de quoi elleattendit un questionnement de ma part qui ne vint jamais.J’épongeai ma queue au premier rideau venu puis bizarrement, mesentis vachement bien, comme si tout à coup j’étais chez moi. Enfinchez nous, si je comptais Jean-François Réancheux.

Tout en marchant je fis le tour du propriétaire. Ma bitependouillait et ça me réjouissait. Un instant j’ai songé à Jean-Ba,son être, sa vie, mais pas trop longtemps. J’ai trinqué un instant seul,sentencieux, devant la commode de sa mère, puis me suis carrémenttrouvé idiot, reluquant tout à coup le fond vide de mon verre. Alorsj’ai dansé jusqu’à la cuisine et y pénétrant tout à coup, j’ai faillim’évanouir.

Un serpent gigantesque longeait les meubles puis s’en-roula autour du robinet de l’évier. Il se love et me regarde, provoca-teur. Un anaconda, un cobra, un je-ne-sais-quoi. Je rejoins le salon,récupère mon flingue et retourne à la cuisine, remplissant le char-geur. Que je lui vide méchamment dessus, à cette merde. Voilà.Réglé. Plus rien ne bouge, puis la fumée se disperse et je regarde.

Plantée à mes côtés, Éliane hurle. Comme moi, elleregarde les trois trous dans son mur, le robinet en miettes et un autretrou, gigantesque et un peu gênant, dans le compartiment à glace ducongélateur. Pas bon, ça. Viens de transformer ma crédibilité enpaillasson idéal pour ses bottines merdeuses.

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PAS POSSIBLE. Ça ne PEUTPAS être possible. J’ai vul’énorme serpent, l’horrible chose glissante, suintante, qui s’enrou-lait autour de l’évier, et qui s’est carrément foutu de moi. JE L’AIVU. Ensuite il a glissé sur le frigo, enfin comme le font ces salope-ries avec leurs saloperies de ventouses, montrant une gueule demétèque qui s’ouvrait sur des dents acérées. Et ce putain de regard.Rouge, avec une espèce d’immonde noirceur au milieu. Un trucinfernal qui désirait vous gober tout cru, ouais. Je vous dis que c’estpas possible. Qu’elle est là, quelque part, cette… merde.

Éliane Casier n’en démord pas. Son cri est long, etcontinu. Fait chier, je passe outre et m’approche. Je fourre mon nezpartout, secoue l’électroménager, le déplace, le tire, mais rien. Puisj’ouvre des portes, je vire des tiroirs, rien, je cherche des conduits,vide la poubelle, que dalle.

Si. Éliane remet ça. Puis je me mets à tout virer, refusantla défaite, ce qui énerve passablement Madame, qui en a lamâchoire toute démontée, de crier pareillement. Puis elle se tait,livide, l’œil s’écarquillant tout à coup sur son bac-congélation. Le Sabra et Chatila du congelé bio, détruit sous les bombardements,voilà à quoi il ressemble son bac-congélation.

Hallucinations. Visions. Dérives-conséquences de monivresse mélancolique que j’ai bien du mal à canaliser parfois.Carrément soupe au lait. C’est-à-dire bien dangereuse. Je ne saisplus trop comment on a fait, mais on s’est tout de même réconciliésplus tard, dans la soirée. On était dans le canapé et l’on se palpaitmutuellement le cul, puis il y a eu ce mot, «traumatisme», qu’onn’a pas arrêté de se répéter, parce qu’il sonnait bien, parce qu’ilsemblait coller à la situation, parce qu’il nous a soudainement per-mis de nous comprendre un peu, nécessité prépondérante avant debaiser à nouveau.

Le Garrec était fou et bavait d’une jubilation poisseuse.Suivi par le témoin, il fit toutes les portes du palier. Puis finit pardégotter un vieux, qui témoigna à son tour. Fripé, l’aisselle nauséa-bonde, il leva son bras au grand désarroi de l’adjoint lui indiquant

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la direction d’où était venu le coup de feu qui l’avait réveillé, la nuitdu meurtre de la fille, vers 3 heures 20, quelque chose comme ça…« … C’est ce type, qui rentre à des heures pas possibles chaque nuit.J’ai été voir. J’ai frappé, ça n’a pas répondu. Puis cogné, mais il n’yavait plus le moindre bruit. Pourtant j’ai entendu quelque chose…J’ai voulu entrer mais la porte était fermée, de l’intérieur…» Puis ilcontinua à parler, mais l’esprit de Garrec venait d’arrêter de fonc-tionner, penché au bord du gouffre, d’où il pigea instantanément quetoute la vérité lui arrivait, comme ça, puissamment, en pleine tron-che. Et avant même qu’il puisse s’en remettre, son cerveau se remità turbiner à mort. De plénitude totale, Le Garrec faillit en juter dansson pantalon.

Les éléments: 1- Le témoin avait FORMELLEMENTreconnu l’assassin

des mômes, dans la rue, ce qui n’était pas commun, tout de même,et marquait l’enquête d’un élément primordial.

2- Si la porte était fermée, étant donné que c’était Maugierqui avait les clés, on pouvait raisonnablement penser (même un peuplus que penser…) que c’était LUI qui avait tué la stagiaire, dansson appart’fermé à clé.

3- Maugier était un alcoolique fini, il passait ses nuits endiscothèque et traînait dans les bars, et le patron lui-même lui avaitrefilé le tuyau: il avait passé sa soirée au Charengo, discothèquequi se trouvait dans une rue toute proche de la rue Dorval, où lesgamins avaient été zigouillés. Ça commençait tout de même à faireun peu beaucoup.

4- Mais s’entrecoupant un peu avec les autres, il avaitdonc STRATÉGIQUEMENT pu aller assassiner les mioches etrevenir en discothèque. Et puis la stagiaire, qui aurait pu voir quel-que chose, ou témoigner, liquidée… Pour Casier, Ok, le hasard…Bien que…

Tout collait, concordait, faisant un puzzle crédible. Toutaccréditait la thèse du flic-tueur, assassin, meurtrier. Commentn’avait-on pu relier ces quelques foutus mais déjà simples élé-ments? Le Garrec jubila, Le Garrec se tortilla d’un plaisir sans

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limite, devant l’œil tout à coup inquiet du témoin. Des deuxtémoins.

Trois heures quand je me réveillai. À peu près. Éliane fai-sait semblant de somnoler, à mes côtés, et quand elle me vit émer-ger, elle sourit. Puis commença doucement à me caresser les couil-les, allant jusqu’à chatouiller du bout du doigt le sensible pourtourde mon trou du cul. Doucement j’ai recommencé à bander, puis laveuve s’est postée à hauteur de mes genoux avant d’ouvrir mes cuis-ses et d’engloutir définitivement ma queue. Elle a gobé, léché, pour-léché, elle a malaxé, joué, puis gobé une à une mes testicules, lesfaisant rouler dans sa bouche, bien décidée à ne rien lâcher. Puisd’un doigt frétillant, elle a réinvesti mon entre-fesse, alors je n’ai purésister. J’ai bandé à mort. J’allais jouir dans son cul. Je me suisextirpé, l’ai contourné, retourné, puis j’ai joué un instant avec sonpetit orifice, le barbouillant de salive, puis le dévorant et le lapant,en bon chien et plusieurs fois, avant d’y fourrer brusquement deuxdoigts, qu’elle accueillit relativement facilement.

Elle se fourra la main entre les cuisses et se tritura violem-ment la zone clitoridienne. En même temps, elle se cambrait,m’abandonnant totalement la vision de son cul ouvert. Alors j’aibranlé ma queue pour la rendre dure, grosse, veineuse, noueuse, nelâchant pas son trou du cul du regard une seule seconde, et je suisentré en elle, doucement, centimètre par centimètre, avant de m’yenfoncer soudainement, jusqu’à la garde, moment où elle a crié,avant de gémir, puis de miauler comme une chatte, puis de triturerde plus en plus violemment son clitoris, et de se retrouver soudaine-ment perchée, penchée, plantée aux portes même de la jouissance,imminente, intégrale, et qui allait tout ravager.

Ahanant follement, également au bord de la jouissance, jeferme alors les yeux, puis les rouvre l’instant d’après.

J’encule une gigantesque araignée noire, ces horribles pat-tes accaparant totalement le canapé. Hurlant cheveux dressés, j’aiUN réflexe. Sauter sur mon arme puis défourailler dans le rictusmonstrueux qui se tourne vers moi, me cherchant au hasard, furieu-

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sement. Je vide alors le chargeur, bénissant l’instant qui m’a fait leremplir à nouveau.

La tête du monstre explose, et les longues pattes gigotentétrangement autour du canapé, comme dans une danse illogique,puis le poitrail noir tressaute soudainement, plusieurs fois d’affilée,et au bout de la crise, le relâchement des nerfs fait qu’il finit pars’immobiliser. De son cul sort tout à coup un étron violet, quitombe, comme ça, sur le tissu du canapé. Puis le monstre s’effondresur le côté, affalant le plus gros de son corps entre canapé et tabledu salon. Quelques sursauts nerveux, encore, puis finalement uneimmobilité totale. Définitive. Du sang partout, des tripes, explosées,de la chair, de la viande, une impitoyable boucherie. Alors c’est là,dans les quelques secondes qui s’égrènent bizarrement à la suite deça, que je sens monter en moi la plus grande terreur de toute monexistence. Et en chien devenu fou, je hurle.

Il est 4 heures du matin lorsque Garrec, foudroyé par lagrâce divine, finit son rapport. L’instant suivant, il réveille Gros puislui recrache du coulis de groseille par le conduit auditif.

Ensuite le temps passe, brumeux, je ne sais plus. J’entendsdes sirènes dans la nuit, observant curieusement mon propre néanten buvant toutes les bouteilles qui traînent. Et puis la nuit, qui dis-joncte carrément, avec ses millions de crabes partout, dehors, enpleine lumière, dans un éclair vif, dans dix mille éclairs vifs qui semettent à tournoyer jusqu’à me rendre malade. Jusqu’à me faire SIMAL. Puis les cafards. À peu près un milliard, qui s’entassent, là,devant la maison. Je tire dans le tas et ferme tout. Les monstresvolants, à ailes bourdonnantes et multicolores, tournoyant au-dessusdu toit, ils veulent mon sang, ils vont se poser, éclater ma tête, memanger. Toutes ces lueurs, lumières éclatées, tournent, explosentsoudainement, et les bruits de ma tête sont effroyables. Je tireencore, mourir-tuer, et j’abats un cloporte à huit pattes, un grosimbécile d’environ trois mètres, qui fourre sa tête dans le gazon aumilieu du parc. Sa langue fourchue disparaît absolument, avant de

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ressortir luisante, par un gros trou immonde, deux secondes plustard. Et dans la nuit, par un interstice de la fenêtre de la cuisine, jetire sur la lune. Puis je ne sais pas.

L’extérieur grouille furieusement. Tout l’extérieur. Tout ce que comporte l’extérieur. Des araignées enjambent le portail, remontant de la mer et

de la nuit. Et puis des rats, qui crient leurs ordres au bord de la nuitdéchirée, déchiquetée, par une lumière violente.

Dernière balle. Fourre ton chibre dans ma bouche et suce les étoiles de

mon enfer.

* * *

CHIENS DANS LA NUIT

La petite Myriam s’agitait dans son lit. Dans son som-meil, de monstrueuses créatures apparurent derrière les carreaux dela fenêtre de sa chambre. Il était 4 heures 10 et la nuit noire avaitpénétré depuis longtemps la petite ville de Bruz et ses ruelles tracéesà l’américaine, bourgade coincée entre les multiples réseaux rou-tiers et autoroutiers ceinturant la ville de Rennes, cloisonnée entreune zone industrielle et une usine de construction automobile, maisoù la nature s’arc-boutait, âpre, silencieuse, étalée sur des kilomè-tres entre champs et étangs jusqu’à Chartres-de-Bretagne.

Au nord s’étendait un aéroport, puis au sud, les grossierssegments de la Vilaine serpentaient entre collines désertes sur deskilomètres de landes, dans un vallon encore occupé par quelquesmoulins abandonnés. Seule exception, le moulin du Boël, devenudiscothèque Le Sirius, qui tambourinait au creux du silence dès quel’occasion lui en était donnée, c’est-à-dire à la nuit tombée et tousles jours de la semaine.

Outre cette redoutable sécheresse de ville neuve, Bruzpossédait également ce trait de caractère très particulier qui faisait

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de la succession de lotissements la constitution-même du bourg,trompant l’éventuel quidam curieux sur l’origine de sa fondationintrinsèque. Quelques fermes abandonnées, délabrées et en terre, enplein cœur du centre-ville, disaient le lointain lieu-dit autour duquels’était formée la nouvelle ville.

Une oreille attentive aurait peut-être perçu les déplace-ments furtifs, les frôlements étranges, semblables à de gigantesquesailes se frottant au sol, accompagnés de miaulements plaintifs aux-quels répondaient, dans un écho pas vraiment régulier, les lointainsaboiements des fermes alentours. Comme si la ville s’attendait àquelque chose, tant le silence où se suspendaient tous ces bruisse-ments, comme sur un fil à linge harmonique, était profond, figé, sur-naturel.

Cette nuit-là, une grande partie des habitants eurent unmal de chien à s’endormir. Une inquiétude palpitait dans l’air, en filténu faisant vibrer comme un instrument de musique les âmes tropsensibles des plus sensibles des concitoyens. Et cette inquiétudes’infiltrait désormais partout.

Nombres d’habitants retinrent leur respiration au plusprofond de la nuit. Une sensation qui fit que les êtres se levaientbrusquement, puis tournaient en rond avant de se figer dans cetteombre sans bien savoir pourquoi, juste par un instinct qui finit pars’affermir brusquement au contact d’une peur soudaine, certaine.

De cette peur qui se mit à tout envahir en une seconde.Comme un sifflement dans l’air, inaudible, imperceptible,

mais qui pourtant les aurait prévenus. Comme si la mort elle-mêmefouettait l’air de sa faucille, parcourant furieusement rues et ruellesà la recherche de proies, planant au-dessus de la ville, et que pourune fois, elle s’était décidée à stagner là furieusement, pour attendreet comploter.

La nuit progressant, les aboiements dans la campagne setransformèrent en hurlements lugubres et ininterrompus. Puis deshordes de chats traversèrent les rues vivement, se fourrant dans lescoins d’ombre, se terrant sous des voitures, reniflant l’air avec cettesorte d’effroi qui les voyait s’enfouir et chercher à disparaître.

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Seuls témoins immobiles de cette agitation, les lampadai-res, qui diffusaient une lueur blafarde sur le bitume de la route.

Personne dans les rues. Un désert comme creusé par unorage qui aurait préparé à l’avance ses déflagrations, à l’image d’ar-tificiers l’après-midi d’une fête nationale. Avec ce calme, cette tran-quillité et cette solitude du complot préparé de longue date.

Une légère bise se leva, chassant les derniers félins gri-maçants dans les derniers trous d’ombre. Une cave, une poubelleouverte, sous un porche, dans une lucarne accédant à un renfonce-ment de garage, dans un trou, auprès d’un tas d’ordure, ou dans lescreux du mur qui longeait le cimetière. Le moindre muret séparantdeux maisons camouflait plusieurs chats terrorisés. Et tout à coup,en réponse à leur étrange comportement, l’atmosphère fut saturéepar une odeur de pourriture qui s’étendit comme une chape de mortsur les environs.

Le rêve était profond et s’installa pour durer. La petiteMyriam, gênée dans son sommeil, frémit, trembla puis fit d’étran-ges bruits avec sa bouche. Elle se retourna deux fois, toussa, se réin-stalla dans sa position préférée, en chien de fusil, fourra son nezdans la profondeur de son oreiller puis retrouva, s’enfonçant un peuplus lourdement en elle-même, le fil lumineux de son rêve.

Les locaux de Canal B, radio rock associative, ressem-blaient trait pour trait à un désastre visuel, sorte d’entrepôt fait debric et de broc qui tenait debout parce que certains éléments, pourtant hasardeux, en avaient décidé ainsi. Un garage aménagé enplusieurs pièces dans lequel on aurait hésité à laisser sa voiture,environné d’un parking au sol gravillonné qui faisait le tour de laradio et dans un coin duquel, fourré n’importe comment contre unarbre, se trouvait la 2 CVdu seul employé à plein temps de l’asso-ciation.

Pierrot.Le patron.Même s’il haïssait posément cette dénomination.Pierrot n’avait pas l’âme d’un chef, tout juste celle du

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fédérateur, le type auprès duquel tout le monde a tendance à s’ag-glutiner, quand personne ne sait trop que faire de ses bras et jambes.Ce qui, dans ce genre d’entreprise formidablement précaire, arrivaitun peu plus que souvent.

Soupirant, il songea que c’était le lot des associations, quel’amateurisme rock’n’roll était un truc sympathique et convivial, etqu’arpentant tous les raisonnements où s’égaraient parfois ses son-ges, il pouvait se dire qu’il avait trouvé quelque chose comme saplace, finalement. Dans une existence folklorique et un peu margi-nale bien évidemment, mais ça lui laissait toutefois l’essence d’unepossibilité d’organisation évolutive quand même, et si l’on rajoutaità cela des animateurs bénévoles alcooliques arrivant à des heurespas possibles et des programmes chatoyants qu’il se faisait undevoir d’accueillir, parfois, quand il ne les créait pas lui-même, onpouvait même raisonnablement dire que certains auraient trucidépère et mère pour une place équivalente, du même genre. Où biensouvent, la bière qu’on échangeait tenait rôle de lien social. Il ytrouvait son compte, et le savait, même si parfois le redoutabledoute de la quarantaine venait le rappeler à son chevet bancal.

Son travail consistait à faire une grille des programmeschaque semaine, à discuter, à caler différentes émissions avec lesbénévoles, à alimenter en infos culturelles, associatives et étudian-tes tout le bazar et à faire en sorte que même si l’on s’amusait àsecouer le tout dans un souci de puérilité maligne, ça tienne quandmême debout. Ses autres missions étaient: apprendre à parler dansun micro, passer des disques, univers duquel il se devait de ne lou-per aucune exclusivité bizarroïde, annoncer le moindre concert dubachi-bouzouk à guitare sèche et paroles pénibles, la moindre pres-tation du légumineux pétri d’un talent encore invisible mais qui netarderait certainement pas à percer, puis faire des bandes enregis-trées pour meubler lorsque le bénévole foutait le camp, avant des’enfiler une bière parce qu’il fallait tout de même pas déconner,tant le plaisir de l’amateurisme éclairé rejoignait définitivement laconvivialité de l’associatif sympa.

Tout cela représentait le quotidien de Pierrot, routine qui

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aurait pu sembler désagréable s’il n’avait pas aimé ce boulot, juste-ment, mais ça n’était absolument pas le cas.

Il aimait ce boulot, il y avait grandi, fait ses marques, eten plus, la nuit, il était peinard. Vachement peinard. Superbementpeinard.

Ce qu’il adorait par-dessus tout.Ce soir-là, la dernière émission en direct avait fini vers

une heure du matin, et il était plus que temps puisque les deuxgugusses qui occupaient le studio braillant dans leur micro réunis-saient tous les symptômes d’une furieuse beuverie.

Après avoir pris soin de couper les micros, d’envoyer unebande, puis de glousser niaisement de l’autre côté de la vitre quiséparait la régie du studio afin de les rassurer sur la qualité del’émission, il finit par les foutre dehors.

Sur le pas de porte, les bouseux souriaient encore, allu-mant un vague mégot. Il ferma à double-tour, empêchant ainsi leretour de la fumée et celui des deux crétins, sensiblement motivéscomme jamais.

Puis, il passa dans le studio pour voir si tout était en placepour la nuit, et comme tout semblait en ordre, il éteignit la lumièreet regagna son petit bureau exigu. Enfin. Enfin il allait pouvoir seconcentrer sur lui-même et sur l’état passablement désastreux de savie sentimentale. Il s’enfonça dans son siège, étira ses deux jambessur le bureau puis resta un instant immobile, l’esprit vide, le regardplongé dans la contemplation du mur tapissé d’une dizaine d’affi -ches de groupes de speed.

Depuis quelques mois, Pierrot s’initiait au jazz, qu’ilagrémentait ponctuellement de musique classique, univers qu’ildécouvrait avec une certaine jubilation.

Ces visages rebelles, affichant une radicalité sensible-ment puérile et adolescente, lui semblèrent tout à coup vides desens, voire carrément à chier.

Puis il fit soudainement marche arrière, songeant qu’ildevenait parfaitement vieux con, et que s’il ne voulait certainementpas quelque chose, justement, c’était bien cela.

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Il soupira, ouvrit le tiroir du haut, saisit une bière.Puis la décapsulant, il porta le goulot à ses lèvres.Mieux valait ne pas penser.Mieux valait picoler peinard en loucedé et s’en foutre. Au

moins, cette activité collait à peu près à toutes les appartenances,musicales, culturelles, et tout le tremblement.

De toute façon, personne ne l’attendait.Plus tard, et malgré une ivresse où il se mit à patauger

soupesant l’idée qu’il allait bien lui falloir rentrer chez lui un de cesjours, un mal-être grandissant le gagna. Puis une angoisse doulou-reuse, soudaine, se mit à lui triturer activement le fil sensible de sesnerfs déjà en pelote.

Dehors, le vent se levait.Une porte claqua dans les locaux de la radio.Dans la petite enceinte qu’il avait placée sur le placard,

les TRASHMEN hurlaient Surfin’Bird, et à cet instant-là, la foliejoyeuse du chanteur ne le rassura pas du tout.

À la fin du morceau, et alors qu’un nouveau titre allaitdémarrer, un courant d’air glacé lui passa dans le dos. «Merde, unefenêtre ouverte», il songea en se levant. Il eut un peu de mal à sestabiliser, mais réussit tant bien que mal à marcher en direction dela porte qui s’ouvrait sur le studio. Il fit deux fois le tour des porteset fenêtres, puis revint vers son local sans avoir rien trouvé. Se sen-tant bizarre, il se rassit puis piocha une nouvelle bière, songeantqu’il allait lui falloir bouger son cul d’ici, puis qu’il devrait égale-ment fourrer tous ces putains de packs éventrés dans le container duparking avant de quitter les lieux.

Du coup, il ne fit rien, il décapsula sa bière, en but la moi-tié d’un trait, songeant à ces merdeux même pas foutus de virerleurs putains de cannettes puis, tout à coup, à l’hiver qui se pointaitvachement tôt, cette année, il trouvait. Puis, il se dit qu’il virait vrai-ment vieux con. La météo et les jeunes. Ben tiens.

À quelques kilomètres de là, et à la même heure, le patrondu Siriusgrognait tout seul au fond de la réserve du bar. Pas moyen

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de faire un pas dans ce merdier, piétina-t-il un instant dans lapénombre avant de s’énerver tout à fait. Il shoota tout à coup dansl’amas de cartons, lança au loin deux casiers vides qui se trouvaientau milieu de ce chemin déjà saturé d’un tas de choses indistinctes etinutiles, puis songea clairement à assassiner quelqu’un. Finalement,la tension retomba et il soupira longuement, pensant qu’il allaitdevoir faire une réunion un de ces jours pour expliquer aux deuxplayboys à dents blanches comment ranger une réserve. Finalement,il finit par faire ce qu’il faisait généralement. Il déchiqueta les car-tons les empilant l’un sur l’autre, puis superposa les casiers videscontre un mur afin qu’ils ne gênent plus le passage, finissant par sedire, à peu près comme toujours, qu’il était plus facile de se croireun être à poigne que de l’être réellement. Une question de nature,qu’il n’avait de toute façon pas.

À de rares moments seulement, il haussait le ton, mais ils’écrasait si vite que ses employés avaient pris l’habitude de leregarder de haut à tout bout de champs. Et le mépris des regardsfinissait généralement par lui faire perdre tous ses moyens. Se disaitbien qu’ils ne manquaient rien pour attendre, les deux couverturesde magazines, qu’il allait sacrément leur botter le cul un de cesjours, mais il ne faisait rien, puis se persuadait que tout ne roulaitpas si mal que ça, et que même si les gars avaient une fâcheuse ten-dance à surnommer sa femme l’éponge au vu de sa consommationd’alcool, c’était pas si méchant et ça contribuait à détendre l’atmos-phère, ce qui était chose importante dans un établissement dédié àce genre de divertissement. De plus, les gars ne mouftaient paslorsqu’elle se trouvait dans le périmètre, vautrée sur le comptoir oupinaillant comme une poule agressive, alors monsieur Albert, empi-lant ses cartons dans la réserve, songea qu’après tout, tout n’allaitpas si mal que ça.

Pourtant, ce soir-là, le désordre dans la réserve, ajouté àla désertification notoire de sa clientèle, n’étaient pas les seules rai-sons de son malaise.

Avant que la soirée ne s’étire en longueur jusqu’aux envi-rons de 4 heures du matin, il y eut une succession d’évènements

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étranges, dramatiques, dingues, pas croyables. Vers une heure dumatin, à la même heure que d’habitude, le petit Gilbert arriva. Unjeune homme timide, réservé, incapable de boire le moindre verred’alcool, gentil et toujours souriant, poli, mais qui tout à coup, setransforma en fou furieux. Bavant, il hurlait des mots dénués desens, puis tenta de s’arracher les cheveux avant de saisir avec unerapidité foudroyante un couteau posé sur le rebord du bar, essayantd’égorger Max, le serveur, la seconde d’après.

Un type costaud à sa gauche réagit in extremis et réussità le ceinturer, lui écrabouillant le bras, à la suite de quoi il finit parlâcher le couteau. Il y eut des mouvements, dans tous les sens, versle bar, puis tout le monde se mêla, s’entremêla, s’agrippant, bou-geant bruyamment de long en large contre le comptoir. Les deuxvideurs accoururent, saisirent Gilbert puis le traînèrent dehors,avant de lui régler son compte sur le parking à la lumière de l’halo-gène accroché au vieux poteau télégraphique. Pendant quelquessecondes, les cris se propagèrent dans le vallon jusqu’à la prochevoie ferrée, dont le pont enjambait le cours d’eau. Puis plus rien.

À l’intérieur, tout le monde était sous le choc.Puis les minutes passant, les langues se délièrent.Seul Max ne dit pas un mot, et monsieur Albert lui servit

un grand verre de vodka, juste pour faire passer le truc, juste pourqu’il ne reste pas cloisonné comme un con dans cet état de choc,juste pour qu’il se remette fissa au boulot, parce qu’on allait pas enrester là, parce qu’il avait pas envie du tout que les derniers restesde sa clientèle aillent s’égailler dans d’autres boîtes de nuit alentour,transformant sa caisse enregistreuse en frigo vide de chômeur en finde droit. Il fit de larges signes au DJ, l’encourageant à rentrer dansle vif du sujet, le poussant à accélérer son putain de rythme musicalde larve, puis sourit aux deux filles collées au comptoir à qui il ser-vit un cocktail gratuit, évitant pendant un long moment de faireautre chose que de sourire à tout le monde, puis finissant par s’acti-ver dans tous les sens histoire de passer pour un mec à la vie intenseet passionnante.

Éloigner ces putains de mauvaises ondes, et vite, merde.

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Au bar, l’attention se focalisa sur le type qui désormaisfaisait figure de héros. Tout le monde parlait et des mains lui tapo-tèrent le dos, puis les deux filles glissèrent le long du zinc, écartantles admirateurs pour se rapprocher du spécimen avec lequel, trèsvite, elles entamèrent une sorte de processus lascif progressif quicontribua à amener gentiment le trio improvisé vers un des coinssombres de la discothèque, lieu charmant où l’on trouvait de profon-des et confortables banquettes. Les sourires entendus se multipliè-rent. Les ricanements redoublèrent. Puis les buveurs se mirent àboire, et quelques danseurs finirent par laisser place à d’autres, plusdéchaînés. À cet instant-là, le patron soupira. Et la soirée retrouvaune timide atmosphère, chaleureuse malgré le petit nombre de per-sonnes encore présentes. Un truc convivial, sympathique, où finale-ment tout le monde se mit à picoler sec dans une chatoyante bonnehumeur. Et sur le visage de monsieur Albert revint s’afficher un rai-sonnable sourire.

Et il en fut ainsi jusqu’à trois heures environ, moment oùla quiétude du bar se tapissa brusquement de terreur, à la faveurd’une erreur cruciale du DJ qui, un instant, oublia de mixer deuxmorceaux, laissant un long silence rayé se propager à la place de lamusique. Et de ce silence-là, à ce moment-là, surgit un cri effroya-ble.

Puis la musique reprit, mais c’était trop tard. Un blanc ter-rifiant, dramatique, entre deux morceaux de musique électroniquecomme pour en dévoiler la trop grande légèreté. Impossible de reve-nir en arrière, de cacher la réalité. Le hurlement avait soudainementdéchiré le silence, puis des sanglots s’étranglèrent, là-bas, vers lefond. Max contourna vivement le bar et courut.

Quelques secondes plus tard, il revint bafouillant, toutpâle et tremblant de partout. Les videurs arrivaient, regardantméchamment dans toutes les directions puis monsieur Albert se joi-gnit à eux, et au pas de course, il continua à faire des gestes à ceputain de DJ fumeur de joint qu’il aurait aimé un poil plus réactif,rien que pour lui faire bouger un peu son cul, rien que pour que lasituation n’en reste pas une nouvelle fois à cette sorte de paralysie

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glaciale où tout le monde, bientôt, en viendrait à foutre le camp pourne jamais revenir.

Alors dans l’ombre, il vit les deux filles quasi-nues, atta-chées sur les sièges, et sur le ventre de l’une d’elle il repéra la traî-née de sperme, vers le nombril. Une des deux avait réussi à enleverson bâillon et il comprit que c’était elle qui avait crié.

Alors il pensa à sa discothèque, à cette soirée, au désastreet imagina une fermeture définitive. Il envisagea la ruine, accrédital’idée du divorce, songeant à l’avance aux monstrueuses indemnitésque demanderait sa salope de femme, et comprit que s’il continuaitainsi il n’avait plus qu’à se balancer des falaises environnantes pourcrever comme une merde. Au lieu de ça, il s’approcha des filles ettenta de s’occuper d’elles, alors que les videurs déliaient leurs liens,à sa manière chaleureuse de patron de boîte à forte responsabilitémais à marge de manœuvre restreinte.

Toutes deux pleurnichaient, et il s’échina à les réconfor-ter, les rassurer, les cajoler, puis quand une des deux parla de porterplainte, il cajola encore, échafaudant d’autres scénarios, retrouver letype, lui faire une tête au carré, aller se reposer dans un coin, pren-dre un bain chaud, et enfin les amener petitement sur le terrain de sadiscothèque et des crédits qu’il avait sur le dos.

Malgré tout, il dut appeler les flics, et fit alors un constat,à la suite de quoi il fourra les minettes dans l’estafette puis fit unportrait robot du gus qui avait foutu le camp à travers champs parune des sorties de secours. Le costaud, là. Celui qui avait empêchéle petit Gilbert d’accomplir sa volonté bizarre. Décidément.

À la suite du deuxième coup dur, planqué dans la réserve,il s’effondra comme une loque puis finit par regarder sa tête dansune glace. Et il n’aima pas du tout ce qu’il voyait. Un tas de rides,des putains de plissures, comme des vergetures de gonzesse agré-mentées d’une sorte de perruque grisonnante posée de travers sur satête. Un débile mental, un type ayant déjà franchi les portes de deuxcrises de nerfs d’affilée, et qui, sans pouvoir intervenir en quoi quece soit, sent poindre, inéluctable, la prochaine.

Puis, il fit montre d’une énergie incroyable.

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Derrière le bar, il fut le plus sympathique, convivial,jovial, il rinça tout ce qu’il pouvait rincer, il foisonna de blaguesplus lourdes et débiles les unes que les autres et se surprit à rire àhaute voix des plus merdeuses. Résultat, la soirée continua chaleu-reusement, virant gentiment dans le rose léger, et secrètement lesserveurs admirèrent son à-propos, puis il crut même voir une lueurd’admiration dans l’œil de sa femme, qui tiqua deux trois fois.

Ce qui ne l’empêcha pas de vagir au comptoir pour qu’onla resserve avant tout le monde. Résultat, monsieur Albert sauva lecoup, puis s’effondra une nouvelle fois dans la réserve, cette foisphysiquement, et c’est une demi-heure plus tard, alors qu’il barbo-tait encore dans un réveil nauséeux, qu’il se mit à virer tous les car-tons et à effectuer le rangement à sa manière.

De retour derrière le bar, il fut à nouveau le plus char-mant, le plus vif, sociable, mais tout se mit à se lézarder, à virer aucauchemar dès qu’à nouveau, il pénétrait dans la pénombre de laréserve. Et là, ça n’était plus une question de désordre. Petit à petitson visage changea, et ce sourire commercial devint sale grimace.Peut-être qu’il accusait simplement le coup, ou bien c’était autrechose, et il perçut alors le refroidissement général, de l’atmosphèreet de lui-même, soudainement, comme la sensation de sentir l’âmemême d’une maladie mortelle, planant tout autour et prête à fondre.

Quelque chose qui le gagnait et lui faisait mal, quelquechose sur lequel il lui fut impossible de mettre un nom se préparait,dans l’ombre, dans cette putain de noirceur de l’ombre. Il le savait,le sentait. Entre ses omoplates, la sueur coula, glacée. Son front étaitbrûlant, et tout à coup il se sentit épié, surveillé. Il regarda partoutmais ne vit rien. Alors il commença vraiment à avoir peur.

Un long doigt terminé par une griffe acérée glissa sur lecarreau de la fenêtre de la chambre de la petite Myriam. Puis ledoigt se tendit tel une menace et l’ongle effilé crissa contre le verre.Myriam sentit l’ongle tranchant s’enfoncer dans son œil écarquillé.Violemment secouée, elle ouvrit les yeux. Sa voix gémissait, puiss’étouffa dans la nuit. La nuit. Là, dehors. Partout.

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Sa mère avait oublié de fermer les volets. Les draps trem-pés de sueur, elle sut qu’elle ne pourrait plus se rendormir.

À l’extérieur, le vent se levait. Puis elle réussit à se lever,et les mains derrière le dos, puis le dos plaqué au mur dans lapénombre, elle ne put détacher son regard de la fenêtre et de cequ’elle y voyait. Au milieu du jardin, les branches du grand arbres’agitèrent vivement, comme les bras d’un aveugle qui aurait pani-qué après avoir perdu tous ses repaires.

De longues minutes, Myriam resta immobile, figée, ten-due. Puis, avec soulagement, elle sentit que les battements de soncœur ralentissaient enfin, et elle put respirer normalement. Sentantla sécheresse de sa gorge, elle songea alors qu’un verre d’eau luiferait le plus grand bien.

Craintive, elle ne quitta pas la fenêtre des yeux à mesurequ’elle avançait dans l’ombre de sa chambre, collée au mur.N’importe quoi pouvait surgir, ou n’importe qui. Et enlever sesyeux de là fournirait un alibi aux monstres pour s’y présenter à leurtour, grimaçants, monstrueux, pas le moindre doute. Ses yeux,c’était comme une garantie contre les créatures. Elle sortit de lapièce et marcha dans le couloir, avant d’apercevoir avec soulage-ment un mince filet de lumière sous la porte de la cuisine. «Mamanest réveillée… je vais voir maman…»

Imperceptiblement elle accéléra le pas, puis posa la mainsur la poignée de porte. La lumière crue, blanche et aveuglante,l’éblouit, puis elle allait parler à haute voix quand elle vit la scène.Sa mère nue et à quatre pattes sur le carrelage, couverte d’uneénorme peau de bête et s’amusant à bouger violemment, bizarre-ment, dans tous les sens. Myriam vit les seins qui ballottaient, etpuis que c’était moche, puis son corps, puis ses yeux encore, sesyeux tout fermés, et sa langue qu’elle se passa un instant, «commegourmande», sur les lèvres, avant de fixer son attention sur la peaupleine de poils étrangement plaquée sur le dos de sa mère et quisemblait gigoter à l’unisson avec elle. Comprenait rien. La peauaussi, elle bougeait. Une peau velue, toison noirâtre, énorme, aveccette grosse tige de chair pourpre, gonflée, dure, presque rouge vif

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qui s’enfonçait en cadence dans les fesses de sa mère avant d’en res-sortir un peu plus luisante à chaque fois. «Maman, qu’est-ceque…» Puis la terreur froide, immédiate, glaçante, qui se saisitd’elle quand tout à coup elle prit conscience de ce qui se passait. Etses yeux, précédemment engourdis par le sommeil, virent désormaismieux que quiconque.

Une sorte de chien gigantesque et monstrueux étaitgrimpé sur sa mère et la pistonnait violemment, avec cet énormebâton rouge lui déchirant les chairs. Sa mère cria bizarrement, et cefut à l’instant où Myriam se rendit compte que c’était d’une sorte deplaisir, que quelque chose se brisa dans son esprit et qu’une paraly-sie totale l’empêcha d’émettre le moindre son. L’instant d’après,elle perdait connaissance dans l’encadrement de la porte et son petitcorps désarticulé glissa sur le sol carrelé. Sa mère et le chien neremarquèrent rien. Ils continuèrent comme si ça ne devait jamaisfinir. De la gueule béante et effroyable de la créature coulèrent alorsles longs filets d’une bave gluante qui, en plusieurs fois, maculèrentson dos déjà baigné de sueur. Et la lueur de ses yeux propagea unidéal de mort.

Le petit Gilbert émergea douloureusement de la nuit.Allongé, effondré, en vrac, sur le chemin de halage boueux qui lon-geait la rivière. À environ une centaine de mètres, il repéra lalumière du parking de la discothèque et se demanda ce qu’il faisaitbien là, la tête comme une pastèque écrasée, le nez douloureux et labouche poisseuse. L’instant d’après, se passant la main sur le visage,il crut comprendre. Du sang, qui coulait de sa bouche et qui déjà, àla commissure des narines, commençait à coaguler, l’empêchant àmoitié de respirer. Du bout de la langue, il parcourut sa dentition etsentit un trou. Une dent manquait. Juste devant.

Puis il se souvint, malgré cette sorte d’état nauséeux etengourdi, comme au sortir d’une opération dentaire. Les videurs luiavaient massacré la gueule. Il n’avait jamais eu de problème, il avaittoujours été très gentil avec tout le monde mais reconstituant desbribes de sa mémoire petit à petit, il se rappela maintenant le

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moment où les deux videurs le traînèrent de l’intérieur de la disco-thèque jusqu’au parking.

Comme un flash-back, avec bande-son incorporée, enmusique rythmée au stroboscopique furieusement saccadé, sanspitié, pour personne. Puis l’avalanche de coups, violente, furieuse,qui ne lui laissa aucun répit. Impossible de se souvenir du reste. Dece qui avait motivé ce traitement. Ou du moins de ce qui avait pu sepasser avant pour qu’il méritât un tel traitement.

Ici et ailleurs, d’ailleurs, jamais il n’avait eu le moindreproblème. Il ne buvait pas et ne prenait jamais part aux conflitsquels qu’ils soient. Toujours il se tenait à carreau, toujours il étaitpoli et gentil avec les gens. Il eut soudainement envie de pleurer, aumilieu de la boue, mais se retint, puis fourmilla au creux de saconscience l’idée de l’injustice, d’une injustice totale qui lui avaitété faite et un moment, il fut tenté de se relever et de retourner versla boîte de nuit.

Seul bémol qui contraria ses plans, rajouté au fait qu’iln’était pas un gamin particulièrement courageux, l’idée qu’il putêtre coupable de quelque chose, après tout on ne faisait pas subir untel traitement à quelqu’un qui n’avait rien fait. Alors à nouveau il futtenté de se laisser aller un bon coup à pleurer. Mais il n’en fit rien.Il finit simplement par se lever puis tenta d’épousseter ses vête-ments, avant de comprendre que la boue ça ne s’époussetait pas, etqu’il fallait plutôt l’enlever par paquets, par mottes, ou bien laisserle tout sécher afin de le décoller tranquillement plus tard.

Se tenant douloureusement le visage, l’esprit dans la plusgrande confusion, il longea alors la rivière dans la direction oppo-sée à la discothèque et s’enfonça dans la nuit. Deux kilomètres,environ, peut-être un peu moins, à travers champs et par la landepour rejoindre Laillé, là où il vivait chez ses parents.

Au bout de quelques minutes d’une marche silencieuse,où il soupesait encore tous les éléments de ce qui venait de faire delui une victime, il sentit tout à coup une sueur glacée qui lui coulaitle long de la colonne vertébrale. Une étrange sensation, un état qu’ilne connaissait pas, mais il mit tout sur le compte de ce qu’il venait

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de vivre et ne s’inquiéta pas vraiment. Pourtant, il eut la sensationintense que quelque chose d’invisible cherchait à pénétrer en lui,ressemblant à une sorte de coup de froid, comme si les germesd’une maladie violente le tiraillaient d’un seul coup, s’activant vive-ment et tout à coup, comme une alarme qui hurlerait dans la nuit,cherchant à prévenir de quelque chose, et tout ça en quelques secon-des. Il sentit la violence extrême de cette sorte de changement detempérature, de cette… chose qui s’incrustait, ou cherchait à s’in-cruster en lui, et il fut tenté de courir.

Mais il ne fit rien de tout cela, il emprunta juste le pontsur la gauche qui enjambait la Vilaine afin de rejoindre la rive nord,puis trouva, entre deux arbustes touffus, le chemin qui montait etsillonnait les collines désertes au milieu des ajoncs sur quelquescentaines de mètres. Et tout à coup, son esprit enregistra les bruitsde la nature avec une acuité extraordinaire. Le moindre bruissementdu vent dans les branches d’un arbre, le piaillement subtil de quel-ques oiseaux, le minuscule écoulement du filet d’eau d’une sourcedans les parages, tout résonna en lui comme si on venait de le coif-fer d’un casque stéréo et que des tas de micros dans la nature envi-ronnante lui avaient retranscrit multiplié par dix le moindre bruitalentour, ou comme s’il venait de sniffer trois tubes de colle à rus-tine d’affilée sans prendre sa respiration, et que tout à coup toutesces perceptions l’avaient amené à percevoir la béatitude magique etmerveilleuse des lieux.

Dans son cerveau, le moindre son se propagea tout à coupen échos, résonnant en circonvolutions régulières jusqu’au lointain.Cette sorte de lointain qu’il sentait désormais dans sa tête, commesi la sienne de tête, soudainement, s’éloignait, remplacée par autrechose.

Quelques instants plus tard, fébrile, tremblant de froid, ilse mit à vomir abondamment au pied d’un gros chêne sur le bord duchemin. Puis ses yeux se troublèrent et se resserrèrent en uneseconde, fixant tout à coup la nuit et y propageant une sorte de foliefurieuse. Le regard du petit Gilbert rougeoya alors dans la nuit, endeux feux brûlant sur la même ligne d’horizon, et inéluctablement,

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la transformation s’opéra.Sa lèvre inférieure se tordit dans un sourire étrange, et

effectivement, c’est ce qu’il fit, rire. Sauf que les sons n’eurentabsolument rien à voir avec un rire. Une sorte de croassement bizar-roïde, déglingué et hors de toute proportion humaine eût été plusjuste. Ses articulations craquèrent, se déchirèrent, puis de longspoils se mirent à pousser un peu partout sur ses membres. À mesureque la chose se redressait, un hurlement terrifiant monta dans lanuit. Dix minutes plus tard, une énorme créature ressemblant à unchien fou, qui bavait, encore un peu pataud, courait sous les étoiles.

En quelques bonds gigantesques, il traversa un champ,puis contourna une haie de grands arbres, puis, à cinquante mètres,droit devant lui, il frémit à la vue des trois parties d’une vieilleferme, engoncée dans la nuit et endormie dans sa solitude. Un chienhurla à la mort, percevant une présence, à distance, à mesure qu’ils’approchait, louvoyait, semblait tourner autour, de lui-même et dela situation, tortillant bizarrement de l’arrière-train. Les hurlementsdu chien de ferme redoublèrent, nerveux, méchants, sentant le filpalpitant d’un danger à proximité, et les secondes qui suivirentvirent une des fenêtres arrière du bâtiment s’allumer. Une voix auto-ritaire se manifesta au milieu du silence revenu. Pendant les quel-ques rares secondes de ce même silence revenu.

- Tu vas t’taire oui !!!La lumière resta allumée quelques instants. Puis le fer-

mier tendit scrupuleusement l’oreille, guettant le moindre bruitl’obligeant à se lever et sortir. Une minute passa dans un silencetotal. Juste le vent qui se frayait un passage subtil mais régulier etenvoûtant entre les branches des grands arbres, sifflant dans la nuit.La lumière s’éteint.

Doucement, la créature se plaqua, puis se lova étrange-ment contre la façade arrière de la bâtisse principale. Puis le chienrefit des siennes et aboya méchamment, plusieurs fois d’affilée, per-cevant le danger tout proche, en longs cris désespérés qui venaientd’un des pignons de la maison où il faisait de furieux allers-retours,gigotant sans cesse, dans la courte possibilité que lui laissait la lon-

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gueur de sa chaîne, où, en quelques secondes, ses cris finirent pars’étouffer d’eux-mêmes dans le vent.

En deux bonds, la créature lui avait bondi dessus, et désormais paisible, concentrée, elle dévorait la tête du chien, assisesur son train arrière.

À nouveau la lumière éclaira la chambre du paysan, aupremier étage, et dans toute la maison résonnèrent alors les grogne-ments du vieux décidé à se lever. Bientôt, le bâtiment ressembla àun grand paquebot illuminé dans la nuit de l’océan puis la voix desa femme surgit, très légèrement autoritaire mais encore ensom-meillée.

- Mais laisse donc ce chien, il a entendu un lapin ou uneautre bestiole! Idiot comme il est, tu sais bien…

- Il va boucler sa gueule, moi j’vais t’dire!Une autre voix, plus jeune, vint se joindre aux leurs.- Qu’est-ce qu’il y a, papa?- Toi tu restes au lit, j’vais juste foutre mon pied au cul

dans l’cul de ce chien, nom de Dieu, pas question qu’il nousemmerde toute la nuit… fit-il, alors que déjà, il ouvrait la porte dedevant.

L’effroi l’empêcha de dire le moindre mot quand il vit lacréature monstrueuse qui se dressait, amusée et affichant une sorted’étrange petit sourire, devant lui, en ombre immense qui l’empêchade voir un au-delà qu’il aurait pourtant été heureux de voir à cet ins-tant-là, justement. Son corps désarticulé fut projeté à une dizaine demètres alors qu’au même instant, dans la direction opposée, sa têteroulait entre deux rangs de poireaux.

Puis le silence retomba sur la propriété tout entière. Pasun bruit à l’horizon, où n’existaient que de rares fermes isolées, unhameau de la Bezirais ronronnant dans la torpeur, puis le lieu-dit duChaton mortellement désert, également rien du côté de la communede Laillé, plongée dans le sommeil à environ un peu plus d’un kilo-mètre de là, direction sud-est.

- GÉRARD! appela sa femme de la chambre, au milieudu lit.

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Évidemment, il n’y eut aucune réponse. Pénétrant dans lamaison, et traînant ses pattes griffues sur le paillasson, la créatureéteignit consciencieusement la lumière.

- GÉRARD? remit ça la femme, cette fois avec uneinquiétude qui lui fit trembloter doucement la voix… Gérard s’il teplait, tu arrêtes de jouer à ça, d’accord? Tu m’entends? C’est pasmarrant du tout, maintenant…

La porte était restée ouverte et un brusque coup de ventqui venait de se lever la fit soudainement claquer sur le salon plongédans la nuit. Le froid s’engouffra.

- Maman? questionna une petite voix du haut de l’esca-lier. Maman, pourquoi papa il a éteint la lumière, c’est tout noir enbas!

La cage d’escalier s’alluma et un pied se posa doucementsur la première marche. Puis, un peu nerveux et la main posée sur larambarde, le gamin commença à descendre. Sa mère n’eut pas letemps de dire quoi que ce soit qu’un regard luisant brillait déjà sousl’escalier, puis le long filet d’une bave sanguinolente dégoulina dela gueule béante de l’animal.

Arrivé en bas des marches, le gamin fut vivement projetéau sol. Puis les longues griffes de la créature coulissèrent plusieursfois à travers sa cage thoracique, faisant exploser son cœur, déchi-rant ses poumons, broyant enfin cette colonne vertébrale que d’unemain, il venait d’empoigner. Le gamin émettait son dernier souffleque le monstre s’arrêta un instant pour lécher le sang lui dégoulinantdes pattes. Extatique, son regard se révulsa.

La voix de la femme, qu’on sentait prête à se briser,résonna une nouvelle fois dans la maison.

- Hervé ? Tu vas te coucher, ton père est parti faire tairele chien… Tu m’entends?

Cette étrange atmosphère tendue que lui renvoya lesilence complet de la nuit alentour commença à la terrifier. Encoreune fois elle s’accrocha à l’idée d’une blague, mauvaise, mais uneblague. On n’entendait même plus le chien dehors. Et Gérard auraitdéjà dû être revenu. Et le petit, plus un bruit, plus rien… Cette fois,

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elle n’était pas loin de se mettre à crier.- GÉRARD, ÇASUFFIT! QU’EST-CE QUE TU FAIS ?

RÉPONDS-MOI, TU FAIS PEUR AU P’TIT, ARRÊTE MAINTE-NANT, je t’en prie c’est pas marrant du tout… elle commença àgémir doucement.

Dans le lit conjugal, Annick, en imposant volume, prenaità peu près toute la place. Une sorte de plante verte un peu trop biennourrie, tellement bien nourrie que le simple fait de se lever, lematin, lui demandait parfois une énergie considérable, peu com-mune, qu’elle n’avait pourtant pas vraiment. Elle la retrouva toute-fois en une demi-seconde, mais ce fut d’une terreur pure, lorsqu’ellevit la créature qui s’avançait vers la porte de la chambre. Commeintéressée par ce qu’elle y voyait.

Le monstre bloqua toute possibilité de fuite, particulière-ment laid, horriblement velu, un visage de loup déformé, au museauproéminent et plein de sang, avec des dents comme des couteaux etune bouche écrasée qui dégoulinait systématiquement, comme s’ilmâchait encore quelque chose. La créature baissa un peu son visagepour regarder et Annick vit les yeux, deux feux brûlant d’une certi-tude de meurtre, qui la fixèrent d’une façon particulièrementcruelle, elle, rien qu’elle. S’évanouissant tout à coup, sa tête glissaalors sur sa gauche.

Le petit Gilbert souleva les couvertures, les jeta de côté,renifla plusieurs fois l’air confiné de la couche, puis déchira la com-binaison de nuit de madame, la lacérant de ses griffes en plusieursendroits. Puis il vit les plis de chairs et commença à devenir fou, etde sa langue pendante dégoulinèrent les décilitres d’une salive nau-séabonde, collante, gluante de sang et de minuscules particules dechairs agglomérées, d’os broyés, qui faisaient comme une bouillie,que de temps à autre, il crachait en long jets odorants.

Puis il vit la motte poilue, renflée, ainsi que les reflets grisde la toison pubienne. Il hurla à mort et fourra son sexe monstrueuxdans celui de la paysanne. Qu’il défonça furieusement, la faisants’époumoner sous l’insupportable douleur. Gêné par les cris, il luiarracha la tête d’un coup de pattes. Puis se remit au boulot.

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Une demi-heure plus tard, la créature s’enfuyait dans lanuit en hurlant, après avoir maculé l’intérieur de la ferme d’innom-brables traînées de sang, tripes, boyaux, puis réuni sur la table dusalon le reste des têtes qu’il n’eut pas le temps de finir de dévorer.Sensiblement, on l’appelait ailleurs.

Pierrot s’était mis à ronfler, et les légers mouvements debalancier qu’il fit dans son sommeil, cul dans la chaise et pied surla table, faillirent le faire chuter plusieurs fois. Puis un ronflementun peu plus caverneux que les autres déplaça d’un bon centimètreson centre de gravité et progressivement déséquilibrés, les deuxpieds arrière de la chaise se dérobèrent sous lui avant de l’entraînerviolemment au sol. La seconde suivante, il se réveillait dos doulou-reux et bouche poisseuse, avant de constater que la musique avaitlaissé la place à un silence pesant.

Dormi près d’une heure. Profondément et comme un con, évidemment, au beau

milieu d’un tas de cannettes vides. Une brève sensation de dégoûtremplacée par la colère s’empara alors de lui. Pas comme ça que savie changerait, vautré au milieu de bières à l’orée de ses quarantebalais.

Il s’agita alors soudainement, astiquant son bureau defond en comble. C’était peut-être ça le problème de l’associatif,chez lui, comme si ça aiguisait ou encourageait son laisser-aller glo-bal, sa paresse naturelle, alors qu’il se savait vif, talentueux, pro-fond et évolutif. Comme s’il se rendait compte, parfois, et à de brefsinstants où une lucidité totale l’accaparait, qu’il perdait son temps,que les vides qu’il laissait dans sa vie ne pouvaient que s’agrandiret flétrir à jamais ses capacités, celles de sa nature généreuse etriche, qu’il se mettait alors, comme un putain de gamin capricieux,à piétiner, faisant ensuite comme si de rien n’était.

Il s’acharna, comme si inconsciemment il voulait se fairemal, ou se mordre, ou du moins se violenter. Tiroirs, sols poussié-reux, placards, toiles d’araignée, tout passa entre ses mains demaniaque et se mit soudainement à briller. Dans une incontrôlable

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frénésie, il en profita même pour arracher toutes les affiches du mur.Celles qui l’emmerdaient depuis trop longtemps. Puis au bout d’unquart d’heure à s’exciter dans tous les sens, la tension retomba et ilse fourra à nouveau au fond de sa chaise, regard tombant vulgaire-ment, ahuri, hébété, sur la petite rondeur, proéminence douce maiscertaine, de son estomac. Bordel, pas comme ça que les choseschangeraient en profondeur.

Il avait déjà songé à prendre un autre boulot. Il avait déjàsongé à des mots positifs, affirmatifs, comme voyage, mouvement,bord de mer, changement brutal d’existence, mais la pesante réalité,presque banalité du quotidien qui lui faisait dire qu’il n’était pas simal que ça là où il se trouvait, revenait systématiquement l’habiter,presque le hanter. Et puis prendre des putains de risques aux envi-rons de la quarantaine alors qu’on ne possède qu’un attaché-casedépenaillé et désespérément vide en guise de bagage, ça n’étaitpeut-être pas trop pour lui, cette sorte de challenge dangereux.

Au milieu de ses pensées, il renifla le froid de l’instant,goutte pendouillant au bout du nez qu’il avala illico, avant de lais-ser sa main droite traîner au fond du tiroir à la recherche d’uneénième bière. La seule pensée que son cerveau développa tenait enune question, éminemment philosophique: « Est-ce qu’il en reste-rait UNE, AU MOINS ? »

À l’instant où se formait sur son visage un sourire grima-çant en guise de réponse, il crut entendre des bruits dans le studio,à côté. Comme des rires, ou ricanements. Il frissonna, puis brusque-ment, se sentit comme dégrisé. Puis, tout à coup, percevant le tempsqui ralentissait bizarrement au plus profond de lui-même, il pritconscience que ça commençait à le foutre sacrément mal à l’aise,l’observation prolongée de cette porte qui séparait son bureau dustudio.

Qu’il y avait quelque chose d’absolument étrange à regar-der cette porte et à entendre son cœur marteler cet implacablerythme, lourdingue et dramatique, tout au fond de sa poitrine. Deschoses qui, s’égrenant lentement, étrangement, finiraient par flin-guer absolument. Bientôt, il n’entendit plus que ça. Le bruit que fai-

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sait son propre silence, tendu à l’extrême. Puis il sentit la peur.Galoper comme ça, déchaînée, sans entrave. Comme si son instinctle prévenait. Comme si son instinct lui indiquait de rester là, immo-bile, et de ne surtout pas faire le moindre bruit.

Alors il se remémora une scène de film d’horreur, oùcomme à peu près dans tous les films d’horreur, un long silenceangoissant précédait une sanguinolente scène de massacre. Mais ilfinit par revenir à la surface, et le ridicule de la situation le fit seredresser de la chaise, un air boudeur mais déterminé sur le visage.

Décidé, il marcha alors vers la porte, maudissant grossiè-rement son imagination, avant d’appuyer sèchement sur la poignée.Puis il se fissura intérieurement, béance absolument dramatique,quand il vit ce qu’il n’aurait jamais dû voir. Plus aucune possibilitéde revenir en arrière, d’aller choper une bière et de se fourrercomme un gros chat au fond de sa chaise avant de se la faire dégou-liner dans le bec en se foutant royalement de l’avenir du monde, duprésent et puis aussi du passé. Puis alors, il ne pensa plus du tout àlui, mais alors plus du tout, car il lui fut tout bonnement impossiblede penser à quoi que ce soit.

Une sorte d’immense loup-garou se promenait dans larégie, fumant un gros cigare, et la chose se pavana, avant de s’arrê-ter tout à coup devant le bac à disques et de se mettre, scrupuleuse-ment, consciencieusement, à fouiller dedans. Trop dingue pour crieret trop réel pour rire, voilà à peu près ce qui vint à l’esprit de Pierrotà ce moment-là. Le souffle coupé, planté comme un légume congelésur le seuil de la porte, sa main menaça soudainement d’arracher lapoignée à force de se crisper dessus.

Sur la gauche, à travers la vitre qui séparait la régie duplateau où se déroulaient généralement les émissions, il vit deuxcréatures du même acabit, comme si les bestioles s’étaient pointéesen famille et jouaient les rôles d’invités dans cette espèce de soiréeimprovisée démentielle tout droit sortie d’un Halloween pour ado-lescents débiles et à foutus problèmes.

Deux monstres au visage noir, luisant, avec des oreillespointues et de ces yeux où ne se propageait qu’une sauvagerie mor-

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bide, mais bizarrement et par instant, plutôt cocasse, étaient ASSISdans le studio autour de la table, DÉVORANTpaisiblement mais àpleins crocs les micros leur faisant face. Puis ils se mirent à deviserentre eux, parlant, aboyant, comme s’ils échangeaient parfois idéeset commentaires, puis se mirent à rire, visiblement concernés parl’ébauche de cette émission qu’ils tentaient de mettre en place.« Dans un esprit associatif…» pensa alors Pierrot, songeant tout àcoup et la seconde d’après qu’il était en train de perdre la boule,définitivement, absolument. Les créatures mimèrent quelque choseet Pierrot, désormais absolument réveillé, crut comprendre ce qui sepassait.

Un de ces petits connards d’animateur à la mords-moil’nœud avait fourré dans une de ces bières un de ces putains d’aci-des dernière génération qui couraient un peu partout et qui lui explo-sait maintenant à la tronche. L’avait pas vu la montée et il lui fau-drait désormais un sacré putain de temps à songer à n’importe quoiet à voir des trucs barges à l’image de ce qu’il était psychologique-ment en train de subir, avant d’envisager avec un raisonnable soula-gement la descente.

Même si la descente, c’était loin d’être le plus conforta-ble dans ces situations-là. Pourtant, dans le cas présent, il aurait sup-porté n’importe quoi plutôt que ÇA. Puis la scène se précisa etPierrot comprit qu’il ne délirait pas du tout, que les choses étaienttrop claires, limpides, et que ce qu’il voyait, même si ça lui parais-sait la plus loufoque et délirante des visions, était simplement laRÉALITÉ des choses.

Pas de délire là-dedans, juste des monstres, répugnants,ignobles, des créatures qui grimaçaient, couinaient, gémissaient,dans une sorte d’étrange parodie de la nature humaine, horrible, ter-rifiante, et pire désormais, sensiblement drôle, aussi.

Son cœur émit des embardées brutales, et à l’instant où iltentait, émergeant de sa paralysie, de reculer discrètement afin d’al-ler se terrer n’importe où, le monstre à gueule béante planté dans larégie le repéra. Et terrifiant, son œil s’alluma.

Vivement, il recula puis ferma la porte à double-tour. Puis

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un instant, il tenta de reprendre sa respiration, mais la panique legagnait et il fonça instinctivement vers la fenêtre. Les barreaux.Derrière les carreaux. Évidemment, comme un peu partout dans cefoutu espèce de mobile-home de merde. Un instant, la peur lui avaitfait oublier qu’il était pris au piège. Et sa terreur monta alors d’uncran, en violents sanglots qu’il chercha vivement à étouffer.

Penser. Merde, penser, et vite. Mais il n’y avait plus rien à penser. Pierrot se raidit quand

la porte vola en morceaux. La créature apparut, plus gigantesque eteffrayante que jamais, et resta à l’observer. Ses yeux étaient humi-des et il eut une sorte d’expression comique, tout à coup, avec cecigare planté au coin de la bouche qui lui donnait un air de généralaméricain visionnant le théâtre des opérations au matin d’une nou-velle conquête. Pierrot ne fit pas un geste. Puis chercha alors à setransformer en quelque chose avoisinant la pierre, ou du moins àdisparaître presque PHYSIQUEMENT, c’est-à-dire évitant d’émet-tre le moindre souffle, de bouger, de laisser battre son cœur n’im-porte comment et à tout bout de champs, étant donné qu’il avaitentendu dire que confronté à un fauve, le comportement à adopterétait de rester immobile et de ne pas broncher.

De plus, laisser traîner des ondes de stress, ou d’une suin-tante angoisse derrière soi, pouvait vous diriger illico dans l’esto-mac de la bête, en pièces détachées, déchiquetées. Les documentai-res animaliers fourmillaient d’exemples de se genre, il pria justepour que le dernier facteur ne fut simplement pas trop sensible,parce que ce n’était plus de l’angoisse, ni même de la peur qu’il res-sentait désormais. C’était de la terreur pure.

Humides, comme si la créature avait suivi le même che-minement de pensée l’amenant à renifler l’atmosphère, les narinesde la chose se contractèrent plusieurs fois d’affilée, puis elles serelâchèrent, avant de se contracter à nouveau. La créature humaitl’air, essayant d’y déceler la moindre vibration anormale. Elle sen-tait, en grosses bouffées terribles.

Puis progressif et guttural, un grognement monta des pro-

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fondeurs de sa gorge et Pierrot sentit venir sa dernière minute surcette foutue planète de merde. Reniflant un vague sanglot, ou dumoins la goutte qui lui pendait encore au nez, il se chercha, tout àcoup illuminé, quelque chose comme une prière, rejetant tout à couploin de lui, à des milliers de kilomètres, tout ce que son expériencelui avait appris. Tout ce dont il avait rempli sa vie précédemment,en conscience et réflexion, tout ce qu’elle avait comporté de silen-ces et de doutes, et qu’il avait fini par définir, comprenant, analy-sant, puis alors brusquement, sentant sa mort prochaine, là, à peuprès tout de suite, il déféqua soudainement sur cet athéisme profondet catégorique auquel il avait toujours tenu par une bravade parfai-tement rock’n’roll, s’agrippant tout à coup aux vagues imageriesque son enfance lui avait laissées dans cette mémoire que jusque-là,il avait fait de son mieux pour piétiner absolument.

Croire. Ben oui, croire. N’importe comment, absolument, et fissa.Croire, parce que pas grand-chose d’autre à foutre dans le

temps imparti. Croire, parce que c’était comme boire, ça meublaitquand il n’y avait plus rien à attendre de rien. Croire parce quec’était là, devant soi, et qu’il n’y avait même pas à se baisser pours’en saisir, alors bon. Croire, alors oui, croire.

Et puis il y eut comme une sorte de miracle. La créaturene présenta aucune velléité meurtrière. Bien au contraire. Sa grossepatte velue lui tendit un 45 tours et des gémissements presque dou-cereux sortirent de sa gorge. Comme si elle pleurait, comme si elleparlait ou demandait une sorte d’autorisation. Pierrot ne fit pas ungeste et songea qu’il devenait définitivement barge, qu’il pétait unedurite dans son petit univers restreint intérieur, interne, dans lequelil s’était confiné trop longtemps, et que cette créature qui cherchaità lui fourrer un disque dans les mains, fallait tout de même pasdéconner quand même. La créature insistait. Et Pierrot, cette fois-ci,sentant tout son être se lézarder, eut sacrément envie de pleurer.

La créature insista encore une fois, grognant bizarrement,comme si elle cherchait à lui parler, à lui indiquer quelque chose,avançant le disque, comme ça, vers lui. Tout à coup il comprit. La

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bête lui demandait de passer le disque sur une des platines de larégie.

Dingue. Pierrot eut alors une putain de soudaine envied’éclater de rire. Un truc lumineux, démoniaque, qui le gagna tout àcoup. Quelque chose clochait, ou bien l’on se foutait de sa pomme.La scène ressemblait à un film d’horreur propre à Hollywood, et àson génie débile, du moins qu’il fut rentable. Halloween était enavance cette année, ou c’était son anniversaire, ou alors on célébraitun machin, et on lui faisait un sale plan, comme une foutue putainde mauvaise blague dédiée à la célébration d’un truc à la con, styledate précise d’embauche, style première perte fécale d’importancedu nouveau-né, ou bien dent de lait du casse-couilles qu’on fourrederrière l’oreiller afin qu’il se mette à croire à l’existence de positi-ves petites souris qui viendraient lui brouter l’oreille au creux de lanuit, lui moulant au passage un ravissant cadeau avant de foutre lecamp. Bref, il douta de la véracité du stratagème lourdingue.

Puis il lorgna les restes de la porte, puis il observa la bête,son envergure, sa carrure, sa monstruosité et ne vit pas du tout là-dedans, le moindre signe lui indiquant que c’était une blague. Bienau contraire. Il sentait l’haleine puissamment fétide et se dit qu’àmoins d’avoir fait déverser toutes les poubelles de la ville sur le par-king de Canal B, il ne voyait pas trop comment l’on aurait introduitce genre d’effet spécial, dans ce genre de scène implicitement signi-ficative.

Non, il y avait simplement, posément, absolument, undémon devant lui qui lui tendait un disque, lui demandant s’il pou-vait le passer sur une platine. Et puis deux collègues préparant uneémission dans le studio. Et puis c’était tout. Un son désagréablemonta de la gorge de la bête, et ce son-là, également, lui indiqua laréalité de ce qu’il était en train de vivre. En une demi-seconde, ilcomprit que la créature s’impatientait, et à son tour, il émergea.Faire quelque chose, à tout prix, prendre ce qu’il y avait et ébauchern’importe quoi, du moins que ce n’importe quoi lui donne une portede sortie, une possibilité de se casser loin, et n’importe où.N’importe comment.

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Montrant sa bonne volonté malgré la terreur qui lui dévo-rait les tripes, il fit un pas vers le monstre, dont les sourcils ombra-geux s’écartèrent très légèrement des orbites horriblement creusés,montrant par là une sorte de contentement. Elle lui fit un signe de latête, un petit mouvement, comme ça, qui indiqua à Pierrot qu’il étaitsur la bonne voie. Puis, il fut si près de la bête qu’il se retrouva sou-dainement avec le disque dans la main. La bête recula, détruisit unbout de mur en sortant, puis se traîna jusqu’au plateau où elle rejoi-gnit les deux autres monstruosités, à côté desquelles, paisible, ellefinit par s’asseoir, puis gazouiller. Ben oui, parce qu’elle gazouilla.On aurait dit qu’ils attendaient, et le premier de la classe, lui, finitpar ne plus gazouiller du tout, tout à coup. Furieux, à l’image desautres, il le regardait.

Collaborer. Puis espérer. Pas d’autre solution. Espérer queles démons dont il voyait désormais cette sorte de furie dans leregard le suivre à travers la vitre de la régie, soupesant chaque mou-vement, prêt à bondir et broyer, espérer que ces trois même mons-tres lui laisseraient une possibilité de s’en sortir, aussi infime soit-elle.

Avançant comme muni de patins aux deux pieds qui levirent glisser tout doucement, excessivement délicatement, Pierrotjeta alors un bref coup d’œil sur la pochette du disque. Il louchaitJoe Dassin, sur la pochette du 45 tours. Il louchait et avait l’air con,avec sa veste à franges et sa coupe permanentée.

Une sorte d’émotion gagna Pierrot, et toujours cette fou-tue envie de pleurer, là, encore plus profonde et prononcée que lesautres fois. Pas JOE DASSIN qui lui donnait envie de chialer, encoremoins les monstres. Simplement les deux, mêlés, inextricablementmêlés, l’irrésistible mélange du rire enfoui au creux de la mort, quirésonna en lui d’une façon touchante, émouvante.

Il alluma la sono, mit la table de mixage sur la piste pla-tine, posa le disque et oubliant soudainement tout, se retint d’écla-ter de rire quand il vit la scène. Les premières notes de «Ça va paschanger le monde» se diffusant dans les enceintes, les trois mons-tres se mirent à osciller doucement de la tête, à droite, à gauche,

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dodelinant subtilement et sensuellement, en rythme. Puis ils s’es-sayèrent au chant. En hurlements horribles, grinçants, démoniaqueset désaccordés, qu’ils cherchèrent un moment à accorder, puis quifinirent bizarrement par se rejoindre dans une sorte d’harmonie déli-rante.

Le lugubre de la situation commença alors à résonner enlui telle une cloche funèbre.

Rien d’amusant à tout ça. La situation était glaçante, et lescréatures, là, effroyables. Il comprit soudainement que tant que ledisque tournerait, il serait en sursis. Sensiblement, cette musique lesflattait, les berçait. Puis le disque se finit et les yeux furieux le fixè-rent à nouveau. Les monstres se dressèrent alors et Pierrot compritqu’il allait mourir. Alors au hasard, il refit tourner le disque, le débutde la chanson, dans un éternel recommencement de JOE DASSIN, ettout à coup, comme soudainement charmés, envoûtés, les trois visa-ges se radoucirent et recommencèrent à osciller.

Presque en même temps, les trois créatures se rassirent,continuant à onduler, avec comme un horrible sourire plaqué sur lemuseau. Une heure plus tard, alors que l’épuisement le gagnait etqu’il dégoulinait littéralement de sueur, JOE DASSIN remit une nou-velle fois le couvert, et les trois fans s’agitèrent. Les visages deve-naient monstrueux et le charme n’opérait plus. Ou de moins enmoins.

Au fur et à mesure des passages du disque, une certainelassitude avait gagné les créatures. Alors elles commencèrent às’agiter. Puis elles broyèrent tout, soudainement comme ça, anéan-tissant meubles et tables, tentant de dévorer les morceaux qui res-taient des chaises qu’une main leur avait suffit à détruire, un aircruel et furieux qui grandissait comme un feu au fond des prunelles.Bientôt, la musique ne leur fit plus rien, et Pierrot comprit que sonsursis était en train d’arriver à son terme.

Déjà, elles tournaient leurs visages déchirés dans sadirection, ouvrant grand la gueule sur des dents terribles, aiguisées,monstrueuses.

Son heure arrivait.

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Il fit d’autres tentatives, mais même si la curiosité lesgagna aux premières notes d’un MICHEL SARDOU, le refrain les mitsacrément en pétard et les hurlements d’une rage qu’ils ne conte-naient plus, que plus rien désormais n’arrivait à détourner, montè-rent alors dans le studio.

Puis il y eut le groupe IL ÉTAIT UNE FOIS, suivi d’unCARLOS dans une version furieusement disco d’«On ira manger à lacantine», puis il enchaîna avec SAMANTHA FOX, vite fait, ben oui,parce que rien trouvé d’autre, avant d’espérer d’une façon drastiquesuspendu au souffle d’HÉLÈNE SÉGARA, des fois que, puis alorsd’autres trucs vagues, récents, qu’il tenta, qu’il accumula, en ultimeva-tout. Mais rien. Il eut beau se mettre à prier, tremblotant, sentantla sueur lui couler dans les yeux tandis qu’il brutalisait FRÉDÉRIC

FRANÇOISsur la platine, rien n’empêcha la vitre d’exploser quand undes monstres y propulsa soudainement sa patte griffue.

Alors Joe, encore Joe, ruisselant de sueur à dix centimè-tres du gouffre infernal de la gueule de la créature qui s’ouvrit,démesurée, dégoulinante de bave, devant lui. Joe, allez Joe, s’il teplaît mon frère, allez Joe je t’en prie. La créature fut gagnée par unembryon de charme pendant les trois premières secondes du mor-ceau, ce qui ne l’empêcha pas les secondes suivantes d’arborer cetair pesamment roublard, qui reniflait un truc pas net, avant de sedécider à égorger l’homme, lui arrachant soudainement la tête d’unpuissant coup de griffe. Puis les griffes de l’autre main lui transper-cèrent le thorax et fouillèrent dans ses tripes sortant bruyamment etbrusquement boyaux et organes en longs filaments multicolores. Cequi restait du corps de l’homme se stabilisa contre la table demixage, alors que les deux autres créatures rejoignaient la régiepleine de sang. L’un deux trouva la tête et la dévora debout, tandisque l’autre, impassible, se penchait doucement dubitatif, au-dessusdu bac à disques. Puis, en large sourire idiot sur de monstrueusescanines qui rirent horriblement de leur propre trouvaille, ce mêmeautre exhiba alors un disque, au bout de sa patte. EDDY MITCHELL.Un 45 tours tout pourri. Avec du jaune or autour.

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5 heures du matin approchait lorsque Monsieur Albertferma sa caisse après avoir compté et recompté huit fois la recettede la soirée. À laquelle il lui faudrait déduire tout un tas de trucssocialement merdeux — le simple fait d’y penser le foutait enrogne. En règle générale, le patron du Sirius survolait les billets etles tas de pièces en comptable virtuose, considérant sa concentrationet sa rapidité comme des atouts, y rajoutant l’œil calculateur du proqu’il se trouvait être. Cependant, ce soir-là, après les épisodesdésastreux qui ponctuèrent sa soirée, il se sentait lessivé et laissaplusieurs fois la rêverie l’emporter sur les chiffres, ce qui, à chaquefois, l’obligeait à reprendre tout à zéro. Pourtant, et ce grâce à la fré-quentation en baisse, il fut bien malheureux de constater qu’il yarriva plus facilement que jamais.

Pas comme ça qu’il allait pouvoir s’en sortir. Pas commeça qu’il pourrait faire autre chose que de se retrouver à la rue qué-mandant une petite pièce dans les mois à venir.

Vivement il calcula, et se donna deux mois de marge,deux mois de salaires qu’il pourrait encore distribuer, après quoi,plus rien, plus aucune marge de manœuvre si le pognon ne rentraitpas dare-dare, vite fait et en gros paquet, le trou, le vide, l’hypothè-que, savait pas encore trop. Il ferma sa caisse dans une grande soli-tude et poussa un long soupir.

Désabusé, il regarda la discothèque déserte et songea à safemme, partie une heure plus tôt avec ce connard de Max qui devaitla sauter dans son Austin mini, à l’heure qu’il était, histoire de sedégraisser le piston avec ce sac à foutre imbibé qui bramait commeune bête en rut dès qu’on lui frôlait le pistil. Évidemment, le balourden question n’était même pas foutu de s’acheter un véhicule avectout le fric qu’il lui refilait, alors monsieur avait pris l’habitude derentrer avec madame la patronne, qui passait son temps à lui fairedu gringue depuis un temps indéterminé tortillant systématiquementson cul contre le comptoir, puis lui envoyant des œillades qu’ellecroyait discrètes et qui, depuis longue date, faisaient marrer à peuprès tout le monde.

Monsieur Albert, patron du Sirius Club, discothèque au

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bord de la faillite, élu cocu numéro 1 de l’année 1993, envisageaitde triompher à nouveau en l’année 1994 et de garder son titre quel-ques temps encore. Si possible. Il soupira, étalant ses avant-bras surla largeur du comptoir dans un geste de réflexion penchant vers lerenoncement. La lassitude le gagnait, et il ressentit un dégoût tel enobservant sa discothèque, qu’il faillit presque en vomir. Laissantson regard s’égarer, réfléchissant, songeant, puis s’essayant à unecertaine distance, il pensa que c’était simplement étrange, commeendroit. Sans toutes ces lumières idiotes qui tournoyaient et cettemusique qui tambourinaient, ça ne ressemblait à rien. Silence, videabsolu, vide de sens, réalité tronquée, foutage de gueule plus oumoins rentable, attrape-gogo pour niais ne sachant que faire de leurfric, c’était selon… Comme un décor en carton-plâtre prêt à craquer,à se déchirer, laissant déjà apparaître le sinistre visage de la réalité,de SAréalité. Lorsque tous les artifices disparaissent, lui laissant legoût amer d’un monde brut, sinistre, figé, morne. Et dire que lesgens avaient besoin de cette sorte de monde factice et fantôme, decette apparence structurée, afin de leur faire oublier les turpitudes deleurs propres existences, ou simplement pour se sentir vivre un peu.Dingue. Absurde. Complètement con.

Se sentant rongé par l’amertume, son regard glissa alorsvers la bouteille de JB qui traînait encore sur le bar, environnée dedeux verres vides dont l’un possédait encore la trace du rouge àlèvre de sa femme. Il résista au puissant dégoût qui le gagnait à nou-veau, jetant brusquement le verre infecté dans la poubelle à bris deverre, puis saisit l’autre verre et le remplit à moitié. Du whisky purmalt. Et il avait bien l’intention de lui en sentir la pureté, du malt.Buvant alors une gorgée il vit sa main qui tremblait. Puis, gêné,comme si l’on avait brusquement interrompu ses songes, il promenason regard dans la pénombre où se trouvait plongée une grande par-tie de sa discothèque. Un instant il lui avait semblé que… Il ne finitpas sa pensée, sentant tout à coup les poils de son corps qui se héris-saient réagissant à quelque chose qu’il aurait bien été incapable depercevoir. Pourtant…

Une étrange sensation le gagna alors, peut-être le froid,

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une porte restée ouverte, puis l’instant suivant il entendit un bruit,soudain, sec, violent, puis deux, là-bas, vers le fond, dans le noir. Ilpensa encore au froid, qu’une de ces foutues portes était restéeouverte, mais il se dit que c’était impossible, qu’il avait fait le tour,fermant celles restées ouvertes à la suite du ménage, pour pouvoirfaire tranquillement sa caisse. Il y eut alors un autre bruit, commeun choc où les pieds d’une chaise furent traînés sur deux courtessecondes, et il se rassura à penser que c’était un client, qui avaitdormi et qui se réveillait là, surpris du silence alentour, s’ébrouantsoudainement, un type oublié, encore ivre. Ou peut-être un des ser-veurs qui revenait, oui c’est ça, et qui avait oublié quelque chose,l’autre avait sa clé, c’était tout à fait possible… La peur s’insinua enlui. Il but le reste du verre puis s’en servit un second sur le champ,qu’il liquida d’un trait. Tout à coup envahi par une méchante suée,il ne sut pas trop si c’était le froid ou le whisky qui faisait effet. Serassurant à l’idée que c’était sans doute un peu des deux, il prit leschoses en main et malgré cette frousse qui commençait à lui tordreles boyaux, il se voyait bien lui claquer le beignet, lui apprendre lesbonnes manières, au revenant, là, planqué dans l’ombre. Et si c’étaitun gus, rentré on ne sait trop comment et qui voulait boire un coup,il allait te le foutre dehors à coup de pied dans le cul! Penser ainsilui fit un bien fou, et autoritaire, la voix sans faille, il apostrophaalors la pénombre.

- Écoutez, s’il y a quelqu’un ici, je souhaiterais qu’il sortede l’ombre et qu’il se présente. Je suis le patron de cette boîte denuit, et à cette heure, elle est fermée. Alors plus personne ne doit setrouver à cette heure-ci en ces lieux, hormis des personnes que jeconnaîtrais ou qui font partie de mon établissement. Est-ce que jeme suis bien fait comprendre?

Sans attendre de réponse, il se servit à nouveau et liquidala moitié du verre. L’ivresse le gagnait, elle se posait doucement surson état de fatigue puis submergea tout. N’attendant plus de réponsepuisqu’elle ne vint pas, il apostropha à nouveau le néant, mais cettefois d’une façon agressive qui lui fit lever le menton.

- Écoute, petit trou du cul. Moi j’ai pas que ça à foutre,

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alors si tu me cherches, t’as juste qu’à regarder, je suis là, devant toi,et j’attends… Puis, il ricana brièvement, plutôt satisfait de lui-même, continuant à marmonner dans sa moustache imaginaire quiretourna se fourrer, l’instant d’après, au plus profond du liquideambré.

Le silence. Plein, total, particulier. Sentant tout à coup les battements de son cœur s’affoler,

il attendit autre chose, n’importe quoi. Mais rien ne vint. Qu’unesorte de silence qui se posait, s’établissait, glacé, partout. Il y avaitquelque chose dans l’ombre, il ne savait pas trop quoi, mais désor-mais il en était sûr. Il parla, à la limite de la rupture. Même l’échode sa propre voix lui ficha soudainement une sacrée trouille.

- Écoutez… S’il vous plaît… Ne vous inquiétez pas, je nevais appeler personne... Écoutez, je vous en prie, est-ce que vouspourriez… vous montrer s’il vous plaît? Il n’y a pas de problème,vous savez, ça arrive de s’endormir, écoutez s’il vous plaît…

Puis il pigea qu’il se retrouvait à supplier tout seul face àsa propre solitude, qu’il n’y avait rien du tout, que ses soucis finis-saient par le rendre cinglé, à la suite de quoi il songea à rentrer chezlui, mais décida tout à coup et avant tout de s’en servir un autre, rienqu’un autre, vraiment un putain de dernier autre.

Et puis ça serait tout. Ce qu’il fit, retrouvant alors une certaine arrogance, assu-

rance, qui tout à coup s’effondra puis se transforma en terreur pure,lorsqu’il entendit la voix rauque, venant de l’ombre, qui dit tout àcoup dans une tonalité effrayante :

- C’est pas bien de boire monsieur, c’est pas bien du tout. La voix grognait bizarrement mais articula parfaitement

les syllabes afin de bien se faire comprendre. Complètementdégrisé, monsieur Albert songea à sa caisse, à sa caisse que cestruands planqués dans l’ombre convoitaient. Le ton avait été mena-çant et il cachait d’autres saloperies. Ces putains de salopards demerde avaient préparé leur coup de longue date. Pas possible que letype fût seul, et en plus ils devaient être armés.

- Qui est là? gémit-il.

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Au même instant sa main ouvrait le tiroir sous le comp-toir et tâtant dans l’ombre à l’intérieur, il fut extrêmement rassuré desentir sous ses doigts la crosse du revolver. De plus, un revolverCHARGÉ.

- QUI ESTLÀ ? articula-t-il.Le silence, toujours. Comme si l’on soupesait l’idée de

devoir répondre oui ou non. Monsieur Albert commença à transpi-rer, et but encore, une grande gorgée. Il sentit qu’il allait en avoirsacrément besoin dans les minutes à venir.

- Écoutez monsieur, vous voulez peut-être boire un verre,mais cette boîte est fermée et personne n’a à s’y trouver à part moià cette heure-ci. Et puis j’aimerais bien vous voir, et sachez que çan’est pas la peine de prendre cette grosse voix pour me faire peur…je suis tout prêt à discuter avec vous si vous voulez, mais pour ça ilfaudrait déjà que je vous voie…

- Cette boîte n’est pas fermée puisque je m’y trouve, alorssac à merde tu vas me servir du whisky et tu vas grouiller ton cul.En plus, je veux deux cigares, parce que j’aime bien les cigares, eten dernier, si tu pouvais fermer ta grande gueule de lavette au lieude bavasser comme une chienne en pleine mutation pubère ça mereposerait les oreilles, compris? Ah oui, j’oubliais, je vais m’yavancer dans ta lumière connard mais sache, petit homme, que c’estmoi qui décide de ce que je fais ou de ce que je ne fais pas!

« Mais c’est qu’ils veulent m’intimider, les merdeux.C’est que ça prendrait des grands airs, cette foutue charogne. Qu’ilsramènent leur cul, et on va voir. » En même temps, son instinct nelui disait rien. En même temps une inquiétude profonde le gagnait.Cette voix, justement, et le côté terriblement sûre d’elle-mêmequ’elle portait dans sa tonalité, jusqu’à son discours sans le moindrebégaiement, sans la moindre hésitation. Il hésita alors. Faire ce quevoulait ce type, ou l’envoyer se faire mettre. Puis, il songea quefaire ce qu’il voulait ne l’engageait à rien, mais au fond, comportaitune finalité qui désirait calmer le jeu. Alors il obéit. Ne lâchant pasdu regard le flingue qu’il avait devant lui, sécurité enlevée, il fit unerotation du bassin, saisit un verre vivement, puis le ramena devant

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lui afin de le remplir gentiment. Puis, il posa deux cigares à côté.Cynique, cherchant à se rendre plus impassible qu’il ne l’était réel-lement, il ne put s’empêcher.

- Un, ou deux glaçons? Le fantôme de l’ombre ne répondit qu’une chose, d’un

humour sensiblement autre, suivi d’une sorte de grondementétrange.

- Fous-les toi au cul tes glaçons, loufiat! Monsieur Albert changea radicalement d’attitude. Non

seulement sa propre femme le roulait dans la merde, baisant avec lepremier crétin venu, non seulement son affaire périclitait, non seu-lement il passait pour un looser patenté aux yeux de tout le monde,mais en plus, et après cette foutue soirée détestable, il devrait sup-porter les insultes de petits merdeux jouant aux caïds qui voulaientlui piquer sa caisse? La colère le gagna, et il sentit qu’il ne pourraitplus revenir en arrière, que si on le cherchait on allait méchammentle trouver, car il se savait méchant, particulièrement con et méchant,même qu’il passait justement son temps à être gentil, justement pourne pas faire ressortir ses propres démons monstrueux, mais là, non,il ne pouvait pas, non, il ne pouvait pas laisser passer ça. En direc-tion de la zone d’ombre:

- ÉCOUTEZ BANDE DE MERDEUX! Z’AVEZINTÉRÊT À SORTIR VOS CULS VITE FAIT DE VOTRE COINLÀ-BAS, PARCE QUE J’PEUX VOUS DIRE QUE J’VAIS VOUSFAIRE MAL… VOUS VOULEZ JOUER À QUOI, HEIN? AUCON, C’ESTBIEN ÇA ? EH BEN RAMENEZ VOS PUTAINSDE PETITES GUEULES DE MERDE ETVOUS ALLEZ VOIRCE QUE JE VAIS LEUR FAIRE, MOI, ICI, TOUT DE SUITE!!!

Main tremblante dirigeant aveuglément un énorme flin-gue vers la pénombre, Monsieur Albert ne ressemblait plus du toutau Monsieur Albert que tout le monde connaissait. Un électeur duFront national alcoolique et d’un certain âge repérant desMaghrébins pleins de promesses dans ses parages. Un de ces typesqui auraient juste eu une putain d’envie de faire un carton, pour sesoulager la haine, pour se souligner l’aigreur.

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Alors la créature sortit de l’ombre. Du costaud qui avait empêché le petit Gilbert de faire une

connerie, désormais il ne restait plus rien. La transformation arrivaità son terme. Les os et la peau s’étaient détendus, jusqu’à ce que lecorps s’étire d’à-peu-près un mètre et que ses bras deviennentimmenses. Le sang coulait des articulations, et les jointures souf-fraient terriblement de la transformation. Puis la gueule, sortie del’ombre pour s’avancer, monstrueuse, à la lumière, sorte de loupdélirant, obscène et furieux, sur le corps duquel des poils noirs etdémesurés avaient poussé à la vitesse de la lumière. Une immensechose monstrueuse, debout, figée, courbée avec ces grosses pattesde derrière faites pour enjamber des kilomètres à une vitesse folle,presque amusée d’elle-même, en pleine lumière. Comme si le corpsétait en train de brûler, il fumait, d’un peu partout, gueule passantsensiblement de la douleur au plaisir, et au milieu de laquelle lesyeux montraient des flammes. Arrivée enfin au terme de la méta-morphose, d’immenses crocs et des griffes rutilantes poussèrent aumême instant. Alors la créature hurla, et ce qui sortit de sa bouche,à cet instant-là, était la chose la plus effroyable qu’un être pût enten-dre sur Terre.

Monsieur Albert sentit son sang le quitter, et il réussit àpenser que ça avait toutes les chances d’être définitif. L’enfer à luitout seul, contenu dans cette gueule hurlante. Il fut alors tenté derelever son flingue et de tirer dans le tas, mais non, pas possible, sesforces l’avaient quitté, complètement, et son arme pendouillait désormais au bout de sa main droite. Et puis revint en lui l’idéequ’on n’allait pas se foutre de sa gueule, comme ça, éternellement,que ça commençait à suffire, qu’il ne serait pas dit qu’il serait le cré-tin sur lequel tout le monde pourrait lancequiner, éternellement, et àtout bout de champs. En une seconde, il décida de ne plus croire dutout ce qu’il voyait. Foutaises, pensa-t-il. Halloween mon cul, etpuis c’est pas la saison, pensa-t-il encore. Mais il fut bien obligéd’accepter.

Furieuse et déterminée, La bête avançait, balançant sesgriffes devant elle, et sa terreur réapparut aussi vite qu’elle était par-

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tie. Il redressa le flingue et le dirigea vers la chose. Puis il tira, unefois, puis il tira une seconde fois, au milieu de l’énorme tête moitié-épouvantail, moitié loup-garou. Les balles touchèrent la bête enplein dans le front mais à deux endroits différents. Deux gros troussanguinolents au-dessus des yeux, qui ressemblèrent à ce moment-là à des puits en feu. L’effet de surprise passé, le monstre continuaà avancer, lançant un regard terrible à Monsieur Albert qui, tout àcoup, fit brusquement sous lui, dans un abandon qui signifiait sym-boliquement que c’est le poste, qu’il aurait préféré abandonner, à cemoment-là, plutôt que le vague embryon d’une dignité déjà biencompromise depuis longtemps.

La bête était immortelle, et puis c’était tout. Et puis il étaitfoutu.

Dans une sorte de rage désespérée, il vida son chargeurdans la poitrine du monstre, au milieu de la toison noire et poilue, etsi, un instant, ça arrêta la progression de l’innommable chose, ellemarchait vers lui la seconde suivante.

Monsieur Albert se tassa dos au mur d’étagères où sesuperposaient les verres et les bouteilles, puis hurla. Il hurla totale-ment, absolument, sans plus pouvoir s’arrêter. Puis il ne bougea pluset attendit. Il ne put fermer les yeux, fasciné par ce qu’il voyait.

Les deux énormes pattes griffues se posèrent sur le comp-toir et tambourinèrent gentiment, comme si la bête était un client etqu’il s’impatientait. Toute la soirée défila dans les yeux d’Albert, àl’instant où le démon vissa ses yeux aux siens. Le gamin et son cou-teau, puis le viol des filles, et il comprit qu’il y avait sans doute unlien, qu’il était peut-être arrivé quelque chose, quelque part, et quede cette situation, avait découlé quelque chose de bien pire, qui arri-vait maintenant. C’était hasardeux, mais bon. Puis il arrêta absolu-ment de penser car il n’y arrivait plus et car la bête, une secondefois, cette fois plus agressivement, essaya de lui faire comprendrequelque chose.

Albert comprit qu’elle ne parlait plus. Que venant deliquider le premier verre cul-sec devant son nez, elle s’en serait bientorché un second. Seulement elle fit une grimace bizarre, avant que

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de sa patte crochue, elle ne réussisse à tendre son verre vide aupatron des lieux. Le loufiat. Qui ne broncha pas, se demandant toutà coup s’il ne débloquait pas, carrément. Ce loup-garou picolait. Ils’allumait même sérieusement. La chose insista, et lui n’insista pas.Fit juste quelques pas sur le côté, attrapa la bouteille de whisky puisla ramena devant la bestiole. La tête poilue sourit, hésitant entrehilarité et mélancolie, puis le museau sembla osciller d’une vénéra-ble satisfaction.

Monsieur Albert lui servit le verre, alors. Qu’elle descen-dit cul-sec, puis en redemanda, avançant sa patte au devant de lui,la faisant soudainement mouliner deux trois fois dans un signe quicherchait à activer la manœuvre. Ce qu’il fit, se disant alors qu’ilvirait fou furieux. Un loup-garou se bourrait la gueule dans sa boîtede nuit. Tranquille, pas gêné. Il s’accoudait au comptoir et MonsieurAlbert se demanda alors ce qu’il ferait si la chose monstrueuse étaitsubitement saisie du désir de danser un slow, ou bien plus rare, maisaussi dangereux, un tango, hein, qu’est ce qu’il ferait? D’abord leDJ, puis ensuite la rouquine vaporeuseà gros nibards qui s’aban-donne ?

Monsieur Albert songea alors à la blague, énorme, qu’onétait en train de lui faire, et qu’il avait chié dans son froc pour rien.Maintenant il en était sûr. La chose avait un certain air comique quine trompait pas. On avait fourré un gus qui devait crever de chaudsous la combinaison, à tous les coups, et puis le magnétophone, bienévidemment, pour les rugissements préenregistrés. Le monstreramena sa tête vers l’avant à l’instant où Albert esquissait un petitsourire rusé, presque complice, qui s’avança également. Puis un rotremonta de la gorge du monstre, avant de surgir subitement de sagueule en énorme flamme, qui carbonisa littéralement et en quel-ques secondes le sourire de Monsieur Albert. Dans le brasier, sesyeux explosèrent. Noirci, son visage fit soudainement la gueule.Puis, la bête alluma le cigare avec la dernière flamme, tirant ensuiteune bouffée avec un plaisir incommensurable qui en disait long surson incomparable classe.

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Bruz s’éveilla douloureusement, marmonnant dans sagueule de bois. Déjà haut, le soleil se mélangeait à la brume, don-nant un éclairage blafard aux artères principales de la ville encoredéserte à cette heure-là. Quelques vieux piétinaient devant chez eux,humant le jour à venir avec une grimace douteuse. Puis lentement,les uns après les autres, les volets s’ouvrirent et la ronde des voitu-res commença poussivement. Étrange impossibilité de prévoir letemps, les vieux boudeurs, en têtes ahuries dont les songes n’abou-tissaient à rien, contemplèrent le néant dans la pente du garage deleur pavillon.

Visiblement, personne ne s’énerva sur sa pédale d’accélé-rateur ce matin-là, contrairement aux autres jours de la semaine,comme si le monde n’était plus que retenue, réserve, respirationprudente, avec ces regards timidement dirigés vers le ciel au-dessusdu pare-brise, persuadés qu’un cataclysme ne dépendait que d’unechose: de son éventuelle imbécillité du moment.

Quelques personnes parcoururent les rues, glissantcomme sur des patins, puis arborant le marché lourdingue et zigza-guant du réveil, se grattant le cul tout en faisant traîner d’imaginai-res chaussons sur le sol. Une impression de prudence générale s’éta-blissait, découlant du fait que tout le monde semblait dormir encore,cependant un œil vif, roué à l’observation coutumière, aurait saisi lanuance.

Vraisemblablement, personne n’avait souhaité se réveil-ler. Et même si cette tendance au repli sur soi s’aggravait au diffi -cile contact de la réalité du monde chaque jour un peu plus, cematin-là, la situation semblait avoir empiré d’une façon dramatique-ment irréversible. Le monde n’était plus que suspension, la réalitéde celui-ci, tout à coup, semblait passer après le reste, l’instant, lasensation, le ressenti, et ce qui allait plus ou moins se passer, arri-ver, d’une façon qu’on sentait douloureusement proche, mécham-ment imminente. À moins que ce ne fût déjà arrivé. Comme unebombe dont, résigné, passif, on aurait attendu les effets.

Nuits difficiles, visages bouffis qui s’encadraient dans lesfenêtres, des moteurs ronronnèrent, puis ronflèrent, mais toujours à

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bas régime. L’espoir, simplement, le matin, avec un cortège d’étran-geté et de bizarrerie qu’amenait l’observation du comportement duvoisin. Puis la réalité du vide du lever, en songe pénible d’une nou-velle journée, pareille, glaçante, inhumaine, dénuée du profond sensde l’épanouissement et de la joie, arrachée à l’idée de la vie, dansson travail, dans cette entreprise qui vous caressant, vous martyrisechaque jour un peu plus, avec son tout prévu pour, mais surtout sonrien, absolu, grandiose, vérifiable.

Dans cette mensongère mission d’épanouissement per-sonnel qui aboutit à une dramaturgie dont la finalité est votre utili-sation simple, en tant que simple rouage. La réalité d’une nécessitéde fuir venait bien à l’esprit, en songes diffus, indéfinis, mais ellesemblait impossible à appliquer, à exécuter, alors regagner sa prisonacceptée, ne jamais pouvoir s’en réjouir mais ne pouvoir s’en plain-dre non plus. Figé, meurtri, recommencer le même jour à chaquelever de soleil.

Véritable bombe que tout le monde ressentait désormais,poignante, comme le battement d’un cœur qui se resserrant s’ame-nuiserait, mais qui ce matin-là était plus prégnante, plus forte, plusdouloureuse que jamais. Seuls les chats avaient gardé les yeuxgrand ouverts. Seuls les chats avaient vu l’impossible, accusant laréalité des jours. Seuls les chats avaient sondé la profondeur de lanuit.

Myriam hurla. Quelque chose de brûlant touchait sonvisage. Puis elle s’agita dans tous les sens et ses yeux s’ouvrirent surles carreaux de la fenêtre où resplendissait un merveilleux soleil.Son visage était trempé de sueur, et ses cheveux humides s’illumi-nèrent un instant, baignant dans les rayons d’une lumière blanche etcrue qui lui chauffait les joues. Puis elle se souvint et se mit à crier.Un cri aigu, perçant, remontant tout droit des profondeurs de samémoire.

- MAMAN, LE MONSTRE ! MAMAN !!!Vivement, les images s’entrechoquèrent dans son cer-

veau. Puis elle s’effondra en larmes, se mettant tout à coup à hurler

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lorsqu’elle vit qu’on ouvrait la porte. Sa mère, plantée là, sur leseuil, qui affichait une mine décomposée, dans cet effroi maternelqui semblait lui avoir glacé le sang. Présente, bien là, en chair en oset en vie, comme toujours, comme tous les matins de la semaine oùelle la réveillait afin d’aller à l’école. Une apparition divine que, selevant vivement, elle courut rejoindre, pour pleurer, s’enfouissantalors au plus profond des bras chauds qui se tendirent instantané-ment vers elle. Longtemps elles restèrent collées l’une à l’autre, lamain de sa mère lui caressant les cheveux, sa voix douce qui cher-chait à la rassurer. Elles ne furent plus qu’une. Toujours ellesn’avaient été qu’une seule. Dans l’étreinte et même au-delà, chaircontre chair, sang se nourrissant au sang, en prolongement naturel,définitif. Peut-être au détriment d’un père trop souvent absent d’ail-leurs, qui constatait l’étendue de son désarroi lorsqu’il venait, brassurchargés de cadeaux, afin de se faire pardonner de n’avoir été quelui, et sans doute personne d’autre.

Puis elle se sentit mieux et les mots se bousculèrent danssa bouche de petite fille. N’importe comment, dans n’importe quelordre, mais ça n’avait pas d’importance, les bras la serraient, lacajolaient, l’encourageaient, absorbant ses propres flots, épongeantson désarroi. Racontant chaotiquement son affreux cauchemar, ellepleurait, hoquetait, reniflait, avant de se remettre à pleurer, laissantle flot la submerger puis devenir incompréhensible, ce dont s’oc-cupa sa mère en ignorant tout superbement, avant de se mettre à luitapoter le dos et lui souffler en même tempsà l’oreille :

- … Là là, calme-toi ma chérie, calme-toi…Longtemps elles restèrent imbriquées l’une à l’autre, dans

l’entrebâillement de la porte de la chambre. Puis la déchirure lais-sant écouler toute cette logorrhée sembla vouloir se cicatriser unpeu, asséchant soudainement le flot, le ralentissant d’une façonsignificative, et la petite Myriam, dorénavant, renifla doucement,touchant bien cette mère afin de s’assurer que c’était elle, et bienelle, qui se trouvait là, et qui l’entourait de ses bras. Longtempsencore sa mère lui caressa le front tout en lui parlant à l’oreille,avant de réussir à lui faire émettre un sourire timide.

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Après un dernier sanglot, Myriam regarda sa mère avecchaleur, douceur, tendresse. Puis enfin, elle commença à sourirepleinement. Puis elle dit:

- Maman, j’ai faim! Elle tendit les mains et sa mère la prit dans ses bras, afin

de la cajoler encore, se mettant à lui chantonner une ritournelleenfantine. Puis côte à côte et se tenant par la main, elles empruntè-rent le couloir qui menait au salon puis à la cuisine.

Pas de loup, et encore moins de garou. Ces trucs débilesne se cantonnaient qu’aux films débiles que les grands regardaient.Suffisait juste de jeter un œil par la fenêtre et de voir le merveilleuxsoleil du matin qui s’étendait sur le champ à côté et qui pénétrait lacuisine pour comprendre l’absurdité d’une telle pensée. À l’instantoù elle s’assit, posant ses bras sur la table, elle se trouva un peuidiote. Elle avait 10 ans et à 10 ans on ne pique pas une crisepareille, on est censée être grande. Elle eut un peu honte de soncomportement et regarda sa mère par en-dessous, comme pour voirsi elle allait en profiter, se moquer d’elle. Mais évidemment, et àaucun moment, sa mère ne revint là-dessus. Pas son genre. Tournéevers l’évier, elle chantonnait.

Dehors le ciel était splendide, d’un bleu puissant, lumi-neux, éclatant, comme s’il s’était mis dans la tête qu’aujourd’hui, ilne pouvait qu’exagérer, que déborder d’une inhabituelle générosité.Puis elle pensa à sa meilleure copine, et à ce qu’il en serait restéaprès une nuit pareille. Une petite vieille déglinguée par Alzheimer,oui, qui aurait rejoint la cuisine en se disloquant un peu plus à cha-que pas, et puis c’était tout. Après un cauchemar de ce genre, quisemblait s’être répété de lui-même comme sans fin ou se renouve-lant dans l’ignoble au fur et à mesure, Myriam se dit que la grandecigogne qui s’appelait Caroline et qui se trouvait être sa meilleureamie aurait peut-être même fait dans sa culotte, tiens, tellement latrouille lui aurait cisaillé le courage, à la prétentieuse, lui faisantdéfinitivement fermer son clapet de grande duduche, et puis latransformant finalement en résidu de bidet, oui, plutôt.

Songeuse, elle fut incapable de se souvenir d’un tel cau-

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chemar dans son existence. Puis elle n’y pensa plus du tout lorsquedans l’air, irrésistible, flotta tout à coup le merveilleux fumet duchocolat chaud.

Elle sourit alors. Puis se mit à trépigner sur sa chaise fai-sant semblant de se plaindre, se tortillant gentiment, commelorsqu’elle ébauchait des dialogues avec ses poupées et qu’ellecherchait une suite au rôle qu’elle avait refilé à Vera, la grande, auxcheveux rouges. Un jeu particulier, qu’elles avaient établi toutes lesdeux, sa mère et elle. Jouant la martyre, elle devenait l’instantd’après une capricieuse salope qui se tortillait de dédain. Lui faisantmiroiter un truc, sa mère le lui enlevait l’instant d’après, sous uneexcuse plausible qu’elle devait se démerder de trouver. Puis géné-reuse, ou se rappelant de quelque chose, elle finissait par le lui don-ner, mais la petite Myriam, à son tour, minaudait, refusant tout enbloc.

Sa mère se retourna vers elle.- Hé bien ma chérie, on dirait que ça va… dit-elle, dépo-

sant le bol fumant juste devant elle.L’instant d’après, et alors que Myriam arborait tout à

coup cet air supérieur donnant le signal de départ du jeu, sa mèremima l’oubli, puis l’innocence absolue.

- Ah mais non au fait, je ne peux pas te donner ton choco-lat ma chérie, je l’ai promis à la voisine…

Myriam sourit un peu, ravie, cherchant quelque chose àdire, paroles, arguments, qui colleraient, faisant pencher la balanceen sa faveur. Elle faillit afficher ce mépris que parfois, elle mimaitsi bien. Mais le souvenir du cauchemar fit qu’elle se rétracta soudai-nement, à la suite de quoi elle n’émit finalement qu’un tendre, maissimple et profond :

- Je t’aime, maman. Puis douloureuse, elle tenta un autre sourire. D’un accord

commun, tacite, elles décidèrent alors de ne pas jouer. Et gentiment,avec toute la délicatesse dont fut capable sa mère en cet instant, ellerétablit le tir :

- Ah mais si, il en reste du chocolat, ma douce, je ferai un

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bol pour la voisine, c’est tout, lui cligna-t-elle de l’œil avant deretourner préparer les tartines à côté de l’évier.

Le chocolat chaud coula dans la gorge de Myriam quis’épanouit comme une fleur pleine d’une sève qu’on aurait pu appe-ler, à ce moment-là, pur et simple bonheur. Presque d’un trait, elleengloutit tout. Puis, comme tous les matins, avec ce petit air plain-tif qui se doutait déjà de l’évidente réponse, elle demanda :

- Maman? Je peux allumer la télé? - Écoute ma chérie, je t’ai déjà dit non, je ne supporte pas

de te voir collée à l’écran à peine levée, tu as fait un cauchemard’accord, mais…

C’était le moment où jamais. Enfoncer le clou là où il yavait un peu de mou. Une faille, un creux, un trou. Une faiblesse,quoi.

- Maman, JE T’EN PRIE! S’IL TE PLAÎT !- Non je t’ai dit! Et s’il te plaît, pas de comédie ma ché-

rie !La voix avait été ferme, plus inflexible que jamais, les

portes se fermaient, restait une échappatoire, une possibilité, mêmesi ça ne représentait qu’une pitoyable seconde division.

- La radio, alors, Maman, tu veux bien?Sa mère soupira. - Bon, mais tu sais bien qu’on ne capte pas grand-chose

avec ce poste, ma chérie.- Pas grave M’man, on a qu’à faire comme ça. Sa mère alluma l’appareil, puis chercha une fréquence,

avant de tomber enfin sur une station. Un programme sympa, tran-quille, parfaitement audible.

- Ça te va, ça, ma chérie?- Oui maman. C’est bien. C’est un peu pour les vieux,

mais j’aime bien quand même.La mère de Myriam songea que même si elle aimait bien

cette chanson, elle ne se sentait pas vieille du tout. Puis elle conti-nua à penser à son âge tandis qu’elle beurrait les tartines, puis lesdonnait à sa fille. Comme un berceau paisible, duveteux, qui accom-

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pagnait leur réveil à toutes les deux, ce matin, cette chaleureusemusique. La chanson se répéta une troisième fois, et cette fois-ci,Myriam s’arrêta de mâcher. Puis elle se pencha dans le vide etécouta.

Dans la cuisine, le silence prédominait, et seules les cas-seroles s’entrechoquant dans l’évier indiquèrent l’activité de samère. Quand le ringard remit ça pour la quatrième fois, Myriam sesentit toute drôle, pas bien du tout.

- Mais qu’est-ce que… mais qu’est-ce qu’ils font danscette radio, maman, tu entends ça?

Il n’y eut pas de réponse. Juste un grognement qui montaderrière elle au moment où son regard se posait sur la fenêtre. Elleperdit complètement la boule à cet instant-là. Une tête d’ours,immense, horrible, hilare, s’encastrait là, dans un vénéneux specta-cle. Le museau noirâtre et luisant, dégoulinant d’un sang épais, selécha alors les babines la regardant avec une grimace qui ressem-blait à un parfait sourire imbécile. Puis le monstre lui fit un signe dela patte, suivi d’un effroyable clin d’œil. Pas le temps d’hurler quel’haleine chargée de sa mère empuantit la pièce dans un grommel-lement éraillé:

- Papa va te faire sauter sur ses genoux, ma chérie. Tu vasadorer ça.

* * *

STIFF LITTLE FINGERS

Soudain, de puissantes rafales de vent gagnèrent la côtesauvage de l’île. Puis, une averse plus violente que les autres poussales quelques visages clairsemés à un repli paniqué derrière le phareet pendant ce temps-là, nous n’esquissâmes pas le moindre geste.

Les dernières voitures s’éloignèrent alors, puis nous fûmestout à fait seuls, face à la monstrueuse barrière noirâtre qui s’avan-çait vers nous dans le fracas du ciel. À mes côtés, deux yeux som-bres scintillèrent au milieu d’un amoncellement de capuches et defoulards. Entre impatience boudeuse et cynisme ricanant, je perçuscette voix que le bruit des éléments n’arrivait pas à étouffer tout àfait :

- D’ACCORD, la mer, les p’tits zozios, le zoli paysage, moij’veux bien, mais permets-moi de te dire que là ça devient n’importequoi...

Je ne tins pas compte des paroles de ma compagne. Jetaijuste un œil vers l’arrière, en direction de ce même phare, puis fixaitout à coup les quelques touffes d’herbe rase séparant nos pieds duvide. À mes côtés, Line s’impatientait. Elle végétait dans une mau-vaise foi dégoulinante de soupirs exaspérants qui finissaient par

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m’exaspérer, moi aussi. À l’entendre, on aurait pu croire qu’elleassistait à l’enterrement trop long d’un type qu’elle n’avait jamaisconnu.

À nouveau, d’impressionnants paquets de mer s’écrasèrentà une quarantaine de mètres en contrebas. L’intonation grinçante desa voix s’opposa alors à l’orchestration magistrale des éléments quise déchaînaient tout autour de nous.

- Merde, j’en ai marre, on fait quoi là, hein?! Tout ça pourrester plantés devant l’océan et se farcir un orage, franchement…

Je ne répondis pas. J’étais à cet instant-là, en pleine osmoseavec le monde.

- Ho t’entends? Je me gèle, moi… Au milieu de l’enchevêtrement bruyant des éléments, la

voix de Line se faisait de plus en plus inaudible, se désintégrant,s’effilochant, se dissolvant et se fondant dans le tout. Bientôt, il mesembla que les murmures s’échappant de sa bouche se confondaientavec le souffle du vent, ou bien n’étaient plus que le souvenir d’unevoix ressurgie tout droit du passé. La pluie s’installait et promettaitde durer longtemps, grosses gouttes plus fines, plus régulières, noustombant tout à coup dessus tel un rideau compact. Le gris-noir l’em-portait et semblait vouloir tout recouvrir, ciel, mer, puis, et enfin,terre.

D’énormes paquets de mer, en rouleaux gigantesques, sefracassèrent tout en bas. Mon geste fut simple, vif. Je la pris dansmes bras, la soulevai puis l’étreignis doucement. Elle découvrit sonvisage, dans un merveilleux sourire illuminant l’instant. Alors je laprojetai dans le vide.

La dernière image que je garde d’elle, c’est cet étonnementtragique, figé dans un espace parallèle où rien ne semble existerréellement, qui se peignit sur ses traits, puis je fermai les yeux etdans mes oreilles s’engouffra tout à coup un paysage sonore tapisséd’horreur pure. Césure du temps qui se déchire. Hurlement terriblequi s’éloigne, et qui s’éloigne encore, jusqu’à disparaître dans unsilence bien pire, recouvert tout à coup par le brouhaha régulier etpresque rassurant des éléments combinés. Ciel, mer, pluie. Puis

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enfin silence. Un froid intense s’empara de mon corps. Je grelottaiet brusquement, rebroussai chemin.

Déjà je voulais oublier. Oublier tout. Deux heures plus tard et alors qu’une lumière diaphane ten-

tait une timide apparition entre les nuages noirs, j’étais assis dans unbistrot surplombant le port de Lampaul et buvais paisiblement undemi, laissant traîner mon regard sur les cartes postales accrochéesauprès de la porte. Mémés en costumes traditionnels, mobilierancien avec lit-clos, recettes de cuisines régionales, puis des kilo-mètres de pêcheurs qui posaient sur le port; puis, toujours l’îled’Ouessant, vue du ciel, dans des clichés spectaculaires et subtile-ment colorés pour mieux attirer l’œil du touriste à eczéma sensorieldéveloppé, tout prêt à se faire rutiler l’imaginaire d’avoir entrevul’essence d’une émanation poétique dans cette favorable contrée.

Dans une heure je serai loin. Sur le continent, n’importe où,là où on peut disparaître et envisager un futur géographique sans seretrouver automatiquement bloqué par une mer imbécile. Touts’était passé comme je l’avais désiré. Line et moi avions toujoursété fascinés par les îles et j’étais maintenant certain que là où setrouvait la petite putain, elle avait enfin trouvé une réponse au mys-tère envoûtant de l’océan. À l’instant où je trinquais dans un moi-même pervers à son souvenir moisi, une fournée d’apparentsautochtones pénétra les lieux, emmitouflés dans d’épais vêtements.En premier lieu, je ne fis pas attention à ce qu’ils disaient. Bêta,j’avais replongé dans la confection du ragoût de mouton cuit sous lamotte, ce qui me distrayait globalement et qui m’avait eu l’air par-fait pour laisser passer quelques minutes sinistres. Mais soudain, lesvoix s’élevèrent près du comptoir et une phrase lancée au milieu desautres me fit salement tressaillir. Mon palpitant bondit, puis ma têtefut tout à coup le siège douloureux d’un tas d’ondes extrêmementperturbantes, qui me fusillèrent deux trois neurones, comme ça, prisau hasard.

- Plus un bateau en mer. Disent qu’à partir de maintenantc’est trop risqué... Tu parles, moi avec un optimiste j’te rejoinsMolène en douze minutes, alors qu’ils arrêtent de pleurnicher avec

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leur passage déchaîné… finit le plus jeune, liquidant son verre enune gorgée avant de le tendre d’une façon malencontreuse au-des-sus du comptoir, comme s’il cherchait à s’en débarrasser au plusvite, où comme si l’idée qu’il fût vide était déjà en soi une penséeabsolument inconcevable.

Tout à coup, je me sentis extrêmement mal.L’idée lancinante d’un piège obscur désiré par les éléments

eux-mêmes commença à me gagner alors, de cette sorte de piège quise refermerait sur moi, sciemment, afin de me laisser pourrir dansce trou noir définitif auquel mon acte m’aurait inéluctablementcondamné. Malgré tout, et avec une innocence excessivementbenoîte, je me levai et m’approchai du comptoir. Questionnant auhasard, les casquettes confirmèrent l’information, l’œil me tenantnéanmoins à distance, touriste contaminé qu’il semblait que je fussealors. Passai outre et questionnai encore. Un vieux ridé aux yeuxpresque translucides dit, souriant:

- Ils parlent d’une tempête, alors vous imaginez bien que lacompagnie de navigation ne va pas se mouiller, si j’peux dire çacomme ça…

- Mais, votre ami, là, il a dit… interrogeai-je du menton,montrant le type penché au bout du comptoir qui désormais roucou-lait devant ce qu’il s’imaginait être une nymphe.

- Notre ami… Il me coupa sèchement… il dit que desconneries qu’il oublie généralement la seconde d’après. Déjà passûr que ce sac à vin soit capable de grimper sur un vélo pour se traî-ner jusqu’au port, alors imaginez-moi ça sur un bateau…

Autour de nous, quelques ricanements, en sourdine. Il butson blanc l’œil plongé dans la contemplation du mur en face, puisfit signe au serveur de remettre ça, avant de se tourner une nouvellefois vers moi. Ses yeux étaient tellement clairs, qu’un instant j’ai cruqu’il était aveugle.

- ... Pas trop tombé à la bonne époque on dirait, mon gars.Deviez partir aujourd’hui?

Je balbutiai un «oui » vague, du bout des lèvres, payai mesdeux bières, refusai gentiment la tournée du grand-père puis me

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retrouvai dans la rue. Le vent me cueillit généreusement. D’unegrande claque pas du tout amicale. Et ce putain de froid qui s’insi-nuait dans mon corps. D’énormes nuages noirs et bas, déferlants,occupaient maintenant la totalité du ciel au-dessus de l’île, etjusqu’à la côte, au loin, qui avait disparu.

Seul au monde. L’île, plus isolée que jamais, rapetissait et se renfermait

dans un souci de résistance obtuse autour de la commune. La pluietombait lourdement et régulièrement. Gens, touristes, autochtoness’engouffraient dans tout ce qui pouvait ressembler à un abri.Bistrots, boutiques, hôtels, sous le moindre porche, même l’églisese trouva prise d’assaut. Le ciel se déchaîna alors et une pluie d’uneviolence inouïe tomba tout à coup. Un grondement de tonnerre rou-lait dans le ciel. L’eau se mit à couler telle une rivière, se séparanten ruisseaux furieux dans les rues et ruelles, tourbillonnant et seglissant dans les creux, s’appropriant les angles, recherchant avide-ment et instinctivement un endroit plus profond, plus bas, oùs’écouler encore et s’échapper. D’énormes mares se stabilisèrent uninstant dans les jointures des rues. Visage d’une désolation annuellepour les îliens, amusement touristique pour les autres; et pour lespersonnes neutres des deux communautés, simplement le spectacled’un orage de mer enserrant une petite île du Finistère dans le creu-set d’une saison pas encore commencée.

Je me retrouvai tout à fait seul au milieu de la rue et sous lapluie, le cœur battant à toute vitesse, une terrible envie de dégueu-ler au bord des lèvres. Dégueuler tout à coup cette espèce de renou-veau contrarié de mon existence. Approchant, une petite vieille mereconnut. Le matin-même, nous échangions de ces quelques motsqu’un touriste échange généralement avec l’autochtone de base. Engros, une vague recherche d’amabilité ponctuée de folichonneries àconnotation météorologique. J’avais oublié, elle non. Elle se plantaà mes côtés sans y avoir été invitée puis m’adressa ce sourire rosecradingue d’imperfections dentaires.

- ... Devriez vous mettre au chaud m’sieur, vous allez pren-dre froid. Puis, elle continua, comme ça, guillerette, pénible, puis

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foncièrement casse-couilles... Alors, on est content du spectacle?On s’est un peu promené sur la côte?

Évasif, je répondis : «ouais, super, vraiment joli...» Mais latension sur mon visage contredisait tellement ce que j’exprimaisqu’elle s’arrêta tout à coup de branloter d’une hanche à l’autre. Elles’enfonça alors les poings dans le creux de ces mêmes hanches, puisses yeux se fixèrent tout à coup sur moi comme pour découvrir cequi clochait dans ma tête. La pluie dégoulina dans son châle plasti-fié. Je lui fis un signe rapide de la main puis descendis vers l’em-barcadère pour me renseigner plus précisément sur la situation.

Les nouvelles furent bien pires que ce que je croyais.D’après les informations, les bateaux resteraient bloqués plusieursjours dans tous les ports de la côte. De plus, le passage du Fromveurséparant l’île de Molène d’Ouessant se trouvant être un des endroitsde navigation les plus difficiles au monde, il était hors de questionqu’un quelconque bateau y effectue une ou plusieurs traverséesdurant ce temps dont seuls les éléments détermineraient la durée.

J’étais coincé. Cerné par les éléments. Comme tout à coupdépossédé de ma faculté à agir. Alors le sentiment d’un malaiseabsolu s’est écoulé en moi, doucement, puis m’a submergé totale-ment, jusqu’à me rendre PHYSIQUEMENTmalade. La mer et leciel se liguaient pour ne pas me laisser partir, réclamant une sorte devengeance équivalente à la gravité de mon acte. En remontant versle bourg, je refusai tout en bloc et m’échinai à chasser toutes cesidées imbéciles de ma tête. Je ne craignais rien. Personne ne nousavait vus et le corps de Line devait flotter entre deux eaux, à per-pète, loin loin désormais.

Plus tard, je me raisonnai, commençant à me détendre unpeu. Le truc c’était d’être un peu patient et de savoir attendre, riend’autre, puis de se tirer d’ici à la première occasion, dès qu’unecoque de noix, une voile ou un moteur pointerait quelque chosecomme sa proue dans l’enclave du port, par exemple. Je pénétraidans un hôtel et me renseignai sur une chambre pour la nuit, puispour d’autres nuits, si nécessaire. La patronne sourit, l’œil compa-tissant mais commercialement titillé.

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- Ben, vous avez de la chance, nous avons une chambre delibre. La personne qui l’occupait a pris le dernier bateau, hier soir.

Elle me guida jusqu’à la chambre, m’en montra toutes lescommodités, puis, la trouvant à ma convenance, je lui réglai la nuit,priant pour que celle-ci soit la seule passée en ces lieux. Quand ellefut redescendue, je m’allongeai sur le lit et m’endormis presque ins-tantanément.

Le claquement d’un volet me sortit brusquement du som-meil. Ma montre indiquait 21heures et je fus tout surpris d’avoirdormi si longtemps. Encore ensommeillé, je cherchai Line duregard, puis vivement, en bloc, les événements de la journée revin-rent à ma mémoire. Elle était morte. Complètement et absolumentmorte. Pas le moindre embryon de chance qu’elle s’en soit sortie.Un court instant, je me sentis un peu triste, mélancolique, déjàgagné par une forme de faiblesse, caractéristique chez moi, maisbien vite, je me ravisai. Cette petite putain n’avait rien fait d’autredans son existence merdique que de chercher à bousiller la mienne,d’existence. Cet acharnement avait finalement trouvé son aboutisse-ment au bas d’une falaise, un point c’était tout.

Depuis le premier jour où je l’avais connue, ma vie étaitdevenue souffrance, une souffrance qui empirait encore chaquesemaine passée à ses côtés. Elle m’avait torturé l’esprit, avaitconsciencieusement, froidement, cyniquement, cherché à m’enfon-cer dans le plus sombre désespoir, tirant les fils les plus sensibles enmoi, réglant du même coup ses problèmes putrides et psychologi-ques en m’excluant de son propre système de régénération, puis melaissant finalement avec ce reste d’elle qui était ma propre destruc-tion à moi, en travers de la gorge, m’empêchant toute respiration.J’étais le kleenex dans lequel elle se torchait et qu’elle jetait aprèsusage. Jusque-là, elle m’avait cloisonné dans l’espace sombre quiexistait entre ses griffes, mais maintenant j’étais libre, délivré de sonemprise malsaine, de sa nébuleuse néfaste, et j’en avais plus rien àfoutre.

Je ne sais plus trop comment c’était arrivé, comment j’enavais pris conscience. Un jour je m’étais réveillé, c’est tout, et je

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n’avais plus voulu suivre, accepter, obéir. Elle avait simplement euce qu’elle méritait. Désormais, je devais uniquement me fier à laréalité qu’avait été ma vie et non pas à ce qu’elle aurait pu être sinos rapports s’étaient améliorés. De toute façon, jamais ils n’au-raient pu s’améliorer. Je le savais.

Maintenant, la vie était là, devant moi, et au-delà de cetteterre. Et comme pour indiquer que j’avais bien agi, le volet claquaune seconde fois et mit un terme à mes pensées.

Je descendis au bar. Liquider quelques verres et échangerglobalement avec le local, ou localement avec le global, me parut lachose la plus naturelle à faire à cet instant-là. Un désir de chaleurinstinctif, qui me fit également songer à la solitude, ainsi qu’à l’idéeque celle-ci, au cœur d’une île, devait sans aucun doute être une despires choses à expérimenter. Une sensation, comme ça, où cloison-nement et isolement étaient tout sauf de vains mots.

La décoration du bar de l’hôtel consistait en d’énormesblocs de pierre; et alors qu’un grand feu attisé par le vent extérieuroccupait la gigantesque cheminée au fond de la pièce, la patronne,s’agitant juste en face telle une receleuse de bien-être, souriait der-rière son comptoir. Malgré le traditionnel dérapage verbal de cer-tains des habitués, son caractère affirmé en décourageait néanmoinsles plus hardis. Ils s’arrangeaient pour ne jamais franchir les limitestacites d’une décence dont elle seule savait l’exact endroit. Sinon,c’était un irrémédiable: « Dehors ! »

Timidement, je m’installai dans un coin du comptoir, sur leseul tabouret de libre et avant de commander, promenai un regarddiscret mais néanmoins curieux sur l’assemblée. Toutes les couchesde population s’étalaient là. Du local vautré contre le comptoir quipérorait en faisant des gestes vifs, visage marqué par la rudesse del’existence ici-bas, jusqu’au client de l’hôtel occupant une table ens’emmerdant ferme, l’étrange et le bigarré fourmillaient d’exemplestangibles. Certains échangeaient paisiblement autour d’un verre,deux gamins cavalaient dans une allée proche, un couple silencieuxs’enfonçait encore dans le silence, regards s’évitant dans une gênequi raffermissait sensiblement leur définitive mésentente, d’autres

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se languissaient, étalés sur des chaises auprès de la cheminée, etdans un coin, autour d’une table, deux couples jouaient tranquille-ment aux cartes. La musique poussive se trouvait recouverte, la plu-part du temps, par la voix criarde et sans complexe de l’îlien moyen,coude presque enfoncé de l’autre côté du comptoir, dans une posede chevalier possessif désirant ou possédant déjà le domaine.

La porte s’ouvrit et le vieux entra, tout recourbé. Dès qu’ilfut à l’intérieur, l’homme se redressa et je repérai la lueur enfantine,espiègle, qui cohabitait au fond de ses prunelles avec une sorte deflamme sauvage aux desseins tourmentés, dans de curieux reflets dedéfi. Bizarrement, les habitués se tassèrent. Il y eut alors un ou deuxraclements de gorge puis quelques moments de silence, chose quime parut sacrément étrange en ces lieux où le désordre braillard setrouvait être la norme.

Dehors le vent se déchaînait. Un vent tourbillonnant, puis-sant, sifflant tel un serpent, puis rugissant tout à coup, cherchantalors à s’engouffrer partout, comme l’affirmation d’une menace quine s’en tiendrait certainement pas là. Casquette mal vissée sur lecrâne, le vieux s’avança vers le comptoir, dans l’angle opposé àcelui où je me trouvais. On lui fit naturellement de la place sansqu’il n’ait à jouer des coudes. Puis, bizarrement fixe, mais perdudans une sorte d’ailleurs, son regard se déposa sur moi comme mûpar une évidence, et j’eus tout à coup la sensation étrange qu’il cher-chait, flairant un peu comme un chien malade, abandonné à lui-même, à scruter quelque chose comme le tréfonds de mon âme. Àsonder ce quelque chose comme l’épicentre de ma personnalité.Alors instantanément, je baissai les yeux. Une panique sourde com-mença à m’envahir. Pourtant, une irrésistible envie de le regarderme fit me ressaisir. Et discret, j’observai. Dans ce regard, j’avaisdécelé une forme étrange mais bien réelle de sympathie, ou plusprécisément, comme une sorte de complicité. Je le savais, j’en étaismême certain. Comme s’il me connaissait, où qu’il m’avait déjàconnu. Entre-temps, les conversations avaient repris.

Paisible, le vieux sirotait, observant d’un air boudeur lesenvirons d’une étagère où quelques bouteilles d’alcool fort pre-

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naient vénérablement la poussière. Les joueurs de cartes partirent secoucher, suivis quelques minutes plus tard par le petit groupe depersonnes devant la cheminée. La salle se vidait.

Le couple s’ennuyant finit par disparaître à son tour. Puisquelques échevelés ayant dépassé les limites de la décence seretrouvèrent dehors, par la suite. Consciencieuse et radicale, lapatronne expédiait les affaires courantes, puis, quand elle se fut unpeu posée, quand elle sembla décidée à ne plus trop se mouvoir dederrière son comptoir, nous entreprîmes tous deux une discussionun peu ennuyeuse. Je lui parlais météo, elle me répondit ville deRennes. Je tentai nombre d’habitants, elle enchaîna, sans mêmerépondre à ma question, ciné en ville. Pigé. Le dialogue de sourd.Lui parle de son univers quotidien qu’elle cherche à me resituerillico dans le paysage du mien. Enfin celui qu’elle s’imagine.

Pas compliqué. Mais gonflant, à la longue. Dans une sorte de trêve tacite, nous finîmes par nous taire.

Manque de motivation, simplement. Je continuai à biberonner,calme, paisible, au chaud. Puis tout à coup, sentis l’intensité duregard braqué sur moi. En plein sur ma pomme. Levant les yeux, jevis le vioque qui m’observait, comme s’il s’amusait à me deviner,guettant le moindre de mes mouvements. Par bravade, je plissai lesyeux et tentai de les garder dans les siens le plus longtemps possi-ble. Qu’est-ce qu’il avait à me reluquer? Qu’est-ce qu’il me vou-lait, le vieux con? Mais une nouvelle fois je cédai, et, mal à l’aise,replongeai dans la contemplation distraite de mon verre presquevide.

- Tu veux boire un coup? qu’il m’apostropha alors soudai-nement.

Je perçus au milieu de cette voix forte, mâle et virile, rouéeà la rudesse du monde, une subtile pincée de gentillesse et d’affec-tion qui me troubla un peu. Et effectivement, parcourant à nouveauson visage, je vis que ses traits s’étaient radoucis et qu’il ne ressem-blait plus qu’à un brave grand-père égaré quelque part sur le cheminde ses pantoufles et de son téléviseur. Entre les deux, peut-être, etpar ce biais alors, loin de tout. Un vieux tout seul, isolé, avec un

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foutu besoin de discuter un peu avant d’aller se coucher. - Eh bien je...- Mathilde! Mets un verre au jeune homme. Après,

débrouille-toi pour t’occuper paske j’ai pas envie de voir tes oreil-les traînasser sous mon nez, faut que tous les deux on s’parle.

Puis il s’approcha de moi, le pas sûr, un sourire amical quilui flottait sur les lèvres. Néanmoins, et malgré cette impression degrand-père inoffensif, il trimballait avec lui l’aura insensée du sacrépersonnage. Une force sauvage et en même temps très douce éma-nait de lui. J’ai alors perçu le danger; je ne sais pas, comme ça, quiplanait dans l’atmosphère, entre moi et lui, lui qui, l’instant d’après,fut tout près de moi, tellement que j’en reniflais désagréablement, etpar bouffées régulières, le souffle nauséabond de sa mauvaisehaleine. Le café finissait de se vider, et nous nous retrouvâmes tousles trois, la patronne se traînant dans la salle à nettoyer ses tables,moi perché sur mon tabouret et ce vieux cul plissé épousant letabouret voisin.

Il avait à me parler. Quelque chose clochait. On n’a pas «à parler» à un inconnu. Pour la simple raison

qu’on ne le connaît pas et qu’on n’a jamais entretenu un dialogueauparavant. En bref, il a quelque chose de significatif à me dire. Le« on a à parler» n’a rien à voir avec une phrase anodine, lancée auhasard. Bien calé puis se tournant vers moi en souriant, il posa samain droite sur mon épaule, dans un apparent souci de camaraderiedont l’alcoolisme partagé se trouvait être, je l’espérais bien, le seulbut. À cet instant précis, il me fut impossible de lire quoi que ce soiten lui.

- Vous... il commença, m’observant... je suis sûr que vousêtes un brave type...

Me sentis mieux, tout à coup. Pas la flatterie, juste le péni-ble monologue du radoteur, le truc qui tourne en rond et quin’avance jamais. Ça m’allait. Pourtant, je me ravisai en observantson expression. Il fixait le vide en écarquillant les yeux, commecherchant ses mots ou une sorte d’image spécifique qu’il s’essaie-

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rait soudainement à expulser de sa mémoire pour la présenter à laréalité. Puis il eut tout à coup l’air terriblement sérieux. Sombre,tendu, étrangement nerveux. Il resta un long moment ainsi, à telpoint qu’un instant, je faillis l’envoyer bouler, puis lui signifier quej’étais fatigué et que je n’avais pas l’intention de servir d’oreillecompatissante à un vieillard désirant raconter sa vie. Pourtant, je nedis rien. Mais j’avais les nerfs en boule, tendus à l’extrême, commesi quelque chose d’immensément désagréable se préparait à metomber dessus.

À l’instinct, cet instinct que j’avais particulièrement sensi-ble, je sentais le vieux aussi capable de glacer une atmosphère quede la réchauffer. Salement. Je reniflais comme la personnalité perni-cieuse du vieux flic roublard qui possède toutes les cartes en main àl’avance mais qui joue la parfaite innocence. Le flic qui s’emmerdeet qui cherche à tout prix quelque chose. Même et surtout s’il n’y arien.

- J’en ai connu des braves gens vous savez... il commença,lèvres pendouillantes, de cette sorte de voix doucereuse, envoûtanteet légèrement nostalgique tout en contemplant ses mains crevassées.« Ça commence.» Je pensai. Par pure politesse, je me résignai.Mathilde, elle, ne se résigna pas. Pas son genre.

- Oh, Gaétan, tu ne vas pas commencer à embêter le mon-sieur avec tes histoires, non? Tu sais comment ça se passe dans cecas-là, hein?

- Madame, je vous jure que... - Écoute madame la patronne, si je te dis que monsieur et

moi avons à parler, c’est pas pour que d’une, tu écoutes ce qu’on esten train de se dire toutes les cinq secondes, et que deux, tu viennespointer ton nez toutes les dix... D’ACCORD? ... Nom de Dieu, onpeut pas être un peu tranquille? T’as pas un peu de ménage à fairepar hasard? ponctua-t-il, tentant de me prendre à parti.

Mal à l’aise. Et de plus en plus. Des particules d’angoisseen venaient à me bouffer tout cru, petit bout par petit bout. Toujoursce truc de «on a à parler» qui me faisait regrimper le trouillomè-tre au maximum. Préférais n’importe quelle discussion à perfusion

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soûlographique, aussi délirante fut-elle. - Tout à fait madame. Ne vous inquiétez pas pour moi... La patronne enfonça des yeux mi-compréhensifs mi-inter-

rogatifs dans les miens: - Vous êtes sûr? Parce que je connais le bonhomme moi!

Elle oscilla du menton en direction du vieux qui s’arrondissait pieu-sement sur le comptoir... Et quand l’évier déborde, c’est la maréenoire étalée sur le littoral, le raz-de-marée qui engloutit tout, lui,enfin ça dépend... finit-elle par bouder, l’œil noir, équivoque, plantésignificativement dans celui du vioque.

- Ne vous inquiétez pas madame, il n’y a pas de problème,ça va très bien.

En vérité, je n’en menais pas large. Je voulais simplemententendre la suite, et le plus loin possible de mamie. Puis déciderensuite, si une décision en venait à s’imposer.

- AH ! T’AS VU ? en profita le vieux, requinqué, sourireréapparaissant sur son curieux visage, qui passa de l’abattement leplus total à la jubilation la plus maligne, presque la plus cruelle.

Et en l’espace d’une seconde, quelque chose fourmilla enmoi. Comme une impression. Mais presque en forme de révélation.Brutale. Soudaine. Glaçante. Et s’il… jouait? Il saisit son verre, leliquida en deux secondes et demie puis tendit son bras en avant.

- Tiens, madame la méduse, rends-toi utile et remplis magourde...

La grosse soupira bruyamment, le crucifiant un instant deson œil défavorable, puis dans une moue dédaigneuse, accéda à lademande avant de filer et de disparaître dans l’arrière-salle.

- Alors comme ça, vous êtes en vacances? sembla-t-il s’in-téresser alors en se tournant vers moi.

- En quelque sorte. J’étais juste venu passer une journée surl’île pour la découvrir, et puis me voilà coincé, à cause du temps...

- Ah oui, c’est pas de chance... vous avez tout de même vuun peu le spectacle, la mer déchaînée, hein? Ça plaît aux touristes,ça, généralement, le côté impressionnant, tout ça...

Pour ça, j’en avais eu du spectacle. Et de l’exceptionnel, du

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rare. Rien à jeter, j’étais pas déçu. - C’est vrai que c’est impressionnant, mais vous savez, je

m’en serais bien passé... - Ah oui ? répondit le vieux, un instant pincé, avant de

replonger l’instant d’après dans ces pensées que son visage ferméne me permit absolument pas de déchiffrer. Puis il continua, sensi-blement hermétique à tout ce que j’aurais pu lui dire d’autre à cemoment-là: ... Vous a une de ces gueules, notre île, quand même,hein?…

- Ouais. C’est certain. Puis le silence s’installa entre nous. On en profita tous les

deux pour se rincer. Je ne savais plus que dire. J’avais l’impressionde vouloir me fermer, ou bien désormais de chercher à entreprendreun cheminement verbal des plus délicats, comme si je m’apprêtais àmarcher sur des œufs. Bref, en moi, la méfiance prédominait. Etcomme je ne savais plus que dire, il s’en occupa soudainement et çacommença à ne plus me plaire du tout.

- J’ai connu une famille, il y a une quinzaine d’années. Lesparents et deux gosses. Des gens du continent venus s’installer ici.C’est plutôt rare mais ça arrive parfois... généralement c’est l’in-verse, les jeunes ça préfère aller s’agglutiner ailleurs où ça bouge unpeu, ça peut s’comprendre... Il but une lampée avant de reposer sonverre faisant claquer sa langue sur la lèvre supérieure... Eh biencroyez-moi ou non, mais ils ont tous clamsés. Ouais, comme ça,tous morts…, il finit, affichant une curieuse grimace. Comme unputain de gamin espiègle, tordu, envahi d’idées malsaines et quis’en repaît froidement. À cet instant-là, j’ai extraordinairement bienperçu le bruit du vent et de la mer à l’extérieur, et puis à l’intérieurde moi, une petite voix féminine et entêtante s’est mise à chuchoterdans un charabia bizarre et continu. J’ai alors observé le vieux avecun sacré paquet de nœuds d’angoisse au milieu des tripes. « Bordel.Ce vieux con m’a vu. M’a vu jeter Line de la falaise.»

- Mathilde! il postillonna... Faut aller te chercher ou quoi?On a soif, merde!

Sa lippe asséchée s’avançait, impatiente, en direction de la

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porte de l’arrière-bar. La vieille rappliqua en marmonnant mais ser-vit les verres.

- Bon. Je vous préviens, je ferme dans une demi-heure, et cesoir pas question de traîner. Et puis toi, faut savoir ce que tu veux…

- T’inquiète ma mignonne, les histoires courtes c’est montruc...

- Ouais, MON ŒIL! Puis elle me jeta un œil doux, m’in-diquant tacitement que si j’avais besoin d’elle pour me débarrasserdu branlant, un seul raclement de gorge suffirait.

Le vieux soupira. Parfaitement conscient de cette sorte dejeu qui les reliait tous les deux : la fausse engueulade, l’invective àfinalité réconciliatrice. Lien qu’on cherche à faire perdurer, quelqu’en soit la teneur et la tonalité. À l’instant où il se tourna vers moi,elle avait déjà disparu.

- On en était où, déjà? Avec l’âge, on devient gâteux. Despans entiers de mon existence passent à la trappe, on dirait; jem’fais parfois l’impression d’être un vieux rocher tout rongé par lamer, moi, et cette dernière serait le temps qui passe. Vous léchant,elle vous abîme… Ouais, quelque chose comme ça…

Finalement, peut-être que je me goure. Le vieux veut racon-ter SON histoire. C’est tout. C’est ce qui leur reste, aux vieux, lafaculté et le désir de raconter et de raconter encore. Pas la peine dechercher plus loin. De plus, j’avais quand même suffisammentobservé les alentours, avant de jeter cette salope dans le vide.Qu’aurait foutu ce vieillard au milieu d’une lande désertique par cetemps pourave? D’après mes souvenirs, il n’y avait pas la moindremaison à moins de trois cents ou quatre cents mètres, au moins.Alors bon. Ça ne collait pas cette histoire, ou bien je virais paranocomplet.

C’est sa distraction de vieux, c’est tout, de refourguer cetteputain d’histoire qu’il raconte à tout le monde. Pour ça que sescongénères le tiennent à une distance raisonnable. Pour pas qu’il lesemmerde, et parce qu’ils en ont marre d’entendre seriner le mêmevieux truc, perpétuellement réinventé.

- Il me semble que vous parliez d’une famille...

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- Ah oui... il sourit, fixant l’instant d’après le comptoir avecune sorte d’œil coulant, qui se chercha illico un air de mélancoliegeignarde.

Il prit tout son temps, buvant quelques gorgées. J’étais prêtà tout de sa part. J’échafaudais des tas de plans qui ne me conve-naient jamais tout à fait.

- ... Des braves gens, on peut dire. À peu près votre âge... Je redescendis sur terre, prêt à écouter sa putain d’histoire,

l’œil aux aguets dirigé vers la porte de la cuisine.- … Odile, la femme, la mère des enfants, venait régulière-

ment ici pour ses vacances. Depuis sa plus petite enfance. C’étaitquasiment une îlienne. Tout le monde la connaissait plus ou moins.Brave, gentille, cette Odile... il rêvassa à haute voix.

Une seule envie bouillonnait en moi. Qu’il en finisse avecson histoire sinon je ne répondais plus de rien. Je crois que j’auraispu faire n’importe quoi. À cet instant-là. Mon regard dut suffisam-ment lui faire piger ma sorte d’impatience, puisqu’il accéléra signi-ficativement le débit de son récit.

- Bref, madame Odile vivait depuis une dizaine d’années àNantes et s’était mariée six ans auparavant. Durant tous ces étés, età différentes périodes de ces mêmes années, elle fit découvrir notreîle à son mari et aux deux petits, et toute la famille s’en trouva char-mée, je crois… Les gamins glapissaient de joie dès qu’ils aperce-vaient les contours de l’île de la côte. Dans le bateau, z’étaient inte-nables... Le troisième été qu’il passa sur l’île, le mari entreprit pasmal de démarches, avec la mairie, les administrations. On dit qu’ilavait le projet d’ouvrir un commerce. Et puis il avait sympathiséavec beaucoup de gens. Les gens devinent bien vite les projets, voussavez, surtout ici où on n’est pas très nombreux...

Il me fit alors un clin d’œil que je trouvais imbécile, inop-portun, puis but à nouveau. Je ne dis pas le moindre mot.Intérieurement, je me stabilisais, figé comme un poids mort.

- C’est qu’ils ont eu un peu de chance aussi. Et ils avaientaussi prévu le coup. Odile, institutrice, remplaça celle qui prenait saretraite par un truchement bizarroïde mais administrativement légal,

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et le mari, lui, en attendant, on lui a trouvé une place commeemployé communal, un employé communal qui donnait un coup demain à l’arrivée des bateaux. Je crois que son projet demandaitencore du temps pour arriver à son terme, à maturité, d’après ce quej’ai pu comprendre...

Il laissa passer quelques secondes pour récupérer et boire uncoup. À sa manière pénible qui laissa le stress faire du goutte-à-goutte dans l’esprit tourmenté de l’auditeur que j’étais. Enfin réap-parue, Mathilde en profita.

- Dis donc, va falloir songer à te réveiller un peu, hein…c’est pas parce que personne ne t’attend qu’il faut continuer àemmerder le monde…

Les traits du vieillard se durcirent. - D’une, j’emmerde personne et je t’ai dit que je partirai à

l’heure... Alors arrête de laisser traîner ton oreille dans les parages,va jouer aux osselets avec ta vaisselle et fous-nous la paix!

- Non mais dis donc, je suis quand même chez moi!- D’une, t’es chez ta mère qui t’a refilé son taudis, que de

toute façon tu bois, et de deux, MERDE!Le visage rond gonfla, devint cramoisi, puis, comme sous

l’effet d’un dégonflement, comparable à la brutale crevaison d’unpneu usagé, retrouva son coloris normal. Les yeux remplis d’unefureur tout juste contenue, la patronne se retourna et s’engouffra unenouvelle fois dans la cuisine. Mais cette fois-ci, la possibilité d’uneexplosion proche voyait le jour.

- Faut pas s’inquiéter mon gars. Mathilde et moi on s’adore.Elle râle systématiquement, et pour rien, mais c’est une bonne pâte.J’en étais où, moi, déjà?

Le vieux me fatiguait, le vieux commençait à sacrément metaper sur le système. Malgré tout, je fis l’effort de le lui signaler,avec l’idée d’en finir au plus vite. Il se réappropria l’histoire avecl’apparente volonté de ne plus laisser quiconque l’interrompre.

- Ah oui... c’est vrai... Enfin voilà, la famille est arrivée undimanche d’hiver, avec les deux gamins heureux comme tout. Unepetite Laure et un Jérôme. Tous les deux avoisinaient les 5, 6 ans.

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Des gens ont été les accueillir au port. Au Stif f. La mer démontée duFromveur ne permettait pas qu’ils débarquent sur le quai deLampaul. De suite, ils se sont installés dans un appartement amé-nagé dans une maison, de l’autre côté de la place de l’église. Y’abien eu quelques problèmes dans les premiers temps, comme tou-jours, vous pensez bien, mais globalement ils ont été bien acceptéspar la population... Bien avant la nouvelle année, les gamins avaientdéjà des tas de copains...

Il but une longue gorgée puis continua. J’arrivais à medétendre. Le vieux savait raconter. Mais la suite de l’histoire meglaça le sang.

- Le gamin, il est mort cet hiver-là. À peine arrivé. Tout lemonde commençait à l’apprécier, ce gosse... Selon ce qu’on a suaprès enquête, il serait tombé d’une falaise…

Ma gorge se contracta et j’en profitai pour ingurgiter la moi-tié de ma bière. Éviter à tout prix d’afficher le moindre trouble, lamoindre gueule piquée du type qui se sent passablement visé.

- Pour une fois, sa petite sœur, avec qui il rentrait tout letemps, était partie en avance. Avec une copine, et pour une histoirede bonbons que cette dernière gardait chez elle. On suppose que lemôme a dû vouloir faire un tour par la côte pour rentrer chez lui. Etpuis c’est arrivé... Il dit curieusement, regard plongé dans uneintense fixité autour de laquelle se creusaient des dizaines de rides...Personne ne l’a vu. Pas le moindre témoin... continua-t-il, le regardlointain. À part son institutrice de mère un peu auparavant, simple-ment restée à discuter avec quelques parents. Savez, ici ça n’a rienà voir avec la ville, ou même le continent, la circulation est rare etde toute façon le petit était sérieux, alors bon...

Le visage de Mathilde apparut dans l’entrebâillement de laporte.

- Gaétan, tu te dépêches de finir, je ferme dans dix minutes. Le vieux l’ignora complètement. - Bref, après avoir constaté la disparition du gamin, la plu-

part des habitants se sont mis à chercher un peu partout, sans véri-tablement vouloir songer au pire... On a retrouvé le corps du gamin

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trois jours après. Tôt dans la matinée. Des pêcheurs ont repéré unesilhouette bizarre flottant dans l’eau, à deux ou trois cents mètres dela côte. Ils ont ramené le gamin. C’était pas beau à voir, vous ima-ginez. Les flics sont venus, ont interrogé tout le monde. Et puis letemps a passé, au rythme des marées, comme toujours. Ça a été ter-rible pour la famille, mais ils ont semblé commencer à s’en remet-tre. Oh il a bien fallu des années, mais la cicatrice a bien paru, audire de ceux qui les côtoyaient le plus, se refermer un peu, juste untout petit peu... Enfin c’est ce que tout le monde s’arrangeait plus oumoins à penser...

Il grimaça un peu. J’avais fini mon verre mais j’avais plussoif que jamais. Le vieux le remarqua, et avec ce même sourireespiègle et roublard si constitutif de cette sorte de nature finisté-rienne, il se glissa derrière le comptoir me faisant signe de ne pasfaire de bruit, et sans se gêner le moins du monde, remplit nos deuxverres à ras-bord. Puis il revint s’asseoir à mes côtés, satisfait de lui-même. Il continua de ce même ton clair et imagé. Suffisammentimagé pour commencer à me refiler une sacrée trouille.

- ... Trois ans après, ça a été le tour de la petite Laure. Sigentille, si mignonne. Elle, on a mis plus de temps à retrouver soncadavre. Deux semaines à peu près. De l’autre côté de l’île, au largedu phare du Créac’h, côté côte sauvage et loin en mer. Pareil, lespêcheurs... Vous fais pas un dessin, hein, vous comprendrez...

Pas la peine, mon imagination carburait, faisant le boulot. - Le cirque a recommencé. Les flics, tout ça. Ça faisait un

peu trop, ces deux morts, dans la même famille. On s’est mis àsoupçonner tout le monde, puis les soupçons ont eu tendance à seresserrer autour des parents. Évidemment, les étrangers, quoi...comme toujours... Une sorte de mise en quarantaine par une grandepartie de la population. Un truc un peu dégueu. Tout le monde savaitbien qu’ils n’y étaient pour rien, mais vous savez, ici, la raison c’estpas la chose qu’on partage le plus, on a plutôt la passion chevilléeau corps, même si la plupart du temps elle est complètement débile,enfin...

Songeur, il se tut. Puis regarda son verre. J’en fis de même,

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ne sachant que dire, comme écartelé et indécis entre deux possibili-tés. D’une, le vioque me racontait tout ça pour finir par me ramenerà une morale incluant mon crime dont il avait été le témoin princi-pal, ou bien, de deux, parfaitement innocent, il racontait juste uneanecdote particulière concernant l’île et ses habitants. Un truc quimarquerait encore longtemps et salement les mémoires. Un truc àraconter à un touriste bloqué sur l’île un soir de tempête, juste pourqu’il ne puisse pas fermer l’œil de la nuit, juste histoire de fairechier un peu.

Long silence.Et ce long silence s’arrogea alors le droit de faire monter

mon trouillomètre à une vitesse vertigineuse. Le vieux n’était dupede rien.

- Et alors ? demandai-je, l’angoisse me dévorant désormaisle pourtour vésical, les parages de la voie biliaire et me rétrécissantle glomérule rénal.

- Ben mine de rien, les gens n’ont plus jamais eu le mêmecomportement avec eux; oh bien sûr on leur parlait toujours unpeu, mais d’une façon un peu distante, froidement même. Certainsparlèrent de sort, de malédiction. On évitait de rester trop longtempsen leur compagnie, comme une sorte de mouvement général, natu-rel, instinctif de la population... BON DIEU! Il ragea un instant.C’est pourtant à ces moments-là qu’ils auraient eu besoin de sou-tien... et peut-être que ça aurait évité ce qui est arrivé ensuite... finit-il, avec cette sorte d’étrange lueur fixe et brillante qui s’alluma aufond de ses pupilles. Étrange parce qu’imprécise. Indéfinissable.Comme si elle se stabilisait, hésitante, entre un certain plaisir, et dela souffrance. Il but encore un peu puis reprit son histoire.

- Les parents, eux, ont commencé à avoir un comportementde sauvages. Ils devenaient méchants, soupçonneux, ils mégotaientsur des trucs bizarres. Un penchant, une tendance particulière, au-delà de la simple paranoïa. Quelque chose qui s’inversait d’unefaçon malsaine. Leurs yeux criaient, hurlaient vengeance, constam-ment, une vengeance, n’importe laquelle... On le serait à moins,vous me direz. Pourtant, la vie a prévalu. Elle a tranquillement

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repris ses droits. Pêche, tourisme, élevage des moutons, petits bou-lots, de-ci de-là, enfin vous imaginez bien... Madame Odile a conti-nué son travail d’institutrice, comme investie d’une mission primor-diale et absolue sur terre, et on aurait dit, à son visage, qu’elle avaitpris trente ans d’un coup. Le mari, lui, n’a plus jamais ri. Luiqu’était plutôt un rigolo, toujours à blaguer. Plus rien. On sedemande même comment ils ont fait pour rester ensemble, tous lesdeux... Le mari paraissait ailleurs, perdu, prostré parfois.Quelquefois, les gens le voyaient regarder l’océan, le râteau à lamain. Et il restait comme ça des heures. Le pire, ça a été quand ils’est mis à parler tout seul, à causer bizarrement, puis à se mettre àrire face au vent, d’un rire qui foutait la trouille à tout le monde... Ildisait que c’était deux petites voix à l’intérieur de sa tête...

Un frisson glacé me parcourut le corps, des pieds à la tête.Le feu de cheminée menaçait de s’éteindre d’une minute à l’autre etla musique s’était tue, laissant la place aux puissantes rafales devent à l’extérieur. Un vent sournois, terrible. Un vent qui glaçaitmon corps, mes tripes, l’intérieur de mon cerveau. Et cette petitevoix enfantine et terrifiante n’arrêtait pas de chantonner, seule, aumilieu de rien. Je sursautai à la voix du vieux.

- Les parents se sont jetés de la plus haute falaise de l’îletrois mois après la mort de la petite. Là, ça a été trop. La populacede l’île s’est brusquement soutenue. Les liens ont cherché à se res-serrer un peu. Bande de salauds, il était bien temps... Il y a bien euquelques signes de panique mais les vieux ont été là. Bien présents,comme toujours. À l’enterrement, l’île entière s’est déplacée,comme pour se dégager d’une façon détournée de sa propre culpa-bilité. Dingue. Faut qu’il se passe un truc pareil pour que les gensredeviennent humains, ou bien comme les bêtes, qu’ils retrouvent letroupeau, vous croyez pas? C’est un peu dégueulasse, non, voustrouvez pas? il me questionna, l’air lointain, s’impliquant tout juste.

Pas grand-chose à dire. Juste songer qu’il jouait, peut-être,encore, et toujours, avec ma tête, et tout le bazar que secouant unpeu, on aurait pu y trouver. Pourtant, à l’instant où je m’y attendaisle moins, le visage de Line me revint brutalement à l’esprit. En une

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seconde, je fis taire un violent sanglot remontant dans ma gorge,avant de déglutir. Puis une larme douloureuse gonfla le coin de monœil et se laissa glisser dans le vide. Alors je reniflai. Mademoisellevenait de poser ses fesses au beau milieu de mon esprit. Comme siméchamment, elle retrouvait une place dont on l’aurait trop long-temps privée.

- Ben mon gars, vous fait peur c’que j’raconte? Pour la première fois de la soirée, il avait l’air sincèrement

désolé. Et cette vieille carne enchaîna, sans me laisser le temps derépondre:

- Vous êtes un sensible, vous. C’est bien, les gens c’est unpeu comme des machines maintenant...

Nouveau silence entre nous. Pas vraiment gêné, mais plutôtcomplice, involontairement complice. Juste le temps pour queMathilde ramène sa fraise et juste le temps pour qu’on finisse nosverres.

- Allez Gaétan, ouste, dehors... Alors qu’il se vissait soigneusement le béret sur le haut du

crâne, Mathilde se tourna vers moi avec ce sourire un peu désolé,emprunté, pataud.

- Excusez-moi de devoir vous bousculer monsieur, maiscomme j’ai les petits-déjeuners à préparer très tôt, vous compren-drez que...

- Je comprends tout à fait madame. On aurait même dû vouslaisser finir tranquillement votre travail...

Pendant qu’elle éteignait les lumières extérieures et inté-rieures du bar, j’accompagnai benoîtement le vieux jusqu’à la porte.Le vieux connard qui radotait. L’antique relique qui déblatérait. Etqui finalement, ne faisait rien d’autre. Arrivé à celle-ci, il se tournavers moi, avec le même sourire étrange, espiègle et en même tempsprofond, qu’il m’avait adressé la première fois. Puis son sourires’effaça soudainement, pour ne plus laisser place qu’à un faciès dur,froid, sans le moindre pli de sensibilité, sans mêmeparler de sensi-blerie. Ses yeux s’enfoncèrent dans les miens, et il dit, chuchotanttout en appuyant sur l’intonation particulière de chaque mot:

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- Faites bien attention à vous, monsieur. Faites très atten-tion. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Et sachez que générale-ment, pour les gens comme vous, ça ne prévient jamais...

Dans la pénombre de la pièce, je vis luire ses yeux, d’unesorte de malignité qui ne s’était pas encore dévoilée, des yeux quipétillaient, qui semblaient tout savoir, qui avaient le pouvoir et quicomptaient bien s’en servir. Sans aucune restriction, et un jour oul’autre. Figé sur le seuil, je le vis ouvrir la porte et laisser le vents’engouffrer méchamment dans la salle. L’ombre sauvage rejoignitla noire furie. Juste songer au geste mécanique destiné à fermer laporte. Mais ce qui me fit trembler n’avait plus rien à voir avec levent.

Lorgnant la tenancière, j’envisageai un instant de me réfu-gier contre son corps épais, noueux, solide, pour ne plus avoir àexister, pour disparaître à moi-même et absolument. Au lieu de ça,glacial, je lui souhaitai une bonne nuit et montai l’escalier en direc-tion de ma chambre. Le parquet craquait sous mes pas. La vie ensuspension, en points d’interrogation, dans l’ombre grandissante quiséparait les marches.

Le vieux résistait au vent. Il avait toujours résisté au piredes vents. De plus, il n’avait qu’à descendre la grande rue en bas delaquelle s’écrasait sa petite vieille maison vide. Juste une balade desanté, presque agréable sous les rafales de vent auxquelles il com-mença à répondre par un petit ricanement. Puis par un rire. Quidevint encore plus puissant, plus sonore, puis qui explosa tout àcoup à l’air libre, allant jusqu’à lui faire mal aux côtes. Le jeune conallait passer une nuit pourrie. Le gamin allait crever de trouillejusqu’à l’aube, avec ce qu’il lui avait raconté. Il continua à rire unmoment, puis son rire se tassa un peu, finissant par se calmer.Quelques instants plus tard, il regroupait toutes ses forces, censéesl’aider à résister aux rafales de vent qui s’engouffrèrent tout à coupdans la rue, furieuses et remontant de la mer. À mi-chemin, il com-mença à songer. Il se sentait mal. Un revirement radical s’opérait enlui. Désormais, une angoisse pesante grignotait son précédent bien-être. Qu’est-ce qu’il lui avait pris? Pourquoi avait-il raconté tout

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ça? Qu’est-ce qu’il cherchait, là? Approchant de sa maison, uneimmense lassitude de l’existence lui fit ressentir toutes les douleursaccumulées dans son corps. Il réussit néanmoins à se reprendre unpeu. Tout à coup il songea au jeune homme. Puis il pensa à songrand âge. Le gamin avait l’air brave, honnête. Le gamin avait l’aird’avoir bon cœur et savait écouter. Il songea un instant à rebrousserchemin, comme s’il avait oublié quelque chose. Effectivement ilavait oublié quelque chose. De se délester comme un vieux navirequi voudrait encore continuer sa route, juste un peu. De se débarras-ser de ses lourds secrets à lui, simplement. Avant d’en avoir finiavec cette saloperie d’existence.

Dans un geste habituel, il essuya ses vieux godillots sur lepaillasson détrempé, s’essaya à plusieurs reprises à chercher la ser-rure dans la pénombre, puis, y arrivant enfin, fit jouer le loquet etouvrit la porte. La pièce puait. La saleté, le renfermé, la poussière.Petite vieille maison, froide, désertée. Il n’avait pratiquement tou-ché à rien depuis quinze ans. Là où le temps s’était arrêté. Là où safemme était partie sans prévenir vers l’autre rive. Lui aussi partiraitbientôt. Avant de sombrer dans le sommeil, il songea que ce tempsétait une bénédiction. Qu’avec un peu de chance, il lui laisserait suf-fisamment de temps pour aborder une nouvelle fois le jeunehomme. Le temps qui restait pour dire, pour exprimer, le temps qu’ilrestait pour se faire pardonner d’avoir été.

Malgré les rafales terribles et ininterrompues du vent cettenuit-là, j’ai fini par dormir d’un sommeil profond, sans rêve. Maisvers quatre heure du matin, un claquement brutal m’a réveillé. Lafenêtre s’était ouverte en grand sous la pression du vent et je mis unpeu de temps à réagir avant de me lever. Je sautai alors du lit, m’ap-prochai des deux battants de la fenêtre, les saisis, et au lieu de lesfermer tout de suite, je restai immobile, nu, noyant mon esprit dansla contemplation de la lune presque pleine mais déjà brillante, justeen face de moi. Je me sentis tout à coup enveloppé, puis commehappé, par une sorte de charme, de transe, bien étrange. Alors que lafraîcheur du temps aurait dû me pousser à rejoindre vite fait mon lit,je ne fis pas le moindre geste et laissai mon regard planer et se pro-

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mener sur le lande, au loin, derrière les toits du bourg. Je ne suscombien de temps je restai là, nu, immobile, à laisser mon âme setrimballer hors de moi, mais toujours est-il que deux bruits distinctsme sortirent brusquement de mon engourdissement. D’une, le ron-flement de pachyderme malade venant d’une chambre proche, dedeux, un des battants de la fenêtre, qu’une de mes mains avaitinconsciemment lâchée. Puis le froid, s’étant jusque-là refusé àvenir me picoter la peau par je-ne-sais quelle magie, ne se fit pasprier pour me faire sentir ses milles lames acérées. «Ferme crétin»je pensai, et c’est ce que je fis l’instant d’après.

Puis je me mis à tourner dans la chambre. À penser à des tasde trucs, qui se mêlaient, se combinaient, se séparaient, pour reve-nir se mélanger encore une fois. L’assassinat de Line, le vioque, puisles deux petites voix dans la tête du mari, dans le récit du même vio-que, puis celle qui apparaissait dans ma tête à moi, par intermit-tence, à des moments bizarres. Puis, simplement, le fait de se retrou-ver bloqué sur cette île, après ce même acte, justement. Comme parun hasard où il n’y aurait eu aucun hasard. Puis un tas d’autres pen-sées, en vrac, pas trop claires. Bref, j’étais dans l’incapacité totalede me refoutre au pieu et d’attendre un éventuel sommeil. Il ne vien-drait pas. Pas de doute là-dessus. Je décidai alors de faire quelquespas dehors. Consciencieusement, je me couvris et sortis de la cham-bre. Puis, marchant sur la pointe des pieds dans le couloir, je trou-vai l’escalier qui menait à la porte extérieure de l’hôtel.

Mes premiers pas face au vent ressemblèrent point par pointà ceux d’un enfant qui marche pour la première fois. Petit à petit, jeréussis à me stabiliser un peu et à trouver un équilibre suffisant pouravancer. Quand je sortis des limites du bourg, sur la hauteur, je mesurpris à tenir si facilement sur la route exposée. Cette balade faisaitun bien fou. Comme si elle me lavait de tout. Ainsi, l’effort physi-que que j’accomplissais à chaque instant commença à me faire unpeu oublier toutes les terreurs accumulées précédemment. Au loin,venant d’une partie presque désertique de l’île, j’aperçus les puis-sants rayons de lumière blanche du phare du Créac’h, imitation fas-cinante des gigantesques pales d’un hélicoptère à tout jamais inca-

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pable de décoller. Tout autour de moi, le fracas de la mer en furie etle souffle terrible du vent s’enveloppaient dans un accouplementtitanesque, me laissant moi, ridicule petit homme, dans une sorte depaix éternelle, bienvenue et totale. Me sentant parfaitement bien, jen’appartenais plus au monde.

Devant moi, la route serpentait jusqu’à l’autre bout de l’île.Me fiant à mon sens de l’orientation, je découvris un petit chemin,sur ma gauche, s’enfonçant dans un creux de verdure. Rapidement,mes pas devinrent plus sûrs. À mesure que je descendais dans le val-lon, le vent se calma. Puis la crique se dévoila petit à petit devantmes yeux émerveillés. Féerique beauté. Charmante villégiature pourles dieux. La lune pleine donnait des couleurs d’argent à la mer, auxvagues puissantes et lourdes qui se soulevaient avec une sorted’onctuosité généreuse. Et ces petites falaises enserrant la crique quis’acoquinaient à être complices, méticuleusement respectueuses etprotectrices du doux banc de sable qui les reliait entre elles. À monniveau, le chemin qui descendait à la plage traversait un petit boisde pins et d’épicéas. Arrivé sur le sable, le vent s’était prodigieuse-ment calmé et je trouvai un petit bloc de roche pour m’asseoir faceà la mer. Puis je laissai l’endroit me dévoiler sa magie languissante.Faire voguer mes sentiments, me caresser, puis me prendre dans sesbras pour, enfin, m’étreindre. Plus rien n’existait au monde, hormisl’infini, cette petite plage et moi au milieu, minuscule, calme et seul.

Longtemps je méditai sur mon acte de la veille. Et sur lesconséquences qu’il pourrait avoir sur ma vie. Par pure prémédita-tion de ce que j’avais l’intention de faire, j’avais évité Line pendanttoute la traversée. Durant le trajet en train reliant Rennes à Brest, jem’étais également tenu à une distance raisonnable d’elle. Dans lebateau, j’étais passé du pont supérieur à l’inférieur. Puis, à l’inté-rieur de celui-ci, j’avais accédé à des salles qui se situaient à proxi-mité de la salle desmachines. Là, tassé dans l’ombre, j’avaisattendu, tranquillement. Puis, de peur d’être découvert, je m’étaisenfermé dans les toilettes, quelques temps, à attendre, à réfléchirencore, à me dire que j’allais vraiment le faire. Et qu’il n’y auraitplus d’hésitation à avoir. Entre-temps, le seul geste que j’avais fait

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en direction de Line était de lui avoir fourré une paire de jumellesentre les mains. Quand j’étais ressorti de l’ombre pour la chercherdu regard, je l’avais vue observer le contour des îles, longuement,jumelles collées à son regard dingue. Je supposais qu’elle n’avaitfait que ça de toute la traversée. De toute façon, elle me méprisait etm’ignorer l’arrangeait carrément.

C’était la première fois qu’elle venait à la mer, Line. Jecomptais bien lui en faire découvrir sa pleine réalité physique. Nousn’avions aucun ami, et pas plus de famille. Nous vivions en vaseclos, évitant à tout prix les groupes communautaires ou les environ-nements particuliers, style accointances de relations de travail, ousimple recherche d’une approche associative de la vie. De toutefaçon, Line avait contribué à ce que nous nous enfermions danscette solitude absolue, dans cette sorte de réclusion sinistre. Arrivéà Ouessant, on s’était mêlés au flot des touristes, au milieu desquelsnous passions parfaitement inaperçus. Puis seul, j’étais parti louerune voiture, allant au bourg en navette. Line n’aimait pas les gens,et c’était bien la seule chose que nous avions eu en commun tout aulong du déroulement de notre si piteuse histoire. Elle avait fait leboulot toute seule. N’avais juste eu qu’à la pousser, plus tard, alorsque nous nous trouvions enfin seuls. Puis j’avais repris la caisse etfoncé droit, faisant le tour de l’île une bonne dizaine de fois par tousses axes avant d’arriver enfin à me calmer un peu. À l’origine, jen’avais pas été vraiment certain que j’allais la tuer. J’avais longue-ment médité sur ce que ça pourrait me coûter, dans tous les sens duterme. J’avais également repoussé cette probabilité en croyant quetout pourrait s’arranger entre nous, ou qu’on arriverait enfin à uneséparation honnête et à l’amiable. C’était compter sans l’esprit mal-faisant de cette petite salope.

Quand on ne sait que détruire les êtres, on ne peut suppor-ter rien que leur éloignement.

L’idée d’une petite balade définitive m’était alors venue àl’esprit. Ouessant, c’était son idée à elle. Et c’était là, à cet instant,à l’instant où elle avait proféré de son bec grossier l’implacabledécision nous promettant à la découverte pédestre de cette île, que

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je n’avais plus hésité. La tuer était la solution la plus simple et laplus radicale que j’avais trouvée pour me débarrasser d’elle.

Ne manquait plus que l’occasion et le coin.Le coin, nous y étions arrivés par pur hasard, au hasard de

notre promenade véhiculée, visionnant tout à coup ces hautes falai-ses désertiques d’où toute chute serait inéluctablement fatale.L’occasion, ç’avait été le début de la tempête et la brusque déserti-fication humaine des parages. Il n’y avait plus eu qu’à tendre lamain, à saisir et à projeter. Puis à se réjouir de la savoir enfin morte.

Maintenant, il ne me restait plus qu’à foutre le camp decette île dès que possible, au premier bateau qui ramènerait sacoque. Mais une pensée me titilla salement, douloureusement. Levieux. Les paroles du vieux m’avaient laissé dans un suintantmalaise. Il racontait n’importe quoi ou était au courant de tout? Jen’étais plus sûr de rien.

Le fracas d’une vague plus haute que les autres s’écrasanttout à coup au pied d’une falaise me sortit de ma rêverie, et c’est là,observant l’horizon, que je vis les premières lueurs de l’aube. Çavous avait une de ces gueules.

Puis, je sentis le froid et d’un coup, la fatigue. Fermant lehaut de mon blouson, je bâillai puis me mis à frissonner. « Allez, aulit... » songeai-je me levant, un peu ankylosé. Puis je remontail’unique chemin, traversant une nouvelle fois le petit bois de pins.Au fur et à mesure, le vent revint me taquiner. D’abord par des peti-tes poussées gentillettes, puis, en de grandes claques pas sympathi-ques du tout. À mi-chemin de la côte, une voix significative appa-rut en moi et je tentai de la repousser.

En vain. Elle revint en force. Line. La voix de Line. Étrange,

pâteuse, métallique et grinçante, qui semblait m’accuser. À mesureque les battements de mon cœur tambourinaient dans ma cage tho-racique, mes mains se crispèrent. Petit à petit, la voix enfla encore,et il me sembla même que celle-ci ne venait plus du DEDANS dema tête, mais bien de tout autour de moi. Là, j’ai vraiment com-mencé à avoir peur. Malgré les puissantes bourrasques de vent qui

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tentèrent alors de me repousser, de me ramener en arrière, j’accélé-rai vivement le pas. Puis ce fut la terreur pure, qui me pénétra vio-lemment en milliers d’aiguilles brûlantes déchirant mes chairs. Auson de la voix, j’eus la certitude que Line était juste derrière moi,me raillant, m’invectivant, une Line plus terrifiante que jamais.

Arrivé presque en haut de la côte, je n’y tins plus et meretournai brusquement, préférant affronter n’importe quoi plutôtque de laisser cette voix me rendre complètement dingue. Et c’est làque je la vis, étincelante, en plein centre de la crique, environnéed’une étrange et aveuglante lumière vive et violette, et ne portantsur son corps décharné qu’une robe immaculée, éblouissante deblancheur. Elle semblait diriger tous les éléments autour d’elle.Line. Morte et pourtant intensément là, faisant des gestes bizarrescomme si les vagues lui obéissaient et venaient simplement de ladéposer sur la terre ferme, sur le sable tiède. Mon cœur s’arrêta debattre à l’instant où, malgré la distance, je vis ses pieds nus qui netouchaient plus le sol. Elle planait au-dessus du monde, telle unecréature revenue des enfers. Elle ne me voyait pas, ou feignait dem’ignorer, uniquement occupée à orchestrer le tout dans unedémence qui hurlait de rire, faciès déchiré d’une jubilation haineuses’en prenant aux choses autour d’elle. Et les choses autour d’elle lasuivaient. Terriblement menaçantes, les vagues se levèrent, puis sesoulevèrent encore, les falaises s’écartèrent pour mieux revenir l’en-tourer, la servir, se pencher sur elle, comme en attente, commeattendant un ordre. Puis, dans un bruit de tremblement de terre, desblocs de rochers explosèrent de la paroi avant de tomber lourdementdans l’océan, comme tout à coup projetés au loin par une force ter-rifiante. Des pans entiers de roche s’enfoncèrent ainsi dans les flots.Tout à coup, en contrebas de moi, les arbres subirent une violenteattaque de la foudre puis se disloquèrent, se déchirèrent, s’effon-drant bruyamment au sol. La terre tremblait. Le sol menaçait des’ouvrir. J’ai hurlé comme un dingue. Rien pu faire d’autre. Et moncri devint le dernier élément manquant à cette symphonie cruelle,obscène, démentielle. Le sable tourbillonnait autour de Line; sui-vant ses gestes maudits, s’enroulant autour d’elle, vibrant, fluide,

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limpide, puis finissait par s’écouler en ruisseaux fluets dans les plissombres de sa robe. Ses orbites caverneuses se dirigèrent tout àcoup dans ma direction. Comme si elle me cherchait. Comme si elleme reniflait et comme si elle allait finir par me trouver. Et commesi, enfin, mon tour était venu de danser auprès d’elle. Terreur pure,accédant l’instant d’après à une éternité d’une intensité sinistre, vio-lente. C’était impossible et pourtant ça se passait sous mes yeux. Unmoment, je me suis senti au bord de cette même éternité, en équili-bre instable, prêt à sombrer et à être définitivement englouti. Unmouvement et j’accéderais au néant. Inéluctablement. Sans aucunretour en arrière. Puis je succombai à un coup de vent plus violentque les autres et, déséquilibré, tombai tout à coup sur la route.

Mes mains se plaquèrent sur le bitume et mon corps se mità trembler terriblement, d’une façon incontrôlée, comme subissantun état profondément épileptique. Je ne sais pas combien de tempsje restai dans cette position absurde, plaqué au sol, avant que le bruitplusieurs fois répété d’un klaxon enroué ne finisse par me faireémerger. Une vieille voiture, arrêtée sur la gauche. Les jambes d’untype marchant vers moi. Un vieux. Visage sévère et casquette enfon-cée sur le crâne. J’entendis la voix malgré les rafales de vent. Riantcomme un dingue, je mime le rôle de l’animal à quatre pattes.

- ... va mon gars? Un problème? Un instant, j’ai songé àpréciser que je faisais des pompes, mais l’absurdité de dire un trucpareil à un moment pareil me parut plus stupide que jamais.

Tant bien que mal, je finis par sortir de cette sorte d’état detranse. Engourdi, tremblotant, je mis les deux genoux à terre et souf-flai un instant. Cependant, un réflexe craintif me fit tourner la têteen direction de la crique. À nouveau c’était ce lieu paisible, nimbéde sérénité et de quiétude, un paradis languissant dans cet écrin par-fait, tout juste illuminé par les premières lueurs du jour qui cligno-taient sur les remous de la mer.

Tout à coup, j’ai fondu en larmes. Un flot terrible, inextin-guible, mélange de soulagement et de terreurs encore vivaces,furieusement actives, qui me dévoraient et m’accaparaient, mepoussant à rechercher aveuglément quelque chose comme un équi-

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valent au ventre de ma mère. Inquiet, le vieux continuait à parler. Àme parler, je crois bien. Puis je sentis la main qui me prenait le braset me tirait fermement dans une direction.

Bientôt, je me retrouvai dans la voiture, bien au chaud, dansune position quasi-fœtale, auprès du type silencieux qui redémar-rait. N’arrivai qu’à exprimer une chose: « Lampaul.» Le bruit dumoteur me fit un bien fou. À cet instant, j’aurais pu sombrer, tran-quille, et n’aurais plus eu à m’occuper de rien. Sur la route, la seulechose qu’il fit fut de me refiler une bouteille extirpée de sous sonsiège, puis de me regarder du coin de l’œil en liquider un bon quart.

Un instant, il tenta de me questionner mais je ne balbutiaique des bouts de mots, des bribes de phrases, plus ou moins décon-nectées de la situation, je crois. Par je ne sais quelle magie, il réus-sit à m’arracher le nom de mon hôtel, me conduisit jusque-là etquand je voulus lui rendre la bouteille, il articula gravement:

- Garde-là t’en as besoin.... Sais pas quel est ton problèmemais en attendant ça peut peut-être le régler...

Puis il me sourit et partit. L’avait raison. Jambes encorefébriles, j’escaladai l’escalier de l’hôtel, prenant soin de ne pas m’yvautrer, fis craquer un paquet de fois le parquet du couloir puisarrivé auprès de mon lit, m’y effondrai, bouteille à la main recher-chant avidement l’embouchure de mes lèvres. Et puis plus rien, levide...

Le lendemain, j’avais salement mal au crâne. Puis me ren-dis compte que la proximité des gens me rendait absolumentmalade. Le temps était toujours sinistre, pourri, et c’est comme si cepourrissement s’insinuait progressivement en moi. Les autochtones,écartant les bras de leurs flancs puis les laissant retomber lourde-ment, se croyaient obligés de déplorer la situation. Pas de bateaux,la gêne occasionnée, l’obligation pour les pauvres touristes de res-ter à quai, gnagnagnagna... Dans le cynisme malsain qui me gagnait,je ne pouvais m’empêcher de les sentir ravis de l’aubaine. Le tou-riste grouillant, même si c’est pas toujours beau à voir s’étaler, çafait du fric pour tout le monde. Ça s’achète de la carte postale et ças’agglutine dans des crêperies ou autres restaurants de fruits de mer.

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Puis, tranquille, ça écoule consciencieusement les restes de stocksinutilisés. Leur en voulais même pas, tellement j’en arrivais à mefoutre de tout. Pourtant, une inquiétude tenace contrebalançait sys-tématiquement ce même nihilisme. Angoissé, je me mettais tout àcoup à observer l’activité humaine, en contrebas, sur le quai deLampaul. Des individus faisaient comme moi, mais tentaient trèssouvent d’installer une conversation que, me détournant systémati-quement, j’évitais. Les regards étaient en même temps inquiets etpleins d’espoir. D’attendre l’éventuel signal qui indiquerait la venued’un bateau. Mais la météo tendait simplement à l’aggravation. Çaen devenait impossible et dingue, ce temps. «Pas de bateau avanttrois jours » disaient certaines des annonces. D’autres, à l’inverse,prévoyaient la venue d’une première navette pour le soir-même.

Désormais, j’avoisinais les trois paquets de cigarettes parjour. L’alcool devenait un allié probable, un soutien possible. Seulencouragement à voir venir la prochaine nuit et à l’accepter en tantque telle. Je fumais tout le temps. Les volutes et arabesques defumée me permettaient d’être ailleurs et d’y rester un peu. Vue de lafenêtre, au bout du couloir du dernier étage de l’hôtel, la mer deve-nait réellement effrayante, effroyable. Du blanc partout, des grosbouillons de blanc déchaînés, explosant constamment l’un contrel’autre, dans des courants devenus fous de rage. Bruit perpétuel defin du monde. Écrasant tout.

Les îliens ne semblaient pas traumatisés pour autant. Mêmepas inquiets. Leurs petites vies pleines d’habitudes douces perdu-raient, à l’image des jours tranquilles. La tempête amusait la faunetouristique et bigarrée, et faisait marcher le commerce. Rien de plus.Ça suffisait à la satisfaction générale. Le plus gênant, c’était pour lapêche et les liaisons brouillées entre l’île et le continent. Puis, lesrisques de perdition de navires inconscients isolés dans la tempêteet donc promis à un avenir absolument limité dans le temps.

J’avais passé une bonne partie de la journée à l’hôtel, versle bar, à boire, à fumer et à observer par la fenêtre. Je décidai de medégourdir les jambes. Tout juste dehors, je tombai presque nez-à-nez avec le vieux de la veille. Le raconteur d’histoires glauques.

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L’emmerdeur. Peut-être bien le seul salopard témoin de mon assas-sinat programmé. Courbé contre le vent et tenant son béret dans lamain, il remontait lentement du port. Me localisant, son œil s’illu-mina bizarrement. Entre une sorte de désir et quelque chose commede la crainte, ou bien de l’angoisse. Peut-être même une sorte descepticisme qu’il s’adressait à lui-même. Une nouvelle fois, le vieuxsemblait vouloir m’accaparer. Il s’activa les derniers mètres commepour me retenir. Désormais, il était bien trop près de moi pour queje me dérobe. Dans mon impuissance, une sorte de haine toute faited’amertume remonta en moi.

- Salut mon garçon! il me fit signe, levant sa casquette. Il ne riait pas, il semblait inquiet et essoufflé, avide de me

parler. Je ne bronchai pas et attendis, d’une façon que je désirais laplus calme possible. Attendre et aviser, un point c’est tout. Plus àtergiverser. Savoir, enfin.

- Sale temps, hein? il tenta dans un rire forcé. - Et ça vous fait marrer, ce temps? je répliquai sèchement,

comme en réponse à une sorte de défi qui ne disait pas encore sonnom.

- Rire, c’est peut-être pas le mot. Simplement à mon âge, lesdistractions sont un peu rares, vous savez... Un p’tit coup de vent eton se sent plus jeune, ravigoté... finit-il dans un souffle, parvenuenfin à mes côtés.

Je reniflai son haleine et ça me dégoûtait. - J’ai pas l’esprit à me distraire. Je me passerais bien de tout

ça. - On dirait que vous êtes mal luné, aujourd’hui, mon garçon,

j’espère que ce que je vous ai raconté hier soir ne vous a pas faitpasser une trop mauvaise nuit?

Il était temps d’arriver à quelque chose. De concis, de pré-cis. Quelque chose qui définirait nos sortes de rapports à venir.Définitivement.

- Écoutez, soyez franc. Qu’est-ce que vous voulez? Ou plu-tôt, qu’est-ce que vous ME voulez?

Un instant il parut surpris, étonné. Interloqué par la séche-

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resse radicale sous-tendant ma dernière question. - Mais... il hésita, évitant tout à coup mon regard pour le

laisser errer derrière moi avant de revenir sur moi, un peu par en-dessous, comme la mimique désolée d’un gamin puni...Mais je neveux rien monsieur... et je ne vous veux absolument rien... si quel-que chose en moi a pu vous laisser croire que...

Ma patience a explosé en morceaux à cet instant-là. Marrede tout ce cinéma.

- Écoute vieux schnoque. Tu caches sans doute quelquechose mais saches que j’en ai rien à foutre. Je veux juste me tirerd’ici et qu’on arrête de m’emmerder. Enfin que des connards danston genre arrêtent de m’emmerder. Il m’arrive d’être pas sympathi-que du tout. Et moi aussi je peux proférer des menaces... Si t’asquelque chose à dire, dis-le moi, et qu’on en finisse... Je clôturai lepropos, prêt à tout et sur la défensive. Mais sur une défensive deve-nue tout à coup résolument offensive.

Le vieux parut encore plus interloqué qu’auparavant.Carrément éberlué même. J’avais peut-être fait fausse route. Peut-être que je m’étais même carrément gouré. Pourtant hier soir, lesparoles avaient été particulièrement explicites. Alors quoi. Le vieuxparut peiné. Déboussolé. Son regard cherchait partout, et tout àcoup, je ne vis qu’un petit vieux, retourné directement à l’état pen-douillant de l’enfance la plus dépendante, la plus éperdue. Il hésitaun peu, bredouillant, puis commença à émettre quelques bouts dephrases :

- ... Je... je voulais juste... enfin... j’aurais juste voulu vousparler un peu... enfin j’ai cru que... mais je ne sais pas...

- Tu veux que je déballe tout, hein, c’est ça? Que je m’étaleouvertement devant ta putain de grande gueule, hein, vieille clo-che? Eh bien fais ce que t’as à faire et va te faire foutre! ! !

Puis, me détournant tout à fait, je partis d’un pas rapide versle centre du bourg, sans penser à rien, ne voulant même plus penserà quoi que ce soit. Le vieux me cherchait. Il cherchait en moi les filsavec lesquels il pourrait me transformer en pantin, en marionnette,en objet de ses moindres désirs. Désormais, je savais qu’il savait.

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Avec ses airs en-dessous, la perversité coulait de lui comme d’unrobinet grand ouvert.

Cet après-midi là, je bus énormément. Je me mis même àboire comme un trou, dans mon coin sombre. À la santé de Line, duvieux schnoque, puis de mon âme que je m’amusais à liquider sou-dainement, comme dans un simulacre de peloton d’exécution... À lasanté de la patronne de l’hôtel, bonne grosse vache laiteuse auxmamelons gouleyants... À la santé des morts, des vivants, à la santéde mon propre néant, de mon propre vide qui s’ouvrait et grandis-sait encore un peu plus à chaque seconde... Et puis finalementencore à cette petite pute, que j’avais sans doute aimée, quelquepart, à quelques pauvres moments d’égarement, à d’autres momentsrares, peut-être même que j’avais trop aimé... Line... ma folle préfé-rée... La malade mentale de mes rêves, trimballant son cul commeun bras d’honneur définitif à la face de tous les impuissants dumonde. À la face de tous les gens raisonnables et bien portants dece putain de foutu monde... Dans un songe étrange, suspendu aumilieu de rien de cohérent, je sentis que la garce me manquait terri-ble, affreusement, horriblement, salement... que sa saloperie toutentière, j’en avais comme besoin, et que l’absence déstabilisante dece mal qui m’avait toujours nourri devenait aujourd’hui pire quetout, insupportable. J’avais bousillé mon dernier balancier permet-tant de redresser les choses. J’avais piétiné mes propres possibilitésde renaissance. À cet instant précis et alors que son corps gonflé etdistendu se promenait au gré des courants dans les sombres profon-deurs de l’océan, elle semblait plus vivante que jamais. Poséidon lapossédait, et m’était avis que le gros malin n’avait pas eu un couppareil sous les nageoires depuis des éternités. Peut-être même queNeptune était de la partie, Line avait toujours adoré les combinai-sons multiples, de son vivant.

Le soir, tourmenté, arrivait et je tentais bien, un courtmoment, de me requinquer à petits coups de café. Vers dix-neufheures, je pris une douche tout habillé, puis mon corps, ramolli, semit à glisser au sol, doucement. J’étais conscient mais fus incapabled’y opposer une quelconque réaction. Je coulais à l’intérieur de

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moi-même. J’avais l’absorption de l’éponge et la caractéristiquesimple de la méduse à l’agonie. Accroupi sur le carrelage de la sallede bain, l’eau me dégoulinant partout, je finis par m’endormir n’im-porte comment, puis, quelques mondes souterrains plus tard, un brasvif et puissant, surplombé d’un visage grotesque au minois bienconnu, m’extirpa brusquement de mon sommeil. L’eau avait couléde ma chambre à celle d’en-dessous, et le locataire s’était plaint. Lapatronne m’avait trouvé dans la douche. Et la patronne me dévisa-geait désormais d’un air redevenu compréhensif. Elle avait sentimon mal. Pas contente la patronne, sur le moment. Qu’à moi toutseul je descende le niveau d’eau potable de l’île tout entière. M’enavait pas voulu longtemps. Touchée par mon discours empruntantles arabesques ampoulées du charabia délirant, parfois, je crois bien.Et elle avait senti mon MAL. Le fait de se sentir piégé, enfermé. Lefait de devenir progressivement dingue, et de ne pouvoir rien y faire.L’aurait pu mettre tout ça sur le dos de mon taux d’alcoolémie, maismême pas. Elle RESSENTAIT les choses. Et mieux, elle les savait.Alors elle m’avait pris sous son aile et m’avait fait descendre danssa cuisine. Là, assis dans un coin à pleurnicher sur moi-même,j’avais eu droit à sa petite réserve d’eau-de-vie. Qu’elle réservaitgénéralement aux seuls intimes. Aux véritables proches. J’étaishonoré. Alors j’avais bu. J’avais bu comme un trou. Continuant cetunique chemin qui me menait vers mon propre néant, ma déchéancevolontaire et désirée.

J’avais fait honneur à la bouteille puis me rappelle m’êtreréveillé dans mon lit, et en caleçon. Vaguement, j’avais le souvenirde mots plus hauts que d’autres, puis de cris, puis de mouvements,d’agitations étranges, désordonnées, où la violence semblait vouloirculminer ; j’avais vomi quelque part, puis j’avais ri encore, je croisbien, avant qu’un bras solide ne me traîne dans l’escalier, instant oùil me semblait bien avoir perdu définitivement connaissance. Jecrois avoir tenté d’abuser d’elle, voire grossièrement d’avoir essayéde la violer, avant de finir, obscène, par l’insulter copieusement.Puis le grand trou noir. Héroïsme parfait dans le creux sombre de lanuit cyclothymique.

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Il est trois heures du matin. Le vieux sait tout de mon crime.M’a vu pousser Line de la falaise. Je l’ai insulté, je l’ai conscien-cieusement traîné dans sa propre merde, il ne laissera pas passer untruc pareil. Je suppose que désormais, la patronne de l’hôtel est aucourant de tout ce qui ressemble à mon emploi du temps des deuxprécédents jours. Entre les apéros et l’eau-de-vie, je suppose quej’ai dû lui détailler scrupuleusement mon existence jusqu’à mesmoindres soucis lombaires. J’ai désormais la conviction certaineque le premier bateau du continent qui accostera sur cette foutue île,sera remplie d’un tas de flics. Hier, avant de partir, j’ai saisi l’éclairde haine, parfois brusquement tempéré d’une énorme compassion,dans le regard du vieux. Peut-être qu’au fond il désirait m’aider?Comment savoir exactement? Je pourrais le tuer. Le trouver, ledénicher dans son sale coin d’ombre, puis le tuer. Tranquillement.Comme l’autre. Puis balancer son cadavre dans la flotte. Commel’autre. Mais je sais que je n’aurai ni le courage, ni même la volontéd’aller faire un truc pareil. De faire cesser le cauchemar en cher-chant à me fuir encore.

À quatre heure du matin, je ne dormais toujours pas. Assisdu bout des fesses sur le rebord du lit, je fixais la nuit, les ombres etle vent, tout juste derrière la fenêtre. Je m’habillai très vite, sans ypenser, machinalement. Le vent n’avait pas baissé d’intensité.Toujours il rugissait, à la recherche d’une proie à tourmenter, àpousser, à repousser, puis à rendre fou, petit à petit.

Je marchais au milieu de la route. Dans la direction du pharedu Créac’h, la seule virilité qui s’imaginait triomphante dans cemonde presque exclusivement féminin qu’était l’île elle-même.L’attraction irréelle de la féminité. Rassurante et accueillante,comme un caillou isolé au milieu de flots terribles. Terrifiantecomme la gigantesque pieuvre qui vous enserre, puis vous broie lit-téralement sur son ventre.

La lune était là, aussi. Magnifique, ronde et pleine, bien au-dessus des rayons énormes, blancs et réguliers, du phare, comme sefoutant ouvertement des hommes, ces laborieux qui tentaient vaine-ment de l’imiter. J’avais l’impression de marcher avec une facilité

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folle. Déconcertante. Peut-être même inconvenante. Mais c’était siagréable. Pourtant, le vent changeait de direction à tout instant, glis-sant sur mon côté gauche pour me surprendre, puis revenant bruta-lement de face, compact, s’échinant une nouvelle fois à m’empê-cher d’avancer, et là, violemment, comme pour me déconcerterencore, et me faire chuter, il empruntait la ruse des géants et se met-tait à hurler dans mon dos. J’étais son jouet. Son jouet le plus amu-sant, parce qu’encore vivant. Parce qu’encore résistant.

Parfois même, à l’image du rire espiègle qui éclatait tout àcoup auprès de moi, je sentais comme un pied invisible tentant des’interposer devant mes jambes.

Soudainement, je repérai le petit chemin qui descendait à lacrique quelques mètres sur ma gauche. Avant de l’emprunter, je fisobscurément le vide, m’échinant à rester concentré pour atteindrel’immobilité et le parfait silence. Juste attendre. La petite voix dansma tête. J’avais besoin d’entendre son invitation. Elle vint douce-ment chantonner dans mes oreilles, l’une après l’autre, et à tour derôle, comme dans un souffle qui m’enrôlerait tout à coup. La petitevoix amoureuse, la petite cantate charmante, entêtante. Chanter puiss’épaissir auprès de mon cœur, avant de capturer et de captiver dou-cement mon âme entière. Elle me prit dans ses bras et me cajola uninstant l’esprit. Enfin, je goûtai au plaisir de ressentir Line en moi,de la revoir, de la rejoindre.

La crique brillait sous milles lumières. Des milliards depaillettes dorées, étincelantes, s’allumèrent autour de mes piedsquand ceux-ci s’enfoncèrent lentement dans l’eau noire et froide. Levent enveloppait mon corps, le guidant, tendrement, gentiment, sansbrusquer les choses. Dorénavant, le vent m’accepterait à ses côtés.Une bourrasque volontairement divergente souleva le sable de lapetite grève et de longues rigoles d’un baume apaisant coulèrent lelong de ma peau, sur toute la surface de mes membres nus. Le sablepréparait mon corps, le frottant pour le laver, l’adoucir et l’habituerà son nouveau monde. Bientôt, le clapotis de l’eau m’arriva à lagorge et quelque chose de particulier, de profond, d’infinimentreconnaissant, illumina mon cœur. Des doigts doux caressaient mes

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reins. Encore quelques pas. Line m’appelait. J’avançai et ne fus plusque sourire ; la mer m’accepta, tendant la main puis saisissant gen-timent la mienne, pour m’attirer enfin au plus profond d’elle-même.

La lune coula un œil triste sur la plage, les falaises retrou-vèrent l’implacable dureté et l’ombre inquiétante qui les révélaientmystérieuses, le sable termina sa danse dans un soupir de repos, etle vent, petit à petit, se tut.

Une heure plus tard, le vieux se réveilla en sueur. Un rêvehorrible. Un cauchemar devenu habituel désormais. Dans la nuit,deux enfants jouant en silence sur la lande. Impossible de voir lesvisages. Ils s’accroupissent et marmonnent entre eux, inventant desnouveaux mondes. Bras nus et jambes nues, une ombre froide,noire, opaque, occupe l’espace vide de leurs visages lorsqu’ils lestournent dans ma direction. Puis le silence se fait quand, au cœur dela nuit, le vent se lève. Le hurlement des falaises isolées. Le cri figéde l’instant où la mort se déploie, absorbant tout. Et ces deuxenfants qui continuent à jouer, imperturbables, imperméables à tout.Le rêve se prolonge et je commence à comprendre que s’ils sont siimperméables aux éléments, c’est qu’ils sont eux-mêmes habitéspar tous les éléments autour d’eux. Ils SONTla matière principale,préexistante à la réalité formelle des éléments. Tout à coup gémis-sants, ils se mettent à me tendre les bras, m’appelant de l’autre côtéde l’ombre. Pour que je les rejoigne et vienne enfin les rassurer. Lesdeux enfants n’ont plus de visages parce que je ne me souviens plusdes leurs, à l’instant où je les attrapais et les jetais du haut des falai-ses. J’ai tué ces deux enfants. Les enfants qu’on tue n’ont pas devisages. Jamais. Ils veulent jouer avec moi. Ils veulent que je joueavec eux. Que je partage enfin quelque chose de profond et de défi-nitif avec eux.

Je les ai tués. C’est comme ça. Parfois vous faites des choses insensées, incompréhensi-

bles. Parfois vous vous laissez envahir. Parfois la nécessité de faireles choses devient trop forte, et ordonne un acte immédiat, vous for-çant à obéir. Parfois vous avez simplement tellement mal que voussavez que seule la pratique intensive de ce même mal peut vous sou-

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lager un instant, étant la seule réponse trouvée, instinctive, immé-diate. J’ai tué les deux gamins. À deux trois ans de distance l’un del’autre. Il y a environ quinze ans. Accepter la mort de ma femmeétait chose impossible. Il me fallait un palliatif radical, éradiquantces rêves trop noirs, chaque nuit qui passait. Il me fallait quelquechose d’impérieux et de définitif. Répondre à la mort, lui proposerquelque chose pour qu’elle se taise enfin en moi, une finalité, unaboutissement, une proposition appropriée.

Accomplir simplement sa volonté et prévoir le moindre deses désirs. Puis retrouver le sommeil. Le sommeil n’est jamaisrevenu.

La conscience suraiguë de ce que j’avais fait ne m’a jamaislâché un instant. Jusqu’à grandir et devenir purulent, à vif, ces der-nières années. Cette souffrance est trop douloureuse pour qu’à monâge je l’endure encore. Elle me détruit. Elle a gardé sa morsure dansma peau et l’infection s’est propagée.

Il restait le jeune homme. Le seul qui aurait pu écouter etcomprendre, enfin peut-être... Mais c’est désormais improbable auvu de sa dernière réaction. Lui aussi semble taraudé par quelquechose d’étrange, de mortifère et de profond. J’avais senti des chosesen lui, une sorte de communauté épisodique, de possibilitéd’échange. De possibilité de dire et de s’abandonner, d’une possibi-lité de soulagement et de profonde libération. Échanger son mal, etprendre celui de l’autre sur son dos, un peu. Je ne sais pas ce qui ledévore, mais je crois qu’il a choisi le chemin que j’avais empruntédes années auparavant. Le cloisonnement solitaire. Le reniement detout, et surtout de lui-même.

Le vieux, allongé, encore en sueur, réussit toutefois à bâil-ler. Puis il essaya de se lever. Finissant par y arriver, il regarda droitdevant lui à travers la pénombre de la pièce et fut surpris de consta-ter que le volet d’une des fenêtres de sa maison n’était pas fermé. Ilse souvenait pourtant l’avoir fait, juste avant de se coucher. Et ilavait bien fermé ces fenêtres. Tout à coup, il entendit les petitesvoix. Les deux petites voix qui chantonnaient, dans une sorte decanon qui se voulait harmonieux mais qui ne l’était pas du tout. La

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pureté glaciale, cristalline et terrifiante de ces deux petites voixchantonnant et s’accompagnant en canon sur la lande.

Il rechercha tout à coup le sommeil, le sommeil profond,qu’il ne trouva pas puisqu’il était debout, et parfaitement éveillé. Ilvit alors les deux petites têtes dans l’ombre. Dehors. Les cheveuxfilasses flottaient au vent. Deux petites têtes figées, soucieuses, etremplies d’ombres, juste devant la fenêtre, juste derrière les car-reaux. Qui regardaient patiemment dans sa direction. Qui atten-daient silencieusement quelque chose de lui.

Puis les petits coups irréguliers brusquement frappés à laporte, à SAporte, alors que les têtes avaient disparu. Puis des coupsirréguliers, martelés comme ça, au plus profond de lui-même, deson âme, de ses tripes, de son corps. À l’intérieur même de son sang.Il s’effondra lourdement au sol et mourut en quelques secondes.Crise cardiaque.

Rien de nouveau sous le ciel nuageux du monde. Un souffle remonta de la mer et rejoignit les terres s’y pro-

pageant pour, enfin, finir par y rester. Par s’y stabiliser. Éternelle-ment. Il n’y aurait plus jamais de rêve.

Dans la matinée, un premier bateau du Conquet arriva. Etles adieux des touristes furent plus chaleureux et poignants qued’habitude. L’hospitalité et la gentillesse des gens de l’île. Ledévouement de l’autochtone pour loger et loger à tour de bras. Levent était complètement tombé. Limpide, la mer avait l’apparenced’un lac à peine tourmenté par le reflet des nuages.

Accoudé contre la pierre de la digue, un vieux marin étaitlà, allumant sa pipe, puis regardant les gars de la compagnie denavigation s’activer dans tous les sens. Fourrer les marchandisesdans le bateau et tendre la main à la mémère pour qu’elle ne se foutepas à l’eau toute seule, dans une maladresse toute terrestre que pro-pagerait involontairement la trop grande discipline des flots. Pen-ar-bed n’a pas de temps à perdre.

Puis le bateau finit par s’écarter doucement du port et fai-sant tout à coup ronfler ses machines, prit enfin ses distances,

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emportant avec lui des dizaines de bras qui s’agitaient d’une façonimbécile dans un simulacre de séparation romantique, ou bien d’unesorte d’affection qu’on aurait voulue partagée par les îliens. Peut-être qu’ils y croyaient vraiment, au fond, à tout ça. Qu’on les aimaitparce qu’ils auraient été sympathiques. Qu’on se serait plus oumoins attachés à eux, par je ne sais quel mystère. Les cons.

« Rien à carrer de ces bras» songea le vieux, tirant active-ment sur sa pipe. On disait au revoir aux mouettes et aux goélands,rien d’autre. Ou bien à une idée parfaitement faussée des choses,que seul le touriste moyen à l’existence moyenne pouvait se rehaus-ser de posséder.

Rien d’autre à observer que la mer et ceux qui y travaillent. Rien d’autre à penser que la mer et ceux qu’elle retient pri-

sonniers. De leur propre volonté.

* * *

REMUGLES

Le jeudi 12 novembre 1995, j’étais riche. Outre un héritagese chiffrant à plusieurs dizaines de millions de francs, que je four-rais indifféremment dans des tas de poches, une multitude de place-ments boursiers à fort taux de rendement firent de moi l’un deshommes les plus riches de la région.

Dix jours plus tard, dans l’ombre fraîche de ma cuisine, jedévorai mon premier cadavre en décomposition. Un bébé allongésur la table, pattes écartées comme un poulet dont j’arrachais lesmembres au fur et à mesure. Sa tête fut le mets de choix absolu. Jedévorai la gélatine blanchâtre de son cerveau en prenant bien soin,à chaque bouchée, d’y rajouter la pourriture alentour, sur le pourtourinterne de sa boîte crânienne. Puis, je lui élargis l’anus d’un coup decouteau, et, insatiable, plongeai alors dans les profondeurs obscures,me gargarisant du fait que le goût de la mort m’éloignait de ladéfaite, puisqu’il m’amenait tout droit et finalement à une sorte depouvoir démultiplié, démesuré, absolu.

Avant de le laisser pourrir un peu plus dans un placard pous-

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siéreux, pensant qu’une fermentation supplémentaire plongeraitmon âme dans une extase encore plus divine, je décidai d’élargir lenombril du bébé d’un rapide coup de couteau avant d’y fourrer cettequeue que j’avais grosse, dure et palpitante. Et au plus profond deses viscères, je jouis abondamment. Ensuite, je collai les restes aufond d’un placard avant de les ressortir deux jours plus tard. Alorsje confectionnai des rôtis, des steaks, imaginai des sauces et dégus-tai le tout en un après-midi, me bâfrant, dévorant, je dois bien lereconnaître, comme un porc affamé, loin d’une quelconque bien-séance. Très loin.

Avant de brûler le tas puant au fond de mon jardin, je vidaidéfinitivement le bébé du contenu de ses entrailles dans une bonnedizaine de bocaux que j’installai au fond de ma glacière. Désirantaccommoder des plats, j’avais songé à des sauces, tout en ayant unesainte horreur de tout ce qui pouvait s’avérer gâchis, de tout cequ’on pouvait jeter, ce qui constituait une base saine de mon éduca-tion tout entière.

Puis, une frénésie d’activité me vit nettoyer, briquer, laverma maison de fond en comble pendant plusieurs jours, me battantavec la poussière jusqu’à dénicher la moindre trace de saleté sur lamoquette la plus sombre. Je lavai la salle de bain à grande eau,dépoussiérai les angles puis fis briller les vitres de mille feux. Memis également à tondre la pelouse, à soigner les fleurs, à discuteraimablement avec les voisins, à nourrir les chats errants du quartier,puis à offrir des bonbons aux enfants alentour, à tailler les branchesdes arbres, à rire ouvertement avec les grands-mères puis, et enfin,à taper dans le dos des grands-pères dans la mâle camaraderie d’unechaleureuse expérience de l’existence.

Dans les conseils de quartier, je devins rapidement une réfé-rence, ou du moins un référent, défendant les intérêts des gens lesmoins biens pourvus avec l’acharnement et la ténacité d’un abbéPierre radical. Ajouté à cela, je parlais des gens respectables et desclasses moyennes avec une émotion grimpante qui me faisait trem-bler la voix. La bonne moralité et le courageux quotidien du travail-leur simple m’arrachaient toujours des larmes d’une ferveur jamais

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démentie. La jeunesse un peu dissipée trouva en moi un allié, pas-sant toujours et sans grande difficulté dans le prisme favorable demon emmagasinement raisonnable, puis dans l’égouttoir systémati-que de mon pardon divin. Bien vite, je devins la voix et le visage duquartier, et la quasi-totalité des gens n’y trouvèrent rien à redire.

Au moment où je me décidai à déménager à trois kilomètresde là, en pleine campagne, le curé de l’église Sainte-Ursule se pritd’une profonde affection pour moi. Il venait me voir de temps àautre, pour échanger des tas d’imbécillités que seul un cerveaumalade dans son genre pouvait générer chaque seconde. Je l’ac-cueillais avec grâce et bonhomie. Mon humilité était la plusexquise, mais je discernais en lui doutes et questionnements, dont ilne me fit jamais réellement part, mais je devinais par ses coupsd’œil appuyés qu’il semblait parfois se demander à qui il avait réel-lement à faire.

Je redoublais donc de bonhomie et de sympathie, et bientôt,son doute bedonnant s’abandonna dans de larges sourires roses, etses bras finirent par s’entrouvrir sur un gros ventre plein de chaleuret d’affection. À ces instants, nous nous mettions à échanger maintspropos anodins, nous empourprant néanmoins pour des sujets où lamoralité semblait dégringoler grandement. Pourtant, et à de raresinstants, ses sourcils s’incurvèrent encore bizarrement, suivant unesorte de resserrement perplexe dans lequel je discernais la nervosité,voire une sourde inquiétude. Nous nous quittions alors sur des motsrapides. Hasardeux, un peu insensés. Comme si nous remettions àplus tard la divergence cruciale qui nous gagnait l’un l’autre dans lacomplexité de nos êtres.

Sa gueule bonhomme partait alors, puis, devant mon portail,je le voyais pénétrer dans sa petite Fiat rouge main en hauteur mesaluant et signifiant ainsi cette sorte de respect amical qu’il avaitpour moi. Puis, la fois suivante, ça recommençait.

Une semaine après mon installation dans ma nouvelle mai-son, j’avais ramassé une vieille clocharde édentée dans une ruellesombre et déserte derrière la gare d’une ville toute proche. Déjà

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éteinte, particulièrement désespérée et donc soumise, la créature mesuivit sans aucune résistance. À mesure que j’approchais de chezmoi, sentant sa présence à mes côtés, une fulgurante excitation megagna. Elle parlait par balbutiements, onomatopées ou gargouillisstomacaux, clôturant ses propos vaseux, marécageux, par des rou-coulades de pets sonores et odorants qui déclenchèrent en moi unpassionnant remue-ménage.

Elle était à point. Je me mis à penser que j’allais bien m’amuser, puis très

vite, me mis à envisager que je pourrais la titiller, la chatouiller, luiouvrir le ventre ou bien lui pisser dessus. Elle représentait l’êtreidéale, la passionaria de mon enfance. Celle que j’avais perdue etque je retrouvais là, intacte, à côté de moi. Arrivé chez moi, j’entre-pris d’abord, dans un moment d’égarement pesamment humain, dela faire manger et de la laver. Elle puait le dégueulis et la vinasse;dans son cou, ses cheveux sales n’arrivaient plus à cacher de lon-gues traînées de crasse ponctuées par quelques croûtes qui bâillaientencore, purulentes. Elle arborait des chiffons en lambeaux en guisede chaussures et un air si perdu, si triste, si ENFANTIN, que je fustenté de l’égorger de suite. Pourtant, j’arrivai à me contenir.Quelque chose de nouveau apparaissait en moi. Nouveau et terrible-ment déstabilisant. Quelque chose, comme une horrible tendresse. Ilme semblait même avoir ressenti de ces sentiments drôlâtres quesont la compassion, ou encore, et pire, la compréhension.

Quand elle sortit nue de la salle de bain sans s’en rendrecompte, je me précipitai pour l’envelopper doucement dans une ser-viette-éponge, l’œil humide et le cœur bondissant. Une étrange cha-leur me gagnait. Puis quand je la vis dévorer à pleines dents un pou-let entier environné de carottes-vapeur, l’émotion faillit me fairevaciller. Cette vieille me touchait profondément. Tout à coup, je mesentais bouleversé par son être, foudroyé par une sorte d’amourdivin gigantesque et profond, comme une lame de fond.

Cette nuit-là, elle ronfla d’une façon immonde. Et je ne pusfermer l’œil, vu que ce dernier resta passionnément fixé sur le corpsqui occupait une partie du lit.

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J’appréciais l’incohérence de sa conversation, elle ne quit-tait plus ma salle de bain.

À partir de ce jour-là, nous devînmes inséparables et tout lemonde sembla s’en réjouir; le curé revint me voir un peu plus sou-vent, ému par ce geste de piété filiale. Parfois, il se laissa allerjusqu’à me taper dans le dos, comme il me voyait faire avec son tasde vieux, réfrénant tout à coup ses ardeurs débiles quand je me tour-nais vers lui. Mais il ne semblait plus s’en faire à propos de l’ariditéde nos vagues conversations. «Le tout est dans l’acte», semblait-ildire — phrase avec laquelle j’étais parfaitement d’accord.

Dans la commune, les enfants n’hésitèrent plus à m’appro-cher et il y eut quelques distributions de baffes qui me firent gagnerles faveurs des parents. Certains allèrent même jusqu’à venir meféliciter chaleureusement, déboulant chez moi dans leur voiture etleurs habits du dimanche. Avec un air contrit et peigne-cul qui, àchaque fois, me ravissait.

De temps à autre, je baisais la vieille. L’était ravie. Surtoutquand je la cognais en même temps. Sur la gueule, les seins et le cul.Lui avais arraché trois dents pourries et elle avait pleuré comme unemerdeuse. Donc je lui avais défoncé la gueule comme seule unemerdeuse le méritait. Avec une application mathématique quim’avait fait furieusement bander. Surtout quand elle gémissait oucouinait comme une petite fille submergée par la douleur.Cependant, je tenais à ce qu’elle garde ses trois dents de devant.Autant pour raison pratique qu’esthétique. Et puis ça m’inclinait àgarder encore intacte toute l’affection que je lui portais.

Nous fûmes mariés par notre ami curé le 4 mars 1996. Lacérémonie fut délicieuse, et le comble de l’émotion m’envahit lors-que je tirai Thérèse vers un coin sombre de l’église afin de luienfoncer dans le cul vingt-cinq centimètres d’un énorme cierge toutneuf. Enfance et ravissement. Plaisir de l’innocence illuminant lecœur des purs. Béat, j’allumai la mèche à l’instant où les clochessonnèrent. Le soir même, au restaurant, j’abusai des alcools etdevant tous les invités, troublés par tant de passion, j’entraînai ten-

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drement Thérèse dehors, sous les rires et les acquiescements com-plices.

Derrière un arbre et à genoux, elle me sourit, confondue,désolée. Elle avait été incapable d’engloutir plus d’un demi-litre demon urine, mais je ne pus lui en vouloir. Bien au contraire, je l’em-brassai affectueusement. Puis nous revînmes nous asseoir sous lesapplaudissements épars des gens complices. Les petites vieillesriaient de toutes leurs dents, gueules rouges de vin et de jubilationsgrailleuses mêlées. Les vieux se laissaient gagner par l’émotion, etsans doute touchés par la grâce de l’instant, poussèrent leurs petits-enfants à venir nous saluer, nous toucher, nous caresser, nous parler.Nous formions le plus merveilleux des couples, entouré de bambinsjoufflus qui faisaient comme une ronde autour de nous. Des couplesnous fixaient, cherchant à retrouver l’instant magique où, sensible-ment, ils avaient essayé d’être heureux. Ils semblaient nous envierun peu, mais savaient qu’il serait déplacé de l’afficher. Tout lemonde mangeait, fumait, buvait, et les plus hardis, écartaient déjàles tables pour laisser place aux danseurs. Puis la musique, tel unflot d’amour magnifique, emporta tout le monde.

Je dansai avec la femme du maire, puis avec l’institutricequi, en foutue bonne salope, se colla contre moi. Puis avec deuxvieilles que je saoulais de rythme et de rire et qui voulurent me gar-der par la suite. Puis des jeunes, des plus jeunes encore qui se ser-rèrent, un peu rougissantes, contre moi, baissant des yeux dans lahonte de leurs corps insatiables qui se laissèrent pourtant tout entierentraîner. Thérèse pionçait déjà depuis un moment quand je revinsm’asseoir à ses côtés.

En rentrant ce soir-là, je la traînai dans l’allée par le chignonet les regards langoureux qu’elle me lança par instant m’indiquèrentson profond contentement.

Je lui foutais la paix une bonne partie de l’été. Trop chaud.Trop lascif. Trop lâche. Et puis je devenais plus doux, plus tendre.En quelque sorte le parfait amour. Respect et compréhensionmutuelle des désirs et besoins de l’autre, voilà à quoi nous arrivions,dans une sorte d’équilibre profond et véritable. Ainsi, quel fut son

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bonheur quand je l’autorisai à utiliser sa langue comme papier-cul.Dans son remarquable coup de langue, elle grogna de satisfaction.Son dévouement la poussait même à utiliser sa langue pour lestâches ménagères les plus ingrates. Nettoyer le sol poussiéreux de lacave, récurer la baignoire, la cuvette des toilettes dans laquelle elleréussissait l’exploit de plonger entièrement la tête.

Au premier signe de l’automne, nous partageâmes notrepremier cadavre. Un alcoolo qui ronflait dans ses cartons. À l’ins-tant où je le repérai, je freinai sèchement et Thérèse m’aida à l’en-fermer dans le coffre de la voiture. Quand j’ouvris le coffre, il dor-mait toujours. Ce fut seulement au moment où je lui tranchai le piedavec ma scie circulaire portative qu’il réagit bêtement. La gueuleidiote qu’il fit. Yeux grand ouverts et bouche n’arrivant même plusà crier tellement elle débordait de la merde que Thérèse lui offraithumblement, accroupie au-dessus de son visage. Ma douce descen-dit alors de la table, sourit, puis nous nous embrassâmes follement.Elle se mit à rire bizarrement et je me rappelle m’être questionné àce moment sur le fait de savoir s’il serait bien raisonnable de luifourrer un mioche dans le ventre, un gredin dans le tiroir, un de cesjours.

Désormais, le poivrot était évanoui, inconscient, le pied enmoins et le moignon sanguinolent. Ses pieds puaient méchammentmais je dévorais avec grand plaisir ses orteils l’un après l’autre,observant Thérèse qui s’abreuvait aux jets de sang jaillissant parintermittence du moignon rouge. Ensuite, Thérèse voulut m’imitermais elle se tourna vers moi, la larme à l’œil, un désespoir christi-que plaqué sur le visage. Ses trois dents branlantes ne lui permet-taient pas de ronger normalement les os des doigts de pied. Moncœur bondit d’amour et d’affection quant à sa tentative désespérée.Je fourrai le reste du pied dans le broyeur électrique et n’arrêtai lamachine qu’à l’instant où la bouillie me sembla passablement onc-tueuse. Ma Thérèse but la liqueur dans un état extatique. Le nectardégoulinait de sa bouche, coulant jusqu’à son cou. Le regard qu’elleme lança me troubla si profondément qu’une terrible envie de ladévorer sur le champ me saisit. Elle était belle, corps, amour, désir,

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sang voluptueux irriguant ses veines, reins cambrés de cette façon sibanale qu’on ressentait inéluctablement l’impérieuse nécessité de ladétruire.

La polissonne me fixa jusqu’aux profondeurs de mon cale-çon quand elle se mit à sucer amoureusement le sanglant moignondu vieux barbu. Plusieurs fois, elle enroula significativement sa lan-gue autour du gros morceau de chair, avant de l’engloutir et de lepomper comme elle le faisait parfois de mon sexe-même. Je me misà bander comme un âne. Je réveillai brutalement le poivrot quandma queue franchit la porte de son rectum, puis me mis à le piston-ner régulièrement, soigneusement, profondément, inévitablement.Alors, cherchant la faille dans les mailles du tricot, Thérèse profitades yeux grand ouverts du bonhomme pour y enfoncer dix centimè-tres d’aiguilles à tricoter qu’elle avait préalablement fait bouillirpendant une bonne demi-heure.

Notre ami n’en crut pas ses yeux. Il brailla comme un con.Je compatis en activant la manœuvre, cherchant par là, sans aucundoute, à détourner son attention vers ce quelque chose que je consi-dérais comme éminemment plus agréable. Maintenant qu’il étaittout à fait réveillé, Thérèse, dans sa grande bonté, s’intéressa auxattributs masculins du brave homme. Les découpant, elle en fit destranches. À la grande surprise du monsieur.

La bouche ouverte, il tentait de diriger ses yeux morts versThérèse, qui les lui fourra soudainement au fond de la gorge eninsistant sur ce qui cherchait à dépasser. Après quoi, mémé au coindu feu, elle entreprit de recoudre la bouche du brave homme avec cequ’il avait dedans. Ce qui fut promptement fait.

Une douce mélancolie me gagnait, et j’ai songé alors à unbon feu de cheminée. Pour le plaisir des yeux, mais aussi, bien évi-demment, pour la chaleur. Mon âme avait froid. Nostalgique, j’aisongé alors aux rudes hivers familiaux, puis à la réjouissante chemi-née au milieu de la pièce, avec le clan autour, les adultes et lesenfants regardant tendrement ces pommes de terre environnées depapier-alu qui crépitaient dans les braises rougeoyantes. La chaleur,la tendresse, la famille, et toute la douceur que cela pouvait repré-

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senter. J’ai défoncé le cul du clochard, puis j’ai ralenti, avant dedéculer complètement. L’ennui me gagnait.

Seul, iconoclaste, le poivrot avait toujours les yeux grandouverts, suintant, coulant, grosse bouche cousue laissant passer lesfilets moussus d’une bave sanguinolente.

- L’aile ou la cuisse ma tendreroubignolle? proposai-je àThérèse, avant de saisir la hache au pied de la table.

Un hennissement signifiant plus ou moins qu’elle riait sor-tit d’entre ses dents pourries. Cependant, elle n’explicita rien de pré-cis. Monsieur bonhomme gigotait et je dus m’y prendre à plusieursfois avant de détacher nettement la tête du tronc. Pas de raison queje m’y prenne mieux que pour couper un arbre. Un métier ça s’ap-prend. Thérèse riait encore et se prit une méchante droite qui luibousilla une des dents de devant. Bien fait pour sa gueule. La puten’avait pas à rire là où on lui disait de ne pas le faire. C’était de notreamour dont il était question.

Une certaine lassitude nous gagna tous les deux et l’ons’empressa alors de découper le monsieur en tranches afin qu’il ren-tre plus facilement dans le congélateur. Je m’acharnais un peu ner-veusement sur les morceaux à cause du film du dimanche soir. Je neloupais jamais le film du dimanche soir.

Thérèse récupéra un bout de viande qu’elle jeta dans unepoêle avec du beurre, fourra une boîte entière d’haricots verts dansune casserole dont l’eau frémissait déjà, alors que je faisais face autéléviseur zappant à tout-va dans le but avoué d’éviter la publicité.Puis on bouffa dans le canapé, sans un mot, l’œil rivé à l’écran detélévision. Ensuite, Thérèse vint se lover contre moi, alors que dou-cement, je prenais la forme du fauteuil. Je tombai alors dans la béa-titude et la somnolence.

Les mois passèrent et notre petit couple se retrouva un jourensoleillé du printemps dans son charmant jardin. Me sentant pasmotivé, j’avais laissé le pilotage de la tondeuse aux mains malhabi-les de Thérèse, et, de ma terrasse, je guettais d’un œil évidemmentsans pitié les divagations physiques et géographiques de la

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connasse.Entre deux pages d’un magazine porno étalé sur mes

genoux, je la couvrais d’insultes, lui hurlais dessus ou, parfois,allais même jusqu’à dévaler la pelouse afin de lui foutre mon piedau cul. Plusieurs fois, je la finis au sol, à coups de pied, chosequ’elle sembla particulièrement adorer au vu des œillades fiévreu-ses qu’elle me lança. Pourtant, avec le temps, je me sentais devenirplus doux, plus tendre, moins systématiquement cogneur. Je savaisque mes nombreuses lectures me rendaient plus humaniste, enconséquence de quoi, j’avais juste une sacrée foutue tendance àm’avachir un peu. Me contentais de grignoter les restes braisés d’unchien errant plutôt que de repartir à la chasse à l’homme.Parfois même, comble de la faiblesse et du renoncement, je me met-tais à acheter de la nourriture végétarienne, et j’entrepris alors, versces moments, la confection d’un petit jardin où je plantai harmo-nieusement graines de légumes et plantes aromatiques. Thérèsesemblait couver mes nouvelles marottes d’un œil doux et humide, età long terme, je me disais bien qu’il faudrait y remédier, d’une façonou d’une autre.

Mon aura dans la petite ville grandissait. J’avais fait uneentrée remarquée au conseil municipal et pas une semaine ne sepassa sans que je me batte pour un dossier, ou que je fasse pencherla balance du côté de ceux que je considérais comme victimes dansune affaire délicate. J’apostrophais le maire avec bonhomie maisfermeté. Je m’adressais aux adjoints avec la maestria du convaincu.Petit à petit, je devenais incontournable, et aucune décision duconseil municipal n’aboutissait sans que j’y appose ma signature.Toutes mes actions se concrétisaient, et la petite ville fut bientôt enproie à une frénésie d’activités les plus diverses. Agrandissement dela salle municipale, construction d’un lotissement afin d’accueillirles nouveaux résidents, accroissement de l’enveloppe destinée auxassociations, construction d’une tribune le long du stade municipalaprès l’avoir agrandi d’une piste d’athlétisme.

J’avais versé un sacré tas de pognon pour que l’équipe defootball de notre chère petite ville arbore de nouvelles et flam-

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boyantes couleurs. J’arrosais tout le monde à la buvette, à la mi-temps, et après le match. Aux écoles, je fis des dons. Pour le maté-riel pédagogique, pour les sorties et pour les voyages scolaires. Lesfêtes et kermesses me voyaient toujours au premier plan, entre mon-sieur le maire et son rival bien connu, le président de l’équipe defootball, je parlais avec tout le monde, comprenais certains, compa-tissais avec d’autres. J’établissais des dialogues, des rencontres, deséchanges et même des confrontations quand je le jugeais nécessaire.Mais je prenais bien soin de ne pas m’immiscer dans n’importequoi, afin de ménager tout le monde. Thérèse suivait, souriante, sen-siblement ravie. De toute façon, je ne lui laissais pas le choix.

Ce fut vers ces temps d’intense activité municipale que jecrus commencer à discerner quelques changements en elle. Elle per-dait son regard de chienne soumise. Dans sa posture, aussi, qui seredressa sensiblement, arborant parfois la pose fiérote d’un foutucoq de basse-cour. Pourtant, ça ne m’intrigua pas trop longtemps, etje laissai faire. Mon amour pour elle s’épanouissait sereinement.Lui avais bien collé deux trois marrons, mais, comme un élastique,elle revenait à sa place, alors je me lassai et remis à plus tard toutedécision à son sujet. J’aimais Thérèse, et l’amour faisait passer pleinde choses. Désormais, Thérèse manifesta même quelques curiositéspour les activités artistiques. Dorénavant, elle regarda la télévisionavec moi. Des variétés, des tas de variétés qu’elle se mit à enfour-ner avec une irrésistible gourmandise. Elle s’excitait soudainementaux génériques des émissions, baissait brusquement sa culotte et sefourrait trois doigts dans la chatte en se mettant à ahaner sauvage-ment. Maintes fois, alors qu’elle se positionnait à quatre pattes surle canapé, je dus accéder à ses désirs et lui coller deux doigts dansl’anus pour accélérer sa jouissance. Également, les minutes précé-dant les journaux télévisés, dans une exaltation qui l’amenait géné-ralement dans un effrayant paroxysme orgasmique, elle me deman-dait de lui uriner dessus. Et ravi, je ne me fis jamais prier. Plus tard,on se mit même à baisouiller mollement devant le bête écran, chosequi auparavant m’aurait profondément choqué, la télévision étanttout de même chose éminente dans la vie d’un couple.

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Mais le temps s’écoulant, je me rassurais en pensant que,parfois, les couples deviennent un peu victimes d’un certain manquede communion, ou du moins, de communication. Je mis alors toutça sur le dos de l’habitude, et la sentant tellement prise par la télé,je dus m’avouer un peu vaincu et finis par me confectionner toutseul mes sandwichs aux entrailles d’enfants. La tristesse et la soli-tude m’envahissaient, comme une ombre de plus dans l’ombre de lacuisine. Néanmoins, la passion revenue, nous évitâmes les enfantset les vieux, et dévorâmes enfin notre premier adolescent. Du boutdes lèvres, par pure curiosité gastronomique. Évidemment sanscachet, mais néanmoins intéressant. Manquait juste un poil decaractère. Rajoutant un conservateur de première, on en fit de labouillie, et on fourra le tout au fond du garde-manger, disséminéentre des tas de bocaux, comme toujours.

Depuis quelque temps, le maire Henri Jacob et moi étionsdevenus les meilleurs amis du monde. Et sa femme Jacquelinemanifesta même l’embryon d’une amitié tendre et intéressée enversma Thérèse à moi. Nous nous rendions quelques menus services,comme l’on se doit dans ces cas-là et entre amis.

Un jour chaud de juin, alors que Thérèse et moi glandionspesamment dans le jardin de notre villa isolée, Henri et Jacquelinedébarquèrent chez nous, hilares et munis de bouteilles diverses,apparemment pressés de faire de nous un peu plus que des amis. Çacommença de cette manière. Une Mercedes garée devant le portailet deux têtes imbéciles riant au-dessus de ce même portail, commedeux boules de Noël néfastes qui ne clignoteraient pas du tout àl’unisson.

- Hou hou, les amis, devinez qui vient rompre la monotoniede votre triste vie sauvageonne?

Je tiens à préciser que ça se passait le dimanche, sinon riende tout cela n’eût été possible. J’étais encore vautré sur la terrassequ’ils déboulèrent sur la pelouse fraîchement coupée par Thérèse.

- Henri, Jacqueline? m’exclamai-je, plutôt surpris. J’avais bien fait de cramer les derniers restes du dernier

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gamin au fond du jardin, la veille, puis plus ou moins de nettoyertout ça. Jacqueline, foutue connasse de jument, bête sourire plein dedents plaqué sur la tronche:

- Ha ha, surpris hein? Il faisait beau et on s’est décidés enquelques secondes, hein Henri? Pourquoi n’irions-nous pas rendrevisite à nos amis, en cette belle journée d’été? Puis quittant l’œil ducrétin auquel elle venait de s’agripper lourdement, elle s’amusa àvenir me roucouler sous le menton… «Bon, on se fait un peu invi-ter, alors pour nous faire pardonner, on a pensé ramener les victuail-les, hein? On s’est bien doutés que la surprise faisant, vous n’auriezpeut-être pas prévu grand-chose… Et évidemment, pour cette mêmesurprise, on n’a prévenu personne, vous vous en doutez bien, pourne pas être embêtés… finit cette idiote en faisant les faux clins d’œilprononcés d’une maternelle bourgeoise à son balourd de mari.

Ce dernier enlevait déjà son tee-shirt ne cachant pas l’émi-nente graisse de son bide, que la baronne continuait à hennir ensourdine tel un cheval qui commencerait à perdre la boule. Lui, deson air bonhomme, totalement abandonnés aux épisodes domini-caux décontractés, me sourit, tout excité:

- MAURICE, JE T’ÉCRASE AUX BOULES !Je ne répondis rien, et vu qu’il l’affirmait, c’est qu’il devait

sans doute avoir raison. Thérèse pointait à peine son pif en dehorsde la cuisine que Jacqueline l’accapara méchamment, lui fourrantdans les bras une salade composée, trois bouteilles de rosé, unpaquet de saucisses et de merguez, des fruits, des fromages, et je-ne-sais quoi d’autre. Thérèse sortit enfin de cette sorte de néant danslequel elle était si bien parfois.

- Mais, il ne fallait pas, on aurait pu… - Tatatata… coupa Jacqueline, catégorique. Puis, la saisissant, elles s’engouffrèrent dans la cuisine bras-

dessus bras-dessous. J’étais relégué à l’apéro, à jouer aux boulesavec le maire. Je l’écrasai huit fois d’affilée, avant qu’il ne se décideà limiter son influence à l’apéritif, moment où la trogne de safemme réapparue dans l’entrebâillement de la porte-fenêtre. Elleparaissait soucieuse:

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- Dites donc Maurice, il ne vous resterait pas du charbon debois par hasard? Il y a des tas de vieux sacs vides, mais je n’entrouve aucun de neuf? Vous en faites beaucoup dites donc des bar-becues, hein Maurice, attention à la ligne, hein, quand même! finitpar glousser cette sotte, avec le charme pourri d’une mère chré-tienne qui chercherait à gronder son rejeton sans en avoir réellementle courage.

Intempestif, le bavardage de la sale pute ne m’empêcha pasde penser qu’il me semblait bien m’être servi du dernier sac pourcramer le môme. Et puis merde après tout, strictement rien à bran-ler de tout cela.

- Insistez un peu auprès de Thérèse, Jacqueline, elle connaîtles combines… fis-je, puis je clignai de l’œil, posé et rassurantcomme cette sorte de benêt qu’elle fréquentait généralement… Sivous ne trouvez rien, on ira chercher du petit bois avec Henri, bienque je pense même que quelques cageots feront parfaitement l’af-faire, en tout cas ne vous inquiétez pas…

- Oh mais je ne m’inquiétais pas! en rajouta une couche cemisérable sac à foutre.

Une heure plus tard, le barbecue était bien chaud, rempli debraises brûlantes à ras-bord. Une heure plus tard, Henri et moiétions raides, à point; en vérité même nous culminions: boules,Ricard, chaleur plombante, Ricard, boules, Ricard. Henri Jacobdéblatérait des petits discours divaguant pour moi tout seul. J’enredemandais, contrecarrant soudainement ses plans afin qu’il semette à dériver dans une autre direction. Où son à-propos se vau-trait, généralement, à l’image de sa tenue physique sur ma pelouseen pente. Deux fois je le relevai, lui fourrant une triple dose dans lamain. Son verre n’était jamais vide, le mien, si. Le laissant chance-ler et vaciller sur ma pelouse, je pénétrai dans la maison, puis medirigeai vers la cuisine. Jacqueline était attachée et bâillonnée surune chaise, yeux écarquillés papillonnant d’incrédulité. Je caressaila nuque de Thérèse et lui palpai même un peu les fesses, de satis-faction. Elle gloussa. Puis Thérèse entreprit de marcher autour deJacqueline, l’accusant, l’acculant, l’insultant. Faisait les questions-

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réponses, ma douce, et je trouvais ça plutôt charmant. Tout à coupelle engueulait la bigote, lui crachant dessus, avant de se mettre à laplaindre en gémissant jusqu’aux larmes. Puis elle tourna autourd’elle avec un étrange pas de danseuse tout en psalmodiant des trucsqui, dit comme ça, furent excessivement drôles. À tel point que jen’en gardai bizarrement aucune trace, me gargarisant simplement del’impression qu’ils me laissèrent. Un énorme flot de tendresse mesubmergea alors, faisant se soulever ma poitrine. Je m’approchaitimidement de mon aimée, puis d’une redoutable droite, fracassai lenez de madame le maire. La chaise vacilla et elle resta un instantsuspendue, en équilibre, l’air effaré. Puis l’équilibre fut vite rompupar le glissement des deux pieds de la chaise, qui la firent s’effon-drer brutalement sur le carrelage froid. J’embrassai Thérèse à pleinebouche et baissant vivement sa culotte, lui fourrai brusquement monpouce dans le cul. Puis je fouaillai tranquille, sans douter une seulefois du pied qu’elle commencerait à prendre. Elle s’installa mieux,pour que le pouce lui visite subtilement les endroits encore ignorés,et ses yeux se mirent à briller. J’envisageai alors une soirée haute eten couleur.

Interrogatif, moitié-reniflant mon doigt, moitié-contem-plant madame le maire étalée par terre, je goûtai alors avec joie letimbre de la voix de Thérèse qui avait commencé à s’élever dans lacuisine. Elle alluma le four pour un préchauffage adéquat puis mitson petit tablier autour des hanches afin de s’occuper des légumes.Joyeuse, elle chantait. Son dos fragile me faisait face, et d’un œilattendri, je la regardais faire. La dextérité de ses doigts sur les vic-tuailles, tâtant, caressant, lavant, coupant, me fascinait. Je me lais-sais charmer. Je me trouvais en plein songe d’amour; puis la réalitéressurgit pleinement au boucan que fit Henri Jacob quand il tentad’accéder à la terrasse et qu’il s’y vautra complètement, amenantavec lui table, chaises, verres et bouteilles de Ricard qui s’écrasè-rent au sol. Arrivé à l’extérieur, je souriais en contemplant letableau. Le tas dormait entre terrasse et pelouse, la tête dans la haie,le corps environné de débris. Le sac à merde s’était mis à ronfler etje ricanai.

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Monsieur le maire d’une petite ville de trois mille habitants,monsieur l’image du pays, de son passé, de la plaisante sympathiede son présent, jusqu’au miracle de sa grandeur entrepreneurialefuture, là, vautré dans la haie. Une merde. Un étron écrasé à la va-vite. J’approchai. L’œil clignota, et il tenta de sourire en me recon-naissant. J’avançai ma main vers lui, visage avenant et compréhen-sif, juste avant de lui coller mon pied droit dans le ventre. Sous lechoc violent, il me sembla entendre une de ses côtes qui se brisaiten mille morceaux, et l’horrible grimace qu’il me fit à ce momentconfirma mon sentiment. Souffrance, gueule d’incompréhensionpeinée, tentative de surnager à la noyade en tendant la main vers uneautre main secourable. Du coup, saisissant sa pogne boudinée, je luicassai trois doigts puis contemplai sa gueule de con.

Le con manifesta le désir, à un moment, de se relever, maisencore ivre et perclus de douleur, il retomba la tête la première surla terrasse. Ce fils de pute se mit à alors grimacer douloureusement,ce qui me rendit enclin à une certaine tolérance mâtinée de compré-hension. Je tentais de l’assommer avec une pelle que cette foutueconnasse de Thérèse avait laissé traîner par là, à bon escient d’ail-leurs, je dois bien le reconnaître. Néanmoins, il me faudrait unenouvelle fois la corriger, juste pour redresser la barre, évidemment.Finalement, je ne réussis qu’à exploser le pif granguignolesque demonsieur le maire.

- MAIS ENFIN MAURIFFE!!! pleurnicha-t-il, crachantdeux dents, un bête effroi tapi au fond des yeux.

Il me fixait et tremblait de tous ses membres. Nez écrasé,pissant le sang, bouche tuméfiée d’où le sang, également, s’écoulait.Corps vautré par terre, tentant de se protéger. Mal, trop mal. Voilàce qu’était, à ce moment-là, le portrait de monsieur le maire d’unecommune encore rurale mais néanmoins pleine d’avenir. Monsecond coup de pelle, le plus efficace, lui laissa une méchante traceviolacée sur la pommette, auprès de l’oreille. Mais il tenait encorele coup, le bougre. De sa bouche pleine de sang s’échappa un sonfluet.

- … Enfin Mauriffe…

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- Mauriffe il t’emmerde! lui écrasai-je enfin la gueule. Troisième coup de pelle, le plus précis. Il sombra dans l’in-

conscience. Au moment où, curieux, je constatai son état, la voix de

Thérèse me fit sortir du mien. Voix de cristal s’harmonisant aucontact de l’air, se raffermissant en goûtant les ténèbres. Elle étaitlà, debout, sur la terrasse, droite, fière. Me regardant, me fixant,heureuse. Elle ouvrit les jambes et soulevant sa petite robe, me mon-tra son pubis, dans lequel elle fouilla soudainement, ouvrant le plusgrand possible ses lèvres, pattes écartées, se mettant à ressembler àune sorte de crapaud débile, de crabe humanoïde. Grimaçante, ellese branla devant moi. Je bandai. Puis elle agrippa mes reins et mefit pénétrer profondément en elle. Au même instant, de ses mainsplaquées sur mes fesses, les deux majeurs se retrouvèrent tout aufond de mon cul, et je me sentis curieusement investi. Devant, der-rière. Tout partout autour. Elle me mangeait. Je lui laissai alorscroire que j’acceptais.

Bien vite, Henri et Jacqueline se retrouvèrent au fond de lacave, nus, attachés, bâillonnés. Sensiblement, ils croupissaient dansleur vomi et leurs déjections, étant donné que Thérèse et moi avionspris soin de leur casser quelques membres, afin d’éviter toutedéconvenue, en vérité toute propension particulière à tenter de fuir.Nous avions besoin de nous calmer, de reprendre quelques forces.On dévora tout, merguez, salade, fruits, taboulé, vidant chacund’entre nous une bouteille de rosé. Le rosé avait bon goût. Thérèsen’avait pas lésiné. S’était agrippée au goulot comme elle le faisaitparfois avec ma queue, mon bras, ou mon pied. Quand elle dévoraitla crasse que je laissais entre mes doigts de pied, et qu’elle léchaitdans un état de semi-délire.

Une étrange lueur brilla dans ses yeux, elle se plaça àgenoux derrière moi et s’occupant toujours de ma queue avec sesdeux mains, elle fourra son visage entier dans mon cul, qu’ellebouffa et renifla comme un animal curieux m’amenant vers descontrées exquises où les limites s’éloignaient à mesure que l’onavançait. Je sentis sa langue se faire un passage dans mon trou du

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cul, faisant plier l’orifice sous ses bons offices, et je sus que j’allaisjouir de la plus belle des manières. Je songeai alors à monsieur etmadame le maire, promesses de souillures raffinées qu’il faudraitapprofondir, et me retournai brusquement pour tenter d’assommerThérèse. Qui résista magistralement à ma brutalité. Ma main gauchetenta alors de lui arracher les cheveux, et je jouis abondamment surson visage, en longues traînées blanchâtres, épaisses, qui remplirentsa bouche, une de ses narines et une deses cavités oculaires. Sonœil baignait dans mon foutre. Bave me dégoulinant des lèvres, unejoie mauvaise déferla alors sur mon âme, ravageant tout, comme unfeu sur une terre fertile que j’aurais voulu absolument détruire.

Détruire c’était le mot. Là où, inévitablement, le plaisir se nichait. Des yeux. Des yeux tous les deux. Exorbités, effrayés. Des

yeux qui savent, ou qui du moins pressentent ce qui va se passer.Des yeux remplis d’une fantastique profondeur dramatique, commeen équilibre, comme en suspension, entre le gouffre absolu où ilsdisparaîtraient et les possibilités d’une terre ferme, où ils pourraientse reposer, puis peut-être, envisager de fuir. Des yeux merdeux,chiasseux, trouillards. Je fumais, prenant mon temps, attendantThérèse. Elle et la situation formeraient bientôt la plus significativeconcrétisation de mes rêves de gloire. Tranquillement, je me mis nu,puis, le repas gargouillant généreusement dans mon estomac, j’éva-cuai posément une prodigieuse envie d’uriner sur le corps saucis-sonné de madame le maire, qui afficha un tel visage de désespoirque je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.

Mes souvenirs. L’arrivée dans cette petite ville. Dans cette putain de petite commune merdique. J’avais

trimé ce qu’il fallait pour me faire suffisamment respecté. Pas tropcon, m’étais arrangé pour descendre des tas de crétins patentés endiffusant des ragots réchauffés à ma sauce afin de bousiller lesambitions merdiques des quelques locaux poussifs. Pas trop bête, etsuffisamment roué aux affaires, j’avais fini par poser mon cul sur lefauteuil de président-directeur-général d’une société agro-alimen-

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taire d’une taille conséquente, aidé en cela par les pouvoirs obscursde feu mon père, et de tous ses réseaux généreusement familiaux.Déjà, j’avais réussi. La réussite était l’axe central et directeur demon existence tout entière. De là, j’avais délégué ce qu’il fallaitpour faire tourner la boîte, puis avais investi dans l’immobilier et lesplacements boursiers bien au-delà du raisonnable. Et j’avais eu unbol monstre. J’avais réussi mon coup. Et j’en étais reluisant defierté. De là, je régnais, ni plus ni moins. Sur le canton et le reste.Sans moi, pas de boulots pour les braves gens du peuple que j’ai-mais de tout mon cœur. Sans moi, une équipe de foot constituée debras cassés infoutus de se tenir sur leurs jambes et d’arborer quel-que chose ressemblant à un maillot. Sans moi, du passé, lourdingue,mais pas de présent et encore moins d’avenir. Sans moi, cette com-mune n’était ni plus ni moins qu’un nouveau cimetière dans lequelcrevaient systématiquement plein de vieux, chaque année.

Je connaissais le curé, l’abbé, éventuellement les instancessupérieures que j’arrosais annuellement de grosses sommes d’ar-gent destinées aux œuvres. Les œuvres, j’y croyais, en plus c’étaitsympa, synonyme de générosité et ça correspondait à l’état larvairede la pensée contemporaine dans ces terres hostiles, débiles et recu-lées. Alors j’arrosais.

Les flics m’adoraient. Les supérieurs m’invitaient et meprésentaient leurs femmes auxquelles je souriais comme un con,généreux, ouvert, mais moralement inflexible. Elles me lorgnaientdu coin de l’œil, appréciant la souplesse de mon échine. Les flics metapaient dans le dos. Et je pissais dans leurs képis. Même si en facede moi-même, parfois, il m’était impossible d’en supporter l’idée.Mais les flics continuaient à me taper dans le dos, à m’honorer de laprésence de leurs femmes. M’arrangeais toujours pour que la fli-caille nouvelle-venue dans la riche commune posât son cul dans demerveilleux petits appartements avec grand jardin et tas d’arbustes.Dans de belles maisons jouxtant la rivière aussi, mais avec barrièrepour empêcher bébé de se noyer comme le con qu’il allait superbe-ment devenir un de ces jours à l’image de ce que ses parents étaientdéjà.

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Je grillais l’État sur le fait de raquer, royalement, bien sou-vent, ce qui lui faisait pousser des pustules de rage à mon encontre.Mais désormais, j’y plaçais également mes pions. Accélérer le pro-cessus de rénovation des rouages de l’État était le leitmotiv. Pissantdans les rouages, je fluidifiais la chose, accélérais les prises de déci-sion, promulguais l’entreprise et la flexibilité comme moteur del’investissement dans les petites communes isolées. Reliais les bon-nes volontés, faisant remonter les manches de tous les connards quin’attendaient que ça pour avoir l’air de quelque chose. Et l’État,benêt pustuleux à grandes dents, scout en perdition, suivait, croyantqu’il allait en être plus moderne pour autant, plus désirable, plusattrayant. Sans s’en rendre compte, il en était juste un peu plus puteque jamais.

Évidemment je ne demandais rien à personne. Juste un bonrespect de père de famille, vautré sur son fauteuil et dans lequel il ale pouvoir absolu puisqu’il détient la télécommande de l’écran platdernière génération. Alors j’avais eu, tenace et réservé, ma petitemaison dans la commune. Puis à mesure que mon parcours suivaitune courbe ascendante, je fis construire en pleine campagne unemaison particulièrement isolée, dans laquelle je m’inscris désormaisdans le temps, et parfaitement dans mon époque.

Entre-temps, j’avais commencé à jouer. J’aimais le rôle duchat mais détestais celui des souris, désirant les corps à défaut depouvoir dévorer les âmes. En dévorant des hommes et des femmes,je me sentais parfaitement en phase avec moi-même, régénérantmon propre corps, mon propre esprit, à chaque instant. Des êtresdisparaissaient, et il ne restait aucune trace. Pas de témoin. Juste desvides que l’âpreté du quotidien de chacun finissait par remplir, puispar oublier. Pas d’indices, pas de pistes, pas de témoins. Juste defarouches inquiétudes que je signalais à la maréchaussée, dès lorsqu’une interrogation ou qu’une plainte faisait jour d’une façon unpeu trop lancinante dans la commune. Je postillonnais au conseilmunicipal. Je me levais et haranguais les représentants de la popu-lace sur le fait de se tenir sur ses gardes et de protéger ses enfants.Que la protection de l’enfance était le fer de lance, le détonateur et

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la fusée, que tout le monde devrait propulser devant le reste. Qu’ilfaudrait néanmoins surveiller cette nouvelle génération d’adoles-cents bourrés d’un idéalisme crédule et ébouriffé, accompagnant cesmesures d’une surveillance également accrue des agissementshasardeux de leurs parents, tout en tenant compte, BIENÉVIDEMMENT, de la RÉALITÉ d’aujourd’hui. C’est-à-dire, letravail, l’emploi, en bref la nécessaire et primordiale raison écono-mique.

On en était là aujourd’hui. Et c’était bien triste à constater,toute cette capacité et énergie que certains fournissaient afin deNIER cette même réalité. Tout à coup, Henri cria, bavant un peu:

- MAIS VOUS ÊTES DINGUES TOUS LES DEUX? Tronche d’éternel joueur de boules rondouillard. Sorte de

bouche à pipe dans laquelle on pouvait raisonnablement déféquer.Thérèse arriva. En dominatrice de pacotille, avec lanières, sangles,faux cuir et diamants en plastocs incorporés. Rien à foutre. Je l’ai-mais. String noir en skaï, escarpins cloutés et pointus, quinze centi-mètres de talons parfaitement maîtrisés, gilet noir ne cachant pas lespauvres seins racornis, dégonflés, martyrisés. Yeux cernés de noir,bouche noire, ongles rouge-sang… Le vice brûlait au fond de sesyeux.

Tronche d’Henri Jacob quand elle lui présenta son derrièreet lui ordonna de le lécher. Regard très con de l’Henri se promenantmaladroitement sur une ligne imaginaire entre moi et le cul deThérèse et qui ne savait absolument pas vers quelle contrée indéciseil se devait d’aller. Me regardait encore comme si je faisais une bla-gue ; monstrueuse d’accord, mais une blague quand même. Affichaun instant un regard qui semblait dire: « Allons bon, Maurice, jecomprends que vous vouliez déconner à mort et rigoler un boncoup, mais quand même, là, il faudrait être un peu sérieux, vousallez choquer Jacqueline…» Benoît, bonhomme, presque com-plice, le larbin.

Puis, l’instant d’après cette première tentative, lui revenaità la mémoire le fait que je n’avais pas hésité un seul instant à luiécrabouiller la bonhomie à coups de pelle, et il devenait soudaine-

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ment tout blanc, voire penchant sérieusement verdâtre. Ensuite, toutrouge. Un bon rouge se tâtant entre la colère du politicien outré etle rouge honteux d’une excitation rentrée d’avoir un trou du cul àtrois centimètres de la bouche et apparemment de ne rien pouvoirfaire d’autre que le bouffer avec ardeur dans les trois secondes àvenir. Mais le stupide de sa position le fit pencher vers une sainecolère :

- Écoutez, ÇASUFFIT! LA BLAGUE A ASSEZ DURÉ!décida ce connard tout seul.

Et pour signifier son tout récent courage, le sac à merdetenta de tirer sur ses liens. Je corrigeai très vite la situation en lais-sant mon pied partir très vite jusqu’à atteindre puis défoncer samâchoire. Monsieur le maire volplana et sa tête s’écrasa contre lemur derrière lui. Je l’agrippai par la tignasse, et constatant que lachaise avait survécu à mon léger coup de sang, ainsi que le solidede ces liens, je le remis exactement à sa place. J’approchai un lan-cinant couteau à pain de sa gorge et lui crachai à la gueule, baignantdans un bonheur étrange:

- Bouffe-lui le cul ou je t’égorge! Henri déglutit, regardant sa femme. Celle-ci tourna la tête

dans une autre direction. J’appuyai la lame dans le creux du double-menton, en même temps je me branlais, foutant des coups de pieddans les pieds de la chaise de madame. N’ai pas eu besoin d’enfon-cer ma lame dans le cou du maire. Il a léché la raie du cul de ma ché-rie avec l’application d’un petit chien absolument dévoué à son maî-tre.

- Continue. Ou je pisse dans la bouche de ta pute.Maintenant déguste le trou du cul de mon amour, déflore-la profon-dément, va lui taquiner la merde avec le bout de ta langue, allezallez mon ami, mon petit, accède à tes propres désirs, tu vas voircomme c’est bon… dis-je, le regardant faire et allant prestementjusqu’à l’encourager.

Il me guettait avec l’œil du mec qui se noie, et qui espèreencore une bouée de secours, puis il revenait à la tâche, fermant lesyeux, tentant de bien faire. Thérèse s’écarta les fesses, lui montrant

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la voie, devant laquelle il répondit par une succession de petits san-glots débiles. Je m’approchai de Jacqueline et lui fourrai ma queuejuste devant le nez. Thérèse gloussait de plaisir, soupirant devolupté. Puis Henri s’effondra en sanglots; la tête de côté, déses-péré, triste, malade, en un mot, pesamment rétif. Un clin d’œil àThérèse, qui saisit un verre bien poussiéreux, le mit entre ses cuis-ses et s’accroupit dessus. Un jet d’urine bien jaune surgit et remplitillico le récipient. Puis elle s’approcha de Jacqueline le verre dansla main droite et lui fit un charmant petit sourire plein de malice.Pendant ce temps-là, je contournai Henri, lui caressant tendrementle cuir chevelu.

- Je suppose que tu sais ce que tu as à faire, maintenant, latruie? non? prit-elle l’air un peu innocent, envisageant Jacqueline.

Choc psychologique brutal s’affichant sur le faciès de missmonde. Elle ne redescendrait jamais de l’état de statue, ou demomie, en quoi elle se transformait désormais, paniquée. Voilà ceque je craignais un peu. Boire de l’urine étant déjà, en soi, quelquechose de très particulier; pour la femme d’un notable régional, celaprenait l’aspect de l’outrage le plus explicite, de l’obscénité lamoins ragoûtante, la plus dégoûtante…

- Vous… Vous êtes fou! réussit-elle à expulser, retrouvantinstantanément la parole.

Pour lui signifier que nous étions bien loin de l’être, jem’accroupis auprès des cuisses de son mari, jouai un instant avec saqueue molle que je fis glisser sur la lame de mon couteau et la fixai.Très calmement. Trop calmement. Elle comprit que je ne divaguaispas du tout. Elle comprit qu’inévitablement je ferai ce que j’avaisdécidé de faire si elle n’obéissait pas. Et que ça ne me dérangeraitabsolument pas outre mesure.

- MAIS MAIS MAIS… essaya-t-elle néanmoins, désespé-rée, mais encore ceinturée d’espoir.

- Jacqueline. Soyons amis. Comme nous l’avons toujoursété, d’ailleurs, vous en souvenez vous? Il y a encore une heure vousme parliez du charbon de bois avec cette voix chaleureuse, cettebonhomie tendre de mère de famille? Revenons-en là, à notre com-

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préhension, auparavant. À notre entente. Aux valeurs saines quenous partageons, Jacqueline. Maintenant vous allez me faire lagrâce de boire entièrement ce verre… parce qu’il faut que vouscompreniez que c’est très important pour moi, et évidemment pournous tous, sachez-le, pour nous tous, et j’ose le dire, pour vous enparticulier…

- Écoutez… elle s’étrangla un instant, yeux devenus din-gues passant de Thérèse à moi, puis de moi à Thérèse.

- Tu bois salope! ordonnai-je, alors que j’entamai de lapointe de la lame la peau fragile qui séparait les couilles d’Henri.

Monsieur le maire se crispa, cria, tenta de se débattre.J’arrêtai. Il s’effondra en sanglots. Jacqueline perdit cette sorte deraison rigide de classe supérieure qu’elle arborait systématiquementquand Thérèse appuya le bord du verre contre ses lèvres.

- NON… Elle pleurait… Je vous en SUPPLIE!Elle avait fermé ses yeux cernés par la fatigue et la tension,

écarquillés par la terreur. - Si si si! dis-je, faisant signe à Thérèse, qui petit à petit

versa le contenu du verre dans cette bouche qu’elle avait tant de malà ouvrir.

Cependant, l’entrebâillement suffisait. Et le liquides’écoula. Dru, chaud, poisseux. Puis, la baronne toussa, les yeuxfermés, et rendit le tout, qui redégoulina hors de la bouche dans unhoquet violent menant droit à un sacré putain de rot. Ça me plutbien. Tout ce côté naturel, relax, décontracté. J’allai vers elle et luisaisis les mâchoires, que j’ouvris grand.

- Ça ne suffit pas. Je ne suis pas d’accord madame le maire.Soit l’on fait les choses correctement ou l’on ne fait rien du tout!dis-je, explicite, à Thérèse, qui s’accroupit à nouveau et remplit unnouveau verre d’urine, que je lui ordonnai immédiatement de fairecouler dans la bouche de madame le maire.

Elle devenait dingo. Elle avait gardé les yeux fermés, etproduisait des gros sons avec sa gorge qui en disait long sur sondégoût caractéristique de ce qu’elle faisait. Comme si elle criait, ensourdine, et par intermittence. Comme une bête très malade.

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Comme si après ça, elle savait qu’elle ne serait plus jamais la même,peut-être en vie, mais du moins uniquement en sursis. Que l’actequ’on l’obligeait à faire était ce qui la ferait basculer irrémédiable-ment de l’autre côté de cette sorte d’existence qu’elle avait eue jus-que-là. Elle but jusqu’à la dernière goutte, et quand elle ouvrit lesyeux, elle parut encore plus choquée par ce qu’elle venait de faire.Elle subit alors une sorte de contrecoup. Thérèse lui ébouriffa fina-lement les cheveux, comme l’on fait à une enfant qu’on encourage,ou qu’on récompense.

Désormais, monsieur et madame le maire sanglotaient àl’unisson. Et ça en était d’un touchant, comme ça, à voir, que j’hé-sitais à monter les marches de la cave et à les redescendre muni d’unappareil photo. Ils étaient tassés sur leurs chaises, tête basse, vau-trés, rétrécis, minables. Merveilleusement minables. Moi etThérèse, bien au contraire, on se dilatait de bonheur. Sourire coquinet complice, Thérèse s’approcha et je laissai sa main palper chaude-ment le contenu de mon slip, l’envisageant, le goûtant à l’avance,désirant déjà le faire grossir et palpiter. Ce qu’elle réussit du premiercoup. Elle descendit mon slip, se planta à mes genoux, tendit la bou-che et sans les mains, goba ce tout avec lequel elle joua longtemps,longuement, couilles, queue, testicules, léchées, gobées, pourlé-chées, avant de s’occuper de l’une et de l’autre à tour de rôle, puisà fondre sur la vingtaine de centimètres de chair tendue et gonflée,saturée de sang et qui se dressait devant elle. Elle sembla prier uninstant, agenouillée, pensive, comme si c’était l’objet d’un cultepaïen qu’il faudrait vénérer à tout prix, puis me pompa à mort, en ymettant quelque chose de plus que son corps, que son âme, bien au-delà, bien plus violent, quelque chose comme une certaine folie,comme un buisson ardent que je pourrais fourrer éternellement, ouderrière lequel j’irai, par défaut mais ravi, déféquer le surplus demerde que mon corps contenait. Au même instant, délirante,Jacqueline gloussait d’une façon étrange et équivoque, stigmated’un état se rapprochant de la folie, du délire. Lui, par contre, se dif-férenciait par la fragilité de ses viscères, de ses boyaux, malades,qui donnaient un résultat sonore en sarabande nauséabonde de pets

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répétitifs. - Quelle bande de cons! dit Thérèse, qui venait enfin de

lâcher ma bite luisante à l’air libre. Et comme par hasard, le fiérot député ne put s’empêcher de

ramener sa fraise. Le bouliste cramoisi s’époumona. - SACHEZ QUE JE VOUS FERAI PAYER TOUT CA…

ET CHER ! VOUS N’AVEZ PAS LE DROIT DE VOUS COM-PORTER AINSI…

Et ce crétin carabiné des plus hauts alpages nous fit un laïusà peu près complet sur ce qu’il appelait « ses appuis en haut-lieu».Énorme. Me mis à rire. Foutue crise de rire qui se déclencha en moi,d’ailleurs, à ce moment-là, puis qui se finit dans des hoquets sono-res submergeant, dominant, les propos hautement moraux de mon-sieur le maire que d’ailleurs, je finis par ne plus entendre du tout.Me calmant, je repris les affaires en main.

- Qu’est-ce que t’as dit, exactement, sac à merde? Puis jelui crachai un éminent glaviot en plein cœur de sa bouche ouverte,ce qui eut comme conséquence de lui tapisser méchamment la glotteet ses proches parages.

Il commença par un «… JE, JE, JE…» qui, présentement,devint un hésitant «… Je… je… ben…», avant de finir par baisserla tête. Je trouvais que le maire manquait de courage. J’en fus mêmetrès surpris, presque déçu. Des larmes coulèrent doucement sur sesjoues, et il se mit à fixer le vide devant lui, tête penchée. L’imbécilefaillit m’émouvoir. J’avais avancé mon visage qui se colla presqueau sien, et son état de défaite absolue provoqua une sorte de conta-mination active chez moi. Son peu de répondant, en quelque sorte,dégonflait mes pneus, faisait tomber mon désir et ma motivation, etje me retrouvais comme un con, tout mou, nez face à son nez, bou-che face à sa bouche, suivant de près le désarroi de la situation, soncôté ennuyeux, pénible. Le bougre n’en menait pas large. Et ce futsa femme, avec la maestria imbécile de sa classe sociale, qui ramenasa gueule à ce moment-là.

- BANDE DE FOUUUUUUS!!! JE VOUS TUE-RAAAAAI !!! elle dit, pas très discrète.

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- Lâche ma queue Thérèse. - … MMMM ? marmonna-t-elle. - Lâche-ça connasse, je te dis! Puis je lui tirai l’oreille et

elle dégobilla mon membre, luisant de salive. - Tu vas faire quoi mon amour? me dit-elle de sa voix de

petite fille abandonnée. - Je vais faire ce que la nature m’oblige à faire chaque jour,

mon cœur. Un démon bien rouge surgit du fond des prunelles de

Thérèse qui luirent salement. Et les époux Jacob entamèrent leurprocessus de décomposition intérieure avancée qui les amena illicoà verdir absolument. La pièce bascula tout doucement en enfer,jusqu’à se transformer devant nos yeux en monde autre, sous-jacent,effroyable et qui surgissait enfin. L’impression d’entendre hurlerdes créatures à l’image d’un univers de bandes-dessinées quideviendrait bien réel, puis de percevoir des centaines de milliers depetites lumières clignotantes alentour; puis des oiseaux noirss’échappant des cieux, menaçant de tout détruire, des créatures vis-queuses, suintantes, sifflant, soufflant, hurlant, propageant le feu etla fureur partout, puis enfantine tout à coup, la voix de Thérèse, joli-ment perchée sur une note stable, puis cascadant comme une rivièresereine et définitive. Thérèse s’était remise à chanter, et nous eûmestous, l’instant présent, comme la sensation d’une sorte de purifica-tion intérieure intense, qui repoussait la douleur du monde très loin.

Les époux Jacob n’eurent pas vraiment le choix. Malgré lessupplications, les prières, les cris, les pleurs, ils bouffèrent de lamerde. Un gros paquet de merde. J’avais déféqué un monstrefumant, que je séparai en deux parce que j’étais partageur et parcequ’il n’y avait également aucune raison pour qu’il en fût autrement.Ils bouffèrent l’un après l’autre leur ration, et ils mirent parfois tel-lement peu de volonté, que je dus arracher quelques doigts à l’aided’une pince coupante de-ci de-là. Ils acceptèrent alors. Adhérèrentenfin à l’idée. Et se retrouvèrent barbouillés d’une merde grasse etonctueuse qui fit comme une sorte de charmant sourire sur leursgueules un peu trop sinistres et désespérées à mon goût. Je rêvais

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d’une fête, ils cherchaient à m’affliger de leur dépression. J’auraispu les tuer à cet instant-là, mais je n’en fis rien. J’étais vraimentdéçu. Pourtant je ne pense pas que c’est ce qui précipita immédiate-ment la suite.

L’essoufflement de la soirée. La retombée du soufflet.Une sorte de lassitude nous gagna et nous finîmes, comme

d’habitude, par nous fourrer dans le canapé afin de ne rien louperdes programmes de télévision du soir qu’en général, Thérèse et moiraffolions. Ensemble, l’un avec l’autre, l’un contre l’autre, entre-mêlé dans le désir puissant d’une tendresse réciproque, qui semblaitnous avoir comme harponnés l’un à l’autre. Néanmoins, Thérèseréussit à se séparer de moi et ramena quelques instants plus tard unpetit encas que nous dévorâmes sur le champ et qui accéléra notresomnolence. Le générique du film claironnait déjà que je ronflaiscomme un ange, Thérèse s’engouffrant au creux de mon aile…

Zozios zozios zozios, mignons mignons, hop, de branchesen branches dans le soleil revenu, gazouillis partout, d’arbres enarbres, vifs coups d’ailes, juste pour se propulser. Tourbillon d’oi-seaux dans un ciel printanier, au-dessus de tous ces arbres quirefleurissent. Volent, piaffent, piaillent, font un cérémonial d’ac-complissement vénérant ma grandeur, une ode à mon renouveau,me tirent gracieusement vers le ciel et deviennent la source auprèsde laquelle mon âme se repose et attend. J’étais allongé dans l’herbetendre et le temps était doux. Je bâillais sous la bise tiède, sentantcette même âme couler comme une rivière sereine, et mon espritflottant guidé par la douceur de vivre. Les plus délicats parfums dela terre, de la nature, des arbres et des cieux se bousculaient,enchanteurs, à mes narines. Puis, quelque chose grimpa sur monépaule. Dur, froid, éminemment griffu. Puant. Qui allait me planter,me détruire et me transformer en poussière. De terreur, je n’ouvrispas les yeux et toutes mes forces, bien au contraire, se concentrèrentdans le fait de les tenir violemment fermés, jusqu’à me plisser toutela peau du visage sous l’effort. Pas de réalité à affronter, à laquellefaire face. Oublier, oublier ce qui de toute façon n’existait pas. Ne

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se devait pas d’exister. Mais la chose parla d’une voix de bouledogue neutre, scien-

tifique, intellectuel, et je me souviens avoir braillé, puis, avoirouvert les yeux en grand. Le faciès peu ragoûtant de Thérèse,inquiète et paniquée, au-dessus de moi. Une prise de conscience etune violente envie de lui déchirer les chairs, que j’arrivai à contenirsoudainement, percevant en même temps la teneur de ses proposrépétitifs :

- La voiture Maurice… On a oublié la voiture… On a oubliéla voiture… Maurice, on a oublié la voiture…

- Quoi la voiture? Qu’est-ce que tu m’emmerdes avec lavoiture, quelle voiture bordel de merde?

Tout me revint d’un bloc. Le maire et sa bonne femme, nosjeux, le canapé, la fatigue puis le sommeil profond. Et puis leur fou-tue bagnole, dehors, indice parfait pour n’importe quel connard detémoin renifleur qui déciderait de faire de la randonnée pédestredans notre coin isolé son jour de RTT.

- QUELLE HEURE ILESTSAC À FOUTRE? - Il est dix heures mon amour. Tu dormais si bien. Tu as

même ronflé. Je n’ai pas osé te réveiller mon chéri… - Et à part te satisfaire d’être la plus misérable connasse qui

ait vu le jour sur cette terre, tu pourrais m’indiquer ce que tu es,hein, à peu près? Et à quoi ta misérable existence putride sert, parhasard, histoire que je me fasse quelque chose comme une idée???

Ma voix s’élevait; les picotements d’un plaisir violentm’envahissaient à l’idée de ce que j’avais soudainement envie defaire à Thérèse, c’est-à-dire lui massacrer sa sale gueule de putainde bas-étage dénuée de la moindre parcelle de cervelle.

- Mais mon chéri, on est dans une impasse… Personne peutrien voir… et et et… elle commença à bafouiller, se protégeant déjàle visage de ses deux bras, sentant ce qui allait lui arriver.

Tout à coup, j’ai songé qu’il se passait quelque chosed’étrange. Qu’il n’était pas dans l’habitude de mon aimée de se pro-téger lorsque l’idée me venait de la tabasser. Qu’elle s’offrait plutôt.Qu’au contraire, l’instant précédent la voyait ressentir un certain

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plaisir, d’ailleurs. Irrésistible, s’abandonnant à tout généreusement,généralement. Me levai soudainement et fulminant, parcourus lapièce de long en large. J’en oubliai de lui détruire la gueule, son-geant à la voiture de nos personnalités régionales, saucissonnées enbas, pendouillant comme deux jambons dans leur cave. Thérèse,évidemment, ne proposait rien. Alors ce coup-ci, je lui fourrai monpoing dans la gueule, la faisant valdinguer auprès de la cheminée.Puis je revins la cogner, plusieurs fois, puis je me retins, parce quel’idée de lui fourrer la tête dans les braises m’avait bien effleurée,mais qu’à cet instant, je ne la trouvais pas trop opportune. Parcontre, je trouvai plus opportun d’uriner sur son visage tuméfié, his-toire de la réveiller et de lui cicatriser les blessures, ce dont elle meremercia d’une œillade complice et éminemment satisfaite. Puis jeme vautrai une nouvelle fois dans le canapé que la seconde suivanteelle se pelotonnait contre moi, dégoulinante et lumineuse.

- Peut-être… dit-elle, soudainement inspirée… Peut-êtrequ’on peut aller la jeter dans la mer… Tu sais, du haut des falaises,à une vingtaine de kilomètres, notre terre bretonne elle est bien pourça… On a qu’à se suivre… Chacun dans sa voiture. On rentreraensemble dans la nôtre.

Je songeai. La connasse avait des idées. La connasse avaitdes idées qui se goupillaient pas trop mal, c’est ce à quoi je son-geais, soupesant les différentes tournures de l’idée simple.

- La famille du sous-sol, t’as été vérifier? - Oui Maurice. Il n’y a pas de problème, Maurice, mon

chéri. Ils n’ont pas bougé.En répondant, elle baissait les yeux. Ça m’avait touché. Je

l’embrassai tout à coup passionnément, puis nous nous enfonçâmesmutuellement la langue dans la bouche de l’autre, s’entre mélan-geant la salive, bavant, crachotant, et je finis par lui vomir un peudans la gueule de contentement, honorant de cette chaleureuse façonl’of frande qu’elle me faisait d’elle-même, il fallait bien le reconnaî-tre, dès qu’elle le pouvait. Elle m’empoigna alors la queue mais jeréussis à m’extirper, me dressant. Je dévalai les escaliers menant àla cave, déverrouillai la porte puis tâtonnai un instant à la recherche

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de l’interrupteur. J’allumai. Les heureux gagnants du concours de l’environnement mal-

chanceux sursautèrent à ma présence. Ils tremblaient dans l’attente,sanguinolents, transpirant, auréolés d’une pisse sèche, des lézardesde merde leur traversant le visage, yeux fous, cheveux ébouriffés,l’air hagard et ahuri. Comme vidés d’une quelconque substance touten étant particulièrement conscients de leur nudité ainsi que dudegré zéro dans lequel pataugeait désormais leur imbécile humanité.Sans parler de dignité. Voilà à peu près le bestial état dans lequelj’étais désormais ravi de les avoir laissés.

Je restai à l’entrée, la main sur la poignée de la porte, sou-riant, compatissant, éminemment camarade, avec un regard coulantet un cœur puissamment mélancolique. Presque envie de trottiner,de folâtrer, de chantonner. En un mot, léger.

- Ça va les amoureux? Vous avez tout ce qu’il vous faut?Et la lune de miel, elle se passe bien la lune de miel?

Henri redressa difficilement la tête et son regard vaguechercha le mien.

- Je vous promets que si nous sortons vivants de cette mai-son, vous nous le paierez très cher… très cher… finit-il difficile-ment, avec son reste de dents dont la bouche tuméfiée n’arrêtait pasde vouloir coaguler le sang. Une gueule de boxeur ridicule auxépaules merdiques.

- Sachez une chose monsieur le maire. Je respecte votre per-sonne. Je respecte votre personne, et de plus j’ai grande consciencedu respect que je dois également à votre fonction. Vous êtes le mairede cette ville, et le député de cette circonscription, et rien qu’en celaje vous dois déjà une sorte d’attention toute spéciale. Sachez égale-ment que votre dame, madame le maire, a toute ma considération etmême un peu plus. C’est pour cette raison que je désire vous gar-dez, monsieur le maire, vous comprenez? Pour vous faire honneur.Pour faire de vous le centre de mes attentions, le pilier et le pivot aucentre duquel je désire ériger le socle d’une statue future en votrehonneur. Quelque chose de grand, d’inoubliable, quelque choseauquel pourrait se référer tout une jeunesse en perte de repères, libé-

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rée des entraves que nos générations leur transmirent parfois d’unefaçon si maladroite. Un socle solide, monsieur le maire, un échan-tillonnage de valeurs respectant la liberté individuelle, la propriétéprivée et l’esprit d’entreprise, indissociable si vous le permettezmonsieur le maire, d’un humanisme profond, et particulièrementancré dans ces mêmes valeurs... Pour cela, qu’en cela, nous nousdevons d’expier, monsieur le maire. Une fois pour toutes. Et un jourou l’autre… Votre dame comprendra… Trop de saloperies, trop derenoncements. Trop d’erreurs furent faites monsieur le maire… ilfaut que vous compreniez que je désirerais abréger, par simple com-passion pour notre profonde amitié, toute agonie inutile; néan-moins, Henri, vous comprendrez bien également qu’il m’est désor-mais impossible d’éviter la vérité de nous-mêmes, non? Que votresouffrance, si elle est longue, elle débouchera tout de même sur unsimple triomphe? Ce triomphe auquel vous avez droit, et qu’on amême le devoir de vous apporter, tel un trophée! Nous allons allerencore plus loin. Ce quelque chose de dérisoire comme la mort, etbien qu’il reste dérisoire, à côté de ce que je me prépare à vous faireendurer, madame, monsieur le maire… mes amis, je trouverai tou-jours un palier supplémentaire à vous faire franchir, au-delà de toutesouffrance possible je vous accompagnerai, je serai là, aimant, pro-che, sensible et solidaire. J’ai toujours aimé et compris le sens de lasolidarité monsieur le maire, sachez-le. Je ne dérogerai à rien. Mesamis… ouvris-je un instant les bras… Il va nous falloir nous aimerplus qu’il nous ait été possible jusque-là… Ce n’est même plusl’amour que nous devons espérer, mais la dévotion, l’abandon total,l’acceptation du prochain dans sa réalité souffreteuse et sa généro-sité à être…

- … Espèce de dingue… je crus entendre marmonner mon-sieur le maire, tête baissée.

Souriant très légèrement, je me dirigeai vers eux, vérifiai lasolidité des liens, m’assurai qu’il n’y avait dans la pièce aucun objetdont ils pourraient faire usage et rejoignis la porte; puis, je baissail’interrupteur et sortis de la pièce en fermant derrière moi à double-tour. Juste perçu les sanglots de madame le maire qui s’était remise

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à pleurnicher comme la merdeuse instable qu’elle avait toujours été.Les femmes avaient toujours une longueur d’avance sur les hom-mes, quant à la compréhension du monde qu’on leur offrait. Quantaux choses qu’on leur faisait partager.

Avec Thérèse, on a conduit dans la brume. Moi derrière elle,pilotant la rutilante BMW de monsieur et madame le maire avec unedextérité sifflotante. Une putain de bon Dieu de conduite intérieure,cette caisse. C’était du gâchis. Je ne pouvais m’empêcher de le pen-ser. Thérèse me précédait, conduisant notre vieille Mercedes n’im-porte comment, comme d’habitude. L’avait fallu huit tentatives pourqu’un examinateur tolérant finisse par lui fourrer quelque chose res-semblant à un putain de permis de conduire dans ses vieilles menot-tes dégueulasses. À force de la cogner, elle avait fini par répondre,par réagir. À l’image d’une vieille bagnole qui ne vous fait jamaisfaux-bond quand on la chatouille suffisamment.

Je m’en foutais. Il y avait de la brume et c’était parfait. Onroulait tranquille, et on arriva sur la côte vingt minutes environaprès notre départ de la maison. La semaine. Le lundi. Hors saison.Pas un chat sur la côte. Pas le moindre bœuf dans les champs. Pasle moindre connard de touriste déambulant dans ses pompes à la consur ce sentier à la con. Ça m’arrangeait. On a quand même regardéun peu partout, veillant au grain. J’avais des jumelles et je lorgnaisur toute la longueur la façade atlantique. Pas un chat. Une vieillecabane abandonnée au loin. La brume disparaissait au fur et àmesure, et l’on discernait enfin le découpage de la côte sur des kilo-mètres.

J’avais fait gaffe. J’avais conduit avec des gants. Pas laisserde traces, d’empreintes, d’indices. Puis on avait regardé la BM glis-ser toute seule sur le chemin pentu, avant de disparaître mollement,lourdement, lentement, dans le grand vide froid et brumeux. Voilà,fini. Juste un gros barouf, en bas, au milieu des vagues. Rien de plusque ça. On était sur le terre-plein surplombant la falaise. Pas lamoindre explosion, comme dans les films, je sentais comme unesorte de déception qui se dessinait sur le visage de mon adorablesalope. Juste le bruit répétitif, envoûtant, définitif des vagues qui

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venaient s’écraser en bas, régulièrement, avec une sorte de précisiond’horlogerie qui se mettrait soudainement à déconner, parfois, avantde revenir à la normale. La nature quoi. J’étais bien obligé de faireavec, mais ça me foutait en rogne, parfois.

Me penchant, je cherchai la carcasse. Je la vis couler, par-faitement. Puis le toit disparut, puis il y eut des bulles, des mouve-ments, sur la surface, avant que tout ne redevienne comme précé-demment, vagues succédant à des vagues, et s’écrasant au pied desrochers. Personne, autour de nous. Loin, à la jumelle, un peu partoutalentour, pas le moindre pékin. Comme si elle nous avait attendusbizarrement, la brume recommença à s’épaissir, avant de tout recou-vrir. Dégager d’ici. Maintenant. Thérèse prit le volant, alors quej’allumai une cigarette.

- Alors ? demanda cette connasse. - Ta gueule et roule, lui répondis-je ouvrant la vitre de mon

côté afin de chasser la fumée. Pas un mot sur la route. Qu’elle la boucle et qu’elle

conduise, c’est tout ce que je lui demandais. Elle prenait trop sesaises ces derniers temps. Peut-être que le silence, également, vint dufait qu’on était, à ce moment-là, parfaitement conscients de cequ’on faisait. On aurait empalé des ministres sur des mâts debateaux lustrés que ça en serait revenu à peu près au même. L’autreconnard était député. Sa bonne femme rien du tout, mais elle arbo-rait la carte d’identité affichant sa presque appartenance à la répu-blique toute entière, qui la baisait jour après jour, mais qu’elle cou-vait toutefois d’un œil lascif, la grande salope. Elle coulait sonbronze du matin le haut du corps viscéralement raide devant le dra-peau national, puis se torchait sous les applaudissements et les hour-ras de hauts fonctionnaires qu’elle rêvait de côtoyer. Bref, on dépas-sait le clodo dont tout le monde se branle. Et on le savait. Et quel-que part, une certaine crainte, comme une araignée noire, progres-sait dans notre dos, nous gagnant. Je finis la dernière clope de monpaquet et en demandai une à Thérèse.

- J’en ai plus! elle osa me dire. Je ne dis rien. Ben oui, je ne mouftai pas. Peut-être la

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conduite, simplement, le danger d’agresser le conducteur, ou biensurtout une foutue mollesse, lâcheté, qui vous faisait vous dégonfleravant même d’avoir pensé à agir. Quelque chose devenait apathiqueen moi, se cognant bizarrement à l’immobilité totale, à une passivitérécurrente, dans une sorte de sentiment supérieur qui me gagnait etqui stipulait que les choses étaient ce qu’elles étaient et que toutétait bien comme ça. Comme une propension à la fatalité, à se per-suader que de toute façon, tout était écrit. Tout à coup craintivedevant mon absence de réponse, Thérèse continua, empruntant leschemins du hasard tout en me lorgnant de l’œil:

- Mais il reste un paquet à la maison, mon amour… Voilà ce que je désirais, peut-être, au fond de moi. La non-

intervention, laisser les choses se dérouler d’elles-mêmes, et obtenirenfin des réponses adéquates à mes nombreux questionnements qui,jours, mois, années passant, s’épaississaient et devenaient lourds àporter. Un silence, précédant les mots de l’autre. Pas un bruit, pasune agitation, un parfait calme avant l’éternité, une simplicité à être,comme ça, véritablement là, au jour, droit, debout, dressé, regard auloin et cœur ouvert. Et justement, à ce moment-là, mon cœur tam-bourina salement, suivant l’écarquillement brutal de ma pupille à lavue de la Fiat rouge garée dans notre impasse, devant notre portail,avec un gros connard religieusement bonhomme qui en descendait.Le curé. Ma seigneurie de main dans sa gueule pivoine. Mon piedpointu dans son cul boueux.

Le curé était là, semblait arriver tout juste et nous regardaitapprocher avec son air benoît de sale con passablement faux-derche.Angoissé, j’ai alors songé aux faux époux Turenge cloisonnés dansla cave, puis me repris, revenant à la surface. Pour sûr que j’allaisagir, que l’immobilité et le silence n’étaient pas mes alliés, qu’ilscomploteraient plutôt dans l’ombre pour précipiter ma perte, oui, çac’était sûr.

Ce gros con de curé. Tout ravi de nous voir nous garer der-rière son tas de boue à roulettes. Tout sourire, je sortis de notre voi-ture, et par un je ne sais quoi mystérieux, je me sentis à cet instant-là heureux et ravi de le voir. Bizarre comme l’on s’adapte au monde,

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parfois. - Monsieur le curé! Quel plaisir de vous voir, mais que

nous vaut votre plaisante visite mon ami? J’ouvris grand les bras afin qu’il s’engouffre droit dedans,

con qu’il était. Évidemment, me connaissant un peu, il ne se laissapas piéger. Ne succomba pas à la curieuse invite. De ma part je veuxdire. Il me connaissait et me savait plutôt distant, chose que parfoiscertaines gens confondaient avec un certain mépris hautain, alorsque je me trouvais être un modèle parfait de timidité et de retenue.Fronçant mes sourcils, j’arborai mon air le plus nouille au monde.

- Vous auriez pu prévenir monsieur le curé! fis-je mine dele gronder avec mon air bonhomme à moi.

Ce crétin s’illumina absolument. Une vraie boule de Noëlgonflée d’un trop-plein de kilowatts. Il prit un visage de circons-tance.

- Mon cher ami… esquissa-t-il de me tendre les bras à sontour alors qu’il ne le souhaitait pas vraiment. Mon cher ami… rou-git-il… Je… je suis vraiment désolé de me présenter à vous si… tar-divement… enfin sans vous avoir évidemment prévenu à l’avanceje veux dire… heu… Il s’embrouilla, gêné, devant mon portail alorsque je lui serrais généreusement la main… Mais enfin écoutez, je…voilà, il fallait que je vous parle… à vous mon ami… à votre femmeégalement, si bien évidemment elle désire se joindre un peu ànous…!!! finit-il essoufflé, rouge, mal à l’aise, comme si vraisem-blablement, il prenait conscience du côté improvisé et peut-êtremême intempestif de sa visite.

Derrière moi, il salua vivement Thérèse qui lui répondit parune mimique austère, qu’il prit pour un acquiescement mâtiné d’unepudeur toute féminine. Thérèse n’était pas rassurée, un point c’esttout. S’attendait à entendre brailler les invités et à devoir agir dras-tiquement, à la sauve-qui-peut. Moi, je me détendais. Nous étionsseuls au monde et ce type allait peut-être bien devenir le poivronrouge qui manquait pour pimenter ma brochette de personnalitéstypiques. Le gros continuait à déblatérer, pour nous je suppose,même s’il semblait s’adresser aux oiseaux, aux arbres, et à je-ne-

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sais quoi d’autre. - Écoutez… précisa-t-il alors en sourdine… j’ai besoin de

vous… il faudrait que nous ayons un entretien. C’est très sérieuxvous savez… j’ai besoin d’être avec vous, de communier… je croisque nous nous devons d’échanger, mon ami, non? Vous compre-nez… continua-t-il que je ne l’écoutais plus du tout.

J’observais juste cette grimace merdeuse d’un abandontotal, ce don généreux de sa personne tout entière. Mais je fus tou-ché, ému, et pas loin d’être bouleversé, quelque part. Le problème,c’est que je ne savais pas trop où. Ce connard réitéra son verbiage,ajoutant un moment que c’était d’un entretien privé qu’il parlait etque personne, mais absolument personne, n’avait été tenu au cou-rant de sa visite. Les desseins de Dieu se retrouvaient donc dans leségouts obscurs du pas trop fréquenté, de la pataugeoire désertique?Ça me convenait. De plénitude, j’en déboutonnai le bouton du hautde mon pantalon.

- Mais je vous en prie monsieur le curé, entrez donc, je vousen prie… le poussai-je dignement dans notre propriété.

Il eut les honneurs dus à son statut bedonnant, il caracola entête sur le chemin en gravier qui menait à la terrasse et sur toute ladistance, je le sentis s’émouvoir devant la beauté simple de nos par-terres de fleurs; environ toutes les cinq secondes il s’arrêtait, ils’émerveillait. La sage humilité qu’inspiraient nos bouquets florauxravit le gros con. Il gazouillait de bonhomie réjouissante, le noir pré-sage, s’invitant gracieusement à la table du bonheur sans avoir passéle moindre coup de fil auparavant, corbeau moraliste qu’il se trou-vait être. Le prêtre entra le premier dans la fraîcheur du vestibule.Dans sa simplicité à être, il trouva ça parfaitement normal ets’avança dans le hall avant de s’arrêter brusquement, reniflant, gri-maçant. Je tendis les naseaux vers ce quelque chose qu’il semblaitrenifler mais ne sentis rien. Qu’est-ce qu’il avait, cette merde?L’instant d’après, je compris que c’était sa façon d’être, de reniflerl’air avec un air comploteur, preneur à partie, si des fois le fumetparticulier du diable traînait dans les parages et qu’il en était restéquelques vagues effluves. Juste un besoin de se rassurer, d’être cer-

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tain de la pureté ammoniacale et monacale de l’endroit. Il meregarda de côté, comme le faisaient toujours ces oiseaux-là, alorsque Thérèse disparaissait dans la cuisine.

- Mon ami… me souffla-t-il à l’oreille, se penchant versmoi l’œil qui lorgnait sans vraiment le voir notre écran plat coinscarrés… Mon ami… mon fils, m’autoriserais-je à dire… C’est déli-cat vous savez, à dire… mais… pourquoi ne venez-vous doncjamais à l’église? Hein? Nous serions tellement heureux de vous yrecevoir, vous et votre dame… Qu’en pensez-vous mon ami?

Il avait une sorte d’air encore souffreteux, malheureux,mais désormais, en lui, apparaissaient les stigmates d’une sorte delibération totale qu’il m’affligeait là, éparpillant tout devant moi.Néanmoins, son œil n’avait pas du tout l’air de vouloir lâcher monécran plat, et j’ai trouvé qu’il abusait un peu. Je ne sus que répon-dre sur l’instant. J’avais pourtant envie de lui faire plaisir mais sasincérité m’inclinait à être honnête et bon, envers lui, également.

- Écoutez… mon père… croyez-moi je n’ai pas pu. Il m’aété impossible… biaisai-je tout à coup, mentant à peine. Trop de tra-vail à régler dans mon entreprise, et même le dimanche je suis surle chemin pour acquérir des marchés, vous imaginez bien, monsieurle curé. Des rendez-vous, plus ou moins privés, plus ou moins d’af-faires, même le dimanche, hé oui… je ne peux pas… je n’ai paspu… mais je vous promets…

Une nouvelle fois, il m’affligea de ce petit sourire qui com-patissait faussement, sans avoir rien écouté, et pour tout dire, s’enbranlant absolument. Je contrôlai justement une envie incontrôlablede lui foutre mon poing sur la gueule, à la place de quoi, je fis, bienau contraire, radicalement pénitence, ce qui bizarrement, secrète-ment, m’excita au plus haut point.

- … Vous savez, venir à la messe serait pour moi quelquechose qui ravirait le miracle de mon cœur, mon père. Mais en cemoment, et au vu de la concurrence qui risque de mettre des tas defamilles de salariés à la rue, mon rôle est je crois, au contraire, detenir solidement la barre de direction de mon navire. De ne riennégliger. De sauver tous ces gens et de sauvegarder leurs emplois.

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La compassion est l’état profond dans lequel je me trouve, face àces durs évènements, mon père, soyez-en sûr… Je ne peux licencierces gens… je pense à eux… je ne pense qu’à eux …Mon souci estqu’il n’y en ait aucun à la rue, et croyez-moi qu’en ces dursmoments, mon vénérable père, quand je suis seul dans mon bureau,je sais que Dieu me regarde, et qu’il me comprend… finis-je l’œilhumide, fixant le mur d’en face. J’en pleurnichais presque. J’avaispresque réussi à me convaincre moi-même. Le curé en fut secoué.

- Mon ami… mon ami… me tapa-t-il sur l’épaule, m’ac-compagnant lourdement sur le chemin de mon chemin de croix…Ne vous mettez pas dans de tels états, je vous sais bon, mon fils, etDieu, je le sais également, vous regarde tendrement… Mais votrefemme peut-être, juste le dimanche matin vous savez, une messe çan’est pas si long et la commune n’est qu’à trois kilomètres?

- MON PÈRE! THÉRÈSE ESTMA FEMME MAISDANS L’ENTREPRISE ELLE ESTÉGALEMENT MON BRASDROIT ! J’AI ABSOLUMENT BESOIN D’ELLE, ET DE SESCOMPÉTENCES, MON PÈRE!

Thérèse ramenait sa tête pourrie de la cuisine, l’air évidem-ment con.

- Quoi? Qu’est-ce que j’ai fait moi? elle dit, la buse. Mon poing me démangeait.- J’ai dit à monsieur le curé que nous avions très souvent des

impératifs et que le fonctionnement du conseil d’administration del’entreprise nécessitait très souvent notre présence, ou du moins uneinteraction rapide, une réactivité immédiate, ce qui nous oblige à nerien pouvoir faire d’autre la plupart du temps, comme dit monsieurle curé, et d’aller par exemple à la messe!!!

Thérèse avait son air con que le curé prit soudainement pourde la fatigue, ce qui m’arrangeait bien, sur l’instant. Simplementelle ne comprenait rien, étant entendu que les années passant lavoyaient devenir de plus en plus abrutie, comme une dégradation dela nature, visible et curieuse. J’arrivai toutefois à lui glisser un coupd’œil l’invitant à une certaine complicité, ce que je regrettai l’ins-tant d’après, préférant la voir dégager au fin fond du cabanon tout

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au fond du jardin par exemple. Néanmoins et je ne sais par quelmiracle, la situation s’améliora toute seule puisque le neuronerouillé, qui lui bloquait le fonctionnement du cerveau, sembla enfinvouloir laisser passer deux trois congénères. La discothèque venaitenfin d’ouvrir ses portes.

- Ah oui ! dit-elle… Ah oui. Ça me suffisait. Le père se gratta le menton. J’intervins. - Une petite liqueur mon père? Pour la route? l’invitai-je,

autant pour lui flatter l’alcoolisme simplet que pour lui faire pigerqu’il faudrait foutre le camp ensuite.

Évidemment, et c’est là où je m’étais drastiquement trompé,il n’eut aucune envie de partir ensuite. Après son cinquième verrede liqueur de cerise, il était à moitié ivre et commençait à raconterdes histoires paillardes. Il fourrait plus ou moins Dieu, soulevait lesrobes des bonnes sœurs et reniflait le cul du diable. J’hésitais à lefoutre à la porte, mais ne voulus pas précipiter la chose. Le momentarriva où il décida de partir. Et je laissai faire. Ce connard de curépourrait s’avérer le plus probant des alibis. Sa présence ici etaujourd’hui nous couvrait. Alors qu’il se casse tranquillement. Qu’ilvide son énième verre, qu’il sorte son gros cul de mon canapé, qu’ildégueule sur la route si ça lui chante, du moment qu’il foute le campde là. Ce qu’il s’apprêta à faire, après avoir dégueulé sur mon tapisoriental, néanmoins. « Fils de pute! » pensai-je en nettoyant, touten souriant connement à cet indésirable porc. Il chancela alors dansle couloir, puis finit par revenir des toilettes, bizarre, renfrogné, l’airqui doutait. Il vint vers moi, se reboutonnant.

- Vous savez mon ami… J’ai entendu des voix… en bas… - Mais non mon père… mais non… vous êtes fatigué, vous

devez rentrer maintenant. Il devint con. Il s’agrippa. Son œil fixe bavait. - Écoutez… je suis très bien, mon fils… et je vous dis que

j’ai entendu crier… écoutez ne me faites pas croire que je suis foumon ami… j’ai parfaitement entendu et il y a des gens là-dessous etILS CRIENT!!!

Il avança le doigt vers mon nez. Et avant que j’intervinsse

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d’une façon ou d’une autre, il se retourna et marcha d’un pas fermevers le couloir, ouvrant des portes, à droite, à gauche, puis enfintrouvant celle qui l’amena quelques secondes plus tard, tout droitdans le trou noir de son propre cul. Il resta penché, interrogatif, enhaut des marches, écoutant les cris de monsieur et madame le maire,se demandant encore si ça n’était pas son imagination déglinguée àla liqueur de cerise qui lui jouait des tours. D’un violent coup depied au cul j’ai alors précipité sa chute. Et dans la noirceur de lacage d’escalier, il valdingua de marche en marche puis s’écrabouillatout en bas, contre la porte. J’allumai et vis la masse informe, éta-lée, grands yeux ouverts de surprise; se tâtant vaguement le haut ducrâne en se demandant bien ce qui était en train de lui arriver. Samain dégoulinait de sang. Il avait une grosse entaille sur le haut dufront. Il nous fixa tous les deux, alors que Thérèse m’enfonçait déjàplus ou moins sa langue dans le siphon de l’oreille, comme un ser-pent pervers cherchant des orifices qui se laissent faire.

- Mon Dieu… aidez-moi, je vous en prie… je suis blessé…qu’est-ce que… dit-il, essayant de se lever.

Il n’y arriva pas. Je vis l’effort, la tentative, et je laissai faire. Les deux invités choisirent de brailler à cet instant-là, ayant

perçu le barouf de l’autre côté de la porte. Le curé nous regarda sou-dainement, une sorte d’effroi lui apparaissant au fond de l’œil.

- Mais qu’est-ce qui se passe ici mon Dieu! osa-t-il s’avan-cer.

Dévalai quelques marches et l’empêchai de se relever. Enbon tabassage en règle, je lui assénai une bonne dizaine de violentscoups de pied sur le torse, les bras, le ventre, les jambes, suivis detrois méchants coups de poing qui lui ouvrirent la lèvre supérieure.Je me sentais mieux, presque détendu. La tension accumulée de lamatinée retombait maintenant. Thérèse vint derrière moi et se lovacontre mon dos. Je n’aimais pas trop ce corps, collé contre moi.Cette tentative de possession, cette envie caractéristique de lafemelle croyant qu’ainsi, elle peut prendre le pouvoir. Je trouvaisque depuis quelques temps, Thérèse en prenait un peu trop à son

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aise, qu’elle s’imposait de plus en plus sans mon consentement,qu’elle remplissait les trous laissés vides par mes hésitations, lavieille salope dégénérée. Je me retournai et l’obligeai à se décoller,l’œil méchant. Retrouva son air soumis de carpette heureuse car ellene connaissait que ça, et n’avait pas à connaître autre chose.

Le curé, lui, arborant un air passablement déconfit, se tâtaitle haut du crâne. Son regard s’égarait dans une incompréhensiontotale. Il me regardait, il tiquait à mon encontre.

- Mon Dieu Maurice, vous êtes fou? Mais qu’est-ce quivous arrive? finit-il dans une sorte de sourdine qui se serait biencherché un confessionnal proche.

Je lui fis goûter ma reprise de volée du droit, alors qu’il ten-tait de se redresser. Il s’effondra en gémissant de douleur. Troissecondes plus tard, la colère s’empara de lui et lourdement, grima-çant, il tenta encore de se lever. Je le finis à coups de pied, contre laporte, ce qui eut pour conséquence de faire braire les deux ânes,dans la pièce à côté.

- AU SECOUUUURRRS!!! Joli mélange de voix. Le chœur des vierges, auquel j’allais

rajouter l’eunuque ici-bas. - Thérèse, ouvre la porte.Elle saisit la clé dans ma main et trottina de son pas de

secrétaire soumise. En deux tours, la porte s’ouvrit. - Lève-toi grosse merde! dis-je à la loche qui suintait à

terre, mais je n’attendis pas et le traînai dans la pièce. Tous se regardèrent, s’entreregardèrent, se stupéfièrent. - Monsieur et madame le maire!!! fit le gros. - MONSIEUR LE CURÉ!!! dirent en même temps les

époux Jacob. Merveilleux instants de volupté. J’avais la ville à mes pieds,

tout ça sous mon unique contrôle. Cette petite cave était à l’imagedu monde que, secrètement, j’avais toujours désiré. Cette petitecave correspondait trait pour trait, image pour image, mot pour mot,avec la symbolique parfaite prenant racine dans mes désirs enfouisles plus profonds. Mes pensées abouties mises en acte, puis s’accé-

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lérant dans un fonctionnement dont la mécanique subtile en devien-drait peut-être le but, justement. Ça restait à voir. Les élémentsétaient là, devant moi, n’attendant plus que moi pour jouer, mettreensemble les pièces, puis confectionner un ordre parfait dont l’al-chimie guiderait désormais mon être tout entier ainsi que mes actesà venir.

Thérèse, à ma droite, percevant le changement qui s’opéraiten moi. Les faux époux Turenge, à ma gauche, oscillant légèrementsur leur chaise de trouille, et modulant et faisant osciller égalementleurs cris du plus subtil aigu à la plus grossière des basses. À mespieds, l’abbé mes couilles, qui semblait groggy, ne réagissant pastrop sur l’instant quand Thérèse, suivant mon ordre, commença à ledéshabiller. Dans un simulacre de boxe, cette nouille froide tentapourtant de s’accrocher à Thérèse, avant que je ne lui plante la lamedu couteau dans la main, au sol. Il ne comprit pas. Puis il fixa sapaluche et se mit instantanément à couiner comme un porc. Aprèsdeux beignes, j’extirpai le couteau, levai sa graisse de naturiste hon-teux puis le fourrai méchamment sur sa chaise. Il ne broncha pas etlaissa Thérèse le saucissonner paisiblement, à la gauche du maire.Attente. Tous les trois avaient des foutues gueules d’attente. Avecune angoisse liquide qui leur dégoulinait partout en goutte à goutte.Seul le curé ébaucha quelque chose comme l’esquisse d’une phrase,d’une tentative d’échange, les premiers contreforts d’une sorte deGolgotha geignard et pleurnichard, je supposai un instant. Au vu del’enthousiasme que ça suscita dans ses parages, il se déballonnaprestement et finit par se taire. Je crois simplement qu’il ne compre-nait pas. Qu’il était ravagé par la réalité. Qu’elle ne le dépassaitmême pas, qu’elle l’écrabouillait, simplement. Étrangement, mavolonté faiblit à cet instant. Comme un quart de seconde où, pluslucide que jamais, je me demandais ce que je faisais là. J’avaisvieilli. Pris de la bouteille, et sans aucun doute, l’avais biberonnéeillico sur la route. Une certaine faiblesse bonhomme me gagnait, etje devenais sensiblement fainéant. J’avais pourtant la conviction defer que j’avais réuni tous les éléments, que tout mon travail précé-dent avait concouru à cet instant de sublime équilibre où le miracle

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de la vie, où la compréhension précédant l’accomplissement d’unacte de totale liberté, allaient m’amener loin.

Et puis une faille.Un ventre qui bedonnait doucement, un bourgeon de mol-

lesse, une propension à s’étaler devant la télévision et à dévorer,passif, des tas de conneries, et le miracle disparaissait, s’évanouis-sait dans l’atmosphère jusqu’à ne plus laisser qu’une amertumecroissante, qu’un vieux regret poussif où la passivité et la fatalité sevautraient tranquillos. Deux éléments me réveillèrent alors tout àfait. La parfaite consciente de cette Thérèse actuelle qui, aucontraire de moi, semblait se gorger et se gonfler de puissance, enobservant ma soudaine faiblesse, et enfin, mes pensées funèbresprécédentes. Fissa, je rétablis la situation, laissant se diffuser dansmes tripes une putain de haine bien saine, qui jaillit brusquement, etqui me permit de me réinstaller dans ma posture dominante. Thérèseregagna la niche obscure de sa soumission absolue, et son œil se fitinterrogateur. Je la testai. J’envisageai de la tuer mais il me fallaitencore la tester un peu.

- Mon amour. Exécute le plus sublime de tes rêves. Etdémerde-toi pour qu’il soit le mien.

Elle s’absenta puis revint quelques minutes plus tard, à nou-veau vêtue de sa combinaison spéciale. Sauf que cette fois-là, elleavait un énorme crucifix en argent à la main. Ou du moins unemerde bien lourde et en métal. Elle avança vers le prêtre, la chosebraquée comme une arme. Ses yeux étaient fixes et parfaitementmeurtriers. Au fond de ses prunelles brillait la réjouissante flammedu tourment lumineux, lueur explicite dont la substance nourricièreétait le vice pur, mis à nu. Le cureton eut l’air con. Et puis il serévolta, traits qui cherchaient vaguement à s’étirer comme un Christde pacotilles, la voyant se dresser devant lui.

- Je vous en conjure ma fille, arrêtez ce cérémonial et lâchezcet objet, je vous en prie… ahana-t-il, sueur lui dégoulinant dans lesyeux et le brûlant. Son visage était cramoisi, et ses lèvres, blêmes,tremblaient. Thérèse, railleuse, se pencha au-dessus de lui.

- Tu sais ce que je vais faire curé?

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Le visage du curé oscillait entre la colère de voir cet objeten de si mauvaises mains et la nécessité de se calmer, soudainement,ce qu’il fit, ce qu’il arriva à faire, fermant tout à coup les yeux et seconcentrant à lui parler d’une voix inaudible, rapide, comme uneprière qu’il se serait adressée à lui-même. En conséquence de quoi,il ne répondit à peu près rien.

- JE VAIS LE FOURRER DANS TON CUL !!! dit-elle luiléchant la sueur sur son front. Le curé perdit tout à coup ce que, detoute façon, il n’avait jamais réellement eu tout au long de son exis-tence, c’est-à-dire la réalité substantielle de sa paire de couilles.

- Ma fille… supplia cet étron de porc… Ma fille… Mondieu… je vous en conjure…

Dans son coin, Jacqueline s’éparpilla en soudaines chiale-ries déraisonnables. L’idée qu’on fourre un curé à l’aide d’un cruci-fix, apparemment, la choquait grandement. Je remédiai à cela en luicollant des claques, droite, gauche, droite, gauche, comme ça, long-temps, avant de stabiliser sa tête de chou-fleur à chignon et de luicracher un énorme glaviot au fond de la gorge. Madame le mairechercha à déglutir et elle remit ça.« Ouin ouin »… Je cognai detoutes mes forces et elle partit valdinguer au fond de la pièce, atta-chée à sa chaise. Puis plus rien. Ensuite, tout alla très vite. Le curétenta de se débattre mais il ne faisait pas le poids. Je l’attachai,mains et pieds, accroupi, à une solide canalisation métallique quipassait au fond de la cave, le long du mur, au sol. On aurait dit uncoureur de 100 mètres dont on aurait arrimé les deux pieds dans lemême starting-block, avec néanmoins cet envahissant postérieur enl’air, dressé comme au départ d’une course. Dans sa position ridi-cule, le con priait. Il n’arrêtait pas de prier. Il continua même à prierquand Thérèse fouilla dans son fondement à l’aide du crucifix,qu’elle finit par abandonner dedans, trouvant ça joli. Le connardpleurnichait en silence et Thérèse riait. Ma chérie riait, riait, riait, etle curé, désormais, hésita entre les braiments désœuvrés d’un ânebattu, égaré, et les discrets mais incessants sanglots du pénitentpénible. Tout pâle, Henri se transforma en statue de cire etJacqueline menaçait de s’évanouir. Moi ? Vous ne me croirez pas

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mais je ne sus plus du tout que faire à ce moment-là. Je perdais monvice et Thérèse prenait le pouvoir dans notre couple. Thérèse étaitl’être surmultiplié que je désirais secrètement, mais dont la réalité,à ce moment, faisait plus que me gêner. Ça me paraissait détestable.La pute s’en donnait à cœur joie. Mais je n’aimais pas sa joie, quiprenait trop ses aises. Son cerveau bouillonnait des idées les plustordues, les plus pourries, les plus sales et les plus putrides, et à côtéd’elle il ne me semblait plus avoir d’autres possibilités que de deve-nir un petit être négligeable, amer, aigri. Cette salope dévorait monpouvoir à vue d’œil. Comme si elle grandissait, alors que je rapetis-sais. Jamais je ne l’avais vue aussi belle, comme si un monde sous-jacent et obscur revenait à la surface, et l’illuminait de mille feux,dans sa splendeur passée reconstituée. J’allais la tuer, vite. Avantqu’elle n’aille plus en avant dans l’acte de dévorer toute ma puis-sance. Je devenais un mec normal, virant même sur le brave mec, etcette soudaine pensée m’horrifia. Je me mis à fouetter le prêtre avectoute la violence que mon être put fournir à cet instant-là. Thérèselui fourrait des grands coups de crucifix dans le cul en lui crachantdes obscénités à l’oreille. Debout, elle pissa, écartant son string etcontemplant en souriant le jet jaillissant. Je ne voyais plus rien. Jecognais, cognais, cognais, et soudain, Thérèse m’arrêta, me scrutantcurieusement.

- Qu’est-ce qui t’arrive… Tu vas pas le tuer tout de suite? La louve arrivait à mon niveau, mais elle désirait le pouvoir

pour elle toute seule, je le compris à l’éclat particulier de son œil.Le curé ne bougeait plus. Inconscient ou mort, ou feignant tout cela.J’avais envie de le finir. Comme pour me finir moi, je crois, à cetinstant. D’une façon désespérée où je n’aurais plus pris le moindreplaisir. Encore une fois, Thérèse me retint.

- Mais qu’est-ce que tu fais? dit-elle. J’avais soudainement envie de pleurer, de me réfugier. Puis

je retrouvai une certaine froideur, voir distance, avec laquelle jerépondis à Thérèse.

- Mais, non… ce merdeux m’agace, c’est tout… Je montrai la loque vautrée sur le sol avec ce spirituel ther-

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momètre lui sortant du fion, comme le mât d’un navire qui n’a plusd’autres solutions que de couler mais qui résisterait encore, presqueridicule au milieu d’un océan entier.

- Et alors, on a peut-être mieux à faire que de les achevertout de suite, tu ne crois pas?

Elle me méprisait. Je devenais le petit garçon obéissant. Lefrêle connard étiré par les fils sur lesquels elle agissait subtilement,désormais. Ses yeux se rétrécissaient et cherchaient tranquillementà percer mes pensées profondes. Thérèse était mon aimée, de toutefaçon, mais inéluctablement les rôles s’inversaient et j’en arrivais àpenser qu’il m’était impossible d’y faire quoi que ce soit. Désormaisj’étais l’étranger. Désormais j’étais l’ennemi. Alors je me suis vengésur Henri. Henri le maire. Qui me regardait avec des gros yeux quine comprenaient plus rien. Je l’ai frappé. Plusieurs fois. En pleinvisage. Et cette fois-ci j’étais triste, si triste, que j’aurais eu envie delui dire, de lui expliquer, de lui parler et qu’il comprenne. Maisqu’aurait-il pu comprendre? Que tout à coup après tout ce simula-cre, je redevenais un brave type, bouffant indifféremment ses mer-guez et jouant aux boules, et que je me satisfaisais amplement depasser un bon moment et de serrer la main de la personne qui retour-nait chez elle après avoir passé une charmante journée? Que jen’étais, au fond, rien d’autre que cette sorte de personne et que je nevoyais pas du tout ce que j’aurais pu être d’autre? J’ai frappé,frappé, frappé. Puis j’ai arrêté et lui ai adressé un regard suppliant,qu’il ne perçut peut-être pas d’ailleurs, dans l’ailleurs brumeux oùmes coups violents l’avaient amené. Je l’ai supplié encore des yeux,et Thérèse a intercepté ce regard, m’adressant une œillade curieusealors qu’elle comprimait avec du fil de fer les couilles du prêtre quiémettait des petits cris dont le volume allait crescendo. L’homme del’église se chiait dessus. Le corps le rattrapait. Et de la merde molleet orangée dégoulinait de son cul, dont le panorama ravissaitThérèse.

J’avoue que j’ai traversé, à ce moment-là, et visionnant lemême panorama, comme un instant de plénitude, une réminiscencede grâce, une béatitude relaxante, dont je me suis pourléché l’âme

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tout entière. Une curieuse jubilation me revenait. L’ingéniosité deThérèse, je supposai, n’y était pas pour rien. Elle me regardait.M’envisageait. Un instant de douceur mâtinée d’une certaine dou-leur sourde se peignit sur ses traits. Elle écrasa sa cigarette dans lefondement merdeux du prêtre, et me fixa tendrement.

- Ça ne va pas, mon bébé? Sa voix est pleine d’heureux présages et de la certitude d’un

avenir renaissant. - Thérèse… je me confiai doucement. Thérèse, je n’en peux

plus… Je crois que je n’y arrive plus, je crois que les choses ontchangé en moi… qu’elles deviennent lumineuses, toutes douloureu-ses, et faibles… peut-être même qu’elles clignotent et que tout çan’est pas loin de s’éteindre… Je ne suis plus le même, mon amour…Je contemplai le vide, l’œil désespéré et triste, confiant mon désar-roi à Thérèse, m’accoudant à elle pour la plus grande satisfaction dubarman invisible qui désormais, orchestrait ce qui se passait danscette pièce. Je pensai à ma mère et des sanglots emplirent mon corpstout entier. Lourd, lourd, de trop de vies à la fois. Je t’aime Thérèse.

Quand elle se retourne vers moi, j’ai peur. Quand ses brasm’entourent, amoureusement, je suis encore terrifié. Je sens sa têtecontre mon épaule et soudain je vais mieux, sa chaleur, elle me lacommunique, m’étreignant et chuchotant de douces paroles à monoreille. Thérèse et moi on s’aime. Tout va durer et s’amplifier entrenous. Elle palpe ma queue mais ce n’est pas de ça que j’ai besoin.Elle insiste, puis comprenant, laisse tomber. Elle me glisse un cou-teau dans la main. Elle enfonce sa langue dans mon oreille, puis yglisse un sirupeux:

- Égorge le curé mon amour, égorge-le tout de suite, je t’enprie.

En même temps, sa jambe se love contre mon bassin dansun simulacre d’accomplissement sexuel. Je sens ses coups de bou-toir, dans mon sexe, comme si c’était elle qui me pénétrait, commesi le rythme de ses coups se communiquaient sourdement à monsang et que celui-ci, désormais, s’activait, se dressait, comme unearmée, en rythme et conscient de sa nécessité de finalité guerrière.

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Dans le brouillard, je visionne le ridicule des trois branches du cru-cifix pendouillant du cul merdeux du curé. Il marmonne et se pros-terne. Thérèse est derrière moi, deux de ses doigts farfouillent moncul à la recherche d’une stimulation supérieure, à la recherche d’uneprise de possession-coup d’état sur moi-même. Longtemps que j’ailâché la rampe de la résistance, que j’ai accepté le règne d’un télé-guidage possible.

- TUE-LE ! me souffle Thérèse dans le coup, et son souffleme fournit l’alibi parfait de mon impulsion.

Le prêtre commence à hurler quand ma lame s’enfonce danssa gorge, sous son menton, puis il hoquète, car les giclées de sangfinissent par l’empêcher d’émettre le moindre son. Je redeviensmoi-même, et je sens une des mains de Thérèse sur ma queue, deuxde ses doigts farfouillant mon cul, s’agitant, s’agitant. Parfaitementjoyeux, je sens mon couteau s’enfoncer complètement dans la gorgedu prêtre dont la tête, nerveuse, va violemment d’avant en arrière,dans le réflexe ultime de sauver ses putains de meubles, je suppose,moi qui suis calme et consciencieux à cet instant précis. Le sanggicle et Thérèse m’embrasse passionnément le cou. Je sens sonhaleine brûlante et l’emprise qu’elle a sur mon corps. Je la repousseun peu, tout à ma tâche. Elle s’effondre à terre et goûte sauvagementà mon cul, qu’elle lèche comme une bête, me malaxant toujours lescouilles par en-dessous. Je sens le curé secoué de spasmes; je conti-nue ma progression. La lame a entamé la moitié de son cou, et jesens la colonne vertébrale comme un obstacle que je détruis, quej’arrache, que je casse, d’un mouvement violent, puis je finis le bou-lot. Le sang gicle, à flot, partout, partout un tas de viscères, mises ànu, il va et vient, le sang, il jaillit puis ralentit. Et alors que je finisde décapiter monsieur le curé, qui trépigne encore et de lui arracherla tête avec les mains, déchirant le reste des tissus, Thérèse chercheà s’abreuver aux différents geysers qui s’échappent de partout. Ellemord, déchiquette, s’abreuve goulûment; elle goûte et s’enflamme.Elle me regarde en petite fille honteuse, mais satisfaite. S’urine sou-dainement dessus de contentement puis elle crie, hurle, vagit. Toutle monde hurle en ce moment, dans cette pièce. Tout autour de nous.

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Pas possible comme l’enfer ça peut être pénible, assourdissant,comme ça peut s’avérer bruyant et désagréable. Tout le monde hurlemais peut-être pas à l’unisson, peut-être pas pour la même raison.

J’ai la tête du curé entre les mains et une Thérèse au sol, luibouffant la merde au cul, cherchant à plaquer ce corps qui bonditencore, et qui, dans la saisissante vision d’un ridicule parfait, finitpar gigoter à terre, continuant quelques longues secondes ses inté-ressants soubresauts de coq trop bien nourri avant de succomber,mollement, à cet état de fait. Alors, le corps se plie, puis se déplie,puis se plie encore une fois, lentement, encore plus lentement, avantde s’immobiliser finalement. Puis une dernière secousse électrique,à mesure que la pompe à sang s’active une dernière fois dans sagorge déchiquetée. Henri hurle. Jacqueline hurle. Elle devientbarge. Voix de crécelle malade accédant à tous les sommets désac-cordés et yeux tournant sur eux-mêmes, v’là l’exorciste qui nousfait sa crise, alors que moi, hé bien moi, je retrouve cet espèce decalme qu’ont les dingos avant ou après une crise. Thérèse estaccroupie auprès du prêtre et dévore des petits bouts de chair,qu’elle malaxe, qu’elle mâche, me lorgnant toujours, et surtout ànouveau, avec ce regard de petit animal coupable mais qui ne peutrésister. Puis elle me l’offre, ce regard. Se prosterne à mes pieds,puis me tend la langue en attente d’un ordre. Ce sera mon cul, queme retournant, je lui montre. Elle me mange le cul et j’en profitepour lui déféquer sur le visage. Puis je rigole. Les choses sont sim-ples. J’ai accompli un cycle, et retrouvé ma liberté. C’est ainsi. Mapetite période de faiblesse est passée, Thérèse à genoux, derrièremoi, en est le symbole vivace, le plus bel exemple. Alors je mefends la poire, parce que c’est vachement marrant. Puis j’explose.Merde alors, pourquoi se gêner. Me marre comme une baleine pre-nant conscience qu’elle a l’océan pour elle toute seule et les étoilespour la guider. Alors bon. Jamais je ne me suis senti aussi bien jecrois, aussi libre, aussi juste et humain. Jamais je n’ai autant ressentil’empreinte de la joie, de celle qui inonde et ravit, hahahahahaha,putain de bordel de Dieu de bordel de merde…

Au moment où Thérèse finit de dévorer les restes de ma

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merde, au sol, s’en barbouillant le visage, je lui attrape la tête, lacoince avec un bras, écrase son corps au sol de tout mon poids et ladécapite en lui regardant le haut du crâne. Je l’embrasse alors quedes bulles de sang dégoulinent de sa bouche. Je l’embrasse et ellehoquète à l’intérieur de moi. D’elle. De moi. Je mords sa bouche etsens son désarroi, et sa peur, et encore son désarroi, avant de ressen-tir finalement sa confiance. Ses yeux vagues, brumeux. Ses yeuxbleus, encore. La rive où elle s’échoue, où elle s’abandonne, enfin.Dans mes bras. Au creux de moi elle rend son dernier souffle, sim-ple tête, seule, ravie, endormie, contre ma poitrine. Un foutre épaissort abondamment de ma queue.

Puis tout tourne autour de moi. Vertige. Qui s’accélère. Des visages, figures, monsieur le

maire, madame le maire. Bouche ouverte et criant. Tohu-bohu silen-cieux, d’une façon effarante, effrayante. J’ai encore envie de riremais désormais j’ai aussi envie de dégueuler. Même gueule, mêmebouche, absurde, à l’unisson. Le copié-collé d’une même troncheimbécile répétée à l’infini et ne s’arrêtant jamais. À toute berzingue,ça tourne autour de moi. Je tourne sur moi-même, girouette, pour-tant mélancolique, je tourne sur moi-même dans l’autre sens,Thérèse et son regard silencieux sous mon bras. Et la sarabandedure, dure, dure encore, jusqu’à ce que tout se calme, ralentisse etfinalement s’immobilise… finalement finisse par s’immobiliser.

Les deux braillards ont fini de brailler, eux aussi. Eux aussi,ils attendent, se cloisonnant dans un silence profond, établi et justi-fié par le choc psychologique qu’ils viennent de ressentir, et dont ilssont, en grande partie, les victimes. Mais ils sont là, figés, tendus,comme des fils prêts à rompre. Un mot et ils basculent. Un mot ettout finit par s’effondrer. Tout à coup, et petit à petit, j’entends lessouffles qui reprennent, les respirations qui se cherchent un calme,comme un endroit où se poser, se reposer, puis un approfondisse-ment où ils pourraient enfin mourir, crever, dégager, oublier.

Monsieur le maire et sa femme, au milieu d’une petite piècetoute grise, en ciment, uniquement illuminée par une petite maissuffisante ampoule pendouillant au plafond. Des souffles courts,

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puis des petites voix, gémissantes, qui réapparaissent, qui refontsurface, petit à petit, misérablement, des petites voix qui disent letraumatisme et qui cherchent à se l’expulser, des petites voix qui sesignalent par leur début de conscience d’une terreur sur laquelle ilstâtonnent encore, personne ne pouvant y mettre le moindre mot, despetites voix qui respirent encore, juste après l’agonie, et juste avantla mort éternelle. Ces voix tremblotent, supplient en sourdine, ten-tent de se construire dans le désastre de la faiblesse, dans le désar-roi et l’hésitation. Ses voix ne savent plus si elles mentent ou disentla vérité, ses voix ne sont plus que le symbole de la peur mêlée à unespoir diffus, mais néanmoins encore un peu vivace. Et à ce propos,monsieur le maire, Henri Jacob, péniblement larbin après avoir étécoq dominant, comme toujours:

- Mauriffe… Je t’en prie… écoute Mauriffe, écoute je t’enprie… il pleurniche, n’arrivant plus à finir sa phrase, n’arrivant plusà satisfaire sa femme.

Et sa femme qui prend le flambeau, tentant vaguement etpeut-être une dernière fois d’illuminer la noirceur, et sa femme quicommence à partir en couilles, juste à sa suite. Elle vagit commeune bonniche rétive qu’on entreprendrait sans son consentement.Vachement drôle, la scène. La connasse est bourrée de larmes, et jeme dis tout à coup qu’elle chantonne superbement bien, qu’elleaurait pu faire une carrière, si elle avait bougé son gros cul, si ellene s’était contentée du vide de sa morale passant son temps à s’exer-cer à se soumettre, à obéir, pour éventuellement, plus tard, dominer,écraser, écrabouiller. Tous les deux je les regarde, favorablement,tendrement, profondément, tout à coup. Une infinie bonté m’acca-pare, à cet instant-là. Je les touche et les caresse, l’un et l’autre, sansles regarder; l’un après l’autre, je les cajole et les réconforte. Jeprends leur tête entre mes bras, à tour de rôle, et mon amour, à cetinstant-là, est immense et généreux. Tous les deux je les aime, danscette enfance retrouvée. Je les embrasse, et ils pleurent.

- Je ne peux pas vous laisser partir, vous le savez bien. HeinHenri ? Hein Jacqueline? Vous savez bien que je ne peux plus fairegrand-chose mes amis... Qu’il y a des temps pour réfléchir, élabo-

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rer, d’autres pour agir et enfin d’autres, également, pour prendre desdécisions… vous le savez bien les amis!!!

Je me mets à pleurnicher un peu, avec eux, tendre et doux,particulièrement attentif. Je suis le frère qui leur a toujours manqué,certainement pas le père. Désormais nous sommes ensemble, à éga-lité, dans la liberté et ce que je rêve de fraternité. Plantés au milieude tout ça, vivaces et onctueux, satisfaits mais enfin revenus de tout.

- Écoute Mauriffe… me signale Henri, tout à coupréveillé… on fera tout pour t’aider. Pour te sortir de là. On veut t’ai-der. On sait que tu as un problème, Mauriffe, laiffe-nous t’aider,mais d’abord libère-nous, mon ami, je t’en prie…

Le visage de Jacqueline est remplie de larmes, je vais verselle et lui caresse doucement, tendrement, ses cheveux baignés desueur, qu’un instant je m’amuse à peigner, exécutant un simulacrede coiffure. Mon cœur est bon, infiniment bon. Elle est simplementterrifiée.

- Mauriffe… je suis ton ami Mauriffe… continue la larverépublicaine, l’employé modèle, le sénateur repu de responsabilités.

Je reste patient. - Tous les deux vous êtes gentils; Henri laisse-moi te dire

que je vous comprends. Mais ce que vous me demandez là estimpossible. Tu sais aussi bien que moi que rien ne peut continuer àêtre pareil après tout cela, et pourquoi donc d’ailleurs? N’est-cepas de vérité que nous parlons désormais l’un l’autre, n’est-ce paséclaircir les choses ce que nous faisons depuis peu? Contrairementà ce que tu imagines, jamais il n’y a eu autant d’échanges entrenous, jamais les choses n’ont été aussi claires, aussi évidentes, aussilumineuses… On a juste franchi un palier et désormais nous devonsaller jusqu’au bout. Affronter les actes et prendre les décisionsnécessaires, puis nous regarder bien en face, droit dans le blanc desyeux, Henri, tu comprends?… le caressai-je, en enfant tendre etrêveur, tout en jouant avec ses cheveux trempés, lui faisant incons-ciemment une petite mèche sur le devant, gentille, toute belle.

- MAIS NON CE N’ESTPAS TROPTARD MAURIFFE…TU LE SAIS BIEN… il s’énerve, bouffi maintenant, avec sa putain

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de morve au nez de gamin trop nourri qui lui dégouline du pif. Je n’aime pas trop ça, mais voulant le calmer, et m’occupant

toujours tendrement de lui, je décide de le moucher doucement. Delui enlever toute cette merde du nez.

- Allons Henri, ne t’énerve pas, regarde Jacqueline, regardeta femme comme elle est sage, comme elle est DISCIPLINÉE,regarde déjà comme elle comprend, comme elle accepte…

Madame le maire est prostrée. Madame le maire regardevers le bas, et tout son corps sursaute. Madame le maire sait parfai-tement qu’on ne peut rien y faire, pas besoin de lui fourrer un des-sin entre les pognes, pas besoin de lui coller un ausweis, un laissez-passer dans la poche. Elle a pigé, point. Et j’aime son abnégation,son sens aigu de la réalité et cette capacité à envisager silencieuse-ment, calmement, les nombreux écueils à affronter. Pas commel’autre baleine, qui espère encore s’échouer, qui espère, lâche qu’ilest, ne pas se faire éperonner et découper en rondelles. Je lui tire lesoreilles.

- Allez… là… là… là, dis-je compréhensif, les arrosant tousles deux du contenu d’un des bidons d’essence que j’ai dénichéssous le petit établis en bois, au fond de la pièce.

Avec les autres bidons, j’en fous partout. Sur les murs, lesol, la porte, l’atelier, la lucarne condamnée et encore sur madameet monsieur le maire, pleurnichant et hoquetant désormais, d’unevoix rauque, qui monte et qui descend.

- NNOOONNN, MAURIFFE NOOONNN, ne fais pas ça jet’en prie…

Sa courge n’a même plus le courage de parler, d’exprimer,d’expérimenter, de la ramener. Elle gémit misérablement, elle sup-plie, elle psalmodie, elle prie, enfin, presque silencieuse, dans unesorte de sourdine muette, maladive. Je les arrose généreusement.Puis je prends les autres bidons et grimpe au rez-de-chaussée, arro-sant au passage et en premier lieu, l’escalier de la cave, le vestibule,puis allez zou, tout le salon. Puis je passe du salon à la cuisine, et dela cuisine à la chambre, jusqu’à la chambre d’ami. J’imbibe lecanapé, témoin de nos ébats à Thérèse et moi, nos matins compli-

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ces, nos soirées sereines. Puis les tapisseries, les tapis, les lits, lesobjets exotiques, la déco imbécile, les meubles, les murs, les chai-ses. Les boiseries, puis vidant le dernier bidon, je redescends vers lacave, afin de saisir les deux derniers bidons destinés à l’étage. Lesépoux Jacob braillent. Ils n’arrivent pas à se satisfaire à l’idée de cequi va leur arriver. Ils n’ont pas l’air de vouloir comprendre, ou devouloir en supporter l’idée, ce que pour ma part je trouve très dom-mageable. Redescendu un instant, je les arrose une seconde foisalors, convenablement, proprement, et de la tête aux pieds.

- Làààà… dis-je… Bientôt ça ira mieux, bientôt les chosesvont se clarifier, vous verrez bien, et vous me remercierez, commetoujours, vous le savez bien, allez… encourageai-je encore… Allezallez, ça va aller…

- MAURIFFE… NOOONN!!! hurle le maire dans mondos, alors que je sors de la pièce.

Je lui serrerais bien la main avant de foutre le camp, mais jetrouve ce côté cérémonial un peu désobligeant, et puis, de plus, cetabruti serait bien capable de m’émouvoir, de me faire faiblir. Au lieude cela, je grimpe les marches quatre à quatre et je sens que je rigolebien, que ma blague elle est tip top et que pas un pékin au monde nepourrait faire mieux. Continuant à rire, je remonte d’autres marchesquatre à quatre et j’arrose le premier étage dans le moindre de sesrecoins, joyeux, satisfait. Glapissant comme un enfant espiègle semarrant à l’avance de l’énorme blague qu’il vient de faire. Je m’endonne à cœur joie. L’odeur d’essence m’enivre absolument. Ça vaêtre la fête, annoncée, moi je vous le dis. Et celle que je désirais. Lesinvités crient en bas, ça va être la joie. Ça veut dire qu’ils sont heu-reux, qu’ils se sentent bien, qu’ils doivent parler fort pour se faireentendre des autres invités tellement la musique est forte et telle-ment tout le monde danse sur cette chouette belle musique, tambou-rinement de folie, rythme frénétique de piétinement, chants joyeuxd’une unité retrouvée, absolument, montant vers le ciel, Speedy DJ,s’appropriant d’une façon sonore les pièces, les angles des pièces,se réverbérant partout, musicalité vibrante, faisant trembler les fon-dations désormais, ivre de joie, j’arrose et j’arrose encore.

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Tout cramer, tout va disparaître et renaître au milieu d’ungrand brasier libérateur. C’est comme ça que les mondes passent àautre chose. Dans une purification des traces du passé et de ce quipalpite étrangement au fond de moi comme un misérable et honteuxpossible début de culpabilité. J’emmerde la culpabilité. Je conchiele renoncement, et la peur. L’empêchement et les limites de cettemorale née d’un cerveau idiot et sirupeux, simplet et trouillard.

Tout cramer et retrouver sa simple condition d’ange mis aumonde et libéré de toute attache, d’adorable petit garçon, timide età l’écoute, ce que je suis et serai toujours. Me suffira juste de vou-loir voler pour déplier ces gigantesques ailes qui m’empêchent demarcher normalement, désormais. Juste voler. Rien de plus simple.Le reste on s’en branle. Le reste n’est que broutilles et louvoiement.Lâchetés et renoncements. Pas m’emmerder avec ces conneries.

La sueur me dégouline partout sur le corps, comme si lesflammes s’élevaient déjà. Démon que je suis, je m’arrête un instant,en proie au doute. Ben oui, le doute, encore et toujours. Cet énormeempêchement imbécile, cet atterrant convertisseur d’êtres forts enlopettes détestables. Pas longtemps. Redescends dans la cave écou-ter le chœur des vierges et laisse déraisonner les voix s’entremêlantlorsque j’allume la première allumette et que je souris. Je la jette sureux et ils s’embrasent, les époux Jacob, braillant au milieu des flam-mes qui se communiquent partout à une vitesse moindre que lalumière, il est vrai, ce qui me laisse le temps de remonter les mar-ches quatre à quatre, de jeter les allumettes à tous les coins du salonet de me casser dehors, alors que tout se met à exploser à l’intérieur.Les flammes grimpent, embrasent les pièces, dévorant les rideaux,faisant exploser les fenêtres, et les époux braillent encore, merguezréunies au cœur du feu, se tortillant et crépitant. Puis le silencedévoré de flammes s’installe alors que je constate le tout, sur la ter-rasse. Fait beau en enfer.

Ma joie est à son comble. Je suis tellement heureux que jen’arrive même pas à pleurer. Qu’il me faudrait des siècles d’exis-tence pour approfondir mes sentiments. Et pourtant, je les sens pal-piter, au fond de moi, ces sentiments, ainsi que la racine dont ils se

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nourrissent en moi, profondément. Il fait beau en enfer. De part en part, la maison s’embrase, et je contemple les

brutales explosions des fenêtres et les flammes venant lécher l’exté-rieur, cherchant à dévorer, et à dévorer encore, se nourrissant systé-matiquement d’elles-mêmes, et de leur propre puissance. Les flam-mes. Mes flammes. Se tortillant au milieu d’infinis crépitementsd’une gourmandise effrénée et désormais sans limite. Explosions deverres, craquement de bois dévorés, déchirement de tissus, toiles,voiles, s’entrelaçant et s’embrassant dans des gémissements terri-fiants, dont deux, me semble-t-il, que je finis par percevoir aumilieu de tout ça. Les poulets cuits. Les affreux jojos transformés engrillades, monsieur Merguez et madame Taboulé, arrosés de rosé, etexpédiés dans l’antre indistinct et nauséabond d’où ils venaient etd’où la bêtise et l’ignominie les avaient fait naître, puis croître, sansaucun doute. Toute dernière voix humaine, puis plus rien.

Sereinement désormais, la maison brûle, et la chaleur dufoyer m’oblige à contempler tout cela de la pelouse, sur laquelle, uninstant, j’apprécie encore le travail de Thérèse, Thérèse que jeregarde, sous mon bras, yeux dans lesquels je me perds et que jequestionne. Et que j’interroge. Je la cajole. Je l’embrasse. MaThérèse. Ma Thérèse que je fourre illico dans un sac en plastiquepuis que je garde à la main.

J’embarque Thérèse avec moi, laissant le brasier derrièremoi.

Je suis bien. Je me sens maître. J’ai les clés de la bagnole duprêtre dans la poche droite et Thérèse dans ma main gauche.Vivement je farfouille la serrure de la Fiat, et la porte s’ouvre. Jesors Thérèse de son sac et l’installe sur le siège avant. Commeavant, je la retrouve. Silencieuse et en adoration. Tranquille et auxordres. Elle regarde droit devant elle, sur le tableau de bord. Jerenonce à lui mettre la ceinture, pas déconner quand même, sedébrouillera, l’est grande maintenant, elle se tiendra bien. Je sourisà ces pensées.

La maison s’embrase dans notre dos, un instant, profond,long et démesuré comme la vie, ou la mort, je contemple le feu qui

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prend partout dans le rétroviseur, ma villégiature dévorée par lesflammes, notre villa pas loin de la côte, ma réussite et mon projet devie avec Thérèse.

- Tu sais Thérèse, maintenant nous n’aurons plus d’obsta-cles, hein? Tu sais bien qu’on va y arriver…

- Ouais! qu’elle me répond. Et c’est qui qui va payer?qu’elle me dit… C’est qui qui va investir et c’est quoi, qu’on vainvestir, justement, si on a plus rien? Hein?

- Écoute Thérèse… Je sens la colère me gagner, que finale-ment j’arrive à tempérer, alors que nous sortons du sentier boueuxau fond de l’impasse duquel trônait notre propriété… ÉcouteThérèse n’en parlons plus, je refuse que nous discutions de celapour l’instant, je refuse que mon manque d’arguments à cet instant,puisque je me sens particulièrement émotif, te serve d’appui pourt’en prendre à moi, ma chérie. Je suis sûr que nous y arriverons,fais-moi confiance et tout se passera bien; on a toujours faitcomme ça, tu le sais bien… As-tu trouvé des raisons de te plaindre?

Thérèse ne répond rien, et je vous avoue que ça me rassure,que ça me soulage. Le moment est mal choisi pour entreprendre undébat. Je pense qu’elle l’a compris, elle aussi. Tous les deux, silen-cieusement, nous regardons la route qui défile. Les arbres, la forêt.Cette voiture est particulièrement sympa, je trouve. Un peu braqueà conduire, je le reconnais, marque italienne oblige, mais enfin bon,elle a le charme de l’originalité rugueuse. J’aime les petites voitu-res. Comme j’aime les vies simples, calmes et un peu austères, dumoins en retrait. Pas les grosses berlines tape-à-l’œil. Pas les vrom-bissantes carlingues démesurées qui vous prennent toute la route, etqui vous écrasent d’un regard de phare. Qui vous signalent que vousn’êtes rien, mais qu’il va falloir compter sur eux, et de plus en plussouvent.

Roulant avec ma Thérèse, nous nous sentons envahis d’unformidable bien-être. Tout est merveilleux. Le silence de Thérèseest rempli de bonheur, ponctué de gazouillements ravis, et liseréd’une sorte de recueillement global qui m’envahit absolument, moiaussi, vis-à-vis de tout, là, maintenant. La route qui défile, les

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arbres, la forêt, la majesté des bois qui semblent nous diriger versun avenir prometteur. La rencontre avec nous-mêmes dans la plusparfaite harmonie. La route s’ouvre devant nous en promesse géné-reuse. Ce soir, nous n’aurons pas d’accident de voiture, Thérèse etmoi. Ce soir, la lune, œil froid, se retrouvera juste au-dessus denous, et ses sourcils indiqueront sa satisfaction, son contentement,papillonnant d’égards envers nous, couvant nos avenirs d’un œilfavorable.

Facilement, comme automatiquement, je retrouve le petitchemin broussailleux aboutissant au terre-plein, au-dessus des falai-ses granitiques. La Fiat s’y engouffre, cahotant un peu, de-ci de-là,et au ralenti. Arrivé, j’arrête le moteur, mets le frein à main et des-cends du véhicule pour admirer le panorama. Thérèse et moi appré-cions le calme et la grandiose beauté du site, sa puissance et samajesté. Il n’y a aucun renoncement ici, qu’une évidente et géné-reuse acceptation de la vie tout entière. J’embrasse Thérèse contrela voiture. Je l’aime plus que jamais. Je lui demande sa main qu’elleme sourit tendrement, profondément. Comme un jeu. Tu veux mamain, je la retire. Tu veux ma main, tu n’auras rien. À nouveau dansla voiture, à nous promettre tant de choses, à retrouver notre envol,à se sentir revivre, tout doucement, je lâche le frein à main et silen-cieusement, au point mort, je ne demande qu’à vivre, je laisse lavoiture dévaler doucement la pente, lourdement, calmement, sansprécipitation. On va venir nous chercher, on DOITvenir nous cher-cher, tout est calme, serein… mais rien ne bouge, ni dans le ciel, nià l’horizon, ni dans les entrailles de la terre, juste ce calme, et cettesérénité silencieuse, comme un recueillement qui emplirait tout,néanmoins, et puis tout à fait. Ce mardi matin, une petite Fiat rougevient s’écraser au pied des falaises.

* * *

L’ÂGE DE LA MATURITÉ

La campagne morbihannaise grillait paisiblement sous unbrûlant soleil d’été. Saint-Hélène en serait bien resté au 20e sièclepoussif et confortable, encore penché vers un passé à vieux cultivantjardins sur toute la longueur de la nationale, s’il n’y avait eu cetterécente voie express à un kilomètre du bourg qui préfigurait déjà le21e siècle.

Plus bas, derrière les écoles et invisible de la route nationale,un stade de foot s’étalait dans une sorte de plaine rase que des trac-topelles avaient scrupuleusement ravinée quelques années aupara-vant. A l’époque où j’étais arrivé dans la commune, muni de moncartable, de mes parents et de mon chat minou. À l’époque où, jubilant de tant de nature, j’avais repéré les successions de champsderrière chez moi, délimités par un liseré d’arbres touffus au pieddesquels s’écoulaient de fluets ruisseaux. Puis, les tractopelles rasanttout et creusant à une profondeur dingue. Puis, un stade de foot pourune population croissant de lotissement en lotissement, doucement,mais régulièrement. Doucement, mais inéluctablement. Puis descopains. Et d’autres, dans le regard desquels j’étais un nouveau de

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plus, et rien d’autre. Même si d’autres nouveaux s’agglutinaient cha-que année aux portes de l’école publique, j’étais un de ces préten-tieux qui en savaient plus que tout le monde puisqu’il venait de laville, et que donc par ce biais, il avait fait des tas de kilomètres afind’arriver jusqu’ici. Et déjà pour cette raison, moi et mes parentseûmes droit à un portrait particulièrement merdique de la part desplus sauvages des bachi-bouzouks locaux.

Plus tard, il me fallut rétablir l’équilibre désavantageux demon balancier existentiel en foutant mes trois premiers buts dans lacage du crétin local lors de ma première sélection en pupilledeuxième année; ce qui me valut par la suite, je dois bien le recon-naître, le notable mais craintif respect du Cro-Magnon local face àl’évidente supériorité du moderne. Toujours cette histoire de peupla-des anciennes et spirituellement débiles gavées de superstitions, faceau lointain voyageur, féru de science et de philosophie et qui ramènesa fraise. Rahan, à peu près, quoi. Cependant, il faut tout de mêmesignaler que ces trois buts m’ouvrirent les portes d’un respect durable, ce qui fait qu’à partir de ce moment-là, je mâtinai donc manaissante radicalité et m’encourageai même à certaines tentatives àfinalité conviviale.

Le village finit par s’habituer à ma trogne et, en quelquesorte, j’évitais de faire des vagues. C’était comme un marché, tacite-ment signé. Ce qui malgré tout, et par la suite, n’arrangea rien.Malgré les tâtonnements inexpérimentés de l’adolescent tout justeaguerri que j’étais à ce moment-là, mon ignorance crasse des us etcoutumes de la communauté villageoise contribua à me foutre défi-nitivement à dos deux teignes locales. Les accusant de m’avoir vio-lenté à plusieurs reprises, ce qui ne fut jamais vérifié par personne,j’arrivai néanmoins à les faire virer quelques jours de l’école publi-que où, il me faut bien l’avouer, je triomphais humblement dans àpeu près toutes les catégories. Mais il me fallut utiliser le terme« tentative de meurtre» pour que la populace se réveille et que lesdeux crétins se prennent du définitif dans le nez. Un moment, je dou-tai tout de même du côté grossier de mon stratagème mais il passacomme une lettre à la poste. Et à partir de cette époque, tout se mit à

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me sourire et un bonheur constant s’afficha sur mon visage.L’intelligence supérieure du citadin marquait tout de même un point,dans ces soubassements ignares de la pensée humaine, songeai-jealors, en dedans de moi. Cédric Le Raguedec, dit le Rouquin, et sonbenêt fidèle qui jamais ne le lâchait, José Nedelec, voilà donc monpoilu trophée de chasse, que, pas impressionné le moins du monde,je rayai définitivement de la cour de récréation. Pendant un an, jen’eus plus aucune nouvelle d’eux.

Après avoir pris de sévères roustes au vu du moyenâgeuxcomportement parental, je supposai qu’on dût les faire besognergrave dans des tas de champs, jusqu’à ce jour d’été où je traversaisle village en chantonnant. Jusqu’à ce jour où ce fut moi, justement,qui devint le trophée de chasse…

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Déambulant paisiblement, je sifflotais tout en appréciant lepetit vent tiède que cette parcelle ombragée de la nationale, sur letrottoir qui longeait la cour de mon école, me laissait le loisir d’ap-précier. Pas un chat dans le bourg. Juste croisé une vieille dans sonjardin qui, me voyant arriver, rentra dare-dare dans sa maison, s’in-quiétant juste de la hauteur des murs qui ne retiendraient pas long-temps ces barbares d’une quinzaine d’années peuplant désormais lesalentours proches. J’humais le petit vent et me sentis heureux.J’allais rejoindre Laurette, celle que j’aimais et qui faisait palpitermon cœur.

Quand je pensais à elle, plus rien n’existait d’autre en moiqu’une puissante vague d’amour qui m’envahissait et qui, bien sou-vent, et à mon grand désarroi, finissait par me faire perdre la totalitéde mes moyens. Mais aujourd’hui, j’avais décidé d’être à la hauteuret de ne pas me laisser me dissoudre dans cette liquéfiante tendressequi avait comme conséquence de submerger totalement les soutesintimes de ma sensibilité poussant alors mon navire à couler au fondde l’océan d’une façon désastreuse. Ben oui. Eh oui. Et pas qu’unpeu, je dois le dire.

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Aujourd’hui, j’étais heureux et souriais à tout le monde.Pourtant, en une seule seconde, ma joie se ternit carrément. À unecinquantaine de mètres de là, sur le trottoir opposé, deux primates enmouvement, reniflant l’air salement. Rouquin et Nedelec marchaientcôte à côte, mastiquant en eux-mêmes une potentialité de connerie àfaire, une sorte de désastre à promouvoir, quelque part, et n’importeoù. Un troisième personnage claudiquait derrière eux, obèse, l’airrose hésitant entre la profonde bêtise du demeuré et l’animalité laplus meurtrière du simple crétin. Cochonnet, qui suivait systémati-quement le Rouquin comme s’il eût été sa bête de compagnie. Lestrois gaillards semblaient en forme. Le visage de José se courbait unpeu en avant, comme préparant déjà un sale coup, et Rouquin, lui,marchait droit, fixant une sorte de vide nauséeux devant son nez etse foutant sensiblement de tout ce qui se passait autour de lui. Restaitle gros, derrière eux. Être informe et malodorant qui tirait constam-ment la langue et qui semblait vouloir lécher tout ce qu’il y avaitd’informe et de malodorant tout autour de lui. Cochonnet, quoi.

Ils ne me virent pas tout de suite, apparemment occupés àdévelopper un pesant débat, dont leurs cerveaux cherchaient uneissue probable, un aboutissement constructif, malgré le fait que laconstruction ne fît pas trop partie de leurs capacités. Le Rouquin nebronchait pas, laissant les autres s’apostropher d’une façon de plusen plus agressive. Cochonnet revenant en force en mauvais mouli-nets de bras derrière eux, ils commençaient à se menacer bêtementquand, d’un coup d’œil, Rouquin me vit. Et d’un méchant sourireplaqué sur son visage d’olibrius dangereux, il stoppa son monde.

- De Dieu, z’avez vu qui je vois? La discussion cessa net et les regards glissèrent dans ma

direction. L’œil de Nedelec se resserra. - Putain c’est l’autre connard ! - Kessy fout là? se crut obligé de répondre un baveux

Cochonnet. Continuais à marcher droit. Rien d’autre à foutre que de

gagner du terrain en faisant comme si de rien n’était. Tous les troisme suivaient du regard et pour l’instant, ne faisaient que causer. J’en

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profitai lâchement pour grappiller quelques mètres, encore. Bientôtau même niveau. Presque.

- Hé, sac à merde! m’appela Rouquin… tu te casses dans lanature et t’invites pas tes potes? Mais kestu fous à serrer les fesses,hein, lopette, et kesse t’as, là, dans ton sac à dos…. Hé fils de pute,tu m’entends oui ou merde???

Effectivement, je serrais les fesses, et à l’instant oùCochonnet et José ricanaient de la tirade classieuse du Rouquin, j’enprofitai pour gagner quelques précieux mètres. Encore, encore unpeu, un tout petit peu bordel…

- Putain, mais y va où ce con? Hé abruti, pourquoi tu mar-ches si vite, t’as chié dans ton froc ou quoi? T’as un rencard avecton petit copain, hein ma petite salope, c’est ça?

Les deux rebuts sociaux gloussèrent à nouveau. J’accéléraile pas, imperceptiblement je pensai alors, mais ils le repérèrent toutde suite.

- Bordel, il se casse…ON FONCE LES GARS!!! cria lerouquin.

Plus qu’une chose à faire: piquer le plus beau sprint de macourte existence.

Alors que, rejoignant tout juste le bout de la nationale, jebifurquai brusquement sur la route de gauche qui s’enfonçait dans lacampagne, j’entendis leurs pas marteler vivement le bitume derrièremoi. Je courais comme un dératé, mais très vite, je sentis la sauvage-rie cannibale dégoulinante de bave et de rage, comme s’approchantà cinquante centimètres de mon cul. À la course, je ne craignais per-sonne, sauf José justement, et je savais que j’allais devoir laisser mestripes sur le bitume si je voulais m’en sortir. J’espérai simplementque cette image n’allait pas devenir réelle. Dans mon dos, j’entendisalors les cris, les injures, et il me fut impossible de me retourner,juste courir comme un malade au milieu de cette route qui devenaitméchamment pentue, la sueur me dégoulinant dans le cou et cesputains de guibolles entraînées dans un rythme dingue. J’allais mecasser la gueule; avec mon sac, mes sandwichs, ma bouteille d’eauet tout le bazar. Sentant José sur mes talons, ma respiration partit

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dans tous les sens. Ça y est, j’étais mort. Foutu le nouveau, à mettreà la casse. Soudain, je ressentis une extrême fatigue, et sus que j’étaisà un doigt de l’abandon, avec ce sac qui cognait dans mon dos. Etévidemment, pas une baraque à l’horizon pour se mettre à l’abri, pasle moindre connard d’adulte derrière qui se planquer. Comme tou-jours.

J’étais en plein virage et le sentais sur moi. Puis, je vis lechemin, en un coup d’œil, à dix mètres sur la droite et pénétrant dansun bois. Qu’une seule chose à faire, tenter le tout pour le tout. Arrivéà hauteur, j’ai tourné brusquement et senti sa main qui glissait surmoi, me loupant in extremis, puis le bruit d’une violente chute et uncri de douleur. De surprise, José avait dérapé et s’était pris l’arbreséparant les deux routes. Je le vis dès que j’eus pris quelques mètresd’avance, en me retournant. Il se tenait le genou au sol, gémissantdans un trémolo montant en crescendo désaccordé, air qu’à cet ins-tant-là, je trouvai parfaitement charmant. Soulagé, je continuai macourse en ralentissant un peu puis, observai une nouvelle fois der-rière moi. Les deux autres arrivèrent poussivement à son niveau, puiss’arrêtèrent.

- TE FOUTRAI TA RACLÉE PETITE SALOPE! hurlaRouquin, levant un vague poing dans ma direction.

- TU PEUX BIEN ALLER TE FAIRE ENCULER! luirépondis-je alors, main en cornet auprès de ma bouche.

Il apprécia grandement le message, avec ces cheveux quis’agitaient sur une tête fulminante qui hurla soudainement quelquechose d’incompréhensible. Puis je repartis pépère, trouille diffuseencore agrippée à l’estomac.

Plus tard, alors que je pénétrai dans les sous-bois, je me déci-dai à marcher. Inconsciemment, je sus que je me dirigeais vers monrendez-vous. Et même si je désirais encore récupérer afin de présen-ter mon meilleur visage à celle que j’aimais, je n’hésitais pas, j’avan-çais et m’évitais gentiment de penser à ce qui venait de m’arriver.Tranquille, d’un bon pas, j’avançais. Et c’était tout.

Laurette. Où tu es? Seras-tu là à m’attendre? Me prendras-tu dans tes bras? Je traversai plusieurs champs, des petits bois, des

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prés, enjambai des barrières délimitant des champs, repérai un rac-courci, puis filai à travers un dernier champs en haut duquel, je repé-rai enfin l’amas de pierres formant le dessus d’un vieux puits,condamné depuis longtemps. Personne. Pas de Laurette. Je regardaima montre et vis que j’étais en avance. Forcément, trois kilomètresà toute berzingue poursuivi par des fous furieux, fallait pas trops’étonner! J’avais simplement explosé le record du monde.

Je m’assis sur l’herbe et repris tranquillement mon souffle,dos contre le puits. En face de moi, je vis le soleil encore très haut,qui sensiblement cherchait à décliner un peu; non reste là, reste là,je t’en prie! Je profitai de la chaleur sur mon visage et fermai lesyeux. Les trois crétins galopaient dans ma mémoire, tiraillant encoreles fils sensibles qui me guidaient tout droit à une pure terreur.J’avais eu chaud au cul. J’en dégoulinais encore d’une sueur mau-vaise, entre terreur et effort physique inhabituels. Pourtant, en moi,prédomina l’idée que c’était la peur qui m’avait littéralement trans-formé en serpillière, même s’il faisait très chaud, et, même si j’avaissacrément couru. Au vu de ce que je leur avais fait, je supposaisqu’ils n’hésiteraient pas à me découper en rondelles, si j’avais la bêteidée de leur tomber entre les mains. Les minutes passant, laissantcette douce chaleur de fin d’après-midi me caresser le visage àmesure que mon calme revenait, je me sentis partir dans une agréa-ble somnolence, toute pleine de béatitude. Je ne voulais plus penserqu’à Laurette: sa jupe bleue, ses petites fesses rondes divinementenveloppées dans une ravissante culotte blanche joliment tendue(que j’avais entrevue parfois), Laurette et cette même jupe bleue quitournoyait autour de ses hanches lorsqu’elle se mettait à danser, àbondir, à rire. Je ne voulais plus penser qu’à Laurette et à ses yeuxbleus, yeux bleus dont j’avais goûté, béat, l’insondable profondeur, àl’instant où elle m’avait embrassé sur la bouche derrière la cantine,il y avait de cela trois jours, deux nuits, cinq heures et maintenant 38minutes exactement. Ces lèvres toutes douces, auxquelles je m’étaisabandonné et dont le souvenir me faisait encore délicieusement fré-mir.

- Ben alors, gros fainéant, on roupille?

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Laurette, debout, devant moi, souriante. Regard benêt etsourire de vache idiote. De soulagement, je soupirai. Ne m’avait pasfallu attendre longtemps pour voir à nouveau poindre le nez de la ter-reur tout entière. Toujours cachée et sournoise, celle-là.

- Ben non… je rêvais un peu… Malicieuse :- Et tu rêvais à qui? J’étais emmerdé. Ces foutues bonnes femmes vous auraient

sorti la vérité fumante des tripes avec leur putain de sourire enjôleur.Avec leurs doigts de fée qui avaient cette sale tendance à vous fouail-ler le cul pour y chercher une planque adéquate à vos secrets les plusintimes. J’étais partagé entre le fait de succomber et celui de résister.

- Ben je sais plus trop… à rien je crois… Elle se rembrunit très légèrement, imperceptiblement, mais

fit mine de passer à autre chose, comme si elle n’avait rien relevé,comme s’il ne s’était rien passé du tout. Du moins, c’est ce qu’elleaurait voulu me faire croire.

- J’ai amené un peu de tout. Les bottes, au cas où, une lampe-torche et même un truc pour la pluie… qu’elle me montra, s’age-nouillant au même instant tout près de moi, ce qui me permit, en unbref coup d’œil, d’observer cette ravissante courbure de reins d’unejeune fille s’arrondissant dans l’innocence de l’abandon, dans celéger laisser-aller si féminin, gracieux, atavique, galerie pratique oùje fourrais les femmes, à cette époque-là.

Puis, elle me sortit une pomme, un sandwich et une bouteilled’eau, ce dont je n’avais que foutre, mais qu’elle crut normal dedevoir me montrer. Évidemment, je fis mine de m’intéresser, pas connon plus, l’oiseau. Néanmoins, et malgré moi, malgré ce contrôle dessentiments que je cherchais durement en moi, de fulgurantes passions me gagnaient, comme un soudain flot de sang qui vous sub-merge. Tout à coup, je la désirais, j’avais envie d’elle, de m’appro-cher et de la serrer dans mes bras, presque de la brutaliser un peu, etbizarrement, bien au contraire, je dis, alors que j’aurais très bien pume taire et apprécier cet instant et sa présence:

- Rouquin, Nedelec et Cochonnet ont failli m’attraper.

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Voulaient me faire la peau, je crois. Heureusement, José s’est bou-sillé une jambe dans un virage et j’ai réussi à les lâcher. S’ils meretrouvent, je suis mort.

Son visage s’assombrit. J’eus une sorte d’étrange satisfac-tion à contempler sa tête pleine d’angoisse, qui perdura un instantdans l’inquiétude, après quoi je me sentis un peu idiot et embrayaivivement :

- … Enfin, maintenant on est peinards vu que je les ai lar-gués. Toute façon, ils m’en voulaient depuis toutes ces histoires.Mais je peux te dire qu’ils sont pas prêts de me coller la main des-sus. Nedelec a une patte en vrac et les deux crétins sont aussi rapidesqu’un paquet de vaches dépressives et unijambistes, alors ils peuventtoujours se pointer…

Laurette aimait bien mes phrases imagées, mais pas du toutle contexte dans lequel je les utilisais, ni la raison pour laquelle je lesutilisais, généralement. Elle fit un petit sourire pas vraiment dupe,puis changea expressément de conversation:

- Tu sais quoi? J’ai eu une idée en venant... - Hein? m’inquiétai-je. Je me dois tout de même de préciser que les lumineuses

idées de mon amoureuse m’avaient valu un certain nombre d’em-brouilles dans la localité, à les suivre, comme ça, aveuglément, cesderniers temps. Et tout ça pour faire le beau. Alors désormais, je fai-sais preuve d’un grand sens critique dès qu’elle l’ouvrait, puis cher-chais toujours, par une suintante délicatesse à son égard, à ce qu’ellene s’en rendît pas trop compte.

- On va aller piquer une tête! - Quoi? Piquer une tête? Mais t’es dingue où quoi? Et tu

veux aller où? - À l’arrière de la forêt, tu sais, le grand lac, sur la route de

Camors? Je me sentais de moyenne humeur à aller me fourrer dans un

lac sombre à fond vaseux, et tout cela encerclé par une forêt dou-teuse. Néanmoins, je biaisai.

- Mais bon sang Laurette, tu veux qu’on fasse comment, j’ai

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pas de maillot, moi!- T’as quand même un slip, non? fit-elle, boudeuse. À cet instant précis, j’ai senti l’excitation qui me gagnait.

Tous les deux en petite culotte, dans un endroit isolé de la vue de toutle monde. Doucement, je rougissais. Elle sentit mon trouble car elleajouta, gênée, faisant l’ébauche d’une tentative pour revenir enarrière malgré ses mots dont elle avait bien senti, elle aussi, le sous-jacent plus ou moins explicite:

- … Un slip c’est comme un maillot, tu sais, finalement; ona qu’à faire comme à la piscine, tu… tu ne crois pas?

Tout à coup elle perdait de sa grandeur. Bafouillant dans sagêne, la petite fille se montrait soudainement si avenante, si ouverte,devant moi, que je sentis une sorte de poignard aigu, symbole vivaced’un amour fou, qui s’activait méchamment dans mon cœur, le fai-sant tressauter bizarrement. J’eus profondément envie de la serrercontre moi, mais je tins le coup. Juste mon sexe, bizarre et perfide,qui émit quelques protestations, là, palpitant quelque peu dans cettenouvelle puberté qui devenait sacrément envahissante.

- Bon… dis-je, m’essayant à une sereine neutralité… bon,on n’a qu’à faire comme ça…

Elle se mit en marche et je lui emboîtai le pas.

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Progressivement, nous nous enfonçâmes dans des bosquetstouffus, découvrant un minuscule petit sentier que bien peu de gensdevaient connaître. La nature reprenait le dessus, dans cette merveil-leuse architecture naturelle au centre de laquelle Laurette, cavalantdevant moi, mouvait un petit corps raide d’une enfance encore pré-sente, mais se cherchant déjà au langoureux d’une envahissante pré-puberté. Lorgnant d’une façon involontaire, mais pas complètement,ses petites fesses, j’ai toutefois songé que si elle ne m’avait pas servide guide, jamais je n’aurais pu trouver un pareil chemin. Sortant desbois, nous enjambâmes un ruisseau et continuâmes au milieu d’unsous-bois, où les arbres ressemblaient à des sortes de parasols usés

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par les éléments. La coquine traçait, zigzaguant entre les arbres. Toutentier à mes rêveries, j’eus bien du mal à la suivre. Malgré tout, aprèscinq minutes de marche rapide, où la vision de mon amoureuse sedisputait à celle des lieux magiques alentour, nous débouchâmes surune petite grève hésitant entre sable et terre, au bord du lac.

Le coin était splendide. Plein les yeux. C’était comme le lieuparfait pour notre théâtre de conte de fée, à Clochette et moi, son plusou moins preux chevalier — ça dépendrait évidemment de la tour-nure des évènements. Majestueux et limpide, le lac s’étendait devantnous, et le soleil caressait sa surface de milliers de scintillementsd’or. À part quelques cris d’oiseaux surgissant de la forêt qui ceintu-rait le lac, tout était calme et divin. Laurette sourit, se retournant versmoi.

- Alors, c’est pas chouette? - Putain t’as raison, c’est super joli… dis-je, me taisant tout

à coup. L’extrême limite de faire une connerie, de bavasser comme

un con. Le terme «cocotte» venait tout juste de mourir au bord demes lèvres. Son rire fut un rire un peu forcé. Évidemment, le« putain» avait résonné en elle tel un âpre retour à une pesante réa-lité. Mais encore une fois, après un léger soupir en dedans où sonregard balaya le sol, ses yeux se déposèrent sur moi, neufs, cherchantdéjà à enjoliver les choses, comme désespérés mais espérant encore.Son regard fouilla alors le mien, un pli de douleur tendre sur le front,et encore une fois je me mis à rougir. Dix secondes. Dix secondesinterminables que je cassai brutalement par un doux, timide, gentil:

- … On y va, alors?Le pli se détendit et ses yeux brillèrent, malgré le sombre

voile qui, l’espace d’une seconde, avait cherché à les recouvrir.Oubliant tout, elle criaalors:

- LE PREMIER DANS L’EAUUUUU !!!! À la vitesse de la lumière, nous nous débarrassâmes de nos

vêtements et ce ne fut plus qu’éclats de rire dont l’écho se propageaitsur toute la surface du lac et des bois alentour. Laurette fonça dansl’eau, cachant vaguement une poitrine naissante, puis plongea sans

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se poser de questions, alors que j’y allais plus prudemment. Un piedaprès l’autre, contemplant un peu désappointé mon énorme slip quibâillait. J’en voulus mortellement à ma mère à cet instant précis. Deplus, cette putain d’eau était glaciale. Néanmoins, je me décidai etl’imitai, courant en écartant les jambes, tout bondissant, avant dem’étaler de tout mon long faisant un plat douloureux pas loin de larive sud de la mer du Nord. Où je crus mourir instantanément. Auloin, je l’entendis, entre deux respirations et trois vaguelettes.

- Alors ? Alors ? - Putain elle est glaciale, MERDE! - Mais non, elle est super bonne, au contraire… fit-elle, ava-

lant un peu d’eau à mesure qu’elle avançait dans une brasse tran-quille, évolutive et gracieuse.

Rien à branler. Je rentrai. Me caillais trop. En quelques mou-vements, je rejoignis cette rive que je venais à peine de quitter.

- Attends, tu vas voir… au bout d’un moment elle estbonne… qu’elle me dit, un peu désolée, barbotant en plein milieu deson lac à la con, dans le siphon dégueulasse de son bourbier putride.

Ouais. Au bout d’un moment. Au bout d’un moment quivous laisse le loisir de crever congelé, ou bien de couler dans la vasesubissant un putain d’arrêt cardiaque. C’était au choix. Et moi j’avaispas envie de faire de choix du tout. Je pensais à mon pote Bruno, auplaisir que j’aurai à le retrouver, au plaisir de le savoir nous rejoi-gnant.

Le cul sur le sable, je regardais mes pieds faire des remousdans l’eau claire. Seulement au bord, l’eau claire, évidemment.Laurette n’insista pas. Me traita juste de poule mouillée puis rit aveccette voix débile, hystérique, que je lui connaissais parfois. Lademoiselle approchait la limite de l’insupportable, et plusieurs fois,j’hésitai à l’idée de me refoutre à l’eau pour lui montrer ce que c’étaitque nager UN CRAWL. Lui aurais enseigné la natation, moi, àgrands coups de pompe dans le cul, lui faisant boire des putains delitres de cette eau noire, boueuse, dégueulasse, rien que pour qu’ellepige, au moins, le douloureux côté biologique de l’affaire, cettegrosse idiote pleine de satisfaction. Alors, j’en suis arrivé à me dire

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qu’elle me tapait sur le système, comme ça, soudainement, alors quecinq minutes plus tôt je rêvais simplement de la prendre dans mesbras. Le changement fut brutal, mais il ne laissa aucune trace visible.Physiquement, et en quelques secondes, je vis rouge. Dans lesroseaux ras à ma gauche, je découvris subitement une grenouille,plantée là fixant le néant, et me tournant à moitié le dos. J’ai saisi unede mes baskets et sans réfléchir, je l’ai écrasée. Ça a fait un sale bruitspongieux. Tripes sanguinolentes éclatées sur fond de verte nature.J’ai ressenti une putain de satisfaction, en tout cas un plaisir incom-mensurable et presque une sorte de jouissance, je dois le dire. Puis,gêné, regardant au loin, j’ai cherché Laurette. Longtemps, elle restadans l’eau, s’amusant, disparaissant puis réapparaissant sur la bergeopposée. Suffisamment longtemps pour que j’aie le temps d’épongermes méfaits et de planquer les tripes du bestiau dans un bosquet.

Depuis quelques minutes, plus rien. Laurette a disparu.Nerveux, j’arpente la berge, et à mesure que les secondes et lesminutes s’égrènent avec une étrange lenteur, une froide terreur megagne. J’appelle, je crie, comme ça, au hasard, puis songe un instantque c’est le meurtre de la bestiole qui a précipité tout ça, dans uneétrange mais évidente corrélation des évènements. Alors je sens lafixité dramatique de l’instant, gangue cherchant à m’immobiliser, àme paralyser, puis finalement à me rendre fou. Et c’est justement aumoment où une terrible faiblesse me tombe dessus et que je me senspartir en couilles que, tout à coup, Miss nageuse olympique choisitpour réapparaître, rayonnant sourire sur ses lèvres de petite salopeperfide. Tout à coup, ardemment, je désire la tenir entre mes braspour l’écorcher, lui faire mal. Monte alors dans ma gorge un sanglotde désespoir. Non certainement pas. Pour l’étreindre, oui, pour l’ai-mer et l’entourer de toute ma chaleur, un point c’est tout, juste l’ai-mer, oui, l’aimer.

Au rythme où elle rejoignit la rive, je compris qu’elle enavait eu marre de son petit jeu. Au même instant, accroupi sur lesable, je bâtissais d’informes pâtés de sable qu’en sortant de l’eauelle reluqua drôlement, sans se rendre compte que sa petite culotte necachait plus grand-chose de son anatomie. Mon visage s’empourpra

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et je détournai le regard. Elle s’en rendit compte puis courut jusqu’àses vêtements et se cachant derrière, elle chercha à se sécher un peu.Puis elle s’habilla. Je me tournai alors vers elle et demandai:

- Alors… c’était bien? - Excellente. T’aurais dû venir. Au début c’est toujours un

peu froid, mais en insistant un peu…- Ouais… en insistant un peu… un vrai truc pour choper la

crève, ouais! - Mais non. Ma mère elle m’a toujours dit que même si elle

semble froide, c’est en sortant qu’il faut vite se réchauffer, parce quec’est là qu’on peut tomber malade…

M’énervant, je coupai court. - Faudrait qu’un jour on empêche ta mère de dire des conne-

ries. Une claque dans le beignet. Soudaine et venant de moi. - Quoi… Mais pourquoi tu me parles comme ça? elle com-

mença à gémir. - Paske ta mère elle dit des conneries et puis c’est tout. Moi

je te signale que nager dans une eau pareille ça peut être dangereuxje te dis…

- Et c’est une raison pour m’adresser la parole comme ça?Ça va pas bien toi? C’est pas parce que t’as pas été capable de res-ter vingt secondes dedans qu’il faut me parler comme ça, non maisho !

J’y avais été trop fort. Quelque chose en moi s’effondrait.J’étais en même temps terriblement désolé et désirais m’ensevelir,m’avilir, pleurer contre elle en m’excusant absolument, pourtantautre chose, palpitant en moi, se raidissait. Trouvais même une sortede sensation lumineuse d’un plaisir caché mais désiré, d’une jubila-tion au cœur de laquelle il fallait s’enfoncer encore. Et s’enfoncerencore et encore. Jusqu’au bout. Résultat, aussi neutre que possible,je décidai tout seul l’arrêt des hostilités.

- Bon… écoute… me mis-je à mentir alors que je m’appro-chai d’elle… Laurette, je n’ai pas voulu… écoute… dis-je, à l’instantoù par une tendre et habile manœuvre mon bras droit s’enroulait

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autour de ces épaules… écoute Laurette, je t’aime tu sais? À cet instant, je ne pensais pas un mot de ce que je disais. Je

forçais trop ma nature et ça ne donnait jamais de très bons résultats.Juste la sensation gênante d’imaginer qu’elle avait percé à jour cetinstant, qu’elle avait parfaitement reniflé le moment et, écoutant mavoix, qu’elle en avait facilement découvert le côté absolument men-songer, trompeur. Eh bien non, que dalle. L’avait rien vu. Juste uneœillade étrange, à un moment, qui passa vite. À cet instant, elle secontenta d’enfoncer sa tête dans le creux de mon cou, puis de se met-tre à pleurnicher, et je ne sus que faire d’autre que nous haïr tous lesdeux en la prenant dans mes bras. Pourtant, j’aurais voulu y croire.Malgré tout, et aussi bizarre que cela puisse paraître, l’instantd’après, je l’aimais. Plus que tout au monde. Ça m’apparut commeune révélation. Je m’arrêtais alors de penser, comprenant bien que sije continuais à me laisser aller à l’étrangeté de mes songes de cettefaçon-là, j’allais simplement devenir complètement dingue. Etc’était ainsi, comme inéluctable, comme le furent ces pleurnicheriessonores dans mon cou, pendant ces longues minutes où je la couvrisde baisers. Puis elle se calma et me jeta un regard d’une telle ten-dresse que je faillis m’y mettre moi aussi, sur l’instant, à pleurnicher.Pourtant, la seconde suivante, une sorte de rire de hyène ravie mon-tait en moi, que j’enfouis subitement en parlant vite, cherchantcomme une issue, une porte de sortie, à toute cette gêne.

- … Si on mangeait un morceau, tu veux bien? L’était d’accord. La crise lui avait sensiblement ouvert l’ap-

pétit. Il était plus de 19 heures et j’avais l’estomac qui gargouillait.Tout collait. On mangea côte à côte, épaule contre épaule, en silenceet en regardant religieusement le soleil qui déclinait vers les arbres,en face de nous et de l’autre côté du lac. Bientôt, il disparaîtrait aumilieu des bois, et le monde de la nuit, avec ses bruits, ses cris, sesprésences fantomatiques et invisibles, commencerait doucement ànous étreindre. Deux heures. Deux heures à contempler l’univers, aucreux de lui, sur la rive au pied de laquelle le monde vient s’échouerchaque jour, chaque instant, chaque seconde, à discuter, puis à appré-cier le silence, le calme alentour. À se perdre dans la contemplation

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des flammes du feu qui danse devant nos yeux, nous réchauffant unpeu les pieds, et nous baignant d’une atmosphère douce, sereine, pro-pice à une tendre complicité.

Le calme alentour ne dura pas, à mesure que la nuit tombait,d’autres bruits surgirent alors de la forêt. Au milieu des bruissementsdivers, Laurette et moi avions progressivement fini par nous taire, depeur d’effrayer l’autre, peut-être, ou simplement parce que nousn’avions plus rien à nous dire. Sans doute pour cette raison que jecommençai à lui raconter l’histoire du château. Même si ce ne fut pasla chose la plus intelligente que je fis à ce moment-là.

- … Tu sais… commençai-je, depuis le début du siècle der-nier, le château il a appartenu à des Italiens pleins de fric, les DiRosa… ils faisaient du commerce international, enfin le fils, un cer-tain Massimo, qui s’est vautré dedans, apparemment… par on-ne-sait quelle bizarrerie de la politique mondiale, que mon père il m’adit… eh ben le fils, il a coulé toute la fortune familiale il y a unevingtaine d’années. Dans des affaires louches, il m’a dit… un truc demafia, à tous les coups…

Laurette me regarda comme si je déboulais directement de laplanète Zombala, que je venais tout juste d’effectuer un créneau ensoucoupe volante et que, sortant du véhicule, je posais mon pieddevant elle avec mon gros nez en peau de lézard.

- … QUOI ? Qu’est-ce que tu racontes? On va pas trouverdes cadavres dans ton château, hein? pask’autant te dire tout desuite que j’y mets pas les pieds!!!

- Mais non… t’inquiète pas, ça n’a rien à voir, c’est vieuxtout ça… l’histoire est juste vraie, c’est tout, c’est mon père qui mel’a racontée…

- Ah oui ? elle se renfrogna. Alors comme ça ma mère ditque des conneries et ton père, lui, c’est parole de vérité, c’est ça?C’est comme ça que tu vois les choses?

Ça se tenait. Elle n’avait pas tout à fait tort. Mais je m’enfoutais de sa logique. Je m’en branlais absolument de sa logique. Ellene créait rien, n’apportait rien. Elle était juste casseuse de couilles, salogique. Veux juste finir cette histoire et la lui faire bouffer, en

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cadeau fané, désormais. Elle m’emmerde à interrompre la conversa-tion pour des détails, comme ça, pour rien et à tout bout de champ.Des trucs d’une susceptibilité débile. Qu’est-ce qu’on en a à foutre.Gentiment, je pèse mes mots pour lui en faire part, tâtonnant pru-demment néanmoins.

- Écoute Laurette… je suis vraiment désolé, je voulais pasdire ça… mais mon père il travaille comme employé communal,alors il sait deux trois trucs…

Hautaine, elle me toise un instant. Puis sa tête de supérioritése dégonfle, et l’instant d’après, elle semble un peu plus réceptive enmême temps qu’un peu triste. Profitant de la situation, je continuemon récit.

- Donc en fait, ils ont tout perdu… - Qui ça ? - Ben les Italiens, et c’est des vieux Allemands qui ont

racheté le château, il y a quinze ans, les Muller, qui se pointent cha-que année en septembre. Paraît qu’ils ont des tas d’affaires qui lesretiennent en Allemagne le reste de l’année. Ils viennent se reposeret s’occuper du petit entretien. Une fois par an, restent à peu près unmois, avant de foutre le camp et de revenir l’année suivante… Lereste du temps, pas un chat…

- T’es sûr de ce que tu dis? me fit-elle aimablement don deson écoute.

Mon cul. Évidemment qu’elle ne me faisait pas don de sonécoute, plus sûrement, elle s’arrangeait pour mettre en doute tout ceque je disais, ou du moins tout ce que je m’apprêtais à dire.Sempiternel rapport de force que la petite peste, par ce biaisdétourné, tâchait d’établir entre nous. Désormais, j’entrevoyais leschoses ainsi. Et plus j’y réfléchissais, plus je commençais à haïr toutça.

- Pas un chat. Nada, personne, que dalle, mon père qui m’adit, je te dis. Pour les gros travaux d’entretiens, le parc, les bois, ilsont fait appel à la mairie, pour qu’elle s’en occupe le reste de l’an-née…

- Ah bon. Et ça change quoi, ce truc avec la mairie?

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- Ça rapporte du fric à la commune qui trimballe ses touris-tes par là, dans le parc, du printemps à fin août, date où ça ferme, évi-demment.

- Pourquoi ça, évidemment? - Parce que les boches ils reviennent chez eux en septembre

et qu’ils ont pas envie de voir des touristes qui les regardent boufferpar les carreaux de la cuisine, tiens! Mais tu suis, là, où quoi? Tume dis si je t’emmerde, hein, Laurette?

- Non non… Mais dis donc, y’aurait pas des chiens, ou biendes gardiens dans ton château, hein, le reste du temps, par hasard ?

- Non, pas la moindre présence, rien, comme je te l’ai dit…ça coûterait trop cher à la commune. Ils ferment juste le portail et lereste, et puis c’est tout…

- Ah ouais, c’est tout, et des verrous, y en a bien, des ver-rous?

- Ben… - Et un système d’alarme, y’a bien un système d’alarme,

quand même? - NON MAIS TU VAS ARRÊTER OUI ? ON VA PAS

VIRER PARANO NON PLUS ? - C’EST UNE RAISON POUR ME CRIER DESSUS

PEUT-ÊTRE !!! Nos voix résonnèrent au loin, planant sur le lac, comme fai-

sant des ricochets jusqu’à l’autre rive. Cette histoire commençait ànous rendre nerveux. Et l’obscurité totale qui arrivait maintenant,nous cernant absolument, ne nous rassura pas franchement. Je nerépondis rien. Elle boudait. Les filles ça boude toujours pour rien. Sic’était comme ça, plus un mot. Plus jamais elle ne tirerait le moindremot de moi. Pourtant, elle n’eut pas à attendre bien longtemps.Quelques minutes plus tard, croyant que la voix venait de derrièrenous, je sursautai.

- Quoi…qu’est-ce que t’as dit? - J’ai rien dit, elle répondit, ce qui me fit envisager les cho-

ses d’une façon magistralement désastreuse. Une sueur glacée se figea entre mes omoplates. Si c’était pas

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elle, c’était QUI, alors? Évidemment, l’instant d’après, elle se mar-rait franchement.

- Ah la tête que tu fais… je t’ai demandé si ton copain ilvient, ce soir?

- Bruno? - Pourquoi, t’en a d’autres, des amis ? La petite putain. Bouleversé intérieurement, je restai toute-

fois calme, à tel point que je vis à son visage qu’elle en fut particu-lièrement surprise.

- Ben, je sais pas si il va venir, Bruno… ça va un peu dépen-dre de son vieux tu vois, il a eu pas mal de notes merdiques… àmoins qu’il se fasse la malle…

Alors évidemment, la putain remit ça, et elle ricana une nou-velle fois dans la pénombre.

- Bruno ? Lui ? Se barrer? Laisse-moi rigoler… Bizarrement je n’ai rien dit, j’ai juste eu froid, et il n’y avait

rien à dire. Elle se coulait parfaitement dans cette sorte de portraitqu’inconsciemment, et sans me douter de rien du tout, il était bienpossible que j’eusse fait d’elle. Que depuis peu, je tissais invariable-ment pour son être tout entier et que je ne m’étonnais plus de l’y voirs’y glisser, dans le costume, dans la panoplie, comme un piège queje lui aurais subtilement tendu, alors qu’elle se persuadait de l’in-verse. Alors qu’elle se persuadait qu’elle avait remporté le trophéehaut la main. Mon petit sourire dans l’ombre, que je me mis à goû-ter avec passion. Étrange, ça. Dans le secret de moi-même, je jubilaiméchamment, mais pourtant, tranquille, neutre, presque mou, je dis:

- On verra bien… Je regardai droit dans la noirceur de lanuit, dans ces ténèbres que désormais j’appelais… On verra bien.Lui ai donné rendez-vous entre minuit et minuit et demi au trou dugrillage, sur le côté du parc. S’il n’est pas là, on ira sans lui.

Personnellement, je hais cette idée. Bruno est mon ami, monmeilleur ami, et malgré tout ce que je ressens vis-à-vis de Laurette,je commence également à l’envisager en véritable petite merdeuse.Et l’on ne s’amuse pas avec les merdeuses, l’on s’emmerde posé-ment. Ou du moins, l’on s’enfonce systématiquement dans un conflit

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qui se cherche des putains d’aboutissements explosifs. Et tout çapour que dalle. Laurette me regardait. Tendrement. Son regard glissa,coulant, vers le mien et sans rien dire, je compris qu’elle était déso-lée de ses propres réactions. Elle ne dit pas un mot, mais se pelotonnadoucement contre moi. À cet instant, j’ai eu chaud partout et n’aiplus pensé à rien. Ou à trop de choses.

Le clocher de l’église de Saint-Hélène faisait résonner sesdouze coups de minuit que nous étions devant le grillage depuis unebonne dizaine de minutes, impatients, les oreilles guettant le moin-dre craquement de brindilles. À cette heure-ci, le village dormait. Aubout de trois quarts d’heure d’attente, Laurette commença à s’éner-ver, faisant des va-et-vient le long du grillage.

- Il ne viendra pas, il ne viendra pas je te dis! Allons-y ! - Attends, encore cinq minutes. Il voulait trop venir. Peut pas

passer à côté de ça. Je connais l’animal. Quand il a décidé un truc, iln’en démord pas… Faut qu’on attende encore un peu. Sûr qu’il a étéun peu retardé…

La vérité, c’est que j’avais de moins en moins envie de res-ter seul avec elle. D’une, elle me farcissait la calotte crânienne de cesfacéties pénibles, et de deux, je crois qu’elle m’intimidait encorebeaucoup, tout simplement, comme si elle s’attendait à ce quelquechose de moi que j’aurais été définitivement incapable de lui donner.

- Écoute… elle me dit, avec cet air que je n’aimais pas dutout. Ton copain ILVIENDRA PAS ! Et si ça continue on va restertoute la nuit à attendre pour rien. Moi j’en ai MARRE!

Recommence son cirque. Prend mes décisions pour mieuxles vider de leur substance et s’en approprier le contrôle. Je n’aimepas du tout cette façon de faire. Je soupire, c’est tout. Puis décide delaisser couler. Dans la soirée, je m’étais promis de la boucler et de nepas me formaliser des humeurs changeantes de mademoiselle. Peut-être qu’au fond, après tout, elle avait raison. Qu’est-ce qui me prou-vait que Bruno allait venir, hein ? Petit à petit, je me laissais diriger,et dans le renoncement qui me gagna alors, je m’apprêtai à suivre sespetits pieds disparaissant soudainement dans le trou quand je perçusun bruit de pas. Rapides, puis une voix.

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- Hé ho, z’ètes où? déboula un Bruno qui regardait partout. Éclairage de la lune sur sa tronche béate et rayon de lampe-

torche balayant devant lui, infoutu de nous repérer. Ma couille droitevenait d’arriver. Mon horizon, ma finalité en ce bas monde ramenaitson cul. Là, devant moi, mon plus cher ami. La voix de Laurette nousparvint à travers la haie contre le grillage.

- Maintenant qu’il arrive, LUI ! Le temps passant, l’amertume qui me gagnait à mesure

qu’elle découvrait son véritable visage, se transformait en haine pureet glacée. Était-ce pourtant de l’amour? Contrarié, bien évidem-ment? Un amour mal dirigé, ou plutôt digéré, que je lui portaisencore et qui me faisait voir les choses ainsi? Je ne savais plus tropoù j’en étais, lorsque Bruno, saisissant le balle au bond, lui rentradedans.

- Elle me cherche où quoi, celle-là? Pas le temps de dire un mot de plus que le minois tâché de

rousseur de mon tendre amour apparut dans le trou du grillage, aubeau milieu du halo de lumière que j’avais dirigé dans ce coin. Défidans les yeux, nez qui se plissait et bouche prête à mordre, voilà àquoi ressemblait Laurette à cet instant.

- Alors ? Le chéri à sa maman a eu son autorisation de sor-tie ? A fini par sortir des jupes où il s’est toujours planqué?

L’œil de Bruno devint aussi con que possible, et je refreinaitout à coup une puissante envie de me foutre de sa gueule quand jerepérai la lueur meurtrière au fond de sa prunelle. Effectivement, çane rigolait plus du tout.

- ESPÈCE DE… Il avait bondi en avant que je m’interposais vivement. Puis

criais, les séparant de mes bras. - MAIS VOUS ALLEZ ARRÊTER VOTRE CIRQUE

TOUS LES DEUX, OUI? ON N’EST PAS LA POUR ÇA,MERDE! fis-je, avant de parler plus bas… vous faites VRAIMENTchier, tous les deux!

Cinq secondes de silence où, dans le doute, je restais entreeux, mon regard faisant furieusement l’aller-retour sur leurs faciès

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cramoisis. Laurette fut la première à jeter l’éponge. Mollement.Moyennement convaincue. Elle marmonna, regard imprécis qui sepromenait sur le sol.

- S’cuse moi Bruno, je ne voulais pas dire ça. Trois heuresici avec l’autre raseur, moi j’en peux plus…

Entendant la phrase, j’ai salement dégluti. Mais sur Bruno,l’effet fut différent, même s’il semblait jauger encore, reniflant bizar-rement, la sincérité émanant de la demoiselle. Juste voir si elle sefoutait encore de lui, ou si, éventuellement ça faisait partie de sesplans à venir. Dut finir par être rassuré, puisqu’il balbutia:

- Écoute… c’est moi qui m’excuse. Je devrais pas réagircomme ça. Mon vieux a failli me foutre le grappin dessus. À cinqcentimètres et demi, je prenais une volée. D’ailleurs… il rêvassa unpeu… J’y aurai droit au retour…

- Ah bon ? dit Laurette, réellement surprise. Elle commença à ramener son autre visage à ce moment-là.

L’éminemment compatissant. Le niaiseux prêt à pleurnicher à l’unis-son. Je commençais à ne pas aimer ça du tout.

- Et il est violent avec toi, ton père? dit-elle, soudainementconcernée.

- Ben, ça dépend. Quelquefois il devient un peu méchant,mais quelquefois ça passe… dit-il simplement.

Ça y était. C’était tout juste en train de prendre forme, et parla suite ça ne loupa pas. D’une façon ou d’une autre j’allais passerpour un connard dénué d’humanité. La merdeuse avait préparé soncoup, je pensai alors.

- Ah bon, et pourquoi il réagit comme ça, alors, et surtoutenvers toi? demanda l’assistance sociale que Bruno fixa soudaine-ment, étrangement, comme un peu déçu, ce qui me fit penser qu’ellene gagnerait pas le combat aussi facilement qu’elle le croyait.

Tout à coup, je fus pris d’un vertige. Énorme. Et si c’est moiqui virais parano, tiens, tant que j’y étais. Et si elle s’intéressaitVRAIMENT à ce que subissait depuis trop longtemps mon amiBruno ? Toutefois j’eus plaisir à compter les points à ce momentprécis, et ça n’alla pas du tout de son côté à elle.

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- Je suis enfant unique, je vois pas trop sur qui il pourraitfoutre sur la gueule… dit il, sentant tout à coup la possibilité d’uneécoute tronquée et peut-être même douteuse de la part de la demoi-selle. Sans compter une méconnaissance flagrante de la teneur desdossiers.

- Mais… il pourrait s’en prendre à ta mère, aussi, tu vois,pourquoi toi, hein? elle continua alors à s’enfoncer.

- Je te rassure, ce connard fout ÉGALEMENTsur la gueulede ma mère, qu’est-ce que tu crois, toi…

Je sentais Bruno devenir sombre. Humeur moyenne, maus-sade, voire franchement négative, commençant à deviner, plus oumoins à envisager, les tortueux desseins de Miss casse-couilles, deMiss maligne, de Miss faux-cul. Elle sentit qu’elle allait s’enfoncer,alors elle tenta juste de sauver les meubles.

- … Je… Je ne voulais pas… Enfin je voulais juste… Et comme la nouille parfaite que j’étais à cet instant-là, peut-

être du fait de l’immense tendresse que je lui portais encore et tou-jours, de cette compassion épaisse dans laquelle j’adorais apparem-ment m’embourber, il fallut que j’intervienne alors, avec l’à-proposd’un ragondin malade.

- BON, on se bouge le cul oui ou merde? Je voudrais pasvous embêter mais on n’est pas là pour se raconter nos vies, ou je metrompe?

Parfait, magnifique, génial, super. Bruno, silencieux, aveccet œil sinistre qui explicita plus ou moins «… Ah bon? Alorscomme ça t’en as rien à foutre de ce que je vis ?» Puis, Miss sor-cière, me matraquant la gueule alors que je venais tout juste de luientrouvrir une raisonnable porte de sortie.

- Toi, tu comprendras jamais rien… Une crotte de souris oubliée sur un coin de carrelage d’une

cuisine, voilà à peu près à quoi j’ai fini par m’identifier, en cet ins-tant précis. Lugubre et sans un mot je suis donc parti, rampant sousle grillage, suivi d’une Laurette qui me tint à une distance raisonna-ble étant donné que parfait clodo, je puais sacrément, et que j’étaisdonc, par ce biais, condamné à une drastique quarantaine. Songeur,

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Bruno ferma la marche. Et c’est ainsi, au milieu d’une exceptionnellebonne humeur, que nous pénétrâmes dans l’immense propriété bor-dée de bois.

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Les ronflements parvinrent à Rouquin à travers le sol du pre-mier étage. Il s’avachit complaisamment sur le rebord de fenêtredonnant sur la nationale, rue dont il sonda la profondeur d’un œil fixeet dangereux. En bas, cantonnée au rez-de-chaussée côté jardin, lavieille en écrasait; et les murs tremblaient à cause de ses putains deronflements à la con. «Saloperie de connasse de baraque de merde»songea Rouquin. À peine quinze minutes que Cochonnet était plantélà, de retour des toilettes et encore fébrile, qu’il alla s’y fourvoyer ànouveau, arborant cet air idiot et sournois qu’il affichait parfoislorsqu’une nouvelle revue porno venait à lui pendouiller à la main.

Cochonnet aimait se branler. Cochonnet passait son temps às’activer vivement le mécanisme. C’était chez lui une forme demaladie constitutive à son cerveau atavique de loutre déglinguée.Cochonnet se pognait à tout bout de champs, et ce dès qu’il avait uneminute devant lui. Il se branlait pour passer le temps, pour exister,parce que ça existait et que cette fonction, il aimait à en abuserconstamment. Pour lui, c’était quelque chose comme un refuge, oudu moins une forme aiguë de réconfort. Parfois ça le rendaitméchant, mordant, violent, même si la plupart du temps il devenaitabsolument apathique, comme sans vie. Et la seule finalité queCochonnet trouvait dans cette activité frénétique menait tout droit àun cycle infernal, comme si la réponse à un état souffreteux ou souf-frant, serait définitivement de se branler, pour se soulager avant desouffrir à nouveau, afin de se branler encore, pour recommencer,encore, et toujours.

Cochonnet collectionnait une incroyable pile de revues por-nographiques. Le Rouquin fournissait plus ou moins la demande. Çadépendait de l’éclopée qui tenait le comptoir de la maison de lapresse. De sa vigilance de vieille peau sourde et infirme qui avait tout

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de même l’œil partout. Néanmoins, Rouquin était doué et refourguaitla totalité de son stock hard-crad à un Cochonnet rutilant d’émoi.Constamment donc, selon un rituel dépendant très souvent d’uneéventuelle négligence de la vieille peau, Rouquin nourrissait l’indé-crottable passion de Cochonnet.

Pour lui, Cochonnet aurait littéralement fait la pute. Il auraitmême été jusqu’à se couper un doigt. De l’extérieur, il semblaitmême que du Rouquin dépendraient les directions que prendraitl’existence-même de Cochonnet. Cochonnet aimait être larbin, obéiret lécher le cul. Cochonnet ne savait pas ce que c’était que prendreune décision, il désirait se vautrer et s’immoler dans une humiliationparfaitement porchère. Lécher systématiquement le cul de son ami,dieu, maître, roi, était chez lui le principal leitmotiv d’une existenceenclavée, la crème de sa motivation à être et vivre. Il possédait en luila maladie et l’antidote. La maladie progressant dans sa déraison puissa réponse en antidote à court terme donc, en parcimonieuses bran-lettes. En définitive, Cochonnet se shootait à la seringue de l’accou-tumance croyant briser ce cercle infernal qu’en vérité, il nourrissait.

Il perdit ses parents dans un accident de voiture deux joursaprès l’anniversaire de sa première année d’existence. S’en tampon-nait complètement de ses parents. Qu’ils n’aient pas été foutus d’êtrelà à l’heure qu’il était suffisait à les définir dans la case «j’en ai rienà branler de ces connards». Mémé s’occupait donc de lui depuisenviron toujours. Depuis toujours également, mémé lui foutait sabranlée, respectant ainsi une sorte de tradition familiale qui perduraitsans que quiconque n’y trouvât quoi que ce soit à redire. Se fairecogner était inscrit dans le conscient et l’inconscient de Cochonnet,qui ne s’en formalisait pas trop. Néanmoins, vu l’âge canonique dela vieille, les rôles s’étaient inversés. Et puisqu’on ne le cognait plus,Cochonnet cognait à son tour et ça lui paraissait parfaitement nor-mal, vu qu’il suivait ainsi, et avec une certaine rigueur, cette sorte detradition familiale à laquelle il s’affiliait tranquille. Respectant lecadre immaculé de son éducation, Cochonnet foutait donc régulière-ment sur la gueule de mémé. Rien à foutre. Qu’elle crève. Mais pasencore, néanmoins. Pas l’âge d’empocher la pension. Juste suffisam-

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ment pour la rendre merdeuse. Se demandait même pourquoi l’avaitjamais obligé la vieille salope à lui fourrer sa langue dans le cul, cha-que jour que Dieu faisait, tiens, comme ça, pour honorer le monde,ou bien le lever du soleil, hein. Cochonnet savait pas trop, finale-ment.

Ce soir, la vieille eut droit à une raisonnable branlée.Histoire de marquer le coup. Parcourant Télé 7 jours, une soirée« Questions pour un champion seniors» se profilait. À l’image duRouquin qui parfois agissait en grand seigneur, saisi par une sorte degrâce, il fourra la vieille dans son lit avec des gestes emprunts dedouceur, se contentant simplement de lui verser sa soupe brûlante surla gueule, à la suite de quoi il se sentit très humble. Puis, il se sentitgrand. Comme ce même Rouquin qui arriva quelques minutes plustard, hirsute et teigneux, désormais chaque jour et à la même heure.

- Alors gros, la branlette, peux mieux faire ou t’as établi unrecord ? qu’il dit soudainement, le réveillant tout à coup de son étathabituel fait de torpeur et de passivité.

- Beuu… répliqua un mollasson Cochonnet, puisque s’ilavait la cervelle d’une loutre, il en possédait également le merveil-leux sens de la répartie.

Au troisième retour des toilettes depuis son arrivée, chemisemaculée lui sortant une nouvelle fois du pantalon, Rouquin s’attela àl’attaquer, à lui rentrer dedans, à jouer au yoyo avec sa tête de con.

- Alors ? ça va mieux? - Quoi ? - J’te demande si ça va mieux, sac à merde. - Ben… Ouais, ouais! répondit un Cochonnet naïf et exalté. Sur l’instant, Rouquin n’en rajouta pas. Pas besoin d’enfon-

cer le porc dans son bac à merde plus qu’il ne le faisait déjà lui-même. Et puis c’était la seule sorte de liberté qu’il laissait à sonesclave. L’endroit chez l’autre qui lui permettait de le gouverner,d’en faire à peu près ce qu’il voulait. La soirée était triste à pleurer,José gémissait chez sa mère la guibolle droite dans le plâtre, il y avaitque dalle à la télé et ils s’emmerdaient. Ils s’emmerdaient posément,constructivement, absolument. Cochonnet venait de refoutre son

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gros pif sur le poster en papier glacé d’une pute à poil et à quatre pat-tes et le Rouquin le regardait, se demandant exactement combien desecondes le gros tas de merde laisserait passer cette fois-là avant deretourner se pogner dans les toilettes puis de revenir avec cet airsatisfait, ravagé mais toutefois benoîtement ravi.

De dépit, Rouquin regarda dehors. La rue déserte, d’une obs-curité presque totale. Juste quelques lampadaires alignés le long dela nationale qui faisaient ce qu’ils pouvaient pour mettre un peu devie dans cette foutue noirceur. Cochonnet disparut. Une nouvellefois. Et pendant son absence, Rouquin s’interrogea profondément surce qui le retenait chez ce demeuré profond, chez cet irrécupérableprimate. Rien, songea-t-il. Que dalle. Juste un paquet de haine à par-tager, ce soir. Cette putain de haine qui ravageait tout, depuis qu’ilavait vu José Nedelec s’écraser dans le virage, puis hurler en setenant la jambe, alors que l’autre merdeux l’insultait, au loin. À cetinstant, il l’aurait tué. C’était sûr. Il l’aurait vraiment tué. La portes’ouvrit en grinçant sur un Cochonnet désastreux.

- Alors gros porc t’as fini? T’es content de toi? Tu te sensmieux, maintenant, tas de merde?

Cochonnet craintif, soudainement hésitant:- Pourquoi tu m’dis ça Rouquin? J’ai rien fait moi… - NON MAIS TU T’ES VU ESPÈCE DE DEMEURÉ? TU

CROIS QUE ÇAM’AMUSE DE TE REGARDER TE ROULERDANS TA MERDE? T’AS RIEN D’AUTRE À PROPOSER QUEÇA COCHONNET, HEIN ? TU TE CROIS PEUT-ÊTRE DIGNE,LÀ, SALE CON?

Cochonnet pâlissait, yeux clignotant bourrés de larmes. Lesretenant, il arborait un air parfaitement imbécile. Passablementminable. Définitivement larve, mais néanmoins plein d’une porcineinnocence.

- Mais… Pourquoi t’es méchant avec moi Rouquin? Instinctivement, il se mit les deux mains devant les couilles

comme pour en gommer l’existence, ou comme pour se protéger, oucomme pour se présenter le plus humblement possible devantRouquin. Un instant, il hésita. Fut bien tenté de se mettre à genoux

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mais il connaissait le Rouquin et sut que celui-ci en profiterait pourlui en dézinguer la gueule à coup de pied. Alors plus rien. Juste res-ter là, tête basse, pitoyable, au milieu de cette gêne que, néanmoins,il adorait tant. Cette honte qui l’illuminait et le faisait se sentir mer-veilleusement dégueulasse. Cochonnet aux ordres. Cochonnet mer-deux. Cochonnet bien soumis. Souffrance et délice. Délice ou souf-france. Puis, naissante, une secrète envie de se branler, alors.

Le Rouquin laissa tomber, jetant la main devant lui dans ungeste de dépit, ou repoussoir, qui signifiait qu’il n’y avait vraimentrien à faire de Cochonnet. Revenu d’à peu près tout en ce qui concer-nait son éminent camarade, il jeta un vague regard vers l’obscuritéde la rue. Et instantanément, en l’espace d’une demi-seconde, sesprunelles se mirent à luire d’une froide violence.

- PUTAIN DE BORDELDE MERDE!!! Cochonnet comprit, à le regarder comme ça, que ça carbu-

rait sacrément sous le crâne hirsute du Rouquin et qu’il allait falloirfaire quelque chose. Rouquin lui mâcha le boulot, lui dictant commed’habitude la conduite qu’il se devait d’adopter.

- Putain Cochonnet, regarde qui ramène sa fraise! Cochonnet s’approcha et se colla au Rouquin pour voir dans

la rue. Et se penchant, il vit. La silhouette. Quelqu’un approchait.Quelqu’un de petit qui marchait vite.

- Ben qui c’est? balbutia la bouse, questionnant le Rouquin. - Regarde bien. Tu reconnais pas ce petit con? Mate sa

démarche… Cochonnet avait beau chercher que rien ne venait. Plus rien

dans le cerveau, étant donné que son cerveau ravitaillait systémati-quement sa paire de couilles et qu’il passait son temps à les vider àpeu près tout le temps. Néanmoins, après dix secondes d’une pénibleréflexion, quelque chose comme la lumière d’une révélation éclairal’intérieur de son crâne putride et morne.

- Ho… il commença… Ah ouais, putain ouais… Merde,mais qu’est-ce qu’il fout là çui-là?

Bruno marchait vivement sur le trottoir d’en face, nerveux etse retournant sans cesse. Rouquin baissa le ton.

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- T’as vu ce qu’il a sur le dos? Un sac, comme l’autreconnard; putain, sûr qu’il va rejoindre la petite lopette! Faut qu’onlui colle au cul ! Kestu veux qu’ils aillent foutre en pleine nuit avecun sac à dos… hein? Sûr, il va faire des trucs pas nets avec l’autre,certain, je te parie… subitement il s’excitait.

Cochonnet ne rajouta rien. Faillit juste grogner, mais finale-ment, s’abstint. Dans le doute, alors, il dit:

- Ouais, putain ouais, t’as raison. Cochonnet et l’enthousiasme mou. Ils se turent alors. Bruno avançait sur le trottoir opposé, regardant vivement

derrière lui toutes les trois secondes environ. Ne repéra pasCochonnet et Rouquin, qui ne laissèrent, à cet instant-là, qu’un demi-centimètre d’œil visible derrière l’encadrement de la fenêtre d’oùémanait pourtant la lumière puissante de la pièce. Bruno avançait etne s’arrêterait pas. Le Rouquin s’agita tout à coup, et bientôt ilsdévalèrent l’escalier menant au rez-de-chaussée. Cochonnet s’en-gouffra dans la cuisine à sa suite, visionnant, interloqué, un Rouquinqui fouillait partout, tiroirs, placards, l’air complètement ailleurs.

- Ben kestu fais? demanda-t-il. - DIS-MOI OÙ Y’A UN COUTEAU DANS CE MERDIER

COCHON? DIS-MOI BORDEL! Le Rouquin s’agitait. Quelque chose se liquéfia dans l’âme

empruntée de Cochonnet. - Dis Rouquin, tu vas pas faire des conneries, hein? Tu vas

pas faire n’importe quoi? il commença à gémir, l’œil qui tiquait,vivement, une trouille naissante transformant sa paire de couilles enfigues sèches et rugueuses.

Rouquin se tourna brusquement. - ÇAVA PAS NON ? T’es con ou quoi? Est-ce que j’ai une

tête à tuer quelqu’un? « Ben oui, carrément même», faillit dire le gros mais il

s’abstint, en proie au doute. De toute manière, il avait toutes leschances d’en prendre une et, sur l’instant, il songea qu’il n’en avaitvraiment pas envie. Sorte de retour d’une conscience un peu saine,

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pas trop déglinguée, due à une absence de branlette lors des derniè-res minutes. Rouquin sentit la sorte d’hésitation chez le gros, alors ilfonça, retrouvant un côté rassurant, éminemment posé et maître deses mouvements, face bonhomme et mensongère de sa personnalitépleine d’ombre.

- Franchement, Cochonnet, est-ce que j’ai une tête à assassi-ner quelqu’un, dis-moi… Il laissa passer une courte seconde, puisémit un fin sourire contrebalançant alors l’innocence de ses yeuxécarquillés… Faut bien qu’on puisse se défendre, s’ils nous tombentdessus ces salopards, t’es pas d’accord vieux?

Il avait mis la main sur un gros couteau de cuisine, qu’ilfourra illico dans sa ceinture. Au même instant, le regard moitié-mélancolique moitié-rieur qu’il adressa à Cochonnet finit par rassu-rer ce dernier qui acquiesça d’un geste de la tête. Pour la forme, ilbredouilla tout juste:

- Mais… mais t’es sûr que tu vas pas faire de conneries avec,hein?

- T’inquiète. Juste au cas où. Maintenant grouillons, faut pasqu’on perde le nain!

Ouvrant la porte, il penchait tout juste la tête qu’il aperçutBruno qui arrivait au bout de la rue. Il fixa Cochonnet serré contrelui et lui dit :

- Gros. Maintenant on fait le moins de bruit possible. Pigé? Cochonnet acquiesça docilement. Bruno venait de disparaî-

tre au carrefour empruntant la route de droite. Ils foncèrent alors dansla nuit, Cochonnet clopinant derrière.

Le vent se glisse dans les rues de Saint-Hélène, propageantpartout des effluves maritimes qui gagnent les terres alentour. Àquinze kilomètres de là, la mer se tape la côte, et un parfum frais etdésagréable en même temps, fumet de la décomposition des algues,se répand sur les proches parages du village. Saint-Hélène est unecolline. Mais Rouquin s’en bat les couilles. Son odorat ne sent rien.Son odorat renifle la mort, le meurtre possible, flairant partoutcomme un chien de l’enfer ou de chasse prêt à fondre sur sa proie. Il

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marche à grands pas et cherche à rattraper Bruno qui vient tout justede tourner à l’angle d’une rue.

Derrière lui, Cochonnet sentait ses sens qui chaviraient.Jusqu’à perturber sa perception de la réalité alentour. Pour tout dire,la réalité disparaissait absolument autour de lui, ne restait que desodeurs, des parfums, des fumets, que son cerveau chercha au plusprofond de lui-même, le perdant à lui-même. Immondice, décharge,puanteur, saleté, ordure, odeurs corporelles, excréments, pourri-ture… Désormais, trottinant encore mais ralentissant sans s’en ren-dre compte, il reniflait dans une sorte d’état extatique, ne dissimulantplus son plaisir. Une violente envie de se masturber le gagna alors,mais en tournant à l’angle de la rue, le Rouquin lui dit de s’activer,et il refit instantanément surface.

Bruno, vivement, dévalait la rue de Saint-Hélène qui descen-dait jusqu’au centre du bourg, puis contournant l’église sur sa gau-che, il emprunta la route secondaire qui s’enfonçait dans la nuit,jetant de vifs regards emplis d’une nervosité extrême dans toutes lesdirections. Rouquin et Cochonnet se tassèrent in extremis sous unporche, puis coururent un peu se laissant entraîner par la pente.

Devant l’église, le Rouquin stoppa net et tendit le bras sur lecôté, saisissant au vol un Cochonnet qui arrivait en soufflant commeun asthmatique.

- Va falloir calmer la branlette, gros, ça t’épuise! Le gros se renfrogna mais ne dit rien. Restèrent immobiles

un moment. Silence complet, juste le vent qui faisait cogner un voletmal fermé, au loin. Puis peut-être un chien, dans la campagne, encoreplus loin. Puis, plus de bruit du tout. C’est ce qui fit qu’ils se préci-pitèrent, songeant tout à coup que ce merdeux avait peut-être biendisparu dans la brousse. Ils coururent alors, pas trop prudents, per-suadés de l’avoir perdu, quand ils virent les contours d’une sombresilhouette qu’éclairait une splendide pleine lune, et qui longeait unmur de pierre à une soixantaine de mètres devant eux. Bruno s’en-fonçait déjà dans une campagne faite de kilomètres de champs à gau-che, et d’une immense forêt, au loin, vers la droite. Ennuyé, leRouquin murmura:

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- Mais il va où ce con? Cochonnet le suivait pas à pas et chercha quelque chose à

répondre, mais ne trouva rien. Il était inquiet et angoissé et auraitvoulu rester au milieu de ses revues. À se caresser, à se vautrer, à setoucher. Le Rouquin lui foutait la trouille et il aurait voulu du récon-fort. Pourtant, il ne pouvait s’extraire du fait qu’il sentait une excita-tion le gagner, et grandir. Lui suffisait simplement de se laisser gui-der et d’obéir. De ne rien faire et d’être aux ordres.

Il aimait bien les ordres du Rouquin et se souvenait d’avoirattiré le chat du nouveau dans la nuit avec un morceau de barbaque,puis de l’avoir fait saigner. Longuement. L’avait égorgé puis conti-nuant lui avait ouvert l’estomac. La bestiole bougeait encore et ilavait ressenti à cet instant précis, une excitation sans bornes. Mêmeaux instants suivants qui voyaient l’agonie de la bête, il avait pris unpied dingue, qui avait méchamment duré.

L’avait adoré ça, et les jours suivants, il se mit à jouir plusabondamment que jamais, songeant au moment où le couteau décou-pait la chair vivante. Et chaque fois désormais, il s’était mis à recom-poser la scène, réécrivant de nouvelles scènes encore, pour que sonpied fût encore meilleur. Le Rouquin n’avait pas voulu le mal maisconjurer quelque chose. Les jours suivants, il avait continué à jouir,monstrueusement bien, encore et encore, puis s’endormait, apaisécomme un enfant, libre comme un ange, à chaque fois.

Désormais, inconsciemment, il avait recherché des sensa-tions équivalentes, cherchant à courir, galoper derrière elles, et lessaisir. Mais elles lui échappaient tout le temps. Il restait juste avec saqueue molle dans la main, abandonné du plus profond de lui-même,simplement à la surface des choses. Tristement. Il sentait cette sorted’aridité ce soir, mais désormais progressait en lui l’idée que d’au-tres sensations profondes revenaient à la surface. L’excitation et ledésir. La pourriture et l’abandon. Juste besoin d’être rassuré, aumilieu de cette nature il se sentait désemparé, déboussolé, chosenégligeable qu’un vent plus fort que l’autre pourrait balayer.

Le bras fort du Rouquin, qu’il pouvait saisir. Le suivre etaller jusqu’au bout, le suivre et gagner en pouvoir, être épanoui, heu-

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reux, libre et fort, enfin. Et jouir à mort, pour toujours. Désormais, Bruno marchait vite, sûr de lui, sans un regard en

arrière. Il sifflota même, un instant. Plus rien à voir avec le trouillardserrant les fesses qui rasait les murs dans la commune. Désormais,une distance d’environ cinquante mètres les séparait. Au bout dequelques minutes, Bruno tourna dans un sentier qui s’engouffraitdans un sous-bois, sur sa droite. Là qu’il ne fallait pas le perdre. Unesorte de raccourci… songea Rouquin. Un chemin qui va nous menerdirectos à l’autre grand con. Déjà, il se délectait du faciès cramoisique lui opposerait le merdeux au cher moment des retrouvailles.

Durant une dizaine de minutes, ils suivirent ce chemin puisdébouchèrent sur un lieu que lui, Rouquin, connaissait parfaitement.Depuis toujours il venait là. Sorte de place bétonnée devant l’entréedes grilles du château, en plein centre du bois du même nom, puisderrière ces mêmes grilles, s’étendait un vaste parc au fond duquelles multiples façades du château s’illuminaient sous la lune. Uneallée centrale immaculée bordée d’une pelouse splendide y menaittout droit, rendant le site majestueux, impressionnant, quasi-fantas-magorique.

À la sortie du chemin, et alors que Bruno clopinait, finissantla traversée de la place, Rouquin et Cochonnet se tassèrent derrièreun arbre et attendirent. Puis ils le virent longer la grille sur une ving-taine de mètres, à gauche, avant de s’enfoncer et de disparaître dansun trou de nature, à l’angle de cette même grille qui ceinturait le parc.

Ils cavalèrent, cherchant néanmoins à ne pas faire troprésonner leurs pas sur le sol. Pas le moment de se faire repérer.Arrivé à l’endroit où avait disparu Bruno, Rouquin fut pris d’undoute vertigineux. Le petit connard boudiné les avait repéré depuisle début et il s’amusait à se foutre de leur gueule en les trimballantdans la nature. C’était ça. Le petit con jouait au yoyo avec leurs nerfset pensait faire durer la chose à peu près jusqu’au matin. Juste pourvoir leur gueule de crétin. Le doute vertigineux fut instantanémentremplacé par une haine bien crue. Allait en faire de la bouse hachée,de ce petit con. Qu’il se soit ou non foutu de leur gueule, qu’il les aitrepérés oui ou non.

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Arrivant à l’entrée du tunnel naturel, Rouquin hésita, jetantun coup d’œil pour en sonder la profondeur, comme s’il reniflait unesorte de piège. C’était plutôt sombre là-dedans, un vrai piège à cons.Mais il laissa tomber tous ces doutes et y pénétra le premier faisantsigne à Cochonnet de ne pas le lâcher d’un pouce. Repoussant lesbranchages, il songeait encore. Si le merdeux se foutait de lui, il lepaierait. Cher. Il en était là de ses pensées, dans une obscurité quasi-totale, quand il entendit, une dizaine de mètres plus loin, devant lui,la voix inquiète de Bruno qui appelait quelqu’un.

Brusquement, il posa la main sur la bouche de Cochonnetpuis tous les deux se figèrent, sens en alerte. Pas un bruit, pas unmouvement. Pas le moment de tout foutre en l’air, ils approchaientdu but plus ou moins recherché. Puis il entendit une voix qu’ilconnaissait trop bien, une voix qu’il avait rêvé de retrouver maisqu’il n’aurait pas pensé avoir à portée de main de si tôt. Une voixqu’il ferait taire, définitivement. Voix cauchemar qu’il transformeraitradicalement en rêve personnel. Il faillit bondir, lame en avant, maisse ressaisit. Pas le moment de faire le con. Attendre et voir. Et com-prendre. Ce qu’ils foutaient là, tous les deux. Puis la mijaurée ouvritson putain de bec. Une gonzesse, au milieu de tout ça, qui ouvrait sagrande bouche. Rouquin douta. Salement. Mais ils étaient COM-BIEN sur ce coup-là? Et c’était QUOI, d’ailleurs, exactement, quece coup-là, nom de Dieu de bordel de merde?

Il souffla dans l’oreille de Cochonnet de ne pas faire le moin-dre mouvement. Ce dernier opina de la tête, l’œil complètementvide, comme s’il était mû par une sorte de mécanique interne pro-grammée par quelqu’un d’autre que lui. Tassé dans l’ombre,Rouquin écarta le plus délicatement possible les branchages qui luibouchaient la vision du paysage au moment où les voix se mêlèrentavec d’évidents signes d’un énervement apparemment partagé partout le monde. Z’étaient bien trois. Une connasse, dont il connaissaitle visage mais ne se souvenait plus du nom, le petit merdeux plantélà qu’ils avaient suivi pendant ces longues minutes, et enfin, le troi-sième, cet enculé de nouveau, là, à portée de main, positivementmassacrable. Plus qu’à le choper et lui faire la peau. L’étriper, le

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rayer de la carte. L’œil du Rouquin vira au rouge et la paume de samain droite glissa sur la lame du couteau sur toute sa longueur. Ilfixait la scène qui se déroulait devant lui puis, seconde aprèsseconde, comme s’arrachant à des ténèbres qui auraient cherché àl’engloutir, il réussit à remettre les pieds sur terre.

S’apostrophant vivement, ils s’engueulent puis le nouveaufait son cinéma et réussit à calmer tout le monde. S’en suit uneespèce de discussion qu’il ne pige pas trop. Simplement il le hait. Àcet instant-là, il sait que ce mec-là est la personne qu’il hait le plusau monde. Puis tout à coup, il disparaît dans le trou, au bas du gril-lage, dans le halo de lumière d’une lampe-torche. Un instant,Rouquin songe qu’ils n’en ont pas puis comprend qu’il n’en a stric-tement rien à foutre. Pas besoin de se faire repérer. De plus,Cochonnet trouverait le moyen de jouer avec la lumière comme unebuse sur sa piste d’atterrissage vous faisant des tas de moulinets avecles bras rien que pour vous signaler que vous vous êtes pas trompéd’aéroport et encore moins de piste. Alors bon. À la suite du nou-veau, la fille s’enfonce dans le trou, pareil, à plat ventre, ce dont pro-fite amplement Cochonnet qui tend le cou, reluquant le cul de lademoiselle comme le parfait demeuré qu’il se trouve être. L’instantd’après, Rouquin lui montre son œil sinistre, à lui, ce qui ramèneimmédiatement Cochonnet à une prudente réalité. Puis, Bruno jetteun coup d’œil vague derrière lui avant de disparaître à son tour. Pluspersonne. La voie est libre. Marchant tout doucement, ils pénètrent àleur tour sur le terre-plein. S’accroupissant, ils voient alors le trou, aubas du grillage. Puis une sorte de trou également dans le feuillusd’une haie de buis, derrière ce même grillage, accolé à lui. Les taf-fioles allaient dans le parc. Z’allaient faire un grossier tourisme.Avaient dû abandonner leur putain de car de Japonais devant le châ-teau. Le Rouquin sourit et Cochonnet se crut obligé d’en faire autant,grosses lèvres bouffies ouvertes en demi-cercle sur un visage rou-geaud qui n’exprimait rien, sinon l’expression évidente d’un abrutis-sement sans fond. Et plus ou moins sans fin. Cochonnet heureuxquand Rouquin heureux.

Ils patientèrent quelques courtes minutes puis, n’y tenant

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plus, Rouquin se mit à plat ventre et s’enfonça lentement dans letrou. Cochonnet l’imita.

7

Le château est en trois parties. De chacune des extrémités dela partie centrale s’avancent deux ailes, majestueuses, et qui ceintu-rent un large parvis carré tapissé de gravier clair. Tout autour, le parcimmense, qui se déploie jusqu’à la grille principale. Sur les abordsde ce même parc, des bois, des arbres, plantés de-ci de-là, disparateset hasardeux, au milieu desquels se croisent de nombreux chemins,donnant une impression de parcours sportif, ou du moins de parcourssanté. À environ cinquante mètres de la bâtisse, vers l’arrière et légè-rement en contrebas, apparaît un petit étang paisible bordé d’arbreset de bambous s’enfonçant au bord de l’eau.

On était dans les lieux. Silencieux et contemplatifs. Sous lesarbres. À une vingtaine de mètres, sur notre droite, naissait une desvastes pelouses du parc sur laquelle l’éclairage de la lune se diffusaittranquillement. Où nous nous trouvions, par contre, pas le moindrerayon de lumière, rien ne filtrait, rien ne parvenait à percer l’enche-vêtrement des branches et des feuilles au-dessus de nous. Bruno mar-monna :

- On voit rien, ici! - Sers-toi de ta lampe, t’y verras plus clair. Se tourna vers moi, un peu surpris: - Heu… tu nous avais pas dit qu’on se servirait des lampes-

torches uniquement dans le château? T’as changé d’avis ou quoi? N’eus pas le temps de bredouiller le moindre mot que

Laurette m’arracha le micro. - Si tu comptes sur l’avis de monsieur, tu peux toujours cou-

rir ! Il était tout à fait raisonnable de penser, que dans les quel-

ques minutes à venir, j’en arrive, par un truchement malheureux, oumême malencontreux, à lui bousiller la gueule, à la misérable salope.À quoi jouait-elle? Avec mes nerfs, sans aucun doute et bien évi-

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demment. Mais pourquoi ça et à quoi bon? La seconde d’après,après avoir écarté d’un bref trait de pensée toute mauvaise humeur,je me reprenais. Ne pas tomber dans son piège grossier. Éviter d’em-prunter le chemin de ses lourdes empreintes.

- Bruno, tu t’adaptes, un point c’est tout, j’ai pas à te dire ceque tu dois faire ou ne pas faire toutes les cinq secondes, non? Etpuis, je suis pas un manuel ou un putain de guide qu’il faut suivrepoint par point et au pied de la lettre, non? finis-je, lançant laseconde d’après un regard meurtrier à Laurette qui se raidit tout àcoup.

D’une façon ou d’une autre, l’idiote allait me le payer.L’instant d’après que j’eusse exactement formulé ces mots dans matête, une immense douleur se propagea en moi, finissant par décou-ler sur une tristesse sans fin. Un truc lugubre, où je me mis distraite-ment à patauger environné de murs gris et dégradés. Pourquoi?Pourquoi ça? Pourquoi ce jeu étrange, malsain, sordide? Il y avaitun enjeu ou quoi? Une finalité gratifiante? Laurette ne resta paslongtemps plantée là. J’en étais encore à mes funestes pensées àl’instant où Bruno allumait sa lampe-torche, s’essayant à faire bête-ment tournoyer le halo de lumière devant lui, qu’elle balisait le ter-rain, furieusement. Mauvaise, sans un regard autour d’elle, elle avan-çait. Droit, écrabouillant tout. Se foutant absolument d’une éven-tuelle poésie qui aurait émané des lieux. Un instant, j’ai supposéqu’elle regrettait que nous n’ayons pas emmené quelques casserolesavec nous. Histoire de taper dessus, comme ça, pour faire chier. Oupour montrer qu’elle existait. Ou pour signifier qu’il n’y avait vrai-semblablement qu’elle au monde et personne d’autre. Et que c’étaitcomme ça et que ça n’avait pas à être autrement. Nous suivîmes, unpeu idiots l’un comme l’autre, comme tenus par des fils de marion-nettes.

Puis je sentis le fléchissement dans son être et attrapai au volle regard coulant, douloureux et triste, qu’elle m’adressa, l’espaced’un instant. Tout était dans ce regard. Le profond amour qu’elle meportait, poussé même par une sorte de passion, puis la culpabilité etle regret, donnant à la lueur de ses yeux, à la rougeur de son visage,

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soudainement, une vertigineuse profondeur. Un instant, j’ai été complètement bouleversé. Mais ça retomba très vite, me suffit juste d’observer mon

camarade, à ma gauche, qui passait son temps à se foutre la trouilletout seul au moindre bruit, pour regagner la terre ferme. Nous par-courûmes une cinquantaine de mètres avant de nous figer, émerveil-lés, devant un lieu où l’éclairage n’était plus de mise : le magnifiqueplan d’eau artificiel, joliment entouré de bois calmes dans un char-mant écrin de bambous qui se penchaient se miroitant dans l’eau auxabords de la rive. Le petit lac baignait sous l’éclairage tamisé de lalune qui, paisiblement, s’y reflétait. Sans un mot, nous éteignîmesnos lampes, immobiles et silencieux à nous laisser gagner par ladouce magie qui émanait de ce lieu. J’étais au milieu, Laurette surma droite et Bruno sur ma gauche. Légère caresse de la main gauchede Laurette qui sensiblement chercha ma main droite. Je ne suis pastrop certain que ce mouvement fût volontaire ou non, mais je m’ar-rangeais pour penser qu’il ne le fût pas. Fourrai ma main droite dansma poche et me mis à me foutre de tout ce qui pourrait advenir.

- Putain, Bordel, z’imaginez le nombre de lances qu’on peutse fabriquer avec tout ce bambou? émit tout à coup l’enfant instablequi s’agitait sur ma gauche.

- ESPÈCE DE CON! réagit Laurette, furieuse, avant de sediriger vivement vers le château.

Sur l’instant, je ne sus pas trop la destination de cet «espècede con» là. Mais il était tout à fait évident que l’insulte m’était adres-sée, à moi-même, finalement et tout compte fait. Et rien qu’à moi. Jefaillis dire quelque chose mais n’en eus plus du tout le cœur. J’auraisjuste voulu pouvoir exprimer la joie d’être là, l’aventure amusanteque l’on vivait, que l’on partageait, tentant d’insuffler une jubilationet désirant la faire partager, mais je compris que tout tomberait àl’eau. Que quelque chose ressemblant à une sorte d’impossibilitéchronique nous séparait désormais, Laurette et moi. L’air mauvais deBruno, tout à coup.

- NON MAIS HO? il commença, faisant des mouvementsde menton en direction de la fuyarde qui gagnait déjà les abords du

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château… Elle me cherche vraiment l’autre, moi j’te dis qu’elle vame trouversi elle continue !

Je saisis le bras de mon ami et le fixai. - Pas pour toi qu’elle dit ça, mec. Ça n’a rien à voir avec toi. Il me regarda, interloqué, puis carrément interrogatif. - C’est quoi c’t’histoire? - Rien. Des conneries mon frère. Viens, on y va, dis-je, espé-

rant l’aplanissement des choses, espérant que nos relations, à moi etLaurette pourraient se tisser à nouveau, dans la paix et l’acceptation,dans la tendresse et l’amour.

J’ai aimé toucher son bras à cet instant-là, à Bruno, tellementque ce fut très étrange, mais je ne me laissai le temps de rien, etencore moins de penser, ou du moins de comprendre. Et encoremoins de me laisser comprendre. Cynique, je ricanai lorsque je luieus lâché le bras, tout en remontant le chemin.

L’amour, ben oui l’amour, bien ça L’AAAMMOOUURRR,de celui dans lequel on se noie un peu plus chaque jour, bouts deviande avariée flottant à la surface du putain de potage de l’exis-tence, mec, tiens, agrémentés des paillettes brillantes de la tendresse,ouais m’sieur, avec une beauté à la con plantée au milieu, riante,pimpante, non? Ça vous va pas? Z’êtes pas trop contents?… Alorsde la pisse alors, hein? un camion-citerne entier rempli de pisse,pour arroser le renouveau du cirque printanier où tout le monde s’en-cule et se chagrine, non? Voyez le tableau? Vous mets un peu dechampagne, baron, de la bulle qui ravit et désespère, qui vous ravi-gote silencieusement les possibilités? L’amour, s’il vous plaît jevous en prie vous en conjure vous en supplie bien bas comme lemendiant que vous m’avez fait devenir, comme le merdeux déses-péré en quoi vous m’avez transformé, bordel de merde de bordel demerde…

Je m’arrêtai auprès de Laurette et fis comme si de rienn’était. Juste une envie simple, pressante, celle de me retrouver à peuprès à cinq cents kilomètres d’ici. Rien d’autre. La lorgnant du coinde l’œil, je supposai alors qu’elle avait dû végéter quelques penséesfunestes à peu près équivalentes aux miennes. À l’instant où Bruno

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arrivait, la fixant drôlement, elle se tourna subitement vers lui. - … Écoute Bruno, excuse-moi… J’arrive pas à comprendre

pourquoi je suis comme ça. Je sais pas trop ce que j’ai, ce qui m’ar-rive, ça me rend nerveuse, tout ça, je crois…

Et pour bien souligner le «tout ça », elle fit un mouvementde la tête englobant le château qui finit par s’échouer sur la pelouse,devant, jusqu’à un peu plus loin. Mon pote était con. Il acquiesçadonc en silence. Et puis il aimait les excuses. Il adorait qu’ons’écrase, reconnaissant par là son ineffable grandeur, son potentielcosmique. Géant et se gonflant encore un peu de lui-même, il dit:

- Ne t’inquiète pas Laurette, je ne suis pas de ce style de per-sonnage à se formaliser pour si peu de choses…

Mais où est-ce qu’il avait pêché ce genre de phrase à la con,ce pesant abruti? Et de quel dialogue de film pourave s’était-il ins-piré, la buse, pour sortir un truc pareil? Le pire c’est que ça marchaparfaitement avec la demoiselle et que je restai cruellement planté aumilieu de moi-même, rétrécissant significativement à chaque parolequ’ils échangèrent par la suite. Pas possible. Le bal des faux-cul. Un14 juillet de terroristes par la pensée, voilà à quoi j’assistais. Un Jourde France écrit par des punks alcooliques, laconiques, voilà en quoirésidait à peu près l’étrange teneur de leur discussion… Résultat, jerefis surface un peu plus tard, au milieu d’un lourd silence. Ben ça yétait. Savaient plus quoi dire. Alors là, j’existais à nouveau, je rame-nais mon blair. Du moins, on lui laissait sa place. Cloisonnés dans lesilence, ils attendaient que je l’ouvre, venant pompeusement etcomme deux grands aînés caler mon éventuelle parole sous le meu-ble de leurs échanges infructueux, qui avaient fini par s’enfoncerdans l’aridité la plus totale, l’innocuité la plus bêtasse. Ben oui, lebon con quoi. L’instant d’après je pigeais pourtant que non. Qu’ils nem’attendaient pas et qu’ils ne m’avaient jamais attendu, qu’ilsétaient juste plantés devant cette gigantesque bâtisse et qu’ils se lais-saient gagner par l’impression effrayante qui émanait d’elle, commesi c’était un monstre tapi n’attendant plus que nos silences et le cœursauvage de la nuit pour se réveiller et hurler, comme si cette créaturenous lorgnait depuis notre entrée dans le parc, et qu’elle était prête à

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nous tomber dessus et à nous dévorer, nous déchiqueter. Je regardailes autres et compris. Ils étaient simplement terrorisés par l’aspect duchâteau lui-même et ils attendaient. Instantanément, et collective-ment je crois bien, nous avons compris à ce moment-là qu’ici, lemoindre rire pouvait devenir obscénité, voire quelque chose commela possibilité immanente d’un danger. Ici, tout l’indiquait, ce côtéfroid, effilé et massif, en même temps qu’étrangement flamboyant,comme d’un baroque pensé par un dingue et qui semblait douloureu-sement retenir un nerf contraint prêt à méchamment se déployer.J’eus même l’impression, un instant, que quelque chose SUINTAITdu château, comme une mauvaise transpiration, ou peut-être du sang.Puis, il y eut le cri, un sacré putain de cri terrifiant, et mes cheveuxse hérissèrent sur ma tête. Me tournant vers les autres.

- Putain, vous avez entendu ça? - Quoi ça? demanda Bruno, et j’ai vu que me fixant il se

décomposait lui aussi … QUOI ÇA, NOM DE DIEU? il insista.- Le cri bordel, j’ai entendu un cri, j’en suis sûr… - J’ai rien entendu, moi, dit Laurette. - … Ben, moi non plus j’ai rien entendu, t’es sûr que c’est

pas le vent? Je n’étais plus sûr de rien. Après tout c’était peut-être le vent.

Ben oui, certainement, ça ne pouvait qu’être le vent. C’était le ventet puis c’était tout. Rien d’autre. Rien d’autre qu’une imaginationdézinguée par les perturbations d’une concentration trop longtempsrestée en éveil et puis c’était tout. Voilà. Malgré tout, le long silencesuivant vit Laurette ouvrir grand ses yeux, et ses traits tirés laissèrentalors apparaître une inquiétude sensible. Puis elle commença à avoirdes tics nerveux. Soudain, qui traversèrent son joli visage. Bruno labouclait et se bouffait les ongles, et moi, moi je ne savais plus tropquoi dire. J’allais devoir prendre une décision. Après tout, j’avaisramené tout le monde ici. Je tâtonnai alors, pesamment démocrate:

- On fait un tour? Il y a peut-être une porte, ou bien unefenêtre ouverte?

- C’est toi le chef, tu décides, fit Bruno.- Ouais ben ça n’empêche pas que tu peux avoir un avis,

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non? Il commençait à me les casser lui aussi. Tous, ils commen-çaient à me les casser.

Laurette n’en rajouta pas. Elle me fit un petit sourire et dit,regardant la façade sur le parvis central.

- On n’a qu’à péter un carreau? Défoncer une porte, non? Évidemment. Pourquoi pas. Avec tous ces volets fermés,

évidemment, péter un carreau. Miss stratégie se posait bien là.Laissant quelques secondes passer où je fis mine de prendre encompte ce qu’elle disait, je proposai juste:

- Peut-être qu’on pourrait essayer de rentrer sans casser quoique ce soit, non? Si on ne peut rien ouvrir, on verra bien.

Bruno était plutôt pour la solution tout casser, mais par unexceptionnel miracle de compréhension d’une nécessaire cohésiondu groupe basée sur un certain respect nonobstant un non moinsimportant partage équitable de la parole et des propositions, il bou-cla sa grande gueule et ce fut très bien comme ça.

Je soupirai un peu puis entrepris de contourner le château parl’aile droite, et la fine équipe me suivit. Trois étages, ce château. Àvisiter. Sans compter ce que j’imaginais comme douves, culs debasse-fosse, caves, garages, réduits, greniers et je-ne-sais quoi d’au-tre. Petit à petit, marchant autour de la bâtisse je me laissais gagnerpar la magie des lieux. J’imaginais des trésors, des rivières de dia-mant sur coulis de pièces d’or. J’étais certain qu’on allait découvrirquelque chose, des coffres remplis de pognon, un trésor du bout dumonde, un plan du parc avec une croix au milieu où il faudrait creu-ser à deux mètres de profondeur. La façade arrière, puis l’autre aile,qu’on longea pareil, lorgnant partout, nez en l’air.

Putain, rien d’ouvert. Des volets bien fermés, portes, portes-fenêtres, fenêtres, du

rez-de-chaussée au troisième étage. Rien. Tout bouché. Nous finîmespar nous acharner sur quelques portes-fenêtres, qui ne bougèrent pasd’un millimètre. Sur une porte. Sur une grande fenêtre également.Rien. Tout était cloisonné, bouclé, verrouillé à triple-tour. Une vraieforteresse imprenable, ce truc, c’était pas possible. Un putain de bas-tion.

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Je commençais à me sentir mal, à suer sous la pensée de matroublante connerie, parce qu’il fallait vraiment être con pour imagi-ner qu’un lieu pareil pouvait s’ouvrir facilement, rien qu’en activantune peinarde sonnette, ou en tambourinant tranquillos sur la ported’entrée. Quel con. J’étais un con parfait. Le con de l’histoire. Et unetoute petite et misérable histoire. N’osais même plus regarderLaurette, sachant déjà de quoi serait fait son regard particulier. Je medéchaînais désespérément sur une porte, au milieu de la façade prin-cipale, quand je vis tout à coup Bruno débouler d’un angle, souriant,riant en même temps, gesticulant puis criant.

- Ramenez-vous par là, j’ai trouvé une entrée!!!L’instant d’après, on cavalait à sa suite, avant de se figer

brusquement derrière lui lorsqu’il se planta au milieu de la façadearrière de l’aile de droite, sur le côté du château.

- Là… qu’il dit, nous montrant le mur avec son menton. On resta tous les trois devant ce mur. N’y avait même pas un

hublot dans ce mur. En criant presque, je lui demandai: - Mais TU TE FOUS DE NOTRE GUEULE OU QUOI?

Elle est où ton entrée miracle? Le connard prit son temps. Le nain roucoula d’une évidente

grandeur dont il se parait, pas gêné pour un sou. À mes côtés,Laurette se taisait. Sauf qu’elle comprit plus vite, elle, voyant lebenêt rigoler héhéhé tout en tapotant du pied, longuement. Elleregarda juste ses pieds et vit la trappe. Évidemment, pas la peined’oindre l’animal de pommade, il ne s’en remettrait pas, alors dansun doute encore vivace, je dis:

- Ah ouais? T’as vérifié qu’elle était ouverte, ta trappe, aumoins?

Se tournèrent tous les deux vers moi, à cet instant, apparem-ment affligés autant par ma mauvaise volonté que par mon caracté-ristique manque d’enthousiasme. Laurette me fit une sale grimacequi m’attrista un peu plus, encore. Et Bruno me dit, simplement, unpeu froidement, mépris léger mais certain qui s’afficha sur sa trognequi n’en avait pourtant pas trop l’habitude:

- Tu me prends vraiment pour un con, hein? Tu crois peut-

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être que je vous aurai appelés si j’avais pas vérifié? Hein? Maisqu’est-ce que tu crois?!

- C’est pas ce que je voulais dire, Bruno, mais bon, parfois…Puis je me tus, comprenant implicitement que j’aggravais mon cas.

- Évidemment, c’est pas ce que tu voulais dire. N’empêcheque tu t’es pas gêné pour le dire… bouda-t-il.

Laurette me jeta un œil et je vis qu’il ne comportait pasbeaucoup de bonnes choses à mon crédit. Tout à coup, j’ai souhaitéleur faire mal, tout de suite, ne plus rien penser et leur faire mal. Àtous les deux. Leur faire payer. Me venger de quelque chose quej’étais incapable, réfléchissant, de comprendre sur moi et sur ce queje comportais de pas net au fond de mes tripes, au cœur brûlant demon âme. Faire ressentir une douleur sans fin, pur joyau d’uneméchanceté purement libératrice, voilà ce qu’il me semblait ardem-ment ou douloureusement, ça dépendait où je me positionnerai alors,désirer. Je me radoucis aussi vite que je m’étais refroidi, et me sen-tis tout à coup plus triste que jamais. Laurette me regarda, inquiète,et j’ai aimé son regard à ce moment-là. Il y avait beaucoup de dou-ceur, beaucoup de tendresse là-dedans, et peut-être même l’affectionet la compréhension dont il me semblait manquer cruellement. Àmoins que ce fut autre chose. Simplement. Bruno nous regarda uninstant. Moi. Puis Laurette. Puis revenant sur moi, il finit par soupi-rer, marmonnant entre ses dents en baissant les yeux vers son exploit.

- N’importe quoi ! Je me démerde pour trouver une entréeet tout le monde s’en fout…

Une profonde affection pour lui me gagna alors. Mon ami,Bruno, que j’eus envie d’étreindre, plus que jamais à ce moment-là.

- Putain non qu’on s’en fout pas vieux, de ta découverte, cer-tainement pas qu’on s’en fout! T’es le meilleur mon grand.

Il releva la tête, puis sourit dans un ricanement pas dupe,avant de s’accroupir auprès de la trappe, d’allumer sa lampe-torcheet de soulever la poignée. Grinçante, la trappe s’ouvrit sur quelquesmarches inondées de lumière par la lampe-torche qu’il guidait à touthasard. Puis, il changea l’inclinaison du rayon et fouilla vers le fond.Quelque chose comme de la terre battue, au pied de l’escalier en

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pierre. De la poussière et des toiles d’araignées, un peu partout. Unecave, sombre et sensiblement humide, et peut-être même abandon-née. Laurette et moi échangeâmes des regards complices avant d’ap-puyer le nôtre sur Indiana Jones. L’avait découvert l’ouverture, il ydescendrait le premier. Suppliant, il nous regarda tour à tour, mais neput faire autre chose que de soupirer significativement quelquessecondes, avant de glisser son premier pied sur la marche du haut.Puis, petit à petit, il s’enfonça. Nous suivîmes la lumière qui voletaitpartout, puis, je m’apprêtai à descendre à mon tour. Laurette ferme-rait la marche. Elle en avait décidé ainsi. Je sentis alors sa main, brû-lante, chaude, tendre, sur la mienne quand je m’enfonçai dans le trou.Confiante et aimante.

Enfin.Mon cœur se mit à battre violemment.

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Depuis le franchissement du grillage, Rouquin et Cochonnetavaient évité d’emprunter le sentier. Ils slalomèrent furtivement, unpeu au hasard, rejoignant les arbres et s’arrêtant derrière, parfois,jugeant ce comportement beaucoup plus sûr. Rouquin s’était légère-ment emballé. S’enfonçant dans le trou, il aperçut soudainement lestrois merdeux, plantés à trois ou quatre mètres de là. Reculant vive-ment afin de ne pas se faire repérer, il colla alors son pied droit dansle disgracieux faciès de Cochonnet qu’il sentit tout à coup revêche,mais qu’un deuxième coup de pied plus appuyé, fit néanmoins taire.Pas le moment de faire le con. Le gros comprit. Obéit. Puis ils atten-dirent, tassés dans l’ombre, que les halos de lumière s’éloignent,éclairant les arbres alentour en tournoyant, mais de plus en plus loin.Goûtèrent l’instant avec une délectation mauvaise. Un truc qui pro-pulsa leurs esprits retors dans une dimension absolument délirante.

Néanmoins, avant de suivre à distance les trois gugusses,Cochonnet trouva le moyen de rester coincé dans le trou du grillageet il fallut à Rouquin toutes ses ressources physiques pour tirer grosvers lui, lui labourant au passage les flancs en sillons sanguinolents

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ce qui lui arracha de ces putains de gémissements plaintifs dignesd’une véritable lavette. Rouquin lui fit fermer sa bouche en unedemi-seconde, y fourrant tout à coup un compact mélange de mottede terre et d’herbe arrachés soudainement du sol. Venimeux, les yeuxdu Rouquin parlaient. Et Cochonnet ne moufta pas. Il se mit simple-ment à mâchonner le mélange végétal, croyant que c’était ce quedésirait plus ou moins le Rouquin. Ce dernier l’observa. Il était habi-tué, mais là, Cochonnet se surpassait.

- T’es con où quoi? dit-il en sourdine. T’ai pas dit de bouf-fer de l’herbe, espère d’omnivore dégénéré, je voulais juste que tu laboucles… Pas plus compliqué que ça, bon sang. À brailler t’allaisnous faire repérer. Si tu crois qu’on peut braire tu te fous le doigt pro-fond, gros…

L’air renfrogné, le porcin compagnon dégueula alors douce-ment le mélange biologique, puis son air renfrogné devint pleurni-chard et négatif, donc pénible.

- … Merde Rouquin, j’en ai marre, j’aime pas ça, tout ça… - Comment ça t’aimes pas ça, tout ça? T’as un problème

Cochonnet? T’es pas content? Le gros réfléchit en une seconde. Crut à une invite de la part

du Rouquin. D’une recherche d’ébauche de dialogue. - Ben… écoute… j’ai jamais demandé à venir, moi, tu sais…

ça peut tourner mal, on sait jamais. Je sais pas pour toi mais moi j’aicomme un mauvais pressentiment… on sait jamais, quoi…

Rouquin préféra ça. La trouille plutôt qu’un début de rébel-lion. La lâcheté congénitale du goret plutôt que le refus de le suivre.Tout était normal, donc, à sa place. Rassurer le gros con, le prendredans ses bras et lui branler les couilles, à la limite, histoire de ledétendre. Lui raconter ce qu’il voulait entendre, surtout.

- Écoute mon grand, il commença, lui faisant face et tenantses épaules… T’as pas à avoir peur, mon gars. Qu’est-ce que tu veuxqui nous arrive? Pas un fantôme qui va nous cavaler au cul, non?On suit juste les autres crétins qui visitent le coin, c’est tout, rien demal à ça. T’es pas curieux, toi, Cochonnet? Ca te dit pas de savoiroù ils vont aller se fourrer, ces nazes, gars?

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- Ben… si, il dit, babine du dessous qui pendouillait dans lesimulacre d’une délicate recherche d’intelligence.

- On va s’marrer vieux…. On les suit juste et on se fout deleur gueule, hein mon con? Tu crois pas qu’on va s’marrer, hein,Cochonnet?

- Ben, si… Il hésita un peu… mais ça te fout pas la trouilletoute cette noirceur, tout ce coin pas net, hein, Rouquin? Y peut nousarriver n’importe quoi, ici, t’imagines…

La Cochonnet parano, le voyant regarder un peu partout,autour de lui, en brèves œillades inquiètes, voilà ce qui était en trainde se développer. «Au beau milieu de ce putain de nulle part que jevais remplir à ma manière, le goret me fait sa crise…»« T’imagines…» qu’il lui avait dit. Depuis quand cette loque se met-tait-elle à «imaginer » des choses? Rouquin songea qu’il était toutprêt de lui en fourrer une monstrueuse dans la gueule, juste commeça, pour marquer le coup et cloisonner la loche dans sa graisse engelée, sur l’étal de la soumission et de l’obéissance. Pour ça qu’il nefit rien. Pour éviter d’ameuter et de rameuter les trois connards deleurs exquises présences. De plus, avec Cochonnet parfois, la diplo-matie faisait mouche. Patient, il se lança donc une nouvelle fois dansune vague tentative de corruption tentatrice de Cochonnet.

- Tu savais pas Cochonnet? - Ben non, quoi? - La fille. - Quoi la fille? Pourquoi tu me parles de la fille, Rouquin?

commença à suer doucement Cochonnet. - Ben, Je sais plein de trucs. L’ai vu causer à sa copine der-

nièrement. Et tu sais quoi? Cochonnet eut subitement un regard d’iguane défoncé au

crack, visage juste un peu plus coloré du rouge d’une puissante émo-tion qui le gagnait, tout à coup.

- Ben elle rêve de te rencontrer. Tu sais qu’il paraît qu’elleadore baisser sa culotte et montrer son cul, Cochonnet. Tu te rendscompte ? Et en plus elle voudrait te connaître, elle arrête pas de ledire à tout le monde, je serais toi mon gars…

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Un zéro touché en plein vol. Cochonnet piqua un fard ets’apprêta simplement à s’écrabouiller dans les terres australes de sesdésirs grandissants. Le cul de la fille. SON PUTAIN DE CUL.AVEC UN FION AU MILIEU. Et elle le MONTRAIT. Cochonnetsongea qu’il allait exploser, ou du moins qu’il allait devoir se bran-ler, là, tout de suite, maintenant. Crever en se branlant à mort. Le fionde cette fille, qui «RÊVE de me rencontrer». Tout à coup violet,dans une respiration qui s’accélérait méchamment et qui déforma sesnaseaux, il sentit qu’il se mordait les lèvres puis pensa à du sang. Unputain de gros bouillon de sang qui jaillissait. Méchant, il banda.Observant le remue-ménage sur la tête du gros, Rouquin se demandas’il n’en avait pas trop fait.

- M’rêve de m’rencontrer, dis, Rouquin? marmonna sa têtede clown halluciné.

- Ben oui gros. Évidemment gros. C’est bien ça, mais… - D’me rencontrer, hein Rouquin? commença-t-il alors à

plonger dans un delirium immobile et de mauvais aloi. Soudainement marre de tout ce cirque. Et puis le temps

s’égrenait et les autres disparaissaient. Puis il songea que si ça conti-nuait, il allait péter une durite.

- Crois bien gars… il dit, sinistre, avant d’hausser le ton desa voix: BON MEC, MAINTENANT TU TE RÉVEILLES, TUARRÊTES DE FAIRE CHIER, TU ME SUIS ETON ARRÊTE DELAMBINER, OK GROS?

Ses yeux noirs se plantèrent dans le vide de ceux deCochonnet. Retour à la réalité. Cochonnet ne s’écrabouilla pas sur lesol. Il arriva à se poser sur son porte-avions comme il aurait pu lefaire lors d’une extrême urgence, puis se laissa guider, prendre par lamain. Ce qu’au fond de lui-même, il aimait vachement bien.

- D’accord. Il dit simplement. D’accord, je te suis Rouquin. Ce dernier soupira. Ça allait être coton maintenant, faire

redescendre Cochonnet de son pain de sucre brésilien n’allait pasêtre une mince affaire. Faudrait bien un téléphérique tout entier. Si çan’avait tenu qu’à lui, il aurait étripé depuis longue date ce fumant sacà merde. Mais tout était question d’intérêt et d’utilisation de ce

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même intérêt. Au fond, tout était même plus compliqué, et siCochonnet aimait à exister dans les yeux du Rouquin, l’inverse, éga-lement, se vérifiait. Même si, évidemment, jamais il ne se le seraitavoué.

Ils avancèrent alors, se fiant, pour se repérer, aux éclats delumière qu’ils voyaient virevolter loin derrière les arbres. Revenuvaguement à la surface, Cochonnet renâcla juste l’espace de deuxsecondes. Ce qu’il regretta la seconde d’après.

- Tu la boucles et tu suis, sac à foutre. Sinon ma lame vavenir se planter dans le gras de ta bidoche, tu veux un dessin?

Il pigea. Il pigea qu’il devait arrêter et tout de suite, ses sima-grées. Il pâlit, se sentit coupable de tout et de n’importe quoi, puisfinalement la boucla. Rouquin avait raison. Rouquin avait toujoursraison. On pouvait même dire que Rouquin était l’essence même dela raison, et que parler à tort et à travers devant lui ne risquait d’ame-ner qu’une chose, désagréable et inutile: la confusion. Et puis il yavait la fille. Il trembla juste un peu, puis subitement eut envie depleurer. Du trop plein qu’il y avait à l’intérieur de lui-même. De toutle malheur et de la jouissance que toute une vie pouvait comporter.

- O… Ou… Oui Rouquin, il finit par balbutier. Ils marchèrent alors sur une cinquantaine de mètres, s’orien-

tant grâce aux points lumineux, puis, quand les lumières disparurent,ils s’approchèrent encore, Rouquin cherchant de l’œil le moindreindice qui permettrait de les repérer, puis de les suivre au mieux. Ilsfinirent par s’immobiliser derrière un gros chêne noueux. Ils se trou-vaient à une quinzaine de mètres devant eux; trois personnages dedos discutant devant un petit plan d’eau. Il perçut une certaine agres-sivité entre eux alors qu’ils parlaient. Et la fille remonta soudaine-ment le chemin qui se dirigeait vers le château, à toute berzingue etcomme fâchée. Quelques secondes plus tard, les deux merdeux sui-vaient le mouvement à distance. Rouquin ricanait dans l’ombre. Sefaisaient balader par une petite putain de salope de merde à deux bal-les. Comme des cons. Tous ces connards allaient payer. Elle aussi,elle paierait. Il allait leur apprendre, à eux tous, leur montrer QUI ilétait. Il grimaça bizarrement tout seul contre l’arbre, l’œil salement

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variable, et Cochonnet, surprenant son air, sentit la glace qui s’intro-duisait en lui. Quelque chose ne tournait pas rond du tout. LeRouquin bavait. Salivait. Crachant tous les mètres, son œil se peignitd’une méchante lumière meurtrière qui perdura, qui s’approfondit,qui prit encore de l’ampleur. Qui n’était pas celle d’un instant, due àune crise de nerfs ou à un coup de colère, non. Quelque chosecomme une décision définitive et destructrice, se propageant partout,irriguant les vaisseaux sanguins et gagnant définitivement le cibou-lot afin d’y exploser plus tard, à un moment décidé par l’instinct oula situation. Irriguant toute sa personne et lui donnant une sorted’aura dangereuse, inflexible, meurtrière, criminelle et absolue.Cochonnet tenta de lui parler mais Rouquin n’entendait rien.Mâchouillait nerveusement un chewing-gum imaginaire en regar-dant le vide devant lui. Regard perdu dans les confins de l’écorce del’arbre à quelques millimètres de ce dernier. Mais pourtant c’étaitbien le vide, qu’il fixait ainsi.

Rouquin était la victime consentante de son idée fixe, quiprit racine dans la réalité de sa vision à ce moment-là, repérant alorsle manège des gugusses lorsqu’ils contournèrent une des ailes duchâteau puis se dirigèrent vers le parvis donnant sur la façade avant.S’immobilisèrent juste un instant, bizarrement, longuement, devantun mur, et sa pensée se précisa. Tout à coup, Cochonnet devina tout,ou du moins, crut tout deviner. Pensa au bras fort du Rouquin quin’en était plus un et qui le laissait seul au milieu de sa peur et de sondésarroi. Pourtant, et pour contredire ce qu’il ressentait, Rouquin seréveilla tout à coup et sourit. Comme ça, mine de rien, se marrantpresque en regardant gros. Et ça ne le rassura pas du tout.

- On bouge pas, mec. Pas un mouvement. On regarde lesmerdeux et on bougera quand j’aurais décidé, OK mon grand?

- Oui Rouquin. Tu me dis quand, hein, Rouquin? Pas question de tenter une approche. Avec l’herbe rase tout

autour de la bâtisse, ça ressemblerait trop à deux éléphants se dépla-çant sur un terrain de golf. Cochonnet avait peur, et pour chasser satrouille, il se réfugiait systématiquement dans l’idée du cul de la fille.Là il avait chaud partout, là il allait mieux. Là il pouvait œuvrer et

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grandir. Là il pourrait faire quelque chose de neuf et de définitif. Àcet instant-là, Cochonnet comprit alors qu’il avait aussi peur duRouquin et de ses réactions, que du monde environnant qui l’enser-rait, l’encerclait et cherchait absolument à lui nuire. Il le savait. Pourça qu’il collait aux basques du Rouquin qui, l’un dans l’autre, lui ser-vait toutefois de refuge, en attendant.

Ils virent les guignols s’agiter dans la pénombre puis lesobservèrent essayant d’arracher les volets de fenêtres, puis de portes-fenêtres, avant de voir leur trois silhouettes contourner finalementl’angle suivant de la majestueuse demeure. Dès l’instant où ils ne lesvirent plus, ils laissèrent passer une bonne dizaine de minutes, avantde se décider. Rouquin s’élança au milieu de la pelouse, en terraindécouvert, suivi du gros qui courait sans trop savoir pourquoi. Ilcavalait, haletant, yeux exorbités par la trouille, puis finit plié par uneputain de douleur au ventre dont il aurait bien aimé se passer à cetinstant-là. Ils se plaquèrent alors contre la porte principale.

Cochonnet récupérait de sa course, dans la pleine réalité dece qu’ils vivaient tous les deux, sous la lune qui illuminait la pro-priété tout entière, quand il fixa la tête du Rouquin. Repéra alors lesale rictus au coin des lèvres lui donnant l’air de saliver sans arrêt, etces yeux qui souffraient. Puis ce menton qui tremblait par intermit-tence, stigmate d’un état second. Il transpirait de plus en plus abon-damment alors que la température avait sensiblement fraîchie avec lanuit. Tout rouge et un air de fou lui cisaillant le visage, espérant per-cevoir quelque chose à l’intérieur du château en écrasant son oreillecontre la porte, le Rouquin se mit alors à baver.

Au même moment, d’énormes nuages noirs s’amoncelèrentau dessus de Saint-Hélène et des rafales de vents s’engouffrèrentdans les ruelles désertes. Ça serait très violent mais bref, tous les spé-cialistes auraient pu le confirmer. Tout à coup, le seul qui compritqu’il se passait quelque chose fut Cochonnet. Sa bêtasse animalitéjoua pour lui. Pas un mouvement, pas un bruit nulle part. Pas lemoindre cri d’oiseau dans les parages. Rien. Il sembla même quetoute vie dans la forêt alentour et aux abords du parc, tout à coup seretint, comme en suspension. Plus un souffle. Des petits coups de

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vent et entre eux plus rien. Que le grand calme vide, terrifiant, d’unsilence où les oiseaux se cloisonnèrent, épièrent, comme paralysés.Pas un seul bec ne mastiqua à cet instant-là. Le silence et les feuil-les, et dans les feuilles se propagea encore du silence. Alors, chaquepetit rongeur cessa immédiatement son œuvre pour sortir la tête deson trou et apercevoir Cochonnet et Rouquin, plaqués benoîtementcontre la façade du château, ne se doutant de rien. Ça serait très vio-lent mais bref, tous les spécialistes auraient pu le confirmer.

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À l’instant où le premier éclair déchirait le ciel, Laurettepénétrait à son tour par la trappe. Elle entendit l’énorme grondementdu tonnerre qui roula un instant puis s’empressa de fermer derrièreelle. Une peur instinctive la saisit. Autant d’entendre les éléments sedéchaîner que de se savoir enfermée dans la cave d’un château sinis-tre et désert. Peut-être plus la combinaison des deux, d’ailleurs, etl’étrange connexion du même instant, qui la terrifia soudainement.

Nous étions tous les trois dans une cave en terre battue, surlaquelle de vieux murs de pierre datant d’un temps sensiblementlointain tenaient lieu de fondations. Ces mêmes fondations de labâtisse, dont nous nous mîmes alors à explorer les moindres recoinsen y dirigeant les halos de lumière de nos trois lampes-torchesmêlées. La voix de Laurette, glaciale, s’adressant à n’importe lequeld’entre nous, ou plus simplement à nous deux.

- On peut pas rester là. Bruno, à cet instant, ne comprit pas ce qu’elle voulait dire.

Du moins, il en inversa le sens, dans ce positivisme benêt au milieuduquel il se trouvait depuis qu’il avait découvert le moyen de péné-trer le château. Il fut pleinement ravi qu’elle ne veuille pas en resterlà et sourit comme une huîtresatisfaite d’avoir fourré une moule.

- Ben évidemment qu’on va pas en rester, là. On a fait le plusdur. Maintenant qu’on est dedans…

- Non, c’est pas ce que je veux dire. Ce que je veux dire c’estqu’on peut pas rester là, qu’il vaudrait mieux partir d’ici, si tu préfè-

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res… La tête de mon ami. Un esturgeon ivre chutant dans l’esca-

lier de la cave après la douzième bouteille de vin. Vira du rose pâlotniaiseux au blanc poisson mort puis emprunta le rouge plissé du bou-ledogue qui se fout en rogne.

- Mais nom de Dieu de bordel de merde qu’est-ce que turacontes? Je me fais chier pour trouver une entrée à ce château et toitu veux plus qu’on y aille, mais ça tourne pas rond ma fille? On peutpas rester là qu’elle me dit… Il se tourna vers moi.

Je ne sais pas trop ce qui se passa mais en tout cas, ça arriva.Il se mit réellement en rogne. Mauvais, dans un geste certainementinconscient, il se fourra la lampe-torche dans le nez, faisant partagerà tout le monde la dramatique image de ses naseaux qui fulminaient,alors qu’à l’extérieur, l’orage explosait et la pluie tombait en rafalestambourinant d’une façon agressive sur le bois de la trappe.

- Ah ouais? On peut pas rester là? Et c’est quoi cette lubiemademoiselle? C’est pour nous casser les couilles ou quoi? On faitquoi, nous, maintenant, alors qu’on s’est fait chier à trouver uneouverture, hein? Tu déconnes ou quoi, Laurette, hein, paske si c’estune blague faut nous le dire tout de suite… Pas failli me faire mas-sacrer par mon vieux juste pour subir les caprices d’une gamine… ilfinit par marmonner.

Je vis la tête de mon amoureuse. Si elle pouvait supporter uncertain nombre de choses, se faire traiter plus ou moins de merdeusen’en faisait absolument pas partie. Pourtant, je ne sus comment pren-dre la mimique tordue qu’elle afficha à ce moment-là, mais il fallutbien que je me mette à la plaindre un peu, dans le doute, nouille quej’étais.

- Laurette. Écoute. Je sais bien qu’il y a ce gros orage quitombe et que l’endroit n’est franchement pas folichon, mais bon…On est trois quand même, hein? Et puis de toute façon on est à l’abri,non? C’est tout de même mieux que dehors tu crois pas?

Il se passa un truc que je ne m’explique pas. Ou trop bien.Elle parut regonflée d’un coup, et comme j’étais au milieu du par-terre de fleurs qu’elle souhaitait ardemment piétiner, elle me balança

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tout ça à la gueule. Comme ça, pour faire chier. - Qu’est-ce que ça peut faire qu’on soit à l’abri, vous m’em-

merdez, vous ai rien demandé, j’ai droit de parler, non? J’ai droitd’exprimer des idées? J’ai juste dit que ça craignait c’t’histoire, vouscroyez pas vous? Et pis comme vous avez rien à faire d’autre que deme fixer comme deux débiles, vous allez l’ouvrir comment, laporte? Hein? Vous comptez faire quoilà ? Lire un bouquin demagie? En appeler à une sorcière, ou bien creuser, tiens, en creusantune dizaine de mètres sous le château, ça devrait être bon, non,POUR ARRIVER DANS LA SALLE DE CE PUTAIN DETRÉSOR DE MERDE QUI DE TOUTE FAÇON N’EXISTEMÊME PAS ?!?!

Elle hurlait. Elle disait «putain », elle disait «merde».L’amour de ma vie pétait littéralement un câble. Je songeais alors àune pesante vie d’abnégation où je me devrais de la visiter absolu-ment en hôpital psychiatrique, ce qui ne faisait pas vraiment partiede ce que j’avais envisagé dans le futur et pour ma pomme. Deuxsecondes on resta tous les deux silencieux à regarder mademoiselle.Puis je sentis le regard de Bruno sur moi. Et l’expression de sonregard disait à peu près ça: « BORDEL, qu’est-ce qui t’as pris deramener une putain de chieuse ici ? Juste parce que la demoiselle t’asfait miroiter une possible palpation de sa paire de nichons, vite fait,comme ça, derrière un arbuste, ça y est, faut tout supporter, hein,c’est ça???» À l’extérieur, l’orage se déchaînait. Et en mon inté-rieur aussi. Dans le trouble qui me gagna en cet instant, je me mis àsonger à mon drastique refus d’une éventuelle exhibition dans ce K-way que ma mère m’avait refilé et qui me faisait ressembler traitpour trait au macareux moine. Le côtier. L’un des pires de l’espèce.Et finalement, je crois qu’il me fut plutôt salutaire de laisser ma pen-sée s’égarer ainsi, puisque Miss Laurette la boucla complètement, etque ce fut la seule chose qui comptait au moment où j’actionnai lapoignée de la porte. À vide. Évidemment. Fallait pas rêver.

Bruno dirigea le faisceau de sa lampe sur la poignée, me fitsigne de m’écarter, et essaya à son tour. J’appréciai l’étendue de saconfiance, mais trouvant la situation suffisamment branlante avec

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Miss catastrophe, je me démerdai, sur l’instant, pour ne pas broncher.Évidemment il n’y eut rien de probant et il resta me regarder le grosmalin, muni de son air con et de sa bouche ouverte.

- Ben on fait quoi maintenant? osa-t-il. - J’en sais rien moi, on a qu’à brouter le gazon, on verra

après… Laurette éclata de rire et ça me réchauffa le cœur. D’une

façon diamétralement opposée, Bruno, lui, fit la gueule. - … Mais merde, arrêtez de déconner vous deux, on fait quoi

si on n’arrive pas à franchir cette porte, hein? Vous avez une idée? - T’inquiète on trouvera bien. - On a le temps, on est pas pressés de toute façon; et puis

vous êtes costauds vous, vous êtes des mecs, non? rajouta Laurette. - Ce qui veut dire? Qu’on va s’amuser à défoncer cette porte

à coup de tête, ou en l’éventrant avec nos doigts, c’est bien commeça que tu vois les choses?

- J’en sais rien, moi, ouais, à peu près, tu t’en sens pas capa-ble, toi?

Bruno piqua un fard. - Ben capable… sais pas trop… attends, si c’est pour se cas-

ser un bras, faudrait peut-être procéder différemment, non? - De toute façon t’as toujours été un trouillard... qu’elle dit

simplement. Et le con tomba dans le piège. - Quoi, trouillard? S’il y a quelqu’un qui n’est pas trouillard

ici, c’est bien moi… Et je te fais remarquer que c’est toi qui crève detrouille parce qu’il y a trois putains de gouttes de flotte dehors, et quet’en reviens pas encore d’avoir ramené ta tronche de merdeuse débiledans la cave d’un château désert? Hein! Et c’est moi qui auraispeur? bomba le torse cette nouille, nouille parce qu’on ne lui deman-dait rien et qu’il ne put s’empêcher, l’instant d’après, de foncer droitdans la porte après avoir néanmoins pris quelques mètres d’élan.

Il s’y écrabouilla méchamment, proprement, et la porte nebougea pas d’un centimètre. Bien évidemment. Ce qui tira un largesourire de ravissement à Laurette. Deux cons. Deux cons et une porte

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à ouvrir. M’encourageant tacitement malgré ce putain de rictus dou-loureux sur la gueule, il fallut bien que je m’y écrase, moi aussi, dansla bêtise, à mon tour. Et alors que mon corps tremblait encore de laviolence de l’impact, la porte ne bougea pas non plus.

- … Mais comment on va faire pour ouvrir ce truc ? Vousavez une idée, vous?

Il y avait de la crainte dans la voix de Bruno. Je la compre-nais. Dehors la pluie redoublait d’intensité, se mettant à tomber àverse. Je me sentais vide, presque désespéré. Tout était contre nous.Je ne sais plus combien de temps nous restâmes là, bêtement, sans unmot, comme prostrés et écoutant distraitement la pluie tomber à l’ex-térieur. Juste le temps pour que Laurette s’assied sur le tas de bois aufond de la pièce et se mette à attendre qu’il se passe quelque chose,alors que Bruno et moi tentions d’ébaucher quelque chose, de trou-ver une solution, de dégager une idée quelconque, qui pourrait nousaider à progresser et à pénétrer à l’intérieur de ce putain de coffre-fort. Mais rien, pas une idée, nous nous trouvions dans une cave obs-cure alors qu’un orage se déchaînait à l’extérieur allant jusqu’à dansson intensité, à recouvrir ce que nous espérions parfois comme ledébut d’une idée, la naissance d’une solution. Que dalle. Bruno serongeait les ongles, je cherchais invariablement quelque chose quiferait contrepoids permettant de défoncer la porte, et Miss Laurette,rien du tout, le cul posé sur son tas de bois du haut duquel elle noustoisait coin de lèvre ricanant qui se soulevait. Babines d’amertume etde cynisme. Plus que jamais, j’ai désiré lui faire mal, très mal, à cetinstant. Mais je n’ai rien fait et me suis juste senti profondémenttriste.

- Tu pourrais peut-être nous aider, non ? - Ah ouais? Et à quoi faire? À trouver une formule magique

pour ouvrir cette porte, peut-être? Ou bien à faire un feu avec le tasde bois sur lequel je suis assise, hein, et puis pourquoi pas à brûler lechâteau tant qu’on y est… On pourra voir à l’intérieur, au moins,après…

Mes propres pensées à son égard et à cet instant-là faillirentme rendre malade. J’aurais voulu lui faire mal, la violenter, la cogner,

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avec cette pure haine qui me fit envisager le pire. L’anéantir. Laréduire en poussière puis la piétiner. Dans ma tête pourtant, je cher-chais absolument à rebrousser chemin. Encore.

- Laurette, écoute…. Tu comprends, il faudrait quand mêmeque tu mettes un peu plus de volonté, non? C’est pas facile pournous non plus, alors si en plus tu passes ton temps à critiquer ou ànous critiquer, on va pas y arriver, hein, tu sais!

Instamment, je priai pour qu’elle ne la ramène pas. Pour quesa grande bouche fielleuse ne l’ouvre pas une nouvelle fois sur uneconsidération mauvaise, et évidemment négative. Elle se contentad’hausser les épaules, de faire une moue boudeuse et de regarder ail-leurs. Et bizarrement, c’est ce qui me mit le plus en rogne, à cemoment.

Tuer cette connasse. Cette petite connasse, cette putain dégé-nérée. Visionnant les murs en pierre, autour de moi, dans le halo delumière, je cherchai inconsciemment une pierre que le mortier n’au-rait pas scellée.

Une pierre pour lui écraser la gueule avec, pour la défigurer,pour la détruire.

J’avais ce quelque chose comme la nécessité de tuer au fondde moi, comme la mort qui me tendrait soudainement la pogne et meserrerait la main, dans le sourire d’un accord tacite sur ce qui arrive-rait. Quel qu’il soit. Puis il y eut Bruno. Heureusement je crois.Heureusement qu’il parla, lui, car sur l’instant quelque chose vacil-lait en moi, et ce quelque chose remonta à la surface, à ma surface,comme pour vouloir me diriger, contrôler mes actes et les propulserdans la direction qu’il désirerait. Un quelqu’un que je connaissais, aufond de moi, un quelque chose qui n’avait rien d’un étranger, maisqui était là, tapi, prêt à agir. Radicalement. Définitivement.

- Putain merde, j’en ai marre. Mais qu’est-ce qu’on fout là,bordel ? On n’arrivera jamais à pénétrer cette putain de baraque monfrère, putain de merde… il se désolait.

Je compris sur l’instant que si Laurette n’avait pas été là, jeme serai approché de Bruno et l’aurais serré contre moi. Violemmentj’ai senti le désir. Qui me happait, comme ça, et j’ai eu peur. Très

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peur. Et dans la pure appréhension de ce que je commençais à entre-voir, à pressentir, à deviner, j’écarquillais les yeux. Ces yeux quienvisageaient désormais Bruno tout entier, son corps, ses gestes.Soudain, je le désirais. Et la révélation faillit bien me foutre en l’air.C’était pas possible. Je délirais. Complètement. Sur l’instant je mesentis perdu au milieu de mon trouble, mais le putain de ricanementrevint envahir ma tête, celui qui aimait, systématiquement, y hurlerd’une façon répétée le mot «mort », celui qui cherchait à me fairebasculer, toujours. Et d’une façon incroyable, à cet instant-là, je mesentis merveilleusement bien. Parfait. En équilibre et fort. Rassuré,convaincu, calme et généreux. Je le savais. Il était là. Me soufflantses mots à l’oreille, et le château, tapi monstrueusement derrière lui,lui parlait à l’oreille à son tour.

Dans l’ombre, j’ai encore observé la silhouette de Bruno, etj’ai bandé, comme ça, pensant à une proie. Je voulais baiser avec lui.Je désirais le toucher, je désirais que nous nous entredévorions l’unl’autre. Je désirais le voir à mes genoux, pompant ma queue puisdévorant mon cul. En une seconde comme ça j’ai désiré un tas dechoses. Puis tout est devenu trouble, et j’ai senti que mes jambes,malgré moi, marchaient droit, mues par je-ne-sais quoi… J’avançaismécaniquement vers lui lorsque le halo de sa lumière captura monvisage.

- Hé ho… qu’il me fit. Ça va? Ça va bien? Tu vas où, là,t’as l’air tout drôle?

Instantanément, je redescendis sur terre. Mais qu’est-ce quim’arrivait bon sang? Je ne désirais pas mon meilleur copain, c’étaitimpossible. J’eus comme l’impression de me rétablir, comme sij’avais subi les coups de boutoir puis l’incubation d’une sorte defolie, en moi, dans ma tête, qui était apparue en plein jour, en pleinelumière, dans la noirceur de cette cave. Et que soudainement monêtre retrouvait sa propre peau, son apparente normalité, faible, fra-gile, bancale. Humaine et sensible.

- Hé ho, ça va, t’es sûr? il répéta, fouillant, inquiet, monvisage avec sa lampe.

- Ça va. Je sais pas trop. J’ai eu comme une sorte de vide, de

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malaise. Ça va, ça va mieux… le regardai-je enfin, mais bizarrement,comme si j’avais voulu l’éviter un peu.

Et évidemment ce fut le moment que Laurette choisit pourramener sa fraise. Mais cette fois-ci nous accueillîmes la teigne avecgratitude, presque fierté. Entre ses deux doigts qu’elle tendait devantson nez et devant les nôtres pendouillait une clé. Une clé moitiérouillée mais bien une clé.

- Ça fait cinq minutes que j’ai trouvé cette chose derrière unepierre à moitié enlevée du mur, si ça ne vous intéresse pas, faut medire tout de suite, hein, paske je vais pas rester deux heures avec cetteclé dans la main, en attendant que vous bougiez un peu … qu’elle dit.

Simplement. À quoi répondit alors Bruno, sifflant comme unserpent:

- Putain Laurette… - Pas d’insultes s’il vous plait, je suis peut être idiote, je suis

peut être une fille, mais je crois que je mérite quand même un peu derespect non?

Laurette revint en moi. M’habiter, me toucher, me déstabili-ser. Ma Laurette, qu’à nouveau je désirais étreindre, malgré ce quim’avait précédemment envahi la tête et qu’apparemment, désormais,je me démerdais pour oublier, enfouissant tout profondément dansune cage, une cave, voisine d’une sorte d’inconscient. Laurette sedirigea vers la porte, braqua sa lumière sur la serrure, y fourra la clé,fit faire deux tours à l’objet et la porte, enfin, s’entrouvrit. Commeça.

- Nom de Dieu de bordel de merde… siffla Bruno.- Putain de merde… finis-je par dire, regardant les marches

en pierre qui montaient vers le rez-de-chaussée. Le podium olympique. La récompense suprême. - Bon tu viens ou quoi? dit Bruno, sur les premières mar-

ches devant Laurette, qui ricanait un peu en me regardant. Je rougis un peu et avançai vers eux pour évacuer mon

malaise. Juste vécu une sorte d’état de choc passager, qui m’avaitdépassé un instant, un point c’est tout. Il n’y avait plus à revenir là-dessus.

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En haut de l’escalier, une autre porte barrait notre chemin.Bruno tenta sans trop y croire mais fut ravi de constater que lesAllemands ne bouclaient pas tout à double-tour. La porte s’ouvritlaissant apparaître la pénombre d’une sorte de vestibule immense,mais pourtant feutré, presque chaleureux. Légère odeur de renfermé,tournant doucement vers l’aigre, le moisi. «Des siècles là-dedans…» songeai-je. Pendant un long moment nous restâmesimmobiles, silencieux, sur le pas de la porte, impressionnés sansdoute et comme dans un recueillement dont l’intensité nous dépas-sait un peu.

À l’extérieur, le tonnerre se remit à gronder et nous étions là,dans l’obscurité, serrés l’un contre l’autre, à projeter nos rayons delampe-torche dans toutes les directions, sans savoir que faire. Sanssavoir par quel bout commencer.

Une sorte de gigantesque vestibule, puis une des portes prin-cipales du château, je supposai, qui se trouvait à quelques mètres surla gauche, au bout du couloir. Nous faisant face, la prolongation dece même couloir, plus large encore, donnant directement sur un esca-lier central à une dizaine de mètres de nous et qui desservait, sansaucun doute, les étages supérieurs de la bâtisse. Le couloir semblaitse prolonger bien au-delà, rejoignant certainement une des ailes duchâteau. Bruno parla le premier.

- Bon. On fait quoi, maintenant?- On fouille. Tu voudrais faire quoi, toi? je dis.- Évidemment qu’on va fouiller, mais je veux dire comment

on opère? Par quel bout on commence?- Ça serait peut-être bien qu’on reste groupés, hein, aussi,

non ? Comme on a commencé ensemble, on peut peut-être continuercomme ça, hein, les garçons, d’accord? dit la chieuse.

Ben oui, la chieuse. La chieuse parfaite. La chieuse à trouil-lomètre décuplé, à ce moment-là. Qui, impressionnée par les lieux etterrorisée dans sa culotte Petit Bateau, semblait enfin apprécier notreprésence. Admettait enfin la possibilité qu’on existe. Une mauvaiseadrénaline me remonta aux naseaux, menaçant de déborder. Tout merevenait et je me disais bien que j’allais finir, parti comme j’étais, par

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tout redégobiller sur le chatoyant parquet. Me contrôlai et laissairetomber un moment. Pas longtemps.

- Évidemment. On chie dans son ben. Ben oui, un château,la nuit, deux trois éléments qui se dérèglent dehors et y’a plus per-sonne, plus rien, néant. Ah ben bravo, super…

- Dis donc, monsieur, là, j’ai une tête à avoir peur peut-être?postillonna Guenièvre.

Bruno la bouclait. Regardait le sol avec son air à la con. Jeles regardai à tour de rôle et faillis éclater de rire.

- D’accord, OK, pigé, on reste ensemble, putain de bordel demerde… ricanai-je juste en moi-même.

- Tes commentaires, tu te les garde, elle rajouta. Je la bouclai. Rien à dire. Lui aurait bien dit le fond de ma

pensée, à la demoiselle, à ce moment-là et la concernant, mais non,même pas. Valait pas le coup. Pas se salir en fourrant sa main dansla merde, comme on disait, juste pour voir de quoi elle était faite, enquoi consistait sa consistance. Des merdeux. Un paquet de foutusconnards de merdeux, un point c’était tout.

Le couloir central du château desservait un nombre impres-sionnant de pièces, et entre les portes de ces mêmes pièces sur la gau-che, sur la droite, accrochés au tissu rouge à filaments dorés quitenait lieu de tapisserie, se succédaient des tableaux de chevaliers, dereines, des scènes de chasse, appartenant à d’autres temps. Et tout cebeau monde plus ou moins bicentenaire nous lorgnait, hautain,sévère, comme s’il nous défiait. Chasse à courre, cour d’un roi,prince arborant verroteries et parures, puis un gros lard à moustache,engoncé dans une armure rutilante. Quelque chose comme des ancê-tres, quoi, je supposais. Même le gros lard à moustache, à tous lescoups. On avança prudemment. Aucun de nous n’était particulière-ment rassuré. Moi moins que les autres. Pourtant… Sur nous, labâtisse exerçait une sorte d’étrange pouvoir, entre attraction et répul-sion, et nous ne savions pas trop comment réagir. Peut-être l’obscu-rité, la majesté et l’immensité des lieux, la configuration des piècesque nous dépassions, simplement. Quelque chose comme un gronde-ment vibrait dans l’atmosphère et je ne sais pas si je fus le seul à le

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percevoir, à l’entendre, à le ressentir. Comme un souffle rauque,régulier et intemporel, une sorte de halètement sourd qui remontaitdes fondations et qui cherchait à gagner la structure même de lademeure. Comme si le château respirait. Qu’il guettait. Qu’il atten-dait.

Laurette et Bruno étaient sur mes talons, littéralement collésà moi, et chacun de nos pas semblait résonner terriblement dans tousles coins du château, jusqu’aux plus lointains des murs, jusqu’auxcroisillons insérés dans la structure, sous la charpente. Comme siquelqu’un nous suivait, nous épiait, comme si quelqu’un ou quelquechose, tapi dans l’ombre, nous voulait du mal, envisageait notre futurd’une façon mauvaise. Une sorte de mauvais œil. Et comme si cetteimpression se nourrissait d’elle-même et de nos peurs, au fur et àmesure que nous avancions et que nous posions un pas devant l’au-tre. Et à cet instant-là, plus nous avancions, et plus j’aurais aiméreculer.

J’ouvris la première porte sur la gauche et fus soulagé d’en-trer dans une cuisine. Rien d’inquiétant dans une cuisine, le quoti-dien, la routine, la normalité de l’existence humaine moderne, unpoint c’est tout. Avec tout son mobilier lourdingue et prosaïque. Unetable, des chaises, un four, un micro-ondes, un balèze de frigo tout aufond, un lave-vaisselle, enfin bref pas de quoi folichonner. Je sentisle soupir de soulagement de Laurette dans mon dos. Je ne ressentisrien. Ni pour elle ni pour personne. À l’instant où nous avions péné-tré la bâtisse, il me semblait avoir pris conscience de son côté prévi-sible, fade, sans surprise, puis à mesure que les éléments me firent ladécouvrir, je ne vis plus qu’une sorte de vide vertigineux, d’uneétrange et désespérante platitude. Auparavant j’avais mal vu, aupara-vant j’avais extrapolé. Auparavant j’étais un autre moi, faible et indé-terminé. Branlant, fragile, sans la moindre épaisseur. Peut-êtren’avait-elle jamais existé telle que je l’avais vue, et que ce que jetrimballais désormais n’était plus que l’image entrevue ravissanted’une réalité de corps décharné et sans vie, au fond. Qu’une sorte depeau sèche et inutile dont je devrais bientôt me séparer, mais qui,invariablement, ne cessait de vouloir me coller, en sangsue de mau-

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vais augure. Bruno aussi me décevait. Je ne voyais en lui qu’un petitinsecte absolument détestable. Qu’une mouche qu’on pourrait écra-ser d’une main. Qu’un petit merdeux sans consistance, qui n’avaitaucune utilité sur cette terre. Puis tout à coup il parla et je ne me sen-tis pas bien du tout.

- On fouille les tiroirs ou quoi? Sa voix avait encore un peu tendu le fil d’une certaine sensi-

bilité, coutumière, à son propos, mais ce qu’elle portait d’inepties lebrisa méchamment. Un crétin. Un vénérable crétin.

- Et tu veux trouver quoi dans les tiroirs, un putain de robotMoulinex que ta connasse de mère n’est pas foutue de s’acheter?

Bruno devint tout pâle, dans son halo de lumière qui n’arran-gea pas les choses. Me regarda, étrangement, puis bredouilla:

- Mais… ça tourne pas rond, toi. Pourquoi tu m’dis des trucspareils? J’t’ai rien dit, t’as pas à insulter ma mère…

Laurette prit sa défense. Prête à se sacrifier pour le merdeux,à aller dans son sens. Ça tombait sous le sens, évidemment. Que vou-liez-vous que je fasse avec des branques de cette catégorie, de cetacabit? Je ne sais pas pourquoi, mais à cet instant-là, j’ai ressenti unbien-être parfait. Ils me gavaient, me gonflaient, me saoulaient.M’avaient un peu trop fait reluquer la nauséabonde substance quileur tenait lieu de cervelle et dans laquelle ils pataugeaient, les deuxploucs régionaux. Enfin je respirais, comme si j’avais été prisonnierdepuis trop longtemps. J’allais me tirer. Je n’attendais qu’un mot etil arriva vite.

- Mais Bruno il a peut-être raison… minauda alors la mer-deuse… Si ça se trouve il y a des trucs intéressants, dans cette cui-sine…

- Ben ouais. Évidemment. Hé bien restez-y dans votre cui-sine à la con. La cuisinière et le marmiton. Faites donc un clafoutis,tiens, si vous avez rien trouvé d’autre… fis-je.

Bien leur monter mon mépris. Qui j’étais par rapport à eux.Bruno me fixa le temps que je sorte de la pièce, et arrivé dans le cou-loir, je me sentis toutefois un peu triste. À son propos, je crois. Mesemblait bien l’avoir apprécié, lui, parfois. La pute, jamais. Fallait

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tout de même pas pousser. Son regard m’avait également suivi, et j’yavais vu de la surprise, mâtinée d’incompréhension. J’adorais ça.J’aurais voulu enfoncer le clou, puis lui exploser la boîte crânienne,à la merdeuse, rien que pour voir ce que ça faisait, de la cervelle demerdeuse qui dégoulinait partout.

Empruntant l’escalier en sautant les marches deux par deux,j’arrivai au premier étage. Dans l’escalier, j’avais perçu le rire stri-dent, mauvais, qui surgissait de la cuisine. Laurette, évidemment.Avec son cortège de monstruosités digne du petit musée des hor-reurs. La salope s’en nourrissait, bien évidemment. Il n’y avait plusrien à faire de toute façon, quelqu’un avait jeté les dés et le résultat,sensiblement, n’intéressait plus personne.

À cet instant-là, je me sentis particulièrement excité, exalté.De la moquette rouge partout sur les murs, remontant jusqu’au pla-fond et le recouvrant complètement. Sol boisé que j’empruntais tran-quille, commençant à m’approprier les lieux, à m’y sentir de mieuxen mieux. Et toujours des putains de tableaux avec des putains declowns dessus. Les clowns se mirent à me sourire. Et je leur répon-dis. Y’avait pas de raison, avec eux ça roulait. Je pénétrai dans la pre-mière chambre sur ma droite et me laissai envahir par la chaleureuseet singulière majesté des lieux. Un bonheur absolu me gagnait.

4

Rouquin et Cochonnet restèrent plaqués contre la façade delongues minutes qui finirent par avoisiner le quart d’heure. PuisRouquin ouvrit l’œil, remarquant la vilaine gueule du gros orage quileur arrivait droit dessus. Tous deux ne purent louper l’éclair quilézarda brusquement le ciel, puis qui se déchira en roulementsfurieux quelques instants plus tard. Des grosses gouttes tombèrentalors, venant en ordre serré du gros nuage noir qui leur cachait dés-ormais le ciel clair de lune. Rouquin dut retenir deux fois Cochonnet.La trouille. La pure terreur. Une bonne vieille lâcheté à laCochonnet. La troisième fois, il le fixa méchamment lui tordant lebras en même temps.

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- HAAAA… fit Cochonnet. - Maintenant tu arrêtes. C’est un orage, c’est tout. Au pire on

risque juste de prendre une averse sur le coin de la gueule. Alors tureste là, tu attends et ne t’avise pas de faire le moindre mouvementparce que d’une, je viens déjà de te le dire, deux, j’ai ce couteau quine demande qu’une chose, c’est de se planter dans ton gras, et trois,parce que c’est comme ça et pis c’est tout! Pigé ?

Hagard et dépité, Cochonnet le fixa puis bredouilla un« oui » sans conviction.

- J’ai pas entendu, répète. - Oui Rouquin mais, écoute… Il faut que tu saches… j’ai

peur de l’orage… j’y peux rien, je te jure… - Écoute. Tu vas rester là DEUX minutes, le temps que je

fasse un tour. Ils doivent pas être très loin… par contre ce qui estbizarre, c’est qu’on ne les entende plus…

- NOOOONNN… Me laisse pas tout seul… Rouquin, j’aipeur…

Tout à coup il s’agrippa. - T’es vraiment casse-couilles, toi… - OUUUIII, mais me laisse pas, s’te plaît… Rouquin, s’te

plaît… S’il s’avisait de le laisser seul dans le coin, il était tout à fait

évident que le nabot se laisserait aller à gémir comme un chat dépres-sif.

- D’accord. Tu me suis mais pas un mot. Je ne veux pas avoirà te dire deux fois la même chose, ils sont là, je les sens, pas loin, jeles renifle au fumet ces cons, alors si tu ouvres ton grand bec pourn’importe quoi et que tu me fais fuir le troupeau, je te préviens quec’est toi qui prendra, sac à merde, et tu sais comment! Il clôtura saphrase, glissant un regard significatif vers le couteau.

Au début lentement et prudemment, s’arrêtant à chaqueangle de la bâtisse, ils firent le tour de bâtiment. Rien. Ils avaient dis-paru. Plus rien, nada, envolés dans la stratosphère. Puis ils refirent lechemin à l’envers, deux fois, mais plus rapidement, vérifiant au pas-sage toutes les ouvertures, afin de voir si l’une d’elles n’avait pas été

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fracturée. Que dalle. Rouquin refit le chemin dans sa tête également.L’aller et le retour. Le quart d’heure contre la façade à récupérer, àrespirer, à écouter tous les bruits et surtout à faire le garde-maladeavec Cochonnet toutes les dix secondes et à prendre ce putaind’orage sur la gueule. Rien. Nada. Que couic. Désormais la pluietombait, régulière, et détrempés ils se mirent alors à trottiner bête-ment dans tous les sens, ne sachant trop que faire. Rouquin s’arrêtaitparfois fixant le vide avec ses yeux de forcené. Et lisant les intentionssur son visage, Cochonnet eut peur, encore plus peur que de subir ledéchaînement des éléments. Rouquin se mordait les lèvres par inter-mittence. Absent, il ne remarqua même pas le filet de sang quidégoulinait sur son menton, vite lavé par la pluie. Alors, son vocabu-laire devint incompréhensible, bizarre, décousu. Un monologue dansun patois local qu’il avait déterré de la propre terre de son propresang, en charabia bretonnant personnel, peut-être bien, s’imaginavaguement Cochonnet, qui n’y comprenait que couic. Puis il l’enten-dit rire en s’adressant aux arbres, plus loin. Juste derrière l’aile droitedu château, le gros s’arrêta soudainement. Puis, malgré tout, malgrésa crainte, il fit signe au Rouquin, qui rappliqua, dans un retour à laréalité teigneux, brûlant de fièvre.

- Kesta gros lard? Tu m’appelles pour faire chier? Tu mecherches? il menaça.

- Non, écoute… j’ai entendu du bruit, là-dessous, des voixmêmes, enfin je crois… revint-il à une prudente raison en dirigeantson doigt vers une trappe au sol.

Rouquin se baissa et colla son oreille sur la plaque de boisqu’il venait tout juste de repérer.

- T’es sûr mon gars? - Je suis sûr Rouquin, enfin peut-être pas, tu sais c’est diffi -

cile avec tout ce bruit, mais je crois avoir entendu des trucs là-dedans, comme des voix, enfin je sais pas trop…

- Je te demande si t’es sûr, sac à fumier, alors tu me répondsoui ou non, et tu te tais. Pas là pour me taper tes discours de débiletoutes les cinq minutes. Alors ?

- Ben… oui.

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- T’as intérêt à ne pas m’avoir dit de conneries, toi. Tout à coup, un petit sourire revint se promener sur le faciès

peu amène du Rouquin. Effectivement, il percevait des voix, main-tenant, lui aussi. Tout doucement et le plus discrètement possible, ilsentreprirent de soulever la trappe. Puis comprirent qu’il y avait unloquet intérieur et qu’en soulevant juste un peu le panneau, quelquescentimètres d’entrebâillement suffisaient pour y avoir accès.Cochonnet souleva un peu la trappe et Rouquin fit coulisser le petitmorceau métallique. Puis, ils s’allongèrent tous les deux dans le gra-vier et jetèrent un œil par le filet de lumière venant de la cave. Dansune semi-pénombre, ils eurent juste le temps d’apercevoir deux jam-bes qui disparaissaient dans un escalier, en face. Une porte ouverte.La lumière quitta la pièce en même temps, laissant la cave dansl’obscurité.

La pluie tombait violemment et en quelques secondes, ilsfurent complètement trempés.

À mesure que Cochonnet semblait se rétrécir à chaque coupde tonnerre, ça faisait sensiblement l’effet inverse au Rouquin, quigagnait en dinguerie, comme si la puissance énergétique qui se pro-pageait dans l’atmosphère le nourrissait lui aussi. Cochonnet étaitpartagé. S’il ressentait une saine trouille en reluquant le faciès tordudu Rouquin, en même temps il y trouvait une sorte de notable récon-fort. Il n’avait peur de rien, lui. Alors il s’en accommoda et tut, mûpar une lâcheté dans laquelle il adora se vautrer, tout ce qu’il auraitpu vouloir dire à ce moment-là. Quand ils ne perçurent plus rien, ilsouvrirent la trappe en grand et Rouquin pénétra le premier dansl’obscurité. Cochonnet suivit, l’esprit ailleurs, comme un automate.Le gros faillit se vautrer et allait vagir comme une bête qu’on égorge,quand Rouquin le saisit, et le secouant, l’obligea à se taire en lui pla-quant une main sur la bouche. Ils ne voyaient rien mais perçurent leschuchotements qui leur provenaient d’au-dessus, dans le cœur mêmedu château. Ces petits trous du cul causaient. N’avaient apparem-ment rien trouvé de mieux à faire. Ils s’arrêtèrent alors devant laporte ouverte de la cave, puis tâtonnant du bout du pied, Rouquinsentit les marches qui montaient au rez-de-chaussée. Les chuchote-

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ments perduraient. Ils se figèrent et attendirent dans la très faibleluminosité qui formait comme un halo autour d’eux. En quelquesmots simples, Rouquin dit à Cochonnet:

- Pense à la petite pute. Pense à ce qu’elle veut faire avec toi.Pense à ce qu’elle va te faire, la petite salope.

Ce qui rendit pesamment dingue Cochonnet, qui brusque-ment se palpa l’entrejambe, puis qui ne cessa plus de se triturer, unregard violent penché dans un vide qu’il se créait soudainement,comme si mécaniquement il désirait se faire du mal, beaucoup, long-temps, longuement. Sa respiration s’accéléra. À la même secondeRouquin sut que c’était son heure. Peut-être pas de gloire, mais sim-plement son heure. Là où il allait régner. Là où il allait leur montrerla voie et comment l’emprunter à tout ce petit tas de fils de pute quiallaient payer. Sans y prendre garde, il glissa les doigts de sa maingauche sur la lame du couteau, comme s’il avait voulu l’aiguiserdans un geste simulacre de rituel, ou de préparation, ou bien simple-ment destiné à en enlever toutes les impuretés. Cochonnet sortit saqueue après avoir totalement déboutonné son pantalon, mais le lor-gnant du coin de l’œil, Rouquin remarqua néanmoins qu’il astiquaitdrôlement une queue toute molle, un lombric malade, une sorte deloche à l’agonie, la tête ailleurs. Néanmoins, il ne gênait pas lamanœuvre. Pourtant, il lui souffla :

- Cochon… Rentre ta queue pour l’instant. Elle va refroidiret on n’y est pas encore.

Le gros redescendit instantanément sur terre, afficha soudai-nement un visage d’ahuri en regardant autour de lui, en de brefscoups d’œil inquiets, puis vit cette queue molle au milieu de sa main,qu’il finit par fourrer vivement dans son slip. Rouquin avait raison.Rouquin savait bien. Au chaud la queue, au chaud…Allez hop, laqueue au chaud, pour avoir la queue toute chaude… Allez hop…

3

Avec ma lampe, je fouillai la pénombre de la chambre et nefus pas surpris de découvrir qu’à l’image des murs et du plafond du

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long couloir desservant les pièces du premier étage, le coloris rougesang prédominait. Partout du rouge, comme des toiles ou des voilesdont on aurait complètement enveloppé les lieux pour mieux en affi -cher le côté funeste et douloureux. Comme un simulacre, et peut-êtrebien pour nous-mêmes, ou qu’on aurait formé à notre attention. J’enressentis un étrange ravissement, qui m’amena vers une joyeuse féli-cité, et qui à chaque pas, grandit encore, jusqu’à former en moi unesorte d’extase profonde dont je fus incapable, néanmoins, d’expli-quer la raison. Simplement je constatai qu’à chacun de ces nouveauxpas, l’être que j’avais été, sensiblement, devenait un autre.

Le rayon de ma lampe s’égara sur des chaises, des meubles,s’arrêta un instant sur un petit guéridon avant de découvrir la grandearmoire à glace, en face de moi, et ce même rayon, éblouissant,m’empêcha de distinguer mes propres contours. Néanmoins, monregard s’habituant à l’intense lumière, je vis ma silhouette et en unquart de seconde, je vis également que ça n’était pas moi, là, aumilieu de ce halo blanc fantomatique, silhouette noire et recourbée,sans visage, monstrueux, satisfait, parfaitement amoureux de lui-même. Ce n’était pas moi, mais c’était néanmoins celui que j’avaistoujours rêvé d’être. Parlant, je ne perçus qu’avec quelques secondesde décalage le croassement funèbre du corbeau menaçant quis’adressait au monde. Ça n’était pas moi et pourtant ça me suffisait.Je ne voulais rien d’autre que de goûter à l’excroissance mauvaise demoi-même, et au pouvoir grandiose que cette situation semblait bienvouloir me promettre.

Néanmoins, j’ai réussi à faire semblant, à gentiment leurrerune envahissante partie de moi-même. Le truc était de continuer touten se servant de sa nouvelle peau sans aucune retenue, tout en étantabsolument dupe de rien. Alors j’ai laissé faire, j’ai ricané puis j’aifait comme si de rien n’était. Dirigeant ma lampe un peu partout, j’aialors joué mon rôle à la perfection. Je découvris le lit, épais, puis unemesquine petite commode, qui faillit me faire rire aux larmes. Maisme recadrant vivement, j’ai alors rétabli le tir en me concentrant ànouveau, puis ai vu les deux grandes fenêtres qui se succédaient, évi-demment fermées; encore des portraits un peu partout, des tableaux

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sur les murs, qui me firent soudainement chaud au cœur, avant quele rayon de lumière ne passe une nouvelle fois sur les chaises, le gué-ridon, avant de s’arrêter sur le petit secrétaire ancien tout au fond dela pièce, coincé derrière l’armoire à glace et que je n’avais pas étéfoutu de repérer dès mon arrivée. Un instant, je m’en voulus mortel-lement de cette étourderie, sentant une puissante haine me gagner,mais l’intérêt de la chose prit heureusement le dessus.

Fouiller là-dedans et découvrir un truc. N’importe quoi maisun truc. Je m’y précipitai et secouai vivement la chose, puis un parun ouvris les tiroirs, et glissai mon rayon dedans, jusqu’au fond. Jevirais draps, chiffons, envoyais voler la paperasse. Je voulais du blé,du fric, ou du moins de l’or, des putains de tas de lingots, ou encoreun plan, clair et précis, ou le code d’un putain de coffre, je voulaistout ça à la fois. Il n’était plus DU TOUT QUESTION de jouer.

Mais rien, rien du tout. Je virai tous les tiroirs et en renversai le contenu par terre

avant de fouiller dans le tas; des crayons, des papiers dont je mefoutais royalement et des punaises rouillées. Qu’un sacré putain detas de merde de punaises rouillées.

Mauvais, je me relevai. Pensant aux deux salopards quiavaient peut-être bien découvert quelque chose d’intéressant, j’eusune parfaite poussée rageuse. Une montée d’adrénaline danslaquelle, même si elle m’aveuglait un peu, je discernais tout d’abordl’étroitesse, puis la noblesse d’un chemin à emprunter. Ces deuxconnards se foutaient de ma gueule, ouvertement, depuis le début,depuis toujours. Je le savais bien, je l’avais toujours su, et tout ce quis’était passé précédemment me le confirmait. Alors je laissai mahaine déferler et fus ravi de la sentir m’irriguer absolument, commeune énergie trop longtemps contenue dont il me serait désormais pos-sible de goûter les bienfaits. Je sortis de la pièce et dans le couloir,tendis l’oreille. Des chuchotements, au loin, ce fut tout. Je pénétraidans la seconde pièce, qui également se trouvait être une chambre.Une villégiature pour môme. Le foutoir d’un merdeux avec lit-cageet tas de peluches. Le bleu moucheté de petits oiseaux qui tenait lieude papier-peint me noua les tripes, me donnant envie de vomir. Je

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dégageai vite fait et avançai plus loin, dans le couloir, retrouvant cecoloris rouge qui me reconstruisait et m’apaisait, me nourrissait etsemblait décupler ma force. En bas, ça cria tout à coup:

- Non mais t’as fini de m’tripoter, espèce d’obsédé? Va tetaper une pute dans un bordel si t’as un problème!

Dégoût. Dégoût absolu. La vulgarité de la phrase faillit merendre malade. Rien à tirer de la pute. Phrases dégueulées par unebouche d’égout. Et pourtant, quelque chose… quelque chose se mità souffrir en moi, en un douloureux pincement au cœur…

- Mais ho, j’t’ai pas tripoté! C’est en me retournant, j’ai pasvu que tu étais là, c’est tout…

Le pincement au cœur devint un pic de tristesse. Comme sitout à coup du haut de cette sorte de sommet que je venais de metaper, lumineux, et en plein soleil, je devais aller me promener à nou-veau dans la vallée sombre, froide, avec ses putains d’ombres, avecses zombies glauques, et leur foutu passé merdique. Les rats. Lesdeux rats. Ces deux ratés me ramenaient en arrière, je le sus, et lecomprenant, je sentis une nouvelle et violente montée de colère.

- Mon œil tiens. Alors tu me colles aux fesses depuis tout àl’heure par maladresse…c’est pas une lampe que t’as dans la main,peut-être?

Impossible de laisser ces deux tordus plus de cinq minutesensemble. Je me décidai à intervenir, changeant ma voix pour la ren-dre sympathique et aimable, mimant mon moi ancien, mon moibenêt, mon moi crétin et sensible, gentil et victime.

- Hé ho vous deux! Arrêtez votre cirque, vous réveillez lesfantômes!

Bruno, virulent : - Toi le lâcheur là-haut, on ne t’a pas sonné! Nos voix résonnèrent dans toutes les pièces du château,

rejoignant les structures mêmes de la bâtisse. L’orage, de part la vio-lence systémique de ses déflagrations, couvrit tout cela la seconded’après. Les deux guignols recommencèrent et une sensation d’épui-sement puis d’écœurement me gagna. J’avais changé. J’avais diable-ment changé.

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Je visitai rapidement d’autres chambres, comme ça, sans réelintérêt, sans trop y croire, l’esprit vide, désolé et perdu, comme aucœur d’une forêt dont on serait devenu tout à fait incapable de retrou-ver le chemin qui permettait d’en sortir. Et qu’on s’en serait royale-ment foutu. De plus, je ne voyais pas pourquoi j’aurais cherché à sor-tir de cette si chouette forêt, puisqu’elle s’occupait de moi et m’en-serrait à ma guise. Selon mon bon vouloir. Et mon bon vouloir avaitdécidé d’accepter, lorsque les éléments s’étaient bien aimablementproposés de me guider. Rapide et léger, j’ai alors grimpé les marchesmenant à l’étage supérieur. Grandir, vivre, voler et devenir libre,c’était tout ce qui comptait pour moi à cet instant-là.

Depuis le départ de son ami, Bruno se sentait de plus en plusangoissé. Un douloureux point au cœur l’empêchait de respirer. Ilavait trouvé étrange son comportement mais avait laissé tomber.Laurette et lui ne s’étaient pas quittés d’un pouce depuis. Après lacuisine, ils avaient visité plusieurs pièces. Bruno avait les jetons. Lesyeux des types enrubannés sur les tableaux lui foutaient une trouillemonstre. C’était con mais c’était ainsi, et d’ailleurs ça n’était peut-être pas l’unique raison de la terreur qu’il ressentait s’égouttant dansses veines, petit à petit. Quelque chose d’autre, plus intense, plusétouffant, plus menaçant, avait vu le jour et se propageait, se diffu-sait tout autour de lui. Peur irraisonnée qu’il sentit gagner le plus pro-fond de ses tripes, comme émanant de la structure elle-même, de labâtisse tout entière. Dans le doute, il fourra tout ça sur les personna-ges dont il sentait les regards le suivre et le menacer. Se sentaitobservé, épié, décortiqué. De peur d’apercevoir ces yeux cruels quilui feraient perdre la boule, le fixant, plusieurs fois il n’osa tourner latête. Puis se colla à Laurette. À qui ça ne plut pas du tout, et qui semit à brailler. S’en suivit une explication à laquelle prit part lelâcheur là-haut, qu’il finit par envoyer se faire voir, parce que c’étaità peu près tout ce que ce faux-frère méritait. Monsieur versatile,monsieur acariâtre, monsieur débile mental.

- Laurette? - Quoi encore? râla-t-elle.

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- On se quitte. Je vais dans ces pièces-là. Va visiter l’autreaile là-bas si tu veux, moi je continue ici.

- Ah ouais on se quitte… bravo mon grand, sacrée déci-sion… Heu, et si tu fais dans ton froc t’as prévu des couches derechange ou il faut joindre quelqu’un? qu’elle mima, en grande prê-tresse salope.

Bruno fut sonné mais ne réagit pas. Il murmura un« connasse» entre ses dents puis résolut, se guidant de sa lampe-tor-che, de pénétrer dans la pièce la plus proche de lui, sur sa droite,autant pour fuir le couloir et cette sensation d’être perpétuellementsurveillé que pour mettre une distance raisonnable et nécessaire entremademoiselle et lui. Et dire qu’il ne lui avait même pas foutu unebaffe, ça n’allait plus, mais alors plus du tout. Dès qu’il pénétra dansle salon, deux silhouettes apparurent fugitivement dans le vestibule.

Laurette s’avança dans le couloir central puis arrivée au boutde celui-ci, tourna à gauche, empruntant ce même couloir de l’ailegauche, après avoir ouvert en grand une porte qui semblait faire lelien, la jonction, entre les deux couloirs. Promenant sa lampe-torchedans tous les sens, elle se sentit brusquement oppressée. Ce colorisrouge toujours, qui semblait virer au rouge sang, à l’image du cou-loir devenant comme un conduit, exigu, se resserrant autour d’elle,comme voulant l’étouffer, la comprimer… comme voulant lui fairemal. Un instant, fugitif pourtant, mais ressenti d’une façon parfaite-ment claire et limpide, elle se vit à l’intérieur d’une poitrine, ou d’ungigantesque cœur dont les battements, de plus en plus bruyants,assourdissants, s’accéléraient violemment. Ces battements sourds,elle les ENTENDAIT.

Mais rapidement elle réussit à chasser tout cet envahissantmalaise de sa tête, puis de son corps, s’ébrouant tout à coup, commesi elle avait cherché à se réveiller en pénétrant dans une pièce où laporte était grand ouverte. «Faire fonctionner la lumière de ce châ-teau aurait été la meilleure chose à faire» pensa-t-elle. Puis elle son-gea à aller en toucher un mot aux garçons mais se rétracta. Les coqsse pâmeraient pour l’éternité et devant tout le monde du fait qu’elleait eu besoin d’eux. Pas le moindre doute à ce sujet. Et leur faire cette

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sorte de plaisir-là, ça, il n’en était pas question. Plantée au milieu de la pièce, une peur intense la gagna

alors, en terreur submergeant tout, incompréhensible, lui dévorantinstantanément le fil de la raison, puis, qu’instinctivement, elle cher-cha alors à repousser hors d’elle en respirant le plus posément possi-ble. Fortement, en cadence, longuement, jusqu’à parvenir enfin àretrouver son calme, au bout de quelques longues minutes. Sensationincompréhensible, mais qu’elle ne s’attarda pas à analyser, à penser,à réfléchir, comme pour ne pas provoquer une nouvelle crise, dansune superstition en accord parfait avec ces lieux étranges.

Alors elle regarda la pièce et tenta de s’y concentrer. Lalampe voleta un peu partout puis finit par s’arrêter sur une immensecommode. Aussi soudaine qu’elle était arrivée, son angoisse disparutalors complètement.

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Rouquin avait suivi la scène entre Bruno et Laurette par l’en-trebâillement de la porte qui menait à celle de la cave. S’inquiétajuste un instant de l’absence du grand merdeux mais, dans sa tête,passa vite à autre chose. Dégotterait bien le fils de pute quelque part.

Ils avancèrent le plus doucement possible dans le couloir.Cochonnet dans son ombre. Cochonnet partagé. Partagé entre exci-tation et trouille carabinée. Mais l’excitation grandissait submer-geant tout, et Cochonnet tripotait invariablement sa nouille sansmême s’en rendre compte, l’air d’un poisson cherchant à respirerbouche ouverte contre la vitre transparente de son aquarium à la con.Ils continuèrent à avancer, se plaquant soudainement au mur, puis,lambinèrent subtilement en glissant comme deux escargots jusqu’àla porte du salon où s’était engouffré le nain quelques secondes aupa-ravant. Puis subitement, ils s’immobilisèrent dans l’obscurité, avantde se pencher très légèrement pour essayer d’apercevoir le mêmegonze dans la pièce. Suffisait juste de suivre le rayon de lumière.Accroupi sur la moquette, leur montrant son dos, Bruno sifflotaitfourrant ses mains dans un tas de fringues qui débordaient d’un

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grand tiroir ouvert. La lampe était posée sur le rebord du tiroir, luilaissant l’usage de ses deux mains. Le Rouquin faillit défaillir. Deuxtrois pas à faire pour foutre une branlée à ce petit connard, juste deuxtrois pas. Mais il réprima tout ça et laissa ses nerfs se détendre enpeu. D’abord le nouveau. Pour l’instant, il le voulait, le bourreau deJosé. Tailladerait sa peau, la couperait et la découperait, lui ferait res-sentir le froid des sillons de mort, comme des lézardes de vengeancesur son corps repoussant. Lui foutre une putain de trouille et lui fairecomprendre à qui il avait affaire. Petit prétentieux se croyant toujoursau-dessus des autres, pire que tous les autres réunis, il était la causemortifère de la haine qu’il lui portait. Les avait fait virer de l’école,lui et José, et même s’il avait envoyé Cochonnet étriper son putainde chat noir quelques mois auparavant, ça ne suffisait pas. Ça nepouvait pas suffire. Ce connard de citadin prétentieux qui se foutaitdes « ploucs», il allait lui apprendre quelques manières locales,quelques façons de faire du coin… Rouquin laissa se dérouler sonmonologue intérieur qui s’effilocha tranquillement quelques secon-des plus tard. Il tendit juste une main derrière lui pour voir siCochonnet n’avait pas profité de la situation pour tomber dans lespommes, mais non, au contraire même, le gros était bien là, parfaite-ment là, muscles saillants bandés comme jamais. Se retournant, il nevit plus rien dans les yeux de Cochonnet, qu’une sorte d’idée fixepenchant désastreusement vers la fièvre et la maladie. Son air dinguesuait carrément. Suintait même. De son corps-même émanait unesorte d’odeur de pourriture, de décomposition. Tranquille, l’âme deCochonnet dégobillait. Et sur sa tête, un ailleurs rempli de fantasmesrécurrents arrivés à maturation et lui explosant les neurones enexplosant à l’air libre s’affichait, comme clignotant à l’image d’unclaironnant bar à putes dans une ruelle malfamée. Des chattes, desfions, des culs, cons, ouverts, béants, dégoulinant, puis des corps sepénétrant, s’enfilant, s’enculant, se violentant, se pissant dessus,déféquant, ahanant alors, ahanant encore, désespérés, sauvages, fous,joyeux, méchants… À l’instant où Cochonnet vacillait littéralement,menaçant d’émettre quelque chose comme le brame du cerf à la sai-son des amours, Rouquin le saisit fermement, jeta un œil rapide dans

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le salon où Bruno fouillait toujours les tiroirs, puis ramena le gros àsa suite lui faisant signe de la boucler expressément. Ils franchirentvivement le seuil de la porte, pour se plaquer de l’autre côté. Puiss’immobilisèrent un instant. Bruno ne remarqua rien et c’était par-fait. Puis lentement, ils continuèrent tout droit empruntant le couloiret se dirigeant vers l’aile gauche du château.

La pluie avait cessé. On entendait plus que les gouttièresdéversant le trop plein de leurs canalisations dans la cour extérieureen gros bouillons indélicats. S’éloignant, ils perçurent toutefois lesifflotement de Bruno pendant quelques secondes. Puis ce fut tout.La demeure sembla se figer et se tendre, suspendue, écoutant tous sespetits frottements, gémissements, chuchotements, murmures, gratte-ments intérieurs. Tout n’était plus qu’attente.

Deux personnes surent que le moment était arrivé. Rouquinavec certitude, et Cochonnet, pas vraiment. Mais ça n’était vraimentplus le problème.

1

Le deuxième étage fut synonyme de coup de chance.Instinctivement, je pénétrai dans une chambre puis me dirigeai droitvers une énorme malle dans un coin de la pièce. Je l’ouvris puis res-tai bouche bée devant ce que je vis briller devant mes yeux. Desarmes de collection. Des putains de glorieux machins d’époque. Unimmense sabre rutilant à la lame bien tranchante sous mon nez d’im-pénitent fureteur. Et des dagues, à côtés, anciennes, placées n’im-porte comment dans cette longue malle. Avec des fourreaux partout.Tout ça en vrac. J’hallucinais.

Parti comme j’étais le pognon viendrait sans tarder, mais àl’instant où ce sabre plus ou moins japonais se mit à briller sous mesyeux, je sus que je n’avais plus besoin de rien. C’était LUI, mon tré-sor. Et si ça ne suffisait pas aux deux zozos plus bas, leur fourreraidans les pognes quatre petites dagues anciennes que ma grandeconnaissance en antiquités cota instantanément vers l’époqueromaine, ou bien Ming, sans aucun doute, à peu près, bien évidem-

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ment. Ce bien évidemment chez moi étant gage d’absolue certitude. Je saisis l’objet et fis les moult mouvements du guerrier

mongol, que seul le peuple mongol, parfaitement initié, connaissait.Écrabouillerai tout le monde. Terrible revanche sur la gueule desinfidèles, désormais, me mis-je à décréter sourdement, collant Missprincesse à mes côtés et mon fidèle bras droit, le pourceau tambou-rin, pas loin, vers l’autre côté. Finirai juste par poser mon cul sur letrône auquel mon génie me destinait. Et à juste raison.

En attendant de plus généreuses épopées, et sans savoir cequi se passait au deuxième étage, Laurette s’assit sur la moquettetournant le dos à la porte et s’émerveilla littéralement de ce qu’ellevenait de trouver. Devant son regard captivé, se déroulait l’histoiredu château depuis des siècles. Des centaines d’années prenaient dés-ormais vie sous ses yeux, d’estampes en dessins, de lithographies encarnets de note, de revues géographiques jusqu’à des rapports poin-tus sur la faune et la flore alentour, enrichissant l’histoire même desfamilles qui s’étaient succédées ici, dans ce domaine, et ce jusqu’ànos jours. Laurette tournait les pages de plusieurs livres à la fois,regardant des photos, puis se référant à des documents spécifiques.Seules les dernières décennies l’ennuyèrent posément, avec leur cha-rabia passant de l’italien le plus technique à la langue allemande laplus lourdingue. Néanmoins absorbée, elle plongea tête la premièredans l’amas de documentation, soupirant un peu en elle-même àl’idée que certains la prenaient pour une idiote.

Bruno aussi trouva quelque chose comme l’accomplisse-ment, le plaisir, le bonheur. Même s’il savait bien qu’il ne savait pasdu tout, le concernant, ce que ça pouvait bien représenter.Simplement, une espèce de rire sonore gonfla sa gorge quand il sor-tit d’un des grands tiroirs un soutien-gorge et trois culottes, d’unetaille avoisinant le mammouth. Riant tout seul, il continua à sortird’autres sous-vêtements et à les entasser prêt de lui. Mais il revint surterre et devint éminemment sérieux lorsqu’il tomba sur une pile deStrange. La revue. La collection balèze, le ferment d’où s’était envo-lée vers un firmament de super-héros l’imagination de tant d’adoles-cents depuis un paquet d’années. Son oncle qui lui avait dit tout ça.

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Génial, dément, inespéré, ce qu’il voyait là. Il reluqua l’empilementavec un bonheur incommensurable. Ça y était. C’était là. Le bon-heur, quoi. Qu’il étala consciencieusement tout autour de lui, avantde s’y vautrer littéralement.

Aucun de nous ne prit garde au bruit de cloche qui résonnaitau loin. Tendant suffisamment l’oreille, nous nous serions renducompte qu’il était déjà quatre heures du matin et qu’à l’instant oùnous avions mis les pieds dans ce château, le temps avait défilé extra-ordinairement vite. Depuis un bon moment déjà, la pluie avait cesséet on n’entendait plus que quelques coulées d’eau glissant par inter-mittence de la toiture. La température baissa alors de quelquesdegrés et une brume givrante gagna doucement les abords du parc.

Dans sa tête, s’évadant absolument, Laurette s’était mise àchantonner. Elle s’arrêta juste un instant, amusée, pour entreprendreune sorte de monologue auquel elle aurait voulu que les personnagesdes photos jaunies répondent, afin d’enchaîner sur d’éventuelles dis-cussions, évidemment. Mais évidemment les traces du passé nerépondent jamais, alors toutefois touchée par la douce nostalgie quiémanait de ces livres de souvenirs, de ces albums photo, elle se mitquand même à sourire. Derrière elle, debout dans la pièce à environdeux mètres, Rouquin et Cochonnet la regardaient. Cochonnet sentitalors son cerveau surchauffé qui s’échappait en une seconde, et celled’après, le vit s’avancer mécaniquement.

Juste au moment où elle reniflait une photo, délicate atmos-phère dont elle tentait de percevoir le désuet parfum, deux mainspuissantes lui saisirent le cou et serrèrent. Alors la terreur l’envahitsoudainement, paralysant le moindre de ses mouvements. LeRouquin en profita et lui fourra ses deux mains sur la bouche. Puisles mains serrèrent encore et zieutant très légèrement de côté, elleréussit à voir les protagonistes. Immédiatement, elle les reconnut.Mains plaquées sur la bouche et deux bras l’enserrant, elle ne put nialerter les deux autres, ni s’enfuir. Avec un effroi qui l’amena tout aubord de l’évanouissement, elle sentit alors des doigts nerveux, bou-dinés et sales qui glissaient dans sa culotte et qui trituraient maladi-vement ses fesses. Les larmes giclèrent, abondantes et soudaines, et,

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en sourdine, elle réussit à sangloter. Mais ne put rien faire d’autre. En extase, Cochonnet tritura la fille et sa queue se mit à lui

faire mal, à mesure qu’il la frottait contre elle. Il joua avec la queue,puis joua avec la fille, lui grimpant dessus tout en grognant commeun porc teigneux. Le Rouquin ricanait. D’une main il tenait ses deuxpoignets et avec l’autre, lui entourant la tête de la force de son bras,il la bâillonnait totalement, lui empêchant tout mouvement, l’allon-geant presque au sol. Cochonnet descendit alors la culotte, grosdoigts s’insinuant partout comme s’il s’en prenait à une chose sale, àun morceau de viande pourrie, ou comme s’il triturait bizarrementune sorte d’étron mou dont il découvrait l’étrange texture sous sesdoigts curieux. Sentant les doigts visqueux, sinueux, brûlants, elleessaya d’hurler tout en cherchant à mordre la main, mais cette der-nière s’enfonça méchamment dans sa gueule l’empêchant soudaine-ment de respirer. Ça y était. Le gros virait sa jupe. Quand elle arrivasur ses mollets, elle fut prise d’une rage folle et se débattit avec unefuria dévastatrice. À l’instant où un doigt nerveux fouillait brusque-ment au plus profond d’elle, elle réussit à libérer sa bouche en mor-dant de toutes ses forces. Rouquin hurla de douleur, agitant sa pogneen l’air puis la fille cria à son tour, enfin libre, à pleins poumons. Uncri terrible, comme un appel aigu et désespéré qui ne cesserait plusjamais.

Dans toutes les pièces du château jusqu’à l’immensité duparc, le cri résonna, réveillant la torpeur des lieux. Avant de prendrele poing de Rouquin dans le figure et de se retrouver inconsciente ausol, Laurette entendit la vie du parc qui s’éveillait. Puis cette fulgu-rante douleur, qui lui fit perdre connaissance.

Alors les oiseaux émergèrent, encore somnolents, prenant çacomme la preuve du lever du soleil alors qu’il faisait encore nuit. Enchœur et par milliers désormais, les grenouilles, enfoncées dansl’herbe fraîche au bord du lac, se mirent à coasser sans répit. Puis enpeu de temps, tous les cris des animaux se déchaînèrent comme si,involontairement, inconsciemment ou au contraire parfaitementconsciemment, ils cherchaient à camoufler ce qui se passait dans lechâteau.

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Tâtant sa main douloureuse, Rouquin faillit franchir lalimite. Passa juste sa lame sur les chairs brûlantes de la merdeuseenvapée, juste pour qu’elle sache, qu’elle se souvienne, juste pourqu’elle ne s’avise plus de jouer à ça.

Bruno resta figé dans la nuit. La terreur pure, séparant petità petit deux idées contradictoiresqui se disputèrent une seconde auplus profond de lui-même. Une: foutre le camp et le plus loin pos-sible. Mauvais trip. Vu le cri qu’il venait d’entendre, Laurette nevenait pas de se fouler un orteil, non monsieur. Deuxième idée: bou-ger son cul et aller à la rescousse de mademoiselle. Et c’est ce qu’in-consciemment il se retrouva à faire quelques secondes plus tard, sor-tant vivement de la pièce, et songeant en même temps que si c’étaitune blague, elle serait sacrément malvenue, et qu’elle aurait vraimentdes raisons de crier vu ce qu’il envisageait de lui faire juste après.

Mon sabre. Brillant sous la lumière de ma lampe-torche,quand le cri venant d’en bas déchira le silence que seul ce mêmesabre semblait être en droit et en mesure de découper. Laurette. Jeretombais méchamment sur terre, avec ma horde ou ma cohorte deregrets, c’était selon. Je me sentis triste, douloureux, faible, puis toutà coup exalté. On touchait à Laurette, merde. Le hurlement m’avaitglacé le sang et je mis un certain temps à réagir. Après quoi, soudai-nement, tout mon être se révolta et je me trouvai dévalant les esca-liers sabre en main quelques secondes plus tard. J’étais dans un étatsecond. Je ne pensais pas, je volais, c’est tout. La voix de Bruno meparvint, m’appelant du rez-de-chaussée, alors qu’il cavalait sensible-ment en direction de l’aile gauche. Bruno. Pas le temps de lui direquoi que ce soit qu’il repoussa la porte de cette même aile gauche àtoute volée se précipitant vers la pièce d’où une faible lueur lui par-venait. Brutalement il entra puis se figea.

Sa voix s’étrangla et il n’eut pas le temps de réagir. Laurette au sol, évanouie, ou morte, à moitié nue, et un gros

se masturbant courbé sur elle, la langue pendante et l’œil dingue. Legnome infâme cherchait à fourrer une grosse queue molle dans lesplis du corps de Laurette, qu’il tripotait comme de la viande. Unputain de malade échappé de l’asile et en pleine crise, voilà à quoi il

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faisait penser. Il fulminait, il bavait, rouge, grognant comme un ani-mal, une morve s’écoulant de son nez qu’il chercha alors à récupérerdu bout de la langue. Pas eut le temps de réagir que le Rouquin luisautait dessus. Et tout à coup, il sentit le couteau qui s’enfonçaitcomme dans du beurre dans son ventre, en longues séquences dou-ces, comme si le temps se ralentissait également. Ses yeux s’écar-quillèrent alors, et il eut envie de dire, de parler, puis de parler encoremais n’y arriva même pas; juste ses yeux qui s’embuèrent puis untas de larmes puis alors plus rien, tout à coup, le noir complet.

Le Rouquin piqua sa crise. Il tremblait violemment.J’arrivais au rez-de-chaussée quand la voix me parvint, explicite:

- VIENS ICI SALOPE, VIENS ICI PRENDRE TABRANLÉE ! VIENS MA SALOPE!!!

C’était indubitablement la voix du Rouquin, et il avait sensi-blement pété un peu plus qu’un câble. Je ne comprenais pas tropmais il était là. Bien là. Sa voix. Qui hurlait. Il hurlait comme un loupblessé, et à cet instant j’ai compris qu’il venait de se passer quelquechose de grave, voire même terrible, et que même que je freinaisinconsciemment les idées perfides et noires qui me gagnaient, à toutevitesse. Ce connard avait tué quelqu’un. Ou, ce connard avait tuéTOUT LE MONDE.

Sans vraiment m’en rendre compte je ralentis le pas.Quelque chose en moi m’indiquait qu’il n’était plus la peine de cou-rir, et que bien au contraire, il fallait réfléchir, à toute berzingue, vite,n’importe comment mais réfléchir. Que si le hurlement signifiait unmal qu’on avait fait à Laurette, le fait est que Bruno s’y était fourrébien au fond, coincé, dans cette sorte de piège voulu ou non. Lemignon avait galopé sans chercher à comprendre, croyant sans douteet sans bien s’en rendre compte, que par ce biais peut-être anodin, ils’en prenait à sa propre peur, à sa propre lâcheté. Il avait foncé etmaintenant Rouquin hurlait. Rouquin voulait lui faire sa fête, depuistoujours d’accord, mais là encore plus au vu des éléments récents.Par je ne sais quelle magie, il avait ramené son cul dans les parages,peut-être suivant la piste de celui de Bruno à distance. Un gros pointd’interrogation… Ce qui n’était pas du tout un point d’interrogation

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par contre, c’était sa présence ici, loup cherchant à dominer uneéventuelle meute. J’avais pas vraiment la gueule du loup, pourtant,mais il me semblait désormais que je n’avais plus rien à voir avec unagneau non plus. Instinctivement, tout en marchant doucement, jecompris tout ça, quand le fou dangereux remit ça:

- ALORS LA PUTAIN, TU TE RAMÈNES OU QUOI?VIENS VOIR ICI, VIENS VOIR CE QUE TU VAS PRENDRE,Y’A D’MOISELLE QU’ESTPAS TROPBIEN, RAMÈNE-TOI UNPEU ! FAUT ALLER TE CHERCHER OU QUOI?

Dans la pièce, Rouquin virait dingo. Le coup de couteaudonné à Bruno lui avait déboulonné ce qui lui restait de conscience.Cochonnet jouait avec des parties du corps de la fille et se branlait.La voix du Rouquin l’excitait au plus haut point. Il lécha le sang surle ventre de Bruno et à quatre pattes, le cul à l’air, se déplaça vers lafille dont il se mit à sucer les doigts de pieds après avoir bien prissoin d’en renifler le fumet puis d’en mordiller la texture.Méchamment il branla sa queue qui durcissait rêvant tout à coup dequelque chose d’énorme déchirant son cul et lui faisant mal, l’humi-liant absolument, nourrissant sa quête.

- VIENS-LA, MERDEUX ! continua à éructer le rouquin, etje compris à la teneur de sa voix que ce qui se passait dans cette piècedépassait l’entendement.

Avec une force meurtrière, je serrai mon sabre et avançaidans le couloir. Je me sentais étrange. Le dédoublement eut lieu toutà coup et je me sentis tout à fait calme. Il me semble même que quel-que chose se marra à l’intérieur de moi-même. L’allait voir, guignol.J’ai marché puis foutu un puissant coup de pied dans la porte. Benoui, là. Des lumières partout et le théâtre d’une sorte de carnage,devant mes yeux, qui visionnèrent ça, soudainement, étrangement,avec la froideur et la distance d’une caméra objective. Bruno au sol,bide plein de sang et peut-être mort. Mais imperceptiblement pour-tant, et alors que j’en étais à comptabiliser mes paquets de neuronesexplosant à la seconde, je perçus avec une fabuleuse acuité que levieux copain respirait encore. Un souffle, comme ça, qui faisait sesoulever doucement sa cage thoracique. Puis j’ai compris tout l’en-

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semble à mesure que mes yeux découvraient la totalité de la scène.Laurette nue, et allongée, sans doute morte, pourtant je ne vis pas desang. Simplement un putain de petit gros qui s’agitait sur elle, contreelle, bizarrement. D’une main il jouait avec sa queue et de l’autretentait de rapprocher les orteils de Laurette de sa grosse bouchedégueulasse. Doigt de pied après doigt de pied, il engloutit puisdéglutit, puis je crois qu’il me vit mais c’était comme si son œilvoyait à travers moi. Goulûment, le gnome infâme continua sonétrange rituel, en fixant le mur derrière moi. Rouquin repéra monsabre d’un coup d’œil, pâlit mais réussit toutefois à mouvoir bras etjambes. Il dégagea le gros à coup de pied et agrippa Laurette, quetraînant, il leva plus ou moins, juste pour se plaquer derrière elle etlui fourrer la lame de son couteau contre la gorge. Puis, l’œil tiquantpartout et à toute berzingue, il dit, nerveux:

- Bouge pas! Tu bouges pas! Tu bouges pas d’un poil, toi!TU BOUGES PAS !!!

Si avec ça je bougeais… Rouquin perdait les pédales. L’écoutais juste délirer de

trouille dans son coin. Pour tout vous dire, je n’étais pas complète-ment rassuré non plus, je me posais juste là, sentant une bonne assisesur mes jambes, un port altier et tranquille du corps entier, des piedsbien plantés au sol et une faculté de réagir en un quart de seconde, ceque pigea le Rouquin, me lorgnant depuis quelques secondes. Alors,ne sachant que faire, il en rajouta une tartine.

- BOUGE PAS JE T’AI DIT ! Bouge pas ou je la tue! il ditalors, pas vraiment convaincu lui-même, mais c’est sans doute cequ’il se crut obliger de dire à cet instant-là.

- Rouquin. T’es qu’une merde. T’es qu’un gros paquet demerde gélatineuse et t’as rien dans l’froc!

Mais nom de Dieu Jésus Marie Joseph POURQUOI JEDISAIS DES TRUCS PAREILS ? En plus, j’ai continué.

- T’es qu’une grosse lavette puante Rouquin… un vieux sacà merde imbibé de pisse et oublié dans des chiottes publiquesdégueulasses, et ta mère, elle n’a rien pu faire d’autre que de te chierà ta naissance. Quand je pense que t’as besoin de te planquer derrière

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une fille, ça, franchement… L’air dingue de Rouquin vira au con tout court. Il ne compre-

nait pas, ou ne comprenait plus. Son regard se dirigeait, bêtementinterrogatif, comme attiré et fasciné en même temps, de ma tête àmon sabre, puis du sabre à ma tête, puis encore de ma tête au sabre,cherchant à comprendre. Déstabilisé, le Rouquin ne comprenait rien.Il était sérieux, là, le merdeux, où il jouait un rôle? Puis penchantvers sérieux, il sentit instantanément la terreur l’envahir, se glissanten lui comme l’aurait faite une perfusion. En goutte à goutte. Il allaitperdre ses couilles. Alors la seule réaction qu’il eut fut une réactionà hauteur de sa témérité. Il chopa Cochonnet par un bras, le tira verslui puis le balança entre nous deux. Ou il se balança bêtement sur unpied, puis sur l’autre, le con. Ses couilles pendaient et debout face àmoi, le gros se mit à me sourire, puis à sourire au carré de mur justederrière ma tête, j’ai supposé alors. Se trouvant à peu près sur la lune,ou une planète avoisinante, j’en ai déduit que ça ne poserait pas tropde problème. Alors je lui ai tranché la tête. D’un seul coup de sabre,le corps resta un instant debout, puis la tête roula jusqu’à un desangles de la pièce, où elle finit par s’arrêter. Cochonnet continuait ànous regarder, avec son lumineux sourire cramoisi. Du sang partout.Puis le corps qui tombe, s’agitant, sursautant, en soubresauts façonmécanique, systémique, nerveuse, geyser de sang giclant directe-ment du tronc en jets furieux, réguliers. Au sol, Cochonnet s’agita unmoment puis en finit tranquillement avec la vie.

J’entendais à peine les hurlements du Rouquin. J’entendaisjuste des tas de bourdonnements dans ma tête à moi, un tambourine-ment effroyable, infernal. Rouquin finit par se taire, haletant, l’airhagard, regardant partout comme cherchant une issue, une voie desortie, n’importe quoi, n’importe où. Puis il parla, salive abondante.

- Arrête, écoute on arrête… faut arrêter tout ça… moi j’ai pasvoulu … enfin je voulais juste vous faire peur, vous surprendre, tucomprends? y’a eu le problème avec José, tu sais bien, j’étaisénervé, c’est tout… faut qu’on arrête maintenant, je t’en prie fautqu’on arrête tout… écoute, putain, merde, écoute-moi je t’en prie!!!il s’écroula alors, comme ça, d’un seul coup.

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Il tremblait que je repérai Laurette revenant à la surface, mal,très mal. Comprenant qu’elle était prisonnière et ouvrant de grandsyeux emplis de terreur devant le corps sans tête de Cochonnet, elleessaya de parler puis vit le couteau de Rouquin pas loin de sa gorge.Et ce dernier, tremblotant, se mit tout à coup à pleurer. Le corps deBruno, plein de sang, au sol, qui respirait encore. Elle ouvrit des grosyeux qui se posèrent alors sur moi. Et là je vis palpiter quelque chosecomme un espoir profond, quelque chose comme un soutien envi-sagé qui devenait enfin pleinement réalité. Je vais m’en sortir. On vatous s’en sortir.

- Rouquin. Tu vas lâcher ma copine et je ne te fais rien, je tele jure.

Ce dernier tremblait toujours mais ses larmes ne coulaientplus. Guibolles flageolantes et Laurette dans les bras, son regard nelâchait plus le mien. Il clignait systématiquement des yeux et sem-blait attendre quelque chose de moi. Quelque chose d’autre.Laurette. Ma Laurette.

- Tu vas me faire mal, je suis sûr que tu vas me faire mal…il se mit à geindre un peu.

- Lâche ton couteau et lâche-la, elle aussi, tu as ma pro-messe, je ne te ferai rien.

Longuement, il hésita. Puis, de toute façon au bord de la rup-ture, il opta pour la solution positive préconisant qu’il ne se passeraitrien et que tout était terminé. Il enleva le couteau de la gorge et ouvritles bras. Puis, déposant le couteau à terre et levant bêtement les brascomme dans un de ces putains de western à la con, Rouquin dit:

- Tu vois, tu vois? Je fais ce que tu m’as dit, on arrête main-tenant, c’est fini… T’as vu ?

Laurette s’avança vers moi. Dans son regard s’afficha alorsquelque chose d’étrange, d’insondable, d’incompréhensible. Pourqui ne la connaissait pas. Moi je la connaissais. Cette putain d’atti-tude. Au-dessus de tout. Revenue de tout. Comme si UNE SEULEFOIS elle avait pesé sur quelque chose. Alors je lui ai tranché la tête.

Voilà. Pas un pli.

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Alors que Rouquin remettait ça dans les aigus, feulantcomme un bestiau touché à mort, la tête de Laurette roula sur le sol,puis par une étrange coïncidence qui justifia par la suite tout ce quej’accumulais sur sa conscience moisie, elle s’aboucha tranquillementaux lèvres ensanglantées de Cochonnet. Dans leur coin de pièce, ilsfurent tout à coup ravissants, tous les deux. Le Rouquin ne fut pasplus difficile à découper. N’en croyant pas ses yeux, il tomba àgenoux tout en s’échinant à respirer. J’arrangeai les choses en le fai-sant taire d’un coup de sabre puis vis sa tête qui rejoignait le duofatal. Avec lequel il ne put s’empêcher de s’aboucher plus ou moins,d’ailleurs, con qu’il était. Et puis mon Bruno, au sol, qui respirait. Jeme penchai vers lui et parlai. Il attrapa ma main, ouvrant des yeuxtroublés. Pour le rehausser afin de l’aider à respirer un peu, j’instal-lai Bruno sur mes genoux tête contre mon ventre. Il avait du sang surses lèvres et une fine lueur de conscience encore enracinée au fondde ses prunelles.

- AAAAHHH… il fit. - Ça va aller, ça va aller, mon vieux, reste calme. - Qu’est-ce… Keski s’est passé bordel… articula-t-il dou-

loureusement, regardant tout autour de lui. - Rien rien, vieux, ne parle pas, reste calme, t’inquiète pas… - Maaaiiis… fit-il encore, avant de prendre un long souffle. Du sang sortit de son ventre, encore, encore. - … C’est quoi… tout ça? dit-il soudainement. - Rien. T’inquiète. Tais-toi Bruno, repose-toi mon grand,

insistai-je. Il me regarda curieusement, et pencha un peu sa tête. - Comment ça rien? … te fous de moi ou quoi? - Tu fais chier, repose-toi vieux, t’es blessé… Écoute, j’ai

pas eu le choix… Sinon les boches nous tombaient dessus. Il eut encore suffisamment de ressources pour afficher sa

tête de type qui ne veut pas se laisser baratiner par tout et encoremoins par n’importe quoi.

- Quoi les boches, qu’est-ce que tu me parles des boches?C’est quoi, tes boches?

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- Non rien, je voulais juste, enfin, tu sais… bredouillai-jevaguement, sans vraiment piger ce que j’avais voulu dire, exprimer.Peut-être juste détourner l’attention de sa douleur, tout simplement.Peut-être tenter une réconciliation, un échange comme seuls nousdeux en avions eu le secret, parfois, auparavant.

- Ah ouais, rien… qu’il dit, dubitatif, fixant le vide. Et c’est sur ce début de phrase qu’il mourut d’un coup, sans

broncher, calme, paisible. Grâce aux boches. Enfin c’est ce que j’aiespéré à ce moment-là.

Je regardai les volets fermés et aperçus le jour entre les lat-tes. Puis tout se mit à refleurir. Et les bruits de l’extérieur me parvin-rent avec une acuité extraordinaire. Le jour venait tranquillement.Sans se dépêcher inutilement. Pas de raison à ça. Il y avait troislumières qui s’entrecroisaient dans cette pièce rouge et des corpssans vie en morceaux étalés n’importe comment sur la moquette. Unsacré tableau. Une putain de puissante perspective. Je n’avais paslâché le sabre. Je suis encore resté longtemps, très longtemps je sup-pose. Jusqu’à ce que les piles des lampes-torches finissent par faiblir,par clignoter encore un peu, puis par s’éteindre l’une après l’autre. Àjamais. C’était fini, je devais rentrer maintenant ou partir.

M’asseyant à côté de Bruno, je le regardai distraitement.J’avais juste un peu froid. Un courant d’air, voilà ce qui n’allait pas.Une porte était restée ouverte. Je pris Bruno dans mes bras, traversaile couloir, descendis les escaliers en pierre qui aboutissaient à lacave, remontai ceux qui en sortaient et m’aidant du corps, réussis àsoulever la trappe extérieure. La lumière du jour nous éblouit un ins-tant et nous nous étalâmes sur la pelouse. Nous fîmes une longuepause, Bruno et moi, sur l’herbe à écouter le bruissement de la forêtalentour et les milliers de cris d’oiseaux. Je ne sais plus combien detemps. Le temps de vivre, de rentrer maintenant ou de partir.

Puis portant Bruno sur mon dos, je fis le tour du château, tra-versai le parvis ensoleillé devant la bâtisse et empruntai le petit che-min qui descendait jusqu’au lac. Le petit lac charmant, baignant sousla lune, qui là, s’illuminait et se réveillait dans l’engourdissementd’un plaisant soleil. Bruno, pour toi, à côté des bambous, sans

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regrets. Je posai Bruno sur le bord de la rive, puis le fis basculer dansl’eau, auprès des bambous justement. Salut mon vieux.

Le soleil se levait sur le parc et bien vite, la légère chaleur deses premiers rayons me réchauffa le visage. Longtemps j’hésitai.Incapable de dire quoi que ce soit. L’oraison funèbre c’était un peuparticulier comme truc, fallait pas se planter, raconter des conneries,ou bien n’importe quoi. Ça s’inscrivait dans l’univers et fallait pastrop rigoler avec ça.

- Bruno… je commençai… Écoute, bon… débutai-je diffici -lement… Les bambous… Voilà, tu m’avais parlé de bambous, alorsaccepte ce présent…

Puis je me tus, me sentant tout à fait con. Je suis resté encorelongtemps, comme ça, à regarder Bruno qui dérivait, puis quand il acoulé, là, je me suis senti pas bien. Pas bien du tout. Le con m’a man-qué tout de suite, avec ou sans ses histoires de bambous. J’ai eu enviede pleurer mais j’ai retenu tout ça. Non. Certainement pas. Sans unregard en arrière j’ai alors remonté le sentier et regretté un instant lesabre, laissé dans le château, puis, je n’ai plus pensé à rien. Juste àl’accompagnement des oiseaux, sur toute la longueur de l’allée prin-cipale, et que ça en devenait assourdissant, pénible, tout ça, à la fois.Mais j’avais de la chance. J’étais en avance et tout le monde devaitdormir, au village, du bon sommeil lourd du dimanche matin, j’aisongé alors. J’arrivai à la grille puis posai ma main sur la poignée.J’appuyai. Elle s’ouvrit gentiment.

C’était fini, je devais rester maintenant, ou partir. Je choisisde partir, droit vers le soleil.

* * *

PARUTIONS DU MÊME ÉDITEUR

CE JOUR-LÀ, RÉCIT DE JOSETTEFRANÇOISEDU RIAL : Marie, institutrice àla retraite, songe à sa vie passée. Son introspection la conduit à revisiterson histoire. Elle retrace son parcours, son enfance, son métier, sesamours, ses peines… Panorama aux allures de mémoires, Ce jour-là, autofiction d’easy-rea-ding, est à mettre entre les mains d’amateurs de biographie qui suivrontavec plaisir les aléas de la vie d’une femme.

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GÖHTPERZ: Mêlant les joyeux exploits d’une star du X et le quotidientriste à mourir d’un pauvre type tombé sous l’emprise d’une cassetteVHS, Les états généraux de la loose étudie dans les moindres détails ladéchéance d’un être mis au rebut. Et ça ne prête pas qu’à sourire.

158 pages — 17 × 23 cm — ISBN : 978-2-9529200-5-6 — 15 € — 2007

LE CIRQUE D'AMÉLIE , PIÈCE DE THÉÂTRE DE SERGE TRAVERS: Cettecomédie fait la part belle aux interrogations d'Amélie, inquiète pour soncouple. Dieu merci: calembours, métaphysique et poésie, aideront lajeune femme à saisir comment des changements, même incroyables,sont encore possibles.

102 pages — 17 × 23 cm — ISBN: 978-2-95929200-9-4 — 12 € — 2008

PRIZU, CONTE MODERNE D’AVOGADRO PULMONAIRE (PRÉFACÉ PAR ALAIN

MADELIN) : Abordant l’histoire de Prizu Bobor qui perd son emploi, safemme et sa santé dans un même et magistral mouvement, ce chouetteroman prouve de belle manière combien si les épreuves sont nombreu-ses, les façons de s’en sortir — ou pas — n’en sont pas moins foison-nantes.

132 pages — 17 × 23 cm — ISBN : 978-2-9529200-6-3 — 14 € — 2008

STRAED NAONEDIZ — HISTOIRES DE LA RUE NANTAISE, REPORTAGE DE

CYRILLE CLÉRAN, CARTESCOMMENTÉESDE PIERREJUDIC : Une petite ruecommerçante, près du Vieux Rennes, abrite bien des secrets et surprises(notamment pour les gastronomes)...

144 pages — 17 × 23 cm — ISBN : 978-2-9529200-7-0 — 14,99 € — 2008

L’ ÉLECTRON LIBRE, RECUEIL DE FICTIONS POÉTIQUES DE CHARLES

LESCUYER: Quoi de neuf dans les profondeurs de la Bretagne actuelle ?Les treize volets qui composent cet astéroïde rimbaldien nous garantis-sent qu’en pays breton, on peut encore se perdre. Et s’y retrouver.

140 pages — 17 × 23 cm — ISBN : 978-2-9532609-0-8 — 15 € — 2009

LA LOTERIE BYZANTINE, ROMAN DE CYRILLE CLÉRAN : Les tribulationsdélirantes de héros du LXIV e siècle… On imagine, on s’amuse, on pense!

332 pages — 17 × 23 cm — ISBN : 978-2-9532609-1-5 — 25 € — 2009

LE CLANDESTIN DU SLOUGHI , RECUEIL DE NOUVELLES DE HENRI LE

BELLEC : Les présentes nouvelles sont le miroir à peine déformant d'unesociété bretonne — le pays trégorois du milieu du XXe au temps de laRésistance, de la Libération, de l’épuration, de la Guerre Froide, etc. —solidement installée dans ses traditions, certes plombée par ses pesan-teurs, mais néanmoins toujours prête à faire valoir ses vérités et ses

valeurs.132 pages — 17 × 23 cm — ISBN : 978-2-9532609-4-6 — 15 € — 2009

LA VENGEANCE DU DINDON FARCI, RECUEIL DE NOUVELLES DE CYRILLE

CLÉRAN, STÉPHANE GRANGIER, NICOLE MADEC ET NICOLAS MAIER :Quatre auteurs sont ici réunis pour présenter chacun deux nouvelles qui,sorties tout droit d'imaginations aussi fertiles que réjouissantes, fontvoler en éclats tabous et morales convenues. Tour à tour, vous voilà ainsitransportés dans un futur peuplé de robots très serviables ; dans la têted'un serial killer; en compagnie d'un paranoïaque plutôt attachant ; dansun square romantique ou dans l'immeuble magique d'un bibliophile retraité... Bonds dans le temps et l'espace qui ne répondent qu'à un seulet unique impératif catégorique: vous combler !

96 pages — 17 × 23 cm — ISBN : 978-2-9532609-3-9 — 15 € — 2009

LE COULOIR DE LÉA, ROMAN ÉPISTOLAIRE D'ARNAUD GÉNOIS, ILLUSTRÉ

PAR MATTHIEU CHOUTEAU : Léa et Thomas échangent une correspon-dance. À 17 ans, ils ne se sont jamais vus, mais ils s’écrivent. Elle, jeunefille optimiste, fait des poèmes pour chasser l'ennui. Lui, adolescentrebelle, rêve d’évasion. L'innocence va les mener jusqu'aux plages deGuadeloupe, jusqu'aux cases sénégalaises, jusqu'aux ultimes découver-tes. (À partir de 10 ans)

140 pages — 17 × 23 cm — ISBN : 978-2-9532609-2-2 — 15 € — janvier 2010

DU SABLE POURHORIZON, PIÈCEDE THÉÂTRE EN 3 ACTESET 12 SCÈNESDE

GUILLAUME COUPECHOUX: Sous la forme d'un western post-apocalypti-que, Du sable pour horizon revisite le vieux thème de la survie en milieuhostile et celui de l'increvable espoir.

60 pages — 17 × 23 cm — ISBN : 978-2-9532609-5-3 — 10 € — février 2010

SYSTÈME SOLAIRE ET CHAISE BANCALE, PIÈCEDE THÉÂTRE (SAYNÈTE) DE

CHRISTOPHE COJEAN: Avec un peu d'humour et beaucoup d'entrain,

Système solaire et chaise bancaleconfronte les pensées de Bloch etMorphi. Autant Bloch se contente de ce qu'il connaît, autant Morphicherche à repousser les limites de leur univers. Surtout que, d'après cequ'on en sait, celui-ci se réduit à trois tristes chaises qu'éclaire un sinistre projo inquisiteur, seule lueur en vue dans un océan de ténèbres.Si cet univers étriqué convient à l'un, l'autre s'y sent un peu à l'étroit.

60 pages — 17 × 23 cm — ISBN : 978-2-9532609-8-4 — 10 € — mars 2010

LA FACE CACHÉE DU SOLEIL, NOUVELLESDE FRANÇOISAUSSANAIRE:Avecun goût sûr pour la psychologie des protagonistes, l'auteur de La facecachée du soleilnous embarque à sa suite dans des drames tragiques ouridicules. La cruauté de uns y côtoie la crétinerie des autres. Assassinats,suicides, accidents idiots, vengeances, noyades, chutes, La face cachéedu soleilrépertorie quelques façons de quitter la scène. Chacun élira sapréférée...

96 pages —17× 23 cm — ISBN : 978-2-9532609-6-0 — 12 € — avril 2010

AIR CONDITIONNÉ — LA COMÉDIE DES TEMPS CHAUDS, PIÈCE DE SERGE

TRAVERS ET PAUL GUIMONT : En 2049, une méga-canicule règne.Il n’ya plus de saisons.Les rares survivants, à tous les cataclysmes qui abou-tirent à rendre la Terre invivable, cohabitent dans des silos enterrés.Maisà vivre les uns sur les autres, l’air, même s’il est climatisé, devient viteirrespirable.

100 pages — 14,5 × 21 cm —ISBN : 978-2-9532609-9-1 — 12 € — mai 2010

DES IDIOTS PRESQUE PARFAITS, NOUVELLES DE GAËL MONTADE : Desfragments de vies de personnages tous plus attachants les uns que lesautres... à leurs manières et (surtout) avec leurs travers.

108 pages — 14,5 × 21 cm —ISBN : 978-2-919265-00-8 — 15 € — juin 2010

CHONZAC, POLAR D’Y VES TANGUY : Chonzac, un petit bourg duRibéracois, en pays périgourdin, est ensanglanté par une série decrimes abominables. Balthazar le cinéphile, Anne l’inspectrice de

police, Pierre le journaliste de Sud-Ouest, Jean-Paul le patron dubar-tabac-loto-PMU L’Or tolan, les notables, la milice et la pressepartent sur la piste du serial killer. Tout ce joli monde sortira-t-ilindemne de cette traque impitoyable ?

240 p. — 14,5× 21 cm — ISBN : 978-2-9532609-7-7 — 15 € — juin 2010

LA PESÉE DES LÉGUMES S’EFFECTUE EN CAISSE, POLAR DE SABINE

JOURDAIN : Ce «presque» polar, où il est question d’un vol de clé USB,tisse la trame d’un drame banal, celui d’un homme, Rémi Cuche, qui n’apas d’ami, si ce n’est un professeur de sociologie, croisé dans un bar quienseigne l’évolution du slip à travers les âges, si ce n’est un commissairede police soupçonné de gruger le fisc, si ce n’est cette jeune femme,Mélanie Chaudoreille, qui travaille à la radio et qu’il rencontre grâce auxpetites annonces... Pâles lueurs qui éclairent douloureusement l’exis-tence blafarde d’un homme qui a cessé de croire aux coïncidences.

204 pages — 14,5 × 21 cm — ISBN : 978-2-919265-01-5 — 15 € — juillet 2010

UNE BIÈRE À FIRENZUOLA — suivi deCHIFFRES, RECUEILSDE NOUVELLES

DE MAURICE LE ROUZIC : Angleterre, Chypre, Cambodge, Italie, etc. :inspirées par de nombreux voyages, les nouvelles de Le Rouzic incitentà franchir les frontières.

204 pages — 14,5 × 21 cm — ISBN : 978-2-919265-02-2 — 14 € — août 2010

Éditions de la rue nantaise

1 square Étienne Nicol

35 200 Rennes

www.ruenantaise.com

Impression: Identic, Cesson-Sévigné (35) © septembre 2010

ISBN : 978-2-919265-03-9