Chez Les Bourreaux Du Sinaï

5
01/09/14 Chez les bourreaux du Sinaï abonnes.lemonde.fr /afr iq ue/ar ticl e/2014/09/01/chez- les- bour reaux- du- sinai_4479628_3212.html 1/5 Chez les bourreaux du Sinaï LE MONDE | 01.09.2014 à 10h38 | Par - Le Caire et Al-Arish (Egypte) « Ils ont ouvert la porte de la prison. J'ai vu dix personnes enchaînées, debout, face contre le mur. Par terre, il y avait un garçon qui n'arrivait  plus à se relever. Son dos n'était que c hair et os à vif. Et cette odeur de sang, d'excréments… Une odeur de mort. » En mars 2013, Germay Berhane est jeté pour la première fois dans une maison de torture du désert du nord du Sinaï. Il va passer trois mois aux mains d'Abu Omar, l'un des trois tortionnaires les plus redoutés de la péninsule. Supplicié chaque jour, plusieurs fois par jour, sans répit. Germay Berhane est un jeune homme mince et souriant. Il se cache désormais au Caire, dans le quartier de Fesal. Pour raconter son histoire, il lui faut du courage. Parmi les Erythréens réfugiés dans la capitale égyptienne, rares sont ceux qui acceptent de témoigner. Les blessures sont trop récentes, la peur reste omniprésente. « Rien n'a changé depuis que je suis sorti », glisse-t-il. Rien, c'est-à-dire l'exode massif des Erythréens, leur fuite éperdue par le désert, leur rapt, la séquestration dans des maisons  vouées à la torture, les menaces de mort et le chantage aux parents des  victimes pour leur extorquer des rançons exorbitantes. Germay est né il y a vingt-trois ans dans la banlieue d'Asmara, capitale de l'Erythrée, un des pays les plus pauvres et les plus répressifs de la planète. Depuis l'indépendance en 1993, le président Issayas Afeworki a transformé son pays en prison à ciel ouvert et semble n'avoir qu'une obsession : lever  Au Caire, en av ril 2014. Halefom a été détenu et torturé pendant huit mois dans le Sinaï. |

description

mazkhan

Transcript of Chez Les Bourreaux Du Sinaï

  • 01/09/14 Chez les bourreaux du Sina

    abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2014/09/01/chez-les-bourreaux-du-sinai_4479628_3212.html 1/5

    Chez les bourreaux du SinaLE MONDE | 01.09.2014 10h38 |

    Par - Le Caire et Al-Arish (Egypte)

    Ils ont ouvert la porte de la prison. J'ai vu dix personnes enchanes,

    debout, face contre le mur. Par terre, il y avait un garon qui n'arrivait

    plus se relever. Son dos n'tait que chair et os vif. Et cette odeur de

    sang, d'excrments Une odeur de mort. En mars 2013, Germay

    Berhane est jet pour la premire fois dans une maison de torture du dsert

    du nord du Sina. Il va passer trois mois aux mains d'Abu Omar, l'un des

    trois tortionnaires les plus redouts de la pninsule. Supplici chaque jour,

    plusieurs fois par jour, sans rpit.

    Germay Berhane est un jeune homme mince et souriant. Il se cache

    dsormais au Caire, dans le quartier de Fesal. Pour raconter son histoire, il

    lui faut du courage. Parmi les Erythrens rfugis dans la capitale

    gyptienne, rares sont ceux qui acceptent de tmoigner. Les blessures sont

    trop rcentes, la peur reste omniprsente. Rien n'a chang depuis que je

    suis sorti , glisse-t-il. Rien, c'est--dire l'exode massif des Erythrens, leur

    fuite perdue par le dsert, leur rapt, la squestration dans des maisons

    voues la torture, les menaces de mort et le chantage aux parents des

    victimes pour leur extorquer des ranons exorbitantes.

    Germay est n il y a vingt-trois ans dans la banlieue d'Asmara, capitale de

    l'Erythre, un des pays les plus pauvres et les plus rpressifs de la plante.

    Depuis l'indpendance en 1993, le prsident Issayas Afeworki a transform

    son pays en prison ciel ouvert et semble n'avoir qu'une obsession : lever

    Au Caire, en avril 2014. Halefom a t dtenu et tortur pendant huit mois dans le

    Sina. |

  • 01/09/14 Chez les bourreaux du Sina

    abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2014/09/01/chez-les-bourreaux-du-sinai_4479628_3212.html 2/5

    des troupes pour prparer une nouvelle guerre contre l'Ethiopie. Quitte

    imposer son peuple un service militaire dure indtermine, lequel

    ressemble plutt un gigantesque camp de travail forc. Son bac en poche,

    Germay intgre donc la marine et apprend obir sans discuter. Un jour de

    janvier 2013, des papiers administratifs disparaissent de la caserne. Le

    soupon se porte sur son unit. Il craint le pire. J'ai pos mon AK et

    march tout droit vers la frontire.

    UN VRITABLE EXODE

    Comme lui, ils sont dsormais chaque mois entre 3 000 et 4 000 fuir

    l'Erythre, en direction du Soudan. La plupart sont trs jeunes. Un

    vritable exode, le pays se vide de sa population , selon la rapporteure

    spciale des Nations unies pour l'Erythre, Sheila B. Keetharuth. Les

    Erythrens reprsentent d'ailleurs un tiers des clandestins arrivs en Italie

    depuis janvier. Mais entre les chiffres de dpart et ceux de l'arrive en

    Europe ou en Ethiopie, au Soudan, Djibouti, en Libye et en Egypte, il y a

    une diffrence qui a t longtemps inexplique. On dcouvre aujourd'hui

    qu'elle rsulte d'un trafic monstrueux d'tres humains. Une tude

    saisissante publie en Belgique (The Human Trafficking Cycle, Sinai and

    Beyond, Myriam Van Reisen, Meron Estefanos et Conny Rijken, ditions

    Wolfpublishers, 2013) estime que 50 000 Erythrens seraient passs par le

    Sina ces cinq dernires annes. Plus de 10 000 n'en sont jamais revenus.

    Lire aussi : L'rythre, une prison ciel ouvert

    (/a friqu e/a rt icle/2013/05/10/l-ery t h ree-u n e-prison -a -ciel-

    ou v ert _3175100_3212.h t m l)

    Entre la frontire rythrenne et la premire ville soudanaise, Kassala, un

    tiers des fugitifs sont enlevs par des trafiquants qui les monnayent, tape

    par tape, jusque dans le dsert du Sina o les attendent les tortionnaires.

    Dbut 2013, Germay atteint sain et sauf le camp de rfugis de Kassala. Il

    espre gagner Khartoum, o vit un de ses cousins. Mais aux abords du

    camp, les trafiquants rdent. Deux policiers soudanais vreux l'arrtent et

    le vendent des membres de la tribu des Rashaidas, des nomades du delta

    du Nil vivant depuis toujours de la contrebande. La suite est un systme

    bien rod. Un point de ralliement dans le dsert, o dix autres captifs

    attendent, pieds nus enchans, dont Halefom, 17 ans, et sa soeur Wahid, 16

    ans. Puis la traverse de la mer Rouge, fond de cale, sans eau ni

    nourriture. Le passeur qui en jette certains par-dessus bord, sans autre

    raison que de se divertir. Puis le dsert du Sina, le dbut du voyage en

    barbarie.

    La prison d'Abu Omar tait couverte de sang, du sol au plafond. Les

    murs infests de mouches et de cafards. La terre grouillait de vers

    viande. Germay est enchan, visage contre le mur, avec interdiction de

  • 01/09/14 Chez les bourreaux du Sina

    abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2014/09/01/chez-les-bourreaux-du-sinai_4479628_3212.html 3/5

    bouger et de parler. Abu Omar fait son entre, suivi par trois hommes de

    main : A partir de maintenant, votre vie vaut 50 000 dollars. Et je sais

    comment vous faire payer. Les coups se mettent pleuvoir, la barre de

    fer. Les chairs s'ouvrent. Certains s'vanouissent. Ils nous rveillaient

    grands coups de pied dans la tte. Brlures infliges au fer rouge ou au

    phosphore extrait de cartouches, plastique fondu coul sur le dos, dans

    l'anus, coups rpts sur les parties gnitales. Leur truc prfr, c'tait de

    nous pendre par les bras, comme des moutons. Puis de nous brler au

    chalumeau. Un jour, un gardien dlie la jeune Wahid, la trane dans un

    coin de la cellule o six hommes vont la violer pendant que son frre

    Halefom sanglote contre le mur. Dans la gele, un vtran fait comprendre

    aux autres que le silence est leur meilleure dfense. Regarder par terre, ne

    pas crier, ne pas irriter les bourreaux.

    PAPA, JE SUIS DANS LE SINA

    Les sances de torture se droulent toujours avec un tlphone portable

    allum. Au bout du fil, une mre, un pre ou une soeur briss par la douleur.

    J'ai hurl : Papa, je suis dans le Sina ! Mon pre s'est vanoui.

    Aujourd'hui, il est toujours l'hpital, son coeur n'a pas tenu Germay

    ne sourit plus. Il pleure.

    Le pire, c'est ce qu'ils nous ont forcs faire. Quand ils sont fatigus de

    frapper, les bourreaux ordonnent aux prisonniers de s'entre-torturer, voire

    de s'entre-tuer. Un jour, ils m'ont demand d'gorger Wahid. J'ai refus.

    Alors ils m'ont bris les doigts des deux mains, un un. Ceux qui ne

    peuvent pas payer sont achevs la barre de fer et jets dans le dsert,

    dans des fosses communes qui dbordent de squelettes. Germay

    s'interrompt, allume une cigarette. Je priais Dieu pour qu'il me laisse

    mourir vite.

    Rtrocd par Isral l'Egypte en 1975 aprs la guerre de Kippour, le Sina,

    transform en zone tampon dmilitarise, ne s'est jamais dvelopp. Les

    Bdouins, citoyens de seconde zone, n'ont pas le droit une pice d'identit.

    La majorit d'entre eux n'est jamais sortie de ce triangle brlant, mais le

    dsert est leur royaume. Un royaume en guerre. Depuis juillet 2013,

    l'arme gyptienne tente d'y radiquer des cellules djihadistes enrages par

    la dposition du prsident Frre musulman Mohamed Morsi. Les militaires

    assurent avoir stabilis la zone coups de bombardements, mais les

    contre-attaques sont meurtrires. Plus de 500 soldats et policiers auraient

    t tus dans le Sina depuis le dbut des oprations, qui perturbent surtout

    le travail des trafiquants d'tres humains et des tortionnaires, dont certains

    sont au chmage technique.

    MAISONS DE TORTURE EN LIBYE ET AU YMEN

    Dans un appartement modeste de la banlieue d'Al-Arish, l'un d'eux a

  • 01/09/14 Chez les bourreaux du Sina

    abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2014/09/01/chez-les-bourreaux-du-sinai_4479628_3212.html 4/5

    accept de parler. Il prtend s'appeler Abu Abdullah . Aprs les

    attentats de 2005 , j'ai perdu mon emploi dans le tourisme. Alors j'ai choisi

    ce travail , se justifie l'homme dont les yeux dpassent peine du chche

    blanc bien serr autour de son crne. Au dbut, les Africains ne payaient

    que 1 000 dollars et je les faisais passer en Isral en douceur. L'Etat

    hbreu compterait 80 000 rfugis rythrens et a fini par construire fin

    2012 un mur sur toute sa frontire sud. Les filires se dirigent dsormais

    vers la Libye ou le Ymen, o des maisons de torture ont rcemment t

    signales. En 2008, les Erythrens sont arrivs. On savait qu'ils taient

    dsesprs. C'est l que le travail a commenc.

    Petit lexique oblig. Ici, la torture et la squestration se disent travail .

    La prison, mazkhan , petite hutte de campagne. Les migrants sont les

    Africains , mme si, depuis le durcissement de la rpression Asmara en

    2008 et la multiplication par dix du nombre de fugitifs, ils sont presque tous

    rythrens. Cette abondance de proies et la dtrioration des conditions de

    vie dans le Sina semblent avoir t les deux lments dclencheurs du

    trafic.

    Ici, personne ne reconnat avoir tortur personnellement. Je disais

    simplement mes hommes de leur faire peur , assure l'homme au chche

    blanc. Comment ? On les tabasse, on les brle ou on les lectrocute. Et

    pourquoi tant de sauvagerie ? Parce qu'ils sont noirs ? Chrtiens ? Ou

    veulent passer en Isral, l'ennemi hrditaire ? Si on en torture un

    devant les autres, tous paient plus vite. Ici, on dit : Si tu me fatigues,

    alors moi je te fatigue. Tout ce que je veux, c'est rcuprer mon argent.

    Combien ? Derrire son chche, l'homme touffe un rire gn. Environ

    700 000 dollars en six ans de travail. En moyenne, mon bnfice tait de 5

    000 dollars par Africain. Il soupire : Mais comme j'ai gagn cet argent

    par le mal, il se transforme en vent. C'est crit dans le Coran. Puis se

    cabre : Vous savez, il n'y a rien pour nous ici. Pas de travail, pas

    d'infrastructures. Rien !

    Dans la pice d' ct, un cousin dont la jambe a t dchiquete dans le

    bombardement du matin de l'arme gyptienne gmit sur sa couche.

    Etrange atmosphre que celle d'Al-Arish, o certains ont ordonn, d'autres

    ont excut, mais o tous savaient. L'heure du couvre-feu approche, il faut

    partir.

    En Erythre, les proches de Germay se sont mobiliss. A l't 2013, ils ont

    envoy 25 000 dollars, la moiti de la ranon exige. Les bourreaux se sont

    nervs : Trop peu. Pour toi, c'est fini. Il a perdu conscience. Au rveil,

    le miracle. Quand j'ai ouvert les yeux, j'tais allong sur une couverture,

    dans un hangar. Au mur, il y avait crit en langue tigrigna : A partir de

    maintenant, frres, votre calvaire est termin. Germay vient d'tre

    libr par Cheikh Mohammed, l'un des seuls chefs bdouins du Sina

    s'opposer au trafic de migrants.

  • 01/09/14 Chez les bourreaux du Sina

    abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2014/09/01/chez-les-bourreaux-du-sinai_4479628_3212.html 5/5

    Ccile Allegra et Delphine Deloget

    - Le Caire et Al-Arish (Egypte)