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Charlotte Brontë

Jane Eyre

- Collection Romans / Nouvelles -

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Table des matièresJane Eyre.....................................................................................................1

Avertissement......................................................................................2CHAPITRE PREMIER.......................................................................4CHAPITRE II....................................................................................10CHAPITRE III...................................................................................20CHAPITRE IV..................................................................................32CHAPITRE V....................................................................................52CHAPITRE VI..................................................................................70CHAPITRE VII.................................................................................80CHAPITRE VIII................................................................................91CHAPITRE IX................................................................................102CHAPITRE X..................................................................................114CHAPITRE XI................................................................................129CHAPITRE XII...............................................................................150CHAPITRE XIII..............................................................................163CHAPITRE XIV..............................................................................179CHAPITRE XV...............................................................................195CHAPITRE XVI..............................................................................210CHAPITRE XVII............................................................................222CHAPITRE XVIII...........................................................................248CHAPITRE XIX..............................................................................266CHAPITRE XX...............................................................................281CHAPITRE XXI..............................................................................302CHAPITRE XXII............................................................................331CHAPITRE XXIII...........................................................................340CHAPITRE XXIV...........................................................................354CHAPITRE XXV............................................................................379CHAPITRE XXVI...........................................................................396CHAPITRE XXVII.........................................................................412CHAPITRE XXVIII........................................................................446CHAPITRE XXIX...........................................................................470CHAPITRE XXX............................................................................486

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Table des matièresJane Eyre

CHAPITRE XXXI...........................................................................498CHAPITRE XXXII.........................................................................508CHAPITRE XXXIII........................................................................523CHAPITRE XXXIV........................................................................541CHAPITRE XXXV.........................................................................570CHAPITRE XXXVI........................................................................585CHAPITRE XXXVII......................................................................598CHAPITRE XXXVIII - CONCLUSION........................................626

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Jane Eyre

Auteur : Charlotte BrontëCatégorie : Romans / Nouvelles

... ou Les mémoires d'une institutrice

Licence : Domaine public

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Avertissement

On sait le retentissement qu'a eu en Angleterre le premier ouvrage deCurrer Bell : il nous a paru si digne de son renom, que nous avons eu ledésir d'en faciliter la lecture au public français.

Faire partager aux autres l'admiration que nous avons nous-mêmeressentie, tel est le motif de notre essai de traduction.

Bien que ce livre soit un roman, il n'y faut pas chercher une rapidesuccession d'événements extraordinaires, de combinaisons artificiellementdramatiques. C'est dans la peinture de la vie réelle, dans l'étude profondedes caractères, dans l'essor simple et franc des sentiments vrais, que lafiction a puisé ses plus grandes beautés.

L'auteur cède la parole à son héroïne, qui nous raconte les faits de sonenfance et de sa jeunesse, surtout les émotions qu'elle en éprouve. C'estl'histoire intime d'une intelligence avide, d'un coeur ardent, d'une âmepuissante en un mot, placée dans des conditions étroites et subalternes,exposée aux luttes de la vie, et conquérant enfin sa place à force deconstance et de courage.

Ce qui nous paraît surtout éminent dans cet ouvrage, plus éminent encoreque le grand talent dont il fait preuve, c'est l'énergie morale dont ses pagessont empreintes. Certes, la passion n'y fait pas défaut ; elle y abonde aucontraire ; mais au-dessus plane toujours le respect de la dignité humaine,

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le culte des principes éternels. L'instinct quelquefois s'exalte et s'emportemais la volonté est bientôt là qui le domine et le dompte. La difficulté de lalutte ne nous est pas voilée ; mais la possibilité, l'honneur de la victoire,éclate toujours. C'est ainsi que ce livre, en nous montrant la vie telle qu'elleest, telle qu'elle doit être, robuste, militante glorieuse en fin de compte,nous élève et nous fortifie. La vigueur des caractères, des tableaux, des pensées même, a fait d'abordattribuer Jane Eyre à l'inspiration d'un homme, tandis que la finesse del'analyse, la vivacité des sensations, semblaient trahir un esprit plus subtil,un coeur plus impressionnable. De longs débats se sont engagés à ce sujetentre les curiosités excitées. Aujourd'hui que le pseudonyme de Currer Bella été soulevé, que l'on sait que cette plume si virile est tenue par la maind'une jeune fille, l'étonnement vient se mêler à l'admiration.

Quant à la traduction, nous l'avons faite avec bonne foi, avec simplicité.Souvent le tour d'une phrase pourrait être plus conforme au génie de notrelangue, des équivalents auraient avantageusement remplacé certainesexpressions un peu étranges pour notre oreille ; mais nous y aurions perdu,d'un autre côté, une saveur originale, un parfum étranger, qui nous asemblé devoir être conservé. Nous voudrions que l'auteur, qui a euconfiance dans notre tentative, n'eût pas lieu de le regretter.

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Avertissement 3

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CHAPITRE PREMIER

Il était impossible de se promener ce jour-là. Le matin, nous avions errépendant une heure dans le bosquet dépouillé de feuilles ; mais, depuis ledîner (quand il n'y avait personne, Mme Reed dînait de bonne heure), levent glacé d'hiver avait amené avec lui des nuages si sombres et une pluiesi pénétrante, qu'on ne pouvait songer à aucune excursion.

J'en étais contente. Je n'ai jamais aimé les longues promenades, surtout parle froid, et c'était une chose douloureuse pour moi que de revenir à la nuit,les pieds et les mains gelés, le coeur attristé par les réprimandes de Bessie,la bonne d'enfants, et l'esprit humilié par la conscience de mon inférioritéphysique vis-à-vis d'Éliza, de John et de Georgiana Reed.

Éliza, John et Georgiana étaient groupés dans le salon auprès de leurmère ; celle-ci, étendue sur un sofa au coin du feu, et entourée de sespréférés, qui pour le moment ne se disputaient ni ne pleuraient, semblaitparfaitement heureuse. Elle m'avait défendu de me joindre à leur groupe,en me disant qu'elle regrettait la nécessité où elle se trouvait de me tenirainsi éloignée, mais que, jusqu'au moment où Bessie témoignerait de mesefforts pour me donner un caractère plus sociable et plus enfantin, desmanières plus attrayantes, quelque chose de plus radieux, de plus ouvert etde plus naturel, elle ne pourrait pas m'accorder les mêmes privilèges qu'auxpetits enfants joyeux et satisfaits.

«Qu'est-ce que Bessie a encore rapporté sur moi ? demandai-je.

CHAPITRE PREMIER 4

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- Jane, je n'aime pas qu'on me questionne ! D'ailleurs, il est mal à uneenfant de traiter ainsi ses supérieurs. Asseyez-vous quelque part et restezen repos jusqu'au moment où vous pourrez parler raisonnablement.» Une petite salle à manger ouvrait sur le salon ; je m'y glissai. Il s'y trouvaitune bibliothèque ; j'eus bientôt pris possession d'un livre, faisant attentionà le choisir orné de gravures. Je me plaçai dans l'embrasure de la fenêtre,ramenant mes pieds sous moi à la manière des Turcs, et, ayant tiré lerideau de damas rouge, je me trouvai enfermée dans une double retraite.Les larges plis de la draperie écarlate me cachaient tout ce qui se trouvait àma droite ; à ma gauche, un panneau en vitres me protégeait, mais ne meséparait pas d'un triste jour de novembre. De temps à autre, en retournantles feuillets de mon livre, j'étudiais l'aspect de cette soirée d'hiver. Au loin,on voyait une pâle ligne de brouillards et de nuages, plus près un feuillagemouillé, des bosquets battus par l'orage, et enfin une pluie incessante querepoussaient en mugissant de longues et lamentables bouffées de vent.

Je revenais alors à mon livre. C'était l'histoire des oiseaux de l'Angleterrepar Berwick. En général, je m'inquiétais assez peu du texte ; pourtant il yavait là quelques pages servant d'introduction, que je ne pouvais passermalgré mon jeune âge.Elles traitaient de ces repaires des oiseaux de mer, de ces promontoires, deces rochers solitaires habités par eux seuls, de ces côtes de Norvègeparsemées d'îles depuis leur extrémité sud jusqu'au cap le plus au nord, «oùl'Océan septentrional bouillonne en vastes tourbillons autour de l'île arideet mélancolique de Thull, et où la mer Atlantique se précipite au milieu desHébrides orageuses.»

Je ne pouvais pas non plus passer sans la remarquer la description de cespâles rivages de la Sibérie, du Spitzberg, de la Nouvelle-Zemble, del'Islande, de la verte Finlande ! J'étais saisie à la pensée de cette solitude dela zone arctique, de ces immenses régions abandonnées, de ces réservoirsde glace, où des champs de neiges accumulées pendant des hivers de biendes siècles entassent montagnes sur montagnes pour entourer le pôle, et y

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CHAPITRE PREMIER 5

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concentrent toutes les rigueurs du froid le plus intense.Je m'étais formé une idée à moi de ces royaumes blêmes comme la mort,idée vague, ainsi que le sont toutes les choses à moitié comprises quiflottent confusément dans la tête des enfants ; mais ce que je me figuraism'impressionnait étrangement. Dans cette introduction, le texte,s'accordant avec les gravures, donnait un sens au rocher isolé au milieud'une mer houleuse, au navire brisé et jeté sur une côte déserte, aux pâles etfroids rayons de la lune qui, brillant à travers une ligne de nuées, venaientéclaircir un naufrage.

Chaque gravure me disait une histoire, mystérieuse souvent pour monintelligence inculte et pour mes sensations imparfaites, mais toujoursprofondément intéressante ; intéressante comme celles que nous racontaitBessie, les soirs d'hiver, lorsqu'elle était de bonne humeur et quand, aprèsavoir apporté sa table à repasser dans la chambre des enfants, elle nouspermettait de nous asseoir toutes auprès d'elle. Alors, en tuyautant lesjabots de dentelle et les bonnets de nuit de Mme Reed, elle satisfaisaitnotre ardente curiosité par des épisodes romanesques et des aventurestirées de vieux contes de fées et de ballades plus vieilles encore, ou, ainsique je le découvris plus tard, de Paméla et de Henri, comte de Moreland.

Ayant ainsi Berwick sur mes genoux, j'étais heureuse, du moins heureuse àma manière ; je ne craignais qu'une interruption, et elle ne tarda pas àarriver. La porte de la salle à manger fut vivement ouverte.

«Hé ! madame la boudeuse,» cria la voix de John Reed...Puis il s'arrêta, car il lui sembla que la chambre était vide.

«Par le diable, où est-elle ? Lizzy, Georgy, continua-t-il en s'adressant àses soeurs, dites à maman que la mauvaise bête est allée courir sous lapluie !»

J'ai bien fait de tirer le rideau, pensai-je tout bas ; et je souhaitai vivementqu'on ne découvrît pas ma retraite. John ne l'aurait jamais trouvée delui-même ; il n'avait pas le regard assez prompt ; mais Éliza ayant passé la

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CHAPITRE PREMIER 6

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tête par la porte s'écria :

«Elle est certainement dans l'embrasure de la fenêtre !»

Je sortis immédiatement, car je tremblais à l'idée d'être retirée de macachette par John.

«Que voulez-vous ? demandai-je avec une respectueuse timidité.

- Dites : «Que voulez-vous, monsieur Reed ?» me répondit-on. Je veux quevous veniez ici !» Et, se plaçant dans un fauteuil, il me fit signed'approcher et de me tenir debout devant lui !

John était un écolier de quatorze ans, et je n'en avais alors que dix. Il étaitgrand et vigoureux pour son âge ; sa peau était noire et malsaine, ses traitsépais, son visage large, ses membres lourds, ses extrémités trèsdéveloppées. Il avait l'habitude de manger avec une telle voracité, que sonteint était devenu bilieux, ses yeux troubles, ses joues pendantes. Il auraitdû être alors en pension ; mais sa mère l'avait repris un mois ou deux, àcause de sa santé. M. Miles, le maître de pension, affirmait pourtant quecelle-ci serait parfaite si l'on envoyait un peu moins de gâteaux et de platssucrés ; mais la mère s'était récriée contre une aussi dure exigence, et ellepréféra se faire à l'idée plus agréable que la maladie de John venait d'unexcès de travail ou de la tristesse de se voir loin des siens. John n'avait beaucoup d'affection ni pour sa mère ni pour ses soeurs.Quant à moi, je lui étais antipathique : il me punissait et me maltraitait, nonpas deux ou trois fois par semaine, non pas une ou deux fois par jour, maiscontinuellement. Chacun de mes nerfs le craignait, et chaque partie de machair ou de mes os tressaillait quand il approchait. Il y avait des momentsoù je devenais sauvage par la terreur qu'il m'inspirait ; car, lorsqu'il memenaçait ou me châtiait, je ne pouvais en appeler à personne.Les serviteurs auraient craint d'offenser leur jeune maître en prenant madéfense, et Mme Reed était aveugle et sourde sur ce sujet ! Jamais elle nele voyait me frapper, jamais elle ne l'entendait m'insulter, bien qu'il fît l'unet l'autre en sa présence.

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CHAPITRE PREMIER 7

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J'avais l'habitude d'obéir à John. En entendant son ordre, je m'approchaidonc de sa chaise. Il passa trois minutes environ à me tirer la langue ; jesavais qu'il allait me frapper, et, en attendant le coup, je regardaisvaguement sa figure repoussante.

Je ne sais s'il lut ma pensée sur mon visage, mais tout à coup il se leva sansparler et me frappa rudement. Je chancelai, et, en reprenant mon équilibre,je m'éloignai d'un pas ou deux.

«C'est pour l'impudence avec laquelle vous avez répondu à maman, medit-il, et pour vous être cachée derrière le rideau, et pour le regard que vousm'avez jeté il y a quelques instants.»

Accoutumée aux injures de John, je n'avais jamais eu l'idée de luirépondre, et j'en appelais à toute ma fermeté pour me préparer à recevoircourageusement le coup qui devait suivre l'insulte. «Que faisiez-vous derrière le rideau ? me demanda-t-il.

- Je lisais.

- Montrez le livre.»

Je retournai vers la fenêtre et j'allai le chercher en silence.

«Vous n'avez nul besoin de prendre nos livres ; maman dit que vousdépendez de nous ; vous n'avez pas d'argent, votre père ne vous en a paslaissé ; vous devriez mendier, et non pas vivre ici avec les enfants riches,manger les mêmes aliments qu'eux, porter les mêmes vêtements, auxdépens de notre mère ! Maintenant je vais vous apprendre à piller ainsi mabibliothèque : car ces livres m'appartiennent, toute la maison est à moi oule sera dans quelques années ; allez dans l'embrasure de la porte, loin de laglace et de la fenêtre.»

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CHAPITRE PREMIER 8

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Je le fis sans comprendre d'abord quelle était son intention ; mais quand jele vis soulever le livre, le tenir en équilibre et faire un mouvement pour lelancer, je me reculai instinctivement en jetant un cri. Je ne le fis pourtantpoint assez promptement. Le volume vola dans l'air, je me sentis atteinte àla tête et blessée. La coupure saigna ; je souffrais beaucoup ; ma terreuravait cessé pour faire place à d'autres sentiments.

«Vous êtes un méchant, un misérable, m'écriai-je ; un assassin, unempereur romain.»

Je venais justement de lire l'histoire de Rome par Goldsmith, et je m'étaisfait une opinion sur Néron, Caligula et leurs successeurs.

«Comment, comment ! s'écria-t-il, est-ce bien à moi qu'elle a dit cela ?vous l'avez entendue, Éliza, Georgiana. Je vais le rapporter à maman, maisavant tout...»

En disant ces mots, il se précipita sur moi ; il me saisit par les cheveux etles épaules. Je sentais de petites gouttes de sang descendre le long de matête et tomber dans mon cou, ma crainte s'était changée en rage ; je ne puisdire au juste ce que je fis de mes mains, mais j'entendis John m'insulter etcrier.Du secours arriva bientôt. Éliza et sa soeur étaient allées chercher leurmère, elle entra pendant la scène ; sa bonne, Mlle Abbot et Bessiel'accompagnaient. On nous sépara et j'entendis quelqu'un prononcer cesmots :

«Mon Dieu ! quelle fureur ! frapper M. John !

- Emmenez-la, dit Mme Reed aux personnes qui la suivaient. Emmenez-ladans la chambre rouge et qu'on l'y enferme.»

Quatre mains se posèrent immédiatement sur moi, et je fus emportée.

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CHAPITRE PREMIER 9

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CHAPITRE II

Je résistai tout le long du chemin, chose nouvelle et qui augmentasingulièrement la mauvaise opinion qu'avaient de moi Bessie et Abbot. Ilest vrai que je n'étais plus moi-même, ou plutôt, comme les Français lediraient, j'étais hors de moi ; je savais que, pour un moment de révolte,d'étranges punitions allaient m'être infligées, et, comme tous les esclavesrebelles, j'étais résolue, dans mon désespoir, à pousser ces choses jusqu'aubout.

«Mademoiselle Abbot, tenez son bras, dit Bessie ; elle est comme un chatenragé.

- Quelle honte ! quelle honte ! continua la femme de chambre, oui, elle estsemblable à un chat enragé ! Quelle scandaleuse conduite, mademoiselleEyre ! Battre un jeune noble, le fils de votre bienfaitrice, votre maître !

- Mon maître ! Comment est-il mon maître ? Suis-je donc une servante ?

- Vous êtes moins qu'une servante, car vous ne gagnez pas de quoi vousentretenir. Asseyez-vous là et réfléchissez à votre faute.»

CHAPITRE II 10

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Elles m'avaient emmenée dans la chambre indiquée par Mme Reed etm'avaient jetée sur une chaise.

Mon premier mouvement fut de me lever d'un bond : quatre mainsm'arrêtèrent.

«Si vous ne demeurez pas tranquille, il faudra vous attacher, dit Bessie.Mademoiselle Abbot, prêtez-moi votre jarretière ; car elle aurait bientôtbrisé la mienne.»

Mlle Abbot se tourna pour débarrasser sa vigoureuse jambe de son lien.Ces préparatifs et la honte qui s'y rattachait calmèrent un peu monagitation.

«Ne la retirez pas, m'écriai-je, je ne bougerai plus.»

Et pour prouver ce que j'avançais, je cramponnai mes mains à mon siège.

«Et surtout ne remuez pas,» dit Bessie. Quand elle fut certaine que j'étais vraiment décidée à obéir, elle me lâcha.Alors elle et Mlle Abbot croisèrent leurs bras et me regardèrent d'un airsombre, comme si elles eussent douté de ma raison.

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CHAPITRE II 11

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«Elle n'en avait jamais fait autant, dit Bessie en se tournant vers la prude.

- Mais tout cela était en elle, répondit Mlle Abbot ; j'ai souvent dit monopinion à madame, et madame est convenue avec moi que j'avais raison ;c'est une enfant dissimulée ; je n'ai jamais vu de petite fille aussidépourvue de franchise.»

Bessie ne répondit pas ; mais bientôt s'adressant à moi, elle me dit :

«Ne savez-vous pas, mademoiselle, que vous devez beaucoup à MmeReed ? elle vous garde chez elle, et, si elle vous chassait, vous seriezobligée de vous en aller dans une maison de pauvres.»

Je n'avais rien à répondre à ces mots ; ils n'étaient pas nouveaux pour moi,les souvenirs les plus anciens de ma vie se rattachaient à des parolessemblables. Ces reproches sur l'état de dépendance où je me trouvaisétaient devenus des sons vagues pour mes oreilles ; sons douloureux etaccablants, mais à moitié inintelligibles. Mlle Abbot ajouta :

«Vous n'allez pas vous croire semblable à M. et à Mlles Reed parce quemadame a la bonté de vous faire élever avec eux. Ils seront riches et vousne le serez pas ; vous devez donc vous faire humble et essayer de leur êtreagréable.

- Ce que nous vous disons est pour votre bien, ajouta Bessie d'une voixmoins dure. Vous devriez tâcher d'être utile et aimable, on vous garderaitici ; mais si vous devenez brutale et colère, madame vous renverra,soyez-en sûre. - Et puis, continua Mlle Abbot, Dieu la punira. Il pourra la frapper de mortau milieu de ses fautes, et alors où ira-t-elle ? Venez, Bessie, laissons-la.Pour rien au monde je ne voudrais avoir un coeur semblable au sien. Ditesvos prières, mademoiselle Eyre, lorsque vous serez seule : car, si vous nevous repentez pas, Dieu pourra bien permettre à quelque méchant esprit dedescendre par la cheminée pour vous enlever.»

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CHAPITRE II 12

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Elles partirent en fermant la porte derrière elles.

La chambre rouge était une chambre de réserve où l'on couchait rarement.Je ne l'avais jamais vue habitée, excepté lorsqu'un grand nombre devisiteurs, en arrivant au château, obligeait à faire occuper toutes les pièces ;et pourtant c'était une des plus grandes et des plus belles chambres de lamaison. Au milieu se trouvait un lit aux quatre coins duquel s'élevaient despiliers d'acajou massif d'où pendaient des rideaux d'un damas rouge foncé ;deux grandes fenêtres aux jalousies toujours fermées étaient à moitiécachées par des festons et des draperies semblables à celles du lit ; le tapisétait rouge, la table placée au pied du lit recouverte d'une draperiecramoisie ; les murs tendus en couleur chamois et mouchetés de tachesrases ; l'armoire, la toilette, les chaises étaient en vieil acajou bien poli. Aumilieu de ce sombre ameublement s'élevait sur le lit et se détachait enblanc une pile de matelas et d'oreillers, le tout recouvert d'unecourte-pointe de Marseille. À la tête du lit, on voyait un grand fauteuilégalement blanc, et au-dessous se trouvait un petit tabouret. Cette chambre était froide, on y faisait rarement du feu ; éloignée de lacuisine et de la salle des domestiques, elle restait toujours silencieuse, et,comme on y entrait peu, elle avait quelque chose de solennel. La bonne yvenait seule le samedi pour enlever la poussière amassée pendant toute unesemaine sur les glaces et les meubles. Mme Reed elle-même la visitait àintervalles éloignés pour examiner certains tiroirs secrets de l'armoire, oùétaient renfermés des papiers, sa cassette à bijoux et le portrait de son maridéfunt.

Ces derniers mots renferment en eux le secret de la chambre rouge, lesecret de cet enchantement qui la rendait si déserte malgré sa beauté.

M. Reed y était mort il y avait neuf ans ; c'était là qu'il avait rendu ledernier soupir ; c'était de là que son cercueil avait été enlevé, et, depuis cejour, une espèce de culte imposant avait maintenu cette chambre déserte.

Le siège sur lequel Bessie et Mlle Abbot m'avaient déposée était une petiteottomane placée près de la cheminée. Devant moi se trouvait le lit, à ma

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CHAPITRE II 13

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droite, la grande armoire sombre ; à ma gauche, deux fenêtres closes etséparées par une glace qui réfléchissait la sombre majesté de la chambre etdu lit ; je ne savais pas si la porte avait été fermée, et, dès que j'osairemuer, je me levai pour m'en assurer. Hélas ! jamais criminel n'avait étémieux emprisonné. En m'en retournant, je fus obligée de passer devant laglace ; mon regard fasciné y plongea involontairement. Tout y était plusfroid, plus sombre que dans la réalité ; et l'étrange petite créature qui meregardait avec sa figure pâle, ses bras se détachant dans l'ombre, ses yeuxbrillants, et s'agitant avec crainte dans cette chambre silencieuse, me fitsoudain l'effet d'un esprit ; elle m'apparut comme un de ces chétifsfantômes, moitié fées, moitié lutins, dont Bessie parlait dans les contesracontés le soir auprès du feu, et qu'elle nous représentait sortant desvallées abandonnées où croissent les bruyères, pour s'offrir aux regards desvoyageurs attardés.Je retournai à ma place ; la superstition commençait à s'emparer de moi,mais le moment de sa victoire complète n'était pas encore venu ; mon sangéchauffait encore mes veines ; la rage de l'esclave révolté me travaillaitencore avec force. J'avais à ralentir la course rapide de mes souvenirs versle passé, avant de pouvoir me laisser abattre par l'effroi du présent.

Les violentes tyrannies de John Reed, l'orgueilleuse indifférence de sessoeurs, l 'aversion de leur mère, la part ial i té des domestiques,obscurcissaient mon esprit, comme l'eussent fait autant d'impuretés jetéesdans une source troublée. Pourquoi devais-je toujours souffrir ? Pourquoiétais-je toujours traitée avec mépris, accusée, condamnée par avance ?Pourquoi ne pouvais-je jamais plaire ? Pourquoi était-il inutile d'essayer àgagner les bonnes grâces de personne ?

Éliza, bien qu'entêtée et égoïste, était respectée ; Georgiana, gâtée,envieuse, insolente, querelleuse, était traitée avec indulgence par tout lemonde ; sa beauté, ses joues roses, ses boucles d'or, semblaient ravir tousceux qui la regardaient et racheter ses fautes. John n'était jamais contrarié,encore moins puni, quoiqu'il tordît le cou des pigeons, tuât les jeunespaons, dépouillât de leurs fruits les vignes des serres chaudes et brisât lesboutons des plantes rares. Il reprochait quelquefois à sa mère d'avoir le

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teint noir comme il l'avait lui-même, déchirait ou tachait ses vêtements desoie, et pourtant elle le nommait son cher Benjamin. Quant à moi, jen'osais pas commettre une seule faute, je m'efforçais d'accomplir mesdevoirs, et du matin au soir on me déclarait méchante et intraitable. Cependant je continuais à souffrir, et ma tête saignait encore du coup quej'avais reçu. Personne n'avait fait un reproche à John pour m'avoir frappée ;et, parce que je m'étais retournée contre lui, afin d'éviter quelque autreviolence, tous m'avaient blâmée.

«Injustice ! injustice !» criait ma raison excitée par le douloureux aiguillond'une énergie précoce, mais passagère. Ce qu'il y avait en moi derésolution, exalté par tout ce qui se passait, me faisait rêver aux plusétranges moyens pour échapper à une aussi insupportable oppression ; jesongeais à fuir, par exemple, ou, si je ne pouvais m'échapper, à refusertoute espèce d'aliments et à me laisser mourir de faim.

Quel abattement dans mon âme pendant cette terrible après-midi, queldésordre dans mon esprit, quelle exaltation dans mon coeur, quelleobscurité, quelle ignorance dans cette lutte mentale ! Je ne pouvaisrépondre à cette incessante question de mon être intérieur : Pourquoiétais-je destinée à souffrir ainsi ?Maintenant, après bien des années écoulées, toutes ces raisonsm'apparaissent clairement.

Au château de Gateshead, j'étais une cause de discorde ; là, je neressemblais à personne : rien en moi ne pouvait s'harmoniser avec MmeReed, ses enfants ou ceux de ses inférieurs qu'elle préférait.S'ils ne m'aimaient pas, il est vrai de dire que je ne les aimais guèredavantage. Ils n'étaient pas forcés de montrer de l'affection à un être qui nepouvait sympathiser avec aucun d'entre eux, à un être extraordinaire quidifférait d'eux par le tempérament, les capacités et les inclinations, à unêtre inutile, incapable de servir leurs intérêts ou d'ajouter à leurs plaisirs, àun être nuisible cherchant à entretenir en lui des germes d'indignationcontre leurs traitements, de mépris pour leurs opinions.

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Je sens que si j'avais été une enfant brillante, sans soin, exigeante, belle,folâtre, Mme Reed m'eût supportée plus volontiers, bien que je me fusseégalement trouvée sous sa dépendance et privée d'amis. Ses enfantsm'eussent témoigné un peu plus de cette cordialité qui existe ordinairemententre compagnons de jeu, et les domestiques eussent été moins disposés àfaire de moi leur bouc émissaire.

La lumière du jour commençait à se retirer de la chambre rouge ; il étaitquatre heures passées ; les nuages qui couvraient le ciel devaient amenerbientôt l'obscurité tant redoutée ; j'entendais la pluie battre continuellementcontre les vitres de l'escalier ; peu à peu je devins froide comme la pierre etje perdis tout courage.L'habitude que j'avais contractée d'humilité, de doute de moi-même,d'abaissement, vint, comme une froide ondée, tomber sur les cendresencore chaudes de ma colère mourante. Tous disaient que j'avais demauvais instincts, c'était peut-être vrai. Ne venais-je pas de concevoir lecoupable désir de mourir volontairement ? c'était là certainement un crime.Et étais-je en état de mourir, ou bien le caveau funéraire de la chapelle duchâteau était-il une demeure attrayante ? On m'avait dit que M. Reed yétait enseveli.Conduite ainsi au souvenir du mort, je me mis à réfléchir avec une terreurcroissante, je ne pouvais me souvenir de lui ; mais je savais qu'il était mononcle, le frère de ma mère ; qu'il m'avait prise chez lui, alors que j'étais unepauvre enfant orpheline, et qu'à ses derniers moments il avait exigé deMme Reed la promesse que je serais élevée comme ses propres enfants.Mme Reed croyait sans doute avoir tenu sa parole, et, je puis le diremaintenant, elle avait fait tout ce que lui permettait sa nature.Comment pouvait-elle me voir avec satisfaction, moi qui après la mort deson mari ne lui étais plus rien, empiéter sur la part de ses enfants ? Il étaitpénible pour elle de s'être engagée par un serment forcé à servir de mère àune enfant qu'elle ne pouvait pas aimer, et de la voir ainsi s'introduire danssa propre famille.

Une singulière idée s'empara de moi : je ne doutais pas, je n'avais jamaisdouté que, si M. Reed eût vécu, il ne m'eût traitée avec bonté ; et

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CHAPITRE II 16

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maintenant, pendant que je regardais le lit recouvert de blanc, les muraillesque l'ombre de la nuit gagnait peu à peu, et que je dirigeais de temps entemps mon regard fasciné vers la glace qui n'envoyait plus que de sombresreflets, je commençai à me rappeler ce que j'avais entendu dire sur lesmorts qui, troublés dans leurs tombes par la violation de leurs dernièresvolontés, reviennent sur la terre pour punir le parjure et venger l'opprimé.Je pensais que l'esprit de M. Reed, fatigué par les souffrances de l'enfant desa soeur, quitterait peut-être sa demeure, qu'elle fût sous les voûtes del'église ou dans le monde inconnu des morts, et apparaîtrait devant moidans cette chambre.J'essuyai mes larmes et j'étouffai mes sanglots, craignant que les signesd'une douleur trop violente n'éveillassent quelque voix surnaturelle etconsolatrice, ou ne fissent sortir de l'obscurité quelque figure entouréed'une auréole, et qui se pencherait vers moi avec une étrange pitié ; car jesentais bien que ces choses si consolantes en théorie seraient terribles sielles venaient à se réaliser. Je fis tous mes efforts pour éloigner cettepensée, pour demeurer ferme ; écartant mes cheveux, je levai la tête, etj'essayai de regarder hardiment tout autour de moi. À ce moment, unelumière glissa le long de la muraille ; je me demandai si ce n'était pas unrayon de la lune pénétrant à travers les jalousies.Non, la lune était immobile, et cette lumière vacillait. Pendant que je laregardais, elle glissa sur le plafond et vint se poser au-dessus de ma tête. Jesuppose que ce devait être le reflet d'une lanterne portée par quelqu'un quitraversait la pelouse ; mais alors mon esprit était préparé à la crainte ; mesnerfs étaient ébranlés par une récente agitation, et je pris ce timide rayonpour le héraut d'une vision venant d'un autre monde ; mon coeur battaitavec violence, ma tête était brûlante ; un son qui ressemblait à unbruissement d'ailes arriva jusqu'à mes oreilles ; j'étais oppressée,suffoquée ; je ne pus pas me contenir plus longtemps, je me précipitai versla porte, et je secouai la serrure avec des efforts désespérés. J'entendis despas se diriger de ce côté ; la clef tourna ; Bessie et Mlle Abbot entrèrent.

«Mademoiselle Eyre, êtes-vous malade ? demanda Bessie.

- Quel bruit épouvantable ! J'en ai été toute saisie, s'écria Mlle Abbot.

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CHAPITRE II 17

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- Emmenez-moi, laissez-moi aller dans la chambre des enfants, répondis-jeen criant.

- Pourquoi ? Êtes-vous malade ? avez-vous vu quelque chose ? demandade nouveau Bessie.

- Oh ! j'ai vu une lumière et j'ai cru qu'un fantôme allait venir.»

Je m'étais emparée de la main de Bessie, et elle ne me la retira pas.

«Elle a crié sans nécessité, déclara Mlle Abbot avec une sorte de dégoût ;et quels cris ! On aurait pu l'excuser si elle avait beaucoup souffert, maiselle voulait seulement nous faire venir.Je connais sa méchanceté et sa malice.

- Que signifie tout ceci ?» demanda une voix impérieuse ; et Mme Reedarriva par le corridor. Son bonnet était soulevé par le vent, et sa marche précipitée agitaitviolemment sa robe.

«Bessie et Abbot, j'avais donné ordre de laisser Jane dans la chambrejusqu'au moment où je viendrais la chercher moi-même.

- Madame, Mlle Jane criait si fort ! hasarda Bessie.

- Laissez-la, répondit-on. Allons, enfant, lâchez la main de Bessie ; soyezcertaine que vous ne réussirez pas par de tels moyens. Je détestel'hypocrisie, particulièrement chez les enfants, et il est de mon devoir devous prouver que vous n'obtiendrez pas de votre ruse ce que vous enattendiez ; vous resterez ici une heure de plus, et ce n'est qu'à conditiond'une soumission et d'une tranquillité parfaites que vous recouvrerez votreliberté.

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CHAPITRE II 18

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- Oh ! ma tante, ayez pitié de moi, pardonnez-moi ; je ne puis plus souffrirtout ceci ; punissez-moi d'une autre manière ; je vais mourir ici...

- Taisez-vous, votre violence me fait horreur !»

Et sans doute elle le pensait ; à ses yeux j'étais une comédienne précoce ;elle me regardait sincèrement comme un être chez lequel se trouvaientmélangés des passions emportées, un esprit bas et une hypocrisiedangereuse.

Bessie et Abbot s'étaient retirées.

Mme Reed, impatientée de mes terreurs et de mes sanglots, me repoussabrusquement dans la chambre, et me renferma sans me dire un seul mot. Jel'entendis partir. Je suppose que j'eus alors une sorte d'évanouissement, carje n'ai pas conscience de ce qui suivit.

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CHAPITRE II 19

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CHAPITRE III

Dès que la sensation se réveilla en moi, il me sembla que je sortais d'uneffrayant cauchemar, et que je voyais devant mes yeux une lueur rougeâtrerayée de barres noires et épaisses. J'entendis des voix qui parlaient bas etque couvrait le murmure du vent ou de l'eau. L'agitation, l'incertitude, etpar-dessus tout un sentiment de terreur, avaient jeté la confusion dans mesfacultés.

Au bout de peu de temps, je sentis quelqu'un s'approcher de moi, mesoulever et me placer dans une position commode. Personne ne m'avaitjamais traitée avec autant de sollicitude ; ma tête était appuyée contre unoreiller ou posée sur un bras. Je me trouvais à mon aise.

Cinq minutes après, le nuage était dissipé. Je m'aperçus que j'étais cachéedans mon lit et que la lueur rougeâtre venait du feu. La nuit était tombée,une chandelle brûlait sur la table ; Bessie, debout au pied du lit, tenait danssa main un vase plein d'eau, et un monsieur, assis sur une chaise près demon oreiller, se penchait vers moi.

J'éprouvai un inexprimable soulagement, une douce conviction que j'étaisprotégée, lorsque je m'aperçus qu'il y avait un inconnu dans la chambre, unétranger qui n'habitait pas le château de Gateshead et qui n'appartenait pasà la famille de Mme Reed.

Détournant mon regard de Bessie (quoique sa présence fût pour moi bienmoins gênante que ne l'aurait été par exemple celle de Mlle Abbot),j'examinai la figure de l'étranger ; je le reconnus : c'était M. Loyd, le

CHAPITRE III 20

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pharmacien. Mme Reed l'appelait quelquefois quand les domestiques setrouvaient indisposés ; pour elle et pour ses enfants, elle avait recours à unmédecin. «Qui suis-je ?» me demanda M. Loyd.

Je prononçai son nom en lui tendant la main. Il la prit et me dit avec unsourire :

«Tout ira bien dans peu de temps.»

Puis il m'étendit soigneusement, recommandant à Bessie de veiller à ce queje ne fusse pas dérangée pendant la nuit. Après avoir donné quelquesindications et déclaré qu'il reviendrait le jour suivant, il partit, à mon grandregret. Je me sentais si protégée, si soignée, pendant qu'il se tenait assis surcette chaise au chevet de mon lit ! Quand il eut fermé la porte derrière lui,la chambre s'obscurcit pour moi, et mon coeur s'affaissa de nouveau. Uneinexprimable tristesse pesait sur lui.

«Vous sentez-vous besoin de sommeil, mademoiselle ? demanda Bessiepresque doucement.

- Pas beaucoup, hasardai-je, car je craignais de m'attirer une parole dure ;cependant j'essayerai de dormir.

- Désirez-vous boire, ou croyez-vous pouvoir manger un peu ?

- Non, Bessie, je vous remercie.

- Alors je vais aller me coucher, car il est minuit passé ; mais vous pourrezm'appeler si vous avez besoin de quelque chose pendant la nuit.»

Quelle merveilleuse politesse ! Aussi je m'enhardis jusqu'à faire unequestion.

«Bessie, demandai-je, qu'ai-je donc ? suis-je malade ?

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CHAPITRE III 21

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- Je suppose qu'à force de pleurer vous vous serez évanouie dans lachambre rouge.»

Bessie passa dans la pièce voisine, qui était destinée aux domestiques, et jel'entendis dire :

- Sarah, venez dormir avec moi dans la chambre des enfants, je ne voudraispour rien au monde rester seule la nuit avec cette pauvre petite ; si elleallait mourir ! L'accès qu'elle a eu est si étrange ! Elle aura probablementvu quelque chose. Madame est aussi par trop dure.» Sarah revint avec Bessie. Elles se mirent toutes les deux au lit. Je lesentendis parler bas une demi-heure avant de s'endormir. Je saisis quelquesmots de leur conversation, et j'en pus deviner le sujet.

«Une forme tout habillée de blanc passa devant elle et disparut... Un grandchien noir était derrière lui... Trois violents coups à la porte de lachambre... une lumière dans le cimetière, juste au-dessus de sontombeau...»

À la fin toutes les deux s'endormirent. Le feu et la chandelle continuaient à brûler. Je passai la nuit dans une veille craintive ; mes oreilles, mesyeux, mon esprit, étaient tendus par la frayeur, une de ces frayeurs que lesenfants seuls peuvent éprouver.

Aucune maladie longue ou sérieuse ne suivit cet épisode de la chambrerouge. Cependant mes nerfs en reçurent une secousse dont je me ressensencore aujourd'hui. Oui, madame Reed, grâce à vous j'ai supporté lesdouloureuses angoisses de plus d'une souffrance mentale ; mais je doisvous pardonner, car vous ne saviez pas ce que vous faisiez : vous croyiezseulement déraciner mes mauvais penchants, alors que vous brisiez lescordes de mon coeur.

Le jour suivant, vers midi, j'étais levée, habillée, et, après m'êtreenveloppée dans un châle, je m'étais assise près du foyer.

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CHAPITRE III 22

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Je me sentais faible et brisée ; mais ma plus grande souffrance provenaitd'un inexprimable abattement qui m'arrachait des pleurs secrets ; à peineavais-je essuyé une larme de mes yeux qu'une autre la suivait, et pourtantj'aurais du être heureuse, car personne de la famille Reed n'était là. Tousles enfants étaient sortis dans la voiture avec leur mère ; Abbot elle-mêmecousait dans une autre chambre, et Bessie, qui allait et venait pour mettredes tiroirs en ordre, m'adressait de temps à autre une parole d'une douceurinaccoutumée.J'aurais dû me croire en paradis, habituée comme je l'étais à une vied'incessants reproches, d'efforts méconnus ; mais mes nerfs avaient ététellement ébranlés que le calme n'avait plus pouvoir de les apaiser, et quele plaisir n'excitait plus en eux aucune sensation agréable.

Bessie descendit dans la cuisine, et m'apporta une petite tarte sur uneassiette de porcelaine de Chine, où l'on voyait des oiseaux de paradis poséssur une guirlande de boutons de roses.Cette assiette avait longtemps excité chez moi une admirationenthousiaste ; j'avais souvent demandé qu'on me permît de la tenir dansmes mains et de l'examiner de plus près ; mais jusque-là j'avais été jugéeindigne d'une telle faveur ; et maintenant cette précieuse porcelaine étaitplacée sur mes genoux, et on m'engageait amicalement à manger ladélicate pâtisserie qu'elle contenait, faveur inutile, venant trop tard, commepresque toutes les faveurs longtemps désirées et souvent refusées ! Je nepus pas manger la tarte ; le plumage des oiseaux et les teintes des fleurs mesemblèrent flétris.

Je mis de côté l'assiette et le gâteau. Bessie me demanda si je voulais unlivre ; ce mot vint me frapper comme un rapide aiguillon, Je lui demandaide m'apporter le Voyage de Gulliver. Ce volume, je l'avais lu et relutoujours avec un nouveau plaisir. Je prenais ces récits pour des faitsvéritables, et j'y trouvais un intérêt plus profond que dans les contes defées ; car, après avoir vainement cherché les elfes parmi les feuilles, lesclochettes, les mousses, les lierres qui recouvraient les vieux murs, monesprit s'était enfin résigné à la triste pensée qu'elles avaient abandonné laterre d'Angleterre, pour se réfugier dans quelque pays où les bois étaient

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CHAPITRE III 23

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plus incultes, plus épais, et où les hommes avaient plus besoin d'elles ;tandis que le Lilliput et le Brobdignag étant placés par moi dans quelquecoin de la terre, je ne doutais pas qu'un jour viendrait où, pouvant faire unlong voyage, je verrais de mes propres yeux les petits champs, les petitesmaisons, les petite arbres de ce petit peuple ; les vaches, les brebis, lesoiseaux de l'un des royaumes, ou les hautes forêts, les énormes chiens, lesmonstrueux chats, les hommes immenses de l'autre empire.Cependant, quand ce volume chéri fut placé dans mes mains, quand je memis à le feuilleter page par page, cherchant dans ses merveilleuses gravuresle charme que j'y avais toujours trouvé, tout m'apparut sombre et nu : lesgéants n'étaient plus que de grands spectres décharnés ; les pygmées, deslutins redoutables et malfaisants ; Gulliver, un voyageur désespéré, errantdans des régions terribles et dangereuses. Je fermai le livre que je n'osaiplus continuer, et je le plaçai sur la table, à côté de cette tarte que je n'avaispas goûtée.

Bessie avait fini de nettoyer et d'arranger la chambre, et après s'être lavéles mains, elle ouvrit un tiroir rempli de brillantes étoffes de soie, etcommença un chapeau neuf pour la poupée de Georgiana. Elle chantait encousant :

«Il y a bien longtemps, alors que notre vie était semblable à celle desbohémiens.»

Jadis, j'avais souvent entendu ce chant ; il me rendait toujours joyeuse, carBessie avait une douce voix, du moins elle me semblait telle ; mais en cemoment, bien que sa voix fût toujours aussi douce, je trouvais à ses accentsune indéfinissable tristesse. Quelquefois, préoccupée par son travail, ellechantait le refrain très bas, et ces mots : «Il y a bien longtemps» arrivaienttoujours comme la plus triste cadence d'un hymne funèbre. Elle passa àune autre ballade ; celle-ci était vraiment mélancolique. «Mes pieds sont meurtris ; mes membres sont las. Le chemin est long ; lamontagne est sauvage ; bientôt le triste crépuscule que la lune n'éclairerapas de ses rayons répandra son obscurité sur le sentier du pauvre orphelin.

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CHAPITRE III 24

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«Pourquoi m'ont-ils envoyé si seul et si loin, là où s'étendent lesmarécages, là où sont amoncelés les sombres rochers ? Le coeur del'homme est dur et les bons anges veillent seuls sur les pas du pauvreorphelin.

«Cependant la brise du soir souffle doucement ; le ciel est sans nuages, etles brillantes étoiles répandent leurs purs rayons. Dieu, dans sa bonté,accorde protection, soutien et espoir au pauvre orphelin.

«Quand même je tomberais en passant sur le pont en ruines, quand mêmeje devrais errer, trompé par de fausses lumières, mon père, qui est au Ciel,murmurerait à mon oreille des promesses et des bénédictions, et presseraitsur son coeur le pauvre orphelin.

«Cette pensée doit me donner courage, bien que je n'aie ni abri ni parents.Le ciel est ma demeure, et là le repos ne me manquera pas. Dieu est l'amidu pauvre orphelin.»

«Venez, mademoiselle Jane, ne pleurez pas,» s'écria Bessie lorsqu'elle eutfini. Autant valait dire au feu : «Ne brûle pas ;» mais comment aurait-ellepu deviner les souffrances auxquelles j'étais en proie ?

M. Loyd revint dans la matinée.

«Eh quoi ! déjà debout ? dit-il en entrant. Eh bien, Bessie, commentest-elle ?»

Bessie répondit que j'allais très bien.

«Alors elle devrait être plus joyeuse... Venez ici, mademoiselle Jane ; vousvous appelez Jane, n'est-ce pas ?

- Oui, monsieur, Jane Eyre.

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CHAPITRE III 25

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- Eh bien ! vous avez pleuré, mademoiselle Jane Eyre ; pourriez-vous medire pourquoi ? Avez-vous quelque tristesse ?

- Non, monsieur.

- Elle pleure sans doute parce qu'elle n'a pas pu aller avec madame dans lavoiture, s'écria Bessie.

- Oh non ! elle est trop âgée pour un tel enfantillage.»

Blessée dans mon amour-propre par une telle accusation, je répondispromptement :

«Jamais je n'ai pleuré pour si peu de chose ; je déteste de sortir dans lavoiture ; je pleure parce que je suis malheureuse.

- Oh ! fi, mademoiselle,» s'écria Bessie.

Le bon pharmacien sembla un peu embarrassé. J'étais devant lui. Il fixa surmoi des yeux scrutateurs. Ils étaient gris, petits, et manquaient d'éclat ;maintenant, cependant, je crois que je les trouverais perçants ; il était laid,mais sa figure exprimait la bonté. Après m'avoir regardée à loisir, il medit :

«Qu'est-ce qui vous a rendue malade hier ?

- Elle est tombée, dit Bessie, prenant de nouveau la parole.

- Encore comme un petit enfant. Ne sait-elle donc pas marcher à son âge ?Elle doit avoir huit ou neuf ans !

- On m'a frappée, et voilà ce qui m'a fait tomber, m'écriai-je vivement, parun nouvel élan d'orgueil blessé ; mais ce n'est pas là ce qui m'a renduemalade,» ajoutai-je pendant M. Loyd prenait une prise de tabac.

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Au moment où il remettait sa tabatière dans la poche de son habit, unecloche se fit entendre pour annoncer le repas des domestiques.

«C'est pour vous, Bessie, dit le pharmacien en se tournant vers la bonne.Vous pouvez descendre, je vais lire quelque chose à Mlle Jane jusqu'aumoment où vous reviendrez.» Bessie eût préféré rester ; mais elle fut obligée de sortir, parce qu'ellesavait que l'exactitude était un devoir qu'on ne pouvait enfreindre auchâteau de Gateshead.

«Si ce n'est pas la chute qui vous a rendue malade, qu'est-ce donc ?continua M. Loyd, quand Bessie fut partie.

- On m'a enfermée seule dans la chambre rouge, et quand vient la nuit, elleest hantée par un revenant.»

Je vis M. Loyd sourire et froncer le sourcil.

«Un revenant ? dit-il ; eh bien, après tout, vous n'êtes qu'une enfant,puisque vous avez peur des ombres.

- Oui, continuai-je ; je suis effrayée de l'ombre de M. Reed. Ni Bessie nipersonne n'entre le soir dans cette chambre quand on peut faire autrement,et c'était cruel de m'enfermer seule, sans lumière ; si cruel, que je ne croispas pouvoir l'oublier jamais.

- Quelle folie ! et c'est là ce qui vous a rendue si malheureuse ? Avez-vouspeur maintenant, au milieu du jour ?

- Non, mais la nuit reviendra avant peu, et d'ailleurs je suis malheureusepour d'autres raisons.

- Quelles autres raisons ? Dites-m'en quelques-unes.»

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CHAPITRE III 27

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Combien j'aurais désiré pouvoir répondre entièrement à cette question !mais combien c'était difficile pour moi ! Les enfants sentent, maisn'analysent pas leurs sensations, et, s'ils parviennent à faire cette analysedans leur pensée, ils ne peuvent pas la traduire par des paroles. Craignantcependant de perdre cette première et peut-être unique occasion d'adoucirma tristesse en l'épanchant, je fis, après un instant de trouble, cette réponsecourte, mais vraie.

«D'abord, je n'ai ni père, ni mère, ni frère, ni soeur. - Mais vous avez une tante et des cousins qui sont bons pour vous.»

Je m'arrêtai encore un instant ; puis je répondis simplement :

«C'est John Reed qui m'a frappée, et c'est ma tante qui m'a enfermée dansla chambre rouge.»

M. Loyd prit sa tabatière une seconde fois.

«Ne trouvez-vous pas le château de Gateshead bien beau ? medemanda-t-il ; n'êtes-vous pas bien reconnaissante de pouvoir demeurerdans une telle habitation ?

- Ce n'est pas ma maison, monsieur, et Mlle Abbot dit que j'ai moins dedroits ici qu'une servante.

- Bah ! vous n'êtes pas assez simple pour avoir envie de quitter une si belledemeure ?

- Si je pouvais aller ailleurs, je serais bien heureuse de la quitter ; mais jene le puis pas tant que je serai une enfant.

- Peut-être, qui sait ? Avez-vous d'autres parents que Mme Reed ?

- Je ne pense pas, monsieur.

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- Aucun, du côté de votre père ?

- Je ne sais pas ; je l'ai demandé une fois à ma tante Reed ; elle m'a dit queje pouvais avoir quelques pauvres parents du nom d'Eyre, mais qu'elle n'ensavait rien.

- Si vous en aviez, aimeriez-vous à aller avec eux ?»

Je réfléchis. La pauvreté semble douloureuse aux hommes, encore plus auxenfants. Ils ne se font pas idée de ce qu'est une pauvreté industrieuse,active et honorable ; le mot ne leur rappelle que des vêtements enlambeaux, le manque de nourriture, le foyer sans flammes, les rudesmanières et les vices dégradants.

«Non, répondis-je, je ne voudrais pas appartenir à des pauvres.

- Pas même s'ils étaient bons pour vous ?»

Je secouai la tête ; je ne pouvais pas comprendre comment des pauvresauraient été bons ; et puis apprendre à parler comme eux, adopter leursmanières, ne point recevoir d'éducation, grandir comme ces malheureusesfemmes que je voyais quelquefois nourrir leurs enfants ou laver leursvêtements à la porte des fermes du village, non, je n'étais pas assezhéroïque pour accepter l'abjection en échange de la liberté. «Mais vos parents sont-ils donc si pauvres ? Sont-ce des ouvriers ?

- Je ne puis le dire ; ma tante prétend que, si j'en ai, ils doivent appartenir àla race des mendiants, et je ne voudrais pas aller mendier.

- Aimeriez-vous à aller en pension ?»

Je réfléchis de nouveau. Je savais à peine ce qu'était une pension. Bessiem'en avait parlé comme d'une maison où les jeunes filles étaient assises surdes bancs de bois, devant une grande table, et où l'on exigeait d'elles de ladouceur et de l'exactitude. John Reed détestait sa pension et raillait ses

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maîtres ; mais les goûts de John ne pouvaient servir de règle aux miens. Siles détails que m'avait donnés Bessie, détails qui lui avaient été fournis parles jeunes filles d'une maison où elle avait servi avant de venir àGateshead, étaient un peu effrayants, d'un autre côté, je trouvais bien del'attrait dans les talents acquis par ces mêmes jeunes filles. Bessie mevantait les beaux paysages, les jolies fleurs exécutés par elles ; puis ellessavaient chanter des romances, jouer des pièces, traduire des livresfrançais. En écoutant Bessie, mon esprit avait été frappé, et je sentaisl'émulation s'éveiller en moi. D'ailleurs, la pension amènerait un completchangement de vie, remplirait une longue journée, m'éloignerait deshabitants du château, serait enfin le commencement d'une nouvelleexistence.

«Que j'aimerais à aller en pension ! répondis-je sans plus d'hésitation.

- Eh bien, eh bien ! qui sait ce qui peut arriver ? me dit M. Loyd en selevant. Il faudrait à cette enfant un changement d'air et d'entourage,ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même, les nerfs ne sont pas en bonétat.» Bessie rentra. Au même moment on entendit la voiture de Mme Reed quiroulait dans la cour.

«Est-ce votre maîtresse, Bessie ? demanda M. Loyd. Je voudrais bien luiparler avant de partir.»

Bessie l'invita à passer dans la salle à manger, et elle marcha devant luipour lui montrer le chemin.

Dans l'entretien qui eut lieu entre lui et Mme Reed, je suppose, d'après cequi se passa plus tard, que le pharmacien l'engagea à m'envoyer enpension. Cet avis fut sans doute adopté tout de suite ; car le soir mêmeAbbot et Bessie vinrent dans la chambre des enfants, et, me croyantendormie, se mirent à causer sur ce sujet.

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«Madame, disait Abbot, est bien contente de se trouver débarrassée decette ennuyeuse enfant, qui semble toujours vouloir surveiller tout lemonde ou méditer quelque complot.»

Je crois qu'Abbot me considérait comme un Guy Faukes enfant.

Alors, pour la première fois, j'appris par la conversation d'Abbot et deBessie que mon père avait été un pauvre ministre, ma mère l'avait épousémalgré ses amis, qui considéraient ce mariage comme au-dessous d'elle.Mon grand-père Reed, irrité de cette désobéissance, avait privé ma mère desa dot.

Après un an de mariage, mon père fut attaqué du typhus. La contagionl'avait atteint pendant qu'il visitait les pauvres d'une grande villemanufacturière, où l'épidémie faisait de rapides progrès. Ma mère tombamalade en le soignant, et tous deux moururent à un mois d'intervalle.

Bessie, après avoir entendu ce récit, soupira et dit :

«Pauvre demoiselle Jane, elle est bien à plaindre !

- Oui, répondit Abbot ; si c'était un bel enfant, on pourrait avoir pitié deson abandon ; mais qui ferait attention à un semblable petit crapaud ? - C'est vrai, dit Bessie en hésitant ; il est certain qu'une beauté commeMlle Georgiana vous toucherait plus, si elle était dans la même position.

- Oui, s'écria l'ardente Mlle Abbot, je suis pour Mlle Georgiana, petitechérie avec ses yeux bleus, ses longues boucles et ses couleurs si fines,qu'on les dirait peintes. Bessie, j'ai envie de prendre un peu de lapin pour lesouper.

- Moi aussi, avec quelques oignons grillés ; venez descendons.»

Et elles partirent.

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CHAPITRE IV

Depuis ma conversation avec M. Loyd et la conférence que je viens derapporter entre Bessie et Mlle Abbot, j'espérais un prochain changementdans ma position ; aussi combien étais-je impatiente d'une prompteguérison ! Je désirais et j'attendais en silence ; mais tout demeurait dans lemême état. Les jours et les semaines s'écoulaient ; j'avais recouvré masanté habituelle ; cependant, il n'était plus question du sujet quim'intéressait tant. Mme Reed arrêtait quelquefois sur moi son regardsévère ; mais elle m'adressait rarement la parole.

Depuis ma maladie, la ligne de séparation qui s'était faite entre ses enfantset moi devenait encore plus profonde. Je dormais à part dans un petitcabinet ; je prenais mes repas seule ; je passais tout mon temps dans lachambre des enfants, tandis que mes cousins se tenaient constamment dansle salon. Ma tante ne parlait jamais de m'envoyer en pension, et pourtant jesentais instinctivement qu'elle ne me souffrirait plus longtemps sous lemême toit qu'elle ; car alors, plus que jamais, chaque fois que son regardtombait sur moi, il exprimait une aversion profondément enracinée.

Éliza et Georgiana, obéissant évidemment aux ordres qui leur avaient étédonnés, me parlaient aussi peu que possible. John me faisait des grimacestoutes les fois qu'il me rencontrait. Un jour, il essaya de me battre ; mais jeme retournai contre lui, poussée par ce même sentiment de colère profondeet de révolte désespérée qui une fois déjà s'était emparé de moi. Il crutprudent de renoncer à ses projets. Il s'éloigna de moi en me menaçant, et encriant que je lui avais cassé le nez. J'avais en effet frappé cette partieproéminente de son visage, avec toute la force de mon poing ; quand je le

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vis dompté, soit par le coup, soit par mon regard, je me sentis toutedisposée à profiter de mes avantages ; mais il avait déjà rejoint sa mère, etje l'entendis raconter, d'un ton pleureur, que cette méchante Jane s'étaitprécipitée sur lui comme une chatte furieuse.Sa mère l'interrompit brusquement.

«Ne me parlez plus de cette enfant, John, lui dit-elle ; je vous ai défendu del'approcher ; elle ne mérite pas qu'on prenne garde à ses actes ; je ne désirevoir ni vous ni vos soeurs jouer avec elle.»

J'étais appuyée sur la rampe de l'escalier, tout près de là. Je m'écriaisubitement et sans penser à ce que je disais :

«C'est-à-dire qu'ils ne sont pas dignes de jouer avec moi.»

Mme Reed était une vigoureuse femme. En entendant cette étrange etaudacieuse déclaration, elle monta rapidement l'escalier ; plus promptequ'un vent impétueux, elle m'entraîna dans la chambre des enfants et mepoussa près de mon lit, en me défendant de quitter cette place et deprononcer une seule parole pendant le reste du jour.

«Que dirait mon oncle Reed, s'il était là ?» demandai-je presqueinvolontairement.

Je dis presque involontairement ; car ces paroles, ma langue les prononçaitsans que pour ainsi dire mon esprit y eût consenti. Il y avait en moi unepuissance qui parlait avant que je pusse m'y opposer.

«Comment ! s'écria Mme Reed, respirant à peine. Ses yeux gris,ordinairement froids et immobiles, se troublèrent et prirent une expressionde terreur ; elle lâcha mon bras, semblant douter si j'étais une enfant ou unesprit.

J'avais commencé, je ne pouvais plus m'arrêter.

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«Mon onde Reed est dans le ciel, continuai-je ; il voit ce que vous faites etce que vous pensez, et mon père et ma mère aussi ; ils savent que vousm'enfermez tout le jour, et que vous souhaitez ma mort.»

Mme Reed se fut bientôt remise ; elle me secoua violemment, et, aprèsm'avoir donné un soufflet, elle partit sans ajouter un seul mot. Bessie y suppléa par un sermon d'une heure ; elle me prouva clairementque j'étais l'enfant la plus méchante et la plus abandonnée qui eût habitésous un toit. J'étais tentée de le croire, car je ne sentais que de mauvaisesinspirations s'élever dans mon coeur.

Novembre, décembre et la moitié de janvier se passèrent. Noël et le nouvelan s'étaient célébrés à Gateshead avec la pompe ordinaire : des présentsavaient été échangés, des dîners, des soirées donnés et reçus. J'étaisnaturellement exclue de ces plaisirs ; toute ma part de joie était d'assisterchaque jour à la toilette d'Éliza et de Georgiana, de les voir descendre dansle salon avec leurs robes de mousseline légère, leurs ceintures roses, leurscheveux soigneusement bouclés. Puis j'épiais le passage du sommelier etdu cocher ; j'écoutais le son du piano et de la harpe, le bruit des verres etdes porcelaines, au moment où l'on apportait les rafraîchissements dans lesalon. Quelquefois même, lorsque la porte s'ouvrait, le murmureinterrompu de la conversation arrivait jusqu'à moi.

Quand j'étais fatiguée de cette occupation, je quittais l'escalier pour rentrerdans la chambre solitaire des enfants ; quoique cette pièce fût un peu triste,je n'y étais pas malheureuse ; je ne désirais pas descendre, car personnen'aurait fait attention à ma présence. Si Bessie s'était montrée bonne pourmoi, j'aurais mieux aimé passer toutes mes soirées près d'elle que de resterdes heures entières sous le regard sévère de Mme Reed, dans une pièceremplie de femmes élégantes.

Mais Bessie, aussitôt que ses jeunes maîtresses étaient habillées, avaitl'habitude de se rendre dans les régions bruyantes de la cuisine ou del'office, et elle emportait ordinairement la lumière avec elle ; alors,jusqu'au moment où le feu s'éteignait, je m'asseyais près du foyer avec ma

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poupée sur mes genoux, jetant de temps en temps un long regard toutautour de moi, pour m'assurer qu'aucun fantôme n'avait pénétré dans cettechambre demi-obscure.Lorsque les cendres rouges commençaient à pâlir, je me déshabillaispromptement, tirant de mon mieux sur les noeuds et sur les cordons, etj'allais chercher dans mon petit lit un abri contre le froid et l'obscurité.J'emportais ma poupée avec moi. On a toujours besoin d'aimer quelquechose, et ne trouvant aucun objet digne de mon affection, je m'efforçais demettre ma joie à chérir cette image flétrie et aussi déguenillée qu'unépouvantail.

C'est à peine si je puis me rappeler maintenant avec quelle absurdesincérité j'aimais ce morceau de bois qui me paraissait vivant et capable desentir ; je ne pouvais pas m'endormir sans avoir enveloppé ma poupée dansmon peignoir, et quand elle était bien chaudement, je me trouvais plusheureuse, parce que je la croyais heureuse elle-même.

Les heures me semblaient bien longues jusqu'au départ des convives.J'écoutais toujours si je n'entendrais point dans l'escalier les pas de Bessie ;elle venait quelquefois chercher son dé et ses ciseaux, ou m'apporter pourmon souper une talmouse ou quelque autre gâteau. Elle s'asseyait près demon lit pendant que je mangeais, et, quand j'avais fini, elle ramenait mescouvertures sur moi, et me disait, en m'embrassant deux fois : «Bonne nuit,mademoiselle Jane.» Alors Bessie me semblait l'être le meilleur, le plusbeau, le plus doux de la terre ; je souhaitais du fond de mon coeur la voirtoujours aussi bonne et aussi aimable. Je désirais qu'elle ne me grondâtplus, qu'elle cessât de m'imposer des tâches impossibles.

Bessie devait être une fille capable. Elle faisait adroitement tout ce qu'elleentreprenait, et je crois qu'elle racontait d'une manière remarquable, car leshistoires dont elle amusait mon enfance m'ont laissé une impressionprofonde.Elle était jolie, si mes souvenirs sont exacts ; c'était une jeune femmeélancée, aux cheveux noirs, aux yeux foncés. Je me rappelle ses traitsdélicats, son teint blanc et transparent ; mais son caractère était vif et

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capricieux. Cependant, bien qu'elle fût indifférente aux grands principes dejustice, je la préférais à tous les autres habitants de Gateshead.

On était au 15 du mois de janvier, l'horloge avait sonné neuf heures. Bessieétait descendue déjeuner, mes cousines n'avaient pas encore été appeléespar leur mère. Éliza mettait son chapeau et sa robe la plus chaude pouraller visiter son poulailler.C'était son occupation favorite ; mais ce qui lui plaisait plus encore, c'étaitde vendre ses oeufs à la femme de charge et d'amasser l'argent qu'elle enrecevait. Elle avait des dispositions pour le commerce et une tendancesingulière à thésauriser ; car, non contente de trafiquer de ses oeufs et deses poulets, elle cherchait à tirer le plus d'argent possible de ses fleurs, deses graines et de ses boutures. Le jardinier avait ordre d'acheter à la jeunefille tous les produits de son jardin qu'elle désirait vendre, et Éliza auraitvendu les cheveux de sa tête si elle avait pu en tirer bénéfice. Quant à sonargent, elle l'avait d'abord caché dans des coins, après l'avoir enveloppédans de vieux morceaux de papier ; mais quelques-unes de ces cachettesayant été découvertes par la servante, Éliza craignit de perdre un jour toutson trésor, et elle consentit à le confier à sa mère en exigeant un intérêt de50 ou 60 pour 100. Cet énorme intérêt, elle le touchait à chaque trimestre,et, pleine d'une anxieuse sollicitude, elle conservait dans un petit livre lecompte de son argent. Georgiana était assise devant une glace sur une chaise haute. Elleentremêlait ses cheveux de fleurs artificielles et de plumes fanées qu'elleavait trouvées dans une mansarde. Cependant je faisais mon lit, ayant reçude Bessie l 'ordre exprès de le finir avant son retour ; car Bessiem'employait souvent comme une servante subalterne, pour nettoyer lachambre et épousseter les meubles. Après avoir étendu la courte-pointe etplié mes vêtements de nuit, j'allai à la fenêtre ; quelques livres d'images etquelques jeux y avaient été oubliés. Je voulus les ranger, mais Georgianam'ordonna durement de laisser ses affaires en repos. Me trouvantinoccupée, j'approchai mes lèvres des fleurs de glace qui obscurcissaientles carreaux, et bientôt je pus voir au dehors. Le sol avait été pétrifié parune rude gelée.

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De la fenêtre on apercevait la loge du portier et l'allée par laquelle entraientles voitures ; mon haleine avait, comme je l'ai dit, fait une place à monregard sur le feuillage argenté qui revêtait les vitres, quand je vis les portess'ouvrir. Une voiture entra. Je la regardai avec distraction se diriger vers lamaison.Beaucoup de voitures venaient à Gateshead, mais les visiteurs qu'ellescontenaient n'étaient jamais intéressants pour moi.

La calèche s'arrêta devant la porte ; la sonnette fut tirée, et on introduisit lenouveau venu. Comme ces détails m'étaient indifférents, je reportai toutemon attention sur un petit rouge-gorge affamé, qui était venu chanter dansles branches dépouillées d'un cerisier placé devant le mur, au-dessous de lafenêtre. Il me restait encore du pain de mon déjeuner, j'en émiettai unmorceau et je secouai l'espagnolette, voulant répandre les miettes sur lebord de la fenêtre, lorsque Bessie monta précipitamment l'escalier et arrivadans la chambre en criant : «Mademoiselle Jane, retirez votre tablier. Que faites-vous là ? avez-vouslavé votre figure et vos mains ce matin ?»

Avant de répondre, je tirai une fois encore l'espagnolette, car je tenais àdonner moi-même le pain au petit oiseau. Le châssis céda, je jetai unepartie des miettes par terre et l'autre sur les branches de l'arbre ; puis,refermant la fenêtre, je répondis tranquillement :

«Non, Bessie, je finis d'épousseter.

- Quelle petite fille désagréable et sans soin ! Que faisiez-vous là ? Vousêtes toute rouge comme une coupable. Pourquoi avez-vous ouvert lacroisée ?»

Je n'eus pas l'embarras de répondre, car Bessie semblait trop occupée pourécouter mes explications ; elle m'emmena vers la table de toilette, prit dusavon et de l 'eau, et m'en frotta sans pitié la figure et les mains.Heureusement pour moi elle y mit peu de temps ; ensuite elle lissa mescheveux, me retira mon tablier, et me poussant sur l'escalier, m'ordonna de

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descendre bien vite dans la salle à manger, où j'étais attendue.

J'allais demander qui m'attendait et si ma tante se trouvait en bas ; maisBessie avait déjà disparu en fermant la porte de la chambre derrière elle.

Je descendis lentement. Depuis plus de trois mois je n'avais pas été appeléepar Mme Reed. Renfermée pendant si longtemps dans la chambre dupremier, le rez-de-chaussée était devenu pour moi une région imposante etdans laquelle il m'était pénible d'entrer.J'arrivai dans l'antichambre devant la porte de la salle à manger ; là jem'arrêtai intimidée et tremblante ; redoutant sans cesse des punitionsinjustes, j'étais devenue en peu de temps défiante et craintive. Je n'osaispas avancer ; pendant une dizaine de minutes je demeurai dans unehésitation agitée. Tout à coup la sonnette retentit violemment : force me futd'entrer. «Qui donc peut m'attendre ? me demandais-je intérieurement, pendantqu'avec mes deux mains je tournais le dur loquet qui résista quelquessecondes à mes efforts. Qui vais-je trouver avec ma tante ?»

Le loquet céda, la porte s'ouvrit ; je m'avançai en saluant bien bas, et jeregardai autour de moi. Quelque chose de sombre et de long, une sorte decolonne obscure, arrêta mes yeux. Je reconnus enfin une triste figurehabillée de noir qui se tenait debout devant moi. La partie supérieure de cepersonnage étrange ressemblait à un masque taillé, qu'on aurait planté surune longue flèche en guise de tête.

Mme Reed occupait sa place ordinaire, près du feu. Elle me fit signed'approcher ; j'obéis, et regardant l'étranger immobile, elle me présenta àlui en disant :

«Voici la petite fille dont je vous ai parlé.»

Il tourna lentement la tête de mon côté, et, après m'avoir examinée d'unregard inquisiteur qui perçait à travers des cils noirs et épais, il demandad'un ton solennel et d'une voix très basse quel âge j'avais.

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«Dix ans, répondit ma tante.

- Tant que cela ?» reprit-il d'un air de doute.

Et il prolongea son examen quelques minutes encore ; puis, s'adressant àmoi, il me dit :

«Quel est votre nom, enfant ?

- Jane Eyre, monsieur.»

En prononçant ces paroles, je le regardais : il me sembla grand, mais je mesouviens qu'alors j'étais très petite ; ces traits me parurent grossièrementaccentués, et je leur trouvais, ainsi qu'à toutes les autres lignes de sapersonne, une expression dure et hypocrite.

«Eh bien ! Jane Eyre, êtes-vous une bonne petite fille ?»Impossible de répondre affirmativement. Ceux qui m'entouraient pensaientle contraire ; je demeurai silencieuse. Mme Reed parla pour moi, etsecouant la tête d'une manière expressive, elle reprit rapidement :

«Moins nous parlerons sur ce sujet, mieux peut-être cela vaudra, monsieurBrockelhurst.

- En vérité, j'en suis fâché ; il faut que je m'entretienne quelques instantsavec elle.»

Et, renonçant à sa position perpendiculaire, il s'installa dans un fauteuilvis-à-vis Mme Reed.

«Venez ici,» me dit-il.

Il frappa légèrement du pied le tapis et m'ordonna de me placer devant lui.Sa figure me produisit un effet étrange, quand, me trouvant sur la même

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ligne que lui, je pus voir son grand nez et sa bouche garnie de dentsénormes.

«Il n'y a rien de si triste que la vue d'un méchant enfant, reprit-il, surtoutd'une méchante petite fille. Savez-vous où vont les réprouvés après leurmort ?»

Ma réponse fut rapide et orthodoxe.

«En enfer, m'écriai-je.

- Et qu'est-ce que l'enfer ? pouvez-vous me le dire ?

- C'est un gouffre de flammes.

- Aimeriez-vous à être précipitée dans ce gouffre et à y brûler pendantl'éternité ?

- Non, monsieur.

- Et que devez-vous donc faire pour éviter une telle destinée ?»

Je réfléchis un moment, et cette fois il fut facile de m'attaquer sur ce que jerépondis.

«Je dois me maintenir en bonne santé et ne pas mourir.

- Et que ferez-vous pour cela ? des enfants plus jeunes que vous périssentjournellement. Il y a encore bien peu de temps, j'ai enterré un petit enfantde cinq ans ; mais il était bon, et son âme est allée au ciel ; on ne pourraiten dire autant de vous, si vous étiez appelée dans un autre monde.» Ne pouvant pas faire cesser ses doutes, je fixai mes yeux sur ses deuxgrands pieds, et je soupirai en souhaitant la fin de cet interrogatoire.

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«J'espère que ce soupir vient du coeur, reprit M. Brockelhurst, et que vousvous repentez d'avoir toujours été un sujet de tristesse pour votreexcellente bienfaitrice.»

Bienfaitrice ! bienfaitrice ! ils appellent tous Mme Reed ma bienfaitrice ;s'il en est ainsi, une bienfaitrice est quelque chose de bien désagréable.

«Dites-vous vos prières matin et soir ? continua mon interrogateur.

- Oui, monsieur.

- Lisez-vous la Bible ?

- Quelquefois.

- Le faites-vous avec plaisir ? aimez-vous cette lecture ?

- J'aime les Révélations, le Livre de Daniel, la Genèse, Samuel, quelquespassages de l'Exode, des Rois, des Chroniques, et j'aime aussi Job et Jonas.

- Et les Psaumes, j'espère que vous les aimez ?

- Non, monsieur.

- Oh ! quelle honte ! J'ai un petit garçon plus jeune que vous, qui sait déjàsix psaumes par coeur ; et quand on lui demande ce qu'il préfère, mangerun pain d'épice ou apprendre un verset, il vous répond : J'aime mieuxapprendre un verset, parce que «les anges chantent les psaumes, et que jeveux être un petit ange sur la terre ;» et alors on lui donne deux painsd'épice, en récompense de sa piété d'enfant.

- Les Psaumes ne sont point intéressants, observai-je.

- C'est une preuve que vous avez un mauvais coeur. Il faut demander àDieu de le changer, de vous en accorder un autre plus pur, de vous retirer

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ce coeur de pierre pour vous donner un coeur de chair.»

J'essayais de comprendre par quelle opération pourrait s'accomplir cechangement, lorsque Mme Reed m'ordonna de m'asseoir, et prenantelle-même le fil de la conversation : «Je crois, monsieur Brockelhurst, dit-elle, vous avoir mentionné dans malettre, il y a trois semaines environ, que cette petite fille n'a pas le caractèreet les dispositions que j'eusse voulu voir en elle. Si donc vous l'admettezdans l'école de Lowood, je demanderai que les chefs et les maîtresses aientl'oeil sur elle ; je les prierai surtout de se tenir en garde contre son plusgrand défaut, je veux parler de sa tendance au mensonge. Je dis toutes ceschoses devant vous, Jane, ajouta-t-elle, afin que vous n'essayiez pas detromper M. Brockelhurst.»

J'étais tout naturellement portée à craindre et à détester Mme Reed, elle quisemblait sans cesse destinée à me blesser cruellement. Je n'étais jamaisheureuse en sa présence ; quels que fussent mes soins pour lui obéir et luiplaire, mes efforts étaient toujours repoussés, et je ne recevais en échangeque des reproches semblables à celui que je viens de rapporter. Cetteaccusation qui m'était infligée devant un étranger me fut profondémentdouloureuse. Je voyais vaguement qu'elle venait de briser toutes mesespérances dans cette nouvelle vie où je devais entrer ; je sentaisconfusément, et sans m'en rendre compte, qu'elle semait l'aversion et lamalveillance sur le chemin que j'allais parcourir.

Je me voyais transformée aux yeux de M. Brockelhurst en petite filledissimulée ; et que pouvais-je faire pour effacer cette injustice ?

«Rien, rien,» pensai-je en moi-même. Je m'efforçai de réprimer un sanglotet j'essuyai rapidement quelques larmes, preuves trop évidentes de monangoisse.

«Le mensonge est un triste défaut chez un enfant, dit M. Brockelhurst, etcelui qui aura trompé pendant sa vie trouvera la punition de ses fautes dansun gouffre de flammes et de soufre ; mais elle sera surveillée ; je parlerai

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d'elle à Mlle Temple et aux institutrices. - Je voudrais, continua Mme Reed, que son éducation fût en rapport avecsa position, qu'on la rendît utile et humble. Quant aux vacances, je vousdemanderai la permission de les lui laisser passer à Lowood.

- Vos projets sont pleins de sagesse, madame, reprit M. Brockelhurst ;l'humilité est une vertu chrétienne, et elle est nécessaire surtout aux élèvesde Lowood. Je demande sans cesse qu'on apporte un soin tout particulier àla leur inspirer. J'ai longtemps cherché les meilleurs moyens de mortifieren elles le sentiment mondain de l'orgueil, et l'autre jour j'ai eu une preuvede mon succès. Ma seconde fille est allée avec sa mère visiter l'école, et àson retour elle s'est écriée : «Ô mon père ! combien tous ces enfants deLowood semblent tranquilles et simples, avec leurs cheveux relevésderrière l'oreille, leurs longs tabliers, leurs petites poches cousues àl'extérieur de leurs robes ! Elles sont vêtues presque comme les enfants despauvres ; et, ajouta-t-elle, elles regardaient ma robe et celle de mamancomme si elles n'eussent jamais vu de soie.»

- Voilà une discipline que j'approuve entièrement, continua Mme Reed ;j'aurais cherché dans toute l'Angleterre que je n'eusse rien trouvé de mieuxpour le caractère de Jane. Mais, mon cher monsieur Brockelhurst, jedemande de l'uniformité sur tous points.

- Certes, madame, c'est un des premiers devoirs chrétiens, et à Lowoodnous l'avons observée dans tout : une nourriture et des vêtements simples,un bien-être que nous avons eu soin de ne pas exagérer, des habitudesdures et laborieuses : telle est la règle de cette maison. - Très bien, monsieur : alors je puis compter que cette enfant sera reçue àLowood, qu'elle y sera élevée comme il convient à sa position, et en vue deses devoirs à venir.

- Vous le pouvez, madame ; elle sera placée dans cet asile de planteschoisies, et j'espère que l'inestimable privilège de son admission la rendrareconnaissante.

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- Je l'enverrai aussitôt que possible, monsieur Brockelhurst ; car j'ai bienhâte, je vous assure, d'être débarrassée d'une responsabilité qui devientaussi lourde.

- Sans doute, sans doute. Madame, ajouta-t-il, je me vois obligé de vousfaire mes adieux. Je ne retournerai à mon château que dans une semaine oudeux ; car mon bon ami, l'archidiacre, ne veut pas me permettre de lequitter avant ce temps-là ; mais je ferai dire à Mlle Temple qu'elle a unenouvelle élève à attendre, et ainsi la réception de Mlle Jane n'éprouveraaucune difficulté. Adieu, madame.

- Adieu, monsieur ; rappelez-moi au souvenir de Mme et de MlleBrockelhurst.

- Je n'y manquerai pas, madame. Petite, dit-il en se tournant vers moi, voiciun livre intitulé le Guide de l'Enfance ; vous lirez les prières qui s'ytrouvent ; mais lisez surtout cette partie ; vous y verrez racontée la mortsoudaine et terrible de Martha G..., méchante petite fille qui, comme vous,avait pris l'habitude du mensonge.»

En disant ces mots, M. Brockelhurst me mit dans la main une brochuresoigneusement recouverte d'un papier, et, après avoir fait demander savoiture, il nous quitta.

Je restai seule avec Mme Reed. Quelques minutes se passèrent en silence.Elle cousait et je l'examinais. Mme Reed pouvait avoir trente-six ou trente-sept ans : c'était une femmed'une constitution robuste, aux épaules carrées, aux membres vigoureux ;elle n'était point lourde, bien que petite et forte ; sa figure paraissait large, àcause du développement excessif de son menton. Elle avait le front bas, labouche et le nez assez réguliers ; ses yeux, sans bonté, brillaient sous descils pâles ; sa peau était noire et ses cheveux blonds. D'un tempéramentfort et sain, elle ignorait la maladie ; c'était une ménagère soigneuse ethabile, qui surveillait aussi bien ses fermes que sa maison ; ses enfantsseuls se riaient quelquefois de son autorité ; elle s'habillait avec goût, et sa

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tenue faisait toujours ressortir sa toilette.

Assise sur une chaise basse, non loin de son fauteuil, j'avais pu l'examineret étudier tous les traits de son visage. Je tenais dans ma main ce livre quiracontait la mort subite d'une menteuse ; mon attention s'y reporta, et ce futcomme un avertissement pour moi.

Ce qui venait de se passer, ce que Mme Reed avait dit à M. Brockelhurst,toute leur conversation enfin était encore récente et douloureuse dans monesprit ; chaque mot m'avait frappée comme un dard, et j'étais là, agitée parun vif ressentiment.

Mme Reed leva les yeux de son ouvrage, les fixa sur moi, et ses doigtss'arrêtèrent.

«Sortez d'ici, retournez dans votre chambre,» me dit-elle.

Mon regard, ou je ne sais quelle autre chose, l'avait sans doute blessée ;car, bien qu'elle se contînt, son accent était très irrité. Je me levai et je medirigeai vers la porte ; mais je revins sur mes pas, j'allai du côté de lafenêtre, puis au milieu de la chambre ; enfin je m'approchai d'elle. Il fallait parler ; j'avais été impitoyablement foulée aux pieds, je sentais lebesoin de me venger ; mais comment ? Quelles étaient mes forces pourlutter contre une telle adversaire ? Je fis appel à tout ce qu'il y avaitd'énergie en moi, et je la concentrai dans ces seuls mots :

«Je ne suis pas dissimulée ; si je l'étais, j'aurais dit que je vous aimais ;mais je déclare que je ne vous aime pas ; je vous déteste plus que personneau monde, excepté toutefois John Reed. Cette histoire d'une menteuse,vous pouvez la donner à votre fille Georgiana, car c'est elle qui voustrompe, et non pas moi.»

Les doigts de Mme Reed étaient demeurés immobiles, ses yeux de glacecontinuaient à me fixer froidement.

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CHAPITRE IV 45

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«Qu'avez-vous encore à me dire ?» me demanda-t-elle d'un ton qu'on auraitplutôt employé avec une femme qu'avec une enfant.

Ce regard, cette voix, réveillèrent toutes mes antipathies. Émue,aiguillonnée par une invincible irritation, je continuai :

«Je suis heureuse que vous ne soyez pas une de mes parentes, je ne vousappellerai plus jamais ma tante ; je ne viendrai jamais vous voir lorsque jeserai grande, et quand quelqu'un me demandera si je vous aime etcomment vous me traitiez, je lui dirai que votre souvenir seul me fait mal,et que vous avez été cruelle pour moi.

- Comment oseriez-vous affirmer de semblables choses, Jane ?

- Comment je l'oserai, madame Reed ? Je l'oserai, parce que c'est la vérité.Vous croyez que je ne sens pas et que je puis vivre sans que personnem'aime, sans qu'on soit bon pour moi ; mais non, et vous n'avez pas eupitié de moi ; je me rappellerai toujours avec quelle dureté vous m'avezrepoussée dans la chambre rouge, quel regard vous m'avez jeté, alors quej'étais à l'agonie.Et pourtant, oppressée par la souffrance, je vous avais crié : «Ma tante ayezpitié de moi !» Et cette punition, vous me l'aviez infligée parce que j'avaisété frappée, jetée à terre par votre misérable fils. Je dirai l'exacte vérité àtous ceux qui me questionneront. On croit que vous êtes bonne ; mais votrecoeur est dur et vous êtes dissimulée.»

Quand j'eus cessé de parler, le plus étrange sentiment de triomphe que j'aiejamais éprouvé s'était emparé de mon âme. Je crus qu'une chaîne invisibles'était brisée et que je venais de conquérir une liberté inespérée.

Je pouvais le croire en effet, car Mme Reed semblait effrayée ; sonouvrage avait glissé de ses genoux, elle levait les mains, paraissait agitée,et à sa figure contractée on eût dit qu'elle allait pleurer.

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CHAPITRE IV 46

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«Jane, me dit-elle, vous vous trompez. Qu'avez-vous ? pourquoitremblez-vous si fort Voulez-vous boire un peu d'eau ?

- Non, madame Reed.

- Souhaitez-vous quelque autre chose, Jane ? Je vous assure que je désireêtre votre amie.

- Non ; vous prétendiez tout à l'heure, devant M. Brockelhurst, que j'avaisun mauvais caractère et que j'étais une menteuse ; mais tout le monde sauravotre conduite à Lowood.

- Jane, ce sont là des choses que vous ne comprenez pas ; il faut biencorriger les enfants de leurs défauts.

- Le mensonge n'est pas mon défaut, m'écriai-je d'une voix sauvage.

- Avouez, Jane, que vous êtes en colère, et maintenant retournez dans votrechambre, ma chère enfant, et couchez-vous un peu.

- Je ne suis pas votre chère enfant, et ne puis pas me coucher.Envoyez-moi en pension aussitôt que vous le pourrez, madame Reed, carje déteste cette maison. - Oh ! oui, je t'y enverrai aussitôt que possible,» murmura Mme Reed enramassant son ouvrage ; puis elle quitta vivement la chambre.

On m'avait laissée seule, maîtresse du terrain ; c'était ma plus rude bataille,ma première victoire : je restai un moment à la place où s'était assis M.Brockelhurst, jouissant de ma solitude conquise. D'abord je me souris àmoi-même, et je sentis mon être se dilater ; mais ce farouche plaisir cessaaussi vite que les battements accélérés de mon pouls : un enfant ne peutpas discuter avec ses supérieurs ainsi que je l'avais fait, il ne peut pasdonner un libre cours à ses sentiments de rage, sans éprouver ensuite lesdouleurs du remords et la glace du repentir. Quand j'avais accusé etmenacé Mme Reed, mon esprit flamboyait comme un tas de bruyères

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embrasées ; mais de même que celles-ci, après avoir été enflammées, nelaissent plus que cendres, mon âme se trouva anéantie, lorsque, après unedemi-heure de silence et de réflexion, je reconnus la folie de ma conduite,et la tristesse d'une position où j'étais haïe autant que je haïssais.

J'avais goûté la vengeance pour la première fois ; comme les vins épicés,elle me sembla agréable, chaude et vivifiante ; mais l'arrière-goûtmétallique et brûlant me laissa la sensation d'un empoisonnement. Alors jeserais allée de bon coeur demander pardon à Mme Reed ; mais je savaispar l'expérience et par l'instinct que je l'aurais ainsi rendue plus ennemie etque j'aurais excité les violents entraînements de ma nature.

Le moins que je pusse montrer, c'était l'emportement dans mes paroles ; lemoins que je pusse sentir, c'était une sombre indignation. Je pris un volumede contes arabes, en m'efforçant de lire ; mais je ne compris rien : mapensée flottante ne pouvait se fixer sur moi-même, ni sur ces pages quej'avais trouvées jadis si séduisantes.J'ouvris la porte vitrée de la salle à manger : le bosquet était silencieux ;une gelée que n'avait brisée ni le soleil ni le vent, couvrait la terre. Je meservis de ma robe pour envelopper ma tête et mes bras, et j'allai mepromener dans une partie du parc tout à fait séparée du reste.

Mais je ne trouvai plus aucun plaisir sous ces arbres silencieux, parmi cespommes de pins, dernières dépouilles de l'automne dont le sol étaitcouvert, au milieu de ces feuilles mortes amoncelées par le vent et roidiespar les glaces ; je m'appuyai contra la grille, et je regardai un champ videoù les troupeaux ne paissaient plus, et où l'herbe avait été tondue parl'hiver et revêtue de blanc. C'était un jour bien sombre, un ciel bien obscur,tout chargé de neige. Par intervalles, des flocons de glace tombaient sansse fondre sur le sentier durci et dans le clos couvert de givre. J'étais triste etmalheureuse, et je murmurais tout bas : «Que faire, que faire ?»

J'entendis tout à coup une voix claire me crier :

«Mademoiselle Jane, où êtes-vous ? venez déjeuner.»

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C'était Bessie, je le savais, et je ne répondis rien ; mais bientôt le bruitléger de ses pas arriva jusqu'à moi. Elle traversait le sentier et se dirigeaitde mon côté.

«Méchante petite fille, me dit-elle, pourquoi ne venez-vous pas quand onvous appelle ?»

La présence de Bessie me sembla encore plus douce que les pensées dontj'étais accablée, bien que, selon son habitude, elle fût un peu de mauvaisehumeur. Le fait est qu'après ma lutte avec Mme Reed et ma victoire surelle, la colère passagère d'une servante me touchait peu, et j'étais prête àvenir me réchauffer à la lumière de son jeune coeur. Je jetai donc mes deux bras autour de son cou, en lui disant :

«Venez, Bessie, ne grondez plus.»

Je ne m'étais jamais montrée si ouverte, si peu craintive ; cette manièred'être plut à Bessie.

«Vous êtes une étrange enfant, mademoiselle Jane, me dit-elle en meregardant ; une petite créature vagabonde, aimant la solitude.Vous allez en pension, n'est-ce pas ?»

Je fis un signe affirmatif.

«Et n'êtes-vous pas triste de quitter la pauvre Bessie ?

- Que suis-je pour Bessie ? elle me gronde toujours.

- C'est qu'aussi vous vous montrez bizarre, timide, effarouchée.Si vous étiez un peu plus hardie...

- Oui, pour recevoir encore plus de coups.

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- Sottise ! Mais du reste il est certain que vous n'êtes pas bien traitée ; mamère, lorsqu'elle vint me voir la semaine dernière, me dit que pour rien aumonde elle ne voudrait voir un de ses enfants à votre place. Mais venez,j'ai une bonne nouvelle pour vous.

- Je ne le pense pas, Bessie.

- Enfant, que voulez-vous dire ? Pourquoi fixer sur moi un regard si triste ?Eh bien ! vous saurez que monsieur, madame et mesdemoiselles sont allésprendre le thé chez une de leurs connaissances ; quant à vous, vous leprendrez avec moi ; je demanderai à la cuisinière de vous faire un petitgâteau, et ensuite vous m'aiderez à visiter vos tiroirs, parce qu'il faudrabientôt que je fasse votre malle. Madame veut que vous quittiez Gatesheaddans un jour ou deux ; vous choisirez ceux de vos vêtements que vousvoulez emporter.

- Bessie, dis-je, promettez-moi de ne plus me gronder jusqu'à mon départ.

- Eh bien, oui ; mais soyez une bonne fille et n'ayez pas peur de moi. Nereculez pas quand je parle un peu haut, car c'est là ce qui m'irrite le plus. - Je ne crois pas avoir jamais peur de vous maintenant, Bessie, parce queje suis habituée à vos manières ; mais j'aurai bientôt de nouvellespersonnes à craindre.

- Si vous les craignez, elles vous détesteront.

- Comme vous, Bessie ?

- Je ne vous déteste pas, mademoiselle ; je crois vous aimer encore plusque les autres.

- Vous ne me le montrez pas.

- Intraitable petite fille, voilà une nouvelle façon de parler ; qui donc vousa rendue si hardie ?

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- Bientôt je serai loin de vous, Bessie, et d'ailleurs...»

J'allais parler de ce qui s'était passé entre moi et Mme Reed ; mais à laréflexion, je pensai qu'il valait mieux garder le silence sur ce sujet.

«Et alors vous êtes contente de me quitter ?

- Non, Bessie, non, en vérité ; et même dans ce moment je commence à enêtre un peu triste.

- Dans ce moment, et un peu ! comme vous dites cela froidement, mapetite demoiselle ! Je suis sûre que, si je vous demandais de m'embrasser,vous me refuseriez.

- Oh non, je veux vous embrasser, et ce sera un plaisir pour moi ; baissezun peu votre tête.»

Bessie s'inclina, et nous nous embrassâmes ; puis, étant tout à fait remise,je la suivis à la maison.

L'après-midi se passa dans la paix et l'harmonie. Le soir, Bessie me contases histoires les plus attrayantes et me chanta ses chants les plus doux.Même pour moi, la vie avait ses rayons de soleil.»

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CHAPITRE V

On était au matin du 19 janvier ; cinq heures venaient de sonner aumoment où Bessie entra avec une chandelle dans mon petit cabinet.

J'étais debout et presque entièrement habillée. Levée depuis unedemi-heure, je m'étais lavé la figure, et j'avais mis mes vêtements à la pâlelumière de la lune, dont les rayons perçaient l'étroite fenêtre de mon réduit.Je devais quitter Gateshead ce jour même et prendre, à six heures, lavoiture qui passait devant la loge du portier.

Bessie seule était levée ; après avoir allumé le feu, elle commença à fairechauffer mon déjeuner. Les enfants mangent rarement lorsqu'ils sontexcités par la pensée d'un voyage.

Quant à moi, je ne pus rien prendre. Ce fut en vain que Bessie me priad'avaler une ou deux cuillerées de la soupe au lait qu'elle avait préparée.Elle chercha alors quelques biscuits et les fourra dans mon sac ; puis, aprèsm'avoir attaché mon manteau et mon chapeau, elle s'enveloppa dans unchâle, et nous quittâmes ensemble la chambre des enfants. Quand je fusarrivée devant la chambre à coucher de Mme Reed, Bessie me demanda sije voulais dire adieu à sa maîtresse.

«Non, Bessie, répondis-je ; hier soir, lorsque vous étiez descendue pour lesouper, elle s'est approchée de mon lit, et m'a déclaré que le lendemainmatin je n'aurais besoin de déranger ni elle ni mes cousines ; elle m'a aussi

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dit de ne point oublier qu'elle avait toujours été ma meilleure amie ; ellem'a priée de parler d'elle, et de lui être reconnaissante pour ce qu'elle avaitfait en ma faveur.

- Et qu'avez-vous répondu, mademoiselle ?

- Rien ; j'ai caché ma figure sous mes couvertures, et je me suis tournée ducôté de la muraille. - C'était mal, mademoiselle Jane.

- Non, Bessie, c'était parfaitement juste. Votre maîtresse n'a jamais étémon amie. Bien loin de là, elle m'a toujours traitée en ennemie.

- Oh ! mademoiselle Jane, ne dites pas cela.

- Adieu au château de Gateshead,» m'écriai-je en passant sous la grandeporte.

La lune avait disparu, et la nuit était obscure. Bessie portait une lanterne,dont la lumière venait éclairer les marches humides du perron, ainsi que lesallées sablées qu'un récent dégel avait détrempées Cette matinée d'hiverétait glaciale, mes dents claquaient. La loge du portier était éclairée ; en yarrivant, nous y trouvâmes la femme qui allumait son feu. Le soirprécédent, ma malle avait été descendue, ficelée et déposée à la porte. Ilétait six heures moins quelques minutes, et lorsque l'horloge eut sonné, unbruit de roues annonça l'arrivée de la voiture ; je me dirigeai vers la porte,et je vis la lumière de la lanterne avancer rapidement à travers des espacesténébreux.

«Part-elle seule ? demanda la femme du portier.

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- Oui.

- À quelle distance va-t-elle ?

- À cinquante milles.

- C'est bien loin ; je suis étonnée que Mme Reed ose la livrer à elle-mêmependant une route aussi longue.»

Une voiture traînée par deux chevaux et dont l'impériale était couverte devoyageurs venait d'arriver et de s'arrêter devant la porte. Le postillon et leconducteur demandèrent que tout se fît rapidement ; ma malle fut hissée ;on m'arracha des bras de Bessie, tandis que j'étais suspendue à son cou.

«Ayez bien soin de l'enfant, cria-t-elle au conducteur, lorsque celui-ci meplaça dans l'intérieur. - Oui,» répondit-il. La portière fut fermée, et j'entendis une voix quicriait : «Enlevez !» Alors la voiture continua sa route.

C'est ainsi que je fus séparée de Bessie et du château de Gateshead ; c'estainsi que je fus emmenée vers des régions inconnues et que je croyaiséloignées et mystérieuses.

Je ne me rappelle que peu de chose de mon voyage : le jour me parut d'uneexcessive longueur ; il me semblait que nous franchissions des centainesde lieues. On traversa plusieurs villes, et dans l'une d'elles la voitures'arrêta. Les chevaux furent changés et les voyageurs descendirent pourdîner. On me mena dans une auberge où le conducteur voulut me fairemanger quelque chose ; mais comme je n'avais pas faim, il me laissa dansune salle immense aux deux bouts de laquelle se trouvait une cheminée ;un lustre était suspendu au milieu, et on apercevait une grande quantitéd'instruments de musique dans une galerie placée au haut de la pièce.

Je me promenai longtemps dans cette salle, accablée d'étranges pensées. Jecraignais que quelqu'un ne vînt m'enlever ; car je croyais aux ravisseurs,

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leurs exploits ayant souvent figuré dans les chroniques de Bessie. Enfinmon protecteur revint et me replaça dans la voiture ; après être monté surle siège, il souffla dans sa corne, et nous nous mîmes à rouler sur la routepierreuse qui conduit à Lowood.

Le soir arrivait humide et chargé de brouillards ; quand le jour eut cessépour faire place au crépuscule, je compris que nous étions bien loin deGateshead. Nous ne traversions plus de villes, le paysage était changé. Dehautes montagnes grisâtres fermaient l'horizon ; l'obscurité augmentait àmesure que nous descendions dans la vallée ; tout autour de nous nousn'avions que des bois épais.Depuis longtemps la nuit avait entièrement voilé le paysage, et j'entendaisencore dans les feuilles le murmure du vent.

Bercée par ces sons harmonieux, je m'endormis enfin. Je sommeillaisdepuis longtemps, lorsque la voiture s'arrêtant tout à coup, je m'éveillai.Devant moi se tenait une étrangère que je pris pour une domestique, car àla lueur de la lanterne je pus voir sa figure et ses vêtements.

«Y a-t-il ici une petite fille du nom de Jane Eyre ? demanda-t-elle.

- Oui.» répondis-je.

Aussitôt on me fit descendre. Ma malle fut remise à la servante, et ladiligence repartit. Le bruit et les secousses de la voiture avaient engourdimes membres et m'avaient étourdie. Je rassemblai toutes mes facultés pourregarder autour de moi. Le vent, la pluie et l'obscurité remplissaientl'espace. Je pus néanmoins distinguer un mur dans lequel était pratiquéeune porte, ouverte pour le moment ; mon nouveau guide me la fit traverser,puis, après l'avoir soigneusement fermée derrière elle, elle tira le verrou.

J'avais alors devant moi une maison, ou, pour mieux dire, une série demaisons qui occupaient un terrain assez considérable ; leurs façades étaientpercées d'un grand nombre de fenêtres, dont quelques-unes seulementétaient éclairées. On me fit passer par un sentier large, sablonneux et

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humide, et au bout duquel se trouvait encore une porte. De là, nousentrâmes dans un corridor qui conduisait à une chambre à feu. La servantem'y laissa seule.

Je demeurai debout devant le foyer, m'efforçant de réchauffer mes doigtsglacés ; puis je promenai mon regard autour de moi : il n'y avait pas delumière, mais la flamme incertaine du foyer me montrait par intervalles unmur recouvert d'une tenture, des tapis, des rideaux et des meubles d'unacajou brillant. J'étais dans un salon, non pas aussi élégant que celui de Gateshead, maisqui pourtant me parut très confortable. Je m'efforçais de comprendre lesujet d'une des peintures suspendues au mur, lorsque quelqu'un entra avecune lumière ; derrière, se tenait une seconde personne.

La première était une femme d'une taille élevée. Ses cheveux et ses yeuxétaient noirs ; son front, élevé et pâle. Bien qu'à moitié cachée dans unchâle, son port me sembla noble et sa contenance grave.

«Cette enfant est bien jeune pour être envoyée seule,» dit-elle, en posant labougie sur la table.

Elle m'examina attentivement pendant une minute ou deux, puis elleajouta :

«Il faudra la coucher tout de suite ; elle a l'air fatiguée. Êtes-vous lasse,mon enfant ? me dit-elle en mettant sa main sur mon épaule.

- Un peu, madame.

- Et vous avez faim, sans doute ? Avant de l'envoyer au lit, faites-luidonner à manger, mademoiselle Miller. Est-ce la première fois que vousquittez vos parents pour venir en pension, mon enfant ?»

Je lui répondis que je n'avais point de parents ; elle me demanda depuisquand ils étaient morts, quels étaient mon âge et mon nom, si je savais lire,

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écrire et coudre ; ensuite elle me caressa doucement la joue, en me disant :«J'espère que vous serez une bonne enfant ;» puis elle me remit entre lesmains de Mlle Miller.

La jeune dame que je venais de quitter pouvait avoir vingt-neuf ans ; cellequi m'accompagnait paraissait de quelques années plus jeune, la premièrem'avait frappée par son aspect, sa voix et son regard Mlle Miller se faisaitmoins remarquer ; elle avait un teint couperosé et une figure fatiguée ; sadémarche et ses mouvements précipités annonçaient une personne qui doitfaire face à beaucoup de devoirs ; elle avait l'air d'une sous-maîtresse, etj'appris qu'en effet c'était son rôle à Lowood.Elle me conduisit de pièce en pièce, de corridor en corridor, à travers unemaison grande et irrégulièrement bâtie. Un silence absolu, qui m'effrayaitun peu, régnait dans cette partie que nous venions de traverser. Unmurmure de voix lui succéda bientôt. Nous entrâmes dans une salleimmense. À chaque bout se dressaient deux tables éclairées chacune pardeux chandelles. Autour étaient assises sur des bancs des jeunes filles dontl 'âge variait depuis dix jusqu'à vingt ans. Elles me semblèrentinnombrables, quoiqu'en réalité elles ne fussent pas plus de quatre-vingts.Elles portaient toutes le même costume : des robes en étoffe brune et d'uneforme étrange ; et par-dessus la robe de longs tabliers de toile. C'étaitl'heure de l'étude ; elles repassaient leurs leçons du lendemain, et de làprovenait le murmure que j'avais entendu. Mlle Miller me fit signe dem'asseoir sur un banc près de la porte ; puis, se dirigeant vers le bout decette longue chambre, elle s'écria :

«Monitrices, réunissez les livres de leçons et retirez-les.»

Quatre grandes filles se levèrent des différentes tables, prirent les livres etles mirent de côté.

Mlle Miller s'écria de nouveau :

«Monitrices, allez chercher le souper.»

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Les quatre jeunes filles sortirent et revinrent au bout de quelques instants,portant chacune un plateau sur lequel un gâteau, que je ne reconnus pasd'abord, avait été placé et coupé par morceaux Au milieu, je vis un gobeletet un vase plein d'eau.Les parts furent distribuées aux élèves, et celles qui avaient soif prirent unpeu d'eau dans le gobelet qui servait à toutes.Quand arriva mon tour, je bus, car j'étais très altérée, mais je ne pus rienmanger ; l'excitation et la fatigue du voyage m'avaient retiré l'appétit.Lorsque le plateau passa devant moi, je pus voir que le souper secomposait d'un gâteau d'avoine coupé en tranches.

Le repas achevé, Mlle Miller lut la prière, et les jeunes filles montèrentl'escalier deux par deux. Épuisée par la fatigue, je fis peu d'attention audortoir ; cependant il me parut très long, comme la salle d'étude.

Cette nuit-là, je devais coucher avec Mlle Miller ; elle m'aida à medéshabiller. Une fois étendue, je jetai un regard sur ces interminablesrangées de lits, dont chacun fut bientôt occupé par deux élèves. Au bout dedix minutes, l 'unique lumière qui nous éclairait fut éteinte, et jem'endormis au milieu d'une obscurité et d'un silence complets.

La nuit se passa rapidement ; j'étais trop fatiguée même pour rêver ; je nem'éveillai qu'une fois, et j'entendis le vent mugir en tourbillons furieux etla pluie tomber par torrents. Alors seulement je m'aperçus que Mlle Milleravait pris place à mes côtés. Quand mes yeux se rouvrirent, on sonnait unecloche ; toutes les jeunes filles étaient debout et s'habillaient. Le journ'avait pas encore commencé à poindre, et une ou deux lumières brillaientdans la chambre. Je me levai à contre-coeur, car le froid était vif, et tout engrelottant je m'habillai de mon mieux. Aussitôt qu'un des bassins fut libre,je me lavai ; mais il fallut attendre longtemps, car chacun d'eux servait àsix élèves. Une fois la toilette finie, la cloche retentit de nouveau. Toutesles élèves se placèrent en rang, deux par deux, descendirent l'escalier etentrèrent dans une salle d'étude à peine éclairée. Les prières furent lues par Mlle Miller, qui, après les avoir achevées,s'écria :

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«Formez les classes !»

Il en résulta quelques minutes de bruit. Mlle Miller ne cessait de répéter :«Ordre et silence.» Quand tout fut redevenu calme, je m'aperçus que lesélèves s'étaient séparées en quatre groupes.Chacun de ces groupes se tenait debout devant une chaise placée près d'unetable. Toutes les élèves avaient un volume à la main, et un grand livre, queje pris pour une Bible, était placé devant le siège vacant. Il y eut une pausede quelques secondes, pendant lesquelles j'entendis le vague murmurequ'occasionne toujours la réunion d'un grand nombre de personnes. MlleMiller alla de classe en classe pour étouffer ce bruit sourd, qui seprolongeait indéfiniment.

Le son d'une cloche lointaine venait de frapper nos oreilles, lorsque troisdames entrèrent dans la chambre. Chacune d'elles s'assit devant une destables. Mlle Miller se plaça à la quatrième chaise, celle qui était le plusprès de la porte, et autour de laquelle on n'apercevait que de très jeunesenfants. On m'ordonna de prendre place dans la petite classe, et on merelégua tout au bout du banc.

Le travail commença ; on récita les leçons du jour, ainsi que quelquestextes de l'Écriture sainte. Vint ensuite une longue lecture dans la Bible ;cette lecture dura environ une heure.Lorsque tous ces exercices furent terminés, il faisait grand jour.La cloche infatigable sonna pour la quatrième fois. Les élèves seséparèrent de nouveau et se dirigèrent vers le réfectoire. J'étais bien aise depouvoir manger un peu. J'avais pris si peu de chose la veille, que j'étais àdemi évanouie d'inanition. Le réfectoire était une grande salle basse et sombre. Sur deux longuestables fumaient des bassins qui n'étaient pas propres malheureusement àexciter l'appétit. Il y eut un mouvement général de mécontentement lorsquel'odeur de ce plat, destiné à leur déjeuner, arriva jusqu'aux jeunes filles. Lagrande classe, qui marchait en avant, murmura ces mots :

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«C'est répugnant, le potage est encore brûlé.

- Silence !» cria une voix ; ce n'était pas Mlle Miller qui avait parlé, maisla maîtresse d'une classe supérieure, petite femme bien vêtue, mais dontl'ensemble avait quelque chose de maussade.

Elle se plaça au bout de la première table, tandis qu'une autre dame, dontl'extérieur était plus aimable, présidait à la seconde ; Mlle Miller surveillaitla table à laquelle j'étais assise ; enfin une femme d'un certain âge, et quiavait l'air d'une étrangère, vint se placer à une quatrième table, vis-à-vis deMlle Miller.J'appris plus tard que c'était la maîtresse de français. On récita une longueprière et on chanta un cantique ; une bonne apporta du thé pour lesmaîtresses, et les préparatifs achevés, le repas commença.

J'avalai quelques cuillerées de mon bouillon, sans penser au goût qu'ilpouvait avoir ; mais quand ma faim fut un peu apaisée, je m'aperçus que jemangeais une soupe détestable. Chacune remuait lentement sa cuiller,goûtait sa soupe, essayait de l'avaler, puis renonçait à des efforts reconnusinutiles. Le déjeuner finit sans que personne eût mangé ; on rendit grâce dece qu'on n'avait pas reçu, et l'on chanta un second cantique.

De la salle à manger on passa dans la salle d'étude ; je sortis parmi lesdernières, et je vis une maîtresse goûter au bouillon ; elle regarda lesautres ; toutes semblaient mécontentes ; l'une d'elles murmura tout bas : «L'abominable cuisine ! c'est honteux !»

On ne se remit au travail qu'au bout d'un quart d'heure. Pendant ce temps ilétait permis de parler haut et librement ; toutes profitaient du privilège. Laconversation roula sur le déjeuner, et chacune des élèves déclara qu'iln'était pas mangeable. Pauvres créatures ! c'était leur seule consolation. Iln'y avait d'autre maîtresse dans la chambre que Mlle Miller. De grandesjeunes filles l'entouraient et parlaient d'un air sérieux et triste.J'entendis prononcer le nom de Mme Brockelhurst. Mlle Miller secoua latête, comme si elle désapprouvait ce qui était dit, mais elle ne parut pas

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faire de grands efforts pour calmer l'irritation générale ; elle la partageaitsans doute.

L'horloge sonna neuf heures. Mlle Miller se plaça au centre de la chambre,et s'écria :

«Silence ! à vos places !»

L'ordre se rétablit ; au bout de dix minutes la confusion avait cessé, ettoutes ces voix bruyantes étaient rentrées dans le silence. Les maîtressesavaient repris leur poste ; l'école entière semblait dans l'attente.

Les quatre-vingts enfants étaient rangés immobiles sur des bancs toutautour de la chambre. Réunion curieuse à voir : toutes avaient les cheveuxlissés sur le front et passés derrière l'oreille ; pas une boucle n'encadraitleurs visages ; leurs robes étaient brunes et montantes ; le seul ornementqui leur fût permis était une collerette. Sur le devant de leurs robes, onavait cousu une poche qui leur servait de sac à ouvrage, et ressemblait unpeu aux bourses des Highlanders ; elles portaient des bas de laine, de grossouliers de paysannes, dont les cordons étaient retenus par une simpleboucle de cuivre. Une vingtaine d'entre elles étaient des jeunes fillesarrivées à tout leur développement, ou plutôt même de jeunes femmes ; cecostume leur allait mal et leur donnait un aspect bizarre, quelle que fûtd'ailleurs leur beauté.Je les regardais et j'examinais aussi de temps en temps les maîtresses.Aucune d'elles ne me plaisait précisément : la grande avait l'air dur, lapetite semblait irritable, la Française était brusque et grotesque. Quant àMlle Miller, pauvre créature, elle était d'un rouge pourpre, et paraissaitaccablée de préoccupations ; pendant que mes yeux allaient de l'une àl'autre, toute l'école se leva simultanément et comme par une mêmeimpulsion.

De quoi s'agissait-il ? je n'avais entendu donner aucun ordre ; quelqu'unpourtant m'avait poussé le bras ; mais, avant que j'eusse eu le temps decomprendre, la classe s'était rassise.

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Tous les yeux s'étant tournés vers un même point, les miens suivirent cettedirection, et j'aperçus dans la salle la personne qui m'avait reçue la veille.Elle était au fond de la longue pièce, près du feu ; car il y avait un foyer àchaque bout de la chambre. Elle examina gravement et en silence la doublerangée de jeunes filles. Mlle Miller s'approcha d'elle, lui fit une question, etaprès avoir reçu la réponse demandée, elle retourna à sa place et dit à hautevoix :

«Monitrice de la première classe, apportez les sphères.»

Pendant que l'ordre était exécuté, l'inconnue se promena lentement dans lachambre ; je ne sais si j'ai en moi un instinct de vénération, mais je merappelle encore le respect admirateur avec lequel mes yeux suivaient sespas. Vue en plein jour, elle m'apparut belle, grande et bien faite ; dans sesyeux bruns brillait une vive bienveillance ; ses sourcils longs et biendessinés relevaient la blancheur de son front. Ses cheveux, d'une teintefoncée, s'étageaient en petites boucles sur chacune de ses tempes. On neportait alors ni bandeaux ni longues frisures. Sa robe était d'après la modede cette époque, couleur de pourpre et garnie d'un ornement espagnol envelours noir, et à sa ceinture brillait une montre d'or, bijou plus rare alorsqu'aujourd'hui.Que le lecteur se représente, pour compléter ce portrait, des traits fins, unteint pâle, mais clair, un port noble, et il aura, aussi complètement quepeuvent l'exprimer des mots, l'image de Mlle Temple, de Marie Temple,ainsi que je l'appris plus tard, en voyant son nom écrit sur un livre deprières qu'elle m'avait confié pour le porter à l'église.

La directrice de Lowood, car c'était elle, s'assit devant la table où avaientété placées les sphères ; elle réunit la première classe autour d'elle, etcommença une leçon de géographie ; les classes inférieures furent appeléespar les autres maîtresses, et pendant une heure on continua les répétitionsde grammaire et d'histoire puis vinrent l'écriture et l'arithmétique.

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Le cours de musique fut fait par Mlle Temple à quelques-unes des plusâgées. L'horloge avertissait lorsque l'heure fixée pour chaque leçon s'étaitécoulée. Au moment où elle sonna midi, la directrice se leva.

«J'ai un mot à adresser aux élèves de Lowood,» dit-elle.

Le murmure qui suivait chaque leçon avait déjà commencé à se faireentendre ; mais à la voix de Mlle Temple, il cessa immédiatement.Elle continua :«Vous avez eu ce matin un déjeuner que vous n'avez pu manger ; vousdevez avoir faim, j'ai donné ordre de vous servir une collation de pain et defromage.»

Les maîtresses se regardèrent avec surprise.

«Je prends sur moi la responsabilité de cet acte,» ajouta-t-elle, comme pourexpliquer sa conduite ; puis elle quitta la salle d'étude.

Le pain et le fromage furent apportés et distribués, au grand contentementde toute l'école ; on donna ensuite ordre de se rendre au jardin. Chacunemit un grossier chapeau de paille, retenu par des brides de calicot teint, ets'enveloppa d'un manteau de drap gris ; je fus habillée comme les autres, eten suivant le flot j'arrivai en plein air. Le jardin était un vaste terrain, entouré de murs assez hauts pour éloignertout regard indiscret ; d'un des côtés se trouvait une galerie couverte. Lemilieu, entouré de larges allées, était partagé en petits massifs. Toutes lesélèves recevaient en entrant un de ces petits massifs pour le cultiver, desorte que chaque carré avait son propriétaire. En été, lorsque la terre étaitcouverte de fleurs, ces petits jardins devaient être charmants à voir ; mais àla fin de janvier, tout était gelé, pâle et triste, je frissonnai et je regardaiautour de moi.

Le jour n'était pas propice aux exercices du dehors ; non pas qu'il fûtprécisément pluvieux, mais il était assombri par un brouillard épais, quicommençait à se résoudre en une pluie fine. Les orages de la veille avaient

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maintenu la terre humide. Les plus fortes des jeunes filles couraient de côtéet d'autre et se livraient à des exercices violents ; quelques-unes, pâles etmaigres, allaient chercher un abri et de la chaleur sous la galerie ; onentendait souvent une toux creuse sortir de leurs poitrines.

Je n'avais encore parlé à personne, et personne ne semblait faire attention àmoi ; j'étais seule, mais l'isolement ne me pesait pas ; j'y étais habituée. Jem'appuyai contre une des colonnes de la galerie, ramenant sur ma poitrinemon manteau de drap ; je tâchai d'oublier le froid qui m'assaillait au dehorset la faim qui me rongeait au dedans. Tout mon temps fut employé àexaminer et à penser ; mais mes réflexions étaient trop vagues et tropentrecoupées pour pouvoir être rapportées. Je savais à peine où j'étais ;Gateshead et ma vie passée flottaient derrière moi à une distance qui mesemblait incommensurable. Le présent était confus et étrange, et je nepouvais former aucune conjecture sur l'avenir. Je me mis à regarder le jardin, qui rappelait singulièrement celui d'uncloître ; puis mes yeux se reportèrent sur la maison, dont une partie étaitgrise et vieille, tandis que l'autre paraissait entièrement neuve.

La nouvelle partie, qui contenait la salle d'étude et les dortoirs, étaitéclairée par des fenêtres rondes et grillées, ce qui lui donnait l'aspect d'uneéglise. Une large pierre, placée au-dessus de l'entrée, portait cetteinscription :

Institution de Lowood : cette partie a été bâtie par Naomi Brockelhurst, duchâteau de Brockelhurst, en ce comté.

Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils puissent voir vosbonnes oeuvres et glorifier votre Père qui est dans le ciel. (Saint Matth., v.16.)

Après avoir lu et relu ces mots, je compris qu'ils demandaient uneexplication, et que seule je ne pourrais pas en saisir entièrement le sens. Jeréfléchissais à ce que voulait dire institution, et je m'efforçais de trouver lerapport qu'il pouvait y avoir entre la première partie de l'inscription et le

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verset de la Bible, lorsque le son d'une toux creuse me fit tourner la tête.

J'aperçus une jeune fille assise près de moi sur un banc de pierre ; elletenait un livre qui semblait l'absorber tout entière ; d'où j'étais, je pus lire letitre : c'était Rasselas ; ce nom me frappa par son étrangeté, et d'avance jesupposai que le volume devait être intéressant. En retournant une page, lajeune fille leva les yeux, j'en profitai pour lui parler.

«Votre livre est-il amusant ?» demandai-je.

J'avais déjà formé le projet de le lui emprunter un jour à venir. «Je l'aime, me répondit-elle après une courte pause qui lui permit dem'examiner.

- De quoi y parle-t-on ?» continuai-je.

Je ne pouvais comprendre comment j'avais la hardiesse de lier ainsiconversation avec une étrangère ; cette avance était contraire à ma natureet à mes habitudes. L'occupation dans laquelle je l'avais trouvée plongéeavait sans doute touché dans mon coeur quelque corde sympathique ; moiaussi, j'aimais lire des choses frivoles et enfantines, il est vrai ; car jen'étais pas à même de comprendre les livres solides et sérieux.

«Vous pouvez le regarder,» me dit l'inconnue en m'offrant le livre.

Je fus convaincue par un rapide examen que le contenu était moinsintéressant que le titre. Rasselas me sembla un livre ennuyeux, à moi quin'aimais que les enfantillages. Je n'y vis ni fées ni génies ; je le rendis doncà sa propriétaire. Elle le reçut tranquillement et sans me rien dire ; elleallait même recommencer son attentive lecture, lorsque je l'interrompis denouveau.

«Pouvez-vous me dire, demandai-je, ce que signifie l'inscription gravée surcette pierre ? Qu'est-ce que l'institution de Lowood ?

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- C'est la maison où vous êtes venue demeurer.

- Pourquoi l'appelle-t-on institution ? Est-elle différente des autres écoles ?

- C'est en partie une école de charité ; vous et moi et toutes les autresélèves sommes des enfants de charité ; vous devez être orpheline ? Votrepère et votre mère ne sont-ils pas morts ?

- Tous deux sont morts à une époque dont je ne puis me souvenir.

- Eh bien, toutes les enfants que vous verrez ici ont perdu au moins un deleurs parents, et voilà la raison qui a fait donner à cette école le nomd'institution pour l'éducation des orphelines. - Payons-nous, ou bien nous élève-t-on gratuitement ?

- Nous ou nos amis payons 15 livres sterling par an.

- Alors pourquoi nous appelle-t-on des enfants de charité ?

- Parce que la somme de 15 livres sterling n'étant pas suffisante pour faireface aux dépenses de notre entretien et de notre éducation, ce qui manqueest fourni par une souscription.

- Quels sont les souscripteurs ?

- Des personnes charitables demeurant dans les environs, ou bien mêmehabitant Londres.

- Et quelle est cette Naomi Brockelhurst ?

- C'est la dame qui a bâti la nouvelle partie de cette maison, ainsi quel'indique l'inscription. Son fils a maintenant la direction générale de l'école.

- Pourquoi ?

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- Parce qu'il est trésorier et chef de l'établissement.

- Alors la maison n'appartient pas à cette dame qui a une montre d'or, etqui nous a fait donner du pain et du fromage ?

- À Mlle Temple ? oh non ! Je souhaiterais bien qu'elle lui appartînt, maiselle doit compte à M. Brockelhurst de tous ses actes. C'est lui qui achètenotre nourriture et nos vêtements.

- Demeure-t-il ici ?

- Non ; il habite au château qui est éloigné de Lowood d'une demi-lieue.

- Est-il bon ?

- C'est un pasteur, et on prétend qu'il fait beaucoup de bien.

- N'avez-vous pas dit que cette grande dame s'appelait Mlle Temple ?

- Oui.

- Et comment s'appellent les autres maîtresses ?

- Celle que vous voyez là et dont le visage est rouge, c'est Mlle Smith. Elletaille et surveille notre couture ; car nous faisons nous-mêmes nos robes,nos manteaux et tous nos vêtements. La petite, qui a des cheveux noirs,c'est Mlle Scatcherd. Elle donne les leçons d'histoire, de grammaire, et faitles répétitions de la seconde classe. Enfin, celle qui est enveloppée dans unchâle et porte son mouchoir attaché à son côté, avec un ruban jaune, c'estMme Pierrot ; elle vient de Lille, et enseigne le français. - Aimez-vous les maîtresses ?

- Assez

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- Aimez-vous la petite qui a des cheveux noirs, et madame... je ne puis pasprononcer son nom comme vous.

- Mlle Scatcherd est vive, il faudra faire bien attention à ne pas la blesser.Mme Pierrot est une assez bonne personne.

- Mais Mlle Temple est la meilleure, n'est-ce pas ?

- Oh ! Mlle Temple est très bonne ; elle sait beaucoup ; elle est supérieureaux autres maîtresses, parce qu'elle est plus instruite qu'elles toutes.

- Y a-t-il longtemps que vous demeurez à Lowood ?

- Deux ans.

- Êtes-vous orpheline ?

- Ma mère est morte.

- Êtes-vous heureuse ici ?

- Vous me faites trop de questions ; nous avons assez causé pouraujourd'hui, et je désirerais lire un peu.»

Mais, à ce moment, la cloche ayant sonné pour annoncer le dîner, tout lemonde rentra.

Le parfum qui remplissait la salle à manger était à peine plus appétissantque celui du déjeuner. Le repas fut servi dans deux grands plats d'étain,d'où sortait une épaisse fumée, répandant l'odeur de graisse rance. Le dînerse composait de pommes de terre sans goût et de viande qui en avait trop,le tout cuit ensemble. Chaque élève reçut use portion assez abondante ; jemangeai ce que je pus, tout en me demandant si je ferais tous les joursaussi maigre chère.

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Après le dîner, nous passâmes dans la salle d'étude ; les leçonsrecommencèrent et se prolongèrent jusqu'à cinq heures. Il n'y eut dansl'après-midi qu'un seul événement de quelque importance. La jeune filleavec laquelle j'aurais causé sous la galerie fût renvoyée d'une leçond'histoire par Mlle Scatcherd, sans que je pusse en savoir la cause. On luiordonna d'aller se placer au milieu de la salle d'étude. Cette punition mesembla bien humiliante, surtout à son âge ; elle semblait avoir de treize àquatorze ans ; je m'attendais à lui voir donner des signes de souffrance etde honte ; mais, à ma grande surprise, elle ne pleura ni ne rougit ; calme etgrave, elle resta là, en butte à tous les regards.«Comment peut-elle supporter ceci avec tant de tranquillité et de fermeté ?pensai-je ; si j'étais à sa place, je souhaiterais de voir la terre m'engloutir.»

Mais elle semblait porter sa pensée au delà de son châtiment et de sa tristeposition. Elle ne paraissait point préoccupée de ce qui l'entourait. J'avaisentendu parler de personnes qui rêvaient éveillées ; je me demandais s'iln'en était pas ainsi pour elle : ses yeux étaient fixés sur la terre, mais ils nela voyaient pas ; son regard semblait plonger dans son propre coeur.

«Elle pense au passé, me dis-je, mais certes le présent n'est rien pour elle.»

Cette jeune fille était une énigme pour moi ; je ne savais si elle était bonneou mauvaise.

Lorsque cinq heures furent sonnées, on nous servit un nouveau repas,consistant en une tasse de café et un morceau de pain noir ; je bus moncafé et je dévorai mon pain ; mais j'en aurais désiré davantage, j'avaisencore faim. Vint ensuite une demi-heure de récréation, puis de nouveaul'étude ; enfin, le verre d'eau, le morceau de gâteau d'avoine, la prière, ettout le monde alla se coucher.

C'est ainsi que se passa mon premier jour à Lowood.

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CHAPITRE VI

Le jour suivant commença de la même manière que le premier ; on se levaet on s'habilla à la lumière ; mais ce matin-là nous fumes dispensés de lacérémonie du lavage, car l'eau était gelée dans les bassins. La veille au soiril y avait eu un changement de température ; un vent du nord-est, soufflanttoute la nuit à travers les crevasses de nos fenêtres, nous avait faitfrissonner dans nos lits et avait glacé l'eau.

Avant que l'heure et demie destinée à la prière et à la lecture de la Bible fûtécoulée, je me sentis presque morte de froid. Le déjeuner arriva enfin. Mapart me sembla bien petite, et j'en aurais volontiers accepté le double. Cejour-là, je fus enrôlée dans la quatrième classe, et on me donna des devoirsà faire.

Jusque-là je n'avais été que spectatrice à Lowood ; j'allais devenir actrice.Comme j'étais peu habituée à apprendre par coeur, les leçons mesemblèrent d'abord longues et difficiles ; le passage continuel d'une étude àl'autre m'embrouillait : aussi ce fut une vraie joie pour moi lorsque, verstrois heures de l'après-midi, Mlle Smith me remit avec une bande demousseline, longue de deux mètres, un dé et des aiguilles. Elle m'envoyadans un coin de la chambre, et m'ordonna d'ourler cette bande. Presque toutle monde cousait à cette heure, excepté toutefois quelques élèves qui lisaient tout haut, groupées autour de la chaise de Mlle Scatcherd. Laclasse était silencieuse, de sorte qu'il était facile d'entendre le sujet de laleçon, de remarquer la manière dont chaque enfant s'en tirait, et d'écouterles reproches ou les louanges adressées par la maîtresse. On lisait l'histoire d'Angleterre. Parmi les lectrices se trouvait la jeune filleque j'avais rencontrée sous la galerie. Au commencement de la leçon, elleétait sur les premiers rangs ; mais pour quelque erreur de prononciation, ou

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pour ne s'être point arrêtée quand elle le devait, elle fut renvoyée au fondde la pièce. Mlle Scatcherd continua jusque dans cette place obscure à larendre l 'objet de ses incessantes observations ; elle se tournaitcontinuellement vers elle pour lui dire :

«Burns (car dans ces pensions de charité on appelle les enfants par leurnom de famille, comme cela se pratique dans les écoles de garçons),Burns, vous tenez votre pied de côté ; remettez-le droit immédiatement...Burns, vous plissez votre menton de la manière la plus déplaisante ; cesseztout de suite... Burns, je vous ai dit de tenir la tête droite ; je ne veux pasvous voir devant moi dans une telle attitude.»

Lorsque le chapitre eut été lu deux fois, on ferma les l ivres etl'interrogation commença.

La leçon comprenait une partie du règne de Charles Ier ; il y avait plusieursquestions sur le tonnage, l'impôt et le droit payé par les bateaux. La plupartdes élèves étaient incapables de répondre ; mais toutes les difficultésétaient immédiatement résolues, dès qu'elles arrivaient à Mlle Burns ; ellesemblait avoir retenu toute la leçon, et elle avait une réponse prête pourchaque question. Je m'attendais à voir Mlle Scatcherd louer son attention.Je l'entendis, au contraire, s'écrier tout à coup :

«Petite malpropre, vous n'avez pas nettoyé vos ongles ce matin.»

L'enfant ne répondit rien ; je m'étonnai de son silence. «Pourquoi, pensai-je, n'explique-t-elle pas qu'elle n'a pu laver ni sesongles ni sa figure, parce que l'eau était gelée ?»

Mais à ce moment mon attention fut détournée de ce sujet par Mlle Smith,qui me pria de lui tenir un écheveau de fil. Pendant qu'elle le dévidait, elleme parlait de temps en temps, me demandant si j'avais déjà été en pension,si je savais marquer, coudre, tricoter ; jusqu'à ce qu'elle eût achevé, je nepus donc pas continuer à examiner la conduite de Mlle Scatcherd. Quandje retournai à ma place, elle venait de donner un ordre dont je ne saisis pas

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bien l'importance ; mais je vis Burns quitter immédiatement la salle, sediriger vers une petite chambre où l'on serrait les livres, et revenir au boutd'une minute, portant dans ses mains un paquet de verges liées ensemble.

Elle présenta avec respect ce fatal instrument à Mlle Scatcherd ; puis alorselle détacha son sarrau tranquillement et sans en avoir reçu l'ordre. Lamaîtresse la frappa rudement sur les épaules. Pas une larme ne s'échappades yeux de la jeune fille. J'avais cessé de coudre, car à ce spectacle mesdoigts s'étaient mis à trembler et une colère impuissante s'était emparée demoi. Quant à Burns, pas un trait de sa figure pensive ne s'altéra, sonexpression resta la même.

«Petite endurcie, s'écria Mlle Scatcherd, rien ne peut-il donc vous corrigerde votre désordre ? Reportez ces verges !»

Burns obéit. Je la regardai furtivement au moment où elle sortit de lachambre : elle remettait son mouchoir dans sa poche, et une larme brillaitsur ses joues amaigries.

La récréation du soir était l'heure la plus agréable de toute la journée. Lepain et le café donnés à cinq heures, sans apaiser la faim, ranimaientpourtant la vitalité.La longue contrainte cessait ; la salle d'étude était plus chaude que lematin. On laissait le feu brûler activement pour suppléer à la chandelle, quin'arrivait qu'un peu plus tard. La pâle lueur du foyer, le tumulte permis, lebruit confus de toutes les voix, tout enfin éveillait en nous une doucesensation de liberté.

Le soir de ce jour où j'avais vu Mlle Scatcherd battre son élève, je mepromenais, comme d'ordinaire, au milieu des tables et des groupes joyeux,sans une seule compagne, et ne me trouvant pourtant point isolée. Quand jepassais devant les fenêtres, je relevais de temps en temps les rideaux et jeregardais au dehors.La neige tombait épaisse ; il s'en était déjà amoncelé contre le mur.Approchant mon oreille de la fenêtre, je pus distinguer, malgré le bruit

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intérieur, le triste mugissement du vent. Il est probable que, si j'avais quittéune maison aimée, des parents bons pour moi, à cette heure j'auraisvivement regretté la séparation.Le vent aurait navré mon coeur ; cet obscur chaos aurait troublé mon âme :mais dans la situation où j'étais, je ne trouvais dans toutes ces chosesqu'une étrange excitation. Insouciante et fiévreuse, je souhaitais que le ventmugît plus fort, que la faible lueur qui m'environnait se changeât enobscurité, que le bruit confus devint une immense clameur.

Sautant par-dessus les bancs, rampant sous les tables, j'arrivai jusqu'aufoyer et je m'agenouillai devant le garde-feu. Ici je trouvai Burns absorbéeet silencieuse. Étrangère à ce qui se passait dans la salle, elle reportait touteson attention sur un livre qu'elle lisait à la clarté de la flamme. «Est-ce encore Rasselas ? demandai-je en me plaçant derrière elle.

- Oui, me répondit-elle, je l'ai tout à l'heure fini.»

Au bout de cinq minutes, elle ferma en effet le livre ; j'en fus bien aise.

«Maintenant, pensai-je, elle voudra peut-être bien causer un peu avecmoi.»

Je m'assis près d'elle sur le plancher.

«Quel est votre autre nom que Burns ? demandai-je.

- Hélène.

- Venez-vous de loin ?

- Je viens d'un pays tout au nord, près de l'Écosse.

- Y retournerez-vous ?

- Je l'espère, mais personne n'est sûr de l'avenir.

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- Vous devez désirer de quitter Lowood ?

- Non ; pourquoi le désirerais-je ? J'ai été envoyée à Lowood pour moninstruction ; à quoi me servirait de m'en aller avant de l'avoir achevée ?

- Mais Mlle Scatcherd est si cruelle pour vous !

- Cruelle, pas le moins du monde ; elle est sévère ; elle déteste mes défauts.

- Si j'étais à votre place, je la détesterais bien elle-même ; je lui résisterais ;si elle me frappait avec des verges, je les lui arracherais des mains ; je leslui briserais à la figure !

- Il est probable que non ; mais si vous le faisiez, M. Brockelhurst vouschasserait de l'école, et ce serait un grand chagrin pour vos parents. Il vautbien mieux supporter patiemment une douleur dont vous souffrez seule quede commettre un acte irréfléchi, dont les fâcheuses conséquencespèseraient sur toute votre famille ; et d'ailleurs, la Bible nous ordonne derendre le bien pour le mal.

- Mais il est dur d'être frappée, d'être envoyée au milieu d'une pièceremplie de monde, surtout à votre âge ; je suis beaucoup plus jeune quevous, et je ne pourrais jamais le supporter. - Et pourtant il serait de votre devoir de vous y résigner, si vous nepouviez pas l'éviter ; ce serait mal et lâche à vous de dire : «Je ne puispas,» lorsque vous sauriez que cela est dans votre destinée.»

Je l'écoutais avec étonnement, je ne pouvais pas comprendre cette doctrinede résignation, et je pouvais encore moins accepter cette indulgence qu'ellemontrait pour ceux qui la châtiaient. Je sentais qu'Hélène Burns considéraittoute chose à la lumière d'une flamme invisible pour moi ; je pensaisqu'elle pouvait bien avoir raison et moi tort ; mais je ne me sentais pasdisposée à approfondir cette matière.

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«Vous dites que vous avez des défauts, Hélène ; quels sont-ils ? Vous mesemblez bonne.

- Alors apprenez de moi à ne pas juger d'après l'apparence. Comme le ditMlle Scatcherd, je suis très négligente ; je mets rarement les choses enordre et je ne les y laisse jamais ; j'oublie les règles établies ; je lis quand jedevrais apprendre mes leçons ; je n'ai aucune méthode ; je dis quelquefois,comme vous, que je ne puis pas supporter d'être soumise à un règlement.Tout cela est très irritant pour Mlle Scatcherd, qui est naturellement propreet exacte.

- Et intraitable et cruelle,» ajoutai-je.

Mais Hélène ne voulut pas approuver cette addition ; elle demeurasilencieuse.

«Mlle Temple est-elle aussi sévère que Mlle Scatcherd ?»

En entendant prononcer le nom de Mlle Temple, un doux sourire vintéclairer sa figure sérieuse.

«Mlle Temple, dit-elle, est remplie de bonté ; il lui est douloureux d'êtresévère, même pour les plus mauvaises élèves ; elle voit mes fautes et m'enavertit doucement ; si je fais quelque chose digne de louange, elle merécompense libéralement : et une preuve de ma nature défectueuse, c'estque ses reproches si doux, si raisonnables, n'ont pas le pouvoir de mecorriger de mes fautes ; ses louanges, qui ont tant de valeur pour moi, nepeuvent m'exciter au soin et à la persévérance. - C'est étonnant, m'écriai-je ; il est si facile d'être soigneuse !

- Pour vous, je n'en doute pas. Le matin, pendant la classe, j'ai remarquéque vous étiez attentive ; votre pensée ne semblait jamais errer pendant queMlle Miller expliquait la leçon et vous questionnait, tandis que la miennes'égare continuellement. Alors que je devrais écouter Mlle Scatcherd etrecueillir assidûment tout ce qu'elle dit, je n'entends souvent même plus le

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son de sa voix. Je tombe dans une sorte de rêve. Je pense quelquefois queje suis dans le Northumberland ; je prends le bruit que j'entends autour demoi pour le murmure d'un petit ruisseau qui coulait près de notre maison.Quand vient mon tour, il faut que je sorte de mon rêve ; mais comme, pourmieux entendre le ruisseau de ma vision, je n'ai point écouté ce qu'ondisait, je n'ai pas de réponse prête.

- Et pourtant comme vous avez bien répondu ce matin !

- C'est un pur hasard ; le sujet de la lecture m'intéressait. Au lieu de rêver àmon pays, je m'étonnais de ce qu'un homme qui aimait le bien pût agiraussi injustement, aussi follement que Charles Ier. Je pensais qu'il étaittriste, avec cette intégrité et cette conscience, de ne rien admettre en dehorsde l'autorité.S'il eût seulement été capable de voir en avant, de comprendre où tendaitl'esprit du siècle ! Et pourtant je l'aime, je le respecte, ce pauvre roiassassiné ; ses ennemis furent plus coupables que lui : ils versèrent un sangauquel ils n'avaient pas le droit de toucher. Comment osèrent-ils lefrapper ?»

Hélène parlait pour elle ; elle avait oublié que je n'étais pas à même de lacomprendre, que je ne savais rien, ou du moins presque rien à ce sujet ; jela ramenai sur mon terrain. «Et quand Mlle Temple vous donne des leçons, votre penséecontinue-t-elle à errer ?

- Non certainement ; c'est rare du moins. Mlle Temple a presque toujours àme dire quelque chose de plus nouveau que mes propres réflexions ; sonlangage me semble doux, et ce qu'elle m'apprend est justement ce que jedésirais savoir.

- Alors avec Mlle Temple vous êtes bonne ?

- Oui, c'est-à-dire que je suis bonne passivement ; je ne fais point d'efforts ;je vais où me guide mon penchant ; il n'y a pas de mérite dans une telle

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bonté.

- Un grand, au contraire ; vous êtes bonne pour ceux qui sont bons enversvous ; c'est tout ce que j'ai jamais désiré. Si l'on obéissait à ceux qui sontcruels et injustes, les méchants auraient trop de facilité ; rien ne leseffrayerait plus, et ils ne changeraient pas ; au contraire, ils deviendraientde plus en plus mauvais. Quand on nous frappe sans raison, nous devrionsaussi frapper rudement, si rudement que la personne qui a été injuste ne fûtjamais tentée de recommencer.

«-Quand vous serez plus âgée, j'espère que vous changerez d'idées ; vousêtes encore une enfant, et vous ne savez pas.

- Mais je sens, Hélène, que je détesterai toujours ceux qui ne m'aimerontpas, quoi que je fasse pour leur plaire, et que je résisterai à ceux qui mepuniront injustement ; c'est tout aussi naturel que de chérir ceux qui memontreront de l'affection, et d'accepter un châtiment si je le reconnaismérité.

- Les païens et les tribus sauvages proclament cette doctrine ; mais leschrétiens et les nations civilisées la désavouent.

- Comment ? Je ne comprends pas. - Ce n'est pas la violence qui dompte la haine, ni la vengeance qui guéritl'injure.

- Qu'est-ce donc alors ?

- Lisez le Nouveau Testament ; écoutez ce que dit le Christ, et voyez cequ'il fait : que sa parole devienne votre règle, et sa conduite votre exemple.

- Et que dit-il ?

- Il dit : «Aimez vos ennemis ; bénissez ceux qui vous maudissent, et faitesdu bien à ceux qui vous haïssent et vous traitent avec mépris.»

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- Alors il me faudrait aimer Mme Reed ? je ne le puis pas. Il faudrait bénirson fils John ? c'est impossible !»

À son tour, Hélène me demanda de m'expliquer : je commençai à mamanière le récit de mes souffrances et de mes ressentiments. Quand j'étaisexcitée, je devenais sauvage et amère ; je parlais comme je sentais, sansréserve, sans pitié. Hélène m'écouta patiemment jusqu'à la fin ; jem'attendais à quelque remarque, mais elle resta muette.

«Ho bien ! m'écriai-je, Mme Reed n'est-elle pas une femme dure et sanscoeur ?

- Sans doute ; elle a manqué de bonté envers vous, parce qu'elle n'aimaitpas votre caractère, de même que Mlle Scatcherd n'aime pas le mien. Maiscomme vous vous rappelez exactement toutes ses paroles, toutes sesactions ! Quelle profonde impression son injustice sembla avoir faite survotre coeur ! Aucun mauvais traitement n'a laissé en moi une trace aussiprofonde. Ne seriez-vous pas plus heureuse si vous essayiez d'oublier sasévérité, ainsi que les émotions passionnées qu'elle a excitées en vous ? Lavie me semble trop courte pour la passer à nourrir la haine ou à inscrire lestorts des autres ; ne sommes-nous pas tous chargés de fautes en ce monde ?Le temps viendra, bientôt, je l'espère, où nous nous dépouillerons de nosenveloppes corruptibles ; alors l'avilissement et le péché nous quitteront enmême temps que notre incommode prison de chair ; alors il ne restera plusque l'étincelle de l'esprit, le principe impalpable de la vie pure, commelorsqu'il sortit des mains du Créateur pour animer la créature.Il retournera d'où il vient. Peut-être se communiquera-t-il à quelque espritplus grand que l'homme ; peut-être traversera-t-il des degrés de gloire ;peut-être enfin le pâle rayon de l'âme humaine se transformera-t-il en labrillante lumière de l'âme des séraphins. Mais ce qui est certain, c'est quece principe ne peut pas dégénérer et ne peut être allié à l'esprit du mal ;non, je ne puis le croire, ma foi est tout autre. Personne ne me l'a enseignéeet j'en parle rarement, mais elle est ma joie et je m'y attache ; je ne fais pasde l'espérance le privilège de quelques-uns ; je l'étends sur tous ; je

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considère l'éternité comme un repos, comme une demeure lumineuse, nonpas comme un abîme et un lieu de terreur ; avec cette foi, je ne puisconfondre le criminel et son crime ; je pardonne sincèrement au premier, etj'abhorre le second ; le désir de la vengeance ne peut accabler mon coeur ;le vice ne me dégoûte pas assez pour m'éloigner du coupable, et l'injusticene me fait pas perdre tout courage ; je vis calme, les yeux tournés vers lafin de mon existence.»

La tête d'Hélène s'affaissait de plus en plus, à mesure qu'elle parlait ; je vispar son regard qu'elle ne désirait plus causer avec moi, mais plutôts'entretenir avec ses propres pensées.

Cependant on ne lui laissa pas beaucoup de temps pour la méditation ; unemonitrice, arrivée presque au même moment où nous finissions notreentretien, s'écria avec un fort accent du Cumberland :

«Hélène Burns, si vous ne mettez pas vos tiroirs en ordre et si vous nepliez pas votre ouvrage, je vais dire à Mlle Scatcherd de venir toutexaminer. Hélène soupira en se voyant contrainte de renoncer à sa rêverie, elle seleva pourtant, et, sans rien répondre, elle obéit immédiatement.

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CHAPITRE VII

Les trois premiers mois passés à Lowood me semblèrent un siècle.

Ce fut pour moi une lutte fatigante contre toutes sortes de difficultés. Ilfallut s'accoutumer à un règlement nouveau, à des tâches dont je n'avaispas l'habitude. La crainte de manquer à quelqu'un de mes devoirsm'épuisait encore plus que les souffrances matérielles, bien que celles-ci nefussent pas peu de chose. Pendant les mois de janvier, de février et demars, les neiges épaisses et les dégels avaient rendu les routesimpraticables : aussi ne nous obligeait-on pas à sortir, si ce n'est pour allerà l'église ; cependant on nous forçait à passer chaque jour une heure enplein air. Nos vêtements étaient insuffisants pour nous protéger contre unfroid aussi rude ; au lieu de brodequins, nous n'avions que des souliersdans lesquels la neige entrait facilement ; nos mains, n'étant pas protégéespar des gants, se couvraient d'engelures, ainsi que nos pieds. Je me rappelleencore combien ceux-ci me faisaient souffrir chaque soir, lorsque lachaleur les gonflait, et chaque matin, lorsqu'il fallait me rechausser ; enoutre, l'insuffisance de nourriture était un vrai supplice. Douées de cesgrands appétits des enfants en croissance, nous avions à peine de quoi noussoutenir. Il en résultait un abus dont les plus jeunes avaient seules à seplaindre. Chaque fois qu'elles en trouvaient l'occasion, les grandes,toujours affamées, menaçaient les petites pour obtenir une partie de leurportion ; bien des fois j'ai partagé entre deux de ces quêteuses le précieuxmorceau de pain noir donné avec le café ; et, après avoir versé à unetroisième la moitié de ma tasse, j'avalais le reste en pleurant de faim toutbas. En hiver, les dimanches étaient de tristes jours. Nous avions deux milles àfaire pour arriver à l'église de Brocklebridge, où officiait notre chef. Nouspartions ayant froid ; en arrivant, nous avions plus froid encore ; et avant lafin de l'office du matin nos membres étaient paralysés. Trop loin pourretourner dîner, nous recevions entre les deux services du pain et de la

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viande froide, et des parts aussi insuffisantes que dans nos repas ordinaires.

Après l'office du soir, nous nous en retournions par une route escarpée. Levent du nord soufflait si rudement sur le sommet des montagnes qu'il nousgerçait la peau.

Je me rappellerai toujours Mlle Temple. Elle marchait légèrement et avecrapidité le long des rangs accablés, ramenant sur sa poitrine son manteauqu'écartait un vent glacial ; et, par ses préceptes et son exemple, elleencourageait tout le monde à demeurer ferme et à marcher en avant commede vieux soldats. Quant aux autres maîtresses, pauvres créatures, ellesétaient trop abattues elles-mêmes pour tenter d'égayer les élèves !

Combien toutes nous désirions la lumière et la chaleur d'un feu pétillant,lorsque nous arrivions à Lowood ! Mais cette douceur était refusée auxpetites. Chacun des foyers était immédiatement occupé par un double rangde grandes élèves ; et les plus jeunes, se pressant les unes contre les autres,cachaient sous leurs tabliers leurs bras transis.

Une petite jouissance nous était pourtant réservée : à cinq heures, on nousdistribuait une double ration de pain et un peu de beurre ; c'était le festinhebdomadaire auquel nous pensions d'un dimanche à l'autre. J'essayais, engénéral, de me réserver la moitié de ce délicieux repas ; quant au reste, jeme voyais invariablement obligée de le partager. Le dimanche soir se passait à répéter par coeur le catéchisme, lescinquième, sixième et septième chapitres de saint Matthieu, et à écouter unlong sermon que nous lisait Mlle Miller, dont les bâillements impossibles àréprimer attestaient assez la fatigue.Cette lecture était souvent interrompue par une douzaine de petites fillesqui, gagnées par le sommeil, se mettaient à jouer le rôle d'Eutychus ettombaient, non pas d'un troisième grenier, mais d'un quatrième banc. Onles ramassait à demi mortes, et, pour tout remède, on les forçait à se tenirdebout au milieu de la salle, jusqu'à la fin du sermon ; quelquefois pourtantleurs jambes fléchissaient, et toutes ensemble elles tombaient à terre ; leurscorps étaient alors soutenus par les grandes chaises des monitrices.

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Je n'ai pas encore parlé des visites de M. Brockelhurst : il fut absent unepartie du premier mois ; il avait peut-être prolongé son séjour chez son amil'archidiacre. Cette absence était un soulagement pour moi ; je n'ai pasbesoin de dire que j'avais des raisons pour craindre son arrivée. Il revintpourtant.

J'habitais Lowood depuis trois semaines environ. Une après-midi, commej'étais assise, une ardoise sur mes genoux et très en peine d'achever unelongue addition, mes yeux se levèrent avec distraction et se dirigèrent ducôté de la fenêtre.

I l me sembla voi r passer une f igure ; je la reconnus presqueinstinctivement, et lorsque, deux minutes après, toute l'école, lesprofesseurs y compris, se leva en masse, je n'eus pas besoin de regarderpour savoir qui l'on venait de saluer ainsi : un long pas retentit en effetdans la salle, et le grand fantôme noir qui avait si désagréablement froncéle sourcil en m'examinant à Gateshead apparut à côté de Mlle Temple ; elleaussi s'était levée.Je regardai de côté cette espèce de spectre ; je ne m'étais pas trompée,c'était M. Brockelhurst, avec son pardessus boutonné, et l'air plus sombre,plus maigre et plus sévère que jamais.

J'avais mes raisons pour craindre cette apparition ; je ne me rappelais quetrop bien les dénonciations perfides de Mme Reed, la promesse faite parM. Brockelhurst d'instruire Mlle Temple et les autres maîtresses de manature corrompue. Depuis trois semaines je craignais l'accomplissement decette promesse ; chaque jour je regardais si cet homme n'arrivait pas, car cequ'il allait dire de ma conversation avec lui et de ma vie passée allait meflétrir par avance ; et il était là, à côté de Mlle Temple, il lui parlait bas.J'étais convaincue qu'il révélait mes fautes, et j'examinais avec unedouloureuse anxiété les yeux de la directrice, m'attendant sans cesse à voirleur noire orbite me lancer un regard d'aversion et de mépris. Je prêtail'oreille, j'étais assez près d'eux pour entendre presque tout ce qu'ilsdisaient. Le sujet de leur conversation me délivra momentanément de mes

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craintes.

«Je suppose, mademoiselle Temple, disait M. Brockelhurst, que le filacheté à Lowood fera l'affaire. Il me paraît d'une bonne grosseur pour leschemises de calicot. Je me suis aussi procuré des aiguilles qui me semblentconvenir très bien au fil. Vous direz à Mlle Smith que j'ai oublié lesaiguilles à repriser, mais la semaine prochaine elle en recevra quelquespaquets, et, sous aucun prétexte, elle ne doit en donner plus d'une à chaqueélève ; elles pourraient les perdre, et ce serait une occasion de désordre. Età propos, madame, je voudrais que les bas de laine fussent mieuxentretenus. Lorsque je vins ici la dernière fois, j'examinai, en passant dansle jardin de la cuisine, les vêtements qui séchaient sur les cordes, et je visune très grande quantité de bas noirs en très mauvais état ; la grandeur destrous attestait qu'ils n'avaient point été raccommodés à temps.»Il s'arrêta.

«Vos ordres seront exécutés, monsieur, reprit Mlle Temple.

- Et puis , madame, continua-t- i l , la blanchisseuse m'a di t quequelques-unes des petites filles avaient eu deux collerettes dans unesemaine ; c'est trop, la règle n'en permet qu'une.

- Je crois pouvoir expliquer ceci, monsieur. Agnès et Catherine Johnstoneavaient été invitées à prendre le thé avec quelques amies à Lowton, et jeleur ai permis, pour cette occasion, de mettre des collerettes blanches.

M. Brockelhurst secoua la tête.

«Eh bien ! pour une fois, cela passera ; mais que de semblables faits ne serenouvellent pas trop souvent. Il y a encore une chose qui m'a surpris. Enréglant avec la femme de charge, j'ai vu qu'un goûter de pain et de fromageavait été deux fois servi à ces enfants pendant la dernière quinzaine ; d'oùcela vient-il ? J'ai regardé sur le règlement, et je n'ai pas vu que le goûter yfût indiqué. Qui a introduit cette innovation, et de quel droit ?

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- Je suis responsable de ceci, monsieur, reprit Mlle Temple ; le déjeunerétait si mal préparé que les élèves n'ont pas pu le manger, et je n'ai pasvoulu leur permettre de rester à jeun jusqu'à l'heure du dîner.

- Un instant, madame ! Vous savez qu'en élevant ces jeunes filles, mon butn'est pas de les habituer au luxe, mais de les rendre patientes et dures à lasouffrance, de leur apprendre à se refuser tout à elles-mêmes. S'il leurarrive par hasard un petit accident, tel qu'un repas gâté, on ne doit pasrendre cette leçon inutile en remplaçant un bien-être perdu par un autreplus grand ; pour choyer le corps, vous oubliez le but de cette institution.De tels événements devraient être une cause d'édification pour les élèves ;ce serait là le moment de leur prêcher la force d'âme dans les privations dela vie ; un petit discours serait bon dans de semblables occasions ; là, unmaître sage trouverait moyen de rappeler les souffrances des premierschrétiens, les tourments des martyrs, les exhortations de notre divin Maîtrelui-même, qui ordonnait à ses disciples de prendre leur croix et de lesuivre.On pourrait leur répéter ces mots du Christ : «L'homme ne vit passeulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu».Puis aussi cette consolante sentence : «Heureux ceux qui souffrent la faimet la soif pour l'amour de moi !» Ô madame ! vous mettez dans la bouchede ces enfants du pain et du fromage au lieu d'une soupe brûlée ; je vous ledis, en vérité, vous nourrissez ainsi leur vile enveloppe, mais vous tuezleur âme immortelle.»

M. Brockelhurst s'arrêta de nouveau, comme s'il eût été suffoqué par sespensées. Mlle Temple avait baissé les yeux lorsqu'il avait commencé àparler, mais alors elle regardait droit devant elle, et sa figure naturellementpâle comme le marbre en avait aussi pris la froideur et la fixité ; sa boucheétait si bien fermée que l'oiseau du sculpteur eût semblé seul capable del'ouvrir ; peu à peu, son front avait contracté une expression de sévéritéimmobile.

M. Brockelhurst était debout devant le foyer. Les mains derrière le dos, ilsurveillait majestueusement toute l'école. Tout à coup il fit un mouvement

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comme si son regard eût rencontré quelque objet choquant ; il se retourna,et s'écria plus vivement qu'il ne l'avait encore fait :

«Mademoiselle Temple ! mademoiselle Temple ! quelle est cette enfantavec des cheveux frisés, des cheveux rouges, madame, frisés tout autour dela tête ?»

Il étendit sa canne vers l'objet de son horreur ; sa main tremblait.

«C'est Julia Severn, répondit Mlle Temple très tranquillement.

- Julia Severn, madame ; eh bien, pourquoi, au mépris de tous les principesde cette maison, suit-elle aussi ouvertement les lois du monde ? Ici, dansun établissement évangélique, porter une telle masse de boucles ! - Les cheveux de Julia frisent naturellement, répondit Mlle Temple avecplus de calme encore.

- Naturellement, oui ; mais nous ne nous conformons pas à la nature ; jeveux que ces jeunes filles soient les enfants de la grâce ! Et pourquoi cetteabondance ? j'ai dit bien des fois que je désirais voir les cheveuxmodestement aplatis. Mademoiselle Temple, il faut que les cheveux decette petite soient entièrement coupés. J'enverrai le perruquier demain ;mais j'en vois d'autres qui ont une chevelure beaucoup trop longue etbeaucoup trop abondante. Dites à cette grande fille de se tourner vers moi,ou plutôt dites à tout le premier banc de se lever et de regarder du côté dela muraille.»

Mlle Temple passa son manchon sur ses lèvres comme pour réprimer unsourire involontaire ; néanmoins elle donna l'ordre, et, quand la premièreclasse eut compris ce qu'on exigeait d'elle, elle obéit. En me penchant surmon banc, je pus apercevoir les regards et les grimaces avec lesquels ellesexécutaient leur manoeuvre. Je regrettais que M. Brockelhurst ne pût pasles voir aussi. Il eût peut-être compris alors que, quelques soins qu'il prîtpour l'extérieur, l'intérieur échappait toujours à son influence.

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Il examina pendant cinq minutes le revers de ces médailles vivantes, puis ilprononça la sentence. Elle retentit à mes oreilles comme le glas d'un arrêtmortel.

«Tous ces cheveux, dit-il, seront coupés»

Mlle Temple voulut faire une observation.

«Madame, dit-il, j'ai à servir un maître dont le royaume n'est pas de cemonde ; ma mission est de mortifier dans ces jeunes filles les désirs de lachair, de leur apprendre à s'habiller modestement et simplement, et non pasà tresser leurs cheveux et à se parer de vêtements somptueux. Eh bien !chacune des enfants placées devant nous a arrangé ses longs cheveux ennattes que la vanité elle-même semble avoir tressées.Oui, je le répète, tout ceci doit être coupé ; pensez au temps que nousavons déjà perdu.»

Ici M. Brockelhurst fut interrompu. Trois dames entrèrent dans la chambre.Elles auraient dû arriver un peu plus tôt pour entendre le sermon sur laparure, car elles étaient splendidement vêtues de velours, de soie et defourrure ; deux d'entre elles, belles jeunes filles de seize à dix-sept ans,portaient des chapeaux de castor ornés de plumes d'autruche, ce qui, à cetteépoque, était la grande mode. Une quantité de boucles légères etsoigneusement peignées sortaient de ces gracieuses coutures. La plus âgéede ces dames était enveloppée dans un magnifique châle de velours bordéd'hermine ; elle portait un faux tour de boucles à la française.

Ces dames, qui n'étaient autres que Mme et Mlles Brockelhurst, furentreçues avec respect par Mlle Temple ; on les conduisit au bout de lachambre à des places d'honneur.

Il paraît qu'elles étaient venues dans la voiture avec M. Brockelhurst, etqu'elles avaient scrupuleusement examiné les chambres de l'étagesupérieur, pendant que M. Brockelhurst faisait ses comptes avec la femmede charge, questionnait la blanchisseuse et forçait la directrice à écouter ses

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sermons.

Pour le moment, elles adressaient quelques observations et quelquesreproches à Mme Smith, qui était chargée de l'entretien du linge et del'inspection des dortoirs ; mais je n'eus pas le temps de les écouter, monattention ayant été bientôt détournée par autre chose.

Jusque-là, tout en prêtant l'oreille à la conversation de M. Brockelhurst etde Mlle Temple, je n'avais pas négligé les précautions nécessaires à masûreté personnelle. Je pensais que tout irait bien si je pouvais éviter d'êtreaperçue ; dans ce but, je m'étais bien enfoncée sur mon banc, et, faisantsemblant d'être très occupée de mon addition, je m'étais arrangée demanière à cacher ma figure derrière mon ardoise ; j'aurais sûrementéchappé aux regards, si elle n'eut glissé de mes mains et ne fût tombée àterre avec grand bruit.Tous les yeux se dirigèrent de mon côté.

Je compris que tout était perdu, et je rassemblai mes forces contre ce quiallait arriver.

L'orage ne se fit pas attendre.

«Une enfan t sans so in ,» d i t M. Brocke lhurs t ; pu is i l a jou taimmédiatement : «Il me semble que c'est la nouvelle élève ; il ne faut pasque j'oublie ce que j'ai à dire sur son compte ;» et il s'écria, il me sembla dumoins qu'il parlait très haut : «Faites venir l'enfant qui a brisé son ardoise.»

Seule, je n'aurais pu bouger, j'étais paralysée ; mais deux grandes filles quiétaient à côté de moi me forcèrent à me lever, et me poussèrent vers le jugeredouté. Mlle Temple m'aida doucement à venir jusqu'à lui, et murmura àmon oreille :

«Ne soyez pas effrayée, Jeanne[1] ; j'ai vu que c'était un accident, et vousne serez pas punie.»

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Ces bonnes paroles me frappèrent au coeur comme un aiguillon.

«Dans une minute elle me méprisera et verra en moi une hypocrite,»pensai-je. Et alors un sentiment de rage contre Mme Reed et M.Brockelhurst alluma mon sang : je n'étais pas une Hélène Burns.

«Avancez cette chaise,» dit M. Brockelhurst, en indiquant un siège trèsélevé d'où venait de descendre une monitrice.

On l'apporta.

«Placez-y l'enfant,» continua-t-il.

J'y fus placée, par qui ? c'est ce que je ne puis dire. Je m'aperçus seulementqu'on m'avait hissée à la hauteur du nez de M. Brockelhurst. Des pelissesen soie pourpre, un nuage de plumes argentées s'étendaient et sebalançaient au-dessous de mes pieds.

«Mesdames, dit M. Brockelhurst en se tournant vers sa famille,mademoiselle Temple, maîtresses et élèves, vous voyez toutes cette petitefille.» Sans doute elles me voyaient toutes ; leurs regards étaient pour moicomme des miroirs ardents sur ma figure brûlante.

«Vous voyez qu'elle est jeune encore ; son extérieur est celui de l'enfance.Dieu lui a libéralement départi l'enveloppe qu'il accorde à tous. Aucunedifformité n'indique en elle un être à part. Qui croirait que l'esprit du mal adéjà trouvé en elle un serviteur et un agent ? Et pourtant, chose triste àdire, c'est la vérité.»

Il s'arrêta ; j'eus le temps de raffermir mes nerfs et de sentir ma rougeurdisparaître. L'épreuve ne pouvait plus être évitée ; j'étais décidée à lasupporter avec courage.

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«Mes chères enfants, continua le ministre, c'est une bien malheureuse etbien triste chose, et il est de mon devoir de vous en avertir : cette petitefille, qui aurait dû être un des agneaux de Dieu, est une réprouvée ; loin dedemeurer membre du troupeau fidèle, ce n'est plus qu'une étrangère ; soyezsur vos gardes, défiez-vous de son exemple ; s'il est nécessaire, évitez sacompagnie, éloignez-la de vos jeux, ne l'introduisez pas dans vosconversations. Et vous, maîtresses, ayez les yeux sur tous ses mouvements,pesez ses paroles, examinez ses actes, châtiez son corps afin de sauver sonâme, si toutefois la chose est possible ; car cette enfant, ma langue hésite àle dire, cette enfant, née dans un pays chrétien, est pire que les idolâtres quiadressent leurs prières à Brama ou s'agenouillent devant Jagernau ; cetteenfant est une menteuse !»

Il s'arrêta encore une dizaine de minutes, pendant lesquelles, étant enparfaite possession de moi-même, je pus voir sa femme et ses filles tirerdes mouchoirs de leurs poches et les porter à leurs yeux. La plus âgée deces dames inclinait sa tête à droite et à gauche ; quant aux plus jeunes, ellesmurmuraient sans cesse :«Quelle honte !»

M. Brockelhurst s'écria pour finir :

«Toutes ces choses, je les ai apprises de sa bienfaitrice, de cette pieuse etcharitable dame qui l'a adoptée alors qu'elle était une orpheline, qui l'aélevée avec ses propres filles ; et cette malheureuse enfant a payé sa bontéet sa générosité par une ingratitude si grande, que l'excellente Mme Reed aété forcée de séparer Jeanne de ses enfants, dans la crainte de voir sonexemple entacher leur pureté. Elle l'a envoyée ici pour la guérir, comme lesJuifs envoyaient leurs malades au lac de Bethséda. Directrice, maîtresses,je vous le demande encore, ne laissez pas les eaux croupir autour d'elle !»

Après cette sublime conclusion, M. Brockelhurst attacha le dernier boutonde son pardessus et dit quelque chose tout bas à sa famille. Celle-ci se leva,salua Mlle Temple et quitta cérémonieusement la salle d'étude. Arrivé à laporte, mon juge se retourna et dit :

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«Laissez-la encore une demi-heure sur cette chaise, et que personne ne luiparle pendant le reste du jour.»

J'étais donc assise là-haut. Moi qui avais déclaré ne jamais pouvoirsupporter la honte d'être debout au milieu de la salle, je me trouvaismaintenant exposée à tous les regards sur ce piédestal de honte. Aucunlangage ne peut exprimer mes sensations ; mais au moment où ellesgonflaient ma poitrine, une jeune fille passa à mes côtés ; elle leva les yeuxsur moi. Quelle flamme étrange y brillait ! quelle impression extraordinaireme produisit leur lumineux regard ! Je me sentis plus forte ; c'était unhéros, un martyr, qui, passant devant une victime ou une esclave, luicommuniquait sa force. Je me rendis maîtresse de la haine qui me montaitau coeur, je levai la tête et je me tins ferme sur ma chaise. Hélène Burns fit à Mlle Smith une question sur son travail. Elle futgrondée pour avoir demandé une chose aussi simple, et, en s'en retournantà sa place, elle me sourit de nouveau. Quel sourire ! Je me le rappellemaintenant ; c'était la marque d'une belle intelligence et d'un vrai courage ;il éclaira ses traits accentués, sa figure amaigrie, ses yeux abattus, commel'aurait fait le regard d'un ange ; et pourtant Hélène Burns portait au bras unécriteau où on lisait ces mots :

Enfant désordonnée

Une heure auparavant, j'avais entendu Mlle Scatcherd la condamner aupain et à l'eau pour avoir taché un exemple d'écriture en le copiant.

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CHAPITRE VIII

Avant que ma demi-heure de pénitence fût écoulée, j'entendis sonner cinqheures. On cessa le travail, et tout le monde se rendit au réfectoire pourprendre le café. Je me hasardai à descendre ; il faisait nuit close ; je meglissai dans un coin et je m'assis sur le parquet. Le charme qui m'avaitsoutenue jusqu'alors était sur le point de se rompre. La réaction commença,et le chagrin qui s'empara de moi était si accablant que je m'affaissai sansforce, la figure tournée vers la terre. Je me mis à pleurer.

Hélène Burns n'était pas là. Rien ne venait à mon secours. Laissée seule, jem'abandonnai moi-même, et je versai des larmes abondantes. En arrivant àLowood, j'étais décidée à être si bonne, à faire tant d'efforts, à me conciliertant d'amis, à obtenir le respect et à mériter l'affection. J'avais déjà fait desprogrès visibles ; le matin même on m'avait placée à la tête de ma classe ;Mlle Miller m'avait chaudement complimentée ; Mlle Temple m'avaitaccordé un sourire approbateur, et s'était engagée à m'enseigner le dessin età me faire apprendre le français, si mes progrès continuaient pendant deuxmois. J'étais aimée de mes compagnes ; celles de mon âge me traitaient enégale ; les grandes ne me tracassaient pas : et maintenant j'allais être jetée àterre de nouveau, être foulée aux pieds sans savoir si je pourrais jamais merelever.

«Non, je ne le pourrai pas,» pensai-je en moi-même, et je me mis à désirersincèrement la mort.

Comme je murmurais ce souhait au milieu de mes sanglots, quelqu'uns'approcha, je tressaillis ; Hélène Burns était près de moi, la flamme du

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foyer me l'avait montrée traversant la longue chambre déserte. Ellem'apportait mon pain et mon café. «Mangez quelque chose,» me dit-elle.

Mais je repoussai ce qu'elle m'avait offert, sentant que, dans la situation oùje me trouvais, une goutte de café ou une miette de pain me ferait mal.Hélène me regarda probablement avec surprise ; quels que fussent mesefforts, je ne pouvais pas faire cesser mon agitation, je continuais à pleurertout haut. Elle s'assit près de moi, tenant ses genoux entre ses bras et yappuyant sa tête ; mais elle demeurait silencieuse comme une Indienne. Jefus la première à parler.

«Hélène, dis-je, pourquoi restez-vous avec une enfant que tout le mondeconsidère comme une menteuse ?

- Tout le monde, Jane ? À peine quatre-vingts personnes vous ont entendudonner ce titre, et le monde en contient des centaines de millions.

- Que m'importent ces millions ? Les quatre-vingts que je connais meméprisent.

- Jane, vous vous trompez ; il est probable que pas une des élèves ne vousméprise ni ne vous hait, et beaucoup vous plaignent, j'en suis sûre.

- Comment peuvent-elles me plaindre, après ce qu'a dit M. Brockelhurst ?

- M. Brockelhurst n'est pas un Dieu ; ce n'est pas un homme en qui l'on aitconfiance. Personne ne l'aime ici, car il n'a jamais rien fait pour gagnernotre affection. S'il vous eût accordé des faveurs spéciales, vous auriezsans doute trouvé tout autour de vous des ennemies, soit déclarées, soitsecrètes. Mais, après tout ce qui s'est passé, presque toutes voudraient voustémoigner de la sympathie, si elles l'osaient. Maîtresses et élèves pourrontvous regarder froidement pendant un jour ou deux ; mais des sentimentsamis sont cachés dans leurs coeurs et paraîtront bientôt, d'autant qu'ilsauront été comprimés pendant quelque temps. Et d'ailleurs, Jane...»

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Elle s'arrêta.

«Eh bien, Hélène ?» dis-je en mettant mes mains dans les siennes.

Elle prit doucement mes doigts pour les réchauffer et continua :«Si le monde entier vous haïssait et vous croyait coupable, mais que votreconscience vous approuvât, et qu'en interrogeant votre coeur il vous parûtpur de toute faute, Jeanne, vous ne seriez pas sans amie.

- Je le sais, mais ce n'est point assez pour moi. Si les autres ne m'aimentpas, je préfère mourir plutôt que de vivre ainsi ; je ne puis pas accepterd'être seule et détestée. Hélène, voyez, pour obtenir une véritable affectionde vous, de Mlle Temple et de tous ceux que j'aime sincèrement, jeconsentirais à avoir le bras brisé, à être roulée à terre par un taureau, ou àme tenir debout derrière un cheval furieux qui m'enverrait son sabot dansla poitrine.

- Silence, Jane ! Vous placez trop haut l'amour des hommes ; vous êtestrop impressionnable, trop ardente. La main souveraine qui a créé votrecorps et y a envoyé le souffle de vie, a placé pour vous des ressources endehors de vous-même et des créatures faibles comme vous. Au delà decette terre il y a un royaume invisible ; au-dessus de ce monde, habité parles hommes, il y en a un habité par les esprits, et ce monde rayonne autourde nous, il est partout ; et ces esprits veillent sur nous, car ils ont missionde nous garder ; et si nous mourons dans la souffrance et dans la honte, sinous avons été accablés par le mépris, abattus par la haine, les anges voientnotre torture et nous reconnaissent innocents, si toutefois nous le sommes ;et je sais que vous êtes innocente de ces fautes dont M. Brockelhurst vousa lâchement accusée, d'après ce qui lui avait été dit par Mme Reed ; car j'aireconnu une nature sincère dans vos yeux ardents et sur votre front pur.Dieu, qui attend la séparation de notre chair et de notre esprit, nouscouronnera après la mort ; il nous accordera une pleine récompense.Pourquoi nous laisserions-nous abattre par le malheur, puisque la vie est sicourte, et que la mort est le commencement certain de la gloire et dubonheur ?»

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J'étais silencieuse, Hélène m'avait calmée ; mais dans cette tranquillitéqu'elle m'avait communiquée, il y avait un mélange d'inexprimabletristesse ; j'éprouvais une impression douloureuse à mesure qu'elle parlait,mais je ne pouvais dire d'où cela venait. Quand elle eut fini de parler, sarespiration devint plus rapide, et une petite toux sèche sortit de sa poitrine.J'oubliai alors pour un moment mes chagrins, et je me laissai aller à unevague inquiétude. Inclinant ma tête sur l'épaule d'Hélène, je passai monbras autour de sa taille ; elle m'approcha d'elle, et nous restâmes ainsi ensilence.

Une autre personne entra dans la salle ; le vent, qui avait écarté quelquesnuages épais, avait laissé la lune à découvert, et ses rayons, en frappantdirectement sur une fenêtre voisine, nous éclairèrent en plein, ainsi que lapersonne qui s'avançait.C'était Mlle Temple.

«Je venais vous chercher, Jane, dit-elle ; j'ai à vous parler dans machambre, et, puisque Hélène est avec vous, elle peut venir aussi.»

Nous nous levâmes pour suivre la directrice ; il nous fallut traverserplusieurs passages et monter un escalier avant d'arriver à son appartement.

Il me parut gai ; il était éclairé par un bon feu. Mlle Temple dit à Hélène des'asseoir dans un petit fauteuil d'un côté du foyer, et en ayant pris un autreelle-même, elle m'engagea à me placer à ses côtés. «Êtes-vous consolée ? me demanda-t-elle, en me regardant en face ;avez-vous assez pleuré vos chagrins ?

- Je crains de ne jamais pouvoir me consoler.

- Pourquoi ?

- Parce que j'ai été accusée injustement ; parce que tout le monde, etvous-même, madame, vous me croyez bien coupable.

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- Nous croirons ce que nous verrons, et nous formerons notre opiniond'après vos actes, mon enfant. Continuez à être bonne, et vous mecontenterez.

- Est-ce bien vrai, mademoiselle Temple ?

- Oui, me répondit-elle en passant son bras autour de moi. Et maintenantdites-moi quelle est cette dame que M. Brockelhurst appelle votrebienfaitrice.

- C'est Mme Reed, la femme de mon oncle ; mon oncle est mort et m'alaissée à ses soins.

- Elle ne vous a donc pas librement adoptée ?

- Non, Mme Reed en était fâchée ; mais mon oncle, à ce que m'ont souventrépété les domestiques, lui avait fait promettre en mourant de me gardertoujours près d'elle.

- Eh bien, Jane, vous savez, ou, si vous ne le savez pas, je vous apprendraique lorsqu'un criminel est accusé, on lui permet toujours de prendre laparole pour sa défense. Vous avez été chargée d'une faute qui n'est pas lavôtre ; défendez-vous aussi bien que vous le pourrez ; dites tout ce quevous offrira votre mémoire ; mais n'ajoutez rien, n'exagérez rien.»

Je résolus, au fond de mon coeur, d'être modérée et exacte : et, après avoirréfléchi quelques minutes pour mettre de l'ordre dans ce que j'avais à dire,je me mis à raconter toute l'histoire de ma triste enfance.

J'étais épuisée par l'émotion ; aussi mes paroles furent-elles plus doucesqu'elles ne l'étaient d'ordinaire lorsque j'abordais ce sujet douloureux. Merappelant ce qu'Hélène m'avait dit sur l'indulgence, je mis dans mon récitbien moins de fiel que je n'en mettais d'habitude ; raconté ainsi, il était plusvraisemblable, et, à mesure que j'avançais, je sentais que Mlle Temple me

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CHAPITRE VIII 95

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croyait entièrement. Dans le courant de mon récit, j'avais parlé de M. Loyd comme étant venume voir après mon accès, car je n'avais point oublié le terrible épisode dela chambre rouge. J'avais même craint qu'en le racontant, mon irritation neme fît dépasser en quelque sorte les justes limites. Rien ne pouvait, eneffet, adoucir en moi le souvenir de cette douloureuse agonie qui s'étaitalors emparée de mon coeur, et je me rappelais toujours comment MmeReed avait dédaigné mes instantes supplications, et m'avait enfermée pourla seconde fois dans cette sombre chambre, que je croyais hantée par unesprit.

J'avais achevé ; Mlle Temple me regarda en silence pendant quelquesminutes ; puis elle me dit :

«Je connais M. Loyd, je lui écrirai ; si sa réponse s'accorde avec ce quevous avez dit, vous serez publiquement déchargée de toute accusation ;pour moi, Jane, dès à présent je vous considère comme innocente.»

Elle m'embrassa et me garda près d'elle. J'en fus heureuse, car je prenais unplaisir d'enfant à contempler sa figure, ses vêtements, ses bijoux, son frontpur, ses cheveux brillants, ses yeux noirs qui rayonnaient. Se tournant alorsvers Hélène, elle lui dit :

«Comment êtes-vous ce soir, Hélène ? avez-vous beaucoup tousséaujourd'hui ?

- Pas tout à fait autant que de coutume, je crois, madame.

- Et comment vont vos douleurs de poitrine ?

- Un peu mieux.»

Mlle Temple se leva, prit la main d'Hélène, et tâta son pouls ; puis elleretourna à se place, et je l'entendis soupirer.

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Elle demeura pensive pendant quelques minutes ; mais, sortant tout à coupde sa réflexion, elle nous dit gaiement : «Vous êtes mes hôtes ce soir, et je veux vous traiter comme tels.»

En disant ces mots, elle sonna.

«Barbara, dit-elle à la servante qui entra, je n'ai pas encore eu mon thé ;apportez le plateau et donnez des tasses pour ces deux jeunes filles.»

Le plateau fut apporté. Combien mes yeux furent charmés par ces tasses deporcelaine, et cette théière, placée sur une petite table ronde près du feu !Combien me semblèrent délicieux le parfum du thé et l'odeur des tartines,dont à mon grand désappointement, car la faim commençait à se fairesentir, je n'aperçus qu'une très petite quantité. Mlle Temple en fit aussi laremarque.

«Barbara, dit-elle, ne pourriez-vous pas nous apporter un peu plus de painet de beurre ? il n'y en pas assez pour trois.»

La servante sortit et revint bientôt.

«Mademoiselle, dit-elle. Mme Harden dit qu'elle a envoyé la quantitéordinaire.»

Mme Harden était la femme de charge ; elle était taillée sur le mêmemodèle que M. Brockelhurst ; elle semblait faite de la même chair et desmêmes os.

«Oh ! très bien, répondit Mlle Temple ; nous nous en passerons alors.»

Au moment où la servante s'en allait, elle ajouta en souriant :

«Heureusement que, pour cette fois, j'ai de quoi suppléer à ce quimanque.»

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Ella invita Hélène et moi à nous approcher de la table, et plaça devantchacune de nous une tasse de thé et une délicieuse mais petite tartine debeurre ; puis elle se leva, ouvrit un tiroir et en tira un paquet enveloppé depapier : un pain d'épice d'une majestueuse grandeur s'offrit à nos regards.

«J'aurais voulu vous en donner à chacune un morceau pour l'emporter,dit-elle ; mais, puisque nous n'avons pas assez de pain et de beurre, ilfaudra bien le manger maintenant.» Et sa main généreuse nous en coupa de grosses tranches.

Ce soir-là, il nous sembla que nous étions nourries de nectar et d'ambroisie.Le sourire de satisfaction avec lequel Mlle Temple nous regardait pendantque nous apaisions nos appétits voraces sur le mets délicat qu'elle nousavait libéralement réparti, ne fut pas la moindre de nos joies.

Le thé achevé et le plateau enlevé, elle nous rappela près du feu ; chacunede nous fut placée à ses côtés, et une conversation s'engagea entre elle etHélène. Ce n'était pas un petit privilège que d'être admise à l'entendre.

Mlle Temple avait toujours quelque chose de serein dans son apparence, denoble dans son maintien. On trouvait dans son langage cette exactitudeépurée qui prévient l'exagération ou la passion. Ceux qui la regardaient oul'écoutaient, éprouvaient non seulement un vif plaisir, mais aussi unprofond respect.

Ce fut ce qui m'arriva. Quant à Hélène, elle me frappa d'admiration.

Le repas confortable, le foyer réjouissant, la présence et la bonté de soninstitutrice aimée, ou plutôt quelque chose qui se passa dans cette âmeprivilégiée, réveilla toutes les puissances de son être ; elles s'allumèrent etcommencèrent par animer d'une teinte brillante ses joues, qui jusque-làavaient toujours été pâles et privées de sang ; puis elles vinrent éclairer sesyeux, leur donner un doux rayonnement, et ils acquirent tout à coup unebeauté plus originale que celle de Mlle Temple, une beauté qui n'étaitproduite ni par une riche couleur ni par de longs cils ou des sourcils bien

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dessinés, mais par la force de la pensée et la splendeur de l'âme. Cette âmeétait là sur ses lèvres, et les paroles coulaient de je ne sais quelle sourcemystérieuse. Une jeune fille de quatorze ans a-t-elle un coeur assez grand, assezvigoureux pour renfermer la source sans cesse agitée d'une éloquence pure,pleine et fervente ? tel fut le sujet de la conversation d'Hélène pendanttoute cette soirée, dont je ne perdrai jamais le souvenir ; son esprit semblaitvouloir vivre autant dans un court espace que les autres durant une longueexistence.

Mlle Temple et Hélène parlèrent de choses qui m'étaient étrangères, despeuples et des temps passés, des contrées éloignées, des secrets de lanature découverts ou devinés. Elles parlèrent de différents livres ; combienelles en avaient lu ! que de connaissances elles possédaient ! les noms desauteurs français leur semblaient familiers. Mais mon étonnement fut aucomble, quand Mlle Temple demanda à Hélène si elle trouvait quelquefoisun moment pour repasser le latin que son père lui avait enseigné, et,prenant un livre dans sa bibliothèque, elle lui dit de lire et de traduire unepage de Virgile.

Hélène obéit, et mon admiration croissait à chaque ligne. Au moment oùelle finissait, la cloche annonça qu'il était temps de se coucher. Nous nepouvions donc plus rester. Mlle Temple nous embrassa, et nous pressantsur son coeur, elle nous dit :

«Dieu vous bénisse, mes enfants !»

Elle retint Hélène pressée contre elle un peu plus longtemps que moi. Ellela laissa partir plus difficilement ; ce fut Hélène que son oeil suivit ; ce futpour elle qu'elle soupira tristement une seconde fois, et qu'elle essuya unelarme.

En atteignant le dortoir, nous entendîmes la voix de Mlle Scatcherd ; elleexaminait les tiroirs, elle était justement à celui d'Hélène Burns, et, enentrant, celle-ci fut vivement réprimandée. On lui déclara que le lendemain

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on lui attacherait à l'épaule une demi-douzaine d'objets dépliés. «Il est bien vrai que mes tiroirs étaient dans un désordre honteux, me dittout bas Hélène ; j'avais l'intention de les ranger, et je l'ai oublié.»

Le lendemain, Mlle Scatcherd écrivit en gros caractères, sur un morceau decarton, ce mot :

Désordonnée

puis elle l'attacha sur le front d'Hélène, sur ce front bon, élevé, doux,intelligent.

Jusqu'au soir, la jeune fille supporta son châtiment avec patience et sansavoir un seul instant conçu de ressentiment ; car elle le considérait commeune punition méritée.

Au moment où Mlle Scatcherd s'en alla, après la classe du soir, je courus àHélène. Je lui arrachai du front ce papier, et je le jetai au feu.

Cette rage, dont Hélène était incapable, avait dévoré mon âme pendant toutle jour, et des larmes brûlantes avaient coulé le long de mes joues. La vuede cette triste résignation m'avait mis au coeur une souffrance intolérable.

Une semaine environ après ce que je viens de raconter, Mlle Temple, quiavait écrit à M. Loyd, recevait une réponse ; il paraît que son récits'accordait avec le mien. Mlle Temple ayant donc rassemblé toute l'école,déclara qu'elle avait pris des informations sur les fautes dont Jane Eyreavait été accusée par M. Brockelhurst, et qu'elle se trouvait heureuse de ladéclarer innocente ; les maîtresses me donnèrent des poignées de main etm'embrassèrent ; un murmure de plaisir se fit entendre parmi mescompagnes.

Délivrée d'un poids aussi accablant, je pris dès lors la résolution de memettre à l'oeuvre, et de me frayer un chemin au milieu de toutes lesdifficultés.

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Je travaillai courageusement, et mes succès furent proportionnés à mesefforts : ma mémoire, qui n'était pas naturellement très bonne, s'améliorapar la pratique ; l'exercice aiguisa mon esprit ; au bout de quelquessemaines, je fus placée dans une classe supérieure, et je n'étais pas àLowood depuis deux mois, lorsqu'on me permit de commencer le françaiset le dessin.Le même jour, j'appris les deux premiers temps du verbe Être, et jedessinai ma première ferme, dont, par parenthèse, les murs étaient encoreplus inclinés que ceux de la fameuse tour penchée à Pise.

Ce soir-là, en allant me coucher, j'oubliai de me servir en imagination lesouper de pommes de terre toutes chaudes, de pain blanc et de laitnouvellement tiré, comme j'avais l'habitude de le faire pour apaiser monestomac affamé. Je me contentai, pour tout repas, de regarder millegravures idéales qui se présentaient à mes yeux dans l'obscurité. Je mefigurais qu'elles étaient toutes mon ouvrage. Je voyais des maisons, desarbres, des rochers et des ruines pittoresques, des groupes de châteaux, debelles peintures représentant des papillons qui voltigeaient sur des roses enboutons, des oiseaux becquetant les cerises mûres, ou bien un nid de petitsrouges-gorges, recouvert par des branches de lierre. Je pensais aussi aujour où je serais capable de traduire couramment un certain petit livrefrançais que Mme Pierrot m'avait montré. Je m'endormis avant d'avoirrésolu ce problème d'une manière satisfaisante.

Salomon a bien raison de dire : «Mieux vaut un dîner d'herbe et l'amour,qu'un boeuf à l'écurie et la haine.»

Je n'aurais pas changé Lowood et toutes ses privations pour Gateshead etson luxe.

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CHAPITRE IX

Les privations, ou plutôt les souffrances que nous avions enduréesjusque-là, diminuaient ; le printemps allait revenir, il était presque arrivé ;les gelées avaient cessé ; les neiges étaient fondues ; les vents froidssoufflaient moins fort ; mes pauvres pieds, que l'air glacial de janvier avaitmeurtris et enflés au point de gêner ma marche, commençaient à guérirsous l'influence des brises d'avril. Les nuits et les matinées, renonçant àune température digne du Canada, ne glaçaient plus le sang dans nosveines. Les récréations passées dans le jardin devenaient supportables ;quelquefois même, lorsque le soleil brillait, elles étaient douées etagréables. La verdure perçait sur ces massifs sombres qui, s'égayantchaque jour, faisaient croire que l'espérance les traversait la nuit et laissaitchaque matin des traces plus brillantes de son passage. Les fleurscommençaient à se mélanger aux feuilles ; on voyait boutonner les violiersd'hiver, les crocus, les oreilles d'ours couleur de pourpre, et les pensées auxyeux dorés. Les jeudis, comme nous avions demi-congé, nous allions nouspromener, et nous trouvions des fleurs encore plus belles, écloses sous leshaies vives.

Je m'aperçus aussi, à mon grand contentement, que le hasard nous avaitréservé une jouissance qui n'était limitée que par l'horizon.

Au delà de ces hautes murailles surmontées de pointes de fer qui gardaientnotre demeure, s'étendait un plateau riche en verdure et en ombrages, etqu'encadrait une chaîne de sommets élevés ; au milieu coulait un ruisseauoù se disputaient les pierres noires et les remous étincelants. Combien cetaspect m'avait paru différent sous un ciel d'hiver, alors que tout était roidi

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par la gelée ou enseveli sous la neige, alors que des brouillards aussi froidsque la mort et poussés par des vents d'est venaient errer au-dessus de cessommets empourprés, puis se glissaient le long des chênes verts pour seréunir enfin aux brumes glacées qui se balançaient au-dessus du ruisseau ! Ce ruisseau lui-même était dans cette saison un torrent bourbeux et sansfrein ; il séparait le bois en deux parties, et faisait entendre un grondementfurieux à travers l'atmosphère souvent épaissie par une pluie violente oupar des tourbillons de grêle ; quant à la forêt, pendant l'hiver son contourn'offrait aux regards qu'une rangée de squelettes.

Le mois d'avril touchait à sa fin, et mai approchait brillant et serein.Chaque jour c'était un ciel bleu, de doux rayons de soleil, des brises légèresqu'envoyaient l'occident et le nord. La végétation poussait avec force ; toutverdissait, tout était couvert de fleurs. La nature rendait la vie et la majestéaux chênes, aux hêtres, aux ormeaux ; les arbres et les plantes venaientenvahir chaque recoin ; les fossés étaient remplis de mousses variées, etune pluie de primevères, égayait le sol ; je voyais leur pâle éclat répandreune douce lueur sur les lieux ombragés.

Je sentais pleinement toutes ces choses ; j'en jouissais souvent et librement,mais presque toujours seule. J'avais donc enfin une raison pour désirercette liberté toute nouvelle pour moi, et que je devais obtenir par mesefforts.

N'ai-je pas fait de Lowood une belle habitation, quand je l'ai dépeinteentourée de bois et de montagnes et placée sur le bord d'une rivière ? Sansdoute le site était beau ; mais était-il sain ?C'est là une autre question.

La vallée boisée où était situé Lowood était le berceau de ces brouillardsqui engendrent les épidémies ; avec le printemps les brumes revinrent,s'introduisirent dans l'asile des orphelines, et leur haleine répandit le typhusdans les dortoirs et dans les salles d'étude. Aussi avant le commencementde mai l'école fut-elle transformée en hôpital.

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Une mauvaise nourriture et des refroidissements négligés avaient disposéune partie des élèves à subir la contagion. Quarante-cinq sur quatre-vingtsfurent frappées en même temps. On interrompit les classes ; la disciplinecessa d'être observée. Celles des élèves qui continuaient à se bien porterobtinrent une liberté entière, parce que le médecin insistait sur la nécessitéd'un exercice fréquent, et que d'ailleurs personne n'avait le temps de noussurveiller. Mlle Temple était entièrement absorbée par les malades ; ellepassait ses jours à l'infirmerie et ne la quittait que pour prendre quelquesheures de repos ; les maîtresses employaient tout leur temps à emballer et àfaire les préparatifs de départ pour les élèves privilégiées qui avaient desparents ou des amis disposés à leur faire quitter ce centre de contagion.Plusieurs déjà atteintes n'étaient arrivées chez elles que pour mourir ;d'autres rendirent le dernier soupir à Lowood, et furent enterréesrapidement et en silence, la nature de l'épidémie rendant tout délaidangereux.

La maladie semblait avoir établi sa demeure à Lowood, et la mort yrépétait ses visites assidues. Des chambres et des couloirs sortaient desémanations semblables à celles d'un hôpital. On s'efforçait en vain decombattre la contagion par des remèdes.

Cependant le joyeux mois de mai brillait sans nuages au-dessus de cesmontagnes à l'aspect pittoresque et de ce beau pays tout couvert de bois.Les jardins étaient resplendissants de fleurs, les buissons de houx avaientatteint la hauteur des arbres, les lis étaient éclos, et les roses venaient des'épanouir ; les plates-bandes de nos petits massifs étaient égayées par letrèfle rose et la marguerite double ; matin et soir l'églantier odoriférantrépandait son parfum semblable à celui des épices et de la pomme. Mais tous ces trésors s'étalaient en vain pour la plupart des jeunes filles deLowood ; quelquefois seulement on venait cueillir un petit bouquetd'herbes et de fleurs destinées à orner un cercueil.

Quant à moi et à toutes celles dont la santé s'était maintenue, nousjouissions pleinement des beautés du lieu et de la saison.

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Depuis le matin jusqu'au soir on nous laissait courir dans les bois commedes bohémiennes ; nous agissions à notre fantaisie, nous allions où nouspoussait le caprice ; puis notre régime était meilleur que jadis. M.Brockelhurst et sa famille n'approchaient plus de Lowood, toute inspectionavait cessé ; effrayée de l'épidémie, l'avare femme de charge était partie.Celle qui la remplaçait avait été employée au Dispensaire de Lowton, et,ne connaissant pas les habitudes de sa nouvelle place, elle distribuait lesaliments avec plus de libéralité. Il y avait d'ailleurs moins de monde ànourrir ; les malades mangeaient peu, de sorte que nos plats se trouvaientplus copieux.

Lorsqu'on n'avait pas le temps de préparer le dîner, ce qui arrivait souvent,on nous donnait un gros morceau de pâté froid ou une épaisse tartine depain et de fromage ; nous emportions alors notre repas dans les bois, oùnous choisissions l'endroit qui nous plaisait le mieux, et nous dînionssomptueusement sur l'herbe.

Ma place favorite était une pierre large et unie qui dominait le ruisseau ; onne pouvait y arriver qu'en traversant l'eau, trajet que je faisais toujoursnu-pieds. Cette pierre était juste assez large pour qu'on pût commodéments'y asseoir à deux ; je m'y rendais avec une autre enfant. À cette époque, ma compagne favorite était Marianne Wilson, petitepersonne fine et observatrice, dont la compagnie me plaisait, tant à causede son esprit et de son originalité, qu'à cause de ses manières qui memettaient à l'aise. Plus âgée que moi de quelques années, elle connaissaitmieux le monde, et pouvait me raconter les choses que j'aimais à entendre.Près d'elle ma curiosité était satisfaite ; elle était indulgente pour tous mesdéfauts, et ne cherchait jamais à mettre un frein à mes paroles. Elle avaitun penchant pour le récit, moi pour l'analyse ; elle aimait à donner desdétails, moi à en demander ; nous nous convenions donc très bien, et noustirions de nos conversations mutuelles sinon beaucoup d'utilité, du moinsbeaucoup de plaisir.

Mais, pendant ce temps, que devenait Hélène Burns ? Pourquoi nepouvais-je pas passer avec elle ces douces journées de liberté ? L'avais-je

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oubliée ? ou étais-je assez indigne d'elle pour m'être fatiguée de sa nobleintimité ? Certes Marianne Wilson était inférieure à ma première amie :elle pouvait me raconter des histoires amusantes, contenter ma curiositépar des commérages piquants que je désirais savoir ; mais le propred'Hélène était de donner à ceux qui avaient le bonheur de causer avec ellel'aspiration vers les choses élevées.

Lecteurs, je savais et je sentais tout cela, et, quoique j'aie bien des défautset peu de qualités pour les racheter, je ne me suis pourtant jamais fatiguéed'Hélène ; je n'ai jamais cessé d'avoir pour elle un attachement fort, tendreet respectueux, autant que le pouvait mon coeur.Et comment en eût-il été autrement, quand Hélène en tout temps, danstoutes circonstances, m'avait montré une amitié calme et fidèle, que lamauvaise humeur n'avait jamais ternie, que l'irritation n'avait jamaistroublée ? Mais Hélène était malade ; depuis quelques semaines on l'avaitséparée de nous, et je ne savais point dans quelle chambre elle avait ététransportée.

Elle n'habitait pas dans l'infirmerie avec les élèves malades de l'épidémie ;car elle n'était point attaquée du typhus, mais d'une maladie de poitrine, etdans mon ignorance je regardais cette maladie comme une souffrancedouce et lente que le temps et les soins devaient sûrement faire disparaître.

Je fus confirmée dans cette idée en la voyant descendre deux ou trois foispar des journées très chaudes. Elle était conduite au jardin par MlleTemple, mais on ne me permettait pas d'aller lui parler ; je ne pouvais lavoir qu'à travers la fenêtre de la salle d'étude, et encore très vaguement, carelle était enveloppée d'un châle, et elle allait se placer à distance sous lagalerie.

Un soir, au commencement de juin, j'étais restée très tard dans les boisavec Marianne ; comme de coutume, après nous être séparées des autres,nous nous étions mises à errer au loin, mais si loin, cette fois, que nousnous étions perdues, et que nous avions été obligées de demander notrechemin à un homme et à une femme qui faisaient paître dans la forêt un

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troupeau de porcs à demi sauvages.

Lorsque nous arrivâmes, la lune était levée ; un cheval que nousreconnûmes pour être celui du médecin était attaché à la porte du jardin ;Marianne me fit observer qu'il devait y avoir quelqu'un de très malade pourqu'on fût allé chercher M. Bates à une pareille heure, et elle retourna à lamaison. Moi, je restai encore quelques minutes pour planter dans mon jardin unepoignée de racines que je rapportais de la forêt et que je craignais de voirse faner en les laissant hors de terre jusqu'au lendemain.

Ce travail achevé, je ne rentrai pas encore ; la rosée donnait un douxparfum aux fleurs, la soirée était sereine et chaude ; l'orient empourprépromettait un beau lendemain ; à l'occident la lune se levait majestueuse ;je remarquais toutes ces choses, et j'en jouissais comme un enfant peut enjouir. Mon esprit s'arrêta sur une pensée qui jusqu'alors ne l'avait jamaispréoccupé.

«Combien il est pénible, me dis-je, d'être étendue maintenant sur un lit dedouleur, et de se trouver en danger de mort ! Ce monde est beau, et il esttriste d'en être arraché pour aller... qui sait où ?»

Alors mon intelligence fit son premier effort sérieux pour comprendre cequi lui avait été enseigné sur le ciel et sur l'enfer, et pour la première foiselle recula effrayée ; et pour la première fois, regardant en avant et enarrière, elle se vit entourée d'un abîme sans fond : elle ne sentait et necomprenait qu'une chose, le présent ; le reste n'était qu'un nuage informe,un gouffre vide, et elle tressaillait à l'idée de se trouver plongée au milieude ce chaos.

J'étais abîmée dans ces réflexions, lorsque j'entendis ouvrir la grandeporte ; M. Bates sortit avec la garde-malade.

Lorsque celle-ci se fut assurée que le médecin était monté sur son cheval etreparti, elle se prépara à fermer la porte, mais je courus vers elle.

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«Comment va Hélène Burns ? demandai-je.

- Très mal, répondit-elle. - Est-ce elle que M. Bates est venu voir ?

- Oui.

- Et que dit-il ?

- Il dit qu'elle ne restera plus longtemps ici.»

Si j'avais entendu cette même phrase la veille, j'aurais cru qu'Hélène allaitretourner dans le Northumberland, chez son père, et je n'aurais pas supposéune mort prochaine ; mais ce jour-là je compris tout de suite. Je visclairement qu'Hélène comptait ses derniers jours, qu'elle allait quitter cemonde pour être transportée dans la région des esprits, si toutefois cetterégion existe. Mon premier sentiment fut l'effroi ; ensuite mon coeur futserré par une violente douleur ; enfin j'éprouvai le désir, le besoin de lavoir ; je demandai dans quelle chambre elle était.

«Elle est dans la chambre de Mlle Temple, me dit la garde.

- Puis-je monter lui parler ?

- Oh non, enfant, cela n'est pas probable ; et puis il est temps de rentrer.Vous prendrez la fièvre si vous restez dehors quand la rosée tombe.»

La garde ferma, et je rentrai par une porte latérale qui conduisait à la salled'étude. Il était juste temps. Neuf heures venaient de sonner, et Mlle Millerappelait les élèves pour se coucher.

Deux heures se passèrent ; il devait être à peu près onze heures ; je n'avaispu m'endormir. Jugeant d'après le silence complet du dortoir que toutesmes compagnes étaient plongées dans un profond sommeil, je me levai, je

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passai ma robe et je sortis nu-pieds de l'appartement. Je me mis à chercherla chambre de Mlle Temple ; elle était à l'autre bout de la maison ; jeconnaissais le chemin, et la lumière de la lune entrant par les fenêtres me lefit trouver sans peine. Une odeur de camphre et de vinaigre brûlé m'avertit que je me trouvaisprès de l'infirmerie ; je passai rapidement, dans la crainte d'être entenduepar la garde qui veillait toute la nuit : j'avais peur d'être aperçue etrenvoyée dans mon lit, car il fallait que je visse Hélène ; j'étais décidée à laserrer dans mes bras avant sa mort, à lui donner un dernier baiser, àéchanger avec elle une dernière parole.

Après avoir descendu un escalier, traversé une portion de la maison etréussi à ouvrir deux portes sans être entendue, j'atteignis un autre escalier ;je le montai. Juste en face de moi se trouvait la chambre de Mlle Temple.

On voyait briller la lumière par le trou de la serrure et sous la porte ; tout yétait silencieux. En m'approchant je m'aperçus que la porte étaitentr'ouverte, probablement pour permettre à l'air du dehors d'entrer dans cerefuge de la maladie.

Impatiente et peu disposée à l'hésitation, car une douloureuse angoisses'était emparée de mon âme et de mes sens, je poussai la porte et jeregardai dans la chambre ; mes yeux cherchaient Hélène, et craignaient detrouver la mort.

Près de la couche de Mlle Temple et à moitié recouvert par ses rideauxblancs se trouvait un petit lit ; je vis la forme d'un corps se dessiner sousles couvertures ; mais la figure était cachée par les rideaux. La garde àlaquelle j'avais parlé dans le jardin s'était endormie sur un fauteuil ; unechandelle qu'on avait oubliée de moucher brûlait sur la table.

Mlle Temple n'y était pas ; je sus plus tard qu'elle avait été appelée prèsd'une jeune fille à l'agonie.

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Je fis quelques pas et je m'arrêtai devant le lit : ma main était posée sur lerideau ; mais je préférais parler avant de le tirer, car j'avais peur de netrouver qu'un cadavre. «Hélène, murmurai-je doucement, êtes-vous éveillée ?»

Elle se souleva, écarta le rideau, et je vis sa figure pâle, amaigrie, maisparfaitement calme. Elle me parut si peu changée que mes craintescessèrent immédiatement.

«Est-ce bien vous, Jane ? me demanda-t-elle de sa douce voix.

- Oh ! pensai-je, elle ne va pas mourir ; ils se trompent : car, s'il en étaitainsi, sa parole et son regard ne seraient pas aussi calmes.»

Je m'avançai vers son petit lit, et l'embrassai. Son front, ses joues, sesmains, tout son corps enfin était froid ; mais elle souriait comme jadis.

«Pourquoi êtes-vous venue ici, Jane ? il est onze heures passées ; je les aientendues sonner il y a quelques instants.

- J'étais venue vous voir, Hélène ; on m'avait dit que vous étiez trèsmalade, je n'ai pas pu m'endormir avant de vous avoir parlé.

- Vous venez alors pour me dire adieu ; vous arrivez bien à temps.

- Allez-vous quelque part, Hélène ? retournez-vous dans votre demeure ?

- Oui, dans ma dernière, dans mon éternelle demeure.

- Oh non, Hélène !»

Je m'arrêtai émue. Pendant que je cherchais à dévorer mes larmes, Hélènefut prise d'un accès de toux, et pourtant la garde ne s'éveilla pas. L'accèsfini, Hélène resta quelques minutes épuisée ; puis elle murmura :

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CHAPITRE IX 110

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«Jane, vos petits pieds sont nus ; venez coucher avec moi, et cachez-voussous ma couverture.»

J'obéis ; elle passa son bras autour de moi et m'attira tout près d'elle. Aprèsun long silence elle me dit, toujours très bas :

«Je suis très heureuse, Jane. Quand on vous dira que je suis morte,croyez-le et ne vous affligez pas ; il n'y a là rien de triste : nous devonstous mourir un jour, et la maladie qui m'enlève à la terre n'est pointdouloureuse, elle est douce et lente ; mon esprit est en repos ; personneici-bas ne me regrettera beaucoup.Je n'ai que mon père ; il s'est remarié dernièrement, et ma mort ne sera pasun grand vide pour lui. En mourant jeune, j'échappe à de grandessouffrances ; je n'ai pas les qualités et les talents nécessaires pour mefrayer aisément une route dans le monde, et j'aurais failli sans cesse.

- Mais où allez-vous, Hélène ? Pouvez-vous le voir ? le savez-vous ?

- J'ai la foi, et je crois que je vais vers Dieu.

- Où est Dieu ? Qu'est-ce que Dieu ?

- Mon créateur et le vôtre ; il ne détruira jamais son oeuvre ; j'ai foi en sonpouvoir et je me confie en sa bonté ; je compte les heures jusqu'au momentsolennel qui me rendra à lui et qui le révélera à moi.

- Alors, Hélène, vous êtes sûre que le ciel existe réellement, et que nosâmes peuvent y arriver après la mort ?

- Oui, Jane, je suis sûre qu'il y a une vie à venir ; je crois que Dieu est bonet que je puis en toute confiance m'abandonner à lui pour ma partd'immortalité. Dieu est mon père, Dieu est mon ami ; je l'aime et je croisqu'il m'aime.

- Hélène, vous reverrai-je de nouveau après ma mort ?

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CHAPITRE IX 111

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- Oui, vous viendrez vers cette même région de bonheur ; vous serez reçuepar cette même famille toute-puissante et universelle, n'en doutez pas,chère Jane !»

Je me demandai quelle était cette région, si elle existait ; mais je ne fis paspart de mes doutes à Hélène. Je pressai mon bras plus fortement contreelle ; elle m'était plus chère que jamais ; il me semblait que je ne pouvaispas la laisser partir, et je cachai ma figure contre son cou. Alors elle me ditde l'accent le plus doux :

«Je me sens mieux ; mais ce dernier accès de toux m'a un peu fatiguée etj'ai besoin de dormir. Ne m'abandonnez pas, Jane, j'aime à vous sentir prèsde moi. - Je resterai avec vous, chère Hélène, et personne ne pourra m'arracherd'ici.

- Avez-vous chaud, ma chère ?

- Oui.

- Bonsoir, Jane.

- Bonsoir, Hélène.»

Elle m'embrassa, je l'embrassai, et toutes deux nous nous endormîmes.

Quand je me réveillai, il faisait jour. Je fus tirée de mon sommeil par unmouvement inaccoutumé ; je regardai autour de moi, j'étais dans les brasde quelqu'un, la garde me portait ; elle traversa le passage pour me ramenerau dortoir. Je ne fus pas réprimandée pour avoir quitté mon lit, on étaitoccupé de bien autre chose ; on me refusa les détails que je demandais,quelques jours après j'appris que Mlle Temple, en rentrant dans lachambre, m'avait trouvée couchée dans le petit lit, ma figure appuyée surl'épaule d'Hélène, mon bras passa autour de son cou. J'étais endormie ;

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CHAPITRE IX 112

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Hélène Burns était morte.

Son corps fut déposé dans le cimetière de Brocklebridge. Pendant quinzeans, il ne fut recouvert que d'un monticule de gazon ; mais maintenant unmarbre gris indique la place où elle repose.

On y lit son nom et ce seul mot :

RESURGAM

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CHAPITRE IX 113

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CHAPITRE X

Jusqu'ici j'ai raconté avec détail les événements de mon existence peuvariée ; pour les premiers jours de ma vie il m'a fallu presque autant dechapitres que d'années ; mais je n'ai pas l'intention de faire une biographieexacte, et je ne me suis engagée à interroger ma mémoire que sur les pointsoù ses réponses peuvent être intéressantes ; je passerai donc huit annéessous silence ; quelques lignes seulement seront nécessaires pourcomprendre ce qui va avoir lieu.

Quand le typhus eut achevé sa tâche de destruction, il quitta petit à petitLowood ; mais sa violence et le nombre des victimes avaient attirél'attention publique sur l'école ; on fit des recherches pour connaîtrel'origine du fléau ; les détails qui furent découverts excitèrent l'indignationau plus haut point. La position malsaine de l'établissement, la quantité et laqualité de la nourriture, l'eau saumâtre et fétide employée pour lapréparation des aliments, l'insuffisance des vêtements, tout enfin futdévoilé. Cette découverte, mortifiante pour M. Brockelhurst, fut très utilepour l'institution.

Plusieurs personnes riches et bienfaisantes réunirent une somme qui permitde rebâtir Lowood d'une manière plus convenable et dans une meilleureposition ; de nouveaux règlements remplacèrent les anciens. La nourritureet les vêtements subirent plusieurs améliorations : les fonds de l'écolefurent confiés à un comité.

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M. Brockelhurst ne pouvait être chassé à cause de sa richesse et de lacélébrité de sa famille ; il resta donc trésorier, mais on lui associa deshommes d'un esprit plus large et plus sympathique.Il fut aidé dans sa charge d'examinateur par des personnes habiles à fairemarcher de front la raison et la sévérité, le confort et l'économie, la bontéet la justice. L'école, ainsi améliorée, devint une institution vraiment nobleet utile.

Après cette régénération, j'habitai encore huit années les murs de Lowood ;six à titre d'élève, et deux à titre de maîtresse. Dans l'une et l'autre de cespositions, Je pus rendre justice à la valeur et à l'importance de cetétablissement.

Pendant ces huit années ma vie fut uniforme ; mais, comme elle étaitlaborieuse, elle ne me parut pas triste. J'étais à même d'acquérir uneexcellente éducation. Je me sentais excitée au travail, tant par mon amourpour certaines études et mon désir d'exceller en tout, que par un besoin deplaire à mes maîtresses, surtout à celles que j'aimais. Je ne perdis doncaucun des avantages qui m'étaient offerts. J'arrivai à être l'élève la plusforte de la première classe ; alors je passai maîtresse.

Je m'acquittai de ma tâche avec zèle pendant deux années ; mais au bout dece temps mes idées prirent un autre cours.

Au milieu de tous les changements dont je viens de parler, Mlle Templeétait demeurée directrice de l'école, et c'était à elle que je devais la plupartde mes connaissances ; j'avais toujours mis ma joie dans sa présence etdans son affection. Elle m'avait tenu lieu de mère, d'institutrice, et, dans lesderniers temps, de compagne. Mais alors elle se maria avec un ministre,excellent homme et presque digne d'une telle femme. Elle partit avec sonmari pour un pays éloigné, en sorte qu'elle fut perdue pour moi. Du jour où elle me quitta, je ne fus plus la même ; avec elle s'envolèrentles doux sentiments, les associations d'idées qui m'avaient rendu Lowoodsi cher. J'avais emprunté quelque chose à sa nature ; j'avais beaucoup prisde ses habitudes. Mes pensées étaient plus harmonieuses, des sensations

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CHAPITRE X 115

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mieux réglées avaient pris place dans mon esprit ; j'étais fidèle au devoir età l'ordre ; je me sentais calme et je me croyais heureuse ; aux yeux desautres et même aux miens, je semblais disciplinée et soumise.

Mais la destinée, en la personne du révérend M. Nasmyth, vint se placerentre Mlle Temple et moi.

Peu de temps après son union, je la vis monter en toilette de voyage dansune chaise de poste. Je vis la voiture disparaître derrière la colline, aprèsl'avoir lentement gravie ; puis je rentrai dans ma chambre, où je passaiseule la plus grande partie du jour de congé accordé pour cette occasion.

Je m'y promenai pendant presque tout le temps. Il me semblait que jevenais simplement de faire une perte douloureuse, et que je devaischercher les moyens de la réparer. Mais quand mes réflexions furentachevées, après l'écoulement de l'après-midi et d'une partie de la soirée, jedécouvris autre chose. Je m'aperçus qu'une transformation venait des'opérer chez moi. Mon esprit s'était dépouillé de tout ce qu'il avaitemprunté à Mlle Temple, ou plutôt elle avait emporté avec elle cetteatmosphère qui m'environnait alors qu'elle était près de moi. Maintenantque j'étais abandonnée à moi-même, je commençais à ressentir de nouveaul'aiguillon des mes émotions passées. Ce n'était pas le soutien qui m'étaitarraché, mais plutôt la cause de mes efforts qui m'était enlevée. Ce n'étaitpas la force nécessaire pour être calme qui me faisait défaut, mais celle quiavait amené ce calme n'était plus près de moi.Jusque-là, le monde, pour moi, avait été renfermé dans les murs deLowood. Mon expérience se bornait à la connaissance de ses règles et deses systèmes ; mais maintenant je venais de me rappeler que la terre étaitgrande et que bien des champs d'espoir, de crainte, d'émotion etd'excitation, étaient ouverts à ceux qui avaient assez de courage pourmarcher en avant et chercher au milieu des périls la connaissance de la vie.

Je m'avançai vers ma fenêtre ; je l'ouvris et je regardai devant moi : iciétaient les deux ailes du bâtiment ; là le jardin, puis les limites de Lowood ;enfin, l'horizon de montagnes.

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CHAPITRE X 116

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Je jetai un rapide coup d'oeil sur tous ces objets, et mes yeux s'arrêtèrentenfin sur les pics bleuâtres les plus éloignés.C'était ceux-là que j 'avais le désir de franchir. Ce vaste plateauqu'entouraient les bruyères et les rochers me semblait une prison, une terred'exil. Mon regard parcourait cette grande route qui tournait au pied de lamontagne et disparaissait dans une gorge entre deux collines. J'auraisdésiré la suivre des yeux plus loin encore ; je me mis à penser au temps oùj'avais voyagé sur cette même route, où j'avais descendu ces mêmesmontagnes à la faible lueur d'un crépuscule. Un siècle semblait s'êtreécoulé depuis le jour où j'étais arrivée à Lowood, et pourtant depuis je nel'avais jamais quitté ; j'y avais passé mes vacances. Mme Reed ne m'avaitjamais fait demander à Gateshead ; ni elle ni aucun membre de sa famillen'étaient jamais venus me visiter. Je n'avais jamais eu de communications,soit par lettre, soit par messager, avec le monde extérieur. Les règles, lesdevoirs, les habitudes, les voix, les figures, les phrases, les coutumes, lespréférences et les antipathies de la pension, voilà tout ce que je savais del'existence, et je sentais maintenant que ce n'était point assez.En une seule après-midi, cette routine de huit années était devenue pesantepour moi ; je désirais la liberté ; je soupirais vers elle et je lui adressai uneprière. Mais il me sembla qu'une brise fugitive emportait avec elle chacunede mes paroles. Je renonçai donc à cette espérance, et je fis une plushumble demande ; j'implorai un changement de position ; cette demandeaussi sembla se perdre dans l'espace.

Alors, à moitié désespérée, je m'écriai : «Accordez-moi au moins une autreservitude !»

Ici la cloche du souper se fit entendre, et je descendis. Jusqu'au moment oùles élèves furent couchées, je ne pus reprendre le fil de mes réflexions, etalors même une maîtresse avec laquelle j'occupais une chambre communeme détourna, par un débordement de paroles, de mes pensées et de mesaspirations.

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CHAPITRE X 117

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Je souhaitais que le sommeil vînt lui imposer silence ; il me semblait que,si seulement je pouvais réfléchir un peu à ce qui me préoccupait pendantque j'étais accoudée à la fenêtre, je trouverais une solution à ce problème.

Mlle Gryee se décida enfin à ronfler ; c'était une lourde femme du pays deGalles, et jusque-là cette musique habituelle ne m'avait semblé qu'unegêne. Ce jour-là, j'en saluai les premières notes avec satisfaction ; j'étaisdésormais à l'abri de toute interruption, et mes pensées à demi effacées seranimèrent promptement.

«Une autre servitude, disais-je tout bas. Ce mot doit avoir un sens pourmoi, parce qu'il ne résonne pas trop doucement à mon oreille. Ce n'est pascomme les mots de liberté, de bonheur, sons délicieux, mais pour moivains, fugitifs et sans signification. Vouloir les écouter, c'est perdre montemps ; mais la servitude vaut la peine qu'on y pense. Tout le monde peutservir ; je l'ai fait huit années ici : tout ce que je demande, c'est de servirailleurs ; ne puis-je arriver par ma seule volonté ? Oh non ! ce but ne doitpas être difficile à atteindre ; si j'avais seulement un cerveau assez actifpour en trouver les moyens !»Je m'assis sur mon lit, espérant ainsi exciter ce pauvre cerveau. La nuitétait froide ; je jetai un châle sur mes épaules et je me remis à penser detoutes mes forces.

«Qu'est-ce que je veux ? me demandais-je. Un nouveau pays, une nouvellemaison, des visages, des événements nouveaux. Je ne veux que cela, parcequ'il serait inutile de rien vouloir de mieux. Mais comment doit-on fairepour obtenir une nouvelle place ? Avoir recours à ses amis ? Je n'en ai pas.Mais il y en a bien d'autres qui n'ont pas d'amis, qui doivent se tirerd'affaire elles-mêmes et être leur propre soutien : quelle est donc leurressource ?»

Je ne pouvais le dire ; personne ne répondait à ma question. Alorsj'ordonnai à mon imagination de trouver promptement une solution.

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Elle travailla de plus en plus rapidement ; je sentais de violentes pulsationsdans mes tempes : mais pendant près d'une heure elle s'épuisa dans le vide,et aucun résultat ne suivit ses efforts.

Rendue fiévreuse par ce labeur inutile, je me levai et je me mis à marcherdans ma chambre. J'écartai le rideau pour regarder quelques étoiles ; puis,saisie par le froid, je retournai à mon lit.

Pendant mon absence une bonne fée avait sans doute déposé sur monoreiller, la réponse tant cherchée ; car, au moment où je me recouchai, elleme vint à l'esprit naturellement et sans efforts.Ceux qui veulent une place, pensai-je, n'ont qu'à en donner avis au journalle Héraut du comté.

Mais comment ? C'est ce que j'ignorais.

La réponse arriva d'elle-même.

Vous n'avez qu'à écrire ce que vous désirez et à mettre la lettre sousenveloppe ainsi que l'argent nécessaire à l'insertion demandée ; puis vousadresserez le tout au directeur du Héraut. Par la première occasion quis'offrira vous enverrez la lettre à la poste de Lowton.Vous indiquerez dans votre billet que la réponse doit être adressée à J. E.,poste restante ; vous pourrez retourner la chercher huit jours après votreenvoi, et s'il y a une réponse, vous agirez selon ce qu'elle contiendra.

Je me mis à passer et repasser ce projet dans ma tête ; j'y pensai jusqu'aumoment où il devint clair et praticable dans mon esprit ; alors, satisfaite dece que j'avais fait, je m'endormis.

Je me levai à la pointe du jour, et avant l'heure où sonna la cloche quidevait éveiller toute l'école, ma lettre était écrite, fermée, et l'adresse mise.Voici comment elle était conçue :

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CHAPITRE X 119

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«Une jeune fille habituée à l'enseignement (j'avais été maîtresse pendantdeux années) désire se placer dans une famille où les enfants seraientau-dessous de quatorze ans (je pensais qu'ayant à peine dix-huit ans je nepouvais pas prendre la direction d'élèves plus près de mon âge). Elle peutenseigner les éléments ordinaires d'une bonne éducation anglaise, montrerle français, le dessin et la musique (à cette époque, lecteur, ce cataloguerestreint était regardé comme assez étendu.) Adresser à J. E., posterestante, Lowton, comté de...»

Cette missive resta enfermée dans mon tiroir pendant tout le jour.Après le thé, je demandai à la nouvelle directrice la permission d'aller àLowton faire quelques emplettes, tant pour moi que pour les autresmaîtresses. Elle me fut promptement accordée, et je partis.

J'avais deux milles à parcourir par une soirée humide, mais les jours étaientencore assez longs. J'allai dans une ou deux boutiques, et, après avoir jetéma lettre à la poste, je revins par une pluie battante. Mes vêtements furentinondés, mais je sentais mon coeur plus léger. La semaine suivante me sembla longue ; elle eut pourtant une fin commetoute chose terrestre ; et, par un beau soir d'automne, je suivais de nouveaula route qui conduit à la ville.

Le chemin était pittoresque : il longeait les bords du ruisseau et serpentait àtravers les courbes de la vallée ; mais, ce jour-là, la verdure et l'eaum'intéressaient peu, et je songeais plutôt à la lettre que j'allais trouver oune pas trouver, dans cette petite ville vers laquelle je dirigeais mes pas.

Le prétexte de ma course ce jour-là était de me commander une paire desouliers ; ce fut donc la première chose que je fis. Puis, quittant la petiterue propre et tranquille du cordonnier, je me dirigeai vers le bureau deposte.

Il était tenu par une vieille dame qui portait des lunettes de corne et desmitaines noires.

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CHAPITRE X 120

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«Y a-t-il des lettres pour J. E. ?» demandai-je.

Elle me regarda par-dessus ses lunettes, ouvrit son tiroir et y cherchapendant longtemps, si longtemps que je commençais à perdre tout espoir ;enfin elle prit un papier qu'elle tint devant ses yeux cinq minutes environ,puis elle me le présenta en fixant sur moi un regard scrutateur et où perçaitle doute : la lettre portait pour adresse : J. E.

«N'y en a-t-il qu'une ? demandai-je.

- C'est tout,» me répondit-elle.

Je la mis dans ma poche et je retournai à Lowood Je ne pouvais pas l'ouvrirtout de suite : le règlement m'obligeait à être de retour à huit heures, et ilen était presque sept et demie.

Différents devoirs m'attendaient à mon arrivée : il fallait rester avec lesenfants pendant l'heure de l'étude ; c'était à moi de lire les prières, d'assisterau coucher des élèves ; ensuite vint le souper avec les maîtresses ; enfin,lorsque nous nous retirâmes, l'inévitable Mlle Gryee partagea encore machambre. Nous n'avions plus qu'un petit bout de chandelle, et je tremblais à l'idée dele voir finir avant le bavardage de ma compagne.Heureusement son souper produisit un effet soporifique ; je n'avais pasachevé de me déshabiller, que déjà elle ronflait. La chandelle n'était pasencore entièrement consumée ; je pris ma lettre, dont le cachet portaitl'initiale F. ; je l'ouvris.

Elle était courte et ainsi conçue :

«Si J. E., qui s'est fait annoncer dans le Héraut de mardi, possède lesconnaissances indiquées, s i el le est en posit ion de donner desrenseignements satisfaisants sur son caractère et sur son instruction, uneplace lui est offerte ; Il n'y a qu'une élève, une petite fille au-dessous de dixans. Les appointements sont de 30 livres, J. E. devra envoyer son nom, son

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adresse, et tous les renseignements demandés, chez Mme Fairfax, àThornfield, près Millcote, comté de Millcote.»

J'examinai longtemps la lettre : l'écriture, ancienne et tremblée, trahissait lamain d'une dame âgée. Je me réjouis de cette circonstance. J'avais été prised'une secrète terreur. Je craignais, en agissant ainsi moi-même et d'aprèsma propre inspiration, de tomber dans quelque piège, et, par-dessus tout, jevoulais que le résultat de mes efforts fût honorable. Je sentais qu'unevieille dame serait une garantie pour mon entreprise.

Je me la représentais vêtue d'une robe noire et d'un bonnet de veuve, froidepeut-être, mais non pas impertinente ; enfin je la taillais sur le modèle desvieilles nobles anglaises. Thornfield ! c'était sans doute le nom de lamaison ; je me la figurais jolie et arrangée avec ordre. Millcote ! Je me misà repasser dans ma mémoire la carte de l'Angleterre. Le comté de Millcoteétait de soixante lieues plus près de Londres que le pays où je demeurais.Je considérais cela comme un avantage ; je désirais aller vers la vie et lemouvement. Millcote était une grande ville manufacturière sur les bords del'A... Ce devait être sans doute un lieu bruyant ; eh bien ! tant mieux ! lechangement serait complet ; non pas que mon imagination fût très captivéepar les longues cheminées et les nuages de fumée ; «mais, me disais-je,Thornfield sera sans doute à une bonne distance de la ville.»

Ici la bobèche tomba et la mèche s'éteignit. Le jour suivant, de nouvellesdémarches étaient nécessaires. Je ne pouvais plus garder mes projets pourmoi seule ; pour les accomplir, il fallait en parler à d'autres.

Ayant obtenu une audience de la directrice pendant la récréation del'après-midi, je lui appris que je cherchais une place où le salaire seraitdouble de ce que je gagnais à Lowood, car, à cette époque, je ne recevaisque 15 livres par an. Je la priai de parler pour moi à M. Brockelhurst ou àquelque autre membre du Comité, et de lui demander de vouloir bienrépondre de moi si l'on venait à lui pour de renseignements.

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CHAPITRE X 122

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Elle consentit obligeamment à se charger de cette affaire, et, le joursuivant, elle parla à M. Brockelhurst. Celui-ci déclara qu'il fallait écrire àMme Reed, puisqu'elle était ma tutrice naturelle.Une lettre fut donc envoyée à ma tante ; elle répondit que je pouvais agircomme bon me semblait, et que depuis longtemps elle avait renoncé à semêler de ce qui me regardait. Le billet passa entre les mains de tous lesmembres du Comité, et, après un délai qui me parut insupportable, j'obtinsla permission formelle d'améliorer ma condition si je le pouvais. Uncertificat constatant que je m'étais toujours bien conduite à Lowood, tantcomme maîtresse que comme élève, témoignant en faveur de moncaractère et de mes capacités, et signé des inspecteurs, devait m'êtreaccordé prochainement. Ce certificat, je l'obtins en effet au bout d'une semaine. J'en envoyai unecopie à Mme Fairfax, et je reçus une réponse. Elle était satisfaite desdétails que je lui avais donnés, et elle m'accordait un délai de quinze joursavant de prendre chez elle ma place d'institutrice. Je m'occupai de fairemes préparatifs ; la quinzaine passa rapidement ; je n'avais pas un grandtrousseau, bien qu'il fût proportionné à mes besoins, et le dernier jour mesuffit pour faire ma malle.

C'était la même que j'avais apportée huit ans auparavant en arrivant deGateshead.

La malle était ficelée, l'adresse mise ; le voiturier devait venir dans unedemi-heure la chercher pour la porter à Lowton, où moi-même je devaisrendre le lendemain de bonne heure pour prendre la voiture. J'avais brossémon costume de drap noir qui devait me servir pour le voyage ; j'avaispréparé mon chapeau, mes gants, mon manchon ; j'avais visité tous mestiroirs pour m'assurer que je n'oubliais rien. Ayant achevé mes préparatifs,je m'assis et j'essayai de me reposer.

Mais je ne le pus pas, bien que je fusse demeurée debout toute la journée ;j'étais trop excitée. Une des phases de ma vie finissait le soir, une autreallait commencer le lendemain. Impossible de dormir entre ces deuxcrises ; et, fiévreuse, je me voyais obligée du veiller pendant que

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s'accomplissait le changement.

«Mademoiselle, me dit la servante en me rencontrant dans le vestibule, oùj'errais comme un esprit inquiet, il y a en bas une personne qui désire vousparler.

- Le roulier sans doute,» pensai-je en moi-même ; et je descendisrapidement l'escalier sans en demander plus long. Pour arriver à la cuisine, je fus obligée de passer devant le parloir, dont laporte était à demi ouverte ; quelqu'un en sortit et se précipita vers moi.

«C'est elle ! j'en suis sûre ; je l'aurais reconnue partout,» s'écria en meprenant la main la personne qui avait arrêté ma marche.

Je regardai, et je vis une femme habillée comme le serait une bonneélégante ; jeune encore et jolie, elle avait les yeux et les cheveux noirs, leteint plein d'animation.

«En bien ! qui suis-je ? me demanda-t-elle avec une voix et un sourire queje reconnus à demi. Je pense que vous ne m'avez point oubliée,mademoiselle Jane ?»

Une seconde après j'étais dans ses bras, la couvrant de baisers et m'écriant :«Bessie ! Bessie !» C'était tout ce que je pouvais dire pendant qu'ellerestait là, riante à travers ses larmes. Nous rentrâmes toutes deux dans leparloir ; près du feu était un petit enfant vêtu d'une blouse et d'un pantalonà carreaux.

«C'est mon petit garçon, me dit Bessie.

- Alors vous êtes mariée ?

- Oui, il y a à peu près cinq ans, à Robert Leaven, le cocher ; et Bobby aune petite soeur que j'ai appelée Jane.

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CHAPITRE X 124

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- Et vous n'êtes plus à Gateshead ?

- Je suis à la loge maintenant ; les vieux portiers l'ont quittée.

- Et comment va-t-on ? dites-moi tout ce qui concerne la famille, Bessie...D'abord, asseyez-vous ; Bobby, venez vous mettre sur mes genoux.»

Mais Bobby préféra aller vers sa mère.

«Vous n'êtes pas très grande, mademoiselle Jane, ni très forte, continuaMme Leaven ; ils n'ont pas pris bien soin de vous ici. Mlle Éliza a la têtede plus que vous, et Mlle Georgiana est deux fois plus forte. - Georgiana doit être belle, Bessie ?

- Oh ! très belle. L'hiver dernier elle a été à Londres avec sa mère, et tout lemonde l'admirait. Un jeune lord est tombé amoureux d'elle ; mais commeles parents ne voulaient pas de ce mariage, savez-vous ce qu'ils ont fait ?Lui et Mlle Georgiana se sont sauvés ! Mais ils ont été retrouvés et arrêtés.C'est Mlle Éliza qui les a découverts ; je crois qu'elle était jalouse ; etmaintenant les deux soeurs vivent comme chien et chat ; elles se disputenttoujours.

- Et que devient John Reed ?

- Il ne tourne pas aussi bien que sa mère le désirerait ; il est allé au collège,et il est sorti ce qu'ils appellent fruit sec. Ses oncles voulaient le voiravocat et lui ont fait étudier les lois : mais c'est un jeune homme dissipé, jene pense pas qu'ils en fassent grand-chose de bon.

- Quel extérieur a-t-il ?

- Il est très grand ; quelques personnes le trouvent beau garçon, mais il ades lèvres si épaisses !

- Et Mme Reed ?

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CHAPITRE X 125

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- Madame a l'air assez bien ; mais je crois que son esprit est troublé. Laconduite de M John ne lui plaît pas du tout ; il dépense tant d'argent !

- Est-ce elle qui vous a envoyée ici, Bessie !

- Non, en vérité ; mais il y a longtemps que j'avais envie de vous voir ; etquand j'ai entendu dire que vous aviez écrit et que vous alliez quitter lepays, je me suis décidée à partir pour vous embrasser encore une fois avantque vous soyez tout à fait loin de moi.

- Je crains, Bessie, dis-je en riant, que ma vue ne vous ait désappointée.»

En effet, le regard de Bessie, bien qu'il fût respectueux, n'exprimait en rienl'admiration. «Non, mademoiselle Jane, vous êtes assez gentille ; vous avez l'air d'unedame, et c'est tout ce que j'ai jamais attendu de vous. Vous n'étiez pas unebeauté dans votre enfance.»

Je souris à la franche réponse de Bessie ; je la sentais juste, mais jeconfesse qu'elle ne me fut pas tout à fait indifférente. À dix-huit ans,presque tout le monde désire plaire, et quand on nous apprend qu'il faut yrenoncer, nous éprouvons tout autre chose que de la reconnaissance.

«Mais je crois que vous êtes savante, continua Bessie comme pour meconsoler ; que savez-vous faire ? pouvez-vous jouer du piano ?

- Un peu.»

Il y en avait un dans la chambre. Bessie l'ouvrit et me demanda de lui jouerquelques notes. J'exécutai une valse ou deux ; elle fut charmée.

«Les demoiselles Reed ne jouent pas si bien que vous, s'écria-t-elle avecenthousiasme ; j'ai toujours dit que vous les surpasseriez en science. Etsavez-vous dessiner ?

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CHAPITRE X 126

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- Voilà un de mes tableaux là, au-dessus de la cheminée.»

C'était une aquarelle dont j'avais fait présent à la directrice pour laremercier de son intercession en ma faveur auprès du Comité ; elle l'avaitfait encadrer et recouvrir d'un verre.

«C'est magnifique, mademoiselle Jane : c'est aussi beau que ce que fait lemaître de dessin des demoiselles Reed. Livrées à elles-mêmes, elles nepourraient approcher de cela ; et avez-vous appris le français ?

- Oui, Bessie, je peux le lire et le parler.

- Savez-vous broder et faire de la tapisserie ?

- Oui, Bessie.

- Alors vous êtes tout à fait une dame, mademoiselle Jane ; je savais bienque cela devait arriver. Vous ferez votre chemin en dépit de vos parents.Ah ! je voulais aussi vous demander quelque chose : avez-vous jamaisentendu parler de la famille de votre père ? - Jamais.

- Eh bien ! vous savez que madame disait toujours qu'ils étaient pauvres etmisérables. Il est possible qu'ils soient pauvres, mais je certifie qu'ils sontmieux élevés que les Reed. Il y a sept ans environ, un M. Eyre est venu àGateshead ; il a demandé à vous voir ; madame a répondu que vous étiezdans une pension éloignée de cinquante milles. Il a eu l'air très contrarié,car, disait-il, il n'avait pas le temps de s'y rendre ; il partait pour un paystrès éloigné, et le bateau devait quitter Londres dans un ou deux jours. Ilavait tout à fait l'air d'un gentleman ; je crois qu'il était frère de votre père.

- Et vers quel pays allait-il, Bessie ?

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- Il allait dans une île qui est à plus de trois cents lieues d'ici et où l'on faitdu vin, à ce que m'a dit le sommelier.

- Madère ? demandai-je.

- Oui, c'est cela ; c'est juste ce nom-là.

- Et alors, il partit ?

- Oui, il n'est pas resté longtemps dans la maison ; madame lui a parlé trèsimpérieusement, et derrière son dos, elle l'a traité de vil commerçant. Monmari pense que c'est un marchand de vins.

- Très probablement, répondis-je, ou un agent dans quelque compagniepour les vins.»

Bessie et moi nous causâmes du passé pendant une demi-heure encore.Puis elle fut obligée de me quitter.

Le lendemain matin, je la vis quelques minutes à Lowton pendant quej'attendais la voiture ; nous nous séparâmes devant la maison de M.Brockelhurst.

Chacune de nous se dirigea de son côté ; elle alla rejoindre la diligence quidevait la mener à Gateshead, tandis que je montais dans celle qui allait meconduire vers une nouvelle vie et des devoirs nouveaux, dans les environsinconnus de Millcote.

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CHAPITRE X 128

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CHAPITRE XI

Un nouveau chapitre dans un roman est comme un nouvel acte dans unepièce. Au moment où le rideau se lève, figurez-vous, lecteurs, que vousavez devant les yeux une des chambres de l'auberge de George, à Millcote.Représentez-vous des murs recouverts d'un papier à personnages, un tapis,des meubles et des ornements de cheminée comme en possèdent toutes lesauberges ; enfin, en fait de tableaux, George III, le prince de Galles et lamort de Wolf. Tout cela, vous devez le voir à la lueur d'une lampesuspendue au plafond et d'un excellent feu, près duquel je me suis assise enmanteau et en chapeau. Mon manchon et mon parapluie sont sur la table àcôté de moi, et je tâche de me délivrer du froid et de l'humidité dont je mesens saisie après seize heures de voyage par une glaciale journée d'octobre.J'avais quitté Lowton à quatre heures du matin, et l'horloge de Millcotevenait de sonner huit heures.

Lecteurs, quoique j'aie l'air fort bien installée, je n'ai pas l'esprit trèstranquille ; je pensais que quelqu'un serait là pour m'attendre à l'arrivée dela diligence, et, en descendant le marchepied de la voiture, je me mis àchercher des yeux la personne chargée de m'attendre. J'espérais entendreprononcer mon nom et voir quelque véhicule chargé de me transporter àThornfield ; mais je n'aperçus rien de semblable, et quand je demandai augarçon si l'on n'était pas venu chercher Mlle Eyre, il me répondit que non.Ma seule ressource fut donc de me faire préparer une chambre etd'attendre, malgré mes craintes et mes doutes.

Une jeune fille inexpérimentée, qui se trouve ainsi seule dans le monde,éprouve une sensation étrange. Ne connaissant personne, incertaine

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d'atteindre le but de son voyage, empêchée par bien des raisons deretourner au lieu qu'elle a quitté, elle trouve pourtant dans le charme duromanesque un adoucissement à son effroi, et pour quelque temps l'orgueilranime son courage.Mais bientôt la crainte vint tout détruire et domina le reste chez moi,lorsque, après une demi-heure, je ne vis arriver personne. Enfin je medécidai à sonner.

«Y a-t-il près d'ici un endroit appelé Thornfield ? demandai-je au garçonqui répondit à mon appel.

- Thornfield ? Je ne sais pas, madame, mais je vais m'en informer.»

Il sortit, mais rentra bientôt après.

«Êtes-vous mademoiselle Eyre ? dit-il.

- Oui.

- Eh bien, il y a quelqu'un ici qui vous attend.»

Je me levai, pris mon manchon et mon parapluie, et me hâtai de sortir de lachambre. Je vis un homme devant la porte de l'auberge, et à la lueur d'unréverbère je pus distinguer dans la rue une voiture traînée par un cheval.

«C'est là votre bagage ? dit brusquement l'homme qui m'attendait, enindiquant ma malle.

- Oui,»

Il la plaça dans l'espèce de charrette qui devait nous conduire ; je montaiensuite, et, avant qu'il refermât la portière, je lui demandai à quelledistance nous étions de Thornfield.

«À six milles environ.

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CHAPITRE XI 130

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- Combien mettrons-nous de temps pour y arriver ?

- À peu près une heure et demie.»

Il ferma la portière, monta sur son siège et partit. Notre marche fut lente, etj'eus le temps de réfléchir. J'étais heureuse d'être enfin si près d'atteindremon but, et, m'adossant dans la voiture, confortable bien que fort peuélégante, je pus méditer à mon aise.

«Il est probable, me dis-je, à en juger par la simplicité du domestique et dela voiture, que Mme Fairfax n'est pas une personne aimant à briller ; tantmieux. Une seule fois dans ma vie j'ai vécu chez des gens riches, et j'y aiété malheureuse. Je voudrais savoir si elle demeure seule avec cette petitefille. Dans ce cas, et si elle est le moins du monde aimable, je m'entendraifort bien avec elle.Je ferai de mon mieux. Pourvu que je réussisse ! En entrant à Lowoodj'avais pris cette résolution, et elle m'a porté bonheur ; mais, chez MmeReed, on a toujours dédaigné mes efforts. Je demande à Dieu que MmeFairfax ne soit pas une seconde Mme Reed. En tout cas, je ne suis pasforcée de rester avec elle. Si les choses vont trop mal, je pourrai chercherune autre place. Mais où en sommes-nous de notre chemin ?»

J'ouvris la fenêtre et je regardai : Millcote était derrière nous. À en jugerd'après le nombre des lumières, ce devait être une ville importante, plusimportante que Lowton ; il me sembla que nous étions dans une espèce decommune ; du reste, il y avait des maisons semées çà et là dans tout ledistrict Le pays me parut bien différent de celui de Lowood. Il était pluspopuleux, mais moins pittoresque ; plus animé, mais moins romantique.

Le chemin était difficile et la nuit obscure ; le cocher laissait son chevalaller au pas, de sorte que nous restâmes bien deux heures en route.

Enfin il se tourna sur son siège et me dit :

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«Nous ne sommes plus bien loin de Thornfield, maintenant.»

Je regardai de nouveau ; nous passions devant une église ; j'aperçus sespetites tours courtes et larges, et j'entendis l'horloge sonner un quart. Je visaussi sur le versant d'une colline une file de lumières indiquant un villageou un hameau. Dix minutes après, le cocher descendit et ouvrit deuxgrandes portes qui se refermèrent dès que nous les eûmes franchies. Nousmontâmes lentement une côte, et nous arrivâmes devant la maison. Onvoyait briller des lumières derrière les rideaux d'une fenêtre cintrée ; tout lereste était dans l'obscurité. La voiture s'arrêta devant la porte du milieu, quifut ouverte par la servante ; je descendis et j'entrai dans la maison. «Par ici, madame,» me dit la bonne ; et elle me fit traverser une piècecarrée, tout entourée de portes d'une grande élévation. Elle m'introduisitensuite dans une chambre qui, doublement illuminée par le feu et par lesbougies, m'éblouit un moment à cause de l'obscurité où j'étais plongéedepuis quelques heures. Lorsque je fus à même de voir ce qui m'entourait,un agréable tableau se présenta à mes yeux.

J'étais dans une petite chambre. Près du feu se trouvait une table ronde ;sur un fauteuil à dos élevé et de forme antique était assise la plus propre etla plus mignonne petite dame qu'on puisse imaginer. Son costumeconsistait en un bonnet de veuve, une robe de soie noire et un tablier demousseline blanche : c'était bien ainsi que je m'étais figuré Mme Fairfax ;seulement je lui avais donné un regard moins doux. Elle tricotait et avaitun énorme chat couché à ses pieds. En un mot, rien ne manquait pourcompléter le beau idéal du confort domestique. Il est impossible deconcevoir une introduction plus rassurante pour une nouvelle institutrice.Il n'y avait ni cette grandeur qui vous accable, ni cette pompe qui vousembarrasse. Au moment où j'entrai, la vieille dame se leva et vint avecempressement au-devant de moi.

«Comment vous portez-vous, ma chère ? me dit-elle ; j'ai peur que vous nevous soyez bien ennuyée pendant la route ; John conduit si lentement !Mais vous devez avoir froid ? approchez-vous donc du feu.

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- Madame Fairfax, je suppose ? dis-je.

- Oui, en effet. Asseyez-vous, je vous prie.»

Elle me conduisit à sa place, me retira mon châle et me dénoua monchapeau ; je la priai de ne pas se donner tout cet embarras. «Oh ! cela ne me donne aucun embarras, me répondit-elle ; mais vosmains sont presque gelées par le froid, Leah, ajouta-t-elle, faites un peu devin chaud et préparez un ou deux sandwichs : voilà les clefs de l'office.»

Elle retira de sa poche un vrai trousseau de ménagère et le donna à laservante.

«Approchez-vous plus près du feu, continua-t-elle. Vous avez apportévotre malle avec vous, n'est-ce pas, ma chère ?

- Oui, madame.

- Je vais la faire porter dans votre chambre,» dit-elle.

Et elle sortit.

«Elle me traite comme une visiteuse, pensai-je. Je m'attendais bien peu àune telle réception, je croyais ne trouver que des gens froids et roides ;mais ne nous félicitons pas trop vite.»

Elle revint bientôt. Lorsque Leah apporta le plateau, elle débarrassaelle-même la table de son tricot et de quelques livres qui s'y trouvaient, etm'offrit de quoi me rafraîchir. J'étais confuse en me voyant l'objet des soinsles plus attentifs que j'eusse jamais reçus, et ces soins m'étaient donnés parun supérieur. Mais comme elle ne semblait pas croire qu'elle fît riend'extraordinaire, je pensai qu'il valait mieux recevoir tranquillement sespolitesses.

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«Aurai-je le plaisir de voir Mlle Fairfax ce soir ? demandai-je, lorsque j'euspris ce qu'elle m'offrait.

- Que dites-vous, ma chère ? je suis un peu sourde,» répondit la bonnedame en approchant son oreille de ma bouche.

Je répétai ma question plus distinctement.

«Mlle Fairfax ? Oh ! vous voulez dire Mlle Varens. Varens est le nom devotre future élève.

- En vérité ? Elle n'est donc point votre fille ?

- Non, je n'ai pas de famille.» J'allais lui demander comment elle se trouvait liée à Mlle Varens ; mais jeme rappelai qu'il n'était pas poli de faire trop de questions, et d'ailleurs,j'étais sûre de l'apprendre tôt ou tard.

«Je suis si contente, me dit-elle en s'asseyant vis-à-vis de moi et en prenantson chat sur ses genoux, je suis si contente que vous soyez arrivée ! Cesera charmant d'avoir une compagne. Certainement on est toujours bienici ; Thornfield est un vieux château, un peu négligé depuis quelque temps,mais encore respectable. Cependant, en hiver, on se sentirait triste mêmedans le plus beau quartier d'une ville, quand on est seule. Je dis seule ;Leah est sans doute une gentille petite fille ; John et sa femme sont trèsbien aussi, mais ce ne sont que des domestiques, et on ne peut pas lestraiter en égaux ; il faut les tenir à une certaine distance, dans la crainte deperdre son autorité. L'hiver dernier, qui était un dur hiver, si vous vous lerappelez, quand il ne neigeait pas, il faisait de la pluie ou du vent ; l'hiverdernier, il n'est venu personne ici, excepté le boucher et le facteur, depuisle mois de novembre jusqu'au mois de février. J'étais devenue tout à faittriste à force de rester toujours seule. Leah me lisait quelquefois, mais jecrois que cela ne l'amusait pas beaucoup ; elle trouvait cette tâche tropassujettissante. Au printemps et en été tout alla mieux, le soleil et les longsjours apportent tant de changement ; puis, au

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commencement de l'automne, la petite Adèle Varens est venue avec sanourrice ; un enfant met de la vie dans une maison, et maintenant que vousêtes ici, je vais devenir tout à fait gaie.» Mon coeur se réchauffa en entendant parler ainsi l'excellente dame, et jerapprochai ma chaise de la sienne ; puis je lui exprimai mon désir d'êtrepour elle une compagne aussi agréable qu'elle l'avait espéré.

«Mais je ne veux pas vous retenir trop tard, dit-elle : il est tout à l'heureminuit ; vous avez voyagé tout le jour et vous devez être fatiguée ; si vousavez les pieds bien chauds, je vais vous montrer votre chambre. J'ai faitpréparer pour vous la chambre qui se trouve à côté de la mienne ; elle estpetite, mais j'ai pensé que vous vous y trouveriez mieux que dans lesgrandes pièces du devant. Les meubles y sont certainement plus beaux,mais elles sont si tristes et si isolées ! moi-même je n'y couche jamais.»

Je la remerciai de son choix, et, comme j'étais vraiment fatiguée de monvoyage, je me montrai très empressée de me retirer. Elle prit la bougie etm'emmena. Elle alla d'abord voir si la porte de la salle était fermée, puis,en ayant retiré la clef, elle se dirigea vers l'escalier. Les marches et larampe étaient en chêne, la fenêtre haute et grillée. Cette fenêtre, ainsi quele corridor qui conduisait aux chambres, avait plutôt l'air d'appartenir à uneéglise qu'à une maison. L'escalier et le corridor étaient froids comme unecave, on s'y sentait seul et abandonné ; de sorte qu'en entrant dans machambre, je fus bien aise de la trouver petite et meublée en style moderne.

Lorsque Mme Fairfax m'eut souhaité un bonsoir amical, je fermai ma porteet je regardai tout autour de moi. Bientôt l'impression produite par cettegrande salle vide, ce spacieux escalier et ce long et froid corridor, futeffacée devant l'aspect plus vivant de ma petite chambre. Je me rappelaiqu'après une journée de fatigues pour mon corps et d'anxiétés pour monesprit, j'étais enfin en sûreté.Le coeur gonflé de reconnaissance, je m'agenouillai devant mon lit et jeremerciai Dieu de ce qu'il m'avait donné, puis je lui demandai de me rendredigne de la bonté qu'on me témoignait si généreusement avant même queje l'eusse méritée. Enfin je le suppliai de m'accorder son aide pour la tâche

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que j'allais avoir à accomplir. Cette nuit-là, ma couche n'eut point d'épineset ma chambre n'éveilla aucune frayeur en moi. Fatiguée et heureuse, jem'endormis promptement et profondément. Quand je me réveillai, il faisaitgrand jour.

Combien ma chambre me sembla joyeuse, lorsque le soleil brillant àtravers les rideaux de perse bleue de ma fenêtre me montra un tapis étendusur le parquet et un mur recouvert d'un joli papier ! Je ne pus m'empêcherde comparer cette chambre à celle de Lowood avec ses simples planches etses murs noircis. Les choses extérieures impressionnent vivement dans lajeunesse. Aussi me figurai-je qu'une nouvelle vie allait commencer pourmoi ; une vie qui, en même temps que ses tristesses, aurait au moins aussises joies. Toutes mes facultés se ranimèrent, excitées par ce changement descène et ce champ nouveau ouvert à l'espérance : je ne puis pas au justedire ce que j'attendais ; mais c'était quelque chose d'heureux qui ne devaitpeut-être pas arriver tout de suite ni dans un mois, mais dans un temps àvenir que je ne pouvais indiquer.

Je me levai et je m'habillai avec soin ; obligée d'être simple, car je nepossédais rien de luxueux, j'étais portée par ma nature à aimer une extrêmepropreté. Je n'avais pas l'habitude de dédaigner l'apparence et de ne passonger à l'impression que je ferais ; au contraire, j'avais toujours désiréparaître aussi bien que possible, et plaire autant que me le permettait monmanque de beauté.Quelquefois j'avais regretté de ne pas être plus jolie ; quelquefois j'avaissouhaité des joues roses, un nez droit, une petite bouche bien fraîche ;j'avais souhaité d'être grande, bien faite. Je sentais qu'il était triste d'être sipetite, si pâle, d'avoir des traits si irréguliers et si accentués. Pourquoi cesaspirations et ces regrets ? Il serait difficile de le dire ; je ne pouvais pasmoi-même m'en rendre bien compte et pourtant j'avais une raison, uneraison positive et naturelle.

Cependant, lorsque j'eus bien lissé mes cheveux, pris un col propre et misma robe noire, qui, quoique très simple, avait au moins le mérite d'être bienfaite, je pensai que j'étais digne de paraître devant Mme Fairfax, et que ma

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nouvelle élève ne s'éloignerait pas de moi avec antipathie. Après avoirouvert la fenêtre et examiné si tout était en ordre sur la table de toilette, jesortis de ma chambre.

Je traversai le long corridor recouvert de nattes, et je descendis le glissantescalier de chêne. J'arrivai à la grande salle, où je m'arrêtai quelquesinstants pour regarder les tableaux qui ornaient les murs (l'un d'euxreprésentait un affreux vieillard en cuirasse, et un autre, une dame avec descheveux poudrés et un collier de perles), la lampe de bronze suspendue auplafond, et l'horloge, dont la boîte curieusement sculptée était devenue d'unnoir d'ébène par le frottage. Tout cela me semblait imposant, mais il fautdire que je n'étais pas accoutumée à la grandeur. La porte vitrée étaitouverte, j'en profitai pour sortir. C'était une belle matinée d'automne ; lesoleil brillait sans nuage sur les bosquets jaunis et sur les champs encoreverts. J'avançai de quelques pas vers la pelouse et je regardai la maison.Elle avait trois étages.Sans être très vaste, elle était pourtant assez spacieuse ; elle ressemblaitplutôt au manoir d'un gentleman qu'au château d'un noble. Ses créneaux etsa façade grise lui donnaient quelque chose de pittoresque. Non loin de làétaient nichées de nombreuses familles de corneilles, qui, pour le moment,prenaient leurs ébats dans les airs. Elles volèrent au-dessus de la pelouse etdes champs pour arriver à une grande prairie qui en était séparée par uneclôture en ruine, près de laquelle on apercevait une rangée de vieux arbresnoueux d'une taille gigantesque ; de là venait probablement le nom de lamaison. Plus loin on voyait des collines, moins élevées que celles quientouraient Lowood, et moins semblables surtout à des barrières destinéesà vous séparer du monde vivant, assez tranquilles pourtant et assezsolitaires pour faire de Thornfield une espèce d'ermitage dont on n'auraitpas soupçonné l'existence si près d'une ville telle que Millcote. Sur leversant d'une des collines était étagé un petit hameau dont les toits semêlaient aux arbres. L'église du district était plus près de Thornfield que lehameau ; le haut de sa vieille tour perçait entre la maison et les portes,au-dessus d'un monticule.

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Je jouissais de cet aspect calme, de cet air frais ; j'écoutais le croassementdes corneilles, je regardais la large entrée de la salle et je pensais combiencette maison était grande pour une seule petite dame telle que MmeFairfax, lorsque celle-ci apparut à la porte.

«Quoi ! déjà dehors ? dit-elle ; Je vois que vous êtes matinale.»

Je m'avançai vers elle ; elle m'embrassa et me tendit la main. «Thornfield vous plaît-il ?» me demanda-t-elle.

Je lui répondis qu'il me plaisait infiniment.«Oui, dit-elle, c'est un joli endroit ; mais il perdra beaucoup si M.Rochester ne se décide pas à y demeurer ou à y faire de plus fréquentesvisites. Les belles terres et les grandes maisons exigent la présence dupropriétaire.

- M. Rochester ! m'écriai-je ; qui est-ce ?

- Le propriétaire de Thornfield, me répondit-elle tranquillement ; nesaviez-vous pas qu'il s'appelait Rochester ?

- Certes, non, je ne le savais pas ; je n'avais jamais entendu parler de lui.»

Mais la bonne dame semblait croire que l'existence de M. Rochester étaituniversellement connue, et que tout le monde devait en avoir conscience.

«Je pensais, continuai-je, que Thornfield vous appartenait.

- À moi ! Dieu vous bénisse, mon enfant ; quelle idée ! à moi ! je ne suisque la femme de charge. Il est vrai que je suis une parente éloignée de M.Rochester par sa mère, ou du moins mon mari était un parent. Il était prêtrebénéficier de Hay, ce petit village que vous voyez là sur le versant de lacolline, et cette église était la sienne. La mère de M. Rochester était uneFairfax, cousine au second degré de mon mari ; mais je n'ai jamais cherchéà tirer parti de cette parenté, elle est nulle à mes yeux ; je me considère

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comme une simple femme de charge ; mon maître est toujours très polipour moi ; je ne demande rien de plus.

- Et la petite fille, mon élève ?

- Est la pupille de M. Rochester. Il m'a chargée de lui trouver unegouvernante. Il a l'intention, je crois, de la faire élever dans le comté de...La voilà qui vient avec sa bonne, car c'est le nom qu'elle donne à sanourrice.» Ainsi l'énigme était expliquée. Cette petite veuve affable et bonne n'étaitpas une grande dame, mais une personne dépendante comme moi. Je nel'en aimais pas moins ; au contraire, j'étais plus contente que jamais.L'égalité entre elle et moi était réelle, et non pas seulement le résultat de sacondescendance. Tant mieux, ma position ne devait s'en trouver que pluslibre.

Pendant que je réfléchissais sur ma découverte, une petite filleaccompagnée de sa bonne arriva en courant le long de la pelouse. Jeregardai mon élève, qui d'abord ne sembla pas me remarquer : c'était uneenfant de sept ou huit ans, délicate, pâle, avec de petits traits et descheveux abondants tombant en boucles sur son cou.

«Bonjour, mademoiselle Adèle, dit Mme Fairfax. Venez dire bonjour à ladame qui doit être votre maîtresse, et qui fera de vous quelque jour unefemme bien savante.»

Elle approcha.

«C'est là ma gouvernante ?» dit-elle en français à sa nourrice, qui luirépondit : «Mais oui, certainement.

- Sont-elles étrangères ? demandai-je, étonnée de les entendre parlerfrançais.

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- La nourrice est étrangère et Adèle est née sur le continent ; elle ne l'avaitjamais quitté, je crois, avant de venir ici, il y a six mois environ.Lorsqu'elle est arrivée, elle ne savait pas un mot d'anglais ; maintenant ellecommence à le parler un peu ; mais je ne la comprends pas, parce qu'elleconfond les deux langues. Quant à vous, je suis persuadée que vousl'entendrez très bien.»

Heureusement que j'avais eu une maîtresse française, et comme j'avaistoujours cherché à parler le plus possible avec Mme Pierrot, et que pendantles sept dernières années j'avais appris tous les jours un peu de français parcoeur, en m'efforçant d'imiter aussi bien que possible la prononciation dema maîtresse, j'étais arrivée à parler assez vite et assez correctement pourêtre sûre de me tirer d'affaire avec Mlle Adèle.Elle s'avança vers moi, et me donna une poignée de main lorsqu'on lui eutdit que j'étais sa gouvernante. En la conduisant déjeuner, je lui adressaiquelques phrases dans sa langue. Elle répondit d'abord brièvement ; maislorsque nous fûmes à table, et qu'elle eut fixé pendant une dizaine deminutes ses yeux brun clair sur moi, elle commença tout à coup sonbavardage.

«Ah ! s'écria-t-elle en français, vous parlez ma langue aussi bien que M.Rochester. Je puis causer avec vous comme avec lui, et Sophie aussi lepourra ; elle va être bien contente, personne ne la comprend ici ; MmeFairfax est Anglaise. Sophie est ma nourrice ; elle a traversé la mer avecmoi sur un grand bateau où il y avait une cheminée qui fumait, qui fumait !J'étais malade, et Sophie et M. Rochester aussi. M. Rochester était étendusur un sofa dans une jolie pièce qu'on appelait le salon. Sophie et moi nousavions deux petits lits dans une autre chambre ; je suis presque tombée dumien ; il était comme un banc Ah ! mademoiselle, comment vousappelez-vous ?

- Eyre, Jane Eyre.

- Aire ! Bah ! Je ne puis pas le dire. Eh bien, notre bateau s'arrêta le matin,avant que le soleil fût tout à fait levé, dans une grande ville, une ville

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immense avec des maisons noires et toutes couvertes de fumée ; elle neressemblait pas du tout à la jolie ville bien propre que je venais de quitter.M. Rochester me prit dans ses bras et traversa une planche qui conduisait àterre ; puis nous sommes montés dans une voiture qui nous a conduits àune grande et belle maison, plus grande et plus belle que celle-ci, et qu'onappelle un hôtel ; nous y sommes restés près d'une semaine. Sophie et moinous allions nous promener tous les jours sur une grande place remplied'arbres qu'on appelait le Parc.Il y avait beaucoup d'autres enfants et un grand étang couvert d'oiseaux queje nourrissais avec des miettes de pain.

- Pouvez-vous la comprendre quand elle parle si vite ?» demanda MmeFairfax.

Je la comprenais parfaitement, car j'avais été habituée au bavardage deMme Pierrot.

«Je voudrais bien, continua la bonne dame, que vous lui fissiez quelquesquestions sur ses parents ; je désirerais savoir si elle se les rappelle.

- Adèle, demandai-je, avec qui viviez-vous lorsque vous étiez dans cettejolie ville dont vous m'avez parlé ?

- J'ai longtemps demeuré avec maman ; mais elle est partie pour laVirginie. Maman m'apprenait à danser, à chanter et à répéter des vers ; debeaux messieurs et de belles dames venaient la voir, et alors je dansaisdevant eux, ou bien maman me mettait sur leurs genoux et me faisaitchanter. J'aimais cela. Voulez-vous m'entendre chanter ?»

Comme elle avait fini de déjeuner, je lui permis de nous montrer sestalents. Elle descendit de sa chaise et vint se placer sur mes genoux ; puiselle étendit ses petites mains devant elle, rejeta ses boucles en arrière, levales yeux au plafond et commença un passage d'opéra. Il s'agissait d'unefemme abandonnée, qui, après avoir pleuré la perfidie de son amant,appelle l'orgueil à son aide. Elle dit à ses femmes de la couvrir de ses

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bijoux les plus brillants, de ses vêtements les plus riches ; car elle a pris larésolution d'aller cette nuit à un bal où elle doit rencontrer son amant, afinde lui prouver par sa gaieté combien elle est peu attristée de son infidélité.

Le sujet semblait étrangement choisi pour un enfant ; mais je supposai quel'originalité consistait justement à faire entendre des accents d'amour et dejalousie sortis des lèvres d'un enfant. C'était toujours de bien mauvais goût, du moins ce fut là ma pensée.

Après avoir fini, elle descendit de mes genoux, et me dit :

«Maintenant, mademoiselle, je vais vous répéter quelques vers.»

Choisissant une attitude, elle commença : «La ligue des rats, fable de LaFontaine.» Elle déclama cette fable avec emphase, et en faisant bienattention à la ponctuation. La flexibilité de sa voix et ses gestes bienappropriés, chose fort rare chez les enfants, indiquaient qu'elle avait étéenseignée avec soin.

«Est-ce votre mère qui vous a appris cette fable ? demandai-je.

- Oui, et elle la disait toujours ainsi. À cet endroit : «Qu'avez-vous donc ?lui dit un de ces rats, parlez !» elle me faisait lever la main, afin de merappeler que je devais élever la voix. Maintenant voulez-vous que je dansedevant vous ?

- Non, cela suffit. Mais lorsque votre mère est partie pour la Virginie, avecqui êtes-vous donc restée ?

- Avec Mme Frédéric et son mari ; elle a pris soin de moi, mais elle nem'est pas parente. Je crois qu'elle est pauvre, car, elle n'a pas une joliemaison comme maman. Du reste, je n'y suis pas restée longtemps. M.Rochester m'a demandé si je voulais venir demeurer en Angleterre aveclui, et j'ai répondu que oui, parce que j'avais connu M. Rochester avantMme Frédéric, et qu'il avait toujours été bon pour moi, m'avait donné de

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belles robes et de beaux joujoux ; mais il n'a pas tenu sa promesse, car,après m'avoir amenée en Angleterre, il est reparti et je ne le vois jamais.»

Le déjeuner achevé, Adèle et moi nous nous ret irâmes dans labibliothèque, qui, d'après les ordres de M. Rochester, devait servir de salled'étude. La plupart des livres étaient sous clef ; une seule bibliothèqueavait été laissée ouverte.Elle contenait des ouvrages élémentaires de toutes sortes, des romances etquelques volumes de littérature, des poésies, des biographies et desvoyages. Il avait supposé que c'était là tout ce que pourrait désirer unegouvernante pour son usage particulier ; du reste, je me trouvaisamplement satisfaite pour le présent ; et, en comparaison des quelqueslivres que je glanais de temps en temps à Lowood, il me sembla que j'avaislà une riche moisson d'amusement et d'instruction. J'aperçus en outre unpiano tout neuf et d'une qualité supérieure, un chevalet et deux sphères.

Je trouvai dans Adèle une élève assez docile, mais difficile à rendreattentive. Elle n'avait pas été habituée à des occupations régulières, et jepensai qu'il serait irréfléchi de l'enfermer trop dès le commencement.Aussi, après lui avoir beaucoup parlé et lui avoir donné quelques lignes àapprendre, voyant qu'il était midi, je lui permis de retourner avec sanourrice, et je résolus de dessiner pour elle quelques esquisses jusqu'àl'heure du dîner.

Comme je montais chercher mon portefeuille et mes crayons, Mme Fairfaxm'appela.

«Votre classe du matin est achevée, je suppose,» me dit-elle.

La voix venait d'une chambre dont la porte était ouverte. J'entrai enl'entendant s'adresser à moi. J'aperçus alors une pièce magnifique, ornéed'un tapis turc. Les meubles et les rideaux étaient rouges ; les mursrecouverts en bois de noyer, le plafond enrichi de sculptures dignes d'unearistocratique demeure ; la fenêtre était vaste, mais la poussière en avaitnoirci les vitres. Mme Fairfax était occupée à nettoyer quelques vases en

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belle marcassite rouge placés sur le buffet. «Quelle belle pièce ! m'écriai-je en regardant autour de moi ; je n'en aijamais vu de moitié si imposante.

- C'est la salle à manger ; je viens d'ouvrir la fenêtre pour faire entrer unpeu d'air et de soleil ; car tout devient si humide dans les appartementsrarement habités ! le salon là-bas a l'odeur d'une cave.»

Elle me montra du doigt une grande arche correspondant à la fenêtre,tendue d'un rideau semblable, relevé pour le moment. Je montai les deuxmarches qui se trouvaient devant l'arche, et je regardai devant moi.J'aperçus une chambre qui, pour mes yeux novices, avait quelque chose deféerique, et pourtant c'était tout simplement un très joli salon, à côté duquelse trouvait un boudoir ; l'un et l'autre étaient recouverts de tapis blancs, surlesquels on semblait avoir semé de brillantes guirlandes de fleurs. Lesplafonds étaient ornés de grappes de raisin et de feuilles de vigne d'unblanc de neige, qui formaient un riche contraste avec les divans rouges ;d'étincelants vases de Bohême, d'un rouge vermeil, relevaient le marbrepâle de la cheminée.Entre les fenêtres, de grandes glaces reflétaient cet assemblage de neige etde feu.

«Comme vous tenez toutes ces chambres en ordre, madame Fairfax !m'écriai-je ; pas de housse, et pourtant pas de poussière. Sans ce froidglacial, on les croirait habitées.

- Dame, mademoiselle Eyre, quoique les visites de M. Rochester soientrares, elles sont toujours imprévues ; quand il arrive, il n'aime pas à trouvertous les meubles couverts et à entendre le bruit d'une installation subite, desorte que je tâche de tenir toujours les chambres prêtes. - M. Rochester est-il exigeant et tyrannique ?

- Pas précisément ; mais il a les goûts et les habitudes d'un gentleman, et ilveut que tout soit arrangé en conséquence.

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- L'aimez-vous ? est-il généralement aimé ?

- Oh ! oui ; sa famille a toujours été respectée. Presque tout le pays quevous voyez a appartenu aux Rochester depuis un temps immémorial.

- Mais vous personnellement, l'aimez-vous ? Est-il aimé pour lui-même ?

- Je n'ai aucune raison pour ne pas l'aimer, et je crois que ses fermiers leconsidèrent comme un maître juste et libéral ; mais il n'est jamais restélongtemps au milieu d'eux.

- N'a-t-il rien de remarquable ? En un mot, quel est son caractère ?

- Oh ! son caractère est irréprochable, à ce qu'il me semble ; il est peut-êtreun peu étrange ; il a beaucoup voyagé et beaucoup vu, je suis persuadéequ'il est fort savant ; mais je n'ai jamais causé longtemps avec lui.

- En quoi est-il étrange ?

- Je ne sais pas ; ce n'est pas facile à expliquer ; rien de bien frappant ; maison le sent dans ce qu'il dit ; on ne peut jamais être sûr s'il parlesérieusement ou en riant, s'il est content ou non ; enfin, on ne le comprendpas bien, moi du moins ; mais n'importe, c'est un très bon maître.»

Voilà tout ce que je tirai de Mme Fairfax au sujet de son maître et du mien.Il y a des gens qui semblent ne pas se douter qu'on puisse étudier uncaractère, observer les points saillants des personnes ou des choses. Labonne dame appartenait évidemment à cette classe ; mes questionsl'embarrassaient, mais ne lui faisaient rien trouver. À ses yeux, M.Rochester était M. Rochester, un gentleman, un propriétaire, rien de plus ;elle ne cherchait pas plus avant, et s'étonnait certainement de mon désir dele connaître davantage. Lorsque nous quittâmes la salle à manger, elle me proposa de me montrerle reste de la maison. Je la suivis, et j'admirai l'élégance et le soin quirégnaient partout. Les chambres du devant surtout me parurent grandes et

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belles ; quelques-unes des pièces du troisième, bien que sombres, et basses,étaient intéressantes par leur aspect antique. À mesure que les meubles despremiers étages n'avaient plus été de mode, on les avait relégués en haut, etla lumière imparfaite d'une petite fenêtre permettait de voir des litsséculaires, des coffres en chêne ou en noyer qui, grâce à leurs étrangessculptures représentant des branches de palmier ou des têtes de chérubins,ressemblaient assez à l'arche des Hébreux ; des chaises vénérables àdossiers sombres et élevés, d'autres sièges plus vieux encore et où l'onretrouvait cependant les traces à demi effacées d'une broderie faite par desmains qui, depuis deux générations, étaient retournées dans la poussière ducercueil. Tout cela donnait au troisième étage de Thornfield l'aspect d'unedemeure du passé, d'un reliquaire des vieux souvenirs. Dans le jour,j'aimais le silence et l'obscurité de ces retraites ; mais je n'enviais pas pourle repos de la nuit ses grands lits fermés par des portes de chêne ouenveloppés d'immenses rideaux, dont les broderies représentaient desfleurs et des oiseaux étranges ou des hommes plus étranges encore. Quelcaractère fantastique eussent donné à toutes ces choses les pâles rayons dela lune !

«Les domestiques dorment-ils dans ces chambres ? demandai-je.

- Non, ils occupent de plus petits appartements sur le derrière de lamaison ; personne ne dort ici. S'il y avait des revenants à Thornfield, ilsemble qu'ils choisiraient ces chambres pour les hanter. - Je le crois. Vous n'avez donc pas de revenants ?

- Non, pas que je sache, répondit Mme Fairfax en souriant.

- Même dans vos traditions ?

- Je ne crois pas ; et pourtant on dit que les Rochester ont été plutôtviolents que tranquilles ; c'est peut-être pour cela que maintenant ils restenten paix dans leurs tombeaux.

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- Oui ; après la fièvre de la vie, ils dorment bien, murmurai-je. Mais oùdonc allez-vous, madame Fairfax ? demandai-je.

- Sur la terrasse. Voulez-vous venir jouir de la vue qu'on a d'en haut ?»

Un escalier très étroit conduisait aux mansardes, et de là une échelle,terminée par une trappe, menait sur les toits. J'étais de niveau avec lescorneilles, et je pus voir dans leurs nids. Appuyée sur les créneaux, je memis à regarder au loin et à examiner les terrains étendus devant moi. Alorsj'aperçus la pelouse verte et unie entourant la base sombre de la maison ; lechamp aussi grand qu'un parc ; le bois triste et épais séparé en deux par unsentier tellement recouvert de mousse, qu'il était plus vert que les arbresavec leur feuillage ; l'église, les portes, la route, les tranquilles collines ;toute la nature semblait se reposer sous le soleil d'un jour d'automne. Àl'horizon, un beau ciel d'azur marbré de taches blanches comme des perles.Rien dans cette scène n'était merveilleux, mais tout vous charmait. Lorsquela trappe fut de nouveau franchie, j'eus peine à descendre l'échelle. Lesmansardes me semblaient si sombres, comparées à ce ciel bleu, à cesbosquets, à ces pâturages, à ces vertes collines dont le château était lecentre, à toute cette scène enfin éclairée par les rayons du soleil et que jevenais de contempler avec bonheur ! Mme Fairfax resta en arrière pour fermer la trappe. À force de tâter, jetrouvai la porte qui conduisait hors des mansardes, et je me mis àdescendre le sombre petit escalier. J'errai quelque temps dans le passagequi séparait les chambres de devant des chambres de derrière du troisièmeétage. Il était étroit, bas et obscur, n'ayant qu'une seule fenêtre pourl'éclairer. En voyant ces deux rangées de petites portes noires et fermées,on eût dit un corridor du château de quelque Barbe-Bleue.

Au moment où je passais, un éclat de rire vint frapper mes oreilles ; c'étaitun rire étrange, clair, et n'indiquant nullement la joie. Je m'arrêtai ; le bruitcessa quelques instants, puis recommença plus fort : car le premier éclat,bien que distinct, avait été très faible ; cette fois c'était un accès bruyantqui semblait trouver un écho dans chacune des chambres solitaires,quoiqu'il ne partît certainement que d'une seule, dont j'aurais pu montrer la

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porte sans me tromper.

«Madame Fairfax, m'écriai-je, car à ce moment elle descendait l'escalier,avez-vous entendu ce bruyant éclat de rire ? d'où peut-il venir ?

- C'est probablement une des servantes, répondit-elle ; peut-êtreGracePoole.

- L'avez-vous entendue ? demandai-je de nouveau.

- Oui ; et je l'entends bien souvent ; elle coud dans l'une de ces chambres.Quelquefois Leah est avec elle ; quand elles sont ensemble, elles fontsouvent du bruit.»

Le rire fut répété et se termina par un étrange murmure.

«Grace !» s'écria Mme Fairfax.

Je ne m'attendais pas à voir apparaître quelqu'un, car ce rire était tragiqueet surnaturel ; jamais je n'en ai entendu de semblable. Heureusement qu'ilétait midi, qu'aucune des circonstances indispensables à l'apparition desrevenants n'avait accompagné ce bruit, et que si le lieu ni l'heure nepouvaient exciter la crainte ; sans cela une terreur superstitieuse se seraitemparée de moi.Cependant l'événement me prouva que j'étais folle d'avoir été mêmeétonnée.

Je vis s'ouvrir la porte la plus proche de moi, et une servante en sortit.C'était une femme de trente ou quarante ans. Elle avait les épaules carrées,les cheveux rouges et la figure laide et dure.

«Voilà trop de bruit, Grace, dit Mme Fairfax ; rappelez-vous les ordres quevous avez reçus.»

Grace salua silencieusement et rentra.

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«C'est une personne que nous avons pour coudre et aider Leah, continua laveuve. Elle n'est certes pas irréprochable, mais enfin elle fait bien sonouvrage. À propos, qu'avez-vous fait de votre jeune élève, ce matin ?»

La conversation ainsi tournée sur Adèle, nous continuâmes, et bientôt nousatteignîmes les pièces gaies et lumineuses d'en bas. Adèle vint au-devantde nous en nous criant :

«Mesdames, vous êtes servies.» Puis elle ajouta : «J'ai bien faim, moi !»

Le dîner était prêt et nous attendait dans la chambre de Mme Fairfax.

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CHAPITRE XII

La manière calme et douce dont j'avais été reçue à Thornfield semblaitm'annoncer une existence facile, et cette espérance fut loin d'être déçuelorsque je connus mieux le château et ses habitants : Mme Fairfax était eneffet ce qu'elle m'avait paru tout d'abord, une femme douce, complaisante,suffisamment instruite, et d'une intelligence ordinaire. Mon élève était uneenfant pleine de vivacité. Comme on l'avait beaucoup gâtée, elle étaitquelquefois capricieuse. Heureusement elle était entièrement confiée à messoins, et personne ne s'opposait à mes plans d'éducation, de sorte qu'ellerenonça bientôt à ses petits accès d'entêtement, et devint docile. Elle n'avaitaucune aptitude particulière, aucun trait de caractère, aucun développementde sentiment ou de goût qui pût l'élever d'un pouce au-dessus des autresenfants ; mais elle n'avait aucun défaut qui pût la rendre inférieure à laplupart d'entre eux ; elle faisait des progrès raisonnables et avait pour moiune affection vive, sinon très profonde. Ses efforts pour me plaire, sasimplicité, son gai babillage, m'inspirèrent un attachement suffisant pournous contenter l'une et l'autre.

Ce langage sera sans doute trouvé bien froid par les personnes quiaffichent de solennelles doctrines sur la nature évangélique des enfants etsur la dévotion idolâtre que devraient toujours leur vouer ceux qui sontchargés de leur éducation. Mais je n'écris pas pour flatter l'égoïsme desparents ou pour servir d'écho à l'hypocrisie ; je dis simplement la vérité.J'éprouvais une consciencieuse sollicitude pour les progrès et la conduited'Adèle, pour sa personne une tranquille affection, de même que j'aimaisMme Fairfax en raison de ses bontés, et que je trouvais dans sa compagnieun plaisir proportionné à la nature de son esprit et de son caractère. Me blâmera qui voudra, lorsque j'ajouterai que de temps en temps, quandje me promenais seule, quand je regardais à travers les grilles de la porte la

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route se déroulant devant moi, ou quand, voyant Adèle jouer avec sanourrice et Mme Fairfax occupée dans l'office, je montais les trois étageset j'ouvrais le trappe pour arriver à la terrasse, quand enfin mes yeuxpouvaient suivre les champs, les montagnes, la ligne sombre du ciel, jedésirais ardemment un pouvoir qui me fit connaître ce qu'il y avait derrièreces limites, qui me fit apercevoir ce monde actif, ces villes animées dontj'avais entendu parler, mais que je n'avais jamais vues. Alors je souhaitaisplus d'expérience, des rapports plus fréquents avec les autres hommes et lapossibilité d'étudier un plus grand nombre de caractères que je ne pouvaisle faire à Thornfield. J'appréciais ce qu'il y avait de bon dans Mme Fairfaxet dans Adèle, mais je croyais à l'existence d'autres bontés différentes etplus vives. Ce que je pressentais, j'aurais voulu le connaître.

Beaucoup me blâmeront sans doute ; on m'appellera nature mécontente ;mais je ne pouvais faire autrement ; il me fallait du mouvement.Quelquefois j 'étais agitée jusqu'à la souffrance ; alors mon seulsoulagement était de me promener dans le corridor du troisième, et, aumilieu de ce silence et de cette solitude, les yeux de mon esprit erraient surtoutes les brillantes visions qui se présentaient devant eux : et certes ellesétaient belles et nombreuses. Ces pensées gonflaient mon coeur ; mais letrouble qui le soulevait lui donnait en même temps la vie. Cependant jepréférais encore écouter un conte qui ne finissait jamais, un conte qu'avaitcréé mon imagination, et qu'elle me redisait sans cesse en la remplissant devie, de flamme et de sentiment ; toutes choses que j'avais tant désirées,mais que ne me donnait pas mon existence actuelle. Il est vain de dire que les hommes doivent être heureux dans le repos : illeur faut de l'action, et, s'il n'y en a pas autour d'eux, ils en créeront ; desmillions sont condamnés à une vie plus tranquille que la mienne, et desmillions sont dans une silencieuse révolte contre leur sort. Personne ne sedoute combien de rébellions en dehors des rébellions politiques fermententdans la masse d'êtres vivants qui peuple la terre. On suppose les femmesgénéralement calmes : mais les femmes sentent comme les hommes ; ellesont besoin d'exercer leurs facultés, et, comme à leurs frères, il leur faut unchamp pour leurs efforts. De même que les hommes, elles souffrent d'unecontrainte trop sévère, d 'une immobilité trop absolue. C'est de

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l'aveuglement à leurs frères plus heureux de déclarer qu'elles doivent seborner à faire des poudings, à tricoter des bas, à jouer du piano et à broderdes sacs.

Quand j'étais ainsi seule, il m'arrivait souvent d'entendre le rire de GracePoole ; toujours le même rire lent et bas qui la première fois m'avait faittressaillir. J'entendais aussi son étrange murmure, plus étrange encore queson rire. Il y avait des jours où elle était silencieuse, et d'autres où ellefaisait entendre des sons inexplicables. Quelquefois je la voyais sortir de sachambre tenant à la main une assiette ou un plateau, descendre à la cuisineet revenir (oh ! romanesque lecteur, permettez-moi de vous dire la véritéentière), portant un pot de porter. Son apparence aurait glacé la curiosité laplus excitée par ses cris bizarres ; elle avait les traits durs, et rien en elle nepouvait vous attirer. Je tâchai plusieurs fois d'entrer en conversation avecelle ; mais elle n'était pas causante.Généralement une réponse monosyllabique coupait court à tout entretien.

Les autres domestiques, John et sa femme Leah, chargée de l'entretien dela maison, et Sophie, la nourrice française, étaient bien, sans pourtant avoirrien de remarquable. Je parlais souvent français avec Sophie, etquelquefois je lui faisais, des questions sur son pays natal ; mais elle n'étaitpropre ni à raconter ni à décrire : d'après ses réponses vagues et confuses,on eût dit qu'elle désirait plutôt vous voir cesser que continuerl'interrogatoire.

Octobre, novembre et décembre se passèrent ainsi. Une après-midi dejanvier, Mme Fairfax me demanda un jour de congé pour Adèle, parcequ'elle était enrhumée ; Adèle appuya cette demande avec une ardeur quime rappela combien les jours de congé m'étaient précieux lorsque j'étaisenfant. Je le lui accordai donc, pensant que je ferais bien de ne pas memontrer exigeante sur ce point.C'était une belle journée, calme, bien que très froide ; j'étais fatiguée d'êtrerestée assise tranquillement dans la bibliothèque pendant une toute longuematinée ; Mme Fairfax venait d'écrire une lettre ; je mis mon chapeau etmon manteau, et je proposai de la porter à la poste de Hay, distante de

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deux milles : ce devait être une agréable promenade. Lorsque Adèle futconfortablement assise sur sa petite chaise, au coin du feu de Mme Fairfax,je lui donnai sa belle poupée de cire, que je gardais ordinairementenveloppée dans un papier d'argent, et un livre d'histoire pour varier sesplaisirs.

«Revenez bientôt, ma bonne amie, ma chère demoiselle Jeannette,» medit-elle. Je l'embrassai et je partis. Le sol était dur, l'air tranquille et ma route solitaire ; j'allai vite jusqu'à ceque je me fusse réchauffée, et alors je me mis à marcher plus lentement,pour mieux jouir et pour analyser ma jouissance. Trois heures avaientsonné à l'église au moment où je passais près du clocher. Ce moment de lajournée avait un grand charme pour moi, parce que l'obscurité commençaitdéjà et que les pâles rayons du soleil descendaient lentement à l'horizon.J'étais à un mille de Thornfield, dans un sentier connu pour ses rosessauvages en été, ses noisettes et ses mûres en automne, et qui même alorspossédait encore quelques-uns des fruits rouges de l'aubépine ; mais enhiver son véritable attrait consistait dans sa complète solitude et dans soncalme dépouillé. Si une brise venait à s'élever, on ne l'entendait pas ; car iln'y avait pas un houx, pas un seul de ces arbres dont le feuillage seconserve toujours vert et fait siffler le vent ; l'aubépine flétrie et lesbuissons de noisetiers étaient aussi muets que les pierres blanches placéesau milieu du sentier pour servir de chaussée. Au loin, l'oeil ne découvraitque des champs où le bétail ne venait plus brouter, et si de temps en tempson apercevait un petit oiseau brun s'agitant dans les haies, on croyait voirune dernière feuille morte qui avait oublié de tomber.

Le sentier allait en montant jusqu'à Hay. Arrivée au milieu, je m'assis surles degrés d'un petit escalier conduisant dans un champ ; je m'enveloppaidans mon manteau, et je cachai mes mains dans mon manchon de façon àne pas sentir le froid, bien qu'il fût très vif, ainsi que l'attestait la couche deglace recouvrant la chaussée, au milieu de laquelle un petit ruisseau gelépour le moment avait débordé quelques jours auparavant, après un rapidedégel.

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De l'endroit où j'étais assise, j'apercevais Thornfield ; le château gris etsurmonté de créneaux était l'objet le plus frappant de la vallée. À l'est, onvoyait s'élever les bois de Thornfield et les arbres où nichaient lescorneilles ; je regardai ce spectacle jusqu'à ce que le soleil descendit dansles arbres et disparût entouré de rayons rouges ; alors je me tournai versl'ouest.

La lune se levait sur le sommet d'une colline, pâle encore et semblable à unnuage, mais devenant de moment en moment plus brillante. Elle planait surHay, qui, à moitié perdu dans les arbres, envoyait une fumée bleue de sesquelques cheminées. J'en étais encore éloignée d'un mille, et pourtant, aumilieu de ce silence complet, les bruits de la vie arrivaient jusqu'à moi ;j'entendais aussi des murmures de ruisseaux ; dans quelle vallée, à quelleprofondeur ? Je ne pouvais le dire ; mais il y avait bien des collines au delàde Hay, et sans doute bien des ruisseaux devaient y couler. La tranquillitéde cette soirée trahissait également les courants les plus proches et les pluséloignés.

Un bruit soudain vint bientôt mettre fin à ces murmures, si clairs bienqu'éloignés ; un piétinement, un son métallique effaça le doux bruissementdes eaux, de même que dans un tableau la masse solide d'un rocher ou lerude tronc d'un gros chêne profondément enraciné au premier planempêche d'apercevoir au loin les collines azurées, le lumineux horizon etles nuages qui mélangent leurs couleurs.

Le bruit était causé par l'arrivée d'un cheval le long de la chaussée. Lessinuosités du sentier me le cachaient encore, mais je l'entendais approcher.J'allais quitter ma place ; mais, comme le chemin était très étroit, je restaipour le laisser passer.J'étais jeune alors, et mon esprit était rempli de toutes sortes de créationsbrillantes ou sombres. Les souvenirs des contes de nourrice étaientensevelis dans mon cerveau, au milieu d'autres ruines. Cependant,lorsqu'ils venaient à sortir de leurs décombres, ils avaient plus de force etde vivacité chez la jeune fille qu'ils n'en avaient eu chez l'enfant.

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Lorsque je vis le cheval approcher au milieu de l'obscurité, je me rappelaiune certaine histoire de Bessie, où figurait un esprit du nord de l'Angleterreappelé Gytrash. Cet esprit, qui apparaissait sous la forme d'un cheval, d'unmulet ou d'un gros chien, hantait les routes solitaires et s'avançaitquelquefois vers les voyageurs attardés.

Le cheval était près, mais on ne le voyait pas encore, lorsque, outre lepiétinement, j'entendis du bruit sortir de la haie, et je vis se glisser le longdes noisetiers un gros chien qui, grâce à son pelage noir et blanc, nepouvait être confondu avec les arbres. C'était justement une des formes queprenait le Gytrash de Bessie ; j'avais bien, en effet, devant les yeux unanimal semblable à un lion, avec une longue crinière et une tête énorme.Il passa pourtant assez tranquillement devant moi, sans me regarder avecdes yeux étranges, comme je m'y attendais presque. Le cheval suivait ; ilétait grand et portait un cavalier. Cet homme venait de briser le charme, carjamais être humain n'avait monté Gytrash ; il était toujours seul, et, d'aprèsmes idées, les lutins pouvaient bien habiter le corps des animaux, mais nedevaient jamais prendre la forme vulgaire d'un être humain. Ce n'était doncpas un Gytrash, mais simplement un voyageur suivant le chemin le pluscourt pour arriver à Millcote. Il passa, et je continuai ma route ; mais aubout de quelques pas je me retournai, mon attention ayant été attirée par lebruit d 'une chute, et par cette exclamation : «Que diable fairemaintenant ?» Monture et cavalier étaient tombés.Le cheval avait glissé sur la glace de la chaussée. Le chien revint sur sespas ; en voyant son maître à terre et en entendant le cheval souffler, ilpoussa un aboiement dont sa taille justifiait la force, et qui fut répété parl'écho des montagnes. Il tourna autour du cavalier et courut à moi.C'était tout ce qu'il pouvait faire ; il n'avait pas moyen d'appeler d'autreaide.

Je le suivis, et je trouvai le voyageur s'efforçant de se débarrasser de soncheval. Ses efforts étaient si vigoureux, que je pensai qu'il ne devait pass'être fait beaucoup de mal ; néanmoins, m'approchant de lui :

«Êtes-vous blessé, monsieur ?» demandai-je.

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Il me sembla l'entendre jurer ; pourtant je n'en suis pas bien certaine ;toujours est-il qu'il grommela quelque chose, ce qui l'empêcha de merépondre tout de suite.

«Que puis-je faire pour vous ? demandai-je de nouveau.

- Tenez-vous de côté,» me répondit-il en se plaçant d'abord sur ses genoux,puis sur ses pieds.

Alors commença une opération difficile, bruyante, accompagnée de telsaboiements, que je fus obligée de m'écarter un peu ; mais je ne voulus paspartir sans avoir vu la fin de l'aventure. Elle se termina heureusement. Lechien fut apaisé par un : «À bas, Pilote !» Le voyageur voulut marcherpour voir si sa jambe et son pied étaient en bon état ; mais cet essai lui fitprobablement mal, car, après avoir tenté de se lever, il se rassitpromptement sur une des marches de l'escalier.

Il paraît que ce jour-là j 'étais d'humeur à être utile, ou du moinscomplaisante, car je m'approchai de nouveau, et je dis :

«Si vous êtes blessé, monsieur, je puis aller chercher quelqu'un àThornfield où a Hay. - Merci, cela ira ; je n'ai pas d'os brisé, c'est seulement une foulure.»

Il voulut de nouveau essayer de marcher ; mais il poussa involontairementun cri.

Le jour n'était pas complètement fini, et la lune devenait brillante. Je pusvoir l'étranger. Il était enveloppé d'une redingote à collet de fourrure et àboutons d'acier ; je ne pus pas remarquer les détails, mais je vis l'ensemble.Il était de taille moyenne, et avait la poitrine très large, la figure sombre,les traits durs, le front soucieux. Ses yeux et ses sourcils contractésindiquaient une nature généralement emportée, et mécontente pour lemoment. Il n'était plus jeune, et n'avait pourtant pas encore atteint l'âge

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mûr. Il pouvait avoir trente-cinq ans ; sa présence ne m'effraya nullement,et m'intimida à peine. Si l'étranger avait été un beau jeune homme, unhéros de roman, je n'aurais pas osé le questionner encore malgré lui, et luioffrir des services qu'il ne me demandait pas. Je n'avais jamais parlé à unbeau jeune homme ; je ne sais si j'en avais vu.Je rendais un hommage théorique à la beauté, à l'élégance, à la galanterieet aux charmes fascinants ; mais si jamais j'eusse rencontré toutes cesqualités réunies chez un homme, un instinct m'aurait avertie que je nepouvais pas sympathiser avec lui, et que lui ne pouvait pas sympathiseravec moi. Je me serais éloignée de lui comme on s'éloigne du feu, deséclairs, enfin de tout ce qui est antipathique quoique brillant.

Si même cet étranger m'eût souri, s'il se fût montré aimable à mon égard,s'il m'eût gaiement remerciée pour mes offres de service, j'aurais continuémon chemin sans être le moins du monde tentée de renouveler mesquestions. Mais la rudesse du voyageur me mit à mon aise, et, lorsqu'il mefit signe de partir, je restai, en lui disant : «Mais, monsieur, je ne puis pas vous abandonner à cette heure, dans cesentier solitaire, avant de vous avoir vu en état de remonter sur votrecheval.»

Il me regarda, et reprit aussitôt :

«Il me semble qu'à cette heure, vous-même devriez être chez vous, si vousdemeurez dans le voisinage. D'où venez-vous ?

- De la vallée, et je n'ai nullement peur d'être tard dehors quand il y a clairde lune. Je courrais avec plaisir jusqu'à Hay si vous le souhaitiez ; du reste,je vais y jeter une lettre à la poste.

- Vous dites que vous venez de la vallée. Demeurez-vous dans cettemaison surmontée de créneaux ? me demanda-t-il, en indiquant Thornfield,que la lune éclairait de ses pâles rayons. Le château ressortait en blanc surla forêt, qui, par sa masse sombre, formait un contraste avec le ciel del'ouest.

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CHAPITRE XII 157

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- Oui, monsieur.

- À. qui appartient cette maison ?

- À M. Rochester.

- Connaissez-vous M. Rochester ?

- Non, je ne l'ai jamais vu.

- Il ne demeure donc pas là ?

- Non.

- Pourriez-vous me dire où il est ?

- Non, monsieur.

- Vous n'êtes certainement pas une des servantes du château : vous êtes...»

Il s'arrêta et jeta les yeux sur ma toilette, qui, comme toujours, était trèssimple : un manteau de mérinos noir et un chapeau de castor que n'auraitpas voulu porter la femme de chambre d'une lady ; il semblait embarrasséde savoir qui j'étais ; je vins à son secours.

«Je suis la gouvernante.

- Ah ! la gouvernante, répéta-t-il. Le diable m'emporte si je ne l'avais pasoubliée, la gouvernante !»

Et je fus de nouveau obligée de soutenir son examen. Au bout de deuxminutes, il se leva ; mais, quand il essaya de marcher, sa figure exprima lasouffrance.

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CHAPITRE XII 158

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«Je ne puis pas vous charger d'aller chercher du secours, me dit-il ; mais sivous voulez avoir la bonté de m'aider, vous le pourrez.

- Je ne demande pas mieux, monsieur.

- Avez-vous un parapluie dont je puisse me servir en place de bâton ?

- Non.

- Alors, tâchez de prendre la bride du cheval et de me l'amener.Vous n'avez pas peur, je pense.»

Si j'avais été seule, j'aurais été effrayée de toucher à un cheval ; cependant,comme on me le commandait, j'étais toute disposée à obéir. Je laissai monmanchon sur l'escalier, et je m'avançai vers le cheval ; mais c'était unfougueux animal, et il ne voulut pas me laisser approcher de sa tête. Je fiseffort sur effort, mais en vain, j'avais même très peur en le voyant frapperla terre de ses pieds de devant. Le voyageur, après nous avoir regardésquelque temps, se mit enfin à rire.

«Je vois, dit-il, que la montagne ne viendra pas à Mahomet ; ainsi, tout ceque vous pouvez faire, c'est d'aider Mahomet à aller à la montagne. Venezici, je vous prie.»

Je m'approchai.

«Excusez-moi, continua-t-il ; la nécessité me force à me servir de vous.»

Il posa une lourde main sur mon épaule, et, s'appuyant fortement, il arrivajusqu'à son cheval, dont il se rendit bientôt maître ; puis il sauta sur saselle, en faisant une affreuse grimace, car cet effort avait ravivé sa douleur.

«Maintenant, dit-il en soulageant sa lèvre inférieure de la rude morsurequ'il lui infligeait, maintenant donnez-moi ma cravache qui est là sous lahaie.»

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CHAPITRE XII 159

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Je la cherchai et la trouvai.

«Je vous remercie. À présent, portez vite votre lettre à Hay, et revenezaussi promptement que possible.» Il donna un coup d'éperon au cheval, qui rua, puis partit au galop ; le chienle suivit, et tous trois disparurent, comme la bruyère sauvage que le ventdes forêts emporte en tourbillons. Je repris mon manchon, et je continuaima route. L'aventure était terminée ; ce n'était pas un roman, elle n'avaitmême rien de bien intéressant ; mais elle avait changé une des heures dema vie monotone : on avait eu besoin de moi, on m'avait demandé unsecours que j'avais accordé.

J'étais contente, j'avais fait quelque chose ; bien que cet acte puisse paraîtretrivial et indifférent, j'avais pourtant agi, et avant tout j'étais fatiguée d'uneexistence passive. Et puis une nouvelle figure était comme un nouveauportrait dans ma galerie ; elle différait de toutes les autres, d'abord parceque c'était celle d'un homme, ensuite parce qu'elle était sombre et forte. Jel'avais devant les yeux lorsque j'entrai à Hay et que je jetai ma lettre à laposte, et je la voyais encore en descendant la colline qui devait me ramenerà Thornfield. Arrivée devant l'escalier, je m'arrêtai ; je regardai tout autourde moi et j'écoutai, me figurant que j'allais entendre le pas d'un cheval surla chaussée, et voir un cavalier enveloppé d'un manteau, suivi d'un chien deTerre-Neuve semblable à un Gytrash : je ne vis qu'une haie et un sauleémondé par le haut, qui se tenait droit comme pour recevoir les rayons dela lune ; je n'entendis qu'un vent qui sifflait au loin dans les arbres deThornfield, et, jetant un regard vers l'endroit d'où partait le murmure,j'aperçus une lumière à l'une des fenêtres du château. Je me rappelai alorsqu'il était tard, et je hâtai le pas. Je n'aimais pas le moment où il fallait rentrer à Thornfield. Franchir lesportes du château, c'était reprendre mon immobilité ; traverser la sallesilencieuse, monter le sombre escalier, entrer dans ma petite chambreisolée, et passer une longue soirée d'hiver avec la tranquille Mme Fairfax,avec elle seule, n'y avait-il pas là de quoi détruire la faible excitationcausée par ma promenade ? n'était-ce pas jeter sur mes facultés les chaînes

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CHAPITRE XII 160

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invisibles d'une existence trop monotone, d'une existence dont je nepouvais même pas apprécier les avantages ? Il m'aurait fallu les oragesd'une vie incertaine et pleine de luttes, une expérience rude et amère, pourme faire aimer le milieu paisible dans lequel je vivais. Je désirais lecombat, comme l'homme fatigué d'être resté trop longtemps assis sur unsiège commode, désire une longue promenade, et mon besoin d'agir étaittout aussi naturel que le sien.

Je flânai devant la porte ; je flânai devant la prairie ; je me promenai sur lepavé. Les contrevents de la porte vitrée étaient fermés ; je ne pouvais pasvoir l'intérieur de la maison ; mes yeux et mon esprit semblaient, du reste,vouloir s'éloigner de cette caverne grise aux sombres voûtes, pour setourner vers le beau ciel sans nuages qui planait au-dessus de ma tête. Lalune montait majestueusement à l'horizon ; laissant bien loin derrière ellele sommet des collines qu'elle avait d'abord éclairées, elle semblait aspirerau sombre zénith, perdu dans les distances infinies. Les tremblantes étoilesqui suivaient sa course agitaient mon coeur et brûlaient mes veines ; maisil ne faut pas beaucoup pour nous ramener à la réalité ; l'horloge sonna,cela suffit. Je détournai mes regards de la lune et des étoiles, j'ouvris uneporte de côté et j'entrai. La grande salle n'était pas sombre, bien que la lampe de bronze ne fût pasencore allumée ; elle était éclairée, ainsi que les premières marches del'escalier, par une lueur provenant de la salle à manger, dont la porteouverte à deux battants laissait voir une grille où brûlait un bon feu. Lalumière du feu permettait d'apercevoir des tentures rouges, des meublesbien brillants, et un groupe réuni autour de la cheminée. À peine l'avais-jeentrevu, et à peine avais-je entendu un mélange de voix, parmi lesquellesje distinguais celle d'Adèle, que la porte se referma.

Je me dirigeai promptement vers la chambre de Mme Fairfax. Il y avait dufeu, mais ni lumière ni dame Fairfax. À sa place, un gros chien noir etblanc, tout semblable au Gytrash, était assis sur le tapis, et regardait le feuavec gravité. Je fus tellement frappée de cette ressemblance, que jem'avançai vers lui en disant :

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CHAPITRE XII 161

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«Pilote !» L'animal se leva et vint me flairer ; je le caressai, il remua sagrande queue ; il avait l'air d'un chien abandonné, et je me demandai d'où ilpouvait venir ; je sonnai, car j'avais besoin de lumière, et je désirais savoirégalement quel était ce visiteur. Leah entra.

«Quel est ce chien ? demandai-je.

- Il est venu avec le maître.

- Avec qui ?

- Avec le maître, M. Rochester, qui vient d'arriver.

- En vérité, et Mme Fairfax est avec lui ?

- Oui, ainsi que Mlle Adèle ; et John est allé chercher un médecin, car il estarrivé un accident à notre maître ; son cheval est tombé, et M. Rochester aeu le pied foulé.

- Est-ce que son cheval n'est pas tombé dans le sentier de Hay ? - Oui, il a glissé en descendant la colline.

- Ah ! Apportez-moi une lumière, Leah.»

Leah revint bientôt, suivie de Mme Fairfax, qui me répéta la nouvelle,ajoutant que M. Carter, le médecin, était arrivé, et qu'il était avec M.Rochester ; puis elle alla donner des ordres pour le thé, et moi, je montaidans ma chambre pour me déshabiller.

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CHAPITRE XII 162

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CHAPITRE XIII

D'après les ordres du médecin, M. Rochester se coucha de bonne heure etse leva tard le lendemain. Il ne descendit que pour ses affaires ; son agentet quelques-uns de ses fermiers étaient arrivés et attendaient le moment delui parler.

Adèle et moi nous fûmes obligées de quitter la bibliothèque, parce qu'elledevait servir pour les réceptions d'affaires. On fit du feu dans une autrechambre ; j'y portai nos livres et je l'arrangeai en salle d'étude. À partir dece jour, le château changea d'aspect : il ne fut plus silencieux comme uneéglise ; toutes les heures on entendait frapper à la porte, tirer la sonnette outraverser la salle. Des voix nouvelles résonnaient au-dessous de nous ;depuis que Thornfield avait un maître, il n'était plus si étranger au mondeextérieur. Quant à moi, j'en étais contente.

Ce jour-là, il fut difficile de donner des leçons à Adèle ; elle ne pouvait pass'appliquer. Elle sortait continuellement de la chambre pour regarderpar-dessus la rampe si elle ne pouvait pas apercevoir M. Rochester. Elletrouvait toujours des prétextes pour descendre ; elle désirait probablemententrer dans la bibliothèque, où l'on n'avait nul besoin d'elle ; lorsque je mefâchais et que je la forçais à rester tranquille, elle se mettait à me parler deson ami, M. Édouard Fairfax de Rochester, ainsi qu'elle l'appelait (c'était lapremière fois que j'entendais tous ses prénoms) ; elle se demandait quelcadeau il pouvait lui avoir apporté. Il parait que, le soir précédent, M.Rochester lui avait annoncé une petite boîte dont le contenu l'intéresseraitbeaucoup et qui devait arriver de Millcote en même temps que les bagages.

CHAPITRE XIII 163

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«Et cela doit signifier, dit-elle, qu'il y aura dedans un cadeau pour moi, etpeut-être pour vous aussi, mademoiselle. M. Rochester m'a parlé de vous ;il m'a demandé le nom de ma gouvernante et si elle n'était pas unepersonne assez mince et un peu pâle. J'ai dit que oui, car c'est vrai ; n'est-cepas, mademoiselle ?»

Moi et mon élève nous dînâmes comme toujours dans la chambre de MmeFairfax. Comme il neigeait, nous restâmes l'après-midi dans la salled'étude. À la nuit, je permis à Adèle de laisser ses livres et son ouvrage etde descendre ; car, d'après le silence qui régnait en bas, et n'entendant plussonner à la porte, je jugeai que M. Rochester devait être libre. Restée seule,je me dirigeai vers la fenêtre ; mais il n'y avait rien à voir. Le crépuscule etles flocons de neige obscurcissaient l'air et cachaient même les arbustes dela pelouse. Je baissai le rideau et je retournai au coin du feu.

Je me mis à tracer sur les cendres rouges quelque chose de semblable à untableau que j'avais vu autrefois, et qui représentait le château deHeidelberg, sur les bords du Rhin.Mme Fairfax, arrivant tout à coup, interrompit ma mosaïque enflammée, etempêcha mon esprit de se laisser aller aux accablantes pensées quicommençaient déjà à s'emparer de lui dans la solitude.

«M. Rochester serait heureux, dit-elle, que vous et votre élève voulussiezbien prendre le thé avec lui ce soir. Il a été si occupé tout le jour, qu'il n'apas encore pu demander à vous voir.

- À quelle heure prend-il le thé ? demandai-je.

- Oh !... à six heures. Il avance l'heure de ses repas à la campagne ; maisvous feriez mieux de changer de robe maintenant ; je vais aller vous aider.Tenez, prenez cette lumière.- Est-il nécessaire de changer de robe ?

- Oui, cela vaut mieux ; je m'habille toujours le soir quand M. Rochesterest là.»

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CHAPITRE XIII 164

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Cette formalité me semblait quelque peu cérémonieuse ; néanmoins jeregagnai ma chambre, et, aidée par Mme Fairfax, je changeai ma robe delaine noire contre une robe de soie de la même couleur, ma plus belle, etdu reste la seule de rechange que j'eusse, excepté une robe gris clair, que,dans mes idées de toilette prise à Lowood, je regardais comme trop bellepour être portée, si ce n'est dans les grandes occasions.

«Il vous faut une broche,» me dit Mme Fairfax.

Je n'avais pour tout ornement qu'une petite perle, dernier souvenir de MlleTemple. Je la mis et nous descendîmes.

Avec le peu d'habitude que j'avais de voir des étrangers, c'était une épreuvepour moi que d'être ainsi appelée en présence de M. Rochester. Je laissaiMme Fairfax s'avancer la première, et je marchai dans son ombre, lorsquenous traversâmes la salle à manger. Après avoir passé devant l'arche, dontle rideau était baissé pour le moment nous arrivâmes dans un élégantboudoir.

Deux bougies étaient allumées sur la table et deux sur la cheminée. Pilotese chauffait, à demi étendu, à la flamme d'un feu superbe ; Adèle étaitagenouillée à côté de lui. Sur un lit de repos, et le pied appuyé sur uncoussin, paraissait M. Rochester ; il regardait Adèle et le chien ; le feu luiarrivait en plein visage. Je reconnus mon voyageur avec ses grands sourcilsde jais, son front carré, rendu plus carré encore par la coupe horizontale deses cheveux. Je reconnus son nez plutôt caractérisé que beau ; ses narinesouvertes, qui me semblaient annoncer une nature emportée ; sa bouche etson menton étaient durs. Maintenant qu'il n'était plus enveloppé d'unmanteau, je pus voir que la carrure de son corps s'harmonisait avec celle deson visage.C'était un beau corps d'athlète, à la large poitrine, aux flancs étroits, maisdépourvu de grandeur et de grâce.

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CHAPITRE XIII 165

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M. Rochester devait s'être aperçu de mon entrée et de celle de MmeFairfax ; mais il paraît qu'il n'était pas d'humeur à la remarquer, car notreapproche ne lui fit même pas lever la tête.

«Voilà Mlle Eyre,» dit tranquillement Mme Fairfax.

Il s'inclina, mais sans cesser de regarder le chien et l'enfant.

«Que Mlle Eyre s'asseye,» dit-il. Son salut roide et contraint, son tonimpatient, bien que cérémonieux, semblaient ajouter : «Que diable cela mefait-il, que Mlle Eyre soit ici ou ailleurs ? pour le moment, je ne suis pasdisposé à causer avec elle.»

Je m'assis sans embarras. Une réception d'une exquise politesse m'auraitsans doute rendue très confuse. Je n'aurais pas pu y répondre avec lamoindre élégance ou la moindre grâce, mais cette brutalité fantasque nem'imposait aucune obligation, au contraire, en acceptant cette boutade,j'avais l'avantage. D'ailleurs, l'excentricité du procédé était piquante, et jedésirais en connaître la suite.

M. Rochester continua de ressembler à une statue, c'est-à-dire qu'il ne parlani ne bougea. Mme Fairfax pensa qu'il fallait au moins que quelqu'un fûtaimable ; elle commença à parler avec douceur comme toujours, maiscomme toujours aussi avec vulgarité : elle le plaignit de la masse d'affairesqu'il avait eues tout le jour et de la douleur que devait lui avoir occasionnéesa foulure ; puis elle lui recommanda la patience et la persévérance tantque le mal durerait.

«Madame, je voudrais avoir du thé,» fut la seule réponse qu'elle obtint. Elle se hâta de sonner, et, quand le plateau arriva, elle se mit à arranger lestasses et les cuillers avec une attentive célérité. Adèle et moi, nous nousapprochâmes de la table, mais le maître ne quitta pas son lit de repos.

«Voulez-vous passer cette tasse à M. Rochester ? me dit Mme Fairfax.Adèle pourrait la renverser.»

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Je fis ce qu'elle me demandait. Lorsqu'il prit la tasse de mes mains, Adèle,pensant le moment favorable pour faire une demande en ma faveur,s'écria :

«N'est-ce pas, monsieur, qu'il y a un cadeau pour Mlle Eyre dans votrepetit coffre ?

- Qui parle de cadeau ? dit-il d'un air refrogné ; vous attendiez-vous à unprésent, mademoiselle Eyre ? Aimez-vous les présents ?»

Et il examinait mon visage avec des yeux qui me parurent sombres, irritéset perçants.

«Je ne sais, monsieur, je ne puis guère en parler par expérience ; un cadeaupasse généralement pour une chose agréable.

- Généralement ; mais vous, qu'en pensez-vous ?

- Je serais obligée d'y réfléchir quelque temps, monsieur, avant de vousdonner une réponse satisfaisante. Un présent a bien des aspects, et il fautles considérer tous avant d'avoir une opinion.

- Mademoiselle Eyre, vous n'êtes pas aussi naïve qu'Adèle ; dès qu'elle mevoit, elle demande un cadeau à grands cris ; vous, vous battez les buissons.

- C'est que j'ai moins confiance qu'Adèle dans mes droits ; elle peutinvoquer le privilège d'une vieille connaissance et de l'habitude, car ellem'a dit que de tout temps vous lui aviez donné des jouets ; quant à moi, jeserais bien embarrassée de me trouver un titre, puisque je suis étrangère etque je n'ai rien fait qui mérite une marque de reconnaissance. - Oh ne faites pas la modeste ; j'ai examiné Adèle, et j'ai vu que vous vousêtes donné beaucoup de peine avec elle ; elle n'a pas de grandesdispositions, et en peu de temps vous l'avez singulièrement améliorée.

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- Monsieur, vous m'avez donné mon cadeau, et je vous en remercie. Larécompense la plus enviée de l'instituteur, c'est de voir louer les progrès deson élève.

- Oh ! oh !» fit M. Rochester ; et il but son thé en silence, «Venez près dufeu,» dit-il lorsque le plateau fut enlevé et que Mme Fairfax se fut assisedans un coin avec son tricot.

Adèle était occupée à me faire faire le tour de la chambre pour me montrerles beaux livres et les ornements placés sur les consoles et leschiffonnières ; dès que nous entendîmes la voix de M. Rochester, nousnous hâtâmes d'obéir. Adèle voulut s'asseoir sur mes genoux, mais il luiordonna de jouer avec Pilote.

«Il y a trois mois que vous êtes ici ? me demanda-t-il.

- Oui, monsieur.

- D'où veniez-vous ?

- De Lowood, dans le comté de...

- Ah ! une école de charité. Combien de temps y êtes-vous restée ?

- Huit ans.

- Huit ans ! alors vous avez la vie dure ; je croyais que la moitié de cetemps serait venu à bout de la plus forte constitution. Je ne m'étonne plusque vous ayez l'air de venir de l'autre monde ; je me suis déjà demandé oùvous aviez pu attraper cette espèce de figure. Hier, lorsque vous êtes venueau-devant de moi dans le sentier de Hay, j'ai pensé aux contes de fées, etj'ai été sur le point de croire que vous aviez ensorcelé mon cheval ; je n'ensuis pas encore bien sûr. Quels sont vos parents ? - Je n'en ai pas.

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- Et vous n'en avez jamais eu, je suppose. Vous les rappelez-vous ?

- Non.

- Je le pensais, en effet. Et lorsque je vous ai trouvée assise sur cet escalier,vous attendiez votre peuple.

- De qui parlez-vous, monsieur ?

- Eh ! mais des hommes verts. Il y avait un clair de lune qui devait leur êtrepropice ; ai-je brisé un de vos cercles, pour que vous ayez jeté sur monpassage ce maudit morceau de glace ?»

Je secouai la tête.

«Il y a plus d'un siècle, dis-je, aussi sérieusement que lui, que tous leshommes verts ont abandonné l'Angleterre. Ni dans le sentier de Hay, nidans les champs environnants, vous ne trouverez des traces de leurpassage. Désormais le soleil de l'été n'éclairera pas plus leurs bacchanalesque la lune de l'hiver.»

Mme Fairfax avait laissé tomber son tricot, et semblait ne rien comprendreà notre conversation.

«Eh bien ! dit M. Rochester, si vous n'avez ni père ni mère, vous devez aumoins avoir des oncles ou des tantes ?

- Non, aucun que je connaisse.

- Quelle est votre demeure ?

- Je n'en ai pas.

- Où demeurent vos frères et vos soeurs ?

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- Je n'ai ni frères ni soeurs.

- Qui vous a fait venir ici ?

- J'ai fait mettre mon nom dans un journal, et Mme Fairfax m'a écrit.

- Oui, dit la bonne dame qui savait maintenant sur quel terrain elle était ; etchaque jour je remercie la Providence du choix qu'elle m'a fait faire. MlleEyre a été une compagne parfaite pour moi, et une institutrice douce etattentive pour Adèle.

- Ne vous donnez pas la peine d'analyser son caractère, répondit M.Rochester. Les éloges n'influent en rien sur mon opinion ; je jugerai parmoi-même. Elle a commencé par faire tomber mon cheval. - Monsieur ! dit Mme Fairfax.

- C'est à elle que je dois cette foulure.»

La veuve regarda avec étonnement et sans comprendre.

«Mademoiselle Eyre, avez-vous jamais demeuré dans une ville ? reprit M.Rochester.

- Non, monsieur.

- Avez-vous vu beaucoup de monde ?

- Rien que les élèves et les maîtres de Lowood et les habitants deThornfield.

- Avez-vous beaucoup lu ?

- Je n'ai jamais eu qu'un très petit nombre de livres à ma disposition, etencore ce n'étaient pas des ouvrages bien remarquables.

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- Vous avez mené la vie d'une nonne, et sans doute vous avez été élevéedans des idées religieuses. Brockelhurst, qui, je crois, dirige Lowood, estun ministre.

- Oui, monsieur.

- Et probablement que, vous autres jeunes filles, vous le vénériez commeun couvent de religieuses vénère son directeur.

- Oh non !

- Vous êtes bien froide ; comment ! Une novice qui ne vénère pas unprêtre ! Voilà quelque chose de scandaleux.

- Je détestais M. Brockelhurst, et je n'étais pas la seule ; c'est un hommedur et intrigant. Il nous a fait couper les cheveux, et, par économie, il nousachetait des aiguilles et du fil tels que nous pouvions à peine coudre.

- C'était une très mauvaise économie, dit Mme Fairfax, qui de nouveau putprendre part à la conversation.

- Et était-ce son plus grand crime ? demanda M. Rochester.

- Avant l'établissement du Comité, et tant qu'il fut seul maître dans l'école,il ne nous donnait même pas une nourriture suffisante. Une fois chaquesemaine il nous ennuyait par ses longues lectures, et tous les soirs ilexigeait que nous lussions des livres qu'il avait faits sur la mort subite et lejugement.Ces livres nous effrayaient tellement que nous n'osions plus aller nouscoucher.

- À quel âge êtes-vous entrée à Lowood ?

- À dix ans.

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- Et vous y êtes restée huit ans : alors vous avez dix-huit ans !»

Je répondis affirmativement.

«Vous voyez que l'arithmétique est utile ; sans elle je n'aurais jamais pudeviner votre âge ; car ce n'est pas facile à trouver, quand les traits et l'airsont si peu en rapport avec l'âge. Qu'avez-vous appris à Lowood ?jouez-vous du piano ?

- Un peu.

- C'est juste, c'est la réponse convenue. Entrez dans la bibliothèque !... s'ilvous plaît, veux-je dire. Excusez mon ton de commandement, je suishabitué à dire : «Faites cela,» et on le fait. Je ne puis changer cettehabitude pour une nouvelle venue. Entrez donc dans la bibliothèque ;prenez une lumière, laissez la porte ouverte, asseyez-vous au piano, etjouez un air.»

Je partis et je suivis ses indications.

«Assez ! me cria-t-il au bout de quelques minutes ; je vois que vous jouezun peu, comme une pensionnaire anglaise, peut-être un peu mieux quequelques-unes, mais pas bien.»

Je fermai le piano et je revins. M. Rochester continua :

«Ce matin, Adèle m'a montré quelques esquisses qu'elle dit être de vous ;je ne sais si elles sont entièrement faites par vous : un maître vous aprobablement aidée ?

- Non, en vérité ! m'écriai-je.

- Oh ! ceci pique votre orgueil ; eh bien, allez chercher votre portefeuille,si vous pouvez affirmer que tout ce qu'il contient est de vous ; maisn'assurez rien sans être certaine, car je m'y connais.

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- Alors, monsieur, je me tairai et vous jugerez vous-même.» J'apportai mon portefeuille.

«Approchez la table,» dit-il.

Je la roulai jusqu'à lui. Adèle et Mme Fairfax s'avancèrent pour voir lesdessins.

«Ne vous pressez pas ainsi, dit M. Rochester ; vous prendrez les dessins àmesure que j'aurai fini de les regarder ; mais ne placez pas vos figures siprès de la mienne.»

Il examina les peintures et les esquisses ; il en mit trois de côté ; aprèsavoir regardé les autres, il les jeta loin de lui.

«Emportez-les sur l'autre table, madame Fairfax, dit-il, et regardez-les avecAdèle. Quant à vous, ajouta-t-il en me regardant, asseyez-vous et répondezà mes questions. Je vois bien que ces trois peintures ont été faites par làmême main ; cette main est-elle la vôtre ?

- Oui.

- Quand avez-vous trouvé le temps de les faire ? car elles ont dû demanderbeaucoup de temps et un peu de réflexion.

- Je les ai faites dans les deux dernières vacances que j'ai passées àLowood, quand je n'avais pas autre chose à faire.

- Où avez-vous trouvé les originaux de ces copies ?

- Dans ma tête.

- Dans cette tête que je vois sur vos épaules ?

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- Oui, monsieur.

- A-t-elle encore d'autres sujets du même genre ?

- J'espère que oui, et j'espère même qu'ils seraient meilleurs.»

Il étendit les peintures devant lui et les regarda de nouveau.

Pendant que M Rochester est ainsi occupé, lecteurs, j'ai le temps de vousles décrire. D'abord, je dois vous avertir qu'elles n'ont rien de merveilleux.Les sujets s'étaient présentés avec force à mon esprit ; ils étaient frappants,tels que je les avais conçus avant d'essayer de les reproduire ; mais mamain ne put pas obéir à mon imagination, ou du moins ne reproduisitqu'une pâle copie de ce que voyait mon esprit. C'étaient des aquarelles. La première représentait des nuages livides surune mer agitée. L'horizon et même les vagues du premier plan étaient dansl'ombre ; un rayon de lumière faisait ressortir un mât à moitié submergé, etau-dessus duquel un noir cormoran étendait ses ailes tachetées d'écume ; ilportait à son bec un bracelet d'or orné de pierres précieuses, auxquelles jem'étais efforcée de donner les teintes les plus nettes et les plus brillantes.Au-dessous du mât et de l'oiseau de mer flottait un cadavre qu'onn'apercevait que confusément à travers les vagues vertes. Le seul membrequ'on pût voir distinctement était le bras qui venait d'être dépouillé de sonornement.

Le second tableau avait pour premier plan une montagne couverte degazon et de feuilles soulevées par la brise. Au delà et au-dessus s'étendaitle ciel bleu fonce d'un crépuscule. Une femme, dont on ne voyait que lebuste, apparaissait dans ce ciel ; j'avais combiné, pour la représenter, lesteintes les plus sombres et les plus douces. Son front était surmonté d'uneétoile ; le bas de sa figure était voilé par des brouillards ; ses yeux étaientsauvages et sombres ; ses cheveux flottaient autour d'elle comme desnuages obscurs déchirés par l'électricité ou l'orage ; sur son cou brillait unepâle lueur semblable à un rayon de la lune. Cette lueur se répandait aussisur les nuages légers qui entouraient cet emblème de l'Étoile du soir.

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Le dernier tableau, enfin, représentait le pic d'un glacier s'élançant vers unciel d'hiver. Les rayons du nord envoyaient à l'horizon leurs légions dedards. Sur le premier plan, on apercevait une tête colossale appuyée sur leglacier. Deux mains délicates croisées au-dessous du front couvraient d'unvoile noir le bas de la figure.On ne voyait qu'un front pâle, des yeux fixes, creux et désespérés.Au-dessus des tempes, au milieu d'un turban déchiré et de draperies noiresvaguement indiquées, brillait un cercle de flammes blanches parsemées depierres précieuses d'une teinte plus vive que le reste du tableau. Cette pâleauréole était l'emblème d'un diadème royal, et elle couronnait un être quin'avait pas de corps.

«Étiez-vous heureuse, quand vous avez fait ces dessins ? me demanda M.Rochester.

- J'étais absorbée, monsieur ; oui, j'étais heureuse ; peindre est une desjouissances les plus vives que j'aie connues !

- Ce n'est pas beaucoup dire. Vous avouez vous-même que vos plaisirsn'étaient pas nombreux. Vous deviez être plongée dans une sorte de rêved'artiste, quand vous avez mélangé ces teintes étranges. Y passiez-vouslongtemps chaque jour ?

- C'était pendant les vacances ; je n'avais rien à faire ; je m'y mettais lematin et j'y restais jusqu'à la nuit ; la longueur des jours d'été favorisaitmon inclination.

- Et étiez-vous satisfaite du résultat de vos ardents travaux ?- Loin de là, je souffrais du contraste qu'il y avait entre mon idéal et monoeuvre ; je me sentais complètement impuissante à réaliser ce que j'avaisimaginé.

- Pas tout à fait ; vous avez fixé l'ombre de vos pensées, mais pas plus,probablement. Vous n'aviez pas assez de science et d'habileté technique

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pour les rendre complètement ; cependant ces esquisses sont remarquablespour une écolière. La pensée qu'elles veulent représenter est fantastique ;ces yeux de l'Étoile du soir, vous avez dû les voir dans un de vos rêves.Comment avez-vous pu les faire si clairs et pourtant si peu brillants ? Quevouliez-vous dire en les faisant si profonds et si solennels ? Qui vous aappris à peindre le vent ? Voilà une tempête sur le ciel et sur cette hauteur.Où avez-vous vu Latmos ? car c'est Latmos. Retirez ces dessins.»

J'avais à peine noué les cordons du portefeuille, que, regardant sa montre,il dit brusquement :

«Il est neuf heures ; à quoi pensez-vous, mademoiselle Eyre, de laisserAdèle veiller si tard ? Allez la coucher.»

Adèle embrassa son tuteur avant de quitter la chambre ; il accepta sescaresses, mais ne sembla pas les goûter plus que ne l'aurait fait Pilote,moins peut-être.

«Maintenant, je vous souhaite le bonsoir à tous,» dit-il en montrant laporte ; ce qui signifiait qu'il était fatigué de notre compagnie et qu'ildésirait nous renvoyer.

Mme Fairfax roula son tricot. Je pris mon portefeuille ; nous lui fîmes unsalut auquel il répondit froidement, et nous nous retirâmes.

«Vous prétendiez que M. Rochester n'était pas très original, madameFairfax ? lui dis-je lorsque, après avoir couché Adèle, je la rejoignis danssa chambre.

- Vous le trouvez donc bizarre ?

- Je le trouve très mobile et très brusque.

- C'est vrai ; il peut bien faire cet effet-là à un étranger mais moi, je suistellement habituée à ses manières, que je n'y pense jamais : et puis, si son

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caractère est singulier, il faut se montrer indulgent.

- Pourquoi ?

- D'abord, parce que c'est sa nature, et que personne ne peut changer sanature ; ensuite, parce qu'il est sans doute accablé de douloureuses pensées,et que c'est là ce qui lui donne un caractère inégal.

- Quelles pensées donc ?

- Des luttes de famille.

- Il n'a pas de famille.

- Mais il en a eu ; il a perdu son frère aîné, il y a quelques années.

- Son frère aîné ? - Oui, il n'y a que neuf ans à peu près que M. Rochester possède cettepropriété.

- Neuf ans, c'est déjà passable ; aimait-il donc son frère au point d'être restéinconsolable tout ce temps ?

- Oh non ! je crois qu'il y a eu des disputes entre eux. M. RowlandRochester n'était pas très juste à l'égard de M. Édouard, et même il a excitéson père contre lui. Le vieillard ne pouvait pas séparer en deux les biens dela famille, et il désirait pourtant que M. Édouard fût riche aussi, pourl'honneur du nom ; il en résulta des démarches très fâcheuses. Le vieux M.Rochester et M. Rowland s'entendirent, et, afin d'enrichir M. Édouard, ilsl'entraînèrent dans une position douloureuse. Je ne sais pas au juste cequ'ils firent ; mais toujours est-il que M. Édouard ne put pas supporter toutce qu'il eut à souffrir. Il n'est pas indulgent ; aussi rompit-il avec sa famille,et depuis longtemps il mène une vie errante. Je ne crois pas qu'il soit restéquinze jours de suite ici depuis que la mort de son frère l'a laissé maître duchâteau. Du reste, je ne m'étonne pas qu'il évite ce lieu.

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- Et pourquoi ?

- Il le trouve triste peut-être.»

La réponse était vague. J'aurais désiré quelque chose de plus clair ; maisMme Fairfax ne pouvait ou ne voulait pas donner des détails pluscirconstanciés sur l'origine et la nature des épreuves de M. Rochester. Elleavouait que c'était un mystère pour elle et qu'elle ne pouvait que faire desconjectures ; il était évident qu'elle ne désirait plus parler de cela : je lecompris et j'agis en conséquence.

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CHAPITRE XIV

Les jours suivants, je ne vis que peu M. Rochester. Le matin, il étaitoccupé par ses affaires, et dans l'après-midi, des messieurs de Millcote etdu voisinage venaient le voir et restaient quelquefois à dîner avec lui.Quand son pied alla assez bien pour lui permettre l'exercice du cheval, ilresta dehors une partie de la journée, probablement pour rendre les visitesqu'on lui avait faites, et il ne revenait généralement que fort tard.

Pendant ce temps, il demanda rarement Adèle ; quant à moi, je ne le visque lorsque je le rencontrais par hasard dans la grande salle ou dans lecorridor. Quelquefois il passait devant moi avec hauteur, daignant à peineme saluer légèrement et me jeter un regard froid ; d'autres fois, aucontraire, il s'inclinait et me souriait avec affabilité. Ce changementd'humeur ne m'offensait nullement, parce que je voyais que je n'y étaispour rien ; le flux et le reflux provenaient de causes tout à faitindépendantes de ma volonté.

Un jour qu'il avait eu du monde à dîner, il avait envoyé chercher monportefeuille, sans doute pour en montrer le contenu. Les invités partirenttôt pour se rendre à une assemblée publique à Millcote ; comme le tempsétait humide, M. Rochester ne les accompagna pas. Après leur départ, ilsonna, et on vint m'avertir que j'eusse à descendre avec Adèle. J'habillaiAdèle, et, après m'être assurée que j'étais bien moi-même dans moncostume de quakeresse, où rien ne pouvait être retouché, car tout était tropsimple et trop plat, y compris ma coiffure, pour que la plus petite chose pûtse déranger, nous descendîmes. Adèle se demandait si son petit coffre étaitenfin arrivé ; car grâce à quelque erreur, on ne l'avait point encore reçu.

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Elle ne s'était pas trompée ; en entrant dans la salle à manger, nousaperçûmes sur la table un petit carton qu'elle sembla reconnaîtreinstinctivement. «Ma boîte ! ma boîte ! s'écria-t-elle.

- Oui, voilà enfin votre boîte. Emportez-la dans un coin, vraie fille deParis, et amusez-vous à la déballer, dit la voix profonde et railleuse de M.Rochester, qui était assis dans un fauteuil au coin du feu ; mais surtout nem'ennuyez pas avec les détails de votre procédé anatomique. Que votreopération se fasse en silence. Tiens-toi tranquille, enfant, comprends-tu ?»

Adèle semblait ne point avoir besoin de l'avertissement ; elle se retira surun sofa avec son trésor, et se mit à défaire les cordes qui entouraient laboîte. Après avoir soulevé le couvercle et retiré un certain papier d'argent,elle s'écria :

«Oh ! c ie l , que c 'es t beau ! e t e l le demeura absorbée dans sacontemplation.

- Mademoiselle Eyre est-elle ici ? demanda le maître en se levant à demi eten regardant de mon côté. Ah ! bon ; venez et asseyez-vous ici, ajouta-t-ilen approchant une chaise de la sienne ; je n'aime pas le babillage desenfants. Le murmure de leurs lèvres ne peut rien rappeler d'agréable à unvieux célibataire comme moi ; ce serait une chose intolérable pour moi quede passer toute une soirée en tête-à-tête avec un marmot. N'éloignez pasvotre chaise, mademoiselle Eyre ; asseyez-vous juste où je l'ai placée,comme cela, s'il vous plaît. Je ne veux point de ces politesses ; moi je lesoublie sans cesse, je ne les aime pas plus que les vieilles dames dontl'intelligence est trop bornée. Pourtant il faut que je fasse venir la mienne ;elle est une Fairfax, ou du moins a épousé un Fairfax ; je ne dois pas lanégliger. On dit que le sang est plus épais que l'eau.»Il sonna et demanda Mme Fairfax, qui arriva bientôt avec son tricot.

«Bonsoir, madame, dit-il. Je vous demanderai de me rendre un service. J'aidéfendu à Adèle de me parler du cadeau que je lui ai fait ; je vois qu'elle en

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a bien envie : ayez la bonté de lui servir d'interlocutrice ; vous n'aurezjamais accompli un acte de bienveillance plus réel.»

En effet, à peine Adèle eut-elle aperçu Mme Fairfax, qu'elle l'appela, etjeta sur elle la porcelaine, l'ivoire et tout ce que contenait sa boîte, enmanifestant son enthousiasme par des phrases entrecoupées, car elle nepossédait l'anglais que très imparfaitement.

«Maintenant, dit M. Rochester, j'ai accompli mes devoirs de maître demaison ; j'ai mis mes invités à même de s'amuser réciproquement, et jepuis songer à mon propre plaisir. Mademoiselle Eyre, avancez un peuvotre chaise ; vous êtes trop en arrière, je ne puis pas vous voir sans medéranger, ce que je n'ai nullement l'intention de faire.»

Je fis ce qu'il me disait, bien que j'eusse infiniment préféré rester un peu enarrière ; mais M. Rochester avait une manière si directe de donner unordre, qu'il semblait impossible de ne pas lui obéir promptement.

Nous étions dans la salle à manger, comme je l'ai déjà dit le lustre qu'onavait allumé pour le dîner éclairait toute la pièce. Le feu était rouge etbrillant ; les rideaux pourpres retombaient avec ampleur devant la grandefenêtre et l'arche plus grande encore ; tout était tranquille ; on n'entendaitque le babillage voilé d'Adèle, car elle n'osait pas parler haut, et la pluied'hiver qui battait les vitres.M. Rochester, ainsi étendu dans son fauteuil de damas, me sembladifférent de ce que je l'avais vu auparavant. Il n'avait pas l'air tout à faitaussi sombre et aussi triste. J'aperçus un sourire sur ses lèvres ; le vin luiavait probablement procuré cette gaieté relative, mais je ne puis pourtantpas l'affirmer ; son caractère de l'après-dînée était plus expansif que celuidu matin. Cependant il avait encore quelque chose d'effrayant lorsqu'ilappuyait sa tête massive contre le dossier rembourré du fauteuil, et que lalumière du feu, arrivant en plein sur ses traits de granit, éclairait ses grandsyeux noirs ; car il avait de fort beaux yeux noirs qui, changeant quelquefoistout à coup de caractère, exprimaient, sinon la douceur, du moins unsentiment qui s'en rapprochait beaucoup. Pendant deux minutes environ il

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contempla le feu, et, lorsqu'il se retourna, il aperçut mon regard fixé surlui.

«Vous m'examinez, mademoiselle Eyre, me dit-il ; me trouveriez-vousbeau ?»

Si j'avais eu le temps de réfléchir, j'aurais fait une de ces réponsesconventionnelles, vagues et polies ; mais les paroles sortirent de mes lèvrespresque à mon insu.

«Non, monsieur, répondis-je.

- Savez-vous qu'il y a quelque chose d'étrange en vous ? me dit-il. Vousavez l'air d'une petite nonne, avec vos manières tranquilles, graves etsimples, vos yeux généralement baissés, excepté lorsqu'ils sont fixés surmoi, comme maintenant, par exemple ; et quand on vous questionne ouquand on fait devant vous une remarque qui vous force à parler, votreréponse est sinon impertinente, du moins brusque.

- Pardon, monsieur, j'ai été trop franche ; j'aurais dû vous dire qu'il n'étaitpas facile d'improviser une réponse sur les apparences, que les goûtsdiffèrent, que la beauté est de peu d'importance, ou quelque chose desemblable. - Non, vous n'auriez pas dû répondre cela. Comment ! la beauté de peud'importance ! Ainsi, sous prétexte d'adoucir le coup, vous enfoncez lalame plus avant ! Continuez ; quel défaut me trouvez-vous, je vous prie ? Ilme semble que mes membres et mes traits sont faits comme ceux desautres hommes.

- Veuillez oublier, monsieur, ma réponse ; je n'ai nullement eu l'intentionde vous blesser, c'est pure étourderie de ma part.

- Justement, c'est ce que je pense aussi ; mais vous êtes responsable decette étourderie ; critiquez-moi. Mon front vous déplaît-il ?»

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Il souleva ses cheveux noirs qui descendaient sur ses yeux, et laissa voir unfront large et intelligent, mais où rien n'indiquait la bienveillance.

«Eh bien ! madame, suis-je un idiot ? me demanda-t-il.

- Loin de là, monsieur ; mais vous me trouverez peut-être trop brusquelorsque je vous demanderai si vous êtes un philanthrope.

- Encore une pointe, et cela parce que j'ai déclaré ne pas aimer la sociétédes enfants et des vieilles femmes... Ça, parlons plus bas... Non, jeune fille,je ne suis généralement pas un philanthrope ; mais j'ai une conscience,ajouta-t-il en posant son doigt sur la bosse qui, à ce qu'on prétend, indiquecette faculté, et qui chez lui était assez volumineuse, et donnait une grandelargeur à la partie supérieure de la tête ; même autrefois j'ai eu une sorte detendresse dans le coeur. À votre âge, je sentais, j'avais pitié des faibles etde ceux qui souffrent ; mais la fortune m'a frappé de ses mainsvigoureuses, et maintenant je puis me flatter d'être aussi dur qu'une ballede caoutchouc, pénétrable peut-être par deux ou trois endroits, mais n'ayantplus qu'un seul point sensible. Croyez-vous qu'on puisse encore espérerpour moi ? - Espérer quoi, monsieur ?

- Mais que le caoutchouc redeviendra chair.

- Décidément, il a bu trop de vin,» pensai-je, et je ne savais quelle réponsefaire à sa question. Comment pouvais-je dire s'il était capable d'êtretransformé ?

«Vous avez l'air embarrassé, me dit-il, et, quoique vous ne soyez pas plusjolie que je ne suis beau, cependant un air embarrassé vous va bien :d'ailleurs cela me convient, c'est un moyen d'éloigner de ma figure vosyeux scrutateurs et de les reporter sur les fleurs du tapis. Ainsi donc je vaiscontinuer à vous embarrasser, jeune fille ; je suis disposé à êtrecommunicatif aujourd'hui.»

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En disant ces mots, il se leva et appuya son bras sur le marbre de lacheminé, je pus voir distinctement son corps, sa figure et sa poitrine, dontle développement n'était pas en proportion avec la longueur de sesmembres. Presque tout le monde l'aurait trouvé laid ; mais il avait dans sonport tant d'orgueil involontaire, tant d'aisance dans ses manières ; ilsemblait s'inquiéter si peu de son manque de beauté et être si intimementpersuadé que ses qualités personnelles étaient bien assez puissantes pourremplacer un charme extérieur, qu'en le regardant on partageait sonindifférence, et qu'on était presque tenté de partager aussi sa confiance enlui-même.

«Je suis disposé à être communicatif, répéta-t-il, et c'est pourquoi je vousai envoyé chercher ; le feu et le chandelier n'étaient pas des compagnonssuffisants, Pilote non plus, car il ne parle pas ; Adèle me convenait un peumieux, mais ce n'était pas encore là ce qu'il me fallait, pas plus que MmeFairfax. Quant à vous, je suis persuadé que vous êtes justement ce que jevoulais ; vous m'avez intrigué le premier soir où je vous ai vue ; depuis, jevous avais presque oubliée ; d'autres idées vous avaient chassée de monsouvenir ; mais, aujourd'hui, je veux éloigner de moi ce qui me déplaît etprendre ce qui m'amuse.Eh bien, cela m'amuse d'en savoir plus long sur votre compte ; ainsi donc,parlez.»

Au lieu de parler, je souris ; et mon sourire n'était ni aimable ni soumis.

«Parlez, répéta-t-il.

- Sur quoi, monsieur ?

- Sur ce que vous voudrez ; je vous laisse le choix du sujet, et vous pourrezmême le traiter comme il vous plaira.»

En conséquence de ses ordres, je m'assis et ne dis rien. «Il s'imagine que jevais parler pour le plaisir de parler ; mais je lui prouverai que ce n'est pas àmoi qu'il devait s'adresser pour cela.» pensai-je.

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«Êtes-vous muette, mademoiselle Eyre ?»

Je persistai dans mon silence ; il pencha sa tête vers moi et plongea unregard rapide dans mes yeux.

«Opiniâtre et ennuyée, dit-il ; elle persiste ; mais aussi j'ai fait ma demandesous une forme absurde et presque impertinente. Mademoiselle Eyre, jevous demande pardon ; sachez, une fois pour toutes, que mon intentionn'est pas de vous traiter en inférieure, c'est-à-dire, reprit-il, je ne veux quela supériorité que doivent donner vingt ans de plus et une expérience d'unsiècle. Celle-là est légitime et j'y tiens, comme dirait Adèle, et c'est envertu de cette supériorité, de celle-là seule, que je vous prie d'avoir la bontéde me parler un peu et de distraire mes pensées qui souffrent de se reportertoujours sur un même point où elles se rongent comme un clou rouillé.»

Il avait daigné me donner une explication, presque faire des excuses ; je n'yfus pas insensible, et je voulus le lui prouver.

«Je ne demande pas mieux que de vous amuser, monsieur, si je le puis.Mais comment voulez-vous que je sache ce qui vous intéresse ?Interrogez-moi, et je vous répondrai de mon mieux. - D'abord acceptez-vous que j'aie le droit d'être un peu le maître ?Acceptez-vous que j'aie le droit d'être quelquefois brusque et exigeant àcause des raisons que je vous ai données : d'abord parce que je suis assezâgé pour être votre père ; ensuite parce que j'ai l'expérience que donne lalutte ; que j'ai vu de près bien des hommes et bien des nations ; qu'enfin,j'ai parcouru la moitié du globe, pendant que vous êtes toujours restéetranquillement chez les mêmes individus et dans la même maison ?- Faites comme il vous plaira, monsieur.

- Ce n'est pas une réponse, ou du moins c'en est une très irritante, parcequ'elle est évasive ; répondez clairement.

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- Eh bien, monsieur, je ne pense pas que vous ayez le droit de me donnerdes ordres, simplement parce que vous êtes plus vieux et que vousconnaissez mieux le monde que moi ; votre supériorité dépend de l'usageque vous avez fait de votre temps et de votre expérience.

- Voilà qui est promptement répondu. Mais je n'admets pas votre principe ;il me serait trop défavorable, car j'ai fait un usage nul, pour ne pas diremauvais, de ces deux avantages. Mettons de côté toute supériorité ; je vousdemande simplement d'accepter de temps en temps mes ordres sans vousblesser de mon ton de commandement : dites, le voulez-vous ?»

Je souris. «M. Rochester est étrange, pensai-je en moi-même ; il sembleoublier qu'il me paye trente livres sterling par an pour recevoir ses ordres.

- Voilà un sourire qui me plaît, dit-il, mais cela ne suffit pas ; parlez.

- Je pensais tout à l'heure, monsieur, répondis-je, que bien peu de maîtress'inquiètent de savoir si les gens qu'ils payent sont ou non contents derecevoir leurs ordres. - Les gens qu'ils payent ! est-ce que je vous paye ? Ah ! oui, je l'avaisoublié ; eh bien, alors, pour cette raison mercenaire, voulez-vous mepermettre d'être un peu le maître ?

- Pour cette raison, non, monsieur ; mais parce que vous avez oublié que jedépendais de vous. Oui, je consens du fond du coeur à ce que vous medemandez, parce que vous cherchez à savoir si le serviteur est heureuxdans sa servitude.

- Et vous consentez à me dispenser des formes conventionnelles, sansprendre cette omission pour une impertinence ?

- Je suis sûre, monsieur, de ne jamais confondre le manque de forme avecl'impertinence : j'aime la première de ces choses ; quant à l'autre, aucunecréature libre ne peut la supporter, même pour de l'argent.

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- Erreur ! La plupart des créatures libres acceptent tout pour de l'argent. Jevous conseille donc de ne pas proclamer des généralités dont vous êtesincapable de juger l'exactitude. Néanmoins, je vous sais gré de votreréponse, tant pour elle-même que pour la manière dont vous l'avez faite :car vous avez parlé avec sincérité, ce qui n'est pas commun ; l'affectation,la froideur, ou une manière stupide de comprendre votre pensée, voilà cequi, en général, répond à votre franchise. Sur cent sous-maîtresses, pas unepeut-être ne m'eût répondu comme vous. Mais ne croyez pas que je veuillevous flatter. Si vous avez été faite dans un moule différent des autres, vousn'en êtes nullement cause ; c'est l'oeuvre de la nature. Et, d'ailleurs, je nepuis pas conclure encore ; peut-être n'êtes-vous pas meilleure que lesautres ; peut-être avez-vous des défauts intolérables pour balancer vosquelques bonnes qualités. - Peut-être en avez-vous vous-même,» pensai-je. Et à ce moment monregard rencontra le sien ; il lut ma pensée, et y répondit comme si je l'avaisexprimée par des paroles.

«Oui, oui, vous avez raison, dit-il ; j'ai bon nombre de défauts moi-même,je le sais, et je ne cherche pas à m'excuser. Je n'ai pas le droit d'être tropsévère pour les autres ; mes actes et la nature de ma vie passée devraientarrêter le sourire sur mes lèvres ; je devrais ne pas critiquer tropsévèrement mon voisin, et reporter mes regards sur mon propre coeur.J'entrai, ou plutôt, car les pécheurs aiment à jeter le blâme sur la fortune oules circonstances, je fus précipité à l'âge de vingt ans dans une routedangereuse, et depuis je n'ai jamais repris le droit chemin ; mais j'aurais puêtre différent de ce que je suis ; j'aurais pu être aussi bon que vous, plusexpérimenté, peut-être presque aussi pur ; j'envie la paix de votre esprit, lapureté de votre conscience et votre passé sans tache. Enfant, un passé sanstache doit être un trésor exquis, une source inépuisable de bonheur, n'est-cepas ?

- Quel était votre passé à dix-huit ans, monsieur ?

- Il était beau et limpide ; aucune eau impure ne l'avait transformé en marefétide ! J'étais votre égal à dix-huit ans ; la nature m'avait fait pour être

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bon, mademoiselle Eyre, et vous voyez que je ne le suis pas ; vos yeux medisent que vous ne le voyez pas (car, à propos, prenez garde à l'expressionde votre regard ; je suis rapide à l'interpréter). Croyez ce que je vais vousdire : je ne suis pas méchant ; n'allez pas voir en moi un de ces princes dumal. Non ; grâce aux circonstances plutôt qu'à ma nature, je suis unpécheur vulgaire, plongé dans toutes les misérables dissipations querecherchent les riches pour égayer leur vie.Ne vous étonnez pas si je vous avoue toutes ces choses ; sachez que, dansle cours de notre vie à venir, vous vous trouverez souvent choisie pour êtrela confidente involontaire de bien des secrets. Beaucoup sentirontinstinctivement comme moi que vous n'êtes pas faite pour parler de vous,mais pour écouter les autres parler d'eux ; ils comprendront aussi que vousne les écoutez pas avec un mépris malveillant, mais avec une sympathienaturelle qui console et encourage, bien qu'elle ne se manifeste pas trèsvivement.

- Comment pouvez-vous savoir, comment avez-vous pu deviner tout cela,monsieur ?

- Je le sais, et c'est pourquoi je continue aussi librement que si j'écrivaismes pensées sur mon journal. Vous me direz que j'aurais dû dominer lescirconstances, c'est vrai, mais, vous le voyez, je ne l'ai pas pu ; quand lafortune m'a frappé, j'aurais dû demeurer froid, et je suis tombé dans ledésespoir. Alors a commencé mon abaissement ; et maintenant, quand unimbécile vicieux excite mon dégoût par ses honteuses débauches, je nepuis pas me vanter d'être meilleur que lui. Je suis obligé de confesser quelui et moi nous sommes sur le même niveau. Que ne suis-je resté ferme !Dieu sait si je le désire. Craignez le remords, quand vous serez tentée desuccomber, mademoiselle Eyre ; le remords est le poison de la vie.

- On dit que le repentir en est le remède, monsieur.

- Non ; le seul remède possible, c'est une conduite meilleure, et je pourraisy arriver ; j'ai encore assez de force si... Mais pourquoi y penser, accablé etmaudit comme je le suis ? et d'ailleurs, puisque le bonheur m'est refusé, j'ai

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droit de chercher le plaisir dans la vie, et je le trouverai à n'importe quelprix. - Alors, monsieur, vous tomberez encore plus bas.

- C'est possible ; et pourtant non, si je trouve un plaisir frais et doux ; etj'en trouverai un aussi frais et aussi doux que le miel sauvage recueilli parl'abeille sur les marais.

- Prenez garde, monsieur, qu'il ne vous semble bien amer.

- Qu'en savez-vous ? vous ne l'avez jamais goûté. Comme votre regard estsérieux et solennel ! et vous êtes aussi ignorante de tout ceci que cette têtede porcelaine, dit-il en en prenant une sur la cheminée. Vous n'avez pas ledroit de me prêcher, néophyte qui n'avez pas passé le seuil de la vie, et quine connaissez aucun de ses mystères.

- Je ne fais que vous rappeler vos propres paroles, monsieur ; vous avez ditque la faute conduisait au remords, et que le remords était le poison de lavie.

- Eh ! qui parle de faute ? je ne pense pas que l'idée que je viens deconcevoir soit une faute ; c'est plutôt une inspiration qu'une tentation ; oh !elle était douce et calmante ! la voilà qui revient encore. Ce n'est pasl'esprit du mal qui me l'a inspirée, ou bien alors il a revêtu la robe d'unange ; il me semble que je dois admettre un tel hôte lorsqu'il me demandel'entrée de mon coeur.

- Défiez-vous de lui, monsieur, ce n'est pas un ange véritable.

- Encore une fois, qu'en savez-vous ? Par quel instinct prétendez-vousdistinguer le séraphin déchu du messager de l'Éternel ; le guide, duséducteur ?

- J'ai jugé d'après votre apparence, qui était troublée au moment où vousavez dit que la même pensée vous revenait, et je suis persuadée que, si

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vous agissez selon votre désir, vous deviendrez plus malheureux encore. - Pas du tout ; cet ange m'a apporté le plus gracieux message du monde.Du reste, vous n'êtes pas chargée de ma conscience, ainsi donc ne voustroublez pas. Entre, joyeux voyageur !»

Il semblait parler à une vision aperçue de lui seul ; puis il croisa ses brassur sa poitrine comme pour embrasser l'être invisible.

«Maintenant, continua-t-il en s'adressant à moi, j'ai reçu le pèlerin ; je croisque c'est une divinité déguisée ; il m'a déjà fait du bien : mon coeur étaittout charnel, le voilà devenu un reliquaire.

- À dire vrai, monsieur, je ne vous comprends pas du tout ; je ne puis pascontinuer cette conversation, elle n'est plus à ma portée. Je ne sais qu'unechose : c'est que vous n'êtes pas aussi bon que vous le désirez et que vousregrettez votre imperfection ; je n'ai compris qu'une chose : c'est que lessouillures de votre passé étaient une torture pour vous. Il me semble que, sivous le vouliez, vous seriez bientôt digne d'être approuvé par vous-mêmeet que si, à partir de ce jour, vous preniez la résolution de modifier vosactes et vos pensées, au bout de quelques années vous auriez un passé puret que vous pourriez contempler avec joie.

- Bien pensé et bien dit, mademoiselle Eyre, et dans ce moment je pavel'enfer de bonnes intentions.

- Monsieur ?

- Oui, je prends de bonnes résolutions que je crois aussi durables que lebronze. Mes actes seront différents de ce qu'ils ont été jusqu'ici.

- Et meilleurs ?

- Oui, meilleurs. Vous semblez douter de moi, et pourtant moi, je ne doutepas ; je connais mon but et mes motifs ; et, dès ce moment, je fais une loiinaltérable comme celle des Mèdes et des Perses, pour déclarer que l'un et

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les autres sont droits. - Ils ne le sont pas, monsieur, puisque vous avez besoin pour eux de loisnouvelles.

- Vous vous trompez, mademoiselle Eyre ; des combinaisons et descirconstances inouïes demandent des lois inouïes.

- C'est une maxime dangereuse, monsieur ; car il est facile d'en abuser.

- Vous avez raison, philosophe sentencieux ; mais je jure sur tout ce quim'appartient que je n'en abuserai pas.

- Vous êtes homme et faillible.

- Oui, de même que vous ; eh bien ! après ?

- Les hommes faillibles ne devraient pas s'arroger un pouvoir qui ne peutêtre sûrement confié qu'aux êtres parfaits et divins.

- Quel pouvoir ?

- Celui de dire de toute action, quelque étrange qu'elle soit : Ce sera bien.

- Oui, repartit M. Rochester, vous l'avez dit, je déclare que ce sera bien.

- Dieu fasse que ce soit bien !» répondis-je en me levant, car je trouvaisinutile de continuer une conversation si obscure pour moi.

Je comprenais d'ailleurs que je ne pouvais arriver à pénétrer le caractère demon interlocuteur, du moins pour le moment, et je sentais enfin cetteincertitude, ce vague sentiment de malaise qu'entraîne toujours laconviction de son ignorance.

«Où allez-vous ? me demanda M. Rochester.

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- Coucher Adèle, répondis-je ; il est plus que temps.

- Vous avez peur de moi, parce que mes paroles ressemblent à celles duSphinx.

- Vous parlez en effet par énigmes ; mais, bien que je sois étonnée, je n'aipas peur.

- Si, vous avez peur ; votre amour-propre craint une méprise.

- Dans ce sens-là, oui, j'ai peur ; je désire ne pas dire de sottises.

- Si vous en disiez, ce serait d'une manière si tranquille et si grave, que jene m'en apercevrais pas. Est-ce que vous ne riez jamais, mademoiselleEyre ? Ne vous donnez pas la peine de répondre ; je vois que vous riezrarement, mais que néanmoins vous pouvez le faire, et même avecbeaucoup de gaieté.Croyez-moi, la nature ne vous a pas plus faite austère qu'elle ne m'a faitvicieux ; vous vous ressentez encore de la contrainte de Lowood, vouscomposez votre visage, vous voilez votre voix, vous serrez vos membrescontre vous, et vous craignez devant un homme qui est votre frère, votrepère, votre maître, ou ce que vous voudrez enfin, vous craignez que votresourire ne soit trop joyeux, votre parole trop libre, vos mouvements tropprompts. Mais bientôt, je l'espère, vous apprendrez à être naturelle avecmoi, parce qu'il m'est impossible de ne pas l'être avec vous ; alors vosmouvements et vos regards seront plus vifs et plus variés. Quelquefois,vous jetez autour de vous un coup d'oeil curieux comme celui de l'oiseauqui regarde à travers les barreaux de sa cage ; vous ressemblez à un captifremuant, résolu, qui, s'il était libre, volerait jusqu'aux nuages ; mais vousêtes encore courbée sur votre route.

- Monsieur, neuf heures ont sonné.

- N'importe, attendez une minute. Adèle n'est pas prête à aller se coucher.Je viens d'examiner ce qui se passait ici ; pendant que je vous parlais, j'ai

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regardé Adèle de temps en temps (j'ai mes raisons pour la croire curieuse àétudier, et ces raisons je vous les dirai un jour). Il y a dix minutes environ,elle a tiré de sa boite une petite robe de soie rose ; aussitôt ses traits se sontilluminés. La coquetterie coule dans son sang, remplit son cerveau etnourrit la moelle de ses os. «Il faut que je l'essaye,» s'est-elle écriée, et, àl'instant même, elle est sortie de la chambre pour aller se faire habiller parSophie ; dans quelques minutes elle rentrera. Je le sais, je vais voir uneminiature de Céline Varens dans le costume qu'elle portait sur le théâtre aucommencement de...Mais n'y pensons plus, et pourtant ce qu'il y a de plus tendre en moi varecevoir un choc, je le pressens ; restez ici pour voir si j'ai raison.»

Au bout de quelques minutes, on entendit les pas d'Adèle dans la grandesalle. Elle entra transformée comme me l'avait annoncé son tuteur : unerobe à satin rose très courte et très ornée dans le bas avait remplacé sa robebrune ; une couronne de boutons de roses entourait son front ; elle étaitchaussée de bas de soie et de souliers de satin blanc.

«Est-ce que ma robe va bien ? s'écria-t-elle en bondissant, et mes souliers,et mes bas ? tenez, je crois que je vais danser.»

Et, étalant sa robe, elle se mit à sauter dans la chambre. Arrivée près de M.Rochester, elle fit une pirouette sur la pointe des pieds, puis se mit àgenoux devant lui.

«Monsieur, je vous remercie mille fois de votre bonté,» s'écria-t-elle ; puis,se relevant, elle ajouta : «C'est comme cela que maman faisait, n'est-ce pas,monsieur ?

- Ex-ac-te-ment ! répondit-il, et c'est ainsi qu'elle a charmé mes guinées etles a fait sortir de mes culottes britanniques. J'ai été jeune, mademoiselleEyre ; certes mon visage a eu autant de fraîcheur que le vôtre. Monprintemps n'est plus, mais il m'a laissé cette petite fleur française. Il y a desjours où je voudrais en être débarrassé ; car je n'attache plus aucune valeurau tronc qui l'a produite, parce que j'ai vu qu'une poussière d'or pouvait

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seule lui servir d'engrais. Non, je n'aime pas cette enfant, surtout quand elleest aussi prétentieuse que maintenant.Je la garde peut-être conformément au principe des catholiques, qui croientexpier par une seule bonne oeuvre de nombreux péchés ; mais je vousexpliquerai tout ceci plus tard. Bonsoir.»

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CHAPITRE XV

M. Rochester me l'expliqua en effet.

Une après-midi que je me promenais dans les champs avec Adèle, je lerencontrai et il me pria de le suivre dans une avenue de hêtres qui étaitdevant nous, tandis que mon élève jouerait avec Pilote et ses volants.

Il me raconta alors qu'Adèle était la fille d'une danseuse de l'Opérafrançais, Céline Varens, pour laquelle il avait eu ce qu'il appelait unegrande passion. Céline avait feint d'y répondre par un amour plus ardentencore. Il se croyait idolâtré, quelque laid qu'il fût ; il se figurait, me dit-il,qu'elle préférait sa taille d'athlète à l'élégance de l'Apollon du Belvédère.

«Et je fus si flatté, mademoiselle Eyre, de la préférence de la sylphidefrançaise pour son gnome anglais, que je l'installai dans un hôtel et luidonnai un établissement complet, domestiques, voiture, cachemires,diamants, dentelles, etc. En un mot, j'étais en train de me ruiner, dans lestyle adopté, comme le premier venu. Je n'avais même pas l'originalité dechercher une route nouvelle pour me conduire à la bonté et à la ruine ; maisje suivais la vieille ornière avec une stupide exactitude, et je ne m'écartaispas d'un pouce du sentier battu. J'eus, comme je le méritais, le sort de tousles dissipateurs ; je vins un soir où Céline ne m'attendait pas ; elle étaitsortie. La nuit était chaude ; fatigué d'avoir couru dans tout Paris, je m'assisdans son boudoir, heureux de respirer l'air consacré par sa présence.J'exagère ; je n'ai jamais cru qu'il y eût autour de sa personne quelque vertu

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sanctifiante ; non, elle n'avait laissé derrière elle que l'odeur du musc et del'ambre. Le parfum des fleurs, mêlé aux émanations des essences,commençait à me monter à la tête, lorsque j'eus l'idée d'ouvrir la fenêtre etde m'avancer sur le balcon.Il faisait clair de lune, et le gaz était allumé ; la nuit était calme et sereine ;quelques chaises se trouvaient sur le balcon, je m'assis et je pris un cigare.Je vais en prendre un, si vous voulez bien me le permettre.»

Il fit une pause, tira un cigare de sa poche, l'alluma, le plaça entre seslèvres, jeta une bouffée d'encens havanais dans l'air glacé, et reprit :

«J'aimais aussi les bonbons à cette époque, mademoiselle Eyre ; jecroquais des pastilles de chocolat et je fumais alternativement, regardantdéfiler les équipages le long de cette rue à la mode, voisine de l'Opéra,lorsque j'aperçus une élégante voiture fermée, traînée par deux beauxchevaux anglais, et qu'éclairaient en plein les brillantes lumières de la ville.Je reconnus la voiture que j'avais donnée à Céline. Elle rentrait ; mon coeurbondit naturellement d'impatience sur la rampe de fer où je m'appuyais.La voiture s'arrêta à la porte de l'hôtel ; ma flamme (c'est le mot proprepour une inamorata d'Opéra) s'alluma. Quoique Céline fût enveloppée d'unmanteau, embarras bien inutile pour une si chaude soirée de juin, jereconnus immédiatement son petit pied, qui sortit de dessous sa robe aumoment où elle sauta de voiture ; penché sur le balcon, j'allais murmurer :«Mon ange,» mais d'une voix que l'amour seul eût pu entendre, lorsqu'uneautre personne enveloppée également d'un manteau sortit après elle ; maiscette fois ce fut un talon éperonné qui frappa le pavé, et ce fut un chapeaud'homme qui passa sous la porte cochère de l'hôtel.

«Vous n'avez jamais senti la jalousie, n'est-ce-pas, mademoiselle Eyre ?Belle demande ! puisque vous ne connaissez pas l'amour. Vous avez àéprouver ces deux sentiments ; votre âme dort, vous n'avez pas encore reçule choc qui doit la réveiller.Vous croyez que toute l'existence coule sur un flot aussi paisible que celuioù a glissé jusqu'ici votre jeunesse ; les yeux fermés, les oreilles bouchées,vous vous laissez bercer au courant sans voir les rochers qui montent sous

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l'eau et les brisants qui bouillonnent.Mais, je vous le dis et vous pouvez me croire, un jour vous arriverez auxécueils, un jour votre vie se brisera dans un tourbillon tumultueux en unebruyante écume ; alors vous volerez sur les pics des rochers comme unepoussière liquide, ou bien, soulevée par une vague puissante, vous serezjetée dans un courant plus calme.

«J'aime cette journée, j'aime ce ciel d'acier, j'aime l'immobilité et la duretéde ce paysage sous cette gelée ; j'aime Thornfield, son antiquité, sonisolement, ses vieux arbres, ses buissons épineux, sa façade grise et leslignes de ses fenêtres sombres qui réfléchissent ce ciel métallique ; etcependant j'en ai longtemps abhorré la seule pensée, je l'ai évité commeune maison maudite et que je déteste encore !...»

Il serra les dents et se tut ; il s'arrêta et frappa du pied le sol durci ; unepensée fatale semblait l'étreindre si fortement qu'il ne pouvait faire un pas.

Nous montions l'avenue lorsqu'il s'arrêta ainsi. Le château était devantnous ; il jeta sur les créneaux un regard comme je n'en ai jamais vu de mavie : la douleur, la honte, la colère, l'impatience, le dégoût, la haine,semblèrent lutter un moment dans sa large prunelle dilatée sous son sourcild'ébène. Le combat fut terrible ; mais un autre sentiment s'éleva ettriompha : c'était quelque chose de dur, de cynique, de résolu etd'inflexible. Il dompta son émotion, pétrifia son attitude et poursuivit : «Pendant que je gardais le silence, mademoiselle Eyre, je réglais uncompte avec ma destinée ; elle était là, près de ce tronc de hêtre, commeune des sorcières qui apparurent à Macbeth sur la bruyère des Forres.«Vous aimez Thornfield,» me disait-elle, en levant le doigt ; et elle écrivaitdans l'air un souvenir qui courait s'imprimer en hiéroglyphes lugubres surla façade du château ; «aimez-le si vous le pouvez ! aimez-le si vousl'osez !

- Oui, je l'aimerai, répondis-je, j'ose l'aimer !»

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Et il ajouta avec emportement : «Je tiendrai ma parole, je briserai lesobstacles qui m'empêchent d'être heureux et bon ; oui, bon ; je voudraisêtre meilleur que je n'ai été jusqu'ici, que je ne suis. De même que labaleine de Job brisa la lance et le dard, de même ce que les autresregarderaient comme des barrières de fer tombera sous ma main comme dela paille ou du bois pourri.»

À ce moment, Adèle vint se jeter dans ses jambes avec son volant.

«Éloigne-toi d'ici, enfant, s'écria-t-il durement, ou va jouer avec Sophie !»

Puis il continua à marcher en silence. Je hasardai de le rappeler au sujetdont il s'était écarté.

«Avez-vous quitté le balcon lorsque Mlle Varens entra ?» lui demandai-je.

Je m'attendais presque à une rebuffade pour cette question intempestive ;mais, au contraire, sortant de sa rêverie, il tourna les yeux vers moi, et sonfront sembla s'éclaircir.

«Oh ! j 'avais oublié Céline, me dit-il. Eh bien, lorsque je vis mamagicienne escortée d'un cavalier, le vieux serpent de la jalousie se glissaen sifflant sous mon gilet et en un instant m'eut percé le coeur. Il estétrange, s'écria-t-il en s'interrompant de nouveau, il est étrange que je vouschoisisse pour confidente de tout ceci, jeune fille ; il est plus étrangeencore que vous m'écoutiez tranquillement, comme si c'était la chose laplus naturelle du monde qu'un homme tel que moi racontât l'histoire de sesmaîtresses à une jeune fille simple et inexpérimentée comme vous ; maiscette dernière singularité explique la première : avec cet air grave, prudentet sage, vous avez bien la tournure d'une confidente ; d'ailleurs je sais avecquel esprit mon esprit est entré en communion ; c'est un esprit à part et surlequel la contagion du mal ne peut rien.Heureusement je ne veux pas lui nuire, car, si je le voulais, je ne lepourrais pas ; nos conversations sont bonnes ; je ne puis pas vous souiller,et vous me purifiez.»

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Après cette digression, il continua :

«Je restai sur le balcon. Ils viendront sans doute dans le boudoir,pensai-je ; préparons une embuscade. Passant ma main à travers la fenêtreouverte, je tirai le rideau ; je laissai seulement une petite ouverture pourfaire mes observations, je refermai aussi la persienne en ménageant unefente par laquelle pouvaient m'arriver les paroles étouffées des amoureux,puis je me rassis au moment où le couple entrait. Mon oeil était fixé surl'ouverture ; la femme de chambre de Céline alluma une lampe et se retira ;je vis alors les amants. Ils déposèrent leurs manteaux ; Céline m'apparutbrillante de satin et de bijoux, mes dons sans doute ; son compagnonportait l'uniforme d'officier, je le reconnus : c'était le vicomte ***, jeunehomme vicieux et sans cervelle que j'avais quelquefois rencontré dans lemonde ; je n'avais jamais songé à le haïr, tant il me semblait méprisable.En le reconnaissant, ma jalousie cessa ; mais aussi mon amour pour Célines'éteignit ; une femme qui pouvait me trahir pour un tel rival n'était pasdigne de moi, elle ne méritait que le dédain, moins que moi pourtant quiavais été sa dupe.

«Ils commencèrent à causer ; leur conversation me mit complètement àmon aise : frivole, mercenaire, sans coeur et sans esprit, elle semblait faiteplutôt pour ennuyer que pour irriter.Ma carte était sur la table ; dès qu'ils la virent, ils se mirent à parler de moi,mais ni l'un ni l'autre ne possédait assez d'énergie ou d'esprit pour metravailler d'importance ; ils m'outrageaient de toutes leurs forces. Célinesurtout brillait sur le chapitre de mes défauts et de mes laideurs, elle quiavait témoigné une si fervente admiration pour ce qu'elle appelait mabeauté mâle, en quoi elle différait bien de vous, qui m'avez dit à boutportant, dès notre première entrevue, que vous ne me trouviez pas beau ; cecontraste m'a frappé alors, et...

À ce moment, Adèle accourut encore vers nous : «Monsieur, dit-elle, Johnvient de dire que votre intendant est arrivé et vous demande.

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- Ah ! dans ce cas, il faut que j'abrége. J'ouvris la fenêtre et je m'avançaivers eux. Je libérai Céline de ma protection, je la priai de quitter l'hôtel etlui offris ma bourse pour faire face aux exigences du moment, sans mesoucier de ses cris, de ses protestations, de ses convulsions, de ses prières.Je pris un rendez-vous au bois de Boulogne avec le vicomte.

«J'eus le plaisir de me battre avec lui le lendemain ; je logeai une balledans l'un de ses pauvres bras étiolés et faibles comme l'aile d'un pouletétique, et alors je crus en avoir fini avec toute la clique ; maismalheureusement, six mois avant, Céline m'avait donné cette fillette qu'elleaffirmait être ma fille : c'est possible, bien que je ne retrouve chez elleaucune preuve de ma laide paternité ; Pilote me ressemble davantage.Quelques années après notre rupture, sa mère l'abandonna et s'enfuit enItalie avec un musicien ou un chanteur. Je n'admets pas que je doive rien àAdèle, et je ne lui demande rien, car je ne suis pas son père ; mais, ayantappris son abandon, j'enlevai ce pauvre petit être aux boues de Paris et je letransportai ici, pour l'élever sainement sur le sol salubre de la campagneanglaise.Mme Fairfax a eu recours à vous pour son éducation ; mais maintenant quevous savez qu'Adèle est la fille illégitime d'une danseuse de l'Opéra, vousn'envisagerez peut-être plus de la même manière votre tâche et votreélève ; vous viendrez peut-être quelque jour à moi en me disant que vousavez trouvé une place, et que vous me priez de chercher une autregouvernante.

- Non, monsieur ; Adèle n'est pas responsable des fautes de sa mère et desvôtres ; puisqu'elle n'a pas de parents, que sa mère l'a abandonnée, et quevous, monsieur, vous la reniez, eh bien ! je m'attacherai à elle plus quejamais. Comment pourrais-je préférer l'héritier gâté d'une famille riche, quidétesterait sa gouvernante, à la pauvre orpheline qui chercha une amie dansson institutrice ?

- Oh ! si c'est là votre manière de voir... Mais il faut que je rentremaintenant, et vous aussi, car voici la nuit.»

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Je restai encore quelques minutes avec Adèle et Pilote ; je courus un peuavec elle, et je jouai une partie de volant. Lorsque nous fûmes rentrées etque je lui eus retiré son chapeau et son manteau, je la pris sur mes genouxet je la laissai babiller une heure environ ; je lui permis même quelquespetites libertés qu'elle aimait tant à prendre pour se faire remarquer ; car làse trahissait en elle le caractère léger que lui avait légué sa mère, et qui estsi différent de l'esprit anglais. Cependant elle avait ses qualités, et j'étaisdisposée à apprécier au plus haut point tout ce qu'il y avait de bon en elle.Je cherchai dans ses traits et son maintien une ressemblance avec M.Rochester, mais je ne pus pas en trouver ; rien en elle n'annonçait cetteparenté : j'en étais fâchée. Si seulement elle lui avait ressemblé un peu, ilaurait eu meilleure opinion d'elle. Ce ne fut qu'au moment de me coucher que je me mis à repasser dans mamémoire l'histoire de M. Rochester. Il n'y avait rien d'extraordinaire dansle récit lui-même : la passion d'un riche gentleman pour une danseusefrançaise, la trahison de celle-ci, étaient des faits qui devaient arriverchaque jour ; mais il y avait quelque chose d'étrange dans son émotion aumoment où il s'était dit heureux d'être revenu dans son vieux château. Jeréfléchis sur cet incident, mais j 'y renonçai bientôt, le trouvantinexplicable, et je me mis alors à songer aux manières de M. Rochester. Lesecret qu'il avait jugé à propos de me révéler semblait un dépôt confié à madiscrétion ; du moins je le regardais comme tel et je l'acceptai. Depuisquelques semaines, sa conduite envers moi était plus égale qu'autrefois, jene paraissais plus le gêner jamais. Il avait renoncé à ses accès de froiddédain. Quand il me rencontrait, il me souriait et avait toujours un motagréable à me dire ; quand il m'invitait à paraître devant lui, il me recevaitcordialement, ce qui me prouvait que j'avais vraiment le pouvoir del'amuser, et qu'il recherchait ces conversations du soir autant pour sonplaisir que pour le mien.

Je parlais peu, mais j'avais plaisir à l'entendre ; il était communicatif ; ilaimait à montrer quelques scènes du monde à un esprit qui ne connaissaitrien de la vie, il ne me mettait pas sous les yeux des actes mauvais etcorrompus ; mais il me parlait de choses pleines d'intérêt pour moi, parcequ'elles avaient lieu sur une échelle immense et qu'elles étaient racontées

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avec une singulière originalité. J'étais heureuse lorsqu'il m'initiait à tantd'idées neuves, qu'il faisait voir de nouvelles peintures à mon imagination,et qu'il révélait à mon esprit des régions inconnues ; il ne me troublait plusjamais par de désagréables allusions. Ses manières aisées me délivrèrent bientôt de toute espace de contrainte ;je fus attirée à lui par la franchise amicale avec laquelle il me traita. Il yavait des moments où je le considérais plutôt comme un ami que commeun maître ; cependant quelquefois encore il était impérieux, mais je voyaisbien que c'était sans intention. Ce nouvel intérêt ajouté à ma vie me renditsi heureuse, si reconnaissante, que je cessai de désirer une famille ; madestinée sembla s'élargir ; les vides de mon existence se remplirent ; masanté s'en ressentit, mes forces augmentèrent.

Et M. Rochester était-il encore laid à mes yeux ? Non. La reconnaissanceet de douces et agréables associations d'idées faisaient que je n'aimais rientant que de voir sa figure. Sa présence dans une chambre était plusréjouissante pour moi que le feu le plus brillant ; cependant je n'avais pasoublié ses défauts ; je ne le pouvais pas, car ils apparaissaient sans cesse :il était orgueilleux, sardonique, dur pour toute espèce d'infériorité. Dans lefond de mon âme, je savais bien que sa grande bonté pour moi étaitbalancée par une injuste sévérité pour les autres ; il était capricieux,bizarre. Plus d'une fois, lorsqu'on m'envoya pour lui faire la lecture, je letrouvai assis seul dans la bibliothèque, la tête inclinée sur ses bras croisés,et, lorsqu'il levait les yeux, j'apercevais sur ses traits une expressionmorose et presque méchante ; mais je crois que sa dureté, sa bizarrerie etses fautes passées (je dis passées, car il semblait y avoir renoncé),provenaient de quelque grand malheur. Je crois que la nature lui avaitdonné des tendances meilleures, des principes plus élevés, des goûts pluspurs que ceux qui furent développés chez lui par les circonstances et que ladestinée encouragea.Je crois qu'il y avait de bons matériaux en lui, quoiqu'ils fussent souilléspour le moment ; je dois dire que j'étais affligée de son chagrin, et quej'aurais beaucoup donné pour l'adoucir.

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J'avais éteint ma chandelle et je m'étais couchée ; néanmoins, je ne pouvaispas dormir, et je pensais toujours à l'expression de sa figure au moment oùil s'était arrêté dans l'avenue et où, disait-il, sa destinée l'avait défié d'êtreheureux à Thornfield.

«Et pourquoi ne le serait-il pas ? me demandai-je. Qu'est-ce qui l'éloignede cette maison ? La quittera-t-il encore bientôt, Mme Fairfax m'a dit qu'ily restait rarement plus de quinze jours ; et voilà huit semaines qu'ildemeure ici. S'il part, quel triste changement ! S'il s'absente pendant leprintemps, l'été et l'automne, le soleil et les beaux jours ne pourrontapporter aucune gaieté au château.»

Je ne sais si je m'endormis ou non ; mais tout à coup j'entendis au-dessusde ma tête un murmure vague, étrange et lugubre qui me fit tressaillir.J'aurais désiré une lumière, car la nuit était obscure, et je me sentaisoppressée ; je me levai, je m'assis sur mon lit et j'écoutai ; le bruit avaitcessé.

J'essayai de me rendormir ; mais mon coeur battait violemment : matranquillité intérieure était brisée. L'horloge de la grande salle sonna deuxheures. À ce moment, il me sembla qu'une main glissait sur ma portecomme pour tâter son chemin le long du sombre corridor, «Qui est là ?»demandai-je. Personne ne répondit ; j'étais glacée de peur.

Je me dis que ce pouvait bien être Pilote qui, lorsque la cuisine se trouvaitouverte, venait souvent se coucher à la porte de M. Rochester. Moi-mêmeje l'y avais quelquefois trouvé le matin en me levant. Cette pensée metranquillisa un peu ; je me recouchai.Le silence calme les nerfs, et, comme je n'entendis plus aucun bruit dans lamaison, je me sentis de nouveau besoin de sommeil ; mais il était écrit queje ne dormirais pas cette nuit. Au moment où un rêve allait s'approcher demoi, il s'enfuit épouvanté par un bruit assez effrayant en effet.

Je veux parler d'un rire diabolique et profond qui semblait avoir éclaté à laporte même de ma chambre. La tête de mon lit était près de la porte, et je

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crus un instant que le démon qui venait de manifester sa présence étaitcouché sur mon traversin je me levai, je regardai autour de moi ; mais je nepus rien voir. Le son étrange retentit de nouveau, et je compris qu'il venaitdu corridor. Mon premier mouvement fut d'aller fermer le verrou ; monsecond, de crier : «Qui est là ?»

Quelque chose grogna ; an bout d'un instant j'entendis des pas se diriger ducorridor vers l'escalier du troisième, dont la porte fut bientôt ouverte etrefermée ; puis tout rentra dans le silence.

«Est-ce Grace Poole ? Est-elle possédée ? me demandai-je. Impossible derester seule plus longtemps, il faut que j'aille trouver Mme Fairfax.»

Je mis une robe et un châle, je tirai le verrou et j'ouvris la porte entremblant.

Il y avait une chandelle allumée dans le corridor. Je fus étonnée, mais masurprise augmenta bien davantage lorsque je m'aperçus que l'air était lourdet rempli de fumée ; je regardais autour de moi pour comprendre d'où celapouvait venir, quand je sentis une odeur de brûlé.

J'entendis craquer une porte ; c'était celle de M. Rochester, et c'était de làque sortait un nuage de fumée. Je ne pensais plus à Mme Fairfax, ni àGrace Poole, ni au rire étrange. En un instant je fus dans la chambre de M.Rochester ; les rideaux étaient en feu, et M. Rochester profondémentendormi au milieu de la flamme et de la fumée.«Réveillez-vous !» lui criai-je en le secouant.

Il marmotta quelque chose et se retourna ; la fumée l'avait à moitiésuffoqué, il n'y avait pas un moment à perdre ; le feu venait de secommuniquer aux draps. Je courus à son pot à l'eau et à son aiguière ;heureusement que l'une était large, l'autre profond, et que tous deux étaientpleins d'eau ; j'inondai le lit et celui qui l'occupait, puis j'allai dans machambre chercher d'autre eau ; enfin je parvins à éteindre le feu.

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CHAPITRE XV 204

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Le sifflement des flammes mourantes, le bruit que fit mon pot à l'eau ens'échappant de mes mains et en tombant à terre, et surtout la fraîcheur del'eau que j'avais si libéralement répandue, finirent par réveiller M.Rochester ; bien qu'il fît très sombre, je m'en aperçus en l'entendantfulminer de terribles anathèmes lorsqu'il se trouva couché dans une mare.

«Y a-t-il une inondation ? s'écria-t-il.

- Non, monsieur, répondis-je ; mais il y a eu un incendie. Levez-vous ;vous êtes sauvé ; maintenant je vais aller vous chercher une lumière.

- Au nom de toutes les fées de la chrétienté, est-ce vous, Jane Eyre ?demanda-t-il ; que m'avez-vous donc fait, petite sorcière ? qui est venudans cette chambre avec vous ? avez-vous juré de me noyer ?

- Je vais aller vous chercher une lumière, monsieur ; mais, au nom du ciel,levez-vous ; quelqu'un en veut à votre vie, vous ne pouvez pas trop voushâter de découvrir qui.

- Me voilà levé ; attendez une minute que je trouve des vêtements secs, sitoutefois il y en a encore. Ah ! voilà ma robe de chambre ; maintenantcourez chercher une lumière.» Je partis, et je rapportai la chandelle qui était restée dans le corridor ; il mela prit des mains et examina le lit noirci par la flamme, ainsi que les drapset le tapis couvert d'eau.

«Qui a fait cela ?» demanda-t-il.

Je lui racontai brièvement ce que je savais ; je lui parlai du rire étrange, despas que j'avais entendus se diriger vers le troisième, de la fumée et del'odeur qui m'avaient conduite à sa chambre, de l'état dans lequel je l'avaistrouvé ; enfin, je lui dis que pour éteindre le feu j'avais jeté sur lui toutel'eau que j'avais pu trouver.

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CHAPITRE XV 205

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Il m'écouta sérieusement ; sa figure exprimait plus de tristesse qued'étonnement ; il resta quelque temps sans parler.

«Voulez-vous que j'avertisse Mme Fairfax ? demandai-je.

- Mme Fairfax ? Non, pourquoi diable l'appeler ? Que ferait-elle ?Laissez-la dormir tranquille.

- Alors je vais aller éveiller Leah, John et sa femme.

- Non, restez ici ; vous avez un châle. Si vous n'avez pas assez chaud,enveloppez-vous dans mon manteau et asseyez-vous sur ce fauteuil ;maintenant mettez vos pieds sur ce tabouret, afin de ne pas les mouiller ; jevais prendre la chandelle et vous laisser quelques instants. Restez icijusqu'à mon retour ; soyez aussi tranquille qu'une souris ; il faut que j'aillevisiter le troisième ; mais surtout ne bougez pas et n'appelez personne.»

Il partit, et je suivis quelque temps la lumière ; il traversa le corridor, ouvritla porte de l'escalier aussi doucement que possible, la referma, et toutrentra dans l'obscurité. J'écoutai, mais je n'entendis rien Il y avait déjàlongtemps qu'il était parti ; j'étais fatiguée et j'avais froid, malgré lemanteau qui me couvrait ; je ne voyais pas la nécessité de rester, puisqu'ilétait inutile d'aller réveiller personne.J'allais risquer d'encourir le mécontentement de M. Rochester endésobéissant à ses ordres, lorsque j'aperçus la lumière et que j'entendis sespas le long du corridor. «J'espère que c'est lui,» pensai-je.

Il entra pâle et sombre.

«J'ai tout découvert, dit-il, en posant sa lumière sur la table de toilette ;c'était bien ce que je pensais.

- Comment, monsieur ?»

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CHAPITRE XV 206

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Il ne répondit pas ; mais, croisant les bras, il regarda quelque temps àterre ; enfin, au bout de plusieurs minutes, il me dit d'un ton étrange :

«Avez-vous vu quelque chose au moment où vous avez ouvert la porte devotre chambre ?

- Non, monsieur, rien que le chandelier.

- Mais vous avez entendu un rire singulier ; ne l'aviez-vous pas déjàentendu, ou du moins quelque chose qui y ressemble ?

- Oui, monsieur, il y a ici une femme appelée Grace Poole, qui rit de cettemanière ; c'est une étrange créature.

- Oui, Grace Poole ; vous avez deviné ; elle est étrange, comme vous ledites. Je réfléchirai sur ce qui vient de se passer ; en attendant, je suiscontent que vous et moi soyons seuls à connaître les détails de cette affaire.N'en parlez jamais ; j'expliquerai tout ceci, ajouta-t-il en indiquant le lit.Retournez dans votre chambre ; quant à moi, le divan de la bibliothèqueme suffira pour le reste de la nuit. Il est quatre heures ; dans deux heuresles domestiques seront levés.

- Alors, bonsoir, monsieur,» dis-je en me levant.

Il sembla surpris, bien que lui-même m'eût dit de partir.

«Quoi ! s'écria-t-il, vous me quittez déjà, et de cette manière ?

- Vous m'avez dit que je le pouvais, monsieur. - Mais pas ainsi, sans prendre congé, sans me dire un seul mot, et de cettemanière sèche et brève. Vous m'avez sauvé la vie ; vous m'avez arraché àune mort horrible, et vous me quittez comme si nous étions étrangers l'un àl'autre ; donnez-moi au moins une poignée de main.»

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Il me tendit sa main ; je lui donnai la mienne, qu'il prit d'abord dans une deses mains, puis dans toutes les deux.

«Vous m'avez sauvé la vie, et je suis heureux d'avoir contracté envers vouscette dette immense ; je ne puis rien dire de plus. J'aurais souffert d'avoirune telle obligation envers toute autre créature vivante ; mais envers vous,c'est différent. Ce que vous avez fait pour moi ne me pèse pas, Jane.»

Il s'arrêta et me regarda ; les paroles tremblaient sur ses lèvres, et sa voixétait émue.

«Encore une fois, bonsoir, monsieur ; mais il n'y a ici ni dette, niobligation, ni fardeau.

- Je savais, continua-t-il, qu'un jour ou l'autre vous me feriez du bien ; jel'ai vu dans vos yeux la première fois que je vous ai regardée. Ce n'est passans cause que leur expression et leur sourire...» Il s'arrêta, puis continuarapidement : «me firent du bien jusqu'au plus profond de mon coeur. Lepeuple parle de sympathies naturelles et de bons génies ; il y a du vrai dansles fables les plus bizarres. Ma protectrice chérie, bonsoir !»

Sa voix avait une étrange énergie, et ses yeux brillaient d'une flammesingulière.

«Je suis heureuse de m'être trouvée éveillée, dis-je en me retirant.

- Comment ! vous partez !

- J'ai froid, monsieur.

- C'est vrai, et vous êtes là dans l'eau ; allez, Jane, allez !» Mais il tenait toujours ma main, et je ne pouvais partir. Je pris unexpédient.

«Il me semble, monsieur, dis-je, que j'entends remuer Mme Fairfax.

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- Alors, quittez-moi.» Il lâcha ma main et je partis.

Je regagnai mon lit, mais sans songer à dormir. Le matin arriva au momentoù je me sentais emportée sur une mer houleuse dont les vagues troubléesse mélangeaient aux ondes joyeuses ; il me semblait voir au delà de ceseaux furieuses un rivage doux comme les montagnes de Beulah. De tempsen temps une brise rafraîchissante éveillée par l'espoir me soutenait et memenait triomphalement au but ; mais je ne pouvais pas l'atteindre, même enimagination. Un vent contraire m'écartait de la terre et me repoussait aumilieu des vagues. En vain mon bon sens voulait résister à mon délire, masagesse à ma passion ; trop fiévreuse pour m'endormir, je me levai aussitôtque je vis poindre le jour.

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CHAPITRE XVI

Le jour qui suivit cette terrible nuit, j'avais à la fois crainte et désir de voirM. Rochester ; j'avais besoin d'entendre sa voix, et je craignais son regard.Au commencement de la matinée, j'attendais de moment en moment sonarrivée. Il n'entrait pas souvent dans la salle d'étude, mais il y venaitpourtant quelquefois, et je pressentais qu'il y ferait une visite ce jour-là.

Mais la matinée se passa comme de coutume ; rien ne vint interrompre lestranquilles études d'Adèle. Après le déjeuner, j'entendis du bruit du côté dela chambre de M. Rochester ; on distinguait les voix de Mme Fairfax, deLeah, de la cuisinière, et l'accent brusque de John. «Quelle bénédiction,criait-on, que notre maître n'ait pas été brûlé dans son lit ! C'est toujoursdangereux de garder une chandelle allumée pendant la nuit. Quel bonheurqu'il ait pensé à son pot à l'eau ! Pourquoi n'a-t-il éveillé personne ? Pourvuqu'il n'ait pas pris froid en dormant dans la bibliothèque !»

Après ces exclamations, on remit tout en état. Lorsque je descendis pourdîner, la porte de la chambre était ouverte et je vis que le dégât avait étéréparé ; le lit seul restait encore dépouillé de ses rideaux ; Leah étaitoccupée à laver le bord des fenêtres noirci par la fumée ; je m'avançai pourlui parler, car je désirais connaître l'explication donnée par M. Rochester ;mais en approchant j'aperçus une seconde personne : elle était assise prèsdu lit, et occupée à coudre des anneaux à des rideaux. Je reconnus GracePoole.

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Elle était là taciturne comme toujours, habillée d'une robe de stoff brun,d'un tablier à cordons, d'un mouchoir blanc et d'un bonnet. Elle semblaitcomplètement absorbée par son ouvrage ; ses traits durs et communsn'étaient nullement empreints de cette pâleur désespérée qu'on se seraitattendu à trouver chez une femme qui avait tenté un meurtre, et dont lavictime avait été sauvée et lui avait déclaré connaître le crime qu'ellecroyait caché à tous ; j'étais étonnée, confondue.Elle leva les yeux pendant que je la regardais : ni tressaillement, ni pâleur,rien, en un mot, ne vint annoncer l'émotion, la conscience d'une faute ou lacrainte d'être trahie. Elle me dit : «Bonjour, mademoiselle,» d'un ton brefet flegmatique comme toujours, et, prenant un autre anneau, elle continuason travail.

«Je vais la mettre à l'épreuve, pensai-je, car je ne puis comprendrecomment elle est aussi impénétrable... Bonjour, Grace, dis-je. Est-il arrivéquelque chose ici ? il me semble que je viens d'entendre les domestiquesparler tous à la fois.

- C'est simplement notre maître qui a voulu lire la nuit dernière. Il s'estendormi avec sa bougie al lumée, e t le feu a pr is aux r ideaux.Heureusement il s'est réveillé avant que les draps et les couvertures fussentenflammés, et il a pu éteindre le feu.

- C'est étrange, dis-je plus bas et en la regardant fixement. Mais M.Rochester n'a-t-il éveillé personne ? personne ne l'a-t-il entendu remuer ?»

Elle leva les yeux sur moi, et cette fois leur expression ne fut plus lamême ; elle m'examina attentivement, puis répondit :

«Les domestiques dorment loin de là, mademoiselle, et ils n'ont pas puentendre. Votre chambre et celle de Mme Fairfax sont les plus voisines ;Mme Fairfax dit qu'elle n'a rien entendu ; quand on vieillit, on a lesommeil dur.»

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CHAPITRE XVI 211

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Elle s'arrêta, puis elle ajouta avec une indifférence feinte et un ton toutparticulier :

«Mais vous, mademoiselle, vous êtes jeune, vous avez le sommeil léger ;peut-être avez-vous entendu du bruit ?

- Oui, répondis-je en baissant la voix afin de ne pas être entendue de Leah,qui lavait toujours les carreaux : j'ai d'abord cru que c'était Pilote ; maisPilote ne rit pas, et je suis certaine d'avoir entendu un rire fort bizarre.»Elle prit une nouvelle aiguillée de fil, la passa sur un morceau de cire,enfila son aiguille d'une main assurée, et m'examina avec un calme parfait.

«Je ne crois pas, mademoiselle, dit-elle, que notre maître se soit mis à riredans un tel danger ; vous l'aurez rêvé.

- Non !» repris-je vivement ; car j'étais indignée par la froideur de cettefemme.

Elle fixa de nouveau sur moi un regard scrutateur. «Avez-vous dit à notremaître que vous aviez entendu rire ? demanda-t-elle.

- Je n'ai pas encore eu occasion de lui parler ce matin.

- Vous n'avez pas songé à ouvrir votre porte et à regarder dans lecorridor ?»

Elle semblait me questionner pour m'arracher des détails malgré moi. Jepensai que, du jour où elle viendrait à savoir que je connaissais ou que jesoupçonnais son crime, elle chercherait à se venger ; je crus prudent de metenir sur mes gardes.

«Au contraire, répondis-je, je poussai le verrou.

- Vous n'avez donc pas l'habitude de mettre le verrou avant de vouscoucher ?

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- Démon ! pensai-je ; elle veut connaître mes habitudes, afin de tracer sonplan.»

L'indignation fut de nouveau plus forte que la prudence. Je répondis avecaigreur :

«Jusqu'ici j'ai souvent oublié cette précaution, parce que je la croyaisinutile. Je ne pensais pas qu'à Thornfield on pût craindre aucun danger.Mais à l'avenir, ajoutai-je en appuyant sur chaque mot, je veillerai à masûreté.

- Et vous avez raison, répondit-elle. Les environs sont aussi tranquilles quepossible, et je n'ai jamais entendu parler de voleurs depuis que le châteauest bâti ; et pourtant on sait qu'il y a ici pour des sommes énormes devaisselle d'argent ; et pour une aussi grande maison vous voyez qu'il y abien peu de domestiques, parce que notre maître y demeure rarement etqu'il n'est point marié.Mais je crois qu'il vaut toujours mieux être prudent ; une porte est bien vitefermée, et il est bon d'avoir un verrou entre soi et un crime possible.Beaucoup de gens pensent qu'il faut se fier entièrement à la Providence ;mais moi je crois que c'est à nous de pourvoir à notre sûreté, et que laProvidence bénit ceux qui agissent avec sagesse.»

Ici elle termina cette harangue longue pour elle et prononcée avec lalenteur d'une quakeresse.

J'étais muette d'étonnement devant ce qui me semblait une merveilleusedomination sur elle-même et une incroyable hypocrisie, lorsque lacuisinière entra.

«Madame Poole, dit-elle en s'adressant à Grace, le repas des domestiquessera bientôt prêt : voulez-vous descendre ?

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- Non ; mettez-moi seulement une chopine de porter et un morceau depouding sur un plateau et montez-le.

- Voulez-vous un peu de viande ?

- Oui, un morceau, et un peu de fromage, voilà tout.

- Et le sagou ?

- Je n'en ai pas besoin maintenant ; je descendrai avant l'heure du thé et jele ferai moi-même.»

La cuisinière se tourna vers moi en me disant que Mme Fairfaxm'attendait. Je sortis alors de la chambre.J'étais tellement intriguée par le caractère de Grace Poole, que ce fut àpeine si j'entendis le récit que me fit Mme Fairfax pendant le déjeuner del'événement de la nuit dernière ; je tâchais de comprendre ce que pouvaitêtre Grace dans le château, et je me demandais pourquoi M. Rochester nel'avait pas fait emprisonner, ou du moins chasser loin de lui. La nuitprécédente, il m'avait presque dit qu'elle était coupable de l'incendie :quelle cause mystérieuse pouvait l'empêcher de le déclarer ? Pourquoim'avait-il recommandé le secret ? N'était-ce pas singulier ? Un gentlemanhautain, téméraire et vindicatif, tombé au pouvoir de la dernière de sesservantes ! et lorsqu'elle attentait à sa vie, il n'osait pas l'accuserpubliquement et lui infliger un châtiment ! Si Grace avait été jeune et belle,j'aurais pu croire que M. Rochester était poussé par des sentiments plustendres que la prudence ou la crainte.Mais cette supposition devenait impossible dès qu'on regardait Grace. Etpourtant je me mis à réfléchir. Elle avait été jeune, et sa jeunesse avait dûcorrespondre à celle de M. Rochester ; Mme Farfaix disait qu'elledemeurait depuis longtemps dans le château ; elle n'avait jamais dû êtrejolie, mais peut-être avait-elle eu un caractère vigoureux et original.M. Rochester était amateur des excentricités, et certainement Grace étaitexcentrique. Peut-être autrefois un caprice (dont une nature aussi prompteque la sienne était bien capable) l'avait livré entre les mains de cette

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femme ; peut-être à cause de son imprudence exerçait-elle maintenant surses actions une influence secrète dont il ne pouvait pas se débarrasser etqu'il n'osait pas dédaigner. Mais à ce moment la figure carrée, grosse, laideet dure de Grace se présenta à mes yeux, et je me dis : «Non, masupposition est impossible ! Et pourtant, ajoutait en moi une voix secrète,toi non plus tu n'es pas belle, et pourtant tu plais peut-être à M. Rochester ;du moins tu l'as souvent cru ; la dernière nuit encore, rappelle-toi sesparoles, ses regards, sa voix.»

Je me rappelais tout ; le langage, le regard, l'accent me revinrent à lamémoire. Nous étions dans la salle d'étude ; Adèle dessinait ; je mepenchai vers elle pour diriger son crayon ; elle leva tout à coup les yeuxsur moi.

«Qu'avez-vous, mademoiselle ? dit-elle ; vos doigts tremblent comme lafeuille et vos joues sont rouges, mais rouges comme des cerises.

- J'ai chaud, Adèle, parce que je viens de me baisser.» Elle continua à travailler et moi à méditer.

Je me hâtai de chasser de mon esprit la pensée que j'avais conçue sur GracePoole ; elle me dégoûtait. Je me comparai à elle et je vis que nous étionsdifférentes. Bessie m'avait dit que j'avais tout à fait l'air d'une lady, etc'était vrai. J'étais mieux que lorsque Bessie m'avait vue ; j'étais plusgrasse, plus fraîche, plus animée, parce que mes espérances étaient plusgrandes et mes jouissances plus vives.

«Voici la nuit qui vient, me dis-je en regardant du côté de la fenêtre ; jen'ai entendu ni les pas ni la voix de M. Rochester aujourd'hui ; maiscertainement je le verrai ce soir.»

Le matin je craignais cette entrevue, mais maintenant je la désirais. Monattente avait été vaine pendant si longtemps que j'étais arrivée àl'impatience.

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Lorsqu'il fit nuit close et qu'Adèle m'eut quittée pour aller jouer avecSophie, mon désir était au comble ; j'espérais toujours entendre la sonnetteretentir et voir Leah entrer pour me dire de descendre. Plusieurs fois je crusentendre les pas de M. Rochester et mes yeux se tournèrent vers la porte ;je me figurais qu'elle allait s'ouvrir pour livrer passage à M. Rochester ;mais la porte resta fermée. Il n'était pas encore bien tard ; souvent ilm'envoyait chercher à sept ou huit heures, et l'aiguille n'était pas encore sursix ; serais-je donc désappointée justement ce jour-là où j'avais tant dechoses à lui dire ? Je voulais parler de Grace Poole, afin de voir ce qu'il merépondrait. Je voulais lui demander s'il la croyait véritablement coupablede cet odieux attentat, et pourquoi il désirait que le crime demeurât secret.Je m'inquiétais assez peu de savoir si ma curiosité l'irriterait ; je savais lecontrarier et l'adoucir tour à tour ; c'était un vrai plaisir pour moi, et uninstinct sûr m'empêchait toujours d'aller trop loin ; je ne me hasardaisjamais jusqu'à la provocation, mais je poussais aussi loin que me lepermettait mon adresse.Conservant toujours les formes respectueuses qu'exigeait ma position, jepouvais néanmoins opposer mes arguments aux siens sans crainte niréserve ; cette manière d'agir nous plaisait à tous deux.

Un craquement se fit entendre dans l'escalier, et Leah parut enfin, maisc'était seulement pour m'avertir que le thé était servi dans la chambre deMme Fairfax ; je m'y rendis, contente de descendre, car il me semblait quej'étais ainsi plus près de M. Rochester.

«Vous devez avoir besoin de prendre votre thé, me dit la bonne dame aumoment où j 'entrai ; vous avez si peu mangé à dîner ! J 'ai peur,continua-t-elle, que vous ne soyez pas bien aujourd'hui : vous avez l'airfiévreux.

- Oh si ! je vais très bien, je ne me suis jamais mieux portée.

- Eh bien, alors, prouvez-le par un bon appétit ; voulez-vous remplir lathéière pendant que j'achève ces mailles ?»

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Lorsqu'elle eut fini sa tâche, elle se leva et ferma les volets, qu'elle avaitprobablement laissés ouverts pour jouir le plus longtemps possible du jour,quoique l'obscurité fût déjà presque complète.

«Bien qu'il n'y ait pas d'étoiles, il fait beau, dit-elle en regardant à traversles carreaux ; M. Rochester n'aura pas eu à se plaindre de son voyage.

- M. Rochester est donc parti ? Je n'en savais rien !

- Il est parti tout de suite après son déjeuner pour aller au château de M.Eshton, à dix milles de l'autre côté de Millcote. Je crois que lord Ingram,sir George Lynn, le colonel Dent et plusieurs autres encore doivent s'ytrouver réunis.

- L'attendez-vous aujourd'hui ?

- Oh non ! ni même demain ; je pense qu'il y restera au moins une semaine.Quand les nobles se réunissent, ils sont entourés de tant de gaieté,d'élégance et de sujets de plaisir, qu'ils ne sont nullement pressés de seséparer ; on recherche surtout les messieurs dans ces réunions, et M.Rochester est si charmant dans le monde qu'il y est généralement fort aimé.Il est le favori des dames, bien qu'il n'ait pas l'air fait pour leur plaire ; maisje crois que ses talents, sa fortune et son rang, font oublier son extérieur.

- Et y a-t-il des dames au château ?

- Oui, il y a Mme Eshton avec ses trois filles, des jeunes filles vraimentcharmantes, Mlles Blanche et Mary Ingram, qui, je crois, sont bien belles.J'ai vu Mlle Blanche il y a six ou sept ans ; elle avait dix-huit ans, et étaitvenue à un bal de Noël donné par M. Rochester. Ah ! ce jour-là, la salle àmanger était richement décorée et illuminée. Je crois qu'il y avait cinquanteladies et gentlemen des premières familles ; Mlle Ingram était la reine de lafête.

- Vous dites que vous l'avez vue, madame Fairfax. Comment était-elle ?

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- Oui, je l'ai vue ; les portes de la salle à manger étaient ouvertes, et,comme c'était le jour de Noël, les domestiques avaient le droit de se réunirdans la grande salle pour entendre chanter les dames. M. Rochester me fitentrer, je m'assis tranquillement dans un coin et je regardai autour de moi ;je n'ai jamais vu un spectacle plus splendide ! Les dames étaient en grandetoilette. La plupart d'entre elles, ou du moins les plus jeunes, mesemblèrent fort belles ; mais Mlle Ingram était certainement la reine de lafête.

- Et comment était-elle ?

- Grande, une taille fine, des épaules tombantes, un cou long et gracieux,un teint mat, des traits nobles, des yeux un peu semblables à ceux de M.Rochester, grands, noirs et brillants comme ses diamants. Ses beauxcheveux noirs étaient arrangés avec art ; par derrière, une couronne denattes épaisses, et par devant, les boucles les plus longues et les plus lissesque j'aie jamais vues.Elle portait une robe blanche ; une écharpe couleur d'ambre, jetée sur unede ses épaules et sur sa poitrine, venait se rattacher sur le côté etprolongeait ses longues franges jusqu'au dessous du genou. Ses cheveuxétaient ornés de fleurs également couleur d'ambre, et qui contrastaient bienavec sa chevelure d'ébène.

- Elle devait être bien admirée ?

- Oh oui ! et non seulement pour sa beauté, mais encore pour ses talents,car elle chanta un duo avec M. Rochester.

- M. Rochester ! Je ne savais pas qu'il chantât.

- Ah ! il a une très belle voix de basse et beaucoup de goût pour lamusique.

- Et quelle espèce de voix a Mlle Ingram ?

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- Une voix très pleine et très puissante ; elle chantait admirablement, etc'était un plaisir de l'entendre. Ensuite elle joua du piano ; je ne m'yconnais pas, mais j'ai entendu dire à M. Rochester qu'elle exécutait d'unemanière très remarquable.

- Et cette jeune fille, si belle et si accomplie, n'est pas encore mariée ?

- Il paraît que non ; je crois que ni elle ni sa soeur n'ont beaucoup defortune ; le fils aîné a hérité de la plus grande partie des biens de son père.

- Mais je m'étonne qu'aucun noble ne soit tombé amoureux d'elle, M.Rochester, par exemple ; il est riche, n'est-ce pas ?

- Oh ! oui ; mais vous voyez qu'il y a une énorme différence d'âge. M.Rochester a près de quarante ans, et elle n'en a que vingt-cinq.

- Qu'importe ? il se fait tous les jours des mariages où l'on voit unedifférence d'âge plus grande encore entre les deux époux.

- C'est vrai ; je ne crois cependant pas que M. Rochester ait jamais eu unesemblable idée. Mais vous ne mangez rien, vous avez à peine goûté à votretartine depuis que vous avez commencé votre thé. - J'ai trop soif pour manger ; voulez-vous, s'il vous plaît, me donner uneautre tasse de thé ?»

J'allais recommencer à parler de la probabilité d'un mariage entre M.Rochester et la belle Blanche, lorsque Adèle entra, ce qui nous força àchanger le sujet de notre conversation.

Dès que je fus seule, je me mis à repasser dans ma mémoire ce que m'avaitdit Mme Fairfax ; je regardai dans mon coeur, j'examinai mes pensées etmes sentiments, et d'une main ferme, je m'efforçai de ramener dans lesentier du bon sens ceux que mon imagination avait laissés s'égarer dansdes routes impraticables.

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Appelé devant mon tribunal, le souvenir produisit les causes qui avaientéveillé en moi des espérances, des désirs, des sensations depuis la nuitdernière ; il expliqua la raison de l'état général de l'esprit depuis unequinzaine environ ; mais le bon sens vint tranquillement me présenter leschoses telles qu'elles étaient et me montrer que j'avais rejeté la vérité pourme nourrir de l'idéal. Alors je prononçai mon jugement, et je déclarai :

Que jamais plus grande folle que Jeanne Eyre n'avait marché sur la terre,que jamais idiote plus fantasque ne s'était bercée de doux mensonges etn'avait mieux avalé un poison comme si c'eût été du nectar.

«Toi, me dis-je, devenir la préférée de M. Rochester, avoir le pouvoir delui plaire, être de quelque importance pour lui ? Va, ta folie me fait mal !Tu as été joyeuse de quelques marques d'attention, marques équivoquesaccordées par un noble, un homme du monde, à une servante, à uneenfant ; pauvre dupe ! Comment as-tu osé ... Ton propre intérêt n'aurait-ilpas dû te rendre plus sage ?Ce matin, tu as repassé dans ta mémoire la scène de la nuit dernière ; voileta face et rougis de honte ! Il a brièvement loué tes yeux, n'est-ce pas ?Poupée aveugle ! ouvre tes paupières troublées et regarde ta démence. Ilest fâcheux pour une femme d'être flattée par un supérieur qui ne peut pasavoir l'intention de l'épouser. C'est folie chez une femme de laissers'allumer en elle un amour secret qui doit dévorer sa vie, s'il n'est ni connuni partagé, et qui, s'il est connu et partagé, doit la lancer dans de misérablesdifficultés dont il lui sera impossible de sortir.

«Jane Eyre, écoute donc ta sentence : demain tu prendras une glace et tuferas fidèlement ton portrait, sans omettre un seul défaut, sans adoucir uneseule ligne trop dure, sans effacer une seule irrégularité déplaisante ; tuécriras en dessous : «Portrait d'une gouvernante laide, pauvre et sansfamille.»

«Ensuite tu prendras une feuille d'ivoire, tu en as une toute prête dans taboîte à dessiner, tu mélangeras sur ta palette les couleurs les plus fraîches

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et les plus fines, tu dessineras la plus charmante figure que pourra teretracer ton imagination ; tu la coloreras des teintes les plus douces, d'aprèsce que t'a dit Mme Fairfax sur Blanche Ingram ; n'oublie pas les bouclesnoires et l'oeil oriental. Quoi, tu songes à prendre M. Rochester pourmodèle ! non, pas de désespoir, pas de sentiment ; je demande du bon senset de la résolution. Rappelle-toi les traits nobles et harmonieux, le cou et lataille grecs ; laisse voir un beau bras rond et une main délicate ; n'oublie nil'anneau de diamant ni le bracelet d'or ; copie exactement les dentelles et lesatin, l'écharpe gracieuse et les roses d'or ; puis au-dessous tu écriras :«Blanche, jeune fille accomplie, appartenant à une famille d'un haut rang.»

«Et si jamais, à l'avenir, tu t'imaginais que M. Rochester pense à toi,prends ces deux portraits, compare-les et dis-toi : «Il est probable que M.Rochester pourrait gagner l'amour de cette jeune fille noble, s'il voulait s'endonner la peine ; est-il possible qu'il songe sérieusement à cette pauvre etinsignifiante institutrice ?»

«Eh bien oui, me dis-je, je ferai ces deux portraits.»

Et, après avoir pris cette résolution, je devins plus calme et je m'endormis.

Je tins ma parole ; une heure ou deux me suffirent pour esquisser monportrait au crayon, et en moins de quinze jours j'eus achevé une miniatured'une Blanche Ingram imaginaire : c'était une assez jolie figure, et, lorsqueje la comparais à la mienne, le contraste était aussi frappant que je pouvaisle désirer. Ce travail me fit du bien : d'abord il occupa pendant quelquetemps ma tête et mes mains ; puis il donna de la force et de la fixité àl'impression que je désirais maintenir dans mon coeur.

Je fus bientôt récompensée de cette discipline que j'avais imposée à messentiments. Grâce à elle, je pus supporter avec calme les événements quivont suivre ; et si je n'y avais pas été préparée, je n'aurais probablement paspu conserver une tranquillité même apparente.

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CHAPITRE XVII

Une semaine se passa sans qu'on reçût aucune nouvelle de M. Rochester ;au bout de dix jours il n'était pas encore revenu.

Mme Fairfax me dit qu'elle ne serait pas étonnée qu'en quittant le châteaude M. Eshton il se rendit à Londres, puis que de là il passât sur lecontinent, pour ne pas revenir à Thornfield de toute l'année ; bien souvent,disait-elle, il avait quitté le château d'une manière aussi prompte et aussiinattendue. En l'entendant parler ainsi, j'éprouvai un étrange frisson et jesent i s mon coeur défa i l l i r . Je venais de subi r un douloureuxdésappointement.

Mais, ralliant mes esprits et rappelant mes principes, je m'efforçai deremettre de l'ordre dans mes sensations. Bientôt je me rendis maîtresse demon erreur passagère, et je chassai l'idée que les actes de M. Rochesterpussent avoir tant d'intérêt pour moi. Et pourtant je ne cherchais pas àm'humilier en me persuadant que je lui étais trop inférieure ; mais je medisais que je n'avais rien à faire avec le maître de Thornfield, si ce n'est àrecevoir les gages qu'il me devait pour les leçons que je donnais à saprotégée, à me montrer reconnaissante de la bonté et du respect qu'il metémoignait ; bonté et respect auxquels j 'avais droit du reste, sij'accomplissais mon devoir. Je m'efforçais de me convaincre que M.Rochester ne pouvait admettre entre lui et moi que ce seul lien ; ainsi doncc'était folie à moi de vouloir en faire l'objet de mes sentiments les plusdoux, de mes extases, de mes déchirements, et ainsi de suite, puisqu'iln'était pas dans la même position que moi. Avant tout, je ne devais paschercher à sortir de ma classe ; je devais me respecter et ne pas nourriravec toute la force de mon coeur et de mon âme un amour qu'on ne medemandait pas, et qu'on mépriserait même.

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Je continuais tranquillement ma tâche, mais de temps en tempsd'excellentes raisons s'offraient à mon esprit pour m'engager à quitterThornfield. Involontairement je me mettais à penser aux moyens dechanger de place ; je crus inutile de chasser ces pensées. «Eh bien ! medis-je, laissons-les germer, et, si elles le peuvent, qu'elles portent desfruits !»

Il y avait à peu près quinze jours que M. Rochester était absent, lorsqueMme Fairfax reçut une lettre.

«C'est de M. Rochester, dit-elle en regardant le timbre ; nous allons savoirs'il doit ou non revenir parmi nous.»

Pendant qu'elle brisait le cachet et qu'elle lisait le contenu, je continuai àboire mon café (nous étions à déjeuner) ; il était très chaud, et ce fut unmoyen pour moi d'expliquer la rougeur qui couvrit ma figure à la réceptionde la lettre ; mais je ne me donnai pas la peine de chercher la raison quiagitait ma main et qui me fit renverser la moitié de mon café dans masoucoupe.

«Quelquefois je me plains que nous sommes trop tranquilles ici, dit MmeFairfax en continuant de tenir la lettre devant ses lunettes ; maismaintenant nous allons être passablement occupées, pour quelque temps aumoins.»

Ici je me permis de demander une explication ; après avoir rattaché lecordon du tablier d'Adèle qui venait de se dénouer, lui avoir versé uneautre tasse de lait et lui avoir donné une talmouse, je dis nonchalamment :

«M. Rochester ne doit probablement pas revenir de sitôt ?

- Au contraire, il sera ici dans trois jours, c'est-à-dire jeudi prochain ; et ilne vient pas seul : il amène avec lui toute une société. Il dit de préparer lesplus belles chambres du château ; la bibliothèque et le salon doivent êtreaussi mis en état. Il me dit également d'envoyer chercher des gens pour

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aider à la cuisine, soit à Millcote, soit dans tout autre endroit ; les damesamèneront leurs femmes de chambre et les messieurs leurs valets ; lamaison sera pleine.»Après avoir parlé, Mme Fairfax avala son déjeuner et partit pour donnerses ordres.

Il y eut en effet beaucoup à faire pendant les trois jours suivants. Toutes leschambres de Thornfield m'avaient semblé très propres et très bienarrangées ; mais il paraît que je m'étais trompée. Trois servantes nouvellesarrivèrent pour aider les autres ; tout fut frotté et brossé ; les peinturesfurent lavées, les tapis battus, les miroirs et les lustres polis, les feuxallumés dans les chambres, les matelas de plume mis à l'air, les drapsséchés devant le foyer ; jamais je n'ai rien vu de semblable.Adèle courait au milieu de ce désordre ; les préparatifs de réception et lapensée de tous les gens qu'elle allait voir la rendaient folle de joie. Ellevoulut que Sophie vérifiât ses toilettes, ainsi qu'elle appelait ses robes, afinde rafraîchir celles qui étaient passées et d'arranger les autres ; quant à elle,elle ne faisait que bondir dans les chambres, sauter sur les lits, se couchersur les matelas, entasser les oreillers et les traversins devant d'énormesfeux. Elle était libérée de ses leçons ; Mme Fairfax m'avait demandé messervices, et je passais toute ma journée dans l'office à l'aider tant bien quemal, elle et la cuisinière. J'apprenais à faire du flan, des talmouses, de lapâtisserie française, à préparer le gibier et à arranger les desserts.

On attendait toute la compagnie le jeudi à l'heure du dîner, c'est-à-dire à sixheures ; je n'eus pas le temps d'entretenir mes chimères, et je fus aussiactive et aussi gaie que qui que ce fût, excepté Adèle. Cependantquelquefois ma gaieté se refroidissait, et, en dépit de moi-même, je melaissais de nouveau aller au doute et aux sombres conjectures, et celasurtout lorsque je voyais la porte de l'escalier du troisième, qui depuisquelque temps était toujours restée fermée, s'ouvrir lentement et donnerpassage à Grace Poole, qui glissait alors tranquillement le long du corridorpour entrer dans les chambres à coucher et dire un mot à l'une desservantes, peut-être sur la meilleure manière de polir une grille, de nettoyerun marbre de cheminée ou d'enlever les taches d'une tenture ; elle

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descendait à la cuisine une fois par jour pour dîner, fumait un instant prèsdu foyer, et retournait dans sa chambre, triste, sombre et solitaire,emportant avec elle un pot de porter.Sur vingt-quatre heures elle n'en passait qu'une avec les autresdomestiques. Le reste du temps, elle restait seule dans une chambre bassedu second étage, où elle cousait et riait probablement de son rire terrible.Elle était aussi seule qu'un prisonnier dans son cachot.

Mais ce qui m'étonna, c'est que personne dans la maison, excepté moi, nesemblait s'inquiéter des habitudes de Grace. Personne ne se demandait cequ'elle faisait là ; personne ne la plaignait de son isolement.

Un jour, je saisis un fragment de conversation entre Leah et une femme dejournée ; elles s'entretenaient de Grace. Leah dit quelque chose que jen'entendis pas, et la femme de journée répondit :

«Elle a sans doute de bons gages ?

- Oui, dit Leah. Je souhaiterais bien que les miens fussent aussi forts ; nonpas que je me plaigne. On paye bien à Thornfield ; mais Mme Poole reçoitcinq fois autant que moi et elle met de côté ; tous les trimestres elle vaporter de l'argent à la banque de Millcote ; je ne serais pas étonnée qu'elleeût assez pour mener une vie indépendante. Mais je crois qu'elle esthabituée à Thornfield ; et puis elle n'a pas encore quarante ans ; elle estforte et capable de faire bien des choses : il est trop tôt pour cesser detravailler. - C'est une bonne domestique ? reprit la femme de journée.

- Oh ! elle comprend mieux que personne ce qu'elle a à faire, réponditLeah d'un ton significatif ; tout le monde ne pourrait pas chausser sessouliers, même pour de l'argent.

- Oh ! pour cela non, ajouta la femme de journée. Je m'étonne que lemaître...»

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Elle allait continuer, mais Leah m'aperçut et fit un signe à sa compagne.Alors celle-ci ajouta tout bas :

«Est-ce qu'elle ne sait pas ?»

Leah secoua la tête et la conversation cessa ; tout ce que je venaisd'apprendre, c'est qu'il y avait un mystère à Thornfield, mystère que je nedevais pas connaître.

Le jeudi arriva : les préparatifs avaient été achevés le soir précédent ; onavait tout mis en place : tapis, rideaux festonnés, couvre-pieds blancs ; lestables de jeu avaient été disposées, les meubles frottés, les vases remplis defleurs. Tout était frais et brillant ; la grande salle avait été nettoyée. Lavieille horloge, l'escalier, la rampe, resplendissaient comme du verre ; dansla salle à manger, les étagères étaient garnies de brillantes porcelaines ; desfleurs exotiques répandaient leur parfum dans le salon et le boudoir.

L'après-midi arriva ; Mme Fairfax mit sa plus belle robe de satin noir, sesgants et sa montre d'or : car c'était elle qui devait recevoir la société,conduire les dames dans leur chambre, etc.Adèle aussi voulut s'habiller, bien que je ne crusse pas qu'on lademanderait ce jour-là pour la présenter aux dames. Néanmoins, nedésirant pas la contrarier, je permis à Sophie de lui mettre une robe demousseline blanche ; quant à moi, je ne changeai rien à ma toilette : j'étaisbien persuadée qu'on ne me ferait pas sortir de la salle d'étude, vraisanctuaire pour moi et agréable refuge dans les temps de trouble. Nous avions eu une journée douce et sereine, une de ces journées de fin demars ou de commencement d'avril, qui semblent annoncer l'été ; jedessinais, et, comme la soirée même était chaude, j'avais ouvert lesfenêtres de la salle d'étude.

«Il commence à être tard, dit Mme Fairfax en entrant bruyamment ; je suisbien aise d'avoir commandé le dîner pour une heure plus tard que ne l'avaitdemandé M. Rochester, car il est déjà six heures passées. J'ai envoyé Johnregarder s'il n'apercevrait rien sur la route ; des portes du parc on voit une

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partie du chemin de Millcote.»

Elle s'avança vers la fenêtre :

«Le voilà qui vient,» dit-elle. Puis elle s'écria : «Eh bien, John, quellesnouvelles ?

- Ils viennent, madame ; ils seront ici dans dix minutes !» répondit John.

Je la suivis, faisant attention à me mettre de côté, de manière à être cachéepar le rideau et à voir sans être vue.

Les dix minutes de John me semblèrent très longues ; mais enfin onentendit le bruit des roues. Quatre cavaliers galopaient en avant ; derrièreeux venaient deux voitures découvertes où j'aperçus des voiles flottants etdes plumes ondoyantes. Deux des cavaliers étaient jeunes et beaux ; dansle troisième je reconnus M. Rochester, monté sur son cheval noir Mesrouret accompagné de Pilote, qui bondissait devant lui ; à côté de lui j'aperçusune jeune femme ; tous deux marchaient en avant de la troupe ; son habitde cheval, d'un rouge pourpre, touchait presque à terre ; son long voilesoulevé par la brise effleurait les plis de sa robe, et à travers on pouvaitvoir de riches boucles d'un noir d'ébène. «Mlle Ingram !» s'écria Mme Fairfax, et elle descendit rapidement.

La cavalcade tourna bientôt l'angle de la maison, et je la perdis de vue.Adèle demanda à descendre ; mais je la pris sur mes genoux et je lui fiscomprendre que ni maintenant, ni jamais, elle ne devrait aller voir lesdames à moins que son tuteur ne la fit demander, et que, si M. Rochester lavoyait prendre une semblable liberté, il serait certainement fort mécontent.Elle pleura un peu ; je pris aussitôt une figure grave, et elle finit paressuyer ses yeux.

On entendait un joyeux murmure dans la grande salle ; les voix graves desmessieurs et les accents argentins des dames se mêlaient harmonieusement.Mais, bien qu'il ne parlât pas haut, la voix sonore du maître de Thornfield

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souhaitant la bienvenue à ses aimables hôtes retentissait au-dessus detoutes les autres, puis des pas légers montèrent l'escalier ; on entendit dansle corridor des rires doux et joyeux ; les portes s'ouvrirent et serefermèrent, et au bout de quelque temps tout rentra dans le silence.

«Elles changent de toilette, dit Adèle qui écoutait attentivement et quisuivait chaque mouvement, et elle soupira. Chez maman, reprit-elle, quandil y avait du monde, j'allais partout, au salon, dans les chambres ; souventje regardais les femmes de chambre coiffer et habiller les dames, et c'étaitsi amusant ! Comme cela, au moins, on apprend.

- Avez-vous faim, Adèle ?

- Mais oui, mademoiselle ; voilà cinq ou six heures que nous n'avons pasmangé.

- Eh bien, pendant que les dames sont dans leurs chambres, je vais mehasarder à descendre, et je tâcherai d'avoir quelque chose.» Sortant avec précaution de mon asile, je descendis l'escalier de service quiconduisait directement à la cuisine. Tout y était en émoi ; la soupe et lepoisson étaient arrivés à leur dernier degré de cuisson, et le cuisinier sepenchait sur les casseroles, qui toutes menaçaient de prendre feu d'unmoment à l'autre ; dans la salle des domestiques, deux cochers et troisvalets se tenaient autour du feu ; les femmes de chambre étaient sans douteoccupées avec leurs maîtresses ; les gens qu'on avait fait venir de Millcoteétaient également fort affairés. Je traversai ce chaos et j'arrivai augarde-manger, où je pris un poulet froid, quelques tartes, un pain, plusieursassiettes, des fourchettes et des couteaux : je me dirigeai alorspromptement vers ma retraite.J'avais déjà gagné le corridor et fermé la porte de l'escalier, quand unmurmure général m'apprit que les dames allaient sortir de leurs chambres ;je ne pouvais pas arr iver à la sal le d 'étude sans passer devantquelques-unes de leurs chambres, et je courais le risque d'être surprise avecmes provisions ; alors je restai tranquillement à l'un des bouts du corridor,comptant sur l'obscurité qui y était complète depuis le coucher du soleil.

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Les chambres furent bientôt privées de leurs belles habitantes ; toutessortirent gaiement, et leurs vêtements brillaient dans l'obscurité ; ellesrestèrent un moment groupées à une des extrémités du corridor pendantque moi je me tenais à l'autre ; elles parlèrent avec une douce vivacité ;elles descendirent l'escalier presque aussi silencieuses qu'un brouillard quiglisse le long d'une colline : cette apparition m'avait frappée par sonélégance distinguée. Adèle avait entr'ouvert la porte de la salle d'étude et s'était mise àregarder :

«Oh ! les belles dames ! s'écria-t-elle en anglais ; comme je serais contented'aller avec elles ! Pensez-vous, me dit-elle, que M. Rochester nous envoiechercher après dîner ?

- Non, en vérité ; M. Rochester a bien autre chose à faire ; ne pensez plusaux dames aujourd'hui ; peut-être les verrez-vous demain. En attendant,voilà votre dîner.»

Comme elle avait très faim, elle fut un moment distraite par le poulet et lestartes. J'avais été bien inspirée d'aller chercher ces quelques provisions àl'office ; car sans cela Adèle, moi et Sophie, que j'invitai à partager notrerepas, nous aurions couru risque de ne pas dîner du tout. En bas, on étaittrop occupé pour penser à nous. Il était neuf heures passées lorsqu'on retirale dessert, et à dix heures on entendait encore les domestiques emporter lesplateaux et les tasses où l'on avait pris le café. Je permis à Adèle de resterdebout beaucoup plus tard qu'ordinairement, parce qu'elle prétendit qu'ellene pourrait dormir tant qu'on ne cesserait pas d'ouvrir et de fermer lesportes en bas. «Et puis, ajoutait-elle, M. Rochester pourrait nous envoyerchercher lorsque je serais déshabillée ; et alors quel dommage !

Je lui racontai des histoires aussi longtemps qu'elle voulut ; ensuite, pour ladistraire, je l'emmenai dans le corridor : la lampe de la grande salle étaitallumée, et, en se penchant sur la rampe, elle pouvait voir passer etrepasser les domestiques.

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Lorsque la soirée fut avancée, on entendit tout à coup des accords retentirdans le salon ; on y avait transporté le piano ; nous nous assîmes toutesdeux sur les marches de l'escalier pour écouter.Une voix se mêla bientôt aux puissantes vibrations de l'instrument. C'étaitune femme qui chantait, et sa voix était pleine de douceur. Le solo fut suivid'un duo et d'un choeur ; dans les intervalles, le murmure d'une joyeuseconversation arrivait jusqu'à nous. J'écoutai longtemps, étudiant toutes lesvoix et cherchant à distinguer au milieu de ce bruit confus les accents deM. Rochester, ce qui me fut facile ; puis je m'efforçai de comprendre cessons que la distance rendait vagues.

Onze heures sonnèrent ; je regardai Adèle qui appuyait sa tête contre monépaule ; ses yeux s'appesantissaient. Je la pris dans mes bras et je lacouchai. Lorsque les invités regagnèrent leurs chambres, il était près d'uneheure.

Le jour suivant brilla aussi radieux. Il fut consacré à une excursion dans levoisinage ; on partit de bonne heure, quelques-uns à cheval, d'autres envoiture. Je vis le départ et le retour.

De toutes les dames, Mlle Ingram seule montait à cheval, et, comme le jourprécédent, M. Rochester galopait à ses côtés ; tous deux étaient séparés dureste de la compagnie. Je fis remarquer cette circonstance à Mme Fairfax,qui était à la fenêtre avec moi.

«Vous prétendiez l'autre jour, dis-je, qu'il n'y avait aucune probabilité deles voir mariés ; mais regardez vous-même si M. Rochester ne la préfèrepas à toutes les autres.

- Oui, il l'admire sans doute.

- Et elle l'admire aussi, ajoutai-je ; voyez, elle se penche comme pour luiparler confidentiellement ; je voudrais voir sa figure, je ne l'ai pas puencore jusqu'ici.

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- Vous la verrez ce soir, répondit Mme Fairfax. J'ai dit à M. Rochestercombien Adèle désirait voir les dames ; il m'a répondu : «Eh bien, qu'ellevienne dans le salon après dîner , e t demandez à Mlle Eyre del'accompagner.»- Oui, il a dit cela par pure politesse ; mais je n'irai certainement pas,répondis-je.

- Je lui ai dit que vous n'étiez pas habituée au monde, et qu'il vous seraitprobablement pénible de paraître devant tous ces étrangers ; mais il m'arépondu de son ton bref : «Niaiseries ! Si elle fait des objections, dites-luique je le désire vivement, et si elle résiste encore, ajoutez que j'iraimoi-même la chercher.»

- Je ne lui donnerai pas cette peine, répondis-je ; j'irai puisque je ne puispas faire autrement ; mais j'en suis fâchée. Serez-vous là, madameFairfax ?

- Non. J'ai plaidé et j'ai gagné mon procès. Voici comment il faut fairepour éviter une entrée cérémonieuse, ce qui est le plus désagréable de tout.Vous irez dans le salon pendant qu'il est vide, avant que les dames aientquitté la table ; vous vous assoirez tranquillement dans un petit coin ; vousn'aurez pas besoin de rester longtemps après l'arrivée des messieurs, àmoins que vous ne vous amusiez. Il suffit que M. Rochester vous ait vue ;après cela vous pourrez vous retirer, personne ne fera attention à vous.

- Pensez-vous que tout ce monde restera longtemps au château ?

- Une ou deux semaines, certainement pas davantage. Après le départ desinvités, sir John Lynn, qui vient d'être nommé membre de Millcote, serendra à la ville. Je pense que M. Rochester l'accompagnera, car je suisétonnée qu'il ait fait un si long séjour à Thornfield.»

C'est avec crainte que je vis s'approcher le moment où je devais entrer dansle salon avec mon élève. Adèle avait passé tout le jour dans une perpétuelleextase, à partir du montent où on lui avait appris qu'elle allait être

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présentée aux dames, et elle ne se calma un peu que lorsque Sophiecommença à l'habiller. Quand ses cheveux furent arrangés en longues boucles bien brillantes,quand elle eut mis sa robe de satin rose, ses mitaines de dentelle noire, etqu'elle eut attaché autour d'elle sa longue ceinture, elle demeura gravecomme un juge. Il n'y eut pas besoin de lui recommander de ne riendéranger dans sa toilette, lorsqu'elle fut habillée, elle s'assit soigneusementdans sa petite chaise, faisant bien attention à relever sa robe de satin depeur d'en salir le bas ; elle promit de ne pas remuer jusqu'au moment où jeserais prête. Ce ne fut pas long ; j'eus bientôt mis ma robe de soie griseachetée à l'occasion du mariage de Mlle Temple et que je n'avais jamaisportée depuis ; je lissai mes cheveux ; je mis mon épingle de perle et nousdescendîmes.

Heureusement il n'était pas nécessaire de passer par la salle à manger pourentrer dans le salon, que nous trouvâmes vide ; un beau feu brûlaitsilencieusement sur le foyer de marbre, et les bougies brillaient au milieudes fleurs exquises qui ornaient les tables.L'arche qui donnait du salon dans la salle à manger était fermée par unrideau rouge ; quelque mince que fût cette séparation, les invités parlaientsi bas qu'on ne pouvait rien entendre de leur conversation.

Adèle semblait toujours sous l'influence d'une impression solennelle. Elles'assit sans dire un mot sur le petit tabouret que je lui indiquai. Je me retiraiprès de la fenêtre, et prenant un livre sur une des tables, je m'efforçai delire. Adèle apporta son tabouret à mes pieds ; au bout de quelque tempselle me toucha le genou.

«Qu'est-ce, Adèle ? demandai-je. - Es t -ce que je ne puis pas prendre une de ces bel les f leurs ,mademoiselle ? seulement pour compléter ma toilette.

- Vous pensez beaucoup trop à votre toilette, Adèle !» dis-je en prenantune rose que j'attachai à sa ceinture.

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Elle soupira de satisfaction, comme si cette dernière joie eût mis le combleà son bonheur. Je me retournai pour cacher un sourire que je ne pusréprimer ; il y avait quelque chose de comique et de triste dans la dévotioninnée et sérieuse de cette petite Parisienne pour tout ce qui se rapportait àla toilette.

Tout à coup j'entendis plusieurs personnes se lever dans la chambrevoisine. Le rideau de l'arche fut tiré et j'aperçus la salle à manger, dont lelustre répandait une vive lumière sur le service de cristal et d'argent quicouvrait une longue table Un groupe de dames était sous l'arche ; ellesentrèrent, et le rideau retomba derrière elles.

Elles étaient huit ; mais quand elles entrèrent elles me parurent beaucoupplus nombreuses. Quelques-unes étaient grandes, plusieurs d'entre elleshabillées de blanc et toutes couvertes de vêtements amples et ondoyantsqui les rendaient plus imposantes, comme les nuages qui entourent la lunel'agrandissent à nos yeux. Je me levai et les saluai. Une ou deux merépondirent par un mouvement de tête ; les autres se contentèrent de meregarder.

Elles se dispersèrent dans la chambre ; la légèreté de leurs mouvements lesfaisait ressembler à un troupeau d'oiseaux blancs ; quelques-uness'étendirent à demi sur le sofa et les ottomanes, d'autres se penchèrent surles tables pour regarder les fleurs et les livres ; plusieurs, enfin, formèrentun groupe autour du feu et se mirent à parler d'une voix basse, mais claire,qui semblait leur être habituelle. J'appris plus tard comment elles senommaient, et je puis dès à présent les désigner par leurs noms.Je vis d'abord Mme Eshton et ses deux filles. Elle avait dû être jolie et étaitencore bien conservée. Amy, l'aînée de ses filles, était petite ; sa figure etses manières étaient piquantes, bien que naïves et enfantines ; sa robe demousseline blanche et sa ceinture bleue s'harmonisaient bien avec sapersonne. Sa soeur Louisa, plus grande et plus élégante, était fort jolie. Elleavait une de ces figures que les Français appellent minois chiffonné. Dureste, les deux soeurs étaient belles comme des lis.

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Lady Lynn était une femme de quarante ans, grande et forte, à la tailledroite, au regard hautain. Elle était richement drapée dans une robe de satinchangeant ; une plume bleu azur et un bandeau de pierres précieusesfaisaient ressortir le brillant de ses cheveux noirs.

Mme Dent était moins splendide, mais elle était plus femme. Elle avait lataille mince, la figure douce et pâle, et les cheveux blonds. Je préférais sarobe de satin noir, son écharpe en dentelle et ses quelques ornements deperles au splendide éclat de la noble lady.

Mais trois personnes surtout se faisaient remarquer, en partie à cause deleur haute taille. C'étaient la douairière lady Ingram, et ses deux fillesBlanche et Marie ; toutes trois étaient prodigieusement grandes. Ladouairière avait de quarante à cinquante ans ; sa taille était encore belle etses cheveux encore noirs, du moins aux lumières. Ses dents me semblèrentavoir conservé toute leur blancheur. Eu égard à son âge, elle devait passeraux yeux de presque tout le monde pour très belle, et elle l'était en effet ;mais il y avait dans toute sa tenue et dans toute son expression uneinsupportable fierté. Elle avait des traits romains et un double menton quise fondait dans son énorme cou.Ses traits me parurent gonflés, assombris et même sillonnés par l'orgueil,orgueil qui lui faisait tenir la tête tellement droite qu'on eût facilement crula position surnaturelle ; ses yeux étaient sauvages et durs : ils merappelaient ceux de Mme Reed.Elle mâchait chacune de ses paroles. Sa voix était profonde, pompeuse,dogmatique, insupportable en un mot. Grâce à une robe en velourscramoisi et à un châle des Indes, qu'elle portait en turban, elle croyait avoirla dignité d'une impératrice.

Blanche et Marie étaient de sa taille, droites et grandes comme despeupliers ; Marie était trop mince, mais Blanche était faite comme uneDiane. Je la regardai avec un intérêt tout particulier : d'abord je désiraissavoir si son extérieur s'accordait avec ce que m'en avait dit Mme Fairfax ;ensuite si elle ressemblait à la miniature que j'en avais faite ; enfin, il fautbien le dire, s'il y avait en elle de quoi plaire à M. Rochester.

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Elle était bien telle que me l'avait dépeinte Mme Fairfax et telle que jel'avais reproduite ; je reconnaissais cette taille noble, ces épaulestombantes, ces yeux et ces boucles noires dont m'avait parlé Mme Fairfax ;mais sa figure était semblable à celle de sa mère : c'était lady Ingram, plusjeune et moins sillonnée ; toujours le même front bas, les mêmes traitshautains , le même orguei l , moins sombre pourtant ; e l le r ia i tcontinuellement ; son rire était satirique, de même que l'expressionhabituelle de sa lèvre arquée.

On dit que le génie apprécie sa valeur ; je ne sais si Mlle Ingram avait dugénie, mais bien certainement elle appréciait sa valeur.Aussi commença-t-elle à parler botanique avec la douce Mme Dent, qui, àce qu'il paraît, n'avait pas étudié cette science, bien qu'elle aimât beaucouples fleurs, surtout les fleurs sauvages, disait-elle ; Mlle Ingram l'avaitétudiée, et elle débita tout son vocabulaire avec emphase.

Je m'aperçus qu'elle se riait de l'ignorance de Mme Dent : sa railleriepouvait être habile ; en tout cas, elle n'indiquait pas une bonne nature. Ellejoua du piano ; son exécution était brillante ; elle chanta, sa voix étaitbelle ; elle parla français avec sa mère, et je pus m'apercevoir qu'elles'exprimait facilement et que sa prononciation était bonne.

Marie avait une figure plus ouverte que Blanche, des traits plus doux et unteint plus clair. Mlle Ingram avait un vrai teint d'Espagnole, mais Marien'était pas assez animée. Sa figure manquait d'expression, ses yeux delumière. Elle ne parlait pas, et, après avoir choisi une place, elle y restaimmobile comme une statue. Les deux soeurs étaient vêtues de blanc.

Mlle Ingram me semblait-elle propre à plaire à M. Rochester ? Je ne sais.Je ne connaissais pas son goût. S'il aimait les beautés majestueuses,Blanche était l'idéal ; elle devait être généralement admirée, et j'avais déjàeu une preuve presque certaine qu'elle plaisait à M. Rochester ; poureffacer mon dernier doute, il ne me restait qu'à les voir ensemble.

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Vous ne supposez pas, lecteur, qu'Adèle était restée tout ce tempsimmobile à mes pieds ; au moment où les dames entrèrent, elle se leva,s'avança vers elles, les salua cérémonieusement et leur dit avec gravité :«Bonjour, mesdames.»

Mlle Ingram la regarda d'un air moqueur et s'écria :

«Oh ! quelle petite poupée !

- Je crois, dit lady Lynn, que c'est la pupille de M. Rochester, la petite fillefrançaise dont il nous a parlée.»

Mme Dent la prit doucement par la main et l'embrassa. Amy et LouisaEshton s'écrièrent ensemble :

«Oh ! l'amour d'enfant !»

Elles l'emmenèrent sur le sofa, et elle se mit à parler soit en français, soiten mauvais anglais, accaparant non seulement les deux jeunes filles, maisencore Mme Eshton et lady Lynn ; elle fut gâtée autant qu'elle pouvait ledésirer.

Enfin, on apporta le café et on appela les messieurs. J'étais assise dansl'ombre, si toutefois il y avait un seul coin obscur dans un salon si bienéclairé ; le rideau de la fenêtre me cachait à moitié. Le reste de la sociétéarriva. L'apparition des messieurs me parut imposante comme celle desdames. Ils étaient tous habillés de noir ; la plupart grands, et quelques-unsjeunes.Henry et Frédéric Lynn étaient ce qu'on appelle de brillants jeunes gens.Le colonel Dent me parut un beau militaire.M. Eshton, magistrat du district, avait des manières de gentilhomme ; sescheveux parfaitement blancs, ses sourcils et ses moustaches noires, luidonnaient l'air d'un père noble. De même que ses soeurs, lord Ingram étaittrès grand, et comme elles il était beau ; mais il partageait l'apathie deMarie. Il semblait avoir plus de longueur dans les membres que de vivacité

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dans le sang et de vigueur dans le cerveau.

Où était M. Rochester ?

Il arriva enfin. Je ne regardais pas du côté de la porte, et pourtant je le visentrer.Je m'efforçai de concentrer toute mon attention sur les mailles de la bourseà laquelle je travaillais ; j'aurais voulu ne penser qu'à l'ouvrage que j'avaisdans les mains, aux perles d'argent et aux fils de soie posés sur mesgenoux : et pourtant je ne pus m'empêcher de regarder sa figure et de merappeler le jour où je l'avais vu pour la dernière fois, le moment où, aprèslui avoir rendu ce qu'il appelait un immense service, il prit mes mains etme regarda avec des yeux qui révélaient un coeur plein et prêt à déborder.Et j'avais été pour quelque chose dans cette émotion ; j'avais été bien prèsde lui à cette époque ! Qui est-ce qui avait pu changer ainsi nos positionsrelatives ? car désormais nous étions étrangers l'un pour l'autre, si étrangersque je ne comptais même pas l'entendre m'adresser quelques mots ; et je nefus pas étonnée lorsque, sans m'avoir même regardée, il alla s'asseoir del'autre côté de la chambre pour causer avec l'une des dames.

Lorsque je le vis absorbé par la conversation et que je fus convaincue queje pouvais examiner sans être observée moi-même, je ne tentai plus de mecontenir ; je détournai mes yeux de mon ouvrage et je les fixai sur M.Rochester ; je trouvais dans cette contemplation un plaisir à la fois vif etpoignant ; aiguillon de l'or le plus pur, mais aiguillon de souffrance ; majoie ressemblait à l'ardente jouissance de l'homme qui, mourant de soif, setraîne vers une fontaine qu'il sait empoisonnée, et en boit l'eau néanmoinscomme un divin breuvage.

Il est vrai que ce que certains trouvent laid peut sembler beau à d'autres. Lafigure olivâtre et décolorée de M. Rochester, son front carré et massif, sessourcils de jais, ses yeux profonds, ses traits fermes, sa bouche dure, en unmot, l'expression énergique et décidée de sa figure, ne rentraient en riendans les règles de la beauté ; mais pour moi son visage était plus que beau,Il m'intéressait et me dominait. M. Rochester s'était emparé de mes

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sentiments et les avait liés aux siens. Je n'avais pas voulu l'aimer ; j'avaisfait tout ce qui était en mon pouvoir pour repousser de mon âme cespremières atteintes de l'amour, et, dès que je le revoyais, toutes cesimpressions se réveillaient en moi avec une force nouvelle.Il me contraignait à l'aimer sans même faire attention à moi.

Je le comparais à ses hôtes. Qu'étaient la grâce galante des MM. Lynn,l'élégance langoureuse de lord Ingram, et même la distinction militaire ducolonel Dent, devant son regard plein d'une force native et d'une puissancenaturelle ? Leur extérieur, leur expression, n'éveillaient aucune sympathieen moi ; et pourtant tout le monde les déclarait beaux et attrayants, tandisqu'on trouvait les traits de M. Rochester durs et son regard triste. Je lesentendis rire. La bougie avait autant d'âme dans sa lumière qu'eux dansleur sourire. Je vis aussi M. Rochester sourire ; ses traits s'adoucirent ; sesyeux devinrent aimables, brillants et chercheurs. Il parlait dans ce momentà Louise et à Amy Eshton : je m'étonnai de les voir rester calmes devant ceregard qui m'avait semblé si pénétrant ; je croyais que leurs yeux allaientse baisser, leurs joues se colorer, et je fus heureuse de ce qu'elles n'étaientnullement émues, «Il n'est pas pour elles ce qu'il est pour moi, pensai-je. Iln'est pas de leur nature et je crois qu'il est de la mienne ; j'en suis mêmesûre : je sens comme lui ; je comprends le langage de ses mouvements etde sa tenue ; quoique le rang et la fortune nous séparent, j'ai quelque chosedans ma tête, dans mon coeur, dans mon sang et dans mes nerfs, qui formeentre nous une union spirituelle. Si, il y a quelques jours, j'ai dit que jen'avais rien à faire avec lui, si ce n'est à recevoir mon salaire ; si je me suisdéfendue de penser à lui autrement que comme à un maître qui me paye,j'ai proféré un blasphème contre la nature. Tout ce qu'il y a en moi de bon,de fort, de sincère, va vers lui. Je sais qu'il faut cacher mes sentiments,étouffer toute espérance, me rappeler qu'il ne peut pas faire grandeattention à moi ; car, lorsque je prétends que je suis de la même nature quelui, je ne veux pas dire que j'ai sa force et son attrait, mais simplement quej'ai certains goûts et certaines sensations en commun avec lui.Il faut donc me répéter sans cesse que nous sommes séparés pour toujours,et que néanmoins je dois l'aimer tant que je vivrai.»

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On passa le café. Depuis l'arrivée des messieurs, les dames sont devenuesvives comme des alouettes. La conversation commence, joyeuse et animée.Le colonel Dent et M. Eshton parlent politique ; leurs femmes écoutent.Les deux orgueilleuses douairières lady Lynn et lady Ingram causentensemble. Sir George, gentilhomme de campagne, gras et frais, se tientdebout devant le sofa, sa tasse de café à la main, et place de temps entemps son mot. M. Frédéric Lynn est assis à côté de Marie Ingram et luimontre les gravures d'un beau livre ; elle regarde et sourit de temps entemps, mais parle peu. Le grand et flegmatique lord Ingram se penche surle dos de la chaise de la vivante petite Amy Eshton ; elle lui jette parmoments un coup d'oeil, et gazouille comme un roitelet, car elle préfèrelord Ingram à M. Rochester. Henry prend possession d'une ottomane auxpieds de Louise ; Adèle est assise à côté de lui ; il tâche de parler françaisavec elle, et Louise rit de ses fautes. Avec qui ira Blanche Ingram ? Elle estseule devant une table, gracieusement penchée sur un album ; elle sembleattendre qu'on vienne la chercher ; mais, comme l'attente la fatigue, elle sedécide à choisir elle-même son interlocuteur.

M. Rochester, après avoir quitté les demoiselles Eshton, se place devant lefeu aussi solitairement que Blanche l'est devant la table ; mais Mlle Ingramva s'asseoir de l'autre côté de la cheminée, vis-à-vis de lui.

«Monsieur Rochester, dit-elle, je croyais que vous n'aimiez pas lesenfants ? - Et vous aviez raison.

- Alors qui est-ce qui vous a décidé à vous charger de cette petitepoupée-là ? reprit-elle en montrant Adèle ; où avez-vous été la chercher ?

- Je n'ai pas été la chercher ; on me l'a laissée sur les bras.

- Vous auriez dû l'envoyer en pension.

- Je ne le pouvais pas ; les pensions sont si chères !

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- Mais il me semble que vous avez une gouvernante ; j'ai tout à l'heure vuquelqu'un avec votre pupille ; serait-elle partie ? Oh non, elle est là derrièrele rideau. Vous la payez sans doute. Je crois que c'est aussi cher que de lamettre en pension, et même plus, car vous avez à les entretenir toutes lesdeux.»

Je craignais, ou, pour mieux dire, j'espérais que cette allusion à maprésence fo rce ra i t M. Roches te r à r ega rde r de mon cô té , e tinvolontairement je m'enfonçai encore davantage dans l'ombre ; mais il netourna pas les yeux.

«Je n'y ai pas pensé, dit-il avec indifférence et regardant droit devant lui.

- Non, vous ne pensez jamais à ce qui est d'économie ou de bon sens. Sivous entendiez maman parler des gouvernantes, Mary et moi nous enavons eu au moins une douzaine, la moitié détestables, les autres ridicules,toutes insupportables ; n'est-ce pas, maman ?

- Avez-vous parlé, ma chérie ?»

La jeune fille réitéra sa question.

«Ma bien-aimée, ne me parlez pas des gouvernantes ; ce mot me fait mal.J'ai souffert le martyre avec leur inhabileté et leurs expressions. Jeremercie le ciel de ne plus avoir affaire à elles.»

Mme Dent se pencha alors vers lady Ingram, et lui dit quelque chose toutbas. Je suppose, d'après la réponse, que Mme Dent lui faisait remarquer laprésence d'un des membres de cette race sur laquelle elle venait de lancerun anathème. «Tant pis, reprit la noble dame, j'espère que cela lui profitera !» Puis elleajouta plus bas, mais assez haut pourtant pour que les sons arrivassentjusqu'à moi : «Je l'ai déjà examinée ; je suis bon juge des physionomies, etdans la sienne je lis tous les défauts qui caractérisent sa classe.

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- Et quels sont-ils ? madame, demanda tout haut M. Rochester.

- Je vous les dirai dans un tête-à-tête, reprit-elle en secouant trois fois sonturban d'une manière significative.

- Mais ma curiosité sera passée alors, et c'est maintenantqu'elle voudrait être satisfaite.

- Demandez-le donc à Blanche. Elle est plus près de vous que moi.

- Oh ! ne me chargez pas de cette tâche, maman. Je n'ai du reste qu'un motà dire sur toute cette espèce, c'est qu'elle ne peut que nuire. Non pas que lesinstitutrices m'aient jamais fait beaucoup souffrir : Théodore et moi, nousn'avons épargné aucune taquinerie à nos gouvernantes ; Marie était tropendormie pour prendre une part active à nos complots. C'est surtout à MmeJoubert que nous avons joué de bons tours. Mlle Wilson était une pauvrecréature triste et malade ; elle ne valait même pas la peine qu'on se seraitdonnée pour la vaincre. Mme Grey était dure et insensible ; rien n'avaiteffet sur elle ; mais Mme Joubert ! je vois encore sa colère lorsque nous lapoussions à bout ; quand, après avoir renversé notre thé, émietté nostartines, jeté nos livres au plafond, nous nous mettions à faire un charivarigénéral avec les pupitres, les règles, le cendrier et le feu. Théodore, vousrappelez-vous ces jours de gaieté ?

- Oui certainement, répondit lentement lord Ingram ; et la pauvre vieilleavait l'habitude de nous appeler méchants enfants ; alors nous lui faisionsdes sermons où nous lui prouvions que c'était de la présomption à elle,ignorante comme elle l'était, de vouloir instruire des jeunes gens aussihabiles que nous. - Oui, et vous savez, Théodore, je vous aidais aussi à persécuter votreprécepteur, ce M. Vinning, à la figure couleur de petit-lait ; nous l'avionssurnommé le ministre malade de la pépie. Lui et Mlle Wilson prirent laliberté de tomber amoureux l'un de l'autre, ou du moins Théodore et moinous le supposâmes ; nous avions surpris de tendres regards, des soupirsque nous avions interprétés comme des marques certaines de cette belle

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passion ; et je vous assure que bientôt le public fut au courant de notredécouverte. Ce fut un moyen de se débarrasser de ce boulet que noustraînions à nos pieds ; dès que maman sut ce qui se passait, elle déclara quec'était immoral ; n'est-ce pas, maman ?

- Oui, ma chérie, et ce n'était pas à tort. Il y a mille raisons qui font que,dans une maison bien dirigée, on ne doit jamais laisser naître d'affectionentre une gouvernante et un précepteur.D'abord...

- Oh ! ma gracieuse mère, épargnez-nous cette énumération ; au reste, nousla connaissons tous : mauvais exemple pour l'innocence des enfants ;négligence continuelle dans les devoirs de la gouvernante et duprécepteur ; alliance et confiance mutuelles ; confidences qui en résultent ;insolence inévitable à l'égard des maîtres ; révolte et insurrection générale.Ai-je raison, baronne Ingram de Ingram-Park ?

- Oui, mon beau lis, vous avez raison comme toujours.

- Alors, il est inutile d'en parler plus longtemps ; changeons deconversation.»

Amy Eshton n'entendit pas cette phrase ou ne voulut pas y faire attention,car elle s'écria de sa voix douce et enfantine :

«Louisa et moi, nous avions aussi l'habitude de tourmenter notregouvernante ; mais elle était si bonne qu'elle supportait tout ; rien nel'irritait ; jamais elle ne se fâchait, n'est-ce pas, Louisa ? - Oh ! non ! nous avions beau renverser son pupitre, sa boîte à ouvrage,mettre ses tiroirs en désordre, elle ne nous en voulait jamais ; elle était sibonne qu'elle nous donnait tout ce que nous lui demandions.

- Est-ce que par hasard, dit Mlle Ingram en mordant sa lèvre ironique, nousallons être obligés d'entendre le résumé de toutes les vertus desgouvernantes ? Pour éviter cet ennui, je demande de nouveau qu'on change

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de conversation. Monsieur Rochester, approuvez-vous ma pétition ?

- Oui, madame, je vous approuve en ceci, comme en tous points.

- Alors, c'est à moi de la faire exécuter. Signor Eduardo, êtes-vous en voixaujourd'hui ?

- Oui, si vous me le commandez, donna Bianca.

- Alors, signor, mon altesse vous ordonne de préparer vos poumons, car onva vous les demander pour mon royal service.

- Qui ne voudrait être le Rizzio d'une semblable Marie ?

- Je me soucie bien de Rizzio, s'écria-t-elle en secouant ses bouclesabondantes et en se dirigeant vers le piano ; à mon avis, le ménétrier Davidétait un imbécile ; je préfère le noir Bothwell ; je trouve qu'un homme doitavoir en lui quelque chose de satanique, et, malgré tout ce que racontel'histoire sur James Hepburn, il me semble que ce bandit devait être un deces héros fiers et sauvages que j'aurais aimé à prendre pour époux.

- Messieurs, vous l'entendez ; eh bien, quel est celui d'entre vous quiressemble le plus à Bothwell ?

- C'est sur vous que doit tomber notre choix, répondit le colonel Dent.

- Sur mon honneur, je vous en remercie.» reprit M. Rochester.

Mlle Ingram s'était assise devant le piano avec une grâce orgueilleuse.Après avoir royalement étendu sa robe blanche, elle exécuta un préludebrillant, sans cesser néanmoins de parler.Ce soir-là, elle était enivrée ; ses paroles et son attitude semblaient vouloirexciter non seulement l'admiration, mais aussi l'étonnement de sesauditeurs : elle désirait les frapper par son éclat. Quant à moi, elle mesembla très hardie.

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«Oh ! reprit-elle en continuant à promener ses doigts sur l'instrumentsonore, je suis fatiguée des jeunes gens de nos jours, pauvres misérablescréatures, qui craindraient de dépasser la grille du parc de leur père, etmême d'y aller sans la permission de leur mère ou de leur gouverneur ; quine songent qu'à leur belle figure, à leurs mains blanches et à leurs petitspieds : comme si les hommes avaient rien à faire avec la beauté ! comme sile charme extérieur n'était pas l'héritage légitime et le privilège exclusif dela femme ! Je vous accorde qu'une femme laide est une tache dans lacréation, où tout est beau ; mais, quant aux hommes, ils ne doiventchercher que la force et le courage ; leur occupation, c'est la chasse et lecombat ; le reste ne vaut pas qu'on y pense. Voilà quelle serait ma devise,si j'étais homme !

«Quand je me marierai, continua-t-elle après une pause que personnen'interrompit, je ne veux pas trouver un rival dans mon mari ; je ne veuxvoir aucun prétendant près de mon trône. J'exigerai de lui un hommagecomplet ; je ne veux pas que son admiration soit partagée entre moi et lafigure qu'il verra dans sa glace. Maintenant, chantez, monsieur Rochester,et je vais vous accompagner.

- Je ne demande qu'à vous obéir, répondit-il.

- Tenez, voilà un chant de corsaire ; sachez que j'aime les corsaires ; ainsidonc, je vous prie de chanter con spirito. - Un ordre sorti des lèvres de Mlle Ingram animerait un marbre.

- Eh bien, alors, prenez garde ; car si la manière dont vous allez chanter neme plaît pas, pour vous faire honte, je vous montrerai moi-même commentcette romance doit être comprise.

- C'est offrir une prime à l'incapacité, et désormais je vais faire mes effortspour me tromper.

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- Gardez-vous-en bien ; si vous vous trompez volontairement, la punitionsera proportionnée à la faute.

- Mlle Ingram devrait être indulgente, car il lui est facile d'infliger unchâtiment plus grand que ne pourrait le supporter un homme.

- Oh ! expliquez-vous ! s'écria la jeune fille.

- Pardon, madame ; toute explication serait inutile ; votre instinct a dû vousapprendre qu'un regard sévère lancé par vos yeux est une peine capitale.

- Chantez, dit-elle en recommençant l'accompagnement.

- Voilà le moment de m'échapper,» pensai-je ; mais les notes quifrappèrent mes oreilles me forcèrent à rester.

Mme Fairfax m'avait annoncé que M. Rochester avait une belle voix ; elleétait puissante en effet et révélait la force de son âme ; elle était pénétranteet éveillait en vous d'étranges sensations. J'écoutai jusqu'à la dernièrevibration de ces notes pleines et sonores ; j'attendis que le mouvementcausé par les compliments d'usage se fût un peu calmé : alors je quittaimon coin, et je sortis par la porte de côté, qui heureusement était tout prèsde moi. Un corridor étroit conduisait dans la grande salle : je m'aperçus, enle traversant, que mon soulier était dénoué ; je m'agenouillai sur lepaillasson de l'escalier pour le rattacher ; j'entendis tout à coup la porte dela salle à manger s'ouvrir et des pas d'homme se diriger de mon côté ; jeme relevai précipitamment, et je me trouvai face à face avec M. Rochester.«Comment vous portez-vous ? me demanda-t-il.

- Très bien, monsieur.

- Pourquoi n'êtes-vous pas venue me parler dans le salon ?»

Je pensai que j'aurais bien pu lui retourner sa question ; mais n'osant pasprendre cette liberté, je lui répondis :

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«Vous aviez l'air occupé, et je n'aurais pas osé vous déranger, monsieur.

- Et qu'avez-vous fait pendant mon absence ?

- Rien de particulier ; j'ai continué à donner des leçons à Adèle.

- Et vous êtes devenue beaucoup plus pâle que vous n'étiez. Je l'airemarqué tout de suite ; dites-moi ce que vous avez.

- Je n'ai rien, monsieur.

- Avez-vous attrapé froid la nuit où vous m'avez à moitié noyé ?

- Pas le moins du monde.

- Retournez au salon, vous êtes partie trop tôt.

- Je suis fatiguée, monsieur.»

Il me regarda un instant.

«Et un peu triste, ajouta-t-il ; qu'avez-vous ? dites-le-moi, je vous en prie.

- Rien, rien, monsieur ; je ne suis pas triste.

- Je suis bien sûr du contraire ; vous êtes si triste que le moindre motamènerait des larmes dans vos yeux ; tenez, en voilà une qui brille et sebalance sur vos cils. Si j'avais le temps et si je ne craignais pas de voirapparaître quelque servante curieuse, je saurais ce que signifie tout cela ;allons, pour ce soir je vous excuse ; mais sachez qu'aussi longtemps quemes hôtes seront ici, je vous demande de venir tous les soirs dans le salon ;je le désire vivement ; faites-le, je vous en prie. Maintenant partez, etenvoyez Sophie chercher Adèle. Bonsoir, ma...»

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Il s'arrêta, mordit ses lèvres et me quitta brusquement.

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CHAPITRE XVIII

Les jours se passaient joyeusement à Thornfield, et l'activité régnaitdésormais dans le château ; quelle différence entre cette quinzaine et lestrois mois de tranquillité, de monotonie et de solitude que j'avais passésdans ces murs ! On avait chassé les sombres pensées et oublié les tristessouvenirs ; partout et toujours il y avait de la vie et du mouvement ; on nepouvait pas traverser le corridor, silencieux autrefois, ni entrer dans unedes chambres du devant, jadis inhabitées, sans y rencontrer une piquantefemme de chambre ou un mirliflore de valet.

La cuisine, la salle des domestiques, la grande salle du château, étaientégalement animées ; et le salon ne restait silencieux et vide que lorsqu'unciel bleu et un beau soleil de printemps invitaient les hôtes du château àfaire une petite promenade sur les terres de M. Rochester. Tout à coup lebeau temps cessa et fut remplacé par des pluies continuelles ; mais rien neput détruire la gaieté qui régnait à Thornfield, et quand il fut impossible dechercher des distractions au dehors, les plaisirs qu'offrait le châteaudevinrent plus animés et plus variés.

Lorsque les hôtes de M. Rochester déclarèrent qu'il fallait chercher desamusements nouveaux, je me demandai ce qu'ils pourraient inventer. Onavait parlé de charades ; mais, dans mon ignorance, je ne comprenais pasce que cela voulait dire. On appela les domestiques pour retirer les tablesde la salle à manger ; les lumières furent disposées différemment, et leschaises placées en cercle vis-à-vis de l'arche. Pendant que M. Rochester etses hôtes examinaient les préparatifs, les dames montaient et descendaientles escaliers en appelant leurs femmes de chambre. On demanda Mme

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Fairfax pour savoir ce qu'il y avait dans le château en fait de châles, derobes, de draperies de toute espèce ; les jupes de brocart, les robes de satin,les coiffures de dentelle renfermées dans les armoires du troisième furentdescendues par les femmes de chambre ; on choisit ceux des vêtements quipouvaient servir, et on les porta dans le boudoir attenant au salon.M. Rochester appela les dames autour de lui, afin de choisir celles quiferaient partie de sa charade.

«Mlle Ingram est certainement pour moi,» dit-il, après avoir nommé lesdeux demoiselles Eshton et Mme Dent.

Il se tourna vers moi ; je me trouvais près de lui au moment où il rattachaitle bracelet de Mme Dent. «Voulez-vous jouer ?» me demanda-t-il. Jesecouai la tête ; je craignais qu'il n'insistât, mais il n'en fit rien, et mepermit de retourner tranquillement à ma place ordinaire.

Il se retira derrière le rideau avec ceux qui faisaient partie de la mêmecharade que lui ; le reste de la compagnie, présidé par le colonel Dent,s'assit sur les chaises devant l'arche. M. Eshton m'ayant remarquée,demanda tout bas si l'on ne pourrait pas me faire une place ; mais ladyIngram répondit aussitôt :

«Non, elle a l'air trop stupide pour comprendre ce jeu.»

Au bout de quelque temps, on sonna une cloche, et le rideau fut tiré. Sousl'arche apparaissait sir George Lynn, enveloppé d'un long vêtement blanc ;un livre était ouvert sur une table placée devant lui ; Amy Eshton, assise àses côtés, était enveloppée dans le manteau de M. Rochester, et tenait unlivre à la main.Quelqu'un d'invisible fit retentir joyeusement la cloche ; Adèle, qui avaitdemanda à être avec son tuteur, bondit sur le théâtre et répandit autourd'elle le contenu d'une corbeille de fleurs qu'elle portait dans ses bras ;alors apparut la belle Mlle Ingram, vêtue de blanc, enveloppée d'un longvoile et le front orné d'une couronne de roses. M. Rochester marchait àcôté d'elle, et tous deux s'approchèrent de la table ; ils s'agenouillèrent ;

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Mme Dent et Louisa Eshton, également habillées de blanc, se placèrentderrière eux.Alors commença une cérémonie dans laquelle il était facile de reconnaîtrela pantomime d'un mariage. Lorsque tout fut fini, le colonel Dent, aprèsavoir un instant consulté ses voisins, s'écria :

«Bride (mariée) !»

M. Rochester s'inclina, et le rideau tomba. Un temps assez long s'écoulaavant qu'on recommençât, et lorsque le rideau fut tiré de nouveau, jem'aperçus que le théâtre avait été préparé avec plus de soin queprécédemment. Le salon, comme je l'ai déjà dit, était de deux marches plusélevé que la salle à manger ; on avait placé sur la plus haute de cesmarches un grand bassin de marbre que je reconnus pour l'avoir vu dans laserre, où il était ordinairement entouré de plantes rares et rempli depoissons rouges ; vu sa taille et son poids, on devait avoir eu beaucoup depeine à le transporter. M. Rochester, enveloppé dans des châles et portantun turban sur la tête, était assis à côté du bassin ; ses yeux noirs et son teintbasané s'harmonisaient bien avec son costume ; on eût dit un émir del'Orient ; puis je vis s'avancer Mlle Ingram ; elle aussi portait un costumeoriental : une écharpe rouge était nouée autour de sa taille ; un mouchoirbrodé retombait sur ses tempes ; ses bras bien modelés semblaientsupporter un vase gracieusement posé sur sa tête ; son attitude, son teint,ses traits, toute sa personne enfin, rappelaient quelque belle princesseisraélite du temps des patriarches ; et c'était bien là en effet ce qu'ellevoulait représenter.

Elle se pencha vers le bassin comme pour remplir la cruche qu'elle portait,et allait la poser de nouveau sur sa tête, lorsque l'homme couché se leva ets'approcha d'elle ; il sembla lui faire une demande. Aussitôt elle souleva sacruche pour lui donner à boire ; alors l'étranger prit une cassette cachéesous ses vêtements, l'ouvrit et montra à la jeune fille des bracelets et desboucles d'oreilles magnifiques.Celle-ci manifesta son étonnement et son admiration ; l 'étrangers'agenouilla près d'elle et mit la cassette à ses pieds ; mais les regards et les

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gestes de la belle israélite exprimèrent l'incrédulité et le ravissement ;cependant l'inconnu, s'avançant vers elle, attacha les bracelets à ses bras etles boucles à ses oreilles : C'étaient Eliézer et Rebecca ; les chameauxseuls manquaient au tableau.

M. Dent et ses compagnons se consultèrent de nouveau ; mais il paraîtqu'ils ne purent pas s'entendre sur le mot, car le colonel demanda à voir ledernier tableau avant de se décider. On baissa de nouveau le rideau.

Lorsqu'il fut tiré pour la troisième fois, on ne vit qu'une partie du salon ; lereste était caché par des tentures sombres et grossières ; le bassin demarbre avait été enlevé, et à la place on apercevait une table et une chaisede cuisine ; ces objets étaient éclairés par une faible lueur provenant d'unelanterne ; toutes les bougies avaient été éteintes.

Au milieu de cette triste scène était assis un homme ; ses mains jointesretombaient sur ses genoux et ses yeux se fixaient à terre ; je reconnus M.Rochester, malgré sa figure grimée, ses vêtements en désordre (une desmanches de son habit pendait, séparée de son bras, comme si elle eût étédéchirée dans une lutte), sa contenance désespérée, ses cheveux rudes ethérissés ; il remua, et on entendit un bruit de fer, car ses mains étaientenchaînées.

«Bridewelll ! s'écria aussitôt le colonel Dent. Et ce fut pour moi le signalque la charade était finie.

Lorsque les acteurs eurent repris leur costume ordinaire, ils rentrèrent dansla salle à manger ; M. Rochester conduisait Mlle Ingram ; elle lecomplimentait sur la manière dont il avait joué. «Savez-vous, dit-elle, que c'est dans votre dernier rôle que je vouspréfère ? si vous étiez né quelques années plus tôt, vous auriez fait ungalant bandit.

- Ai-je bien fait disparaître le fard de mon visage ? demanda-t-il en setournant vers elle.

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- Oui, malheureusement, car il vous allait bien.

- Alors, vous aimeriez un héros de grands chemins ?

- Oui, c'est ce que je préférerais après un bandit italien ; et ce dernier nepourrait être surpassé que par un pirate d'Orient.

- Eh bien, qui que je sois, rappelez-vous que vous êtes ma femme ; nousavons été mariés il y a une heure, en la présence de tous ces témoins.»

Elle rougit et se mit à rire.

«Maintenant, colonel Dent, dit M. Rochester, c'est à votre tour.»

Et au moment où le colonel se retira avec sa bande, lui et ses compagnonss'assirent sur les siéges vides ; Mlle Ingram se mit à sa droite, et chacunchoisit sa place. Je ne fis pas attention aux acteurs ; désormais le lever durideau n'avait plus aucun intérêt pour moi ; les spectateurs absorbaienttoute mon attention, mes yeux, fixés de temps en temps sur l'arène, étaienttoujours attirés malgré moi par le groupe des spectateurs. Je ne me rappelleplus le mot choisi par le colonel Dent, ni la manière dont les acteurss'acquittèrent de leurs rôles ; mais j'entends encore la conversation quisuivait chaque tableau ; je vois M. Rochester se tourner du côté de MlleIngram ; je la vois incliner sa tête vers lui, et laisser ses boucles noirestoucher son épaule et se balancer près de ses joues ; j'entends encore leursmurmures ; je me rappelle les regards qu'ils échangeaient, et je mesouviens même de l'impression que produisit sur moi ce spectacle. J'ai dit que j'aimais le maître de Thornfield. Je ne pouvais pas faire taire cesentiment, uniquement parce que M. Rochester ne prenait plus garde àmoi, parce qu'il pouvait passer des heures près de moi sans tourner uneseule fois les yeux de mon côté, parce que je voyais toute son attentionreportée sur une grande dame qui aurait craint de laisser le bas de sa robem'effleurer en passant, qui, lorsque son oeil noir et impérieux s'arrêtait parhasard de mon côté, détournait bien vite son regard d'un objet si indigne de

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sa contemplation. Je ne pouvais pas cesser de l'aimer parce que je sentaisqu'il épouserait bientôt cette jeune fille, parce que je lisais chaque jourdans la tenue de Mlle Ingram son orgueilleuse sécurité, parce qu'enfin, àchaque heure, je découvrais chez M. Rochester une sorte de courtoisie qui,bien qu'elle se fit rechercher plutôt qu'elle ne recherchait elle-même, étaitcaptivante dans son insouciance et irrésistible même dans son orgueil.

Toutes ces choses ne pouvaient ni bannir, ni même refroidir l'amour ; maiselles pouvaient créer le désespoir et engendrer la jalousie, si toutefois cesentiment était possible entre une femme dans ma position et une jeunefille dans la position de Mlle Ingram. Non, je n'étais pas jalouse, ou dumoins c'était très rare ; ce mal ne saurait exprimer ma souffrance : MlleIngram était au-dessous de ma jalousie ; elle était trop inférieure pourl'exciter. Pardonnez-moi cette apparente absurdité ; je veux dire ce que jedis : elle était brillante, mais non pas remarquable ; elle était belle,possédait certains talents, mais son esprit était pauvre et son coeur sec.Aucune fleur sauvage ne s'était épanouie sur ce sol ; aucun fruit naturel n'yavait mûri ; elle n'était ni bonne ni originale ; elle répétait de belles phrasesapprises dans des livres, mais elle n'avait jamais une opinion personnelle.Elle affectait le sentiment, et ne connaissait ni la sympathie ni la pitié ; iln'y avait en elle ni tendresse ni franchise ; sa nature se manifestaitquelquefois par la manière dont elle laissait percer son antipathie contre lapetite Adèle.Lorsque l'enfant s'approchait d'elle, elle la repoussait en lui donnantquelque nom injurieux ; d'autres fois, elle lui ordonnait de sortir de lachambre, et la traitait toujours avec aigreur et dureté. Je n'étais pas seule àétudier ses manifestations de son caractère : M. Rochester, l'époux futur,exerçait une incessante surveillance ; cette conscience claire et parfaite desdéfauts de sa bien-aimée, cette complète absence de passion à son égard,étaient pour moi une torture sans cesse renaissante.

Je voyais qu'il allait l'épouser pour des raisons de famille, ou peut-être pourdes raisons politiques, parce que son rang et ses relations lui convenaient.Je sentais qu'il ne lui avait pas donné son amour, et qu'elle n'était paspropre à gagner jamais ce précieux trésor ; là était ma plus vive

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souffrance ; c'était là ce qui nourrissait constamment ma fièvre : elle nepouvait pas lui plaire.

Si elle eût gagné la victoire, si M. Rochester eût été sincèrement éprisd'elle, j'aurais voilé mon visage ; je me serais tournée du côté de lamuraille et je serais morte pour eux, au figuré s'entend. Si Mlle Ingramavait été une femme bonne et noble, douée de force, de ferveur et d'amour,j'aurais eu à un moment une lutte douloureuse contre la jalousie et ledésespoir, et alors brisée un instant, mais victorieuse enfin, je l'auraisadmirée ; j'aurais reconnu sa perfection et j'aurais été calme pour le restede ma vie ; plus sa supériorité eût été absolue, plus mon admiration eût étéprofonde.Mais voir les efforts de Mlle Ingram pour fasciner M. Rochester, la voiréchouer toujours et ne pas même s'en douter, puisqu'elle croyait aucontraire que chaque coup portait ; m'apercevoir qu'elle s'enorgueillissaitde son succès, alors que cet orgueil la faisait tomber plus bas encore auxyeux de celui qu'elle voulait séduire ; être témoin de toutes ces choses,incessamment irritée et toujours forcée de me contraindre, voilà ce que jene pouvais supporter.

Chaque fois qu'elle manquait son but, je voyais si bien par quel moyen elleaurait pu réussir ! Chacune de ces flèches lancées contre M. Rochester etqui retombaient impuissantes à ses pieds, je savais que, dirigées par unemain plus sûre, elles auraient pu percer jusqu'au plus profond de ce coeurorgueilleux ; elles auraient pu amener l'amour dans ces sombres yeux, etadoucir cette figure sardonique ; et, même sans aucune arme. Mlle Ingrameût pu remporter une silencieuse victoire.

«Pourquoi n'a-t-elle aucune influence sur lui, pensais-je, elle qui peutl'approcher sans cesse ? Non, elle ne l'aime pas d'une véritable affection ;sans cela elle n'aurait pas besoin de ces continuels sourires, de cesincessants coups d'oeil, de ces manières étudiées, de ces grâcesmultipliées : il me semble qu'il lui suffirait de s'asseoir tranquillement prèsde lui, de parler peu et de regarder moins encore, et elle arriverait plusdirectement à son coeur. J'ai vu sur les traits de M. Rochester une

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expression bien plus douce que celle qu'excitent chez lui les avances deMlle Ingram, mais alors cette expression lui venait naturellement et n'étaitpas provoquée par des manoeuvres calculées : il suffisait d'accepter sesquestions, d'y répondre sans prétention, de lui parler sans grimace : alors ildevenait plus doux et plus aimable, et vous échauffait de sa proprechaleur ; comment fera-t-elle pour lui plaire lorsqu'ils seront mariés ? Je necrois pas qu'elle le puisse ; et pourtant ce ne serait pas difficile, et unefemme pourrait être bien heureuse avec lui.»Rien de ce que j'ai dit jusqu'ici ne peut faire supposer que je blâmais M.Rochester de se marier par intérêt et pour des convenances. Je fus étonnéelorsque je découvris son intention ; je ne croyais pas qu'il pût être influencépar de tels motifs dans le choix d'une femme : mais plus je considéraisl'éducation, la position des deux époux futurs, moins je me sentais portée àles blâmer d'agir d'après des idées qui devaient leur avoir été inspirées dèsleur enfance ; dans leur classe, tous avaient les mêmes principes, et jecomprenais qu'ils ne pussent pas voir les choses sous le même aspect quemoi. Il me semblait qu'à sa place je n'aurais voulu prendre pour femmequ'une jeune fille aimée.«Mais les avantages d'une telle union, pensais-je, sont si évidents que toutle monde les verrait comme moi, s'il n'y avait pas quelque autre raison queje ne puis pas bien comprendre.»

Là, comme toujours, j'étais indulgente pour M. Rochester ; j'oubliais sesdéfauts que j'avais jadis étudiés avec tant de soin. Autrefois, je m'étaisefforcée de voir tous les côtés de son caractère, d'examiner ce qu'il y avaiten lui de bon et de mauvais, afin que mon jugement fût équitable ; mais jen'apercevais plus que le bon.

Le ton de sarcasme qui, quelques semaines auparavant, m'avait repoussée,la dureté qui m'avait révoltée, m'impressionnaient tout différemment : j'ytrouvais une sorte d'âcreté savoureuse, un sel piquant qui semblaitpréférable à la fadeur ; cette expression sinistre, douloureuse, fine oudésespérée, qu'un observateur attentif eût pu voir briller de temps en tempsdans ses yeux, mais qui disparaissait avant qu'on eût pu en mesurerl'étrange profondeur ; cette vague expression qui me faisait trembler

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comme si, marchant sur des montagnes volcaniques, le sol avait tout àcoup frémi sous mes pas ; cette expression que je contemplais quelquefoistranquille et le coeur gonflé, mais sans jamais sentir mes nerfs se paralyser,au lieu de désirer la fuir, j'aspirais à la deviner.Je trouvais Mlle Ingram heureuse, parce que je me disais qu'un jour ellepourrait regarder dans l'abîme, en explorer les secrets, en analyser lanature.

Pendant que je ne pensais qu'à mon maître et à sa future épouse, que je nevoyais qu'eux, que je n'entendais que leurs discours, que je ne faisaisattention qu'à leurs mouvements, les autres invités de M. Rochester étaientégalement occupés de leur intérêt et de leur plaisir. Lady Lynn et ladyIngram continuaient leurs solennelles conférences, baissaient leurs deuxturbans l'un vers l'autre et agitaient leurs quatre mains avec surprise,mystère ou horreur, selon le sujet de leur commérage ; la douce Mme Dentcausait avec la bonne Mme Eshton, et toutes deux me souriaient de tempsen temps, ou m'adressaient une parole aimable. Sir George Lynn, lecolonel Dent et Mme Eshton discutaient sur la politique, la justice ou lesaffaires du comté ; lord Ingram babillait avec Amy Eshton ; Louisa jouaitou chantait avec un des messieurs Lynn, et Mary Ingram écoutait avecindolence les galants propos de l'autre. Quelquefois tous, comme par unconsentement mutuel, suspendaient leur conversation pour observer lesprincipaux acteurs : car après tout, M. Rochester et Mlle Ingram,puisqu'elle était intimement liée à lui, étaient la vie et l'âme de toute las o c i é t é ; s i M . R o c h e s t e r s ' a b s e n t a i t u n e h e u r e s e u l e m e n t ,l'engourdissement s'emparait aussitôt de ses hôtes ; et lorsqu'il rentrait, unnouvel élan était donné à la conversation, qui reprenait sa vivacité.

Le besoin de sa présence se fit particulièrement sentir un jour où il futappelé à Millcote pour ses affaires ; il ne devait revenir que tard. Le temps était humide ; on s'était proposé d'aller voir un camp deBohémiens arrivés dernièrement dans une commune au delà de Hay ; maisla pluie força d'abandonner ce projet ; plusieurs messieurs partirent visiterles étables, les plus jeunes allèrent jouer au billard avec quelques dames.Lady Ingram et Lady Lynn se mirent tranquillement aux cartes ; Blanche

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Ingram, après avoir fatigué par son silence dédaigneux Mme Dent et MmeEshton, qui voulaient l'associer à leur conversation, se mit à fredonner uneromance sentimentale en s'accompagnant du piano ; puis elle alla chercherun roman, se jeta d'un air indifférent sur le sofa, et se prépara à charmerpar une amusante fiction les heures de l'absence. Toute la maison étaitsilencieuse ; de temps en temps seulement on entendait de joyeux éclats derire dans la salle de billard.

La nuit approchait ; on avait déjà sonné la cloche pour avertir que l'heurede s'habiller était venue, quand la petite Adèle, agenouillée à mes piedsdevant la fenêtre du salon, s'écria :

«Voilà M. Rochester qui revient.»

Je me retournai ; Mlle Ingram se leva, et tout le monde regarda vers lafenêtre, car au même instant on entendit des piétinements et un bruit deroues dans l'allée du château ; on vit avancer une chaise de poste.

«Pourquoi revient-il en voiture ? dit Mlle Ingram ; il est parti sur soncheval Mesrour, et Pilote l'accompagnait ; qu'a-t-il pu faire du chien ?»

En disant ces mots, elle approcha sa grande taille et ses amples vêtementssi près de la fenêtre, que je fus obligée de me jeter brusquement en arrière :dans son empressement, elle ne m'avait pas remarquée ; mais lorsqu'elleme vit, elle releva dédaigneusement sa lèvre orgueilleuse et alla vers uneautre fenêtre. La chaise de poste s'arrêta.Le conducteur sonna et un monsieur descendit en habit de voyage. Au lieude M. Rochester, j'aperçus un étranger, grand et aux manières élégantes.

«Mon Dieu, que c'est irritant ! s'écria Mlle Ingram ; et vous, insupportablepetit singe, ajouta-t-elle en s'adressant à Adèle, qui vous a perchée sur cettefenêtre pour donner de faux renseignements ?»

Elle jeta un regard mécontent sur moi, comme si j'étais cause de cetteméprise.

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On entendit parler dans la grande salle, et le nouveau venu fut introduit ; ilsalua lady Ingram, parce qu'elle lui parut la dame la plus âgée de la société.

«Il paraît que j'ai mal choisi mon moment, madame, dit-il ; mon ami M.Rochester est absent ; mais je viens d'un long voyage, et je compte assezsur notre ancienne amitié pour m'installer ici jusqu'à son retour.»

Ses manières étaient polies ; son accent avait quelque chose de toutparticulier ; il ne me semblait ni étranger ni Anglais ; il pouvait avoir lemême âge que M. Rochester, de trente à quarante ans. Si son teint n'avaitpas été si jaune, le nouveau venu aurait été beau, surtout au premier coupd'oeil ; en regardant de plus près, on trouvait dans sa figure quelque chosequi déplaisait ; ou plutôt il lui manquait ce qu'il faut pour plaire ; ses traitsétaient réguliers, mais mous ; ses yeux grands et bien fendus, maisinanimés. Telle fut du moins l'impression qu'il me produisit.

La cloche dispersa les invités, et ce ne fut qu'après le dîner que je revisl'étranger ; ses manières n'étaient plus gênées, mais sa figure me plut moinsencore qu'avant ; ses traits étaient à la fois immobiles et désordonnés ; sesyeux erraient sur tous les objets, sans même en avoir conscience ; sonregard était étrange. Bien que sa figure fût assez belle et assez aimable, elleme repoussait ; ce visage ovale manquait de puissance ; cette petite bouchevermeille, de fermeté ; il n'y avait rien de pensif dans ce front bas ; cesyeux bruns et troubles n'exprimaient jamais le commandement. Assise à ma place ordinaire, je pouvais le voir facilement, car il étaitéclairé en plein par les candélabres de la cheminée ; il s'était placé dans lefauteuil le plus près du feu, et s'avançait de plus en plus vers la flamme,comme s'il avait froid. Je le comparai à M. Rochester ; il me semblequ'entre un jars bien lisse et un faucon sauvage, entre une douce brebis etson gardien, le dogue à la peau rude et à l'oeil aiguisé, la différence ne doitpas être beaucoup plus grande.

Il avait parlé de M. Rochester comme d'un ancien ami ; curieuse amitié !Preuve évidente de la vérité de l'ancien dicton : les extrêmes se touchent.

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Deux ou trois messieurs l'entouraient, et j'entendais de temps en temps desfragments de leur conversation ; d'abord je ne pus pas bien comprendre.Louisa Eshton et Mary Ingram, qui étaient assises près de moi,m'empêchaient de tout entendre ; elles aussi parlaient de l'étranger ; toutesles deux le trouvaient très beau ; Louisa prétendait que c'était unecharmante créature et qu'elle l'adorait ; Marie faisait remarquer son nezdélicat et sa petite bouche, qui lui semblaient d'une beauté idéale.

«Comme son front est doux ! s'écria Louisa ; son visage n'a aucune de cesirrégularités que je déteste tant ; quelle tranquillité dans son oeil et dansson sourire !»

À mon grand contentement, M. Henry Lynn les appela à l'autre bout de lachambre pour leur parler de l'excursion projetée à la commune de Hay.

Je pus alors concentrer toute mon attention sur le groupe placé près dufeu ; j'appris que le nouveau venu s'appelait M. Mason, qu'il venait dedébarquer en Angleterre, et qu'il arrivait d'un pays chaud ; je m'expliquaialors la couleur de sa figure, son empressement à s'approcher du feu, et jecompris pourquoi il portait un manteau même à la maison.Les mots Jamaïque, Kingston, villes espagnoles, m'indiquèrent qu'il avaitrésidé aux Indes Occidentales. Je ne fus pas peu étonnée lorsque j'apprisque c'était là qu'il avait vu M. Rochester pour la première fois, et il dit queson ami n'aimait pas les brûlantes chaleurs, les ouragans et les saisonspluvieuses de ces pays. Je savais par Mme Fairfax que M. Rochester avaitvoyagé, mais je croyais qu'il s'était borné à visiter l'Europe. Jusque-là, pasun mot n'avait pu me faire supposer qu'il eût erré sur des rives éloignées.

Je réfléchissais, lorsqu'un incident tout à fait inattendu vint rompre marêverie. M. Mason, qui grelottait chaque fois qu'on ouvrait une porte,demanda d'autre charbon pour mettre dans le feu, qui avait cessé deflamber, bien qu'un amas de cendres rouges répandit encore une grandechaleur. Le domestique, après avoir apporté le charbon, s'arrêta près deMme Eshton, et lui dit quelque chose à voix basse ; je n'entendis que ces

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mots : «Une vieille femme très ennuyeuse.

«Dites-lui qu'on la mettra en prison si elle ne veut pas partir, répondit lemagistrat.

- Non, arrêtez, interrompit le colonel Dent, ne la renvoyez pas, Eshton ;nous pouvons nous en servir ; consultons d'abord les dames.» Et ilcontinua à haute voix : «Mesdames, vous vouliez aller visiter le camp desBohémiens à la commune de Hay ; Sam vient de nous dire qu'une de cesvieilles sorcières est dans la salle des domestiques et demande à êtreprésentée à la société pour dire la bonne aventure ; désirez-vous la voir ?

- Certainement, colonel, s'écria lady Ingram, vous n'encouragerez pas unesi grossière imposture ; renvoyez cette femme d'une façon ou d'une autre. - Mais je ne puis la faire partir, madame, dit Sam, ni les autresdomestiques non plus ; dans ce moment-ci Mme Fairfax l'engage à seretirer, mais elle s'est assise au coin de la cheminée, et dit que rien ne l'enfera sortir jusqu'au moment où on l'aura présentée ici.

- Et que veut-elle ? demanda Mme Eshton.

- Dire la bonne aventure, madame, et elle a juré qu'elle y réussirait.

- Comment est-elle ? demandèrent les demoiselles Eshton.

- Oh ! horriblement laide, mesdemoiselles ; presque aussi noire que la suie.

- C'est une vraie sorcière alors, s'écria Frédéric Lynn ; qu'on la fasseentrer !

- Certainement, répondit son frère, ce serait dommage de perdre ce plaisir.

- Mes chers enfants, y pensez-vous ? s'écria lady Lynn.

- Je ne supporterai pas une semblable chose, ajouta lady Ingram.

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- En vérité, ma mère ? et pourtant il le faudra, s'écria la voix impérieuse deBlanche, en se tournant sur le tabouret du piano, où jusque-là elle étaitdemeurée silencieuse à examiner de la musique ; je suis curieused'entendre ma bonne aventure. Sam, faites entrer cette femme.

- Ma Blanche chérie ! songez...

- Je sais tout ce que vous pourrez me dire, mais je veux qu'on m'obéisse.Allons, dépêchez-vous, Sam.

- Oui, oui, oui, s'écrièrent tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles ;faites-la entrer, cela nous amusera.»

Le domestique hésita encore un instant.

«Elle a l'air d'une femme si grossière ! dit-il.

- Allez,» s'écria Mlle Ingram ; et Sam partit.

Aussitôt l'animation se répandit dans le salon ; un feu roulant de raillerieset de plaisanteries avait déjà commencé lorsque Sam rentra. «Elle ne veut pas venir maintenant, dit-il ; elle prétend que ce n'est pas samission de paraître ainsi devant un vil troupeau (ce sont ses expressions).Il faut, dit-elle, que je la mène dans une chambre où ceux qui voudront laconsulter viendront l'un après l'autre.

- Vous voyez, ma royale Blanche, elle devient de plus en plus exigeante ;soyez raisonnable, mon bel ange.

- Menez-la dans la bibliothèque, s'écria impérieusement le bel ange. Cen'est pas ma mission non plus de l'entendre devant un vil troupeau. Je veuxl'avoir pour moi seule. Y a-t-il du feu dans la bibliothèque ?

- Oui, madame ; mais elle a l'air si intraitable !

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- Cessez votre bavardage, lourdaud, et obéissez-moi.»

Sam sortit, et le mystère, l'animation, l'attente, s'emparèrent de nouveaudes esprits.

«Elle est prête maintenant, dit le domestique en entrant, et désire savoirquelle est la première personne qu'elle va voir.

- Je crois bien que je ferais mieux de jeter un coup d'oeil sur cette sorcièreavant de laisser les dames s'entretenir avec elle, s'écria le colonel Dent ;dites-lui, Sam, que c'est un monsieur qui va venir.»

Sam sortit et rentra bientôt.

«Elle ne veut pas, dit-elle, recevoir de messieurs ; ils n'ont que faire de sedéranger.» Puis il ajouta en réprimant avec peine un sourire : «Elle ne veuts'entretenir qu'avec les femmes jeunes et pas mariées.

- Par Dieu, elle a du goût,» s'écria Henri Lynn.

Mlle Ingram se leva avec solennité.

«J'irai la première, dit-elle d'un ton tragique.

- Oh ! ma chérie, réfléchissez !» s'écria sa mère.

Mais Blanche passa silencieusement devant lady Ingram, franchit la porteque le colonel Dent tenait ouverte, et nous l'entendîmes entrer dans labibliothèque. Il s'ensuivit un silence relatif ; lady Ingram pensa que c'était le cas dejoindre les mains, et elle le fit en conséquence ; Marie déclara que, quant àelle, elle n'oserait jamais s'aventurer ; Amy et Louisa riaient tout bas etsemblaient un peu effrayées.

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Le temps parut long ; un quart d'heure s'écoula sans qu'on entendît ouvrirla porte de la bibliothèque ; enfin, Mlle Ingram revint par la salle à manger.

Allait-elle rire et prendre tout cela en plaisanterie ? Tous les yeux sefixèrent sur elle avec curiosité. Elle répondit à ces regards par un coupd'oeil froid ; elle n'était ni gaie ni agitée ; elle s'avança majestueusementvers sa place, et s'assit en silence.

«Eh bien ! Blanche ? dit lord Ingram.

- Que vous a-t-elle dit, ma soeur ? demanda Marie.

- Que pensez-vous d'elle ? Est-elle une vraie diseuse de bonne aventure ?s'écrièrent les demoiselles Eshton.

- Mes bons amis, répondit Mlle Ingram, ne m'accablez pas ainsi dequestions ! Vraiment votre curiosité et votre crédulité sont facilementexcitées : par l'importance que vous attachez tous, ma mère même, à toutceci, on croirait que nous avons dans la maison quelque savant génie, amidu diable. J'ai simplement vu une Bohémienne vagabonde qui a étudié lascience de la chiromancie ; elle m'a dit ce que disent toujours ces gens-là ;mais ma fantaisie est satisfaite, et je pense que M. Eshton fera bien de lajeter en prison demain, comme il l'en a menacée.»

Mlle Ingram prit un livre, se pencha sur sa chaise, et de cette manièrecoupa court à toute conversation. Je l'examinai une demi-heure environ ;pendant ce temps elle ne tourna pas une seule page de son livre ; sonvisage s'obscurcissait, devenait de plus en plus mécontent, et indiquait unévident désappointement.Certainement elle n'avait pas été charmée de ce qu'on lui avait dit ; sonsilence et sa mauvaise humeur prolongée me prouvaient, malgré sonindifférence affectée, qu'elle attachait une grande importance auxrévélations qui venaient de lui être faites.

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Marie Ingram, Amy et Louisa Eshton déclarèrent qu'elles n'oseraient pointaller seules, et pourtant elles désiraient voir la sorcière ; une négociationfut ouverte par le moyen de l'ambassadeur Sam. Il y eut tant d'allées etvenues que le malheureux Sam devait avoir les jambes brisées. Pourtant,après avoir fait bien des difficultés, la rigoureuse sibylle permit enfin auxtrois jeunes filles de venir ensemble.

Leur visite ne fut pas aussi tranquille que celle de Mlle Ingram : onentendait de temps en temps des ricanements et des petits cris ; au bout devingt minutes, elles ouvrirent précipitamment la porte, traversèrent lagrande salle en courant et arrivèrent tout agitées.

«Ce n'est pas grand-chose de bon, s'écrièrent-elles toutes ensemble ; ellenous a dit tant de choses ! elle sait tout ce qui nous concerne !»

En prononçant ces mots, elles tombèrent essoufflées sur les sièges que lesjeunes gens s'étaient empressés de leur apporter.

On leur demanda de s'expliquer plus clairement ; elles déclarèrent que lasorcière leur avait répété ce qu'elles avaient fait et dit lorsqu'elles étaientenfants, qu'elle leur avait parlé des livres et des ornements qui setrouvaient dans leurs boudoirs, des souvenirs que leur avaient donnés leursamis ; elles affirmèrent aussi que la sorcière connaissait même leurspensées, et qu'elle avait murmuré à l'oreille de chacune la chose qu'elledésirait le plus et le nom de la personne qu'elle aimait le mieux au monde. Ici les jeunes gens demandèrent de plus amples explications sur les deuxderniers points : mais les jeunes filles ne purent que rougir, balbutier etsourire ; les mères présentèrent des éventails à leurs filles, et répétèrentencore qu'on avait eu tort de ne pas suivre leurs conseils ; les vieuxmessieurs riaient, et les jeunes gens offraient leurs services aux jeunesfilles agitées.

Au milieu de ce tumulte et pendant que j'étais absorbée par la scène qui sepassait devant moi, quelqu'un me toucha le coude ; je me retournai et je visSam.

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«La sorcière dit qu'il y a dans la chambre une jeune fille à laquelle elle n'apas encore parlé, et elle a juré de ne pas partir avant de l'avoir vue. J'aipensé que ce devait être vous, car il n'y a personne autre ; que dois-je luidire ?

- Oh ! j'irai !» répondis-je.

J'étais contente de pouvoir satisfaire ainsi ma curiosité, qui venait d'être sivivement excitée. Je sortis de la chambre sans que personne me vît, cartout le monde était occupé des trois tremblantes jeunes filles.

«Si vous désirez, mademoiselle, me dit Sam, je vous attendrai dans la salle,dans le cas où elle vous ferait peur ; vous n'auriez qu'à m'appeler et jeviendrais tout de suite.

- Non, Sam, retournez à la cuisine ; je n'ai pas peur le moins du monde.»

C'était vrai, je n'avais pas peur ; mais tout cela m'intéressait et excitait macuriosité.

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CHAPITRE XIX

La bibliothèque était tranquille ; la sibylle, assise sur un fauteuil au coin dela cheminée, portait un manteau rouge, un chapeau noir, ou plutôt unecoiffure à larges bords attachée au-dessous du menton à l'aide d'unmouchoir de toile ; sur la table se trouvait une chandelle éteinte ; laBohémienne était penchée vers le foyer et lisait à la lueur des flammes unpetit livre semblable à un livre de prières ; en lisant elle marmottait touthaut, comme le font souvent les vieilles femmes. Elle n'interrompit pas salecture en me voyant entrer : il paraît qu'elle désirait finir un paragraphe.

Je m'avançai vers le feu, et je réchauffai mes mains qui s'étaient refroidiesdans le salon, car je n'osais pas m'approcher de la cheminée. Je n'avaisjamais été plus calme ; du reste, rien dans l'extérieur de la Bohémiennen'était propre à troubler. Elle ferma son livre et me regarda lentement ; lebord de son chapeau cachait en partie son visage ; cependant, lorsqu'elleleva la tête, je pus remarquer que sa figure était singulière : elle était d'unbrun foncé ; on voyait passer sous le mouchoir blanc qui retenait sonchapeau quelques boucles de cheveux qui venaient effleurer ses joues ouplutôt sa bouche. Elle fixa sur moi son regard direct et hardi.

«Eh bien ! vous voulez savoir votre bonne aventure ? dit-elle, d'une voixaussi décidée que son regard, aussi dure que ses traits.

- Je n'y tiens pas beaucoup, ma mère ; vous pouvez me la dire si cela vousplaît, mais je dois vous avérer que je ne crois pas à votre science.

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- Voilà une impudence qui ne m'étonne pas de vous ; je m'y attendais ; vospas me l'avaient annoncé, lorsque vous avez franchi le seuil de la porte. - Vous avez l'oreille fine ?

- Oui, et l'oeil prompt et le cerveau actif.

- Ce sont trois choses bien nécessaires dans votre état.

- Surtout lorsque j'ai affaire à des gens comme vous ; pourquoi netremblez-vous pas ?

- Je n'ai pas froid.

- Pourquoi ne pâlissez-vous pas ?

- Je ne suis pas malade.

- Pourquoi n'interrogez-vous pas mon art ?

- Je ne suis pas niaise.»

La vieille femme cacha un sourire, puis prenant une pipe courte et noire,elle l'alluma et se mit à fumer ; après avoir aspiré quelques bouffées de ceparfum calmant, elle redressa son corps courbé, retira la pipe de ses lèvres,et regardant le feu, elle dit d'un ton délibéré :

«Vous avez froid, vous êtes malade et niaise.

- Prouvez-le, dis-je.

- Je vais le faire, et en peu de mots : vous avez froid, parce que vous êtesseule ; aucun contact n'a encore fait jaillir la flamme du feu qui brûle envous : vous êtes malade, parce que vous ne connaissez pas le meilleur, le

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plus noble et le plus doux des sentiments que le ciel ait accordés auxhommes : vous êtes niaise, parce que vous auriez beau souffrir, vousn'inviteriez pas ce sentiment à s'approcher de vous ; vous ne feriez mêmepas un effort pour aller le trouver là où il vous attend.»

Elle plaça de nouveau sa pipe noire entre ses lèvres, et recommença àfumer avec force.

«Vous pourriez dire cela à presque tous ceux qui vivent solitaires etdépendants dans une grande maison.

- Oui, je pourrais le dire ; mais serait-ce vrai pour presque tous ?

- Pour presque tous ceux qui sont dans ma position.

- Oui, dans votre position ; mais trouvez-moi une seule personne placéeexactement dans votre position. - Il serait facile d'en trouver mille.

- Je vous dis que vous auriez peine à en trouver une. Si vous saviez quelleest votre situation ! bien près du bonheur, au moment de l'atteindre ; leséléments en sont prêts ; il ne faut qu'un seul mouvement pour les réunir : lehasard les a éloignés les uns des autres ; qu'ils soient rapprochés, et lerésultat sera beau.

- Je ne comprends pas les énigmes ; Je n'ai jamais su les deviner.

- Vous voulez que je parle plus clairement ? Montrez-moi la paume devotre main.

- Je suppose qu'il faut la croiser avec de l'argent ?

- Certainement.»

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Je lui donnai un schelling ; elle le mit dans un vieux bas qu'elle retira de sapoche, et après l'avoir attaché, elle me dit d'ouvrir la main. J'obéis ; ellel'approcha de sa figure et la regarda sans la toucher.

«Elle est trop fine, dit-elle, je ne puis rien faire d'une semblable main ; ellen'a presque pas de lignes, et puis, que peut-on voir dans une paume ? cen'est pas là que la destinée est écrite.

- Je vous crois, répondis-je.

- Non, continua-t-elle, c'est sur la figure, sur le front, dans les yeux, dansles lignes de la bouche ; agenouillez-vous et regardez-moi.

- Ah ! vous approchez de la vérité, répondis-je en obéissant ; je seraibientôt forcée de vous croire.»

Je m'agenouillai à un demi-mètre d'elle ; elle remua le feu, et le charbonjeta une vive clarté. Mais elle s'assit de manière à être encore plus dansl'ombre ; moi seule j'étais éclairée.

«Je voudrais savoir avec quel sentiment vous êtes venue vers moi, medit-elle après m'avoir examinée un instant ; je voudrais savoir quellespensées occupent votre esprit pendant les longues heures que vous passezdans ce salon, près de ces gens élégants qui s'agitent devant vous commeles ombres d'une lanterne magique : car entre vous et eux il n'y a pas plusde communication et de sympathie qu'entre des hommes et des ombres. - Je suis souvent fatiguée, quelquefois ennuyée, rarement triste.

- Alors quelque espérance secrète vous soutient et murmure à votre oreillede belles promesses pour l'avenir.

- Non ; tout ce que j'espère, c'est de gagner assez d'argent pour pouvoir unjour établir une école dans une petite maison que je louerai.

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- Ces idées ne sont propres qu'à distraire votre imagination pendant quevous êtes assise dans le coin de la fenêtre ; vous voyez que je connais voshabitudes.

- Vous les aurez apprises par les domestiques.

- Ah ! vous croyez montrer de la pénétration ; eh bien ! à parlerfranchement, je connais ici quelqu'un, Mme Poole.»

Je tressaillis en entendant ce nom.

«Ah ! ah ! pensai-je, il y a bien vraiment quelle chose d'infernal dans toutceci.

- N'ayez pas peur, continua l'étrange Bohémienne, Mme Poole est unefemme sûre, discrète et tranquille ; on peut avoir confiance en elle. Maispendant que vous êtes assise au coin de votre fenêtre, ne pensez-vous qu'àvotre future école ! Parmi tous ceux qui occupent les chaises ou les divansdu salon, n'y en a-t-il aucun qui ait pour vous un intérêt actuel ?n'étudiez-vous aucune figure ? N'y en a-t-il pas une dont vous suivez lesmouvements, au moins avec curiosité ?

- J'aime à observer toutes les figures et toutes les personnes.

- Mais n'en remarquez-vous pas une plus particulièrement, ou mêmedeux ?

- Oh ! si, et bien souvent ; lorsque les regards ou les gestes de deuxpersonnes semblent raconter une histoire, j'aime à les regarder.

- Quel est le genre d'histoire que vous préférez !

- Oh ! je n'ai pas beaucoup de choix ; elles roulent presque toutes sur lemême thème : l'amour, et promettent le même dénoûment : le mariage. - Et aimez-vous ce thème monotone ?

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- Peu m'importe ; cela m'est assez indifférent.

- Cela vous est indifférent ? Quand une femme jeune, belle, pleine de vie etde santé, charmante de beauté, douée de tous les avantages du rang et de lafortune, sourit à un homme, vous...

- Eh bien !

- Vous pensez peut-être...

- Je ne connais aucun des messieurs ici ; c'est à peine si j'ai échangé uneparole avec l'un d'eux, et quant à ce que j'en pense, c'est facile à dire :quelques-uns me semblent dignes, respectables et d'un âge mur ; d'autresjeunes, brillants, beaux et pleins de vie ; mais certainement tous sont bienlibres de recevoir les sourires de qui leur plaît, sans que pour cela je désireun seul instant être à la place des jeunes filles courtisées.

- Vous ne connaissez pas les messieurs qui demeurent au château ? Vousn'avez pas échangé un seul mot avec eux, dites-vous ? Oserez-vous mesoutenir que vous n'avez jamais parlé au maître de la maison ?

- Il n'est pas ici.

- Remarque profonde, ingénieux jeu de mots ! il est parti pour Millcote cematin, et sera de retour ce soir ou demain ; est-ce que cette circonstancevous empêcherait de le connaître ?

- Non, mais je ne vois pas le rapport qu'il y a entre M. Rochester et ce dontvous me parliez tout à l'heure.

- Je vous parlais des dames qui souriaient aux messieurs, et dernièrementtant de sourires ont été versés dans les yeux de M. Rochester, que ceux-cidébordent comme des coupes trop pleines. Ne l'avez-vous pas remarqué ?

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- M. Rochester a le droit de jouir de la société de ses hôtes.

- Je ne vous questionne pas sur ses droits ; mais n'avez-vous pas remarquéque, de tous ces petits drames qui se jouaient sous vos yeux, celui de M.Rochester était le plus animé ? - L'avidité du spectateur excite la flamme de l'acteur.»

En disant ces mots, c'était plutôt à moi que je parlais qu'à la Bohémienne ;mais la voix étrange, les manières, les discours de cette femme, m'avaientjetée dans une sorte de rêve ; elle me lançait des sentences inattenduesl'une après l'autre, jusqu'à ce qu'elle m'eût complètement déroutée. Je medemandais quel était cet esprit invisible qui, pendant des semaines, étaitresté près de mon coeur pour en étudier le travail et en écouter lespulsations.

«L'avidité du spectateur ? répéta-t-elle ; oui, M. Rochester est resté desheures prêtant l'oreille aux lèvres fascinantes qui semblaient si heureusesde ce qu'elles avaient à communiquer, et M. Rochester paraissait satisfaitde cet hommage, et reconnaissant de la distraction qu'on lui accordait. Ah !vous avez remarqué cela ?

- Reconnaissant ! je ne me rappelle pas avoir jamais vu sa figure exprimerla gratitude.

- Vous l'avez donc analysée ? qu'exprimait-elle alors ?»

Je ne répondis pas.

«Vous y avez vu l'amour, n'est-ce pas ? et, regardant dans l'avenir, vousavez vu M. Rochester marié et sa femme heureuse ?

- Non pas précisément ; votre science vous fait quelquefois défaut.

- Alors, que diable avez-vous vu ?

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- N'importe ; je venais vous interroger et non pas me confesser ; c'est unechose connue que M. Rochester va se marier.

- Oui, avec la belle Mlle Ingram.

- Enfin !

- Les apparences, en effet, semblent toutes annoncer ce mariage, et ce seraun couple parfaitement heureux, bien que, avec une audace qui mériteraitun châtiment, vous sembliez en douter ; il aimera cette femme noble, belle,spirituelle, accomplie en un mot.Quant à elle, il est probable qu'elle aime M. Rochester, ou du moins sonargent ; je sais qu'elle considère les domaines de M. Rochester commedignes d'envie, quoique, Dieu me le pardonne, je lui ai dit tout à l'heure surce sujet quelque chose qui l'a rendue singulièrement grave ; les coins de sabouche se sont abaissés d'un demi pouce. Je conseillerai à son tristeadorateur de faire attention ; car si un autre vient se présenter avec unefortune plus brillante et moins embrouillée, c'en est fait de lui.

- Je ne suis pas venue pour entendre parler de la fortune de M. Rochester,mais pour connaître ma destinée, et vous ne m'en avez encore rien dit.

- Votre destinée est douteuse ; quand j'examine votre figure, un trait encontredit un autre. La fortune a mis en réserve pour vous une richemoisson de bonheur ; je le sais, je le savais avant de venir ici : car je l'aimoi-même vue faire votre part et la mettre de côté. Il dépend de vousd'étendre la main et de la prendre ; et j'étudie votre visage pour savoir sivous le ferez. Agenouillez-vous encore sur le tapis.

- Ne me gardez pas trop longtemps ainsi ; le feu me brûle.»

Je m'agenouillai. Elle ne s'avança pas vers moi, mais elle se contenta de meregarder, en s'appuyant le dos sur sa chaise ; puis elle se mit à murmurer :

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«Voilà des yeux remplis de flamme et qui scintillent comme la rosée ; ilssont doux et pleins de sentiment : mon jargon les fait sourire ; ainsi doncils sont susceptibles : les impressions se suivent rapidement dans leurtransparent orbite ; quand ils cessent de sourire, ils deviennent tristes : unelassitude, dont ils n'ont même pas conscience, appesantit leurs paupières ;cela indique la mélancolie résultant de l'isolement : ils se détournent demoi, ils ne veulent pas être examinés plus longtemps ; ils semblent nier,par leur regard moqueur, la vérité de mes découvertes, nier leur sensibilitéet leur tristesse ; mais cet orgueil et cette réserve me confirment dans monopinion.Les yeux sont favorables.

«Quant à la bouche, elle se plaît quelquefois à rire ; elle est disposée àraconter tout ce qu'a conçu le cerveau, mais elle reste silencieuse sur cequ'a éprouvé le coeur ; elle est mobile et flexible, et n'a jamais été destinéeà l'éternel silence de la solitude ; c'est une bouche faite pour parlerbeaucoup, sourire souvent, et avoir pour interlocuteur un être aimé. Elleaussi est propice.

«Dans le front seulement, je vois un ennemi de l'heureuse destinée que j'aiprédite. Ce front a l'air de dire : «Je peux vivre seule, si ma dignité et lescirconstances l'exigent ; je n'ai pas besoin de vendre mon âme pour acheterle bonheur ; j'ai un trésor intérieur, né avec moi, qui saura me faire vivre siles autres joies me sont refusées, ou s'il faut les acheter à un prix que je nepuis donner ; ma raison est ferme et tient les rênes ; elle ne laissera pas messentiments se précipiter dans le vide ; la passion pourra crier avec fureur,en vraie païenne qu'elle est ; les désirs pourront inventer une infinité dechoses vaines, mais le jugement aura toujours le dernier mot, et sera chargéde voter toute décision. L'ouragan, les tremblements de terre et le feupourront passer près de moi ; mais j'écouterai toujours la douce voix quiinterprète les volontés de la conscience.»

Le front a raison, continua la Bohémienne, et sa déclaration serarespectée ; oui, j'ai fait mon plan et je le crois bon : car, en le formant, j'aiécouté le cri de la conscience et les conseils de la raison. Je sais combien

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vite la jeunesse se fanerait et la fleur périrait, si dans la coupe de joie setrouvait mélangée une seule goutte de honte ou de remords ! «Je ne veux ni sacrifice, ni ruine, ni tristesse ; je désire élever et nondétruire ; mériter la reconnaissance, et non pas faire couler le sang et leslarmes. Ma moisson sera douée, et se fera au milieu de la joie et dessourires ! Mais je m'égare dans un ravissant délire. Oh ! je voudraisprolonger cet instant indéfiniment, mais je n'ose pas ; jusqu'ici, je me suisentièrement dominé ; j'ai agi comme j'avais dessein d'agir ; mais, si jecontinuais, l'épreuve pourrait être au-dessus de mes forces. Debout,mademoiselle Eyre, et laissez-moi ; la comédie est jouée !»

Étais-je endormie ou éveillée ? Avais-je rêvé, et mon rêve continuait-ilencore ? La voix de la vieille femme était changée ; son accent, ses gestes,m'étaient aussi familiers que ma propre figure ; je connaissais son langageaussi bien que le mien ; je me levai, mais je ne partis pas. Je la regardais ;j'attisai le feu pour la mieux voir, mais elle ramena son chapeau et sonmouchoir plus près de son visage et me fit signe de m'éloigner ; la flammeéclairait la main qu'elle étendait ; mes soupçons étaient éveillés ;j'examinai cette main : ce n'était pas le membre flétri d'une vieille femme,mais une main potelée, souple, et des doigts ronds et doux ; un largeanneau brillait au petit doigt. Je m'avançai pour la regarder, et j'aperçus unepierre que j'avais vue cent fois déjà ; je contemplai de nouveau la figure,qui ne se détourna plus de moi ; au contraire, le chapeau avait été jeté enarrière, ainsi que le mouchoir, et la tête était dirigée de mon côté.

«Eh bien, Jane, me reconnaissez-vous ? demanda la voix familière. - Retirez ce manteau rouge, monsieur, et alors...

- Il y a un noeud, aidez-moi.

- Cassez le cordon, monsieur.

- Eh bien donc ! loin de moi, vêtements d'emprunt ! et M. Rochesters'avança, débarrassé de son déguisement.

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- Mais, monsieur, quelle étrange idée avez-vous eue là ?

- J'ai bien joué mon rôle ; qu'en pensez-vous ?

- Il est probable que vous vous en êtes fort bien acquitté avec les dames.

- Et pas avec vous ?

- Avec moi, vous n'avez pas joué le rôle d'une Bohémienne.

- Quel rôle ai-je donc joué ? suis-je resté moi-même ?

- Non, vous avez joué un rôle étrange ; vous avez cherché à me dérouter ;voua avez dit des choses qui n'ont pas de sens, pour m'en faire direégalement ; c'est tout au plus bien de votre part, monsieur.

- Me pardonnez-vous ? Jane.

- Je ne puis pas vous le dire avant d'y avoir pensé ; si, après mûre réflexion,je vois que vous ne m'avez pas fait tomber dans de trop grandes absurdités,j'essayerai d'oublier : mais ce n'était pas bien à vous de faire cela.

- Oh ! vous avez été très sage, très prudente et très sensible.»

Je réfléchis à tout ce qui s'était passé et je me rassurai ; car j'avais été surmes gardes depuis le commencement de l'entretien : je soupçonnaisquelque chose ; je savais que les Bohémiennes et les diseuses de bonneaventure ne s'exprimaient pas comme cette prétendue vieille femme ;j'avais remarqué sa voix feinte, son soin à cacher ses traits ; j'avais aussitôtpensé à Grace Poole, cette énigme vivante, ce mystère des mystères ; maisje n'avais pas un instant songé à M. Rochester.

«Eh bien ! me dit-il, à quoi rêvez-vous ? Que signifie ce grave sourire ? - Je m'étonne de ce qui s'est passé, et je me félicite de la conduite que j'aitenue, monsieur ; mais il me semble que vous m'avez permis de me retirer.

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- Non, restez un moment, et dites-moi ce qu'on fait dans le salon.

- Je pense qu'on parle de la Bohémienne.

- Asseyez-vous et racontez-moi ce qu'on en disait.

- Je ferais mieux de ne pas rester longtemps, monsieur, il est près de onzeheures ; savez-vous qu'un étranger est arrivé ici ce matin ?

- Un étranger ! qui cela peut-il être ? je n'attendais personne. Est-il parti ?

- Non ; il dit qu'il vous connaît depuis longtemps et qu'il peut prendre laliberté de s'installer au château jusqu'à votre retour.

- Diable ! a-t-il donné son nom ?

- Il s'appelle Mason, monsieur ; il vient des Indes Occidentales, de laJamaïque, je crois.»

M. Rochester était debout près de moi ; il m'avait pris la main, commepour me conduire à une chaise : lorsque j'eus fini de parler, il me serraconvulsivement le poignet ; ses lèvres cessèrent de sourire ; on eût dit qu'ilavait été subitement pris d'un spasme.

«Mason, les Indes Occidentales ! dit-il du ton d'un automate qui ne sauraitprononcer qu'une seule phrase ; Mason, les Indes Occidentales !»répéta-t-il trois fois. Il murmura ces mêmes mots, devenant de moment enmoment plus pâle ; il semblait savoir à peine ce qu'il faisait.

«Êtes-vous malade, monsieur ? demandai-je.

- Jane ! Jane ! j'ai reçu un coup, j'ai reçu un coup ! et il chancela.

- Oh ! appuyez-vous sur moi, monsieur.

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- Jane, une fois déjà vous m'avez offert votre épaule ; donnez-la-moiaujourd'hui encore. - Oui, monsieur, et mon bras aussi.»

Il s'assit et me fit asseoir à côté de lui ; il prit ma main dans les siennes etla caressa en me regardant ; son regard était triste et troublé.

«Ma petite amie, dit-il, je voudrais être seul avec vous dans une île bientranquille, où il n'y aurait plus ni trouble, ni danger, ni souvenirs hideux.

- Puis-je vous aider, monsieur ? je donnerais ma vie pour vous servir.

- Jane, si j'ai besoin de vous, ce sera vers vous que j'irai. Je vous lepromets.

- Merci, monsieur ; dites-moi ce qu'il y a à faire, et j'essayerai du moins.

- Eh bien, Jane, allez me chercher un verre de vin dans la salle à manger.On doit être à souper ; vous me direz si Mason est avec les autres et cequ'il fait.

J'y allai et je trouvai tout le monde réuni dans la salle à manger pour lesouper, ainsi que me l'avait annoncé M. Rochester. Mais personne nes'était mis à table ; le souper avait été arrangé sur le buffet, les invitésavaient pris ce qu'ils voulaient et s'étaient réunis en groupe, portant leursassiettes et leurs verres dans leurs mains. Tout le monde riait ; laconversation était générale et animée. M. Mason, assis près du feu, causaitavec le colonel et Mme Dent ; il semblait aussi gai que les autres. Jeremplis un verre de vin ; Mlle Ingram me regarda d'un air sévère ; ellepensait probablement que j'étais bien audacieuse de prendre cette liberté ;je retournai ensuite dans la bibliothèque.

L'extrême pâleur de M. Rochester avait disparu ; il avait l'air triste, maisferme ; il prit le verre de mes mains et s'écria :

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«À votre santé, esprit bienfaisant !» Après avoir bu le vin, il me rendit le verre et me dit :

«Eh bien, Jane, que font-ils ?

- Ils rient et ils causent, monsieur.

- Ils n'ont pas l'air grave et mystérieux, comme s'ils avaient entenduquelque chose d'étrange ?

- Pas le moins du monde ; ils sont au contraire pleins de gaieté.

- Et Mason ?

- Rit comme les autres.

- Et si, au moment où j'entrerai dans le salon, tous se précipitaient vers moipour m'insulter, que feriez-vous, Jane ?

- Je les renverrais de la chambre, si je pouvais, monsieur.»

Il sourit à demi.

«Mais, continua-t-il, si, quand je m'avancerai vers mes convives pour lessaluer, ils me regardent froidement, se mettent à parler bas et d'un tonrailleur ; si enfin ils me quittent tous l'un après l'autre, les suivrez-vous,Jane ?

- Je ne pense pas, monsieur ; je trouverai plus de plaisir à rester avec vous.

- Pour me consoler ?

- Oui, monsieur ; pour vous consoler autant qu'il serait en mon pouvoir.

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- Et s'ils lançaient sur vous l'anathème, pour m'être restée fidèle ?

- Il est probable que je ne comprendrais rien à leur anathème, et en tout casje n'y ferais point attention.

- Alors vous pourriez braver l'opinion pour moi ?

- Oui, pour vous, ainsi que pour tous ceux de mes amis qui, comme vous,sont dignes de mon attachement.

- Eh bien, retournez dans le salon ; allez tranquillement vers M. Mason etdites-lui tout bas que M. Rochester est arrivé et désire le voir ; puis vous leconduirez ici et vous nous laisserez seuls.

- Oui, monsieur.»

Je fis ce qu'il m'avait demandé ; tout le monde me regarda en me voyantpasser ainsi au milieu du salon ; je m'acquittai de mon message envers M.Mason, et, après l'avoir conduit à M. Rochester, je remontai dans machambre. Il était tard et il y avait déjà quelque temps que j'étais couchée lorsquej'entendis les habitants du château rentrer dans leurs chambres ; jedistinguai la voix de M. Rochester qui disait :

«Par ici, Mason ; voilà votre chambre.»

Il parlait gaiement, ce qui me rassura tout à fait, et je m'endormis bientôt.

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CHAPITRE XX

J'avais oublié de fermer mon rideau et de baisser ma jalousie ; la nuit étaitbelle, la lune pleine et brillante, et, lorsque ses rayons vinrent frapper surma fenêtre, leur éclat, que rien ne voilait, me réveilla. J'ouvris les yeux etje regardai cette belle lune d'un blanc d'argent et claire comme le cristal :c'était magnifique, mais trop solennel ; je me levai à demi et j'étendis lebras pour fermer le rideau.

Mais, grand Dieu ! quel cri j'entendis tout à coup !

Un son aigu, sauvage, perçant, qui retentit d'un bout à l 'autre deThornfield, venait de briser le silence et le repos de la nuit.

Mon pouls s'arrêta ; mon coeur cessa de battre ; mon bras étendu separalysa. Mais le cri ne fut pas renouvelé ; du reste, aucune créaturehumaine n'aurait pu répéter deux fois de suite un semblable cri ; non, leplus grand condor des Andes n'aurait pas pu, deux fois de suite, envoyer unpareil hurlement vers le ciel : il fallait bien se reposer, avant de renouvelerun tel effort.

Le cri était parti du troisième ; il sortait de la chambre placée au-dessus dela mienne. Je prêtai l'oreille, et j'entendis une lutte, une lutte qui devait êtreterrible, à en juger d'après le bruit ; une voix à demi étouffée cria trois fois

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de suite :

«Au secours ! au secours ! Personne ne viendra-t-il ?» continuait la voix ;et pendant que le bruit des pas et de la lutte continuait à se faire entendre,je distinguai ces mots : «Rochester, Rochester, venez, pour l'amour deDieu !»

Une porte s'ouvrit ; quelqu'un se précipita dans le corridor ; j'entendis lespas d'une nouvelle personne dans la chambre où se passait la lutte ;quelque chose tomba à terre, et tout rentra dans le silence. Je m'étais habillée, bien que mes membres tremblassent d'effroi. Je sortisde ma chambre ; tout le monde s'était levé, on entendait dans les chambresdes exclamations et des murmures de terreur ; les portes s'ouvrirent l'uneaprès l'autre, et le corridor fut bientôt plein ; les dames et les messieursavaient quitté leurs lits.

«Eh ! qu'y a-t-il ? disait-on. Qui est-ce qui est blessé ? Qu'est-il arrivé ?Allez chercher une lumière. Est-ce le fou, ou sont-ce des voleurs ? Oùfaut-il courir ?

Sans le clair de lune on aurait été dans une complète obscurité ; touscouraient çà et là et se pressaient l'un contre l'autre, quelques-unssanglotaient, d'autres tremblaient ; la confusion était générale.

«Où diable est Rochester ? s'écria le colonel Dent ; je ne puis pas le trouverdans son lit.

- Me voici, répondit une voix ; rassurez-vous tous, je viens.»

La porte du corridor s'ouvrit et M. Rochester s'avança avec une chandelle ;il descendait de l'étage supérieur ; quelqu'un courut à lui et lui saisit le

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bras : c'était Mlle Ingram.

«Quel est le terrible événement qui vient de se passer ? dit-elle ; parlez etne nous cachez rien.

- Ne me jetez pas par terre et ne m'étranglez pas ! répondit-il ; car lesdemoiselles Eshton se pressaient contre lui, et les deux douairières, avecleurs amples vêtements blancs, s'avançaient à pleines voiles. Il n'y a rien !s'écria-t-il ; c'est bien du bruit pour peu de chose ; mesdames, retirez-vous,ou vous allez me rendre terrible.»

Et, en effet, son regard était terrible ; ses yeux noirs étincelaient ; faisantun effort pour se calmer, il ajouta : «Une des domestiques a eu le cauchemar, voilà tout ; elle est irritable etnerveuse ; elle a pris son rêve pour une apparition ou quelque chose desemblable, et a eu peur. Mais, maintenant, retournez dans vos chambres ;je ne puis pas aller voir ce qu'elle devient, avant que tout soit rentré dansl'ordre et le silence. Messieurs, ayez la bonté de donner l'exemple auxdames ; mademoiselle Ingram, je suis persuadé que vous triompherezfacilement de vos craintes ; Amy et Louisa, retournez dans vos nidscomme deux petites tourterelles ; mesdames, dit-il, en s'adressant auxdouairières, si vous restez plus longtemps dans ce froid corridor, vousattraperez un terrible rhume.»

Et ainsi, tantôt flattant et tantôt ordonnant, il s'efforça de renvoyer chacundans sa chambre. Je n'attendis pas son ordre pour me retirer ; j'étais sortiesans que personne me remarquât, je rentrai de même.

Mais je ne me recouchai pas ; au contraire, j'achevai de m'habiller. Le bruitet les paroles qui avaient suivi le cri n'avaient probablement été entendusque par moi ; car ils venaient de la chambre au-dessus de la mienne, et jesavais bien que ce n'était pas le cauchemar d'une servante qui avait jetél'effroi dans toute la maison : je savais que l'explication donnée par M.Rochester n'avait pour but que de tranquilliser ses hôtes. Je m'habillai pourêtre prête en tout cas ; je restai longtemps assise devant la fenêtre,

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regardant les champs silencieux, argentés par la lune, et attendant je ne saistrop quoi. Il me semblait que quelque chose devait suivre ce cri étrange etcette lutte.

Pourtant le calme revint ; tous les murmures s'éteignirent graduellement,et, au bout d'une heure, Thornfield était redevenu silencieux comme undésert ; la nuit et le sommeil avaient repris leur empire. La lune était au moment de disparaître ; ne désirant pas rester pluslongtemps assise au froid et dans l'obscurité, je quittai la fenêtre, et,marchant aussi doucement que possible sur le tapis, je me dirigeai versmon lit pour m'y coucher tout habillée ; au moment où j'allais retirer messouliers, une main frappa légèrement à ma porte.

«A-t-on besoin de moi ? demandai-je.

- Êtes-vous levée ? me répondit la voix que je m'attendais bien à entendre,celle de M. Rochester.

- Oui, monsieur.

- Et habillée ?

- Oui.

- Alors, venez vite.»

J'obéis. M. Rochester était dans le corridor, tenant une lumière à la main.

«J'ai besoin de vous, dit-il, venez par ici ; prenez votre temps et ne faitespas de bruit.»

Mes pantoufles étaient fines, et sur le tapis on n'entendait pas plus mes pasque ceux d'une chatte. M. Rochester traversa le corridor du second, montal'escalier, et s'arrêta sur le palier du troisième étage, si lugubre à mes yeux ;je l'avais suivi et je me tenais à côté de lui.

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«Avez-vous une éponge dans votre chambre ? me demanda-t-il très bas.

- Oui, monsieur.

- Avez-vous des sels volatiles ?

- Oui.

- Retournez chercher ces deux choses.»

Je retournai dans ma chambre ; je pris l'éponge et les sels, et je remontail'escalier ; il m'attendait et tenait une clef à la main. S'approchant de l'unedes petites portes, il y plaça la clef ; puis, s'arrêtant, il s'adressa de nouveauà moi, et me dit :

«Pourrez-vous supporter la vue du sang ?

- Je le pense, répondis-je ; mais je n'en ai pas encore fait l'épreuve.»

Lorsque je lui répondis, je sentis en moi un tressaillement, mais ni froid nifaiblesse. «Donnez-moi votre main, dit-il ; car je ne peux pas courir la chance devous voir vous évanouir.»

Je mis mes doigts dans les siens.

«Ils sont chauds et fermes.» dit-il ; puis, tournant la clef, il ouvrit la porte.

Je me rappelai avoir vu la chambre où me fit entrer M. Rochester, lorsqueMme Fairfax m'avait montré la maison. Elle était tendue de tapisserie ;mais cette tapisserie était alors relevée dans un endroit et mettait àdécouvert une porte qui, autrefois, était cachée ; la porte était ouverte etmenait dans une chambre éclairée, d'où j'entendis sortir des sonsressemblant à des cris de chiens qui se disputent. M. Rochester, après avoir

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posé la chandelle à côté de moi, me dit d'attendre une minute, et il entradans la chambre ; son entrée fut saluée par un rire bruyant qui se terminapar l'étrange «ah ! ah !» de Grace Poole. Elle était donc là, et M. Rochesterfaisait quelque arrangement avec elle ; j'entendis aussi une voix faible quiparlait à mon maître. Il sortit et ferma la porte derrière lui.

«C'est ici. Jane,» me dit-il.

Et il me fit passer de l'autre côté d'un grand lit dont les rideaux ferméscachaient une partie de la chambre ; un homme était étendu sur un fauteuilplacé près du lit. Il paraissait tranquille et avait la tête appuyée ; ses yeuxétaient fermés. M Rochester approcha la chandelle, et, dans cette figurepâle et inanimée, je reconnus M. Mason ; je vis également que le linge quirecouvrait un de ses bras et un de ses côtés était souillé de sang.

«Prenez la chandelle !» me dit M. Rochester, et je le fis ; il alla chercher unvase plein d'eau, et me pria de le tenir ; j'obéis. Il prit alors l'éponge, la trempa dans l'eau, et inonda ce visage semblable àcelui d'un cadavre. Il me demanda mes sels et les fit respirer à M. Mason,qui, au bout de peu de temps, ouvrant les yeux, fit entendre une espèce degrognement ; M. Rochester écarta la chemise du blessé, dont le bras etl'épaule étaient enveloppés de bandages, et il étancha le sang qui continuaità couler.

«Y a-t-il un danger immédiat ? murmura M. Mason.

- Bah ! une simple égratignure ! ne soyez pas si abattu, montrez que vousêtes un homme. Je vais aller chercher moi-même un chirurgien, et j'espèreque vous pourrez partir demain matin.Jane ! continua-t-il.

- Monsieur ?

- Je suis forcé de vous laisser ici une heure ou deux ; vous étancherez lesang comme vous me l'avez vu faire, quand il recommencera à couler ; s'il

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s'évanouit, vous porterez à ses lèvres ce verre d'eau que vous voyez là, etvous lui ferez respirer vos sels ; vous ne lui parlerez sous aucun prétexte, etvous, Richard, si vous prononcez une parole, vous risquez votre vie ; sivous ouvrez les lèvres, si vous remuez un peu, je ne réponds plus de rien.»

Le pauvre homme fit de nouveau entendre sa plainte ; il n'osait pas remuer.La crainte de la mort, ou peut-être de quelque autre chose, semblait leparalyser. M. Rochester plaça l'éponge entre mes mains, et je me mis àétancher le sang comme lui ; il me regarda faire une minute et me dit :

«Rappelez-vous bien : ne dites pas un mot !»

Puis il quitta la chambre.

J'éprouvai une étrange sensation lorsque la clef cria dans la serrure et queje n'entendis plus le bruit de ses pas. J'étais donc au troisième, enfermée dans une chambre mystérieuse,pendant la nuit, et ayant devant les yeux le spectacle d'un homme pâle etensanglanté ; et l'assassin était séparé de moi par une simple porte ; voilàce qu'il y avait de plus terrible : le reste, je pouvais le supporter ; mais jetremblais à la pensée de voir Grace Poole se précipiter sur moi.

Et pourtant il fallait rester à mon poste, regarder ce fantôme, ces lèvresbleuâtres auxquelles il était défendu de s'ouvrir ; ces yeux tantôt fermés,tantôt errant autour de la chambre, tantôt se fixant sur moi, mais toujourssombres et vitreux ; il fallait sans cesse plonger et replonger ma main danscette eau mêlée de sang et laver une blessure qui coulait toujours. Il fallaitvoir la chandelle, que personne ne pouvait moucher, répandre sur montravail sa lueur lugubre. Les ombres s'obscurcissaient sur la vieilletapisserie, sur les rideaux du lit, et flottaient étrangement au-dessus desportes de la grande armoire que j'avais en face de moi ; cette armoire étaitdivisée en douze panneaux, dans chacun desquels se trouvait une têted'apôtre enfermée comme dans une châsse ; au-dessus de ces douze têteson apercevait un crucifix d'ébène et un Christ mourant.

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Selon les mouvements de la flamme vacillante, c'était tantôt saint Luc à lalongue barbe qui penchait son front, tantôt saint Jean dont les cheveuxparaissaient flotter, soulevés par le vent ; quelquefois la figure infernale deJudas semblait s'animer pour prendre la forme de Satan lui-même.

Et, au milieu de ces lugubres tableaux, j'écoutais toujours si je n'entendraispas remuer cette femme enfermée dans la chambre voisine ; mais on eût ditque, depuis la visite de M. Rochester, un charme l'avait rendue immobile ;pendant toute la nuit, je n'entendis que trois sons à de longs intervalles : unbruit de pas, un grognement semblable à celui d'un chien hargneux, et unprofond gémissement. Mais j'étais accablée par mes propres pensées : quel était ce criminelenfermé dans cette maison, et que le maître du château ne pouvait nichasser ni soumettre ? quel était ce mystère qui se manifestait tantôt par lefeu, tantôt par le sang, aux heures les plus terribles de la nuit ? Quelle étaitcette créature qui, sous la forme d'une femme, prenait la voix d'un démonrailleur, ou faisait entendre le cri d'un oiseau de proie à la recherche d'uncadavre ?

Et cet homme sur lequel j'étais penchée, ce tranquille étranger, comment setrouvait-il enveloppé dans ce tissu d'horreurs ? Pourquoi la furie s'était-elleprécipitée sur lui ? Pourquoi, à cette heure où il aurait dû être couché,était-il venu dans cette partie de la maison ? J'avais entendu M. Rochesterlui assigner une chambre en bas ; pourquoi était-il monté ? Qui l'avaitamené ici et pourquoi supportait-il avec tant de calme une violence ou unetrahison ? Pourquoi acceptait-il si facilement le silence que lui imposait M.Rochester, et pourquoi M. Rochester le lui imposait-il ? Son hôte venaitd'être outragé ; quelque temps auparavant on avait comploté contre sapropre vie, et il voulait que ces deux attaques restassent dans le secret. Jevenais de voir M. Mason se soumettre à M. Rochester ; grâce à sa volontéimpétueuse, mon maître avait su s'emparer du créole inerte ; les quelquesmots qu'ils avaient échangés me l'avaient prouvé : il était évident que dansleurs relations précédentes les dispositions passives de l'un avaient subil'influence de l'active énergie de l'autre D'où venait donc le trouble de M.Rochester, lorsqu'il apprit l'arrivée de M. Mason ? Pourquoi le seul nom de

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cet homme sans volonté, qu'un seul mot faisait plier comme un enfant,pourquoi ce nom avait-il produit sur M. Rochester l'effet d'un coup detonnerre sur un chêne ?Je ne pouvais point oublier son regard et sa pâleur lorsqu'il murmura :«Jane, j'ai reçu un coup !» Je ne pouvais pas oublier le tremblement de sonbras, lorsqu'il l'appuya sur mon épaule, et ce n'était pas peu de chose quipouvait affaisser ainsi l'âme résolue et le corps vigoureux de M. Rochester.

«Quand reviendra-t-il donc ?» me demandai-je ; car la nuit avançait, etmon malade continuait à perdre du sang, à se plaindre et à s'affaiblir ;aucun secours n'arrivait, et le jour tardait à venir. Bien des fois j'avais portéle verre aux lèvres pâles de Mason et je lui avais fait respirer les sels ; mesefforts semblaient vains : la souffrance physique, la souffrance morale, laperte du sang, ou plutôt ces trois choses réunies, amoindrissaient ses forcesd'instant en instant ; ses gémissements, son regard à la fois faible et égaré,me faisaient craindre de le voir expirer, et je ne devais même pas lui parler.Enfin, la chandelle mourut ; au moment où elle s'éteignit, j'aperçus sur lafenêtre les lignes d'une lumière grisâtre : c'était le matin qui approchait. Aumême instant, j'entendis Pilote aboyer dans la cour. Je me sentis renaître, etmon espérance ne fut pas trompée ; cinq minutes après, le bruit d'une clefdans la serrure m'avertit que j'allais être relevée de garde ; du reste, jen'aurais pas pu continuer plus de deux heures ; bien des semaines semblentcourtes auprès de cette seule nuit.

M. Rochester entra avec le chirurgien.

«Maintenant, Carter, dépêchez-vous, dit M. Rochester au médecin ; vousn'avez qu'une demi-heure pour panser la blessure, mettre les bandages etdescendre le malade. - Mais est-il en état de partir ?

- Sans doute, ce n'est rien de sérieux ; il est nerveux, il faudra exciter soncourage. Venez et mettez-vous à l'oeuvre.»

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M. Rochester tira le rideau et releva la jalousie, afin de laisser entrer leplus de jour possible ; je fus étonnée et charmée de voir que l'aurore était siavancée. Des rayons roses commençaient à éclairer l'orient ; M. Rochesters'approcha de M. Mason, qui était déjà entre les mains du chirurgien.

«Comment vous trouvez-vous maintenant, mon ami ? demanda-t-il.

- Je crois qu'elle m'a tué, répondit-il faiblement.

- Pas le moins du monde ; allons, du courage ! c'est à peine si vous vous enressentirez dans quinze jours ; vous avez perdu un peu de sang et voilàtout. Carter, affirmez-lui qu'il n'y a aucun danger.

- Oh ! je puis le faire en toute sûreté de conscience, dit Carter, qui venaitde détacher les bandages ; seulement, si j'avais été ici un peu plus tôt, iln'aurait pas perdu tant de sang. Mais qu'est-ce que ceci ? La chair del'épaule est déchirée, et non pas seulement coupée ; cette blessure n'a pasété faite avec un couteau : il y a eu des dents là.

- Oui, elle m'a mordu, murmura-t-il ; elle me déchirait comme une tigresse,lorsque Rochester lui a arraché le couteau des mains.

- Vous n'auriez pas dû céder, dit M. Rochester, vous auriez dû lutter avecelle tout de suite.

- Mais que faire dans de semblables circonstances ? répondit Mason. Oh !c'était horrible, ajouta-t-il en frémissant, et je ne m'y attendais pas ; elleavait l'air si calme au commencement !

- Je vous avais averti, lui répondit son ami ; je vous avais dit de vous tenirsur vos gardes lorsque vous approcheriez d'elle ; d'ailleurs vous auriez bienpu attendre jusqu'au lendemain, et alors j'aurais été avec vous : c'était folieque de tenter une entrevue la nuit et seul. - J'espérais faire du bien.

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- Vous espériez, vous espériez ! cela m'impatiente de vous entendre parlerainsi. Du reste, vous avez assez souffert et vous souffrirez encore assezpour avoir négligé de suivre mon conseil ; aussi je ne dirai plus rien.Carter, dépêchez-vous, le soleil sera bientôt levé, et il faut qu'il parte.

- Tout de suite, monsieur. J'ai fini avec l'épaule ; mais il faut que je regardela blessure du bras ; là aussi je vois la trace de ses dents.

- Elle a sucé le sang, répondit Mason ; elle prétendait qu'elle voulait retirertout le sang de mon coeur.»

Je vis M. Rochester frissonner ; une forte expression de dégoût, d'horreuret de haine, contracta son visage, mais il se contenta de dire :

«Taisez-vous, Richard ; oubliez ce qu'elle a fait et n'en parlez jamais.

- Je voudrais pouvoir oublier, répondit-il.

- Vous oublierez quand vous aurez quitté ce pays, quand vous serez deretour aux Indes Occidentales ; vous supposerez qu'elle est morte, ou plutôtvous ferez mieux de ne pas penser du tout à elle.

- Impossible d'oublier cette nuit !

- Non, ce n'est point impossible. Ayez un peu d'énergie ; il y a deux heuresvous vous croyiez mort, et maintenant vous êtes vivant et vous parlez.Carter a fini avec vous, ou du moins à peu près, et dans un instant vousallez être habillé. Jane, me dit-il en se tournant vers moi pour la premièrefois depuis son arrivée, prenez cette clef, allez dans ma chambre, ouvrez letiroir du haut de ma commode, prenez-y une chemise propre et unecravate ; apportez-les et dépêchez-vous.»

Je partis ; je cherchai le meuble qu'il m'avait indiqué ; j'y trouvai ce qu'ilme demandait et je l'apportai.

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«Maintenant, allez de l'autre côté du lit pendant que je vais l'habiller, medit M. Rochester ; mais ne quittez pas la chambre nous pourrons avoirencore besoin de vous.»

J'obéis.

«Avez-vous entendu du bruit lorsque vous êtes descendue, Jane ? demandaM. Rochester.

- Non, monsieur ; tout était tranquille.

- Il faudra bientôt partir, Dick ; cela vaudra mieux, tant pour votre sûretéque pour celle de cette pauvre créature qui est enfermée là. J'ai luttélongtemps pour que rien ne fût connu, et je ne voudrais pas voir tous mesefforts rendus vains. Carter, aidez-le à mettre son gilet. Où avez-vouslaissé votre manteau doublé de fourrure ? je sais que vous ne pouvez pasfaire un mille sans l'avoir dans notre froid climat. Il est dans votrechambre. Jane, descendez dans la chambre de M. Mason, celle qui est àcôté de la mienne, et apportez le manteau que vous y trouverez.»

Je courus de nouveau, et je revins bientôt, portant un énorme manteaugarni de fourrure.

«Maintenant j'ai encore une commission à vous faire faire, me dit moninfatigable maître. Quel bonheur, Jane, que vous ayez des souliers develours ! un messager moins léger ne me servirait à rien ; en bien donc,allez dans ma chambre, ouvrez le tiroir du milieu de ma toilette, et vous ytrouverez une petite fiole et un verre que vous m'apporterez.»

Je partis et je rapportai ce qu'on m'avait demandé.

«C'est bien. Maintenant, docteur, je vais administrer à notre malade unepotion dont je prends toute la responsabilité sur moi. J'ai eu ce cordial àRome, d'un charlatan italien que vous auriez roué de coups, Carter ; c'estune chose qu'il ne faut pas employer légèrement, mais qui est bonne dans

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des occasions comme celle-ci. Jane, un peu d'eau.» Je remplis la moitié du petit verre.

«Cela suffit ; maintenant mouillez le bord de la fiole.»

Je le fis, et il versa douze gouttes de la liqueur rouge dans le verre qu'ilprésenta à Mason.

«Buvez, Richard, dit-il ; cela vous donnera du courage pour une heure aumoins.

- Mais cela me fera mal ; c'est une liqueur irritante.

- Buvez, buvez.»

M. Mason obéit, parce qu'il était impossible de résister. Il était habillé ; ilme parut bien pâle encore ; mais il n'était plus souillé de sang. M.Rochester le fit asseoir quelques minutes lorsqu'il eut avalé le cordial, puisil le prit par le bras.

«Maintenant, dit-il, je suis persuadé que vous pourrez vous tenir debout ;essayez.»

Le malade se leva.

«Carter, soutenez-le sous l'autre bras. Voyons, Richard, soyez courageux ;tâchez de marcher. Voilà qui va bien.

- Je me sens mieux, dit Mason.

- J'en étais sûr. Maintenant, Jane, descendez avant nous ; ouvrez la porte decôté ; dites au postillon que vous trouverez dans la cour ou bien dehors, carje lui ai recommandé de ne pas faire rouler sa voiture sur le pavé, dites-luide se tenir prêt, que nous arrivons ; si quelqu'un est déjà debout, revenez aubas de l'escalier et toussez un peu.»

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Il était cinq heures et demie et le soleil allait se lever ; néanmoins lacuisine était encore sombre et silencieuse ; la porte de côté était fermée ; jel'ouvris aussi doucement que possible, et j'entrai dans la cour que je trouvaiégalement tranquille : mais les portes étaient toutes grandes ouvertes, etdehors je vis une chaise de poste attelée et le cocher assis sur son siège. Jem'approchai de lui et je lui dis que les messieurs allaient venir ; puis jeregardai et j'écoutai attentivement.L'aurore répandait son calme partout ; les rideaux des fenêtres étaientencore fermés dans les chambres des domestiques ; les petits oiseauxcommençaient à sautiller sur les arbres du verger tout couverts de fleurs, etdont les branches retombaient en blanches guirlandes sur les murs de lacour ; de temps en temps, les chevaux frappaient du pied dans les écuries ;tout le reste était tranquille. Je vis alors apparaître les trois messieurs.Mason, soutenu par M. Rochester et le médecin, semblait marcher assezfacilement ; ils l'aidèrent à monter dans la voiture, et Carter y entraégalement.

«Prenez soin de lui, dit M. Rochester au chirurgien ; gardez-le chez vousjusqu'à ce qu'il soit tout à fait bien ; j'irai dans un ou deux jours savoir deses nouvelles. Comment vous trouvez-vous maintenant, Richard ?

- L'air frais me ranime, Fairfax.

- Laissez la fenêtre ouverte de son côté, Carter ; il n'y a pas de vent. Adieu,Dick.

- Fairfax !

- Que voulez-vous ?

- Prenez bien soin d'elle ; traitez-la aussi tendrement que possible ;faites...»

Il s'arrêta et fondit en larmes.

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«Jusqu'ici j'ai fait tout ce que j'ai pu et je continuerai, répondit-il ; puis ilferma la portière et la voiture partit. Et pourtant, plût à Dieu que tout cecifût finit» ajouta M. Rochester, en fermant les portes de la cour.

Puis il se dirigea lentement et d'un air distrait vers une porte donnant dansle verger ; supposant qu'il n'avait plus besoin de moi, j'allais rentrer,lorsque je l'entendis m'appeler : il avait ouvert la porte et m'attendait.

«Venez respirer l'air frais pendant quelques instants, dit-il. Ce château estune vraie prison ; ne le trouvez-vous pas ?

- Il me semble très beau, monsieur.

- Le voile de l'inexpérience recouvre vos yeux, répondit-il, vous voyez toutà travers un miroir enchanté ; vous ne remarquez pas que les dorures sontmisérables, les draperies de soie semblables à des toiles d'araignée, lesmarbres mesquins, les boiseries faites avec des copeaux de rebut et degrossières écorces d'arbres. Ici, dit-il en montrant l'enclos où nous venionsd'entrer, ici, tout est frais, doux et pur. Il marchait dans une avenue bordée de buis ; d'un côté, se voyaient despoiriers, des pommiers et des cerisiers ; de l'autre, des oeillets de poète, desprimeroses, des pensées des aurones, des aubépines et des herbesodoriférantes ; elles étaient aussi belles qu'avaient pu les rendre le soleil etles ondées d'avril suivis d'un beau matin de printemps ; le soleil perçait àl'orient, faisait briller la rosée sur les arbres du verger, et dardait ses rayonsdans l'allée solitaire où nous nous promenions.

«Jane, voulez-vous une fleur ?» me demanda M. Rochester.

Et il cueillit une rose à demi épanouie, la première du buisson et me l'offrit.

«Merci, monsieur, répondis-je.

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- Aimez-vous le lever du soleil, Jane ? ce ciel couvert de nuages légers quidisparaîtront avec le jour ? aimez-vous cet air embaumé ?

- Oh ! oui, monsieur, j'aime tout cela.

- Vous avez passé une nuit étrange, Jane.

- Très étrange, monsieur.

- Cela vous a rendue pâle ; avez-vous eu peur quand je vous ai laissée seuleavec Mason ?

- Oui, j'avais peur de voir sortir quelqu'un de la chambre du fond.

- Mais j'avais fermé la porte, et j'avais la clef dans ma poche ; j'aurais étéun berger bien négligent, si j'avais laissé ma brebis, ma brebis favorite, à laportée du loup ; vous étiez en sûreté.

- Grace Poole continuera-t-elle à demeurer ici, monsieur ?

- Oh ! oui ; ne vous creusez pas la tête sur son compte, oubliez tout cela.

- Mais il me semble que votre vie n'est pas en sûreté tant qu'elle demeureici.

- Ne craignez rien, j'y veillerai moi-même.

- Et le danger que vous craigniez la nuit dernière est-il passé maintenant,monsieur ? - Je ne puis pas en être certain tant que Mason sera en Angleterre, nimême lorsqu'il sera parti ; vivre, pour moi, c'est me tenir debout sur lecratère d'un volcan qui d'un jour à l'autre peut faire éruption.

- Mais M. Mason semble facile à mener : vous avez tout pouvoir sur lui ;jamais il ne vous bravera ni ne vous nuira volontairement.

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- Oh non ! Mason ne me bravera ni ne me nuira volontairement ; mais,sans le vouloir, il peut, par un mot dit trop légèrement, me priver sinon dela vie, du moins du bonheur.

- Recommandez-lui d'être attentif, monsieur, dites-lui ce que vouscraignez, et montrez-lui comment il doit éviter le danger.»

Je vis sur ses lèvres un sourire sardonique ; il prit ma main, puis la rejetavivement loin de lui.

«Si c'était possible, reprit-il, il n'y aurait aucun danger ; depuis que jeconnais Mason, je n'ai eu qu'à lui dire : «Faites cela,» et il l'a fait. Maisdans ce cas je ne puis lui donner aucun ordre ; je ne peux pas lui dire :«Gardez-vous de me faire du mal, Richard !» car il ne doit pas savoir qu'ilest possible de me faire du mal. Vous avez l'air intriguée ; eh bien, je vaisvous intriguer encore davantage. Vous êtes ma petite amie, n'est-ce pas ?

- Monsieur, je désire vous être utile et vous obéir dans tout ce qui est bien.

- Précisément, et je m'en suis aperçu ; j'ai remarqué une expression de joiedans votre visage, dans vos yeux et dans votre tenue, lorsque vous pouviezm'aider, me faire plaisir, travailler pour moi et avec moi : mais, commevous venez de le dire, vous ne voulez faire que ce qui est bien. Si, aucontraire, je vous ordonnais quelque chose de mal, il ne faudrait pluscompter sur vos pieds agiles et vos mains adroites ; je ne verrais plus vosyeux briller et votre teint s'animer ; vous vous tourneriez vers moi, calmeet pâle, et vous me diriez : «Non, monsieur, cela est impossible, je ne puispas le faire, parce que cela est mal ;» et vous resteriez aussi ferme que lesétoiles fixes.Vous aussi vous avez le pouvoir de me faire du mal ; mais je ne vousmontrerai pas l'endroit vulnérable, de crainte que vous ne me perciezaussitôt, malgré votre coeur fidèle et aimant.

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- Si vous n'avez pas plus à craindre de M. Mason que de moi, monsieur,vous êtes en sûreté.

- Dieu le veuille ! Jane, voici une grotte ; venez vous asseoir.»

La grotte était creusée dans le mur et toute garnie de lierre ; il s'y trouvaitun banc rustique. M. Rochester s'y assit, laissant néanmoins assez de placepour moi ; mais je me tins debout devant lui.

«Asseyez-vous, me dit-il ; le banc est assez long pour nous deux. Je penseque vous n'hésitez pas à prendre place à mes côtés ; cela serait-il mal ?»

Je répondis en m'asseyant, car je voyais que j'aurais tort de refuser pluslongtemps.

«Ma petite amie, continua M. Rochester, voyez, le soleil boit la rosée, lesfleurs du jardin s'éveillent et s'épanouissent, les oiseaux vont chercher lanourriture de leurs, petits, et les abeilles laborieuses font leur premièrerécolte : et moi, je vais vous poser une question, en vous priant de vousfigurer que le cas dont je vais vous parler est le votre. D'abord, dites-moi sivous vous sentez à votre aise ici, si vous ne craignez pas de me voircommettre une faute en vous retenant, et si vous-même n'avez pas peur demal agir en restant avec moi.

- Non, monsieur, je suis contente.

- Eh bien ! Jane, appelez votre imagination à votre aide : supposez qu'aulieu d'être une jeune fille forte et bien élevée, vous êtes un jeune hommegâté depuis son enfance ; supposez que vous êtes dans un pays éloigné, etque là vous tombez dans une faute capitale, peu importe laquelle et parquels motifs, mais une faute dont les conséquences doivent peser sur vouspendant toute votre vie et attrister toute votre existence.Faites attention que je n'ai pas dit un crime : je ne parle pas de sangrépandu ou de ces choses qui amènent le coupable devant un tribunal ; j'aidit une faute dont les conséquences vous deviennent plus tard

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insupportables. Pour obtenir du soulagement, vous avez recours à desmesures qu'on n'emploie pas ordinairement, mais qui ne sont ni coupablesni illégales ; et pourtant vous continuez à être malheureux, parce quel'espérance vous a abandonné au commencement de la vie ; à midi, votresoleil est obscurci par une éclipse qui doit durer jusqu'à son coucher ; votremémoire ne peut se nourrir que de souvenirs tristes et amers ; vous errez çàet là, cherchant le repos dans l'exil, le bonheur dans le plaisir : je veuxparler des plaisirs sensuels et bas, de ces plaisirs qui obscurcissentl'intelligence et souillent le sentiment. Le coeur fatigué, l'âme flétrie, vousrevenez dans votre patrie après des années d'exil volontaire ; vous yrencontrez quelqu'un, comment et où, peu importe ; vous trouvez chezcette personne les belles et brillantes qualités que vous avez vainementcherchées pendant vingt ans, nature saine et fraîche que rien n'a encoreflétrie ; près d'elle vous renaissez à la vie, vous vous rappelez des joursmeilleurs, vous éprouvez des désirs plus élevés, des sentiments plus purs ;vous souhaitez commencer une vie nouvelle, et pendant le reste de vosjours vous rendre digne de votre titre d'homme. Pour atteindre ce but,avez-vous le droit de surmonter l'obstacle de l'habitude, obstacleconventionnel, que la raison ne peut approuver, ni la consciencesanctifier ?» M. Rochester s'arrêta et attendit une réponse. Que pouvais-je dire ? Oh ! siquelque bon génie était venu me dicter une réponse juste et satisfaisante !Vain désir ! le vent soufflait dans le lierre autour de moi, mais aucunedivinité n'emprunta son souffle pour me parler ; les oiseaux chantaientdans les arbres, mais leurs chants ne me disaient rien.

M. Rochester posa de nouveau sa question :

«Est-ce mal, dit-il, à un homme repentant et qui cherche le repos, de braverl'opinion du monde, pour s'attacher à tout jamais cet être bon, doux etgracieux, et d'assurer ainsi la paix de son esprit et la régénération de sonâme ?

- Monsieur, répondis-je, le repos du voyageur et la régénération ducoupable ne peuvent dépendre d'un de ses semblables ; les hommes et les

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femmes meurent, les philosophes manquent de sagesse et les chrétiens debonté. Si quelqu'un que vous connaissez a souffert et a failli, que ce ne soitpas parmi ses égaux, mais au delà, qu'il aille chercher la force et laconsolation.

- Mais l'instrument, l'instrument ! Dieu lui-même qui a fait l'oeuvre aprescrit l'instrument. Je vous dirai sans plus de détours que j'ai été unhomme mondain et dissipé ; je crois avoir trouvé l'instrument de marégénération dans...»

Il s'arrêta. Les oiseaux continuaient à chanter et les feuilles à murmurer ; jem'attendais presque à entendre tous ces bruits s'arrêter pour écouter larévélation : mais ils eussent été obligés d'attendre longtemps. Le silence deM. Rochester se prolongeait ; je levai les yeux sur lui, il me regardaitavidement.

«Ma petite amie,» me dit-il d'un ton tout différent, et sa figure changeaégalement : de douce et grave, elle devint dure et sardonique ; «vous avezremarqué mon tendre penchant pour Mlle Ingram ; pensez-vous que, si jel'épousais, elle pourrait me régénérer ?» Il se leva, se dirigea vers l'autre bout de l'allée et revint en chantonnant.

«Jane, Jane, dit-il en s'arrêtant devant moi, votre veille vous a rendue pâle ;ne m'en voulez-vous pas de troubler ainsi votre repos ?

- Vous en vouloir ? oh ! non, monsieur.

- Donnez-moi une poignée de main pour me le prouver. Comme vos doigtssont froids ! ils étaient plus chauds que cela la nuit dernière, lorsque je lesai touchés à la porte de la chambre mystérieuse. Jane, quand veillerez-vousencore avec moi ?

- Quand je pourrai vous être utile, monsieur.

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- Par exemple, la nuit qui précédera mon mariage, je suis sûr que je nepourrai pas dormir ; voulez-vous me promettre de rester avec moi et de metenir compagnie ? à vous, je pourrai parler de celle que j'aime, carmaintenant vous l'avez vue et vous la connaissez.

- Oui, monsieur.

- Il n'y en a pas beaucoup qui lui ressemblent, n'est-ce pas, Jane ?

- C'est vrai, monsieur.

- Elle est belle, forte, brune et souple ; les femmes de Carthage devaientavoir des cheveux comme les siens. Mais voilà Dent et Lynn dans lesécuries ; tenez, rentrez par cette porte.»

J'allai d'un côté et lui de l'autre ; je l'entendis parler gaiement dans la cour.

«Mason, disait-il, a été plus matinal que vous tous ; il est parti avant lelever du soleil ; j'étais debout à quatre heures pour lui dire adieu.»

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CHAPITRE XXI

Les pressentiments, les sympathies et les signes sont trois choses étrangesqui, ensemble, forment un mystère dont l'humanité n'a pas encore trouvé laclef ; je n'ai jamais ri des pressentiments, parce que j'en ai eu d'étranges ; ily a des sympathies qui produisent des effets incompréhensibles, commecelles, par exemple, qui existent entre des parents éloignés et inconnus,sympathies qui se continuent, malgré la distance, à cause de l'origine quiest commune ; et les signes pourraient bien n'être que la sympathie entrel'homme et la nature.

Un jour, à l'âge de six ans, j'entendis Bessie raconter à Abbot qu'elle avaitrêvé d'un petit enfant, et que c'était un signe de malheur pour soi ou pourses parents ; cette croyance populaire se serait probablement effacée demon souvenir, sans une circonstance qui l'y fixa à jamais : le jour suivant,Bessie fut demandée au lit de mort de sa petite soeur.

Depuis quelques jours, je pensais souvent à cet événement, parce, que,pendant une semaine entière, j'avais toutes les nuits rêvé d'un enfant :tantôt je l'endormais dans mes bras, tantôt je le berçais sur mes genoux,tantôt je le regardais jouer avec les marguerites de la prairie ou se mouillerles mains dans une eau courante. Une nuit l'enfant pleurait ; la nuitsuivante, au contraire, il riait ; quelquefois il se tenait attaché à mesvêtements, d'autres fois il courait loin de moi : mais, sous n'importe quelleforme, cette apparition me poursuivit pendant sept nuits successives.

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Je n'aimais pas cette persistance de la même idée, ce retour continuel de lamême image ; je devenais nerveuse au moment où je voyais approcherl'heure de me coucher, l'heure de la vision. J'étais encore dans lacompagnie de ce fantôme d'enfant la nuit où j'entendis le terrible cri, etl'après-midi du lendemain on vint m'avertir que quelqu'un m'attendait dansla chambre de Mme Fairfax ; je m'y rendis et j'y trouvai un homme qui meparut un domestique de bonne maison ; il était en grand deuil, et le drapeauqu'il tenait à la main était entouré d'un crêpe.«Je pense que vous avez de la peine à me remettre, mademoiselle, dit-il ense levant ; je m'appelle Leaven ; j'étais cocher chez Mme Reed lorsquevous habitiez Gateshead, et je demeure toujours au château.

- Oh ! Robert, comment vous portez-vous ? je ne vous ai pas oublié dutout ; je me rappelle que vous me faisiez quelquefois monter à cheval sur leponey de Mlle Georgiana. Et comment va Bessie ? car vous avez épouséBessie.

- Oui, mademoiselle. Ma femme se porte très bien, je vous remercie ; il y aà peu près deux mois, elle m'a encore donné un enfant, nous en avons troismaintenant ; la mère et les enfants prospèrent.

- Et comment va-t-on au château, Robert ?

- Je suis fâché de ne pas pouvoir vous donner de meilleures nouvelles,mademoiselle ; cela ne va pas bien, et la famille vient d'éprouver un grandmalheur.

- J'espère que personne n'est mort ?» dis-je en jetant un coup d'oeil sur sesvêtements.

Il regarda le crêpe qui entourait son chapeau et répondit : «Il y a eu hierhuit jours, M. John est mort dans son appartement de Londres.

- M. John ?

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- Oui.

- Et comment sa mère a-t-elle supporté ce coup ?

- Dame, mademoiselle Eyre, ce n'est pas un petit malheur : sa vie a étédésordonnée ; les trois dernières années, il s'est conduit d'une manièresingulière, et sa mort a été choquante.

- Bessie m'a dit qu'il ne se conduisait pas bien.

- Il ne pouvait pas se conduire plus mal, il a perdu sa santé et gaspillé safortune avec ce qu'il y avait de plus mauvais en hommes et en femmes ; il afait des dettes, il a été mis en prison. Deux fois sa mère est venue à sonaide ; mais, aussitôt qu'il était libre, il retournait à ses anciennes habitudes,Sa tête n'était pas forte ; les bandits avec lesquels il a vécu l'ontcomplètement dupé.Il y a environ trois semaines, il est venu à Gateshead et a demandé qu'onlui remit la fortune de toute la famille entre les mains ; Mme Reed a refusé,car sa fortune était déjà bien réduite par les extravagances de son fils ;celui-ci partit donc, et bientôt on apprit qu'il était mort ; comment, Dieu lesait ! On prétend qu'il s'est tué.»

Je demeurai silencieuse, tant cette nouvelle était terrible. Robert continua :

«Madame elle-même a été bien malade ; elle n'a pas eu la force desupporter cela : la perte de sa fortune et la crainte de la pauvreté l'avaientbrisée. La nouvelle de la mort subite de M. John fut le dernier coup ; elleest restée trois jours sans parler. Mardi dernier, elle était un peu mieux, ellesemblait vouloir dire quelque chose et faisait des signes continuels à mafemme ; mais ce n'est qu'hier matin que Bessie l'a entendue balbutier votrenom, car elle a enfin pu prononcer ces mots :«Amenez Jane, allez chercher Jane Eyre, je veux lui parler.»Bessie n'est pas sûre qu'elle ait sa raison et qu'elle désire sérieusement vousvoir ; mais elle a raconté ce qui s'était passé à Mlle Reed et à MlleGeorgiana, et leur a conseillé de vous envoyer chercher. Les jeunes filles

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ont d'abord refusé ; mais, comme leur mère devenait de plus en plus agitée,et qu'elle continuait à dire : «Jane, Jane», elles ont enfin consenti. J'aiquitté Gateshead hier, et si vous pouviez être prête, mademoiselle, jevoudrais vous emmener demain matin de bonne heure.

- Oui, Robert, je serai prête ; il me semble que je dois y aller.

- Je le crois aussi, mademoiselle ; Bessie m'a dit qu'elle était sûre que vousne refuseriez pas. Mais je pense qu'avant de partir il vous faut demander lapermission. - Oui, et je vais le faire tout de suite.»

Après l'avoir mené à la salle des domestiques et l'avoir recommandé à Johnet à sa femme, j'allai à la recherche de M. Rochester.

Il n'était ni dans les chambres d'en bas, ni dans la cour, ni dans l'écurie, nidans les champs ; je demandai à Mme Fairfax si elle ne l'avait pas vu, elleme répondit qu'il jouait au billard avec Mlle Ingram. Je me dirigeai vers lasalle de billard, où j'entendis le bruit des billes et le son des voix. M.Rochester, Mlle Ingram, les deux demoiselles Eshton et leurs admirateursétaient occupés à jouer ; il me fallut un peu de courage pour les déranger,mais je ne pouvais plus retarder ma demande ; aussi, m'approchai-je demon maître, qui était à côté du Mlle Ingram.Elle se retourna et me regarda dédaigneusement ; ses yeux semblaientdemander ce que pouvait vouloir cette vile créature, et lorsque je murmuraitout bas : «Monsieur Rochester !» elle fit un mouvement comme pourm'ordonner de me retirer. Je me la rappelle à ce moment ; elle était pleinede grâce et frappante de beauté : elle portait une robe de chambre en crêpebleu de ciel ; une écharpe de gaze également bleue était enlacée dans sescheveux ; le jeu l'avait animée, et son orgueil irrité ne nuisait en rien àl'expression de ses grandes lignes :

«Cette personne a-t-elle besoin de vous ?» demanda Mlle Ingram à M.Rochester, et M. Rochester se retourna pour voir quelle était cettepersonne.

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Il fit une curieuse grimace, étrange et équivoque ; il jeta à terre la queuequ'il tenait et sortit de la chambre avec moi.

«Eh bien, Jane ? dit-il en s'appuyant le dos contre la porte de la chambred'étude qu'il venait de fermer. «Je vous demanderai, monsieur, d'avoir la bonté de m'accorder une oudeux semaines de congé.

- Pour quoi faire ? Pour aller où ?

- Pour aller voir une dame malade qui m'a envoyé chercher.

- Quelle dame malade ? Où demeure-t-elle ?

- À Gateshead, dans le comté de...

- Mais c'est à cent milles d'ici ; quelle peut être cette dame qui envoiechercher les gens pour les voir à une pareille distance ?

- Elle s'appelle Mme Reed, monsieur.

- Reed, de Gateshead ? Il y avait un M, Reed, de Gateshead ; il étaitmagistrat.

- C'est sa veuve, monsieur.

- Et qu'avez-vous à faire avec elle ? comment la connaissez-vous ?

- M. Reed était mon oncle, le frère de ma mère.

- Vous ne m'avez jamais dit cela auparavant ; vous avez toujours prétendu,au contraire, que vous n'aviez pas de parents.

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- Je n'en ai pas, en effet, monsieur, qui veuillent bien me reconnaître ; M.Reed est mort, et sa femme m'a chassée loin d'elle.

- Pourquoi ?

- Parce qu'étant pauvre, je lui étais à charge, et qu'elle me détestait.

- Mais M. Reed a laissé des enfants ; vous devez avoir des cousins. SirGeorge Lynn me parlait hier d'un Reed de Gateshead, qui, dit-il, est un desplus grands coquins de la ville, et Ingram me parlait également d'uneGeorgiana Reed qui, il y un hiver ou deux, était très admirée, à Londres,pour sa beauté.

- John Reed est mort, monsieur ; il s'est ruiné et a à moitié ruiné safamille ; on croit qu'il s'est tué ; cette nouvelle a tellement affligé sa mère,qu'elle a eu une attaque d'apoplexie.

- Et quel bien pourrez-vous lui faire, Jane ? Vous ne prétendez pasparcourir cent milles pour voir une vieille femme qui sera peut-être morteavant votre arrivée ; d'ailleurs, vous dites qu'elle vous a chassée. - Oui, monsieur ; mais il y a bien longtemps, et sa position était différentealors ; je serais mécontente de moi si je ne cédais pas à son désir.

- Combien de temps resterez-vous ?

- Aussi peu de temps que possible, monsieur.

- Promettez-moi de ne rester qu'une semaine.

- Il vaut mieux que je ne promette pas, parce que je ne pourrai peut-êtrepas tenir ma parole.

- Mais en tout cas vous reviendrez ? rien ne pourra vous faire restertoujours avec votre tante ?

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- Oh ! certainement, je reviendrai dès que tout ira bien.

- Et qui est-ce qui vous accompagne ? vous n'allez pas faire ce long voyageseule ?

- Non, monsieur, elle a envoyé son cocher.

- Est-ce un homme de confiance ?

- Oui, monsieur ; il est dans la famille depuis dix ans.»

M. Rochester réfléchit.

«Quand désirez-vous partir ? demanda-t-il.

- Demain matin de bonne heure.

- Mais il vous faut de l'argent, vous ne pouvez pas partir sans rien, et jepense que vous n'avez pas grand-chose ; je ne vous ai pas encore payéedepuis que vous êtes ici. Jane, me demanda-t-il en souriant, combienavez-vous d'argent en tout ?»

Je tirai ma bourse ; elle n'était pas bien lourde.

«Cinq schillings, monsieur» répondis-je.

Il prit ma bourse, la retourna, la secoua dans sa main, et parut content de lavoir aussi peu garnie ; il tira son portefeuille.

«Prenez.» dit-il, en m'offrant un billet. Il était de cinquante livres, et il nem'en devait que quinze.

Je lui dis que je n'avais pas de monnaie.

«Je n'ai pas besoin de monnaie ; prenez ce sont vos gages»

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Je refusai d'accepter plus qu'il ne m'était dû. Il voulut d'abord m'y forcer ;puis tout à coup, comme se rappelant quelque chose, il me dit : «Vous avez raison : il vaut mieux que je ne vous donne pas toutmaintenant. Si vous aviez cinquante livres ; vous pourriez bien rester sixmois ; mais en voilà dix. Est-ce assez ?

- Oui, monsieur, mais vous m'en devez encore cinq.

- Alors, revenez les chercher ; je suis votre banquier pour quarante livres.

- Monsieur Rochester, je voudrais vous parler encore d'une autre choseimportante, puisque je le puis maintenant.

- Et quelle est cette chose ? je suis curieux de l'apprendre.

- Vous m'avez presque dit, monsieur, que vous alliez bientôt vous marier.

- Oui. Eh bien ! après ?

- Dans ce cas, monsieur, il faudra qu'Adèle aille en pension ; je suisconvaincue que vous en sentirez vous-même la nécessité.

- Pour l'éloigner du chemin de ma femme, qui, sans cela, pourrait marchertrop impérieusement sur elle. Sans doute, vous avez raison, il faudra mettreAdèle en pension, et vous, vous irez tout droit... au diable !

- J'espère que non, monsieur ; mais il faudra que je cherche une autreplace.

- Oui ! s'écria-t-il d'une voix sifflante et en contorsionnant. Les traits deson visage d'une manière à la fois fantastique et comique. Il me regardaquelques minutes. «Et vous demanderez à la vieille Mme Reed ou à sesfilles de vous chercher une place, je suppose ?

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- Non, monsieur ; mes rapports avec ma tante et mes cousines ne sont pastels que je puisse leur demander un service. Je me ferai annoncer dans unjournal.

- Oui, oui ; vous monterez au haut d'une pyramide ; vous vous ferezannoncer, sans vous inquiéter du danger que vous courez en agissant ainsi,murmura-t-il. Je voudrais ne vous avoir donné qu'un louis au lieu de dixlivres. Rendez-moi neuf livres, Jane, j'en ai besoin. - Et moi aussi, monsieur, répondis-je en cachant ma bourse, je ne pourraispas un instant me passer de cet argent.

- Petite avare, dit-il, qui refusez de me rien prêter ! Eh bien, rendez-moicinq livres seulement, Jane.

- Pas cinq schellings, monsieur, pas même cinq sous.

- Donnez-moi seulement votre bourse un instant, que je la regarde.

- Non, monsieur, je ne puis pas me fier à vous.

- Jane ?

- Monsieur.

- Voulez-vous me promettre ce que je vais vous demander ?

- Oui, monsieur, je veux bien vous promettre tout ce que je pourrai tenir.

- Eh bien, promettez-moi de ne pas vous faire annoncer et de vous enrapporter à moi pour votre position ; je vous en trouverai une avec letemps.

- Je le ferai avec plaisir, monsieur, si à votre tour vous me promettezqu'Adèle et moi nous serons hors de la maison et en sûreté avant que votrefemme y entre.

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- Très bien, très bien, je vous le promets ; vous partez demain,n'est-ce-pas ?

- Oui, monsieur, demain matin.

- Viendrez-vous au salon ce soir après dîner ?

- Non, monsieur ; j'ai des préparatifs de voyage à faire.

- Alors il faut que je vous dise adieu pour quelque temps.

- Je le pense, monsieur.

- Et comment se pratique cette cérémonie de la séparation ? Jane,apprenez-le-moi, je ne le sais pas bien.

- On se dit adieu, ou bien autre chose si l'on préfère.

- Eh bien ! dites-le.

- Adieu, monsieur Rochester, adieu pour maintenant.

- Et moi, que dois-je dire ?

- La même chose si vous voulez, monsieur.

- Adieu, mademoiselle Eyre, adieu pour maintenant. Est-ce tout ?

- Oui.

- Cela me semble bien sec et bien peu amical ; je préférerais autre chose,rien qu'une petite addition au rite ordinaire ; par exemple, si l'on se donnaitune poignée de main.

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Mais non, cela ne me suffirait pas ; ainsi donc, je me contenterai de dire :Adieu, Jane !

- C'est assez, monsieur ; beaucoup de bonne volonté peut être renferméedans un mot dit avec coeur.

- C'est vrai ; mais ce mot adieu est si froid !»

«Combien de temps va t'il rester ainsi le dos appuyé contre la porte ?» medemandai-je ; car le moment de commencer mes paquets était venu.

La cloche du dîner sonna et il sortit tout à coup sans prononcer unesyllabe ; je ne le vis pas pendant le reste de la journée, et le lendemain jepartis avant qu'il fût levé.

J'arrivai à Gateshead à peu près à cinq heures du soir, le premier du moisde mai.

Je m'arrêtai d'abord devant la loge : elle me parut très propre et trèsgentille ; les fenêtres étaient ornées de petits rideaux blancs ; le parquetbien ciré ; la grille, la pelle et les pincettes reluisaient, et le feu brillait dansla cheminée ; Bessie, assise devant le foyer, nourrissait son dernier-né ;Robert et sa soeur jouaient tranquillement dans un coin.

«Dieu vous bénisse, je savais bien que vous viendriez ! s'écria MmeLeaven en me voyant entrer.

- Oui, Bessie, répondis-je après l'avoir embrassée. J'espère que je ne suispas arrivée trop tard. Comment va Mme Reed ? elle vit encore, n'est-cepas ?

- Oui, elle vit, et même elle a plus qu'hier le sentiment de ce qui se passeautour d'elle ; le médecin dit qu'elle pourra traîner une semaine ou deux ;mais il ne pense pas qu'elle guérisse.

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- A-t-elle parlé de moi dernièrement !

- Elle parlait de vous ce matin, et désirait vous voir arriver ; mais elle dortmaintenant, ou du moins elle dormait il y a dix minutes. Elle estordinairement plongée dans une sorte de léthargie pendant toutel'après-midi et ne se réveille que vers six ou sept heures : voulez-vous vousreposer ici une heure, mademoiselle ? et alors je monterai avec vous.»Robert entra à ce moment ; Bessie posa son enfant endormi dans unberceau, afin d'aller souhaiter la bienvenue à son mari ; ensuite elle me priade retirer mon chapeau et de prendre un peu de thé, car, disait-elle, j'étaispâle et j'avais l'air fatiguée. Je fus heureuse d'accepter son hospitalité, etquand elle me débarrassa de mes vêtements de voyage, je restai aussitranquille que lorsqu'elle me déshabillait dans mon enfance.

Le souvenir du passé me revint lorsque je la vis s'agiter autour de moi,apporter son plus beau plateau et ses plus belles porcelaines, couper destartines, griller des gâteaux pour le thé, et de temps en temps donner unepetite tape à Robert ou à sa soeur, comme elle le faisait autrefois pourmoi ; Bessie avait conservé son caractère vif, de même que son pas léger etson joli regard.

Quand le thé fut pris, je voulus m'approcher de la table ; mais ellem'ordonna de rester tranquille avec le ton absolu que je connaissais bien ;elle voulut me servir au coin du feu ; elle plaça devant moi un petitguéridon avec une tasse et une assiette de pain rôti : c'est ainsi qu'ellem'installait autrefois sur une chaise et m'apportait quelques friandisesdérobées pour moi. Je souris et je lui obéis comme jadis.

Elle me demanda si j'étais heureuse à Thornfield et quel genre de caractèreavait ma maîtresse. Quand je lui dis que je n'avais qu'un maître, elle medemanda s'il était beau et si je l'aimais ; je lui répondis qu'il était plutôtlaid, mais que c'était un vrai gentleman, qu'il me traitait avec bonté et quej'étais satisfaite ; puis je lui décrivis la joyeuse société qui venait d'arriverau château. Bessie écoutait tous ces détails avec intérêt : c'était justementle genre qui lui plaisait.

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Une heure fut bientôt écoulée. Bessie me rendit mon chapeau, et je sortisavec elle de la loge pour me rendre au château ; il y avait neuf ans, ellem'avait également accompagnée pour descendre cette allée que maintenantje remontais.

Par une matinée sombre et pluvieuse du mois de janvier, j'avais quitté cettemaison ennemie, le coeur aigri et désespéré, me sentant réprouvée etproscrite, pour me rendre dans la froide retraite de Lowood, si éloignée etsi inconnue ; ce même toit ennemi reparaissait à mes yeux ; mon avenirétait encore douteux et mon coeur encore souffrant ; j'étais toujours unevoyageuse sur la terre : mais j'avais plus de confiance dans mes forces etmoins peur de l'oppression ; mes anciennes blessures étaient complètementguéries et mon ressentiment éteint.

«Vous irez d'abord dans la salle à manger, me dit Bessie en marchantdevant moi ; les jeunes dames doivent y être.»

Une minute après, j'étais entrée. Depuis le jour où j'avais été introduitepour la première fois devant M. Brockelhurst, rien n'avait été changé danscette salle à manger : j'aperçus encore devant le foyer le tapis sur lequel jem'étais tenue ; jetant un regard vers la bibliothèque, je crus distinguer lesdeux volumes de Berwick à leur place ordinaire, sur le troisième rayon, etau-dessus le Voyage de Gulliver et les Contes arabes ; les objets inanimésn'étaient pas changés, mais il eût été difficile de reconnaître les êtresvivants.

Je vis devant moi deux jeunes dames : l'une, presque aussi grande que MlleIngram, très mince, à la figure jaune et sévère, avait quelque chosed'ascétique qu'augmentait encore l'extrême simplicité de son étroite robe delaine noire, de son col empesé, de ses cheveux lissés sur les tempes ; enfinelle portait pour tout ornement un chapelet d'ébène, au bout duquel pendaitun crucifix.Je compris que c'était Éliza, quoique ce visage allongé et décoloréressemblât bien peu à celui que j'avais connu.

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L'autre était bien certainement Georgiana ; mais non pas la petite fée deonze ans que je me rappelais svelte et mince : c'était une jeune fille trèsgrasse et dans tout l'éclat de sa beauté ; jolie poupée de cire aux traitsbeaux et réguliers, aux yeux bleus et languissants, aux boucles blondes. Sarobe était noire comme celle de sa soeur, mais elle en différaitsingulièrement par la forme ; elle était ample et élégante : autant l'uneaffichait le puritanisme, autant l'autre annonçait le caprice.

Dans chacune des soeurs il y avait un des traits de la mère, mais un seul :l'aînée, maigre et pâle, avait les yeux de Mme Reed ; la plus jeune, natureriche et éblouissante, avait le contour des joues et du menton de sa mère.Chez Georgiana, ces contours étaient plus doux que chez Mme Reed ;néanmoins ils donnaient une expression de dureté à toute sa personne, qui,à part cela, était si souple et si voluptueuse.

Lorsque j'entrai, les deux jeunes filles se levèrent pour me saluer ; ellesm'appelèrent Mlle Eyre. Le bonjour d'Éliza fut court et sec ; elle ne mesourit même pas ; elle se rassit, et, fixant les yeux sur le feu, semblam'oublier. Georgiana, après m'avoir demandé comment je me portais, mefit quelques questions sur mon voyage, sur le temps, et d'autres lieuxcommuns semblables ; sa voix était traînante ; elle me jetait de temps entemps un regard de côté pour m'examiner des pieds à la tête, passant desplis de mon manteau noir à mon chapeau, que ne relevait aucun ornement.Les jeunes filles ont un remarquable talent pour vous montrer qu'elles voustrouvent dépourvue de charme ; le dédain du regard, la froideur desmanières, la nonchalance de la voix, expriment assez leurs sentiments, sansqu'il leur soit nécessaire de se compromettre par une positive impertinence.

Mais un sourire de dédain, soit franc, soit caché, ne me faisait plus lamême impression qu'autrefois ; lorsque je me trouvai entre mes deuxcousines, je fus étonnée de voir combien je supportais facilement lacomplète indifférence de l'une et l'attention demi-railleuse de l'autre ; Élizane pouvait me mortifier ni Georgiana me déconcerter. Le fait est quej'avais à penser à autre chose ; les sensations qu'elles pouvaient éveiller enmoi n'étaient rien auprès des puissantes émotions qui, depuis quelque

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temps, avaient remué mon âme ; j'avais éprouvé des douleurs et des joiesbien vives auprès de celles qu'auraient excitées les demoiselles Reed.Aussi restai-je parfaitement insensible à leurs grands airs.

«Comment va Mme Reed ? demandai - je b ientô t en regardanttranquillement Georgiana, qui jugea convenable de relever la tête, commesi j'avais pris une liberté à laquelle elle ne s'attendait pas.

- Mme Reed ? ah ! vous voulez parler de maman ; elle va mal ; je ne pensepas que vous puissiez la voir aujourd'hui.

- Je vous serais bien obligée si vous vouliez monter lui dire que je suisarrivée.»

Georgiana tressaillit, et ouvrit ses grands yeux bleus.

«Je sais qu'elle désire beaucoup me voir, ajoutai-je, et je ne voudrais pas lafaire attendre plus qu'il n'est absolument nécessaire. - Maman n'aime pas à être dérangée le soir,» répondit Éliza.

Au bout de quelques minutes, je me levai, je retirai mon chapeau et mesgants tranquillement et sans y être invitée, puis je dis aux deux jeunes fillesque j'allais chercher Bessie qui devait être dans la cuisine, et la prier des'informer si Mme Reed pouvait me recevoir. Je partis, et ayant trouvéBessie, je lui dis ce que je désirais ; ensuite je me mis à prendre desmesures pour mon installation. Jusque-là l'arrogance m'avait toujoursrendue craintive ; un an auparavant, si j'avais été reçue de cette façon,j'aurais pris la résolution de quitter Gateshead le lendemain même : maismaintenant je voyais bien que c'eût été agir follement ; j'avais fait unvoyage de cent milles pour voir ma tante, et je devais rester avec ellejusqu'à son rétablissement ou sa mort.Quant à l'orgueil et à la folie de ses filles, je devais ne pas y penser etconserver mon indépendance. Je m'adressai à la femme de charge ; je luidemandai de me préparer une chambre, et je lui dis que je resteraisprobablement une semaine ou deux ; je me rendis dans ma chambre, après

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y avoir fait porter ma malle, et je rencontrai Bessie sur le palier.

«Madame est réveillée, me dit-elle ; je l'ai informée de votre arrivée ;suivez-moi, et nous verrons si elle vous reconnaîtra.»

Je n'avais pas besoin qu'on me montrât le chemin de cette chambre où jadisj'avais été si souvent appelée, soit pour être châtiée, soit pour êtreréprimandée ; je passai devant Bessie et j'ouvris doucement la porte.Comme la nuit approchait, on avait placé sur la table une lumière voiléepar un abat-jour ; je vis le grand lit à quatre colonnes, les rideaux couleurd'ambre, comme autrefois, la table de toilette, le fauteuil, le marchepied surlequel on m'avait tant de fois forcée à m'agenouiller pour demander pardonde fautes que je n'avais pas commises.Je jetai les yeux sur un certain coin, comptant presque y voir se dessiner lemince contour d'une verge, jadis redoutée, qui, pendue au mur, semblaitguetter le moment où elle pourrait s'agiter comme un petit lutin et frappermes mains tremblantes ou mon cou contracté ; je tirai les rideaux du lit, etje me penchai sur les oreillers entassés.

Je me rappelais la figure de Mme Reed, et je me mis à chercher dans le litl'image qui m'était familière. Heureusement que le temps tarit les désirs devengeance et assoupit la colère et la haine ; lorsque j'avais quitté cettefemme, mon coeur était plein d'aversion et d'amertume, et maintenant queje revenais vers elle, je ne sentais en moi que de la pitié pour ses grandessouffrances, le désir de pardonner toutes les injures, de me réconcilier avecelle et de presser amicalement ses mains.

Mme Reed avait toujours le même visage sombre et impitoyable ; je revisces yeux que rien ne pouvait adoucir, ces sourcils arqués, impérieux etdespotiques. Que de fois, en me regardant, ils avaient exprimé la menace etla haine ! et, en la contemplant, je me rappelai les terreurs et les tristessesde mon enfance ; pourtant, me baissant vers elle, je l'embrassai ; elle meregarda «Est-ce Jane Eyre ? demanda-t-elle.

- Oui, ma tante ; comment êtes-vous, chère tante ?»

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Autrefois j'avais juré de ne jamais l'appeler ma tante ; mais je pensaismaintenant qu'il n'y avait rien de mal à enfreindre ce serment. J'avais prissa main qui pendait hors du lit, et si à ce moment elle eût affectueusementpressé la mienne, j'en aurais été heureuse ; mais les natures froides ne sontpas si facilement adoucies, ni les antipathies naturelles si vite détruites :Mme Reed retira sa main, et, éloignant son visage de moi, elle dit que lanuit était bien chaude.Elle me regarda froidement : à ce regard, je compris aussitôt que sonopinion sur moi et ses sentiments à mon égard n'étaient pas changés et nechangeraient jamais. Je vis dans ses yeux de pierre, inaccessibles à latendresse et aux larmes, qu'elle était décidée à me considérer toujourscomme ce qu'il y avait de plus mauvais ; elle n'aurait éprouvé aucungénéreux plaisir à me croire bonne ; elle en eût même été profondémentmortifiée.

Je sentis d'abord de la tristesse, puis de la colère ; enfin, je résolus de ladominer en dépit de sa nature et de sa volonté. Les larmes m'étaient venuesaux yeux, comme dans mon enfance ; je m'efforçai de les retenir ;j'approchai une chaise du lit ; je m'assis et je me penchai vers le traversin.

«Vous m'avez envoyé chercher, dis-je ; je suis venue, et j'ai l'intention derester ici jusqu'à ce que vous soyez mieux.

- Oh ! sans doute. Vous avez vu mes filles, n'est-ce pas ?

- Oui.

- Eh bien, dites-leur que je désire vous voir rester jusqu'à ce que je vous aiedit quelque chose qui me pèse ; aujourd'hui il est trop tard ; d'ailleurs, je neme rappelle plus bien ce que c'est...»

Elle était très agitée ; elle voulut ramener les couvertures sur elle ; maiselle ne le put pas, parce que mon bras était appuyé sur un des coins ducouvre-pieds ; aussitôt elle se fâcha :

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«Levez-vous ! dit-elle ; vous m'ennuyez à tenir ainsi les couvertures.Êtes-vous Jane Eyre ? J'ai eu avec cette enfant plus d'ennuis qu'on nepourrait le croire. Quel fardeau ! Que de troubles elle m'a causés chaquejour avec son caractère incompréhensible, ses colères subites, soncontinuel examen de tous vos mouvements ! Un jour elle m'a parlé commeune folle ou plutôt comme un démon ; jamais enfant n'a parlé ni regardécomme elle ; j'ai été bien heureuse lorsqu'elle a quitté la maison.Qu'ont-ils fait d'elle à Lowood ? La fièvre y a éclaté ; beaucoup d'élèvessont mortes, mais pas elle, et pourtant j'ai dit qu'elle était morte ; je lesouhaitais tant !

- Étrange désir, madame Reed ! Pourquoi la haïssiez-vous ?

- J'ai toujours détesté sa mère ; elle était la soeur unique de mon mari quil'aimait tendrement ; il se mit en opposition avec sa famille quand celle-civoulut renier la mère de Jane à cause de son mariage, et lorsqu'il apprit samort, il pleura amèrement. Il envoya chercher l'enfant, bien que je luiconseillasse de la mettre plutôt en nourrice et de payer pour son entretien ;dès le premier jour où j'aperçus cette petite créature chétive et pleureuse, jela détestai ; elle se plaignait toute la nuit dans son berceau ; au lieu de crierfranchement comme les autres enfants, on ne l'entendait jamais quesangloter et gémir. M. Reed avait pitié d'elle ; il la soignait et la berçaitcomme ses propres enfants, et même jamais il ne s'était autant occupéd'eux dans leur première enfance ; il essaya de rendre mes enfantsaffectueux envers la petite mendiante ; les pauvres petits ne purent pas lasupporter. M. Reed se fâchait contre eux lorsqu'ils montraient leur peu desympathie pour Jane ; dans sa dernière maladie, il voulut avoir l'enfantconstamment près de lui, et, une heure avant sa mort, il me fit jurer de lagarder avec moi. J'aurais autant aimé être chargée de la fille d'un ouvrierdes manufactures. Mais M. Reed était faible, très faible ; John neressemble pas à son père, et j'en suis heureuse ; il me ressemble, et à mesfrères aussi ; c'est un vrai Gibson. Oh ! je voudrais qu'il cessât de metourmenter avec ses demandes d'argent ; je n'ai plus rien à lui donner ;nous devenons pauvres.

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Il faudra renvoyer la moitié des domestiques et fermer une partie de lamaison ou la quitter ; je ne m'y déciderai jamais ; cependant, commentfaire ? Les deux tiers de mon revenu sont employés à payer des intérêtsd'hypothèques ; John joue beaucoup et perd toujours, pauvre garçon ! il estentouré d'escrocs ; il est abattu, son regard est effrayant ; quand je le voisainsi, j'ai honte pour lui.»

Mme Reed s'exaltait de plus en plus.

«Je pense que nous ferions mieux de la quitter, dis-je à Bessie, qui se tenaitde l'autre côté du lit.

- Je le crois, mademoiselle ; il lui arriva souvent de parler ainsi quand lanuit approche ; le matin elle est plus calme.»

Je me levai.

«Attendez, s'écria Mme Reed ; je voulais encore vous dire autre chose ; ilme menace continuellement de me tuer ou de se tuer lui-même ;quelquefois, dans mes rêves, je le vois étendu à terre, avec une largeblessure au cou ou la figure noire ou enflée ; je suis dans un singulier état ;je me sens bien troublée. Que faire ? Comment me procurer de l'argent ?»

Bessie s 'efforça de lui faire prendre un calmant ; elle y parvintdifficilement. Bientôt après, Mme Reed devint plus calme, et tomba dansune sorte d'assoupissement ; je la quittai.

Plus de dix jours s'écoulèrent sans que j'eusse de nouvelles conversationsavec elle ; elle était toujours, soit dans le délire, soit dans un sommeilléthargique, et le médecin défendait tout ce qui pouvait lui produire uneimpression douloureuse. Pendant ce temps, j'essayai de vivre en aussibonne intelligence que possible avec Éliza et Georgiana. Dans lecommencement, elles furent très froides ; Éliza passait la moitié de lajournée à lire, à écrire et à coudre, et c'est à peine si elle adressait une seuleparole à moi ou à sa soeur.

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Georgiana murmurait des phrases sans signification à son serin pendantdes heures entières, et ne faisait pas attention à moi ; mais j'étais résolue àm'occuper et à m'amuser ; j'y parvins facilement, car j'avais apporté dequoi peindre.

Munie de mes crayons et de mon papier, j'allais m'asseoir seule près de lafenêtre, et je me mettais à reproduire les scènes qui passaient sans cessedans mon imagination : un bras de mer entre deux rochers, le lever de lalune éclairant un bateau, des roseaux et des glaïeuls d'où sort la tête d'unenaïade couronnée de lotus, ou, enfin, un elfe assis dans le nid d'un moineausous une aubépine en fleurs.

Un jour je me mis à dessiner une figure, quelle figure ? peu m'importait ; jepris un crayon noir très doux et je commençai mon travail, j'eus bientôttracé sur le papier un front large et proéminent, une figure carrée par lebas ; je me hâtai d'y placer les traits ; ce front demandait des sourcils biendessinés, puis mon crayon indiqua naturellement les contours d'un nezdroit et aux larges narines, d'une bouche flexible et qui n'avait rien de bas,d'un menton formé et séparé au milieu par une ligne fortement indiquée ; ilmanquait encore des moustaches noires et quelques touffes de cheveuxflottant sur les tempes et sur le front. Maintenant aux yeux ! Je les avaisgardés pour la fin, parce que c'étaient eux qui demandaient le plus de soin.Je les fis beaux et bien fendus, les paupières longues et sombres, lesprunelles grandes et lumineuses. «C'est bien, me dis-je en regardantl'ensemble, mais ce n'est pas encore tout à fait cela ; il faut plus de force etplus de flamme dans le regard.» Je rendis les ombres plus noires encore,afin que la lumière brillât avec plus de vivacité ; un ou deux coups decrayon achevèrent mon oeuvre.J'avais sous les yeux le visage d'un ami : peu m'importait si ces jeunesfilles me tournaient le dos ; je regardais le portrait, et je souriais devantcette frappante ressemblance. J'étais absorbée et heureuse.

«Est-ce le portrait de quelqu'un que vous connaissez ?» demanda Éliza, quis'était approchée de moi sans que je m'en fusse aperçue.

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Je répondis que c'était une tête de fantaisie, et je me hâtai de la placer avecmes autres dessins. Sans doute je mentais, car c'était le portrait frappant deM. Rochester ; mais que lui importait, à elle ou à tout autre ? En cemoment, Georgiana s'avança également pour regarder ; mes autres dessinslui plurent beaucoup ; mais, quant à la tête, elle la déclara laide. Toutesdeux semblaient étonnées de ce que je savais en dessin. Je leur offris defaire leurs portraits, et chacune posa à son tour pour une esquisse aucrayon. Georgiana m'apporta son album, où je promis de mettre une petiteaquarelle. Je la vis reprendre aussitôt sa bonne humeur ; elle me proposaune promenade dans les champs. Nous étions sorties depuis deux heures àpeine que déjà nous étions plongées dans une conversation confidentielle ;elle m'avait fait l'honneur de me parler du brillant hiver passé à Londresdeux ans auparavant, de l'admiration excitée par elle, des soins dont elleétait l'objet ; elle me laissa même entrevoir la grande conquête qu'elle avaitfaite. Dans l'après-midi et la soirée j'en appris encore davantage : elle merapporta quelques douces conversations, quelques scènes sentimentales ;enfin elle improvisa pour moi en ce jour tout un roman de la vie élégante.Ses communications se renouvelaient et roulaient toujours sur le mêmethème : elle, ses amours et ses chagrins ; pas une seule fois elle ne parla dela maladie de sa mère, de la mort de son frère ou du triste avenir de lafamille ; elle semblait tout absorbée par le souvenir de son joyeux passé etpar ses aspirations vers de nouveaux plaisirs : c'est tout au plus si ellepassait cinq minutes chaque jour dans la chambre de sa mère malade.

Éliza continuait à peu parler ; évidemment elle n'avait pas le temps decauser ; je n'ai jamais vu personne aussi occupé qu'elle semblait l'être, etpourtant il était difficile de dire ce qu'elle faisait, ou du moins de voir lesrésultats de son activité. Elle se levait toujours très tôt, et je ne sais à quoielle employait son temps avant le déjeuner ; mais après, elle le divisait enportions régulières, et chaque heure différente amenait un travail différent.Trois fois par jour elle étudiait un petit volume : en l'examinant, jereconnus que c'était un livre de prières catholiques. Un jour, je luidemandai quel attrait elle pouvait trouver dans ce livre ; elle me réponditces seuls mots : «La rubrique.» Elle passait trois heures par jour à broderavec un fil d'or un morceau de drap rouge presque de la grandeur d'un

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tapis ; en réponse à mes questions sur ce sujet, elle m'apprit que cetouvrage était destiné à recouvrir l'autel d'une église nouvellement bâtieprès de Gateshead. Elle consacrait deux heures à son journal, deux autres àtravailler seule dans le jardin de la cuisine, et une à régler ses comptes. Elleparaissait n'avoir besoin ni de conversation ni de société ; je crois qu'elleétait heureuse à sa manière ; la routine lui suffisait, et elle était vivementcontrariée lorsqu'un accident quelconque la forçait à rompre son invariablerégularité. Un soir, plus communicative qu'à l'ordinaire, elle me dit avoir étéprofondément affligée par la conduite de John et la ruine qui menaçait safamille ; mais elle ajouta que maintenant sa résolution était prise, qu'elleavait mis sa fortune à l'abri ; après la mort de sa mère (et elle remarquait enpassant que la malade ne pouvait pas recouvrer la santé, ni même traînerlongtemps), après la mort de sa mère donc, elle devait mettre à exécutionun projet dès longtemps chéri : elle devait chercher un refuge où rien netroublerait la ponctualité de ses habitudes, une retraite qui servirait debarrière entre elle et le monde frivole. Je lui ²demandai si Georgianal'accompagnerait.

Certainement non. Georgiana et elle n'avaient jamais eu et n'avaient encorerien de commun ; pour aucune raison, elle n'aurait voulu supporter l'ennuide sa compagnie ; Georgiana devait suivre sa route et Éliza la sienne.

Le temps que Georgiana ne passait pas à m'ouvrir son coeur, elle restaitétendue sur un sofa, à déplorer la tristesse qui régnait dans la maison et àdésirer que sa tante Gibson lui envoyât une invitation pour aller à la ville.«Il vaudrait bien mieux pour moi, disait-elle, passer un ou deux mois horsd'ici jusqu'à ce que tout fût fini.» Je ne lui demandai pas ce qu'elle voulaitdire par ces mots ; mais je pense qu'elle faisait allusion à la mort prochainede sa mère et au service funèbre. Éliza ne s'inquiétait généralement pasplus des plaintes et de l'indolence de sa soeur que si elle n'eût pas existé.Un jour cependant, après avoir achevé ses comptes et pris sa broderie elleinterpella sa soeur de la manière suivante : «Georgiana, certainement jamais animal plus vain et plus absurde quevous n'a eu permission d'embarrasser la terre ; vous n'aviez aucune raison

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pour naître, car vous ne vous servez pas de la vie. Au lieu de vivre pourvous, en vous et avec vous, comme devrait le faire toute créatureraisonnable, vous ne cherchez qu'à appuyer votre faiblesse sur la force dequelque autre ; si personne ne veut se charger d'une créature lourde,impuissante et inutile, vous criez que vous êtes maltraitée, négligée etmisérable ; l'existence pour vous doit être sans cesse variée et remplie deplaisirs, sans cela vous trouvez que le monde est une prison ; il faut quevous soyez admirée, courtisée, flattée ; vous avez besoin de musique, dedanse et de monde, ou bien vous devenez languissante ! N'êtes-vous pascapable d'adopter un système qui rendrait impuissants les efforts de lavolonté des autres ? Prenez une journée, divisez-la en plusieurs parties,appropriez un travail quelconque à chacune de ces parties, n'ayez pas unquart d'heure, dix minutes, cinq minutes même qui ne soient employées ;que chaque chose soit faite à son tour, avec méthode et régularité, et vousarriverez à la fin de la journée sans vous en apercevoir ; vous ne serezredevable à personne de vous avoir aidée à passer le temps, vous n'aurezdemandé à personne sa compagnie, sa conversation ou sa sympathie ; enun mot, vous aurez vécu comme devrait vivre tout être indépendant !Écoutez ce conseil, le premier et le dernier que vous recevrez jamais demoi, et alors, quoi qu'il arrive, vous n'aurez pas plus besoin de moi qued'aucun autre. Si vous le négligez, eh bien ! vous continuerez à vousplaindre, à traîner partout votre indolence et à subir les résultats de votrestupidité, quelque tristes et insupportables qu'ils puissent être.Je vais vous parler franchement ; ce que j'ai à vous dire, je ne le répéteraiplus, mais j'agirai en conséquence : après la mort de ma mère, je nem'inquiète plus de vous ; du jour où son cercueil aura été transporté dansles caveaux de Gateshead, vous et moi serons aussi séparées que si nous nenous étions jamais connues. N'allez pas croire que, parce que le hasardnous a fait naître des mêmes parents, je vous laisserai m'enchaîner, mêmepar le lien le plus faible ! Voici ce que je vous dis : si toute l'humanitévenait à disparaître de la surface du globe, excepté nous, si nous restionsseules sur la terre, je vous abandonnerais dans le vieux monde, et je m'enirais vers la terre nouvelle.»

Éliza cessa de parler.

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«Vous auriez pu vous épargner la peine de débiter cette tirade, réponditGeorgiana ; tout le monde sait que vous êtes la créature la plus égoïste et laplus dépourvue de coeur qui existe. Vous me haïssez, j'en ai eu une preuvedans le tour que vous m'avez joué à propos de lord Edwin Vire ; vous nepouviez pas vous habituer à l'idée que je serais au-dessus de vous, quej'aurais un titre, que je serais reçue dans des salons où vous n'oseriez passeulement vous montrer : aussi vous avez agi en espion et en traître, etvous avez détruit mes projets pour jamais.»

Georgiana prit son mouchoir et se moucha pendant une heure environ ;Éliza demeura froide, impassible et assidue.

Il y a des gens qui font peu de cas d'une tendresse véritable et généreuse.J'avais sous les yeux deux natures chez lesquelles ce sentiment n'existaitpas : l'une avait une intolérable amertume, l'autre manquait de saveur. Latendresse sans la raison constitue un caractère faible et impuissant, mais laraison sans la tendresse rend l'âme aigre et rude. Le temps était humide et le vent sifflait. Georgiana s'était endormie sur lesofa en lisant un roman ; Éliza était allée entendre un service à la nouvelleéglise, car elle était sévère pour ce qui concernait la religion ; aucun tempsne pouvait empêcher le ponctuel accomplissement de ce qu'elle regardaitcomme ses devoirs religieux ; par la pluie ou le soleil, elle se rendait troisfois à l'église le dimanche, et, dans la semaine, toutes les fois qu'il y avaitdes prières.

J'eus alors l'idée d'aller voir l'état de la pauvre femme, qui était à peinesoignée : les domestiques s'inquiétaient peu d'elle ; la garde, n'étant passurveillée, s'échappait de la chambre dès qu'elle le pouvait ; Bessie étaitfidèle, mais elle avait à s'occuper de sa famille, et ne montait au châteauque de temps en temps. Au moment où j'entrai dans la chambre, je n'y vispersonne ; la garde n'y était pas. La malade était couchée tranquillement etsemblait toujours plongée dans sa léthargie ; sa figure livide était enfoncéedans ses oreillers ; le feu s'éteignait, je le ranimai, j'arrangeai les draps, jeregardai un instant celle qui ne pouvait plus me voir, puis je me dirigeai

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vers la fenêtre.

La pluie battait contre les vitres, et le vent soufflait impétueusement ; jepensai en moi-même : «Sur ce lit est couché quelqu'un qui bientôt ne seraplus au milieu de la guerre des éléments ; cet esprit qui maintenant luttecontre la matière, où ira-t-il, lorsqu'il sera enfin délivré ?»

En sondant ce grand mystère, le souvenir d'Hélène Burns me revint ; je merappelai ses dernières paroles, sa foi, sa doctrine sur l'égalité des âmes unefois délivrées du corps ; ma pensée écoutait cette voix dont je mesouvenais si bien ; je voyais encore cette figure pâle, mourante et divine,ce regard sublime, lorsque, couchée sur son lit de mort, elle aspirait àretourner dans le sein de son père céleste.Tout à coup une voix faible, partie du lit, murmura :

«Qui est là ?»

Je savais que Mme Reed n'avait pas parlé depuis plusieurs jours. Allait-ellerevenir à la santé ? Je m'approchai d'elle.

«C'est moi, ma tante, dis-je.

- Qui, moi ? répondit-elle ; qui êtes-vous ?» Puis elle fixa sur moi unregard surpris, alarmé, mais pas complètement égaré. «Je ne vous connaispas ; où est Bessie ?

- Elle est à la loge, ma tante.

- Ma tante, répéta-t-elle ; qui m'appelle tante ? Vous n'êtes pas une Gibson,et pourtant je vous connais ; cette figure, ces yeux, ce front me sontfamiliers ; vous ressemblez... mais vous ressemblez à Jane Eyre !»

Je ne répondis rien ; j'avais peur de lui faire mal en lui disant qui j'étais.

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«Oui, dit-elle, je crains que ce ne soit une erreur ; je me trompe ; je désiraisvoir Jane Eyre, et je me figure une ressemblance là où il n'en existe pas ;d'ailleurs, en huit années, elle doit avoir changé.»

Je l'assurai doucement que j'étais bien celle qu'elle avait cru reconnaître etqu'elle désirait voir ; m'apercevant qu'elle me comprenait et qu'elle avaitentière connaissance, je lui expliquai comment le mari de Bessie était venume chercher à Thornfield.

«Oui, je sais que je suis très malade, reprit-elle au bout de peu de temps. Ily a quelques instants, j'ai voulu me tourner, et je n'ai pas pu remuer un seulmembre ; il vaut mieux que je délivre mon esprit avant de mourir ; dansl'état où je suis on trouve lourd ce qui semble léger lorsqu'on se portebien... La garde est-elle ici ? ou bien êtes-vous seule dans la chambre ?» Je l'assurai que j'étais seule.

«Eh bien ! dit-elle, je vous ai nui deux fois et je le regrette maintenant : lapremière, en n'accomplissant pas la promesse que j'avais faite à mon maride vous élever comme mes enfants ; l'autre...» Elle s'arrêta. «Après tout,cela n'a peut-être pas beaucoup d'importance, murmura-t-elle, et puis jepeux guérir ; il est si pénible de m'humilier ainsi devant elle !»

Elle fit un effort pour changer de position, mais ne put pas ; sa figures'altéra et sembla exprimer une douleur intérieure, peut-être quelquetrouble précurseur de l'agonie.

«Allons, il le faut bien, dit-elle, l'éternité est devant moi ; je ferai mieux dele lui dire. Ouvrez ma toilette, ajouta-t-elle, et apportez la lettre que vous yverrez.»

Je lui obéis.

«Lisez-la maintenant.» dit-elle.

Elle était courte et ainsi conçue :

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«Madame, voudriez-vous avoir la bonté de m'envoyer l'adresse de manièce Jane Eyre, et de me dire comment elle se porte. Mon intention estd'écrire brièvement et mon désir de la faire venir à Madère. La Providencea béni mes efforts, j'ai pu amasser quelque chose ; je n'ai ni femme nienfant ; je veux l'adopter pendant ma vie et lui laisser à ma mort tout ceque je possède.

«Je suis, madame, etc.

«John Eyre. Madère.»

La lettre était datée de trois ans auparavant.

«Pourquoi n'ai-je jamais entendu parler de cela ? demandai-je.

- Parce que je vous détestais trop profondément pour prêter la main à votreélévation et à votre prospérité ; je ne pouvais pas oublier votre conduite àmon égard, Jane, la fureur avec laquelle vous vous êtes une fois tournéecontre moi, le ton avec lequel vous m'aviez déclaré que vous me détestiezplus que personne au monde, votre regard qui n'avait rien d'un enfant, votrevoix lorsque vous avez assuré que ma pensée seule vous rendait malade, etque je vous ai traitée avec cruauté ; je ne pouvais pas oublier mes propressensations, lorsque vous vous étiez levée et que vous aviez jeté sur moi levenin de votre esprit ; j'étais aussi effrayée alors que si un animal pousséou frappé par moi se fût mis à me regarder avec les yeux d'un homme, etm'eut maudite avec une voix humaine.Apportez-moi de l'eau, oh ! dépêchez-vous !

- Chère madame Reed, lui dis-je en lui offrant ce qu'elle me demandait, nepensez plus à toutes ces choses, effacez-les de votre souvenir ;pardonnez-moi mon langage passionné ; j'étais une enfant alors, huit, neufannées se sont écoulées depuis ce jour.»

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Elle ne fit pas attention à ce que je disais ; mais lorsqu'elle eut bu et reprishaleine, elle continua ainsi :

«Je vous dis que je ne pouvais pas oublier, et je me vengeai ; je ne pouvaispas accepter de vous voir adoptée par votre oncle et vivant dans l'aisance.Je lui écrivis, je lui dis que j'étais désolée que ses projets ne pussent pass'accomplir, mais que Jane Eyre était morte du typhus à Lowood !Maintenant faites ce que vous voudrez, écrivez pour contredire monassertion, exposez mon mensonge, dites tout ce qu'il vous plaira. Je croisque vous êtes née pour être mon tourment ; ma dernière heure estempoisonnée par le souvenir d'une faute que sans vous je n'aurais jamaisété tentée de commettre.

- Si vous pouviez ne plus y penser, ma tante, et me regarder avec tendresseet indulgence !

- Vous avez une mauvaise nature, me dit-elle, une nature qu'il m'a étéimpossible de comprendre jusqu'à ce jour. Comment, pendant neuf ans,avez-vous pu être patiente, et accepter tous les traitements, et pourquoi, ladixième année, avez-vous laissé éclater votre violence ? voilà ce que je n'aijamais compris.

- Je ne pense pas que ma nature soit mauvaise, repris-je ; je suis peut-êtreviolente, mais non pas vindicative ; bien des fois, dans mon enfance,j'aurais été heureuse de vous aimer, si vous l'aviez voulu, et maintenant jedésire vivement me réconcilier avec vous.Embrassez-moi, ma tante.»

J'approchai ma joue de ses lèvres, mais elle ne la toucha pas : elle me ditque je l'oppressais en me penchant sur son lit, et me redemanda de l'eau ;lorsque je la recouchai, car je l'avais soulevée avec mon bras pendantqu'elle buvait, je pris dans mes mains ses mains froides ; mais ses faiblesdoigts essayèrent de m'échapper, ses yeux vitreux évitèrent les miens.

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«Eh bien ! dis-je enfin, aimez-moi ou haïssez-moi, en tout cas vous avezmon plein et libre pardon ; demandez celui de Dieu et soyez en paix.»

Pauvre femme malade ! il était trop tard désormais pour changer son âme :vivante, elle m'avait haïe ; mourante, elle devait me haïr encore.

La garde entra, suivie de Bessie ; je restai encore une demi-heure, espérantdécouvrir chez Mme Reed quelque marque d'affection ; mais elle n'endonna aucune, elle était retombée dans son engourdissement ; elle nerecouvra pas ses esprits, elle mourut la nuit même, à minuit ; je n'étais paslà pour lui fermer les yeux, et ses filles non plus. Le lendemain, on vintnous avertir que tout était fini. Éliza et moi nous allâmes pour la voir.Georgiana, en apprenant cette nouvelle, se mit à sangloter tout haut, et ditqu'elle n'osait pas venir avec nous. Sarah Reed, jadis robuste, active, rigideet calme, était étendue sur son lit de mort ; ses yeux de bronze étaientrecouverts par leurs froides paupières ; son front et ses traits vigoureuxportaient encore l'empreinte de son âme inexorable. Ce cadavre était pourmoi un objet étrange et solennel ; j'y jetai un regard sombre et triste ; iln'inspirait aucun doux sentiment d'espérance, de pitié ou de résignation. Jesentis une poignante angoisse, à cause de ses douleurs, non pas de maperte, et une sombre terreur devant la mort contemplée sous cette formeeffrayante. Éliza regarda sa mère avec calme, puis elle dit, après un silence dequelques minutes :

«Avec sa constitution elle aurait dû vivre longtemps ; les chagrins l'onttuée.»

La bouche d'Éliza fut un instant contractée par un spasme léger ; puis ellequitta la chambre, et je la suivis. Personne n'avait versé une larme.

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CHAPITRE XXII

M. Rochester ne m'avait accordé qu'une semaine, et pourtant je ne quittaiGateshead qu'au bout d'un mois. Je voulais partir immédiatement après lesfunérailles ; mais Georgiana me pria de rester jusqu'à son départ pourLondres : car elle venait enfin d'être invitée par son oncle, M. Gibson, quiétait venu assister à l'enterrement de Mme Reed et régler les affaires defamille.

Georgiana disait qu'elle craignait de rester seule avec sa soeur, car elle nepouvait trouver près d'elle ni sympathie pour ses tristesses ni soutien pourses terreurs ; elle ne voudrait même pas l'aider dans ses préparatifs. Je fusdonc obligée de supporter aussi bien que possible les plaintes et leslamentations de cet esprit faible, et je fis de mon mieux pour coudre etemballer ses toilettes. Il est vrai que, pendant que je travaillais, elle sereposait, et je pensais en moi-même : «Si nous étions destinées à vivreensemble, ma cousine, nous commencerions les choses différemment ; jene m'accommoderais pas de tout supporter ainsi ; je vous laisserais votrepart de travail, et si vous ne la faisiez pas, eh bien, personne n'y toucherait ;je vous demanderais aussi de garder pour vous quelques-unes de cesplaintes à moitié sincères ; mais comme nos rapports doivent être trèscourts et ont commencé sous de tristes auspices, je consens à être facile etpatiente.»

Enfin Georgiana partit ; ce fut alors Éliza qui me pria de rester encore unesemaine ; ses plans, disait-elle, demandaient tout son temps et toute sonattention ; elle devait se rendre dans un pays inconnu. Elle s'enfermait danssa chambre, et y restait toute la journée à remplir des malles, à vider destiroirs et à brûler des papiers ; elle n'avait de communication avecpersonne ; elle me demanda de surveiller la maison, de recevoir les visites

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et de répondre aux lettres de condoléance. Un matin, elle me dit que j'étais libre, et elle ajouta :

«Je vous remercie de vos services et de votre conduite discrète ; il y a unegrande différence entre vivre avec quelqu'un comme vous ou avecGeorgiana ; vous accomplissez votre tâche dans la vie et vous n'êtes àcharge à personne. Demain, continua-t-elle, je pars pour le continent ; j'iraim'installer dans une maison religieuse, près de Lille ; un couvent, commevous diriez. Là, je serai tranquille ; pendant quelque temps, j'étudierai ledogme catholique et j'examinerai soigneusement ce système religieux ; si,comme je le crois, il est combiné pour que toute chose soit faitedécemment et en ordre, j'accepterai les lois de Rome et je prendraiprobablement le voile.»

Je n'exprimai aucune surprise, lorsqu'elle m'apprit sa résolution, et jen'essayai nullement de la dissuader. «Voilà qui vous convient parfaitement,pensai-je au contraire ; Dieu veuille que cela vous fasse du bien !»

Quand nous nous séparâmes, elle me dit :

«Adieu, cousine Jane ; je vous souhaite du bonheur ; vous avezpassablement de bon sens.

- Vous n'en manquez pas non plus, Éliza, lui répondis-je, mais je pensequ'avant une année votre bon sens sera enfermé dans les murs d'un couventfrançais... Du reste, ces choses ne me regardent pas, et, si cela vousconvient, peu m'importe.

- Vous avez raison,» reprit-elle ; et chacune de nous prit une routedifférente.

Comme je n'aurai plus occasion de parler ni d'elle ni de sa soeur, j'avertiraitout de suite le lecteur que Georgiana épousa un vieux noble très riche etqu'Éliza prit le voile ; elle est maintenant au prieuré du couvent où eut lieuson noviciat, et qu'elle dota de sa fortune.

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Je ne connaissais pas encore les sensations qu'on éprouve en retournantchez soi après une absence. Je savais ce que j'avais éprouvé dans monenfance quand je rentrais à Gateshead après une longue promenade, pour yêtre grondée, à cause de ma mine froide et triste ; plus tard, lorsque jerevenais de l'église, à Lowood, je désirais un repas nourrissant et un bonfeu, et je ne pouvais avoir ni l'un ni l'autre ; les retours n'avaient rien detrès agréable ; je n'étais pas attirée vers ma demeure par un de ces aimantsdont la force attractive augmente à mesure que l'objet approche ; je nesavais pas encore l'effet que devait me produire le retour à Thornfield.

Mon voyage me sembla très ennuyeux : il fallait faire cinquante milles lepremier jour, autant le second, et passer une nuit à l'hôtel. Pendant lesdouze premières heures, je pensai aux derniers moments de Mme Reed ; jevoyais sa figure pâle et décomposée ; j'entendais sa voix altérée ; je merappelais le jour des funérailles, le cercueil, le corbillard, la longue file desfermiers et des serviteurs, le petit nombre de parents, les caveaux lugubres,l'église silencieuse, le service solennel. Puis, je songeai à Éliza et àGeorgiana ; je voyais l'une s'étalant dans un bal, l'autre enfermée dans lacellule d'un couvent, et je méditais en moi-même les particularités de leurspersonnes et de leurs caractères. Le soir, j'arrivai à la ville de... Mespensées s'évanouirent, et, pendant la nuit, mon imagination se reporta surtout autre chose ; étendue sur mon lit de voyage, j'oubliai le passé poursonger à l'avenir.

Je retournais à Thornfield, mais pour combien de temps ? j'étais persuadéeque mon séjour n'y serait pas long. J'avais reçu une lettre de Mme Fairfax.Elle m'apprenait que les invités de M. Rochester venaient de quitter lechâteau ; M. Rochester était à Londres depuis trois semaines, mais il devaitrevenir dans une quinzaine de jours ; Mme Fairfax me disait qu'il était alléfaire des préparatifs pour son mariage, et qu'il avait parlé d'acheter unevoiture neuve. Elle ajoutait que ce mariage avec Mlle Ingram lui paraissaittoujours bien étrange ; mais que, d'après ce qu'elle entendait dire et cequ'elle voyait elle-même, elle ne pouvait plus douter que la cérémonie nedût être prochaine.

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«Ce serait bien de l'incrédulité que de ne pas croire encore, me disais-jetout bas ; non, je suis persuadée maintenant.»

Et alors je me demandais où j'irais ; je rêvai à Mlle Ingram toute la nuit ;dans un de mes rêves, je la vis me fermer les portes de Thornfield et memontrer la grande route ; M. Rochester la regardait les bras croisés, etpromenait sur nous deux son sourire sardonique.

Je n'avais pas écrit à Mme Fairfax le jour de mon arrivée, parce que je nedésirais pas qu'on envoyât une voiture pour moi à Millcote ; j'avaisl'intention de faire tranquillement ce petit trajet, et, après avoir laissé mamalle aux soins de l'hôtelier, je quittai l'auberge de George à six heures dusoir, et je pris le chemin qui conduisait à Thornfield. La route se faisait enpartie au milieu des champs et était peu fréquentée.

C'était par une soirée d'été douce et belle, mais non pas brillante etsplendide. Les faucheurs travaillaient encore, et le ciel, bien que chargé dequelques nuages, promettait un beau temps ; le bleu du ciel était doux etpur dans les endroits où il se laissait voir ; les nuages étaient légers ethauts ; l'occident, d'une teinte chaude, n'était traversé par aucune lueurhumide ; on eût dit un foyer allumé, un autel embrasé derrière ces vapeursmarbrées, et, à travers les fentes, on apercevait des rayons d'un rouge doré. Je me sentais heureuse de voir le chemin s'abréger devant moi, si heureuseque je m'arrêtai pour me demander ce que signifiait cette joie, et pour merépéter que je ne retournais pas chez moi, ni dans un endroit où je dussetoujours rester, ni dans un lieu où je serais attendue par d'affectueux amis.«Mme Fairfax, me disais-je, me souhaitera tranquillement la bienvenue, lapetite Adèle battra des mains et sautera de joie en me voyant ; mais jepense à un autre qui ne pense pas à moi.» Cependant rien n'est plus entêtéque la jeunesse, plus aveugle que l'inexpérience, et toutes deuxaffirmaientqu'avoir le privilège de regarder M. Rochester, quand même il ne ferait pasattention à moi, c'était déjà un bonheur assez grand ; puis elles ajoutaient :«Dépêchez-vous, dépêchez-vous ; tâchez d'être avec lui pendant que vousle pouvez ; encore quelques jours, ou tout au plus quelques semaines, etvous serez séparée de lui pour jamais !» Alors j'étouffais une nouvelle

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agonie, une pensée que je ne pouvais ni avouer ni entretenir en moi.

On faisait aussi les foins dans les prairies de Thornfield, ou plutôt lespaysans retournaient chez eux, le râteau sur l'épaule, au moment oùj'arrivais ; il ne me restait plus qu'un ou deux champs et la route à traverseravant d'atteindre les portes du château ; les buissons étaient pleins de roses,mais je n'avais pas le temps d'en cueillir, je désirais être arrivée. Je passaidevant un grand églantier qui avançait ses branches fleuries jusqu'au milieudu sentier ; j'aperçus la barrière étroite et les marches de pierre. M.Rochester était assis là, un livre et un crayon à la main ; il écrivait. Ce n'était pas un fantôme, et pourtant je me sentis faiblir un instant ;pendant une minute, je ne fus pas maîtresse de moi. Qu'est-ce que celasignifiait ? Je ne pensais pas trembler ainsi en le voyant, et je ne croyaispas que sa présence me ferait perdre la faculté de remuer ou de parler.«Dès que je pourrai marcher, me dis-je, je retournerai sur mes pas, je neveux pas devenir complètement idiote ; je connais un autre chemin qui meconduira au château...»

Mais quand même j'en aurais connu vingt, cela ne m'aurait servi à rien, caril m'avait vue.

«Holà ! s'écria-t-il en déposant son livre et son crayon ; vous voilà donc !Venez ici, s'il vous plaît.»

Je pense que je m'avançai vers lui, quoique je ne puisse pas dire de quellemanière ; j'avais à peine conscience de ce que je faisais, et tout ce que jedésirais c'était paraître calme, et surtout dominer les muscles de ma figure,qui, rebelles à ma volonté, s'efforçaient d'exprimer ce que j'avais résolu decacher. Mais heureusement j'avais un voile, je le baissai, «Maintenantmême, me dis-je, j'aurai peut-être encore de la peine à faire bonnecontenance.»

«Eh ! c'est là Jane Eyre, reprit M. Rochester ; vous êtes venue à pied deMillcote ? que voilà encore un tour digne de vous ! Pourquoi ne pas avoirenvoyé chercher une voiture au château, et vous être fait traîner sur la

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route, comme tout le monde, plutôt que d'errer seule à la nuit tombanteprès de votre demeure, comme une ombre ou un songe ? Que diableavez-vous fait pendant le mois dernier ?

- J'ai été avec ma tante qui est morte, monsieur.

- Cette réponse est bien de vous ; bons anges, venez à mon secours ! Ellearrive de l'autre monde, de la demeure de ceux qui sont morts, et ne craintpas de me le dire, lorsqu'elle me rencontre seul dans l'obscurité.Si j'osais, je vous toucherais pour m'assurer que vous êtes un corps et nonpas une ombre, petite elfe ! mais autant essayer à prendre un feu follet dansun marais. Petite paresseuse, ajouta-t-il après s'être arrêté un instant, vousavez été loin de moi pendant tout un mois, et sans doute vous m'avezoublié.»

Je savais que j'aurais du plaisir à voir mon maître, mais que ce plaisir seraitmélangé de tristesse à la pensée que bientôt il cesserait d'être mon maître,et que je n'étais rien pour lui ; cependant il y avait chez M Rochester, dumoins je le pensais, une telle puissance pour communiquer le bonheur, quemême goûter aux miettes qu'il éparpillait aux oiseaux étrangers commemoi, c'était prendre part à un splendide festin. Ses dernières paroles avaientété un baume : elles semblaient signifier qu'il ne lui était pas indifférent dese voir oublié par moi ; puis il avait appelé Thornfield ma demeure. Hélas !je l'aurais bien désiré !

Il ne semblait pas disposé à quitter l'escalier, et j'osais à peine le prier deme faire place. Au bout de quelque temps, je lui demandai enfin s'il n'avaitpas été à Londres.

«Oui, me répondit-il ; vous l'avez deviné, je suppose.

- Mme Fairfax me l'a écrit.

- Et vous a-t-elle dit pourquoi ?

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- Oh ! oui, monsieur, tout le monde le savait.

- Eh bien ! Jane, il faudra que je vous montre la voiture, et vous me direz sielle convient bien à la femme de M. Rochester, et si, étendue sur cescoussins rouges, elle n'aura pas l'air de la reine Boadicea. Voyez-vous,Jane, je voudrais que mon extérieur s'accordât un peu mieux avec le sien ;dites-moi, petite fée, ne pourriez-vous pas me donner quelque fiolemerveilleuse qui me rendit beau ? - Cela dépasse le pouvoir de la magie, monsieur.» Et j'ajoutai enmoi-même : «Un oeil aimant est le plus grand charme ; ce charme-là vousl'avez, et l'expression dure de votre visage a plus de pouvoir que la beautémême.»

Souvent M. Rochester avait lu mes pensées avec une justesse que je nepouvais comprendre ; pour le moment, il sembla ne point écouter maréponse brève ; il me sourit d'un de ces sourires que lui seul possédait etdont il n'usait que dans de rares occasions ; il le trouvait sans doute tropbeau pour en abuser ; c'était la flamme brillante du sentiment, et, en meregardant, il jeta sur moi cet éclatant rayon.

«Passez, Jane, me dit-il en me faisant place sur l'escalier ; retournez auchâteau, et arrêtez votre petit pied errant et fatigué sur le seuil d'un ami.»

Ce que j'avais de mieux à faire, c'était de lui obéir en silence, car je n'avaisplus de raison pour causer avec lui. Je montai les marches sans dire un motet résolue à le quitter avec calme ; mais quelque chose me retenait, uneforce irrésistible me contraignît à me retourner ; je m'écriai, ou plutôt unsentiment que je ne pouvais maîtriser s'écria, en dépit de ma fermevolonté :

«Merci, monsieur Rochester, merci de votre grande bonté ; je suis bienheureuse d'être revenue près de vous, et où vous êtes, là est ma demeure,ma seule demeure !»

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Alors je me mis à marcher si vite que, s'il eût voulu me rattraper, il auraiteu de la peine. La petite Adèle devint presque folle de joie quand elle merevit ; Mme Fairfax me reçut avec sa bonté ordinaire, Leah me sourit, etSophie elle-même me dit bonsoir d'un air joyeux ; tout cela me parut trèsagréable. Il n'y a pas de bonheur plus grand que d'être aimé par sessemblables, et de sentir que votre présence est une joie pour eux. Ce soir-là, je fermai résolument les yeux pour ne pas voir l'avenir ; je mebouchai les oreilles pour ne pas entendre la voix qui m'annonçait uneprochaine séparation et des tristesses prochaines. Le thé achevé, MmeFairfax prit son tricot, je m'assis sur une petite chaise près d'elle, et Adèle,agenouillée sur le tapis, se pressa contre moi ; un sentiment de mutuelleaffection semblait nous avoir entourées d'un cercle de paix ; alors, dans lesilence de mon âme, je priai Dieu de ne pas nous séparer trop tôt. Nousétions ainsi groupées, lorsque M. Rochester entra sans s'être fait annoncer ;il sembla satisfait en nous voyant si unies.

«Madame Fairfax, dit-il, doit être bien contente d'avoir retrouvé sa filled'adoption, et je vois qu'Adèle est toute prête à croquer sa petite mamananglaise.»

En l'entendant ainsi parler, j'espérai presque que, même après son mariage,il pourrait peut-être nous laisser toutes ensemble, nous placer dans quelqueabri protégé par lui et que sa présence viendrait de temps en temps réjouir.

Thornfield resta quinze jours dans un calme complet. On ne parlait plus dumariage de M. Rochester, et aucun préparatif ne se faisait. Presque tous lesjours, je demandais à Mme Fairfax si elle avait entendu dire quelque chosede définitif ; sa réponse était toujours négative. Une fois, elle me dit avoirdemandé à M. Rochester quand il amènerait sa femme au château : il ne luiavait répondu que par une plaisanterie et un regard étrange, et elle ne savaitqu'en conclure.

Il y avait encore une chose qui m'étonnait beaucoup : c'est que personnede la famille Ingram ne venait au château, et que M. Rochester ne serendait jamais à Ingram-Park.

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Il est vrai que Blanche ne demeurait pas dans le même pays que M.Rochester, et que pour y arriver il fallait traverser vingt milles. Maisqu'étaient vingt milles pour un amoureux passionné ? pour un cavalieraussi habile et aussi infatigable que M. Rochester, ce n'était qu'unepromenade. Je commençai à me bercer de l'espérance que le mariage étaitbrisé, que la rumeur publique s'était trompée, que l'un des partis ou tousdeux avaient changé d'opinion. Ordinairement j'étudiais la figure de monmaître pour savoir s'il était irrité ou triste ; mais jamais je ne l'avais vueaussi dégagée de nuages et de mauvais sentiments qu'alors. Si, dans lesinstants que mon élève et moi passions avec lui, il me voyait manquer decourage et tomber dans l'abattement, il s'efforçait d'être gai ; jamais il nem'avait fait venir si souvent en sa présence, jamais il n'avait été aussi bonpour moi : hélas ! jamais je ne l'avais tant aimé.

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CHAPITRE XXIII

Un splendide été brillait sur l'Angleterre ; un ciel pur et un soleil radieuxégayent rarement la Grande-Bretagne, même pendant un seul jour, etpourtant depuis longtemps déjà nous jouissions de cette faveur : on eût ditque les belles journées d'Italie venaient de quitter le Midi, comme debrillants oiseaux de passage, pour s'arrêter quelque temps sur les rochersd'Albion. On avait rentré les foins ; les champs verts qui entouraientThornfield venaient d'être fauchés ; la route poudreuse était durcie par lachaleur ; les arbres se montraient dans tout leur éclat : les teintes foncéesdes haies et des bois touffus contrastaient bien avec la nuance tendre desprairies nouvellement fauchées.

Un soir, Adèle, fatiguée d'avoir ramassé des baies la moitié de la journée,s'était couchée avec le soleil ; quand je la vis endormie, je la quittai pourme rendre dans le jardin.

C'était alors l'heure la plus agréable de la journée ; la grande chaleur avaitcessé et une fraîche rosée tombait dans les plaines altérées et sur lesmontagnes desséchées ; pendant le jour, le soleil avait brillé sans nuage ; àce moment, tout le ciel était empourpré. Les rayons du soleil couchants'étaient concentrés sur un seul pic et brillaient avec l'éclat d'une fournaiseardente ou d'une pierre précieuse ; ces lueurs se reflétaient sur la moitié duciel, mais devenaient de plus en plus douces à mesure qu'elles s'éloignaientde leur centre de lumière. L'orient avait aussi son charme avec son beauciel d'un bleu foncé, et son étoile solitaire qui venait de se lever pour luiservir de modeste joyau ; la lune, encore cachée à l'horizon, devait bientôtl'éclairer de ses doux rayons.

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Je me promenai quelques instants sur le pavé ; mais tout à coup une odeurlégère et bien connue, celle d'un cigare, arriva jusqu'à moi : je regardai, etje m'aperçus que la fenêtre de la bibliothèque était entr'ouverte. Je savaisque de là on pouvait suivre tous mes mouvements ; aussi je me dirigeaivers le verger.C'était un lieu abrité et semblable à un Eden, plein d'arbres et de fleurs ; unmur très élevé le séparait de la cour, et une avenue de hêtres de la pelouse ;à un des bouts, une barrière détruite le séparait seule des champs déserts ;une allée tortueuse, bordée de lauriers et terminée par un gigantesquemarronnier d'Inde entouré d'un banc, conduisait à la barrière. Émue par ladouce rosée, par le silence et l'obscurité croissante, il me sembla quej'aimerais à passer ma vie en cet endroit. Je me promenai au milieu desfleurs et des arbres fruitiers dans le haut du verger, qui pour le momentétait plus éclairé que le reste par les rayons de la lune naissante ; je fusarrêtée tout à coup, non pas que j'eusse aperçu ou entendu quelque chosemais je venais de sentir encore une fois la même odeur.

L'aubépine, les aurones, le jasmin, les oeillets et les roses avaient cessé derépandre leur parfum : cette odeur n'était produite ni par les arbres ni parles fleurs ; je savais bien qu'elle venait du cigare de M. Rochester ; jeregardai autour de moi en écoutant. Je vis des arbres chargés de fruitsmûrs, j'entendis le rossignol chanter dans le bois, mais je n'aperçus aucuneforme humaine et je ne distinguai aucun bruit de pas ; cependant, commel'odeur augmentait, je résolus de me retirer. Au moment où je mettais lamain sur la porte, M. Rochester entra ; je reculai dans la niche tapissée delierre : «Il ne restera pas longtemps, pensai-je ; il retournera bientôt auchâteau, et ainsi du moins il ne m'aura pas vue.»Mais je m'étais trompée ; le soir lui parut aussi agréable et le vieux jardinaussi attrayant qu'à moi. Il se promenait, tantôt soulevant les branches desgroseilliers à maquereau pour en contempler les fruits aussi gros que desprunes, tantôt cueillant une cerise mûre, tantôt se penchant sur des fleurs,soit pour en respirer le parfum, soit pour examiner les gouttes de roséerenfermées dans leurs pétales. Un gros scarabée passa en bourdonnant prèsde moi et alla se poser sur une plante aux pieds de M. Rochester ; il le vitet s'inclina pour le regarder.

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«Maintenant, pensai-je, il me tourne le dos et il est occupé, peut-êtrepourrai-je sortir sans être remarquée.»

Je marchai sur le gazon, afin que ma présence ne fût pas révélée par lecraquement du sable ; M. Rochester se tenait à un ou deux mètres del'endroit devant lequel j'étais obligée de passer ; il semblait absorbé dans lacontemplation de l'insecte. «Je pourrai très bien me retirer sans êtrevue.»me dis-je. Au moment où je passai près de son ombre, projetée sur lejardin par la lune qui n'était pas encore complètement levée, il me dittranquillement et sans se retourner :

«Jane, venez un peu ici voir cet insecte.»

Je n'avais fait aucun bruit ; il n'avait pas d'yeux derrière le dos, son ombrem'avait donc sentie ; je tressaillis d'abord, puis je m'approchai.

«Regardez ces ailes, me dit-il ; cet animal me rappelle les insectes del'Inde. Il est rare de voir en Angleterre un rôdeur de nuit aussi grand etaussi gai ; ah ! le voilà envolé.»

L'insecte partit. J'allais l'imiter, mais M. Rochester me suivit, et, aumoment où j'atteignis la porte, il me dit : «Revenez ; par une nuit si belle, il serait honteux de rester enfermée, etpersonne ne peut désirer dormir au moment où le soleil couchant fait placeà la lune qui se lève.»

Bien que souvent ma langue soit prompte à répondre, il y a des cas où je nepuis trouver une phrase pour m'excuser, et cela arrive presque toujoursdans des circonstances où un simple mot et un prétexte plausible seraientbien nécessaires pour me tirer d'un embarras pénible. Je ne désirais pas mepromener à cette heure avec M. Rochester dans le verger obscur, mais je nepouvais trouver aucune raison pour le quitter. Je le suivis lentement, touten cherchant un moyen de délivrance ; mais il était lui-même si calme et sigrave que j'eus honte de mon trouble : la pensée que ce que je faisais là

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n'était pas bien ne préoccupait que moi ; la conscience de M. Rochestersemblait parfaitement calme.

«Jane, me dit-il, lorsque, après être entrés dans l'allée bordée de lauriers,nous nous dirigeâmes du côté de la barrière et du marronnier d'Inde,Thornfield est une résidence agréable en été, n'est-ce pas ?

- Oui, monsieur.

- Vous devez aimer cette maison, vous qui remarquez les beautés de lanature et qui vous attachez aux choses ?

- En effet, je me suis attachée à Thornfield.

- Et, bien que je ne puisse comprendre comment, je me suis aperçu quevous aviez une certaine affection pour cette petite folle d'Adèle, et mêmepour la simple Mme Fairfax.

- Oui, monsieur, je les aime toutes deux, d'une manière différente, il estvrai.

- Et vous seriez fâchée de les quitter ?

- Oui.

- C'est malheureux ! dit-il ; puis il soupira et s'arrêta. Il en est toujours ainsidans la vie, continua-t-il ; à peine êtes-vous installé dans un lieu agréablequ'une voix vous ordonne de vous lever et de partir, car l'heure du repos estexpirée. - Dois-je partir, monsieur ?'demandai-je ; dois-je quitter Thornfield ?

- Je crois que oui, Jane ; j'en suis fâché, mais je crois qu'il le faudra.»

C'était un rude coup ; mais je ne me laissai pas abattre.

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«Eh bien, monsieur, je serai prête quand viendra l'ordre de marcher.

- Il est venu maintenant ; je suis forcé de le donner ce soir.

- Alors, vous allez vous marier, monsieur ?

- Précisément, exactement ; avec votre pénétration ordinaire, vous avezdeviné juste.

- Et sera-ce bientôt, monsieur ?

- Oh ! oui, ma... c'est-à-dire mademoiselle Eyre ; vous vous rappelez bien,Jane, la première fois où, grâce soit à moi, soit à la rumeur publique, vousavez compris que j'avais l'intention, moi, vieux célibataire, d'accepter desliens sacrés, d'entrer dans le saint état de mariage, en un mot, de presserMlle Ingram sur mon coeur (mes deux bras y suffiront à peine ; mais, aprèstout, d'une si belle créature on ne saurait trop prendre) ; eh bien, comme jele disais... Mais écoutez-moi donc, Jane ; ne tournez pas la tête ; necherchez pas d'autres scarabées : celui que vous avez vu était quelqueenfant qui venait de déserter sa demeure. Je voulais seulement vousrappeler que vous avez été la première à me dire, avec cette discrétion queje respecte en vous, cette prévoyance, cette prudence et cette humilité quiconviennent à votre position, que, dans le cas où j'épouserais Mlle Ingram,vous et la petite Adèle feriez mieux de vous retirer. Je ne parle pas dublâme implicite jeté sur ma bien-aimée par cet avis, et même je tâcherai del'oublier lorsque vous serez loin d'ici, Jane ; je ne me souviendrai que de lasagesse d'un conseil que j'ai voulu suivre : il faut qu'Adèle aille en pension,et vous, mademoiselle Eyre, il faut changer de place. - Oui, monsieur, je vais faire insérer ma demande tout de suite dans lesjournaux. En attendant, je suppose...»

J'avais l'intention d'ajouter : «Je suppose que je puis rester ici jusqu'à ceque j'aie trouvé un nouvel abri.» Mais je m'arrêtai, sentant qu'il seraitimprudent d'entreprendre une longue phrase, car je n'étais plus maîtressede ma voix.

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CHAPITRE XXIII 344

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«Dans un mois environ j'espère être marié, continua M. Rochester ; dansl'intervalle je m'occuperai de vous chercher de l'occupation et un asile.

- Je vous remercie, monsieur ; je suis fâchée de vous donner...

- Oh ! pas de remercîments ; lorsqu'on a rempli ses devoirs aussi bien quevous, on a le droit de demander à celui au service duquel on a été, de fairepour vous tout ce qui est en son pouvoir. J'ai déjà entendu parler à mafuture belle-mère d'une place qui, je le crois, vous conviendrait : il s'agitd'entreprendre l'éducation des cinq filles de Mme Dionysius O'Gall, deBetternut-Lodge, en Irlande ; je crois que vous aimerez l'Irlande ; on ditque les habitants y sont pleins de coeur.

- C'est bien loin, monsieur.

- Qu'importe ? une jeune fille aussi raisonnable que vous ne doit pasregarder à faire un long voyage.

- Ce n'est pas le voyage qui m'inquiète ; mais la mer et une barrière entre...

- Entre quoi, Jane ?

- Entre l'Irlande, et l'Angleterre, et Thornfield, et...

- Eh bien !

- Et vous, monsieur !»

Je prononçai cette dernière phrase presque involontairement, etinvolontairement aussi mes larmes se mirent à couler ; néanmoins, je nepleurais pas assez haut pour être entendue ; je réprimai mes sanglots. Lapensée de Mme O'Gall me glaçait le coeur, mais moins encore que lapensée des vagues destinées à murmurer éternellement entre moi et lemaître auprès duquel je me promenais ; cependant, ce qui était plus

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CHAPITRE XXIII 345

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douloureux encore pour mon âme, c'était l'idée que la richesse, le rang etl'habitude étaient venus se placer entre moi et celui que j'aimais. «C'est bien loin, repris-je de nouveau.

- Certainement ; et lorsque vous serez en Irlande, je ne vous reverrai plus,Jane, c'est bien certain : car je n'irai jamais en Irlande ; je n'aime pasbeaucoup ce pays. Nous avons été amis, Jane, n'est-ce pas ?

- Oui, monsieur.

- Eh bien, lorsque des amis sont à la veille de se séparer, ils aiment à passerl'un près de l'autre le peu de temps qui leur reste ; venez, nous allons parlerde ce voyage et de cette séparation, pendant que les étoiles commencentleur course brillante dans le ciel. Tenez, voici un marronnier d'Inde entouréd'un banc ; nous allons nous y asseoir tranquillement, bien que nous nesoyons plus destinés à nous placer ainsi l'un à côté de l'autre.»

Il me fit asseoir, et il s'approcha de moi.

«Il y a bien loin d'ici en Irlande, Jane, et je suis fâché de voir ma petiteamie entreprendre un voyage si fatigant ; mais si je ne puis rien trouver demieux, que faire ?... Jane, m'êtes-vous attachée ?»

Je ne pus pas hasarder une réponse, mon coeur était trop plein.

«C'est que, dit-il, j'éprouve quelquefois pour vous un étrange sentiment,surtout lorsque vous êtes près de moi, comme maintenant : il me sembleque j'ai dans le coeur une corde invisible, fortement attachée à une cordetoute semblable et placée dans votre coeur ; si un bras de mer et soixantelieues de terre doivent nous séparer, j'ai peur que cette corde sympathiquene se brise et que la blessure ne saigne intérieurement. Quant à vous, vousm'oublieriez.

- Jamais, monsieur ! vous savez...» Il me fut impossible de continuer.

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CHAPITRE XXIII 346

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«Jane, entendez-vous le rossignol chanter dans les bois ? écoutez !» En écoutant, je sanglotais convulsivement, car je ne pouvais plus réprimermes sentiments ; je fus obligée de céder, et j'éprouvai dans tout mon êtreune souffrance aiguë. Quand je parlai, ce ne fut que pour exprimer un désirimpétueux de n'être jamais née ou de n'être jamais venue à Thornfield.

«Est-ce parce que vous êtes fâchée de le quitter ?» me demanda M.Rochester.

La souffrance et l'amour avaient excité chez moi une violente émotion, quis'efforçait de devenir maîtresse absolue, de dominer, de régner et de parler.

«Oui, je suis triste de quitter Thornfield, m'écriai-je ; j'aime Thornfield ; jel'aime, parce que, pendant quelque temps, j'y ai vécu d'une vie délicieuse ;je n'ai pas été foulée aux pieds et humiliée ; je n'ai pas été ensevelie avecdes esprits inférieurs ; on ne m'a pas éloignée de ce qui est beau, fort etélevé ; j'ai vécu face à face avec ce que je révère et ce qui me réjouit ; j'aicausé avec un esprit original, vigoureux et étendu ; je vous ai connu,monsieur Rochester ; et je suis frappée de terreur et d'angoisse en pensantqu'il faut m'éloigner de vous pour toujours ; je vois la nécessité du départ,et c'est comme si je me voyais forcée de mourir.

- Où voyez-vous la nécessité de partir ? demanda-t-il tout à coup.

- Où ? ne me l'avez-vous pas vous-même montrée, monsieur ?

- Et sous quelle forme ?

- Sous la forme de Mlle Ingram, une jeune fille belle et noble, votrefiancée.

- Ma fiancée ! Quelle fiancée ? Je n'ai pas de fiancée.

- Mais vous en aurez une.

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CHAPITRE XXIII 347

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- Oui, j'en aurai une, dit-il en serrant les dents.

- Alors, il faut que je parte ; vous l'avez dit vous-même. - Non, il faut que vous restiez ; je le jure, et je garderai mon serment !

- Je vous dis qu'il me faut partir, répondis-je, excitée par quelque chose quiressemblait à la passion. Croyez-vous que je puisse rester en n'étant rienpour vous ? croyez-vous que je sois une automate, une machine qui ne sentrien ? croyez-vous que je souffrirais de me voir mon morceau de painarraché de mes lèvres et ma goutte d'eau vive jetée de ma coupe ?croyez-vous que, parce que je suis pauvre, obscure, laide et petite, je n'aieni âme ni coeur ? Et si Dieu m'avait faite belle et riche, j'aurais rendu laséparation aussi rude pour vous qu'elle l'est aujourd'hui pour moi ! Ce n'estplus la convention, la coutume, ni même la chair mortelle qui vous parle ;c'est mon esprit qui s'adresse à votre esprit, comme si tous deux, aprèsavoir passé par la tombe, nous étions aux pieds de Dieu dans notrevéritable égalité !

- Oui, dans notre véritable égalité ,» répéta M. Rochester ; puis il ajouta, enme serrant dans ses bras et en pressant ses lèvres contre les miennes : «Et,puisque nous sommes égaux, c'est ainsi que nous serons aux pieds de Dieu.

- Oui, monsieur, répondis-je. Et pourtant non ; non, car vous êtes marié, oudu moins sur le point de l'être, et à une femme qui vous est inférieure, pourlaquelle vous n'avez pas de sympathie, que vous n'aimez pas réellement,car je vous ai entendu rire d'elle ! Moi, je mépriserais une pareille unionainsi, je suis meilleure que vous. Laissez-moi partir.

- Où, Jane pour l'Irlande ?

- Oui, pour l'Irlande ; je me suis rendue maîtresse de moi, maintenant jepuis aller n'importe où. - Jane, restez tranquille ; ne vous débattez pas comme un oiseau sauvagepris au piège et qui arracherait ses plumes dans son désespoir.

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CHAPITRE XXIII 348

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- Je ne suis pas un oiseau, et aucun filet ne m'enveloppe ; je suis libre ; j'aiune volonté indépendante, et je m'en sers pour vous quitter.»

Un nouvel effort me dégagea de ses bras, et je me tins debout devant lui.

«Vous-même allez prendre une décision sur votre avenir, me dit-il ; jevous offre ma main, mon coeur et la moitié de ce que je possède.

- Vous jouez une comédie dont je ne puis que rire.

- Je vous demande de passer votre vie près de moi, d'être une partie de moiet ma meilleure compagne sur la terre.

- Vous avez déjà fait votre choix et vous devez vous y tenir.

- Jane, calmez-vous ; vous êtes trop exaltée. Moi aussi, je vais resterquelques instants tranquille.»

Le vent siffla dans l'allée et vint trembler entre les branches du marronnier,puis il alla se perdre au loin. La voix du rossignol était le seul bruit qu'onentendît à cette heure ; en l'écoutant, je me remis à pleurer.

M. Rochester était tranquillement assis et me regardait avec une sérieusedouceur ; il demeura muet quelque temps ; enfin il me dit :

«Venez à côté de moi, Jane ; tâchons de nous expliquer et de nouscomprendre.

- Je ne reviendrai jamais près de vous ; j'ai pu m'échapper et je nereviendrai pas.

- Mais, Jane, je vous le demande comme à ma femme ; c'est vous seule queje veux épouser.»

Je demeurai silencieuse ; je croyais qu'il se moquait de moi.

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«Venez, Jane, venez ici.

- Votre fiancée est entre nous.»

Il se leva et m'atteignit. «Ma fiancée est ici, dit-il en me pressant de nouveau contre lui ; mafiancée est ici, parce qu'ici est mon égale et ma semblable.Jane, voulez-vous m'épouser ?»

Je ne lui répondis pas et je m'efforçai de nouveau de lui échapper, car jen'avais pas foi en lui.

«Vous doutez de moi. Jane ?

- Entièrement.

- Vous n'avez pas foi en moi ?

- Pas le moins du monde.

- Suis-je un menteur à vos yeux ? demanda-t-il avec passion ; petiteincrédule, vous allez être convaincue. Ai-je de l'amour pour Mlle Ingram ?non, et vous le savez. A-t-elle de l'amour pour moi ? non ; j'en ai la preuve.J'ai répandu le bruit que ma fortune n'était pas le tiers de ce qu'on lasupposait, et je me suis arrangé de manière à ce que ce bruit arrivât jusqu'àelle ; ensuite, je me suis présenté à son château pour voir le résultat de mesefforts : elle et sa mère m'ont reçu très froidement ; je ne veux pas, je nepuis pas épouser Mlle Ingram. Vous, créature étrange, qui n'êtes presquepas de la terre, je vous aime comme ma chair ; vous, pauvre, petite,obscure et laide, je vous supplie de m'accepter comme mari.

- Moi ! m'écriai-je ; car, en voyant son sérieux et en entendant sonimpertinence, je commençais à croire à sa sincérité ; moi qui n'ai pointd'amis dans le monde, excepté vous, si toutefois vous êtes mon ami, moi

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qui ne possède rien que ce que vous m'avez donné ?

- Vous, Jane ; il faut que vous soyez tout entière à moi ; le voulez-vous ?répondez vite.

- Monsieur Rochester, tournez-vous du côté de la lune et laissez-moiregarder votre visage.

- Pourquoi ?

- Parce que je veux y lire votre pensée ; tournez-vous ! - Vous ne pourrez pas lire sur mon visage plus que sur une page souillée etdéchirée ; lisez ; mais dépêchez-vous, car je souffre.»

Sa figure était gonflée et agitée ; ses traits étaient contractés et ses yeuxanimés d'un brillant regard.

«Oh ! Jane, s'écria-t-il, vous me torturez avec votre regard scrutateur, bienqu'il soit généreux et droit ; vous me torturez !

- Et pourquoi, si ce que vous dites est vrai, si votre offre est véritable ?vous savez bien que je ne puis éprouver pour vous que des sentiments dereconnaissance et de dévouement ; qu'y a-t-il de douloureux là dedans ?

- De la reconnaissance ! s'écria-t-il ; et il ajouta d'un ton irrité : «Jane,acceptez-moi vite ; appelez-moi par mon nom ; dites «Édouard, je veuxbien vous épouser.

- Parlez-vous sérieusement ? m'aimez-vous véritablement et désirez-voussincèrement que je sois votre femme ?

- Oui, et si un serment est nécessaire pour vous satisfaire, eh bien, je lejure !

- Alors, monsieur, je vous épouserai.

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- Appelez-moi Édouard, ma petite femme.

- Cher Édouard !

- Venez à moi ; venez tout entière à moi,» dit-il ; puis il ajouta tout bas, meparlant à l'oreille, pendant que sa joue touchait la mienne : «Faites monbonheur, et je ferai le vôtre. Dieu me pardonne, ajouta-t-il au bout de peude temps, et que les hommes ne viennent pas se mêler de tout ceci ; je l'aiet je la garderai.

- Les hommes n'auront pas besoin de s'en mêler, monsieur je n'ai pas deparents qui puissent s'opposer à vos projets.

- Et c'est ce qu'il y a de mieux.» dit-il.

Si je l'avais moins aimé, j'aurais remarqué dans son regard et dans sa voixune sauvage exaltation. Mais, assise près de lui, sortie de ce douloureuxrêve de la séparation, appelée à une heureuse union, je ne pouvais penserqu'au bonheur qui venait de m'être si libéralement donné ; bien des fois ilme demanda : «Êtes-vous heureuse, Jane ?» et bien des fois je luirépondis : «Oui ;» puis il murmurait tout bas : «Oui, nous nous aimerons. Je l'ai trouvée sans ami, sans joie et le coeurglacé ; je la garderai près de moi pour la caresser et la consoler ; n'y a-t-ilpas de l'amour dans mon coeur et de la constance dans mes résolutions ? Etcela seul pourra racheter tout le reste devant le tribunal de Dieu. Je sais quemon Créateur m'approuve ; peu m'importent les jugements du monde ;quant à l'opinion des hommes, je la défie !»

La nuit venait de tomber ; la lune n'était pas encore levée, et nous étionstous deux dans l'obscurité ; quelque près que je fusse de mon maître,j'avais peine à voir son visage ; le vent murmurait dans l'allée des lauriers,sifflait entre les branches du marronnier et envoyait son souffle jusqu'ànous.

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CHAPITRE XXIII 352

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«Il faut rentrer, me dit M. Rochester, le temps va changer ; je serais restéavec toi jusqu'au matin, Jane.

- Moi aussi,» pensai-je ; et je l'aurais peut-être dit, si un éclair ne fût venudéchirer la portion du ciel que je regardais ; l'éclair fut suivi d'uncraquement et d'un violent coup de tonnerre qui me sembla avoir éclatétout près de nous. Je ne songeais qu'à cacher mes yeux éblouis contrel'épaule de M. Rochester ; la pluie tombait à flots ; nous traversâmesrapidement l'allée, les champs, et nous entrâmes dans la maison ; mais,lorsque nous atteignîmes le perron, l'eau ruisselait sur nos vêtements. M.Rochester me retirait mon châle et secouait l'eau qui coulait de mescheveux dénoués, lorsque Mme Fairfax sortit de sa chambre ; ni moi ni M.Rochester ne l'aperçûmes au premier moment ; la lampe était allumée ;l'horloge marquait minuit.

«Dépêchez-vous de changer de vêtements, me dit-il, et maintenantbonsoir ; bonsoir ma bien-aimée !» Il m'embrassa à plusieurs reprises. Lorsqu'en le quittant je regardai autourde moi, je vis la veuve pâle, grave et étonnée ; je me contentai de sourire etde gagner l'escalier. «Tout s'expliquera bientôt,» pensai-je. Cependant,lorsque je fus arrivée à ma chambre, je fus attristée de la pensée qu'un seulmoment même elle avait pu se méprendre sur ce qu'elle avait vu ; mais, aubout de peu de temps, la joie effaça tout autre sentiment ; malgré le ventqui soufflait avec violence, le tonnerre qui retentissait avec force tout prèsde moi, les éclairs qui scintillaient vifs et rapprochés, la pluie qui, pendantdeux heures, tomba avec la violence d'une cataracte, je n'éprouvai aucuneffroi, et peu de cette crainte respectueuse qu'éveillait ordinairement chezmoi la vue d'un orage. Trois fois M. Rochester vint frapper à ma porte pourvoir si j'étais tranquille ; c'était assez pour me rendre forte et calme contretout.

Le lendemain matin, avant que je fusse levée, la petite Adèle accourut dansma chambre pour me dire que le grand marronnier au bout du verger avaitété frappé par le tonnerre et à moitié détruit.

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CHAPITRE XXIV

Tout en m'habillant, je repassai dans ma mémoire les événements de laveille, et je me demandai si ce n'était point un rêve ; je n'en fus bienconvaincue que lorsque, ayant revu M. Rochester, je l'entendis me répéterses promesses et me reparler de son amour.

En me peignant, je me regardai dans la glace, et je m'aperçus que je n'étaisplus laide ; mon visage était plein de vie et d'espérance, mes yeuxsemblaient avoir contemplé une fontaine de joie et emprunté l'éclat à sesondes transparentes. Souvent je m'étais efforcée de ne pas regarder monmaître, craignant que ma figure ne lui déplût : aujourd'hui je pouvais levermon regard jusqu'à lui sans avoir peur de refroidir son amour parl'expression de mon visage. Je mis une robe d'été, légère et d'une couleurclaire ; il me sembla que jamais vêtement ne m'avait mieux parée, parceque jamais aucun n'avait été porté avec tant de joie.

Quand je descendis dans la grande salle, je ne fus pas surprise de voirqu'une belle matinée de juin avait succédé à l'orage de la veille, et desentir, à travers la porte ouverte, le souffle d'une brise fraîche et parfumée ;la nature devait avoir quelque chose de joyeux ; j'étais si heureuse ! Unepauvre femme et un petit enfant pâle et en haillons s'arrêtèrent devant laporte ; je courus vers eux pour leur donner tout l'argent que j'avais dans mabourse, trois ou quatre schellings ; bons ou mauvais, je voulais les voirheureux. Aussi les corneilles faisaient entendre leurs cris et les oiseauxchantaient ; mais rien n'était aussi joyeux ni aussi musical que mon coeur !

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Mme Fairfax apparut à la fenêtre avec un visage triste, et me ditgravement : «Mademoiselle Eyre, voulez-vous venir déjeuner ?»

Pendant le repas, elle fut calme et froide ; mais je ne pouvais pas ladétromper. Il fallait attendre que mon maître voulût bien expliquer toutceci. Je mangeai ce que je pus, puis je me hâtai de remonter dans machambre ; je rencontrai Adèle qui sortait de la salle d'étude.

«Où allez-vous ? lui demandai-je, c'est l'heure du travail.

- M. Rochester m'a dit d'aller dans la chambre des enfants.

- Où est-il ?

- Là,» me répondit-elle, en indiquant la pièce qu'elle venait de quitter.

J'entrai et je l'y trouvai en effet.

«Venez me dire bonjour,» me cria-t-il.

J'avançai joyeusement. Cette fois ce n'était pas un simple mot ou unepoignée de main qui m'attendait, mais un baiser ; je le trouvai tout naturel,et il me sembla doux d'être ainsi aimée et caressée par lui.

«Jane, vous êtes fraîche, souriante et jolie, dit-il, oui, vraiment jolie. Est-celà la pâle petite fée que je connaissais ? Quelle joyeuse figure, quellesjoues fraîches et quelles lèvres roses ! comme ces cheveux et ces yeux sontd'un brun brillant !»

J'avais des yeux verts, mais il faut excuser cette méprise : il paraît qu'ilsavaient changé de couleur pour lui.

«Oui, monsieur, c'est Jane Eyre.

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- Qui sera bientôt Jane Rochester, ajouta-t-il ; dans quatre semaines, Jane,pas un jour de plus, entendez-vous ?»

Je ne pouvais pas bien comprendre encore, j'étais tout étourdie ; enentendant parler M. Rochester, je n'éprouvai pas une joie intime, jeressentis comme un choc violent ; je fus étonnée, presque effrayée.

«Vous avez rougi, et maintenant vous êtes bien pâle, Jane, pourquoi ? - Parce que vous m'avez appelée Jane Rochester, et cela me sembleétrange.

- Oui, la jeune Mme Rochester, la fiancée de Fairfax Rochester.

- Cela ne se pourra pas, monsieur ; le nom de Jane Rochester sonneétrangement ; les hommes ne jouissent jamais d'un bonheur complet sur laterre ; je ne suis pas destinée à avoir un sort plus heureux que les autresjeunes filles dans ma position ; me figurer un tel bonheur, c'est croire à unconte de fée.

- Eh bien, celui-là, j'en ferai une réalité ; je commencerai dès demain. Cematin, j'ai écrit à mon banquier de Londres, pour qu'il m'envoyât certainsbijoux qu'il a en sa possession ; ils ont toujours appartenu aux dames deThornfield ; dans un jour ou deux, j'espère pouvoir les remettre entre vosmains : car je veux vous entourer des mêmes soins et des mêmes attentionsque si vous étiez la fille d'un lord.

- Oh ! monsieur, ne pensez pas aux bijoux, je n'aime pas à en entendreparler ; des bijoux pour Jane Eyre ! Cela aussi me semble étrange et peunaturel ; je préférerais n'en point avoir.

- Je veux mettre moi-même la chaîne de diamants autour de votre cou etplacer le cercle d'or sur votre front : car sur ce front du moins la nature aposé son cachet de noblesse. Je veux attacher des bracelets sur ces poignetsdélicats, et charger d'anneaux ces doigts de fée.

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CHAPITRE XXIV 356

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- Non, non, monsieur, pensez à autre chose ; ne me parlez pas de cela, etsurtout de cette manière ; ne vous adressez pas à moi comme si j'étaisbelle ; je suis une institutrice laide et semblable à une quakeresse.

- Vous êtes belle à mes yeux ; vous avez la beauté que j'aime, vous êtesdélicate et aérienne. - Vous voulez dire chétive et nulle. Vous rêvez, monsieur ou vous raillez ;pour l'amour de Dieu, ne soyez pas ironique.

- Je forcerai le monde à vous déclarer belle.» ajouta-t-il.

Mon embarras croissait à l'entendre parler ainsi ; il me semblait qu'ilvoulait soit se tromper, soit essayer de me tromper moi-même.

«Je vêtirai ma Jane de satin et de dentelle, continua-t-il, je mettrai desroses dans ses cheveux, et je couvrirai sa tête bien-aimée d'un voile sansprix.

- Et alors vous ne me reconnaîtrez pas, monsieur ; je ne serai plus votreJane Eyre, mais un singe déguisé en arlequin, un geai recouvert de plumesd'emprunt. Je ne serais pas plus étonnée de vous voir habillé en acteur quemoi revêtue d'une robe de cour ; et pourtant je ne vous trouve pas beau,bien que je vous aime tendrement, trop tendrement pour vous flatter ; ainsidonc ne me flattez pas non plus.»

Il continua à parler sur le même ton, malgré ma prière.

«Aujourd'hui même, reprit-il, je vous mènerai dans la voiture à Millcotepour que vous y choisissiez, quelques vêtements. Je vous ai dit que nousserions mariés dans quatre semaines ; le mariage aura lieu tranquillementdans la chapelle du château ; ensuite nous partirons pour la ville. Après uncourt séjour j'emmènerai mon trésor dans des régions plus rapprochées dusoleil que l'Angleterre, dans les vignes françaises, et les plaines d'Italie ;elle verra tout ce qui est fameux dans l'histoire ancienne et dans les tempsmodernes ; elle goûtera à l'existence des villes ; elle apprendra sa valeur

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par une juste comparaison avec les autres femmes.

- Je voyagerai, monsieur, et avec vous ? - Vous passerez quelque temps à Paris, à Rome, à Naples, à Florence, àVenise, à Vienne ; tous les pays que j'ai parcourus seront traversés parvous ; partout où mon éperon a frappé, vous poserez votre pied desylphide. Il y a dix ans, j'ai parcouru l'Europe à moitié fou de dégoût, dehaine, de rage, et un peu semblable à ceux qui m'accompagnaient ; cettefois, guéri et purifié, je la visiterai avec l'ange qui est mon soutien.»

Je souris en l'entendant parler ainsi.

«Je ne suis pas un ange, dis-je, et je n'en serai pas un tant que je vivrai ; jene serai que moi-même. Il ne faut pas vous attendre à trouver rien decéleste en moi ; vous seriez aussi trompé que moi si je voulais trouverquelque chose de divin en vous.

- Que vous attendez-vous à trouver chez moi ?

- Pendant quelque temps peut-être, vous serez comme maintenant, maiscela durera peu ; ensuite vous deviendrez froid, capricieux, sombre, etj'aurai beaucoup de peine à vous plaire ; puis, quand vous serez habitué àmoi, vous m'aimerez de nouveau, je ne dis pas d'amour, mais d'affection.Je pense que votre amour s'éteindra au bout de six mois ou même demoins ; j'ai vu dans les livres écrits par les hommes que c'était le temps leplus long accordé à l'ardeur d'un mari ; mais je pense après tout que,comme amie et comme compagne, je ne serai jamais tout à fait déplaisanteaux yeux de mon cher maître.

- Ne plus vous aimer, puis vous aimer encore ! moi je sais que je vousaimerai toujours, et je vous forcerai à confesser que ce n'est pas seulementde l'affection, mais de l'amour, et un amour véritable, fervent et sûr. - Vous êtes capricieux.

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- Pour les femmes qui ne me plaisent que par leur visage je suis pire que lediable, quand je découvre qu'elles n'ont ni âme ni coeur, quand je les voisbasses, triviales, peut-être imbéciles, dures et méchantes ; mais pour unoeil pur, une langue éloquente, une âme de feu, un caractère qui peut seplier sans se briser, à la fois souple et fort, maniable et résistant, je suistoujours fidèle et aimant.

- Avez-vous jamais rencontré une telle nature, monsieur ? avez-vousjamais aimé une telle femme ?

- Je l'aime maintenant.

- Quant à moi, je n'atteindrai jamais à cet idéal, même sur un seul point.

- Je n'ai point rencontré de femmes qui vous ressemblassent, Jane ; vousme plaisez et vous me dominez ; vous semblez vous soumettre, et j'aimevotre manière de plier. Quand je retourne sous mes doigts un écheveau desoie, je sens dans mes bras un tressaillement qui continue jusque dans moncoeur ; eh bien, de même je me sens gagné par vous, et votre influence estplus douce que je ne puis le dire ; cette défaite me donne plus de joie quen'importe quel triomphe ! Pourquoi souriez-vous, Jane ? que signifie cet airinexplicable ?

- Je pensais, monsieur (excusez-moi, mon idée était involontaire), jepensais à Hercule et à Samson, près de celles qui les avaient charmés.

- Et vous, petite fée, vous étiez...

- Silence, monsieur ! Il n'y a pas plus de sagesse dans vos paroles que deraison dans les actes de ceux dont je vous parlais tout à l'heure ; mais il estprobable que, s'ils avaient été mariés, la sévérité du mari aurait expié ladouceur de l'amant, et c'est ce que je crains en vous ; je voudrais savoir ceque vous me répondrez dans un an, si je vous demande une faveur qu'il nevous plaira pas de m'accorder.

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- Demandez-moi quelque chose maintenant, Jane, la moindre chose ; jedésire être prié.

- Je le veux bien, monsieur ; ma pétition est toute prête.

- Parlez ; mais si vous me regardez, et si vous me regardez de cettemanière, je me verrai forcé de vous promettre d'avance, ce qui serait unefolie à moi.

- Pas du tout, monsieur ; voici simplement ce que je voulais vousdemander : n'envoyez pas chercher vos bijoux, et ne me mettez pas unecouronne de roses ; autant vaudrait entourer d'une dentelle d'or ce grossiermouchoir de poche que vous tenez à la main.

- C'est-à-dire qu'autant vaudrait dorer l'or le plus pur, je le sais ; aussiserez-vous satisfaite, pour le moment du moins ; je vais écrire à monbanquier. Mais vous ne m'avez encore rien demandé ; priez-moi de vousdonner quelque chose.

- Eh bien, monsieur, ayez la bonté de satisfaire ma curiosité sur un point.»

Il se troubla.

«Comment, comment ? dit-il vivement ; la curiosité est dangereuse ;heureusement je n'ai pas juré de vous répondre.

- Il n'y a aucun danger à me répondre, monsieur.

- Parlez donc, Jane ; mais plutôt que cette simple question, à laquelle estpeut-être lié un secret, je préférerais que vous m'eussiez demandé la moitiéde ce que je possède.

- Eh bien, roi Assuérus, que ferais-je de la moitié de vos richesses ? meprenez-vous pour un usurier juif, désirant s'approprier des terres ?J'aimerais bien mieux avoir votre confiance ; vous me donnerez bien votre

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confiance, n'est-ce pas, puisque vous me donnez votre amour ?

- Vous êtes la bienvenue, Jane, à connaître tous ceux de mes secrets quisont dignes de vous ; mais pour l'amour de Dieu, ne demandez pas unfardeau inutile ; ne tendez pas vos lèvres vers une coupe empoisonnée, etne me soumettez pas à un examen trop dur. - Pourquoi pas, monsieur ? vous venez de me dire que vous aimiez à êtrevaincu, et qu'il vous était doux de vous sentir persuadé. Ne pensez-vouspas que je ferais bien de vous arracher une confession, de prier, desupplier, de pleurer même, si c'est nécessaire, rien que pour essayer monpouvoir ?

- Je vous défie dans un tel essai ; cherchez à deviner, et le jeu cesseraaussitôt.

- Alors, monsieur, vous renoncez facilement. Mais, comme votre regard estsombre ! vos paupières sont devenues aussi épaisses que mon doigt, etvotre front ressemble à celui d'un Jupiter tonnant. C'est là l'air que vousaurez lorsque vous serez marié, monsieur, je suppose ?

- Et vous, reprit M. Rochester si c'est là l'air que vous aurez lorsque vousserez mariée, il faudra bien vite rompre : car en ma qualité de chrétien, jene puis pas vivre avec un lutin. Mais que vouliez-vous me demander, petitecréature ? dépêchez-vous.

- Voyez, vous n'êtes même plus poli. Du reste, j'aime mieux la rudesse quela flatterie ; j'aime mieux être une petite créature qu'un ange. Voici ce quej'avais à vous demander : pourquoi avez-vous pris tant de peine à mepersuader que vous vouliez épouser Mlle Ingram ?

- Est-ce tout ? Dieu soit loué !» Son front se dérida ; il me regarda ensouriant, lissa mes cheveux et sembla heureux comme s'il venait d'éviterun danger. «Je puis vous faire ma confession, Jane, dit-il, bien que jerisque un peu de vous indigner, et je sais tout ce qu'il y a de flamme envous lorsque vous êtes irritée ; vous étiez pleine d'ardeur, hier soir, quand

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vous vous révoltiez contre la destinée et que vous vous déclariez monégale : car c'est vous, Jane, qui l'avez dit ! - Sans doute ; mais répondez, monsieur, je vous prie, à la question que jevous ai faite sur Mlle Ingram.

- Eh bien ! j'ai fait la cour à Mlle Ingram pour vous rendre aussi follementamoureuse de moi que je l'étais de vous ; je savais que le meilleur moyend'arriver à mon but était d'exciter votre jalousie.

- Très bien ; comme cela vous rapetisse ! vous n'êtes pas plus grand que lebout de mon petit doigt. C'était une honte et un scandale d'agir ainsi ; lessentiments de Mlle Ingram n'étaient donc rien à vos yeux ?

- Tous ses sentiments se réduisent à un seul : l'orgueil ; il est bon qu'ellesoit humiliée. Étiez-vous jalouse, Jane ?

- Peu importe, monsieur ; il n'est point intéressant pour vous de le savoir.Répondez-moi encore une fois franchement : croyez-vous que Mlle Ingramne souffrira pas de votre galanterie déloyale ? Ne se sentira-t-elle pas bienabandonnée ?

- C'est impossible, puisque je vous ai dit, au contraire, que c'était elle quim'avait abandonné ; la pensée que je n'étais pas riche a refroidi ou plutôt aéteint sa flamme en un moment.

- Vous formez de curieux projets, monsieur Rochester ; je crains que vosprincipes ne soient quelquefois bizarres.

- Jamais personne ne leur a donné une bonne direction, Jane et ils ont bienpu s'égarer souvent.

- Eh bien ! sérieusement, dites-moi si je puis accepter le grand bonheur quevous me proposez, sans crainte de voir une autre souffrir les douleursamères que j'endurais il y a quelque temps.

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- Oui, vous le pouvez, ma chère et bonne enfant ; personne au monde n'apour moi un amour pur comme le vôtre ; la croyance à votre affection,Jane, est un baume bien doux pour mon âme.» Je pressai mes lèvres contre la main qu'il avait laissée sur mon épaule. Jel'aimais beaucoup, plus que je ne voulais me l'avouer, plus que ne peuventl'exprimer des mots.

«Demandez-moi encore quelque chose, me dit-il ; c'est mon bonheur d'êtreprié et de céder.

- J'avais une autre pétition toute prête. Communiquez vos intentions àMme Fairfax, monsieur, dis-je ; elle m'a vue hier soir dans la grande salleavec vous, et elle a été étonnée ; donnez-lui quelques explications avantque je la revoie : cela me fait de la peine d'être mal jugée par une femmeaussi excellente.

- Montez dans votre chambre, et mettez votre chapeau, me répondit-il ; jevoudrais vous emmener ce matin à Millcote. Pendant que vous voushabillerez, je vais éclairer l'intelligence de la vieille dame. Vous croit-elleperdue, parce que vous m'avez donné votre amour ?

- Elle pense que j'ai oublié ma place, et vous la vôtre, monsieur.

- Votre place est dans mon coeur ; et malheur à ceux qui voudraient vousinsulter, maintenant ou plus tard ! Allez-vous habiller.»

Ce fut bientôt fait, et lorsque j'entendis M. Rochester quitter la chambre deMme Fairfax, je me hâtai de descendre. La vieille dame était à lire sa Biblecomme tous les matins ; elle avait posé ses lunettes sur le livre ; pour lemoment, elle semblait avoir oublié l'occupation suspendue par l'entrée deM. Rochester ; ses yeux, fixés sur la muraille, indiquaient la surprise d'unesprit tranquille qui vient d'apprendre une nouvelle extraordinaire. En mevoyant, elle se leva, fit un effort pour sourire, et murmura quelques motsde félicitation ; mais le sourire expira sur ses lèvres et la phrase fut laisséeinachevée ; elle mit ses lunettes, ferma sa Bible, et éloigna sa chaise de la

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table. «Je suis si étonnée, mademoiselle Eyre, dit-elle, que je ne sais ce que jedois vous dire. Certainement je n'ai pas rêvé... Quelquefois, lorsque je suisassise seule, je m'endors et je me figure des choses qui ne sont jamaisarrivées ; bien souvent j'ai cru voir mon mari, qui est mort il y a quinzeans, s'asseoir à côté de moi, et je l'ai même entendu m'appeler Alice,comme il avait coutume de le faire. Pouvez-vous me dire si M. Rochestervous a vraiment demandé de l'épouser ? Ne vous moquez pas de moi ; maisil me semble bien qu'il est entré ici, il y a cinq minutes, pour me dire quedans un mois vous seriez sa femme.

- Il m'a dit la même chose, répondis-je.

- Vraiment ! Et croyez-vous ce qu'il vous a dit ? Avez-vous accepté ?

- Oui.»

Elle me regarda avec étonnement.

«Je ne l'aurais jamais cru. C'est un homme orgueilleux, tous les Rochesterl'étaient ; son père aimait l'argent, et lui-même a toujours passé pouréconome. Il a l'intention de vous épouser ?

- Il me l'a dit.»

Elle me regarda, et je lus dans ses yeux qu'elle ne trouvait en moi aucuncharme assez puissant pour résoudre l'énigme.

«Je ne comprends pas cela, continua-t-elle ; mais sans doute c'est vrai,puisque vous le dites. Comment tout cela s'expliquera-t-il ? je ne le saispas. On conseille souvent l'égalité de fortune et de position ; puis il y avingt ans de différence entre vous, il pourrait presque être votre père.

- Non, en vérité, madame Fairfax, m'écriai-je ; il n'a pas l'air de mon pèrele moins du monde, et ceux qui nous verront ensemble ne pourront pas le

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supposer un instant ; M. Rochester semble aussi jeune et est aussi jeuneque certains hommes de vingt-cinq ans. - Et c 'es t vra iment par amour qu ' i l veut vous épouser ?» medemanda-t-elle.

Je fus si blessée par sa froideur et son scepticisme, que mes yeux seremplirent de larmes.

«Je suis fâchée de vous faire de la peine, continua la veuve ; mais vous êtessi jeune et vous connaissez si peu les hommes ! je voudrais vous mettre survos gardes. Il y a un vieux dicton qui dit que tout ce qui brille n'est pas or,et je crains qu'il n'y ait là-dessous quelque chose que ni vous ni moi nepouvons deviner.

- Comment ! suis-je donc un monstre ? m'écriai-je. Est-il impossible queM. Rochester ait une affection sincère pour moi ?

- Non, vous êtes très bien et vous avez même gagné depuis quelque temps ;je crois que M. Rochester vous aime ; j'ai toujours remarqué que vous étiezsa favorite ; souvent j'ai souffert pour vous de cette préférence si marquée,et j'aurais désiré pouvoir vous mettre sur vos gardes : mais j'hésitais àplacer sous vos yeux même la possibilité du mal. Je savais qu'unesemblable pensée vous choquerait, vous offenserait peut-être ; je voussavais profondément modeste et sensible ; je pensais qu'on pouvait vouslivrer à vous-même. Je ne puis pas vous dire ce que j'ai souffert la nuitdernière, lorsqu'après vous avoir cherchée dans toute la maison, je n'ai paspu vous trouver, ni M. Rochester non plus, et quand je vous ai vus revenirensemble à minuit...

- Eh bien ! peu importe cela maintenant, interrompis-je avec impatience. Ilsuffit que tout se soit bien passé.

- Et j'espère que tout ira bien jusqu'à la fin, dit-elle. Mais, croyez-moi, vousne pouvez pas prendre trop de précautions ; gardez M. Rochester àdistance ; défiez-vous de vous-même autant que de lui ; des hommes dans

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sa position n'ont pas l'habitude d'épouser leurs institutrices.»L'impatience me gagnait ; heureusement Adèle entra en courant :

«Laissez-moi aller à Millcote avec vous, s'écria-t-elle ; M. Rochester ne leveut pas, et pourtant il y a bien de la place dans la voiture neuve ;demandez-lui de me laisser aller, mademoiselle.

- Certainement, Adèle.»

Et je me hâtai de sortir, heureuse d'échapper à une si rude conseillère. Lavoiture était prête, on l'amenait devant la maison ; mon maître s'avançaitvers elle, et Pilote l'accompagnait.

«Adèle peut venir avec nous, n'est-ce pas, monsieur ? demandai-je.

- Je lui ai dit que non ; je ne veux pas avoir de marmot ; je désire être seulavec vous.

- Laissez-la venir, monsieur Rochester, je vous en prie ; cela vaudra mieux.

- Non, ce serait une entrave.»

Son regard et sa voix étaient absolus : les avertissements et les doutes deMme Fairfax m'avaient glacée ; je n'avais plus aucune certitude dans mesespérances ; je ne cherchais plus à exercer mon pouvoir sur M. Rochester.J'allais obéir machinalement et sans dire un mot de plus ; mais, en m'aidantà monter dans la voiture, il me regarda.

«Qu'y a-t-il donc ? me demanda-t-il ; toute la joie est disparue de votrevisage. Désirez-vous vraiment que la petite vienne ? et cela vouscontrariera-t-il si je la laisse ici ?

- Je préférerais qu'elle vînt, monsieur.

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- Eh bien ! allez chercher votre chapeau, et revenez aussi vite que l'éclair.»cria-t-il à Adèle.

Elle lui obéit avec promptitude.

«Après tout, qu'importe une petite contrainte d'une matinée ? dit-il ; bientôtje vous demanderai vos conversations, vos pensées, et votre société pourtoujours.» Lorsque Adèle fut dans la voiture, elle se mit à m'embrasser pourm'exprimer sa reconnaissance, mais elle fut immédiatement reléguée dansun coin à côté de M. Rochester. Elle jeta un coup d'oeil de mon côté ; unvoisin si sombre la gênait ; elle n'osait lui faire part d'aucune de sesobservations, ni lui rien demander.

«Laissez-la venir près de moi, m'écriai-je ; elle vous gênera peut-être,monsieur ; il y a bien assez de place de ce côté.»

Il me la passa, comme il eût fait d'un petit chien.

«Je l'enverrai prochainement en pension.» me dit-il en souriant.

Adèle l'entendit et lui demanda si elle irait en pension sans mademoiselle.

«Oui, répondit-il, tout à fait sans elle, car je l'emmènerai avec moi dans lalune ; là, je chercherai une caverne dans une vallée entourée de montagnesvolcaniques, et elle y demeurera avec moi, avec moi seul.

- Elle n'aura rien à manger ; vous la ferez mourir de faim, fit observerAdèle.

- J'irai ramasser de bonnes choses pour son déjeuner et son dîner ; dans lalune, les plaines et les collines en sont remplies, Adèle.

- Elle aura froid ; comment fera-t-elle du feu ?

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- Dans la lune, le feu sort des montagnes ; quand elle aura froid, je laporterai sur le sommet d'un volcan et je l'assoirai sur le bord du cratère.

- Oh ! qu'elle y sera mal et peu confortablement ! Ses vêtements s'useront ;comment lui en donnerez-vous de nouveaux ?»

M. Rochester fit semblant d'être embarrassé.

«Hem ! dit-il, que feriez-vous, Adèle ? Creusez-vous la tête pour trouverun expédient. Que pensez-vous d'un nuage bleu ou rose pour une robe, etne ferait-on pas une bien jolie écharpe avec un morceau d'arc-en-ciel ? - Elle est bien mieux ici, déclara Adèle après avoir réfléchi ; d'ailleurs, ellese fatiguerait de vivre toute seule avec vous dans la lune. À la place demademoiselle, je ne consentirais jamais à aller avec vous.

- Elle y a consenti ; elle me l'a promis.

- Mais vous ne pourrez pas l'emmener là-haut, il n'y a pas de chemin pouraller dans la lune ; il n'y a que l'air, et ni elle ni vous ne savez voler.

- Adèle, regardez ce champ.»

Nous avions dépassé les postes de Thornfield et nous roulions légèrementsur la belle route de Millcote ; la poussière avait été abattue par l'orage ; lesbaies vives et les grands arbres, rafraîchis par la pluie, verdissaient dechaque côté.

«Il y a à peu près quinze jours, Adèle, dit M. Rochester, je me promenaisdans ce champ, le soir du jour où vous m'aviez aidé à faire du foin dans lesprairies du verger. Comme j'étais fatigué d'avoir ramassé de l'herbe, jem'assis sur les marches que vous voyez là ; je pris un crayon et un petitcahier, puis je me mis à écrire un malheur qui m'était arrivé il y alongtemps, et à désirer des jours meilleurs. J'écrivais rapidement, malgrél'obscurité croissante, quand je vis quelque chose s'avancer dans le sentieret s'arrêter à deux mètres de moi. Je levai les yeux, et j'aperçus une petite

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créature, portant sur la tête un voile fait avec les fils de la vierge. Je lui fissigne d'approcher ; elle fut bientôt tout près de moi ; je ne lui parlai pas, etelle ne me parla pas, mais elle lut dans mes yeux, et moi dans les siens.Voici le résultat de notre entretien muet.

«C'était une fée venue du pays des Elfes, et son voyage avait pour but deme rendre heureux ; je devais quitter le monde et me retirer avec elle dansun lieu solitaire, comme la lune, par exemple, et avec sa tête ellem'indiquait le croissant argenté qui se levait au-dessus des montagnes ; ellem'apprit que là-haut il y avait des cavernes d'albâtre et des vallées d'argentoù nous pourrions demeurer.Je lui dis que j'aimerais bien à y aller, mais je lui fis remarquer que jen'avais pas d'ailes pour voler. «Oh ! répondit la fée, peu importe ; voilà untalisman qui lèvera toutes les difficultés.» Et elle me montra un bel anneaud'or. «Mettez-le, me dit-elle, sur le quatrième doigt de votre main gauche,et je serai à vous et vous serez à moi ; nous quitterons la terre ensemble, etnous ferons notre ciel là-haut.» Et elle indiqua de nouveau la lune. Adèle,l'anneau est dans ma poche, déguisé en une pièce d'or ; mais bientôt je luirendrai sa véritable forme.

- Mais qu'est-ce que mademoiselle a à faire avec cette histoire ? Peum'importe la fée ; vous m'avez di t que vous vouliez emmenermademoiselle dans la lune.

- Mademoiselle est une fée, ajouta-t-il mystérieusement.

Je dis alors à Adèle de ne point s'inquiéter de ces plaisanteries. Elle, de soncôté, fit provision d'esprit et déclara avec son scepticisme français que M.Rochester était un vrai menteur, qu'elle ne faisait aucune attention à sescontes de fées ; que, du reste, il n'y avait pas de fées, et que, quand même ily en aurait, elles ne lui apparaîtraient certainement pas pour lui donner unanneau et lui offrir d'aller vivre dans la lune.

L'heure qu'on passa à Millcote fut un peu ennuyeuse pour moi. M.Rochester me força à aller dans un magasin de soieries, et voulut me faire

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choisir une demi-douzaine de robes ; je n'en avais nullement envie, et luidemandai de remettre tout cela à plus tard : mais non, il fallut bien obéir.Tout ce que purent faire mes supplications fut de réduire à deux robesseulement les six que voulait me donner M. Rochester ; mais il jura queces deux-là seraient choisies par lui. Je vis avec anxiété ses yeux sepromener sur les étoffes claires ; enfin il se décida pour une soie d'uneriche couleur d'améthyste et pour un satin rose.Je recommençai à lui parler tout bas et je lui dis qu'autant vaudraitm'acheter une robe d'or et un chapeau d'argent ; que certainement je neporterais jamais les étoffes qu'il avait choisies. Après bien des difficultés,car il était inflexible comme la pierre, il se décida à prendre une robe desatin noir et une autre de soie gris perle : «Cela ira pour maintenant.»dit-il ; mais il ajouta qu'un jour à venir, il voulait me voir briller comme unparterre.

Je me sentis soulagée quand nous fûmes sortis du magasin de soieries et dela boutique du bijoutier. Plus M. Rochester me donnait, plus mes jouesdevenaient brûlantes et plus j'étais saisie d'ennui et de dégoût. Lorsque,fiévreuse et fatiguée, je m'assis de nouveau dans la voiture, je me rappelaique les derniers événements tristes et joyeux m'avaient complètement faitoublier la lettre de mon oncle John Eyre à Mme Reed, ainsi que sonintention de m'adopter et de me léguer ses biens. «Ce serait unsoulagement pour moi d'avoir quelque chose qui m'appartînt, me disais-je ;je ne puis pas supporter d'être habillée comme une poupée par M.Rochester, ou, seconde Danaé, de voir tomber tous les jours autour de moiune pluie d'or. Dès que je serai rentrée, j'écrirai à Madère, à mon oncleJohn, et je lui dirai avec qui je vais me marier ; si je savais qu'un jour jepourrais augmenter la fortune de M. Rochester, je supporterais plusfacilement les dépenses qu'il fait maintenant pour moi.» Un peu soulagéepar ce projet, que je mis à exécution le jour même, je me hasardai encoreune fois à rencontrer le regard de mon maître qui me cherchait toujours,bien que je détournasse sans cesse les yeux de son visage ; il sourit, et ilme sembla que ce sourire était celui qu'un sultan accorderait dans un jourd'amour et de bonheur à une esclave enrichie par son or et ses bijoux.

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Je repoussai sa main qui cherchait toujours la mienne, et je la retirai touterouge de ses étreintes passionnées.

«Vous n'avez pas besoin de me regarder ainsi, dis-je, et si vous continuez,je ne porterai plus jusqu'au dernier moment que ma vieille robe deLowood, et je me marierai avec cette robe de guingan lilas ; vous pourrezvous faire un habit de noce avec la soie gris perle et une collection degilets avec le satin noir.»

Il me caressa et frotta ses mains.

«Oh ! quel bonheur de la voir et de l'entendre ! s'écria-t-il ; comme elle estoriginale et piquante ! je ne changerais pas cette petite Anglaise contre toutle sérail du Grand Turc, contre les yeux de gazelles et les tailles de houris.»

Cette allusion orientale me déplut.

«Je ne veux pas du tout remplacer un sérail pour vous, dis-je ; si ceschoses-là vous plaisent, monsieur, allez sans retard dans les bazars deStamboul et dépensez en esclaves un peu de cet argent que vous ne savezcomment employer ici.

- Et que ferez-vous, Jane, pendant que j'achèterai toutes ces livres de chairet toute cette collection d'yeux noirs ?

- Je me préparerai à partir comme missionnaire pour prêcher la liberté auxesclaves, ceux de votre harem y compris ; je m'y introduirai et j'exciterai larévolte ; et vous, pacha, en un instant vous serez enchaîné, et je ne briseraivos liens que lorsque vous aurez signé la charte la plus libérale qui aitjamais été imposée à un despote.

- Je consentirai bien à être à votre merci, Jane.

- Oh ! je serais sans miséricorde, monsieur Rochester, surtout si vos yeuxavaient la même expression que maintenant ; en voyant votre regard, je

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serais certaine que vous ne signez la charte que parce que vous y êtesforcé, et que votre premier acte serait de la violer. - Eh bien, Jane, que voudriez-vous donc ? Je crains qu'outre le mariage àl'autel, vous ne me forciez à accepter toutes les cérémonies d'un mariagedu monde. Je vois que vous ferez vos conditions : quelles seront-elles ?

- Je ne vous demande qu'un esprit facile, monsieur, et qui sache se dégagerdes obligations du monde. Vous rappelez-vous ce que vous m'avez dit deCéline Varens, des diamants et des cachemires que vous lui avez donnés ?Je ne veux pas être une autre Céline Varens ; je continuerai à être lagouvernante d'Adèle ; je gagnerai ainsi ma nourriture, mon logement ettrente livres par an ; je subviendrai moi-même aux dépenses de ma toilette,et vous ne me donnerez rien, si ce n'est...

- Si ce n'est quoi ?

- Votre affection ; et si je vous donne la mienne en retour, nous seronsquittes.

- Eh bien, dit-il, vous n'avez pas votre égale en froide impudence et enorgueil sauvage ! Mais voilà que nous approchons de Thornfield. Vousplaira-t-il de dîner avec moi ? me demanda-t-il, lorsque nous franchîmesles portes du parc.

- Non, monsieur, je vous remercie.

- Et pourrai-je connaître la raison de votre refus ?

- Je n'ai jamais dîné avec vous, monsieur, et je ne vois aucune raison pourle faire jusqu'à...

- Jusqu'à quand ? vous aimez les moitiés de phrase.

- Jusqu'à ce que je ne puisse pas faire autrement.

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- Croyez-vous que je mange en ogre ou en goule, que vous craignez dem'avoir comme compagnon de vos repas ?

- Je n'ai jamais pensé cela, monsieur ; mais je désire continuer mesanciennes habitudes pendant un mois encore.

- Vous voulez renoncer d'un seul coup à votre esclavage. - Je vous demande pardon, monsieur ; je continuerai comme autrefois. Jeresterai loin de vous tout le jour, comme je l'ai fait jusqu'ici ; vous pourrezm'envoyer chercher le soir quand vous désirerez me voir, et alors jeviendrai, mais à aucun autre moment.

- Je voudrais fumer, Jane, ou avoir une pincée de tabac pour m'aider àsupporter tout cela, pour me donner une contenance, comme dirait Adèle ;malheureusement je n'ai ni ma boîte à cigares ni ma tabatière. Écoutez ;c'est maintenant votre tour, petit tyran, mais ce sera bientôt le mien, etquand je me serai emparé de vous, je vous attacherai (au figuré) à unechaîne comme celle-ci, dit-il en montrant la chaîne de sa montre ; oui,chère enfant, je vous porterai bien près de mon coeur, de peur de perdremon plus précieux bijou.»

Il dit cela en m'aidant à descendre de la voiture, et, pendant qu'il prenaitAdèle, j'entrai dans la maison et je me hâtai de monter l'escalier.

Il me fit venir près de lui tous les soirs. Je lui avais préparé une occupation,car j'étais décidée à ne pas passer ce long tête-à-tête en conversation ; jeme rappelais sa belle voix et je savais qu'il aimait à chanter commepresque tous les bons chanteurs. Je ne chantais pas bien, et, ainsi qu'ill'avait lui-même déclaré, je n'étais pas bonne musicienne ; mais je meplaisais beaucoup à entendre une musique bien exécutée. À peine lecrépuscule, cette heure des romances, eut-il assombri son bleu et déployésa bannière d'étoiles, que j'ouvris le piano et que je le priai pour l'amour deDieu de me chanter quelque chose. Il me dit qu'il était capricieux et qu'ilpréférerait chanter une autre fois ; mais je lui répondis que le moment nepouvait être plus favorable. Il me demanda si sa voix me plaisait.

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«Beaucoup,» répondis-je.

Je n'aimais pas à flatter sa vanité ; mais cette fois je désirais l'exciter pourarriver plus vite à mon but.

«Alors, Jane, il faut jouer l'accompagnement.

- Très bien, monsieur ; je vais essayer.

J'essayai en effet, mais bientôt je fus chassée du tabouret et appelée petitemaladroite ; il me poussa de côté sans cérémonie : c'était justement ce queje désirais. Il prit ma place et s'accompagna lui-même ; car il jouait aussibien qu'il chantait. Il me relégua dans l'embrasure de la fenêtre, et, pendantque je regardais les arbres et les prairies, il chanta les paroles suivantes, surun air suave et doux :

«L'amour le plus véritable qui ait jamais enflammé un coeur répandait parde rapides tressaillements la vie dans chacune de mes veines.

«Chaque jour, son arrivée était mon espoir, son départ ma tristesse : tout cequi pouvait retarder ses pas glaçait le sang dans mes veines.

«Je m'étais dit qu'être aimé comme j'aimais serait pour moi un bonheurinfini, et je fis d'ardents efforts pour y arriver.

«Mais l'espace qui nous séparait était aussi large, aussi dangereux àfranchir et aussi difficile à frayer que les vagues écumeuses de l'Océanvert.

«Il n'était pas mieux hanté que les sentiers favoris des brigands dans lesbois et les lieux solitaires ; car le pouvoir et la justice, le malheur et lahaine étaient entre nous.

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«Je bravai le danger ; je méprisai les obstacles ; je défiai les mauvaisprésages ; je passai impétueusement au-dessus de tout ce qui me fatiguait,m'avertissait et me menaçait.

«Et mon arc-en-ciel s'étendit rapide comme la lumière, il s'étendit commedans un rêve ; cet enfant de la pluie et du soleil s'éleva glorieusementdevant mon regard. «Mais ce signe solennel de la joie brille doucement sur des nuages d'unetriste teinte ; cependant peu m'importe pour le moment de savoir si desmalheurs pesants et douloureux sont proches.

«Je n'y pense pas dans ce doux instant, et pourtant tout ce que j'ai renversépeut arriver sur des ailes fortes et agiles pour demander vengeance.

«La haine orgueilleuse peut me frapper et me faire tomber ; la justice,m'opposer d'invincibles obstacles ; le pouvoir oppresseur peut, d'un regardirrité, me jurer une inimitié éternelle.

«Mais avec une noble fidélité, celle que j'aime a placé sa petite main dansles miennes, et a juré que les liens sacrés du mariage nous uniraient tousdeux.

«Mon amour m'a promis de vivre et de mourir avec moi ; son serment a étéscellé par un baiser ; j'ai donc enfin le bonheur infini que j'avais rêvé : jesuis aimé comme j'aime.»

Il se leva et s'avança vers moi ; sa figure était brûlante, ses yeux de fauconbrillaient ; chacun de ses traits annonçait la tendresse et la passion. Je fusembarrassée un moment, puis je me remis ; je ne voulais pas de scènessentimentales ni d'audacieuses déclarations : j'en étais menacée ; il fallaitpréparer une arme défensive. Lorsqu'il s'approcha de moi, je lui demandaiavec aigreur qui il comptait épouser.

«C'est une étrange question dans la bouche de ma Jane chérie.» me dit-il.

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Je déclarai que je la trouvais très naturelle et même très nécessaire. Il avaitdit que sa femme mourrait avec lui : qu'est-ce que cela signifiait ? jen'avais nullement l'intention de mourir avec lui, il pouvait bien y compter.Il me répondit que tout ce qu'il désirait, tout ce qu'il demandait, c'était deme voir vivre près de lui, que la mort n'était pas faite pour moi.

«Si, en vérité, repris-je : j'ai tout aussi bien le droit de mourir que vous,lorsque mon temps sera venu ; mais j'attendrai le moment et je ne ledevancerai pas.»

Il me demanda si je voulais lui pardonner sa pensée égoïste, et sceller monpardon d'un baiser.

Je le priai de m'excuser ; car je n'avais nulle envie de l'embrasser.

Alors il s'écria que j'étais une petite créature bien dure ; et il ajouta quetoute autre femme aurait fondu en larmes, en entendant de semblablesstrophes à sa louange.

Je lui déclarai que j'étais naturellement dure et inflexible, qu'il aurait denombreuses occasions de le voir, et que, du reste, j'étais décidée à luimontrer bien des côtés bizarres de ma nature, pendant les quatre semainesqui allaient venir, afin qu'il sût à quoi il s'engageait, alors qu'il était encoretemps de se rétracter.

Il me demanda de rester tranquille et de parler raisonnablement.

Je lui répondis que je voulais bien rester tranquille, mais que je me flattaisde parler raisonnablement.

Il s'agita sur sa chaise et laissa échapper des mouvements d'impatience.«Très bien, pensai-je ; vous pouvez vous remuer et vous mettre en colère,si cela vous plaît ; mais je suis persuadée que c'est là la meilleure conduiteà tenir avec vous. Je vous aime plus que je ne puis le dire ; mais je ne veux

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pas tomber dans une exagération de sentiment ; je veux, par l'aigreur demes réponses, vous éloigner du précipice, et maintenir entre vous et moiune distance qui sera favorable à tous deux.» Peu à peu il arriva à une grande irritation ; lorsqu'il se fut retiré dans uncoin obscur, tout au bout de la chambre, je me levai, et je dis de ma voixordinaire et avec mon respect accoutumé :

«Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur !» Puis je gagnai la porte decôté et je sortis.

Je continuai le même système pendant les quatre semaines d'épreuve, etj'eus un succès complet. Il était souvent rude et de mauvaise humeur ;néanmoins je voyais bien qu'il se maintenait dans d'excellentesdispositions : la soumission d'un agneau, la sensibilité d'une tourterelleauraient mieux nourri son despotisme ; mais cette conduite plaisait à sonjugement, satisfaisait sa raison, et même était plus en harmonie avec sesgoûts.

Devant les étrangers, j'étais comme autrefois calme et respectueuse : uneconduite différente eût été déplacée ; c'était seulement dans lesconversations du soir que je l'irritais et l'affligeais ainsi. Il continuait àm'envoyer chercher au moment où l'horloge sonnait sept heures ; mais,quand j'apparaissais, il n'avait plus sur les lèvres ces doux mots : «Monamour,» et «Ma chérie ;» les meilleures expressions qu'il eût à monservice, étaient : «Poupée provoquante, fée malicieuse, esprit mobile ;» lesgrimaces avaient pris la place des caresses. Au lieu de me donner unepoignée de main, il me pinçait le bras ; au lieu de m'embrasser le cou, il metirait l'oreille : j'en étais contente ; je préférais ces rudes faveurs à desavances trop tendres. Je voyais que Mme Fairfax m'approuvait ; soninquiétude sur mon compte disparaissait ; j'étais sûre que ma conduite étaitbonne.M. Rochester déclarait qu'il en était fatigué, mais que, du reste, il sevengerait prochainement. Je riais tout bas de ses menaces : «Je puis vousforcer à être raisonnable maintenant, pensais-je, et je le pourrai bien aussiplus tard ; si un moyen perd sa vertu, nous en chercherons un autre.»

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Cependant ma tâche n'était pas facile ; bien souvent j'aurais préféré luiplaire que de l'irriter. Il était devenu pour moi plus que tout au monde, plusque les espérances divines elles-mêmes ; il était venu se placer entre moi ettoute pensée religieuse, comme une éclipse entre l'homme et le soleil. Lacréature ne me ramenait pas au créateur, car de l'homme j'avais fait unDieu.

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CHAPITRE XXV

Le mois accordé par M. Rochester était écoulé ; on pouvait compter lesheures qui restaient : il n'y avait plus moyen de reculer le jour du mariage,tout était prêt. Moi, du moins, je n'avais plus rien à faire ; mes mallesétaient fermées, ficelées et rangées le long du mur de ma petite chambre ;le lendemain elles devaient rouler sur la route de Londres avec moi, ouplutôt avec une Jane Rochester que je ne connaissais pas. Il n'y avait plusqu'à clouer les adresses sur les malles.

M. Rochester lui-même avait écrit sur plusieurs morceaux de carton :«Mme Rochester, hôtel de... à Londres» ; mais je n'avais pas pu me déciderà les placer sur les caisses. Mme Rochester ! elle n'existait pas et elle nenaîtrait pas d'ici au lendemain matin. Je voulais la voir avant de déclarerque toutes ces choses lui appartenaient. C'était bien assez que, dans le petitcabinet toilette, des vêtements qu'on disait être à elle eussent remplacé marobe de Lowood et mon chapeau de paille ; car certainement cette robe grisperle, ce voile léger suspendus au portemanteau, n'étaient point à moi. Jefermai la porte pour ne pas apercevoir ces vêtements, qui, grâce à leurcouleur claire, formaient comme une lueur fantastique dans l'obscurité dema chambre. «Restez seuls, dis-je, vous qui éveillez des songes étranges !Je suis fiévreuse ! j'entends le vent siffler, et je vais descendre pour merafraîchir à son souffle.»

Je n'étais pas agitée seulement par l'activité des préparatifs et par la penséede la vie nouvelle qui demain allait commencer pour moi. Ces deux chosesconcouraient sans doute à me donner cette agitation, qui me poussa à errerdans les champs à une heure aussi avancée ; mais il y avait une troisième

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cause plus forte que les autres. Mon coeur était tourmenté par une idée étrange et douloureuse ; il m'étaitarrivé une chose que je ne pouvais comprendre ; seule, j'en avaisconnaissance. L'événement avait eu lieu la nuit précédente.Ce jour-là, M. Rochester s'était absenté de la maison et n'était point encorerevenu ; des affaires l'avaient appelé dans une de ses terres, éloignée d'unetrentaine de milles, et il fallait qu'il s'en occupât lui-même avant de quitterl'Angleterre. J'attendais son retour pour soulager mon esprit et chercheravec lui la solution de cette énigme qui m'inquiétait. Lecteurs, attendezavec moi, et vous aurez part à ma confidence, quand je lui révélerai monsecret.

Je me dirigeai du côté du verger, afin d'y trouver un abri contre le vent qui,pendant toute la journée, avait soufflé du sud sans pourtant amener unegout te de pluie . Au l ieu de cesser , i l semblai t augmenter sesmugissements ; les arbres pliaient tous du même côté, sans jamais se tordreen différents sens ; ils relevaient leurs branches à peine une fois dans uneheure, tant était violent et continuel le vent qui inclinait leurs têtes vers lenord. Les nuages couraient rapides et épais d'un pôle à l'autre ; et, danscette journée de juillet, on n'avait pas vu un coin de ciel bleu.

J'éprouvais un plaisir sauvage à courir sous le vent, et à étourdir mon esprittroublé, au sein de ce torrent d'air qui mugissait dans l'espace. Après avoirdescendu l'allée de lauriers, je regardai le marronnier frappé par la foudre.Il était noir et flétri ; le tronc fendu bâillait comme un fantôme ; les deuxcôtés de l'arbre n'étaient pas complètement séparés l'un de l'autre, la basevigoureuse et les fortes racines les unissaient encore ; mais la vie étaitdétruite, la sève ne pouvait plus couler.De chaque côté, les grandes branches retombaient flétries et mortes, et leprochain orage ne devait pas laisser l'arbre debout ; mais, pour le moment,ces deux morceaux semblaient encore former un tout : c'était une ruine,mais une ruine entière.

«Vous faites bien de vous tenir serrés l'un contre l'autre, dis-je, comme sile fantôme eût pu m'entendre ; vous êtes brisés et déchirés, et pourtant il

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doit y avoir encore un peu de vie en vous, à cause de l'union de vos fidèlesracines. Vos feuilles ne reverdiront plus ; les oiseaux ne viendront plus survos branches pour chanter et faire leurs nids ; le temps de l'amour et duplaisir est passé ; mais vous ne tomberez pas dans le désespoir, car chacunde vous a un compagnon pour sympathiser avec lui, au jour de sa ruine.»

À ce moment, la lune éclairait la fente qui les séparait ; son disque étaitd'un rouge sang et à moitié voilé par les nuages ; elle sembla me jeter unregard sauvage et terrible, puis se cacha rapidement derrière les nuages. Levent cessa un instant de mugir dans Thornfield ; mais, dans les bois et lesruisseaux lointains, on entendit des gémissements mélancoliques : c'était sitriste que je m'éloignai en courant.

J'errai quelque temps dans le verger, ramassant les pommes dont le gazonétait couvert ; je m'amusai à séparer celles qui étaient mûres, et je les portaidans l'office, puis je remontai dans la bibliothèque pour m'assurer si le feuétait allumé : car, bien qu'on fût en été, je savais que, par cette triste soirée,M. Rochester aimerait à trouver un foyer réjouissant. Le feu était allumédepuis quelque temps, et brûlait activement ; je plaçai le fauteuil de M.Rochester au coin de la cheminée, et je roulai la table à côté ; je baissai lesrideaux, et je fis apporter des bougies toutes prêtes à être allumées.Lorsque j'eus achevé ces préparatifs, j'étais plus agitée que jamais ; je nepouvais ni rester assise ni demeurer à la maison. Une petite pendule dans lachambre et l'horloge de la grande salle sonnèrent dix heures en mêmetemps.

«Comme il est tard ! me dis-je ; je m'en vais aller devant les portes duparc ; la lune brille par moments ; on voit assez loin sur la route ; peut-êtrearrive-t-il maintenant ; en allant à sa rencontre, j'éviterai quelquesmoments d'attente.»

Le vent soufflait dans les grands arbres qui encadraient la porte ; mais,aussi loin que je pus voir sur la route, tout y était tranquille et solitaire ;excepté lorsqu'un nuage venait obscurcir la lune, le chemin n'offrait auxregards qu'une ligne longue, pâle et sans animation.

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Une larme vint obscurcir mes yeux, larme de désappointement etd'impatience ; honteuse, je l'essuyai rapidement. J'errai encore quelquetemps : la lune avait entièrement disparu derrière des nuages épais ; la nuitdevenait de plus en plus sombre, et la pluie augmentait.

«Je voudrais le voir venir ! je voudrais le voir venir ! m'écriai-je, saisied'un accès de mélancolie. J'espérais qu'il arriverait avant le thé ; voilà lanuit. Qu'est-ce qui peut le retarder ? Lui est-il arrivé quelque accident ?»

L'événement de la nuit précédente se présenta de nouveau à mon esprit ; j'yvis l'annonce d'un malheur. J'avais peur que mes espérances ne fussent tropbelles pour se réaliser ; j'avais été si heureuse ces derniers temps, que jecraignais que mon bonheur ne fût arrivé au faite et ne dût commencer sondéclin.

«Eh bien ! pensai-je, je ne puis pas retourner à la maison ; je ne pourrai pasrester assise au coin du feu, pendant que je le sais dehors par ce mauvaistemps. J'aime mieux avoir les membres fatigués que le coeur triste ; jem'en vais aller à sa rencontre.»Je sortis ; j'allai vite, mais pas loin. Je n'avais pas fait un quart de mille quej'entendis le pas d'un cheval ; un cavalier arriva au grand galop ; un chiencourait à ses côtés. Plus de tristes pressentiments ; c'était lui ! il arrivaitmonté sur Mesrour et suivi de Pilote. Il me vit, car la lune s'était dégagéedes nuages et brillait dans le ciel ; il prit son chapeau et le remua au-dessusde sa tête ; je courus à sa rencontre.

«Ah ! s'écria-t-il en me tendant la main et en se baissant vers oi, vous nepouvez pas vous passer de moi, c'est évident ; mettez le pied sur monéperon, donnez-moi vos deux mains et montez.»

J'obéis, la joie me rendit agile ; je sautai devant lui ; je reçus un baiser, et jesupportai mon triomphe le mieux possible. Dans on exaltation, il s'écria :

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«Y a-t-il quelque chose, Jane, que vous venez au-devant de moi à uneheure semblable ? Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle ?

- Non ; mais je croyais que vous ne viendriez jamais, et je ne pouvais pasvous attendre tranquillement à la maison, surtout par cette pluie et ce vent.

- Du vent et de la pluie, en vérité ? Vous êtes mouillée comme une nymphedes eaux ; enveloppez-vous dans mon manteau. Mais il me semble quevous avez la fièvre, Jane, vos joues et vos mains sont brûlantes. Je vous ledemande encore, n'y a-t-il rien ?

- Non, monsieur, rien maintenant ; je ne suis plus ni effrayée nimalheureuse.

- Alors vous l'avez été ?

- Un peu ; je vous raconterais cela plus tard, monsieur ; mais je suispersuadée que vous rirez de mon inquiétude.

- Je rirai de bon coeur, lorsque la matinée de demain sera passée ; jusque-làje n'ose pas, je ne suis pas encore bien sûr de ma proie. Depuis un mois,vous êtes devenue aussi difficile à prendre qu'une anguille, aussi épineusequ'un buisson de roses ; partout où je posais mes doigts, je sentais unepointe aiguë ; et maintenant il me semble que je tiens entre mes bras unagneau plein de douceur.Vous vous êtes éloignée du troupeau pour chercher votre berger, n'est-cepas, Jane ?

- J'avais besoin de vous ; mais ne vous félicitez pas trop tôt. Nous voiciarrivés à Thornfield ; laissez-moi descendre.»

Il me déposa à terre ; John vint prendre le cheval, et M. Rochester mesuivit dans la grande salle pour me dire de changer de vêtements et devenir le retrouver dans la bibliothèque. Au moment où j'allais monterl'escalier, il m'arrêta et me fit promettre de ne pas être lente : je ne le fus

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pas non plus, et au bout de cinq minutes je le rejoignis ; il était à souper.

«Prenez un siège et tenez-moi compagnie, Jane. S'il plaît à Dieu, après cerepas vous n'en prendrez plus qu'un à Thornfield, d'ici à longtemps dumoins.»

Je m'assis près de lui, mais je lui dis que je ne pouvais pas manger.

«C'est à cause de votre voyage de demain, Jane ; la pensée que vous allezvoir Londres vous ôte l'appétit.

- Ce projet n'est pas bien clair pour moi, monsieur, et je ne puis pas tropdire quelles sont les idées qui me préoccupent ce soir ; tout dans la vie mesemble manquer de réalité.

- Excepté moi ; je suis bien chair et os, touchez-moi.

- Vous surtout, monsieur, me semblez un fantôme ; vous êtes un véritablerêve.»

Il étendit sa main en riant.

«Cela est-il un rêve ?» dit-il en la posant sur mes yeux.

Il avait une main ronde, forte, musculeuse, et un bras long et vigoureux.

«Oui, lorsque je la touche, c'est un rêve, dis-je en l'éloignant de monvisage. Monsieur, avez-vous fini de souper ?

- Oui, Jane.»

Je sonnai et je fis retirer le plateau. Lorsque nous fûmes seuls de nouveau,j'attisai le feu et je m'assis sur une chaise basse aux pieds de mon maître. «Il est près de minuit, dis-je.

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- Oui ; mais rappelez-vous, Jane, que vous m'avez promis de veiller avecmoi la nuit qui précéderait mon mariage.

- Oui, et je tiendrai ma promesse, au moins pour une heure ou deux ; je n'aipoint envie d'aller me coucher.

- Tous vos préparatifs sont-ils finis ?

- Tous, monsieur.

- Les miens aussi ; j'ai tout arrangé. Nous quitterons Thornfield demainmatin, une demi-heure après notre retour de l'église.

- Très bien, monsieur.

- En prononçant ce mot-là, vous avez souri étrangement, Jane ; comme vosjoues se sont colorées et comme vos yeux brillent ! Êtes-vous bienportante ?

- Je le crois.

- Vous le croyez ! Mais qu'y a-t-il donc ? dites-moi ce que vous éprouvez.

- Je ne le puis pas, monsieur, aucune parole ne peut exprimer ce quej'éprouve. Je voudrais que cette heure durât toujours ; qui sait cequ'amènera la prochaine ?

- C'est de la mélancolie, Jane ; vous avez été trop excitée ou trop fatiguée.

- Monsieur, vous sentez-vous calme et heureux ?

- Calme, non, mais heureux jusqu'au fond du coeur.»

Je regardai et je cherchai à lire la joie sur son visage ; je remarquai sur safigure une expression ardente.

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«Confiez-vous à moi, Jane, me dit-il ; soulagez votre esprit du poids quil'opprime en le partageant avec moi ; que craignez-vous ? Avez-vous peurde ne pas trouver en moi un bon mari ?

- Aucune pensée n'est plus éloignée de mon esprit.

- Craignez-vous le monde nouveau dans lequel vous allez entrer, la vie quiva commencer pour vous ?

- Non.

- Jane, vous m'intriguez ; votre regard et votre voix annoncent unedouloureuse audace qui m'étonne et m'attriste ; j 'ai besoin d'uneexplication. - Alors, monsieur, écoutez-moi. La nuit dernière vous n'étiez pas à lamaison.

- Non, je le sais ; et il y a quelques instants vous avez parlé d'une chose quiavait eu lieu en mon absence. Sans doute ce n'est rien d'important, maisenfin cela vous a troublée ; racontez-le moi. Peut-être Mme Fairfax vousa-t-elle dit quelque chose, ou peut-être avez-vous entendu une conversationdes domestiques ; et votre dignité trop délicate aura été blessée.

- Non, monsieur.»

Minuit sonnait ; j'attendis que le timbre eût cessé son bruit argentin etl'horloge ses sonores vibrations, puis je continuai :

«Hier, toute la journée, j'ai été très occupée et très heureuse au milieu decette incessante activité ; car je n'ai aucune crainte en entrant dans cette vienouvelle, comme vous semblez le croire : c'est au contraire une grande joiepour moi d'avoir l'espérance de vivre avec vous, parce que je vous aime.Non, monsieur, ne me faites aucune caresse maintenant, laissez-moi parlersans m'interrompre. Hier j'avais foi en la Providence et je croyais que tout

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travaillait à notre bonheur ; la journée avait été belle, si vous vous lerappelez, l'air était si doux que je ne pouvais rien craindre pour vous. Lesoir je me promenai quelques instants devant la maison en pensant à vous ;je vous voyais en imagination tout près de moi, et votre présence memanquait à peine. Je pensais à l'existence qui allait commencer pour moi,je pensais à la vôtre aussi, plus vaste et plus agitée que la mienne, de mêmeque la mer profonde qui reçoit dans son sein tous les petits ruisseaux estaussi plus vaste et plus agitée que l'eau basse d'un détroit resserré entre lesterres. Je me demandais pourquoi les philosophes appelaient ce monde untriste désert ; pour moi, il me semblait rempli de fleurs.Lorsque le soleil se coucha, l'air devint froid et le ciel se couvrit denuages ; je rentrai. Sophie m'appela pour regarder ma robe de mariée qu'onvenait d'apporter, et au fond de la boîte je trouvai votre présent, le voile,que dans votre extravagance princière vous aviez fait venir de Londres ; jesuppose que, comme j'avais refusé les bijoux, vous aviez voulu me forcer àaccepter quelque chose d'aussi précieux.Je souris en le dépliant, et je me demandai comment je vous taquinerais survotre goût aristocratique et vos efforts à déguiser votre fiancée plébéiennesous les vêtements de la fille d'un pair ; je cherchais comment je m'yprendrais pour venir vous montrer le voile de blonde brodée que j'avaismoi-même préparé pour recouvrir ma tête. Je vous aurais demandé si cen'était pas suffisant pour une femme qui ne pouvait apporter à son mari nifortune, ni beauté, ni relations ; je voyais d'avance votre regard, j'entendaisvotre impétueuse réponse républicaine ; je vous entendais déclarer avecdédain que vous ne désiriez pas augmenter vos richesses ou obtenir unrang plus élevé en épousant soit une bourse, soit un nom.

- Comme vous lisez bien en moi, petite sorcière ! s'écria M. Rochester.Mais qu'avez-vous trouvé dans le voile, sinon des broderies ? Recouvrait-ilune épée ou du poison, que votre regard devient si lugubre ?

- Non, non, monsieur, la délicatesse et la richesse du tissu ne recouvraientrien, sinon l'orgueil des Rochester ; mais je suis habituée à ce démon, et ilne m'effraye plus. Cependant, à mesure que l'obscurité approchait, le ventaugmentait ; hier soir il ne soufflait pas avec violence comme aujourd'hui,

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mais il faisait entendre un gémissement triste et bien plus lugubre : j'auraisvoulu que vous fussiez à la maison.J'entrai ici, la vue de cette chaise vide et de ce foyer sans flamme me glaça.Quelque temps après, j'allai me coucher, mais je ne pus pas dormir : j'étaisagitée par une anxiété que je ne pouvais comprendre ; le vent qui s'élevaittoujours semblait chercher à voiler quelque son douloureux. D'abord je nepus pas me rendre compte si ces sons venaient de la maison ou du dehors ;ils se renouvelaient sans cesse, aussi douloureux et aussi vagues ; enfin jepensai que ce devait être quelque chien hurlant dans le lointain. Je fusheureuse lorsque le bruit cessa ; mais cette nuit sombre et triste mepoursuivit dans mes rêves ; tout en dormant, je continuais à désirer votreprésence, et j'éprouvais vaguement le sentiment pénible qu'une barrièrenous séparait. Pendant le commencement de mon sommeil, je croyaissuivre les sinuosités d'un chemin inconnu ; une obscurité complètem'environnait ; la pluie mouillait mes vêtements. Je portais un tout petitenfant, trop jeune et trop faible pour marcher ; il frissonnait dans mes brasglacés et pleurait amèrement. Je croyais, monsieur, que vous étiez sur laroute beaucoup en avant, et je m'efforçais de vous rejoindre ; je faisaisefforts sur efforts pour prononcer votre nom et vous prier de vous arrêter :mais mes jambes étaient enchaînées, mes paroles expiraient sur mes lèvres,et, pendant ce temps, je sentais que vous vous éloigniez de plus en plus.

- Et ces rêves pèsent encore sur votre esprit, Jane, maintenant que je suisprès de vous, nerveuse enfant ! Oubliez des malheurs fictifs, pour nepenser qu'au bonheur véritable. Vous dites que vous m'aimez, Jane, je nel'oublierai pas, et vous ne pouvez plus le nier ; ces mots-là n'ont pas expirésur vos lèvres, je les ai bien entendus ; ils étaient clairs et doux, peut-êtretrop solennels, mais doux comme une musique Vous m'avez dit : «Il estbeau pour moi d'avoir l'espérance de vivre avec vous, Édouard, parce queje vous aime.» M'aimez-vous, Jane ? répétez-le encore.- Oh ! oui, monsieur, je vous aime de tout mon coeur.

- Eh bien, dit-il, après quelques minutes de silence, c'est étrange, ce quevous venez de dire m'a fait mal. Je pense que c'est parce que vous l'avez ditavec une énergie si profonde et si religieuse, parce que dans le regard que

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vous avez fixé sur moi il y avait une foi, une fidélité et un dévouement sisublimes, que j'ai cru voir un esprit près de moi et que j'en ai été ébloui.Jane, regardez-moi comme vous savez si bien regarder ; lancez-moi un devos sourires malins et provoquants ; dites-moi que vous me détestez,taquinez-moi, faites tout ce que vous voudrez, mais ne m'agitez pas ; j'aimemieux être irrité qu'attristé.

- Je vous taquinerai tant que vous voudrez quand j'aurai achevé mon récit ;mais écoutez-moi jusqu'au bout.

- Je croyais, Jane, que vous m'aviez tout dit, et que votre tristesse avait étécausée par un rêve.»

Je secouai la tête.

«Quoi ! s'écria-t-il, y a-t-il encore quelque chose ? mais je ne veux pascroire que ce soit rien d'important ; je vous avertis d'avance de monincrédulité. Continuez.»

Son air inquiet, l'impatience craintive que je remarquais dans ses manières,me surprirent ; néanmoins, je poursuivis.

«Je fis un autre rêve, monsieur ; Thornfield n'était plus qu'une ruinedéserte, et servait de retraite aux chauves-souris et aux hiboux ; de toute labelle façade, il ne restait qu'un mur très élevé, mais mince et qui semblaitfragile ; par un clair de lune, je me promenais sur l'herbe qui avait poussé àla place du château détruit ; je heurtais tantôt le marbre d'une cheminée,tantôt un fragment de corniche. Enveloppée dans un châle, je portaistoujours le petit enfant inconnu ; je ne pouvais le déposer nulle part,malgré la fatigue que je ressentais dans les bras ; bien que son poidsempêchât ma marche, il fallait le garder.J'entendais sur la route le galop d'un cheval ; j'étais persuadée que c'étaitvous, et que vous vous en alliez dans une contrée lointaine pour bien desannées. Je montai sur le mur avec une rapidité fiévreuse et imprudente,désirant vous apercevoir une dernière fois : les pierres roulèrent sous mes

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pieds ; les branches de lierre auxquelles je m'étais accrochée se brisèrent ;l'enfant effrayé me prit par le cou et faillit m'étrangler. Enfin, j'arrivai auhaut du mur ; je vous aperçus comme une tache sur une ligne blanche ; àchaque instant vous paraissiez plus petit le vent soufflait si fort que je nepouvais pas me tenir. Je m'assis sur le mur et j'apaisai l'enfant sur monsein. Je vous vis tourner un angle de la route, je me penchai pour vous voirencore ; le mur éboula un peu ; je fus effrayée, l'enfant glissa de mesgenoux, je perdis l'équilibre, je tombai et je m'éveillai.

- Maintenant, Jane, est-ce tout ?

- C'est toute la préface, monsieur ; l'histoire va venir. Lorsque je m'éveillai,un rayon passa devant mes yeux. «Oh ! voilà le jour qui commence,»pensai-je ; mais je m'étais trompée : c'était la lumière d'une chandelle. Jesupposai que Sophie était entrée ; il y avait une bougie sur la table detoilette, et la porte du petit cabinet où, avant de me coucher, j'avaissuspendu ma robe de mariée et mon voile, était ouverte. J'entendis dubruit ; je demandai aussitôt : «Sophie, que faites-vous là ?» Personne nerépondit ; mais quelqu'un sortit du cabinet, prit la chandelle et examina lesvêtements suspendus au portemanteau. «Sophie, Sophie» m'écriai-je denouveau, et tout demeura silencieux. Je m'étais levée sur mon lit, et je mepenchais en avant ; je fus d'abord étonnée, puis tout à fait égarée. Monsang se glaça dans mes veines.Monsieur Rochester, ce n'était ni Sophie, ni Leah, ni Mme Fairfax ; cen'était même pas, j'en suis bien sûre, cette étrange femme que vous avezici, Grace Poole.

- Il fallait bien que ce fût l'une d'elles, interrompit mon maître.

- Non, monsieur, je vous assure que non ; jamais je n'avais vu dansl'enceinte de Thornfield celle qui était devant moi. La taille, les contours,tout était nouveau pour moi.

- Faites-moi son portrait, Jane.

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- Elle m'a paru grande et forte ; ses cheveux noirs et épais pendaient surson dos. Je ne sais quel vêtement elle portait : il était blanc et droit ; maisje ne puis vous dire si c'était une robe, un drap, ou un linceul.

- Avez-vous vu sa figure ?

- Pas dans le premier moment ; mais bientôt elle décrocha mon voile, lesouleva, le regarda longtemps et, le jetant sur sa tête, se tourna vers uneglace ; alors je vis parfaitement son visage et ses traits dans le miroir.

- Et comment étaient-ils ?

- Ils me parurent effrayants ; oh ! monsieur, jamais je n'ai vu une figuresemblable : son visage était sauvage et flétri ; je voudrais pouvoir oublierces yeux injectés qui roulaient dans leur orbite et ces traits noirs et gonflés.

- Les fantômes sont généralement pâles, Jane.

- Celui-là, monsieur, était d'une couleur pourpre ; il avait les lèvres noireset enflées, le front sillonné, les sourcils foncés et placés beaucoupau-dessus de ses yeux rouge sang. Voulez-vous que je vous dise qui cefantôme m'a rappelé ?

- Oui, Jane.

- Eh bien ! il m'a rappelé le spectre allemand qu'on nomme vampire.

- Eh bien ! que fit-il ?

- Monsieur, il retira mon voile de dessus sa tête, le déchira en deux, le jetaà terre et le foula aux pieds. - Après ?

- Il souleva le rideau de la fenêtre et regarda dehors ; peut-être vit-il le jourpoindre, car il prit la chandelle et se dirigea vers la porte ; mais le fantôme

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s'arrêta devant mon lit, ses yeux flamboyants se fixèrent sur moi. Ilapprocha sa lumière tout près de ma figure et l'éteignit sous mes yeux ; jesentis que son terrible visage était tout près du mien, et je perdisconnaissance ; pour la seconde fois de ma vie seulement, je m'évanouis depeur.

- Qui était avec vous, lorsque vous recouvrâtes vos sens ?

- Personne, monsieur, il faisait grand jour. Je me levai ; je me baignai latête dans l'eau ; je bus ; je me sentais faible, mais nullement malade, et jerésolus de ne raconter mon aventure qu'à vous seul. Maintenant, monsieur,dites-moi quelle était cette femme.

- Une création de votre cerveau exalté, c'est certain ; il faut que je prennegrand soin de vous, mon trésor : des nerfs comme les vôtres demandent desménagements.

- Monsieur, soyez sûr que mes nerfs n'ont rien à faire là dedans ; la visionest réelle, tout ce que je vous ai raconté a eu lieu.

- Et vos rêves précédents étaient-ils réels aussi ? Le château de Thornfieldest-il en ruine ? Suis-je séparé de vous par d'insurmontables obstacles ?Est-ce que je vous quitte sans une larme, sans un baiser, sans une parole ?

- Pas encore.

- Suis-je sur le point de le faire ? Le jour qui doit nous lier à jamais est déjàcommencé, et, quand nous serons unis, je vous assure que vous n'aurezplus de ces terreurs d'esprit.

- Des terreurs d'esprit, monsieur ! Je voudrais pouvoir croire qu'il en estainsi ; je le souhaite plus que jamais, puisque vous-même ne pouvez pasm'expliquer ce mystère. - Et puisque je ne le puis pas, Jane, c'est que la vision n'a pas été réelle.

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- Mais, monsieur, lorsque ce matin, en me levant, je me suis dit la mêmechose, et que, pour raffermir mon courage, j'ai regardé tous les objets quime sont familiers et dont l'aspect était si joyeux à la lumière du jour,j'aperçus la preuve évidente de ce qui s'était passé : mon voile était jeté àterre et déchiré en deux morceaux.»

Je sentis M. Rochester tressaillir ; il m'entoura rapidement de ses bras.

«Dieu soit loué, s'écria-t-il, que le voile seul ait été touché, puisqu'un êtremalfaisant est venu près de vous la nuit dernière ! Oh ! quand je pense à cequi aurait pu arriver !...»

Il était tout haletant et il me pressait si fort contre lui que je pouvais à peinerespirer. Après quelques minutes de silence, il continua gaiement :

«Maintenant, Jane, je vais vous expliquer tout ceci : cette vision est moitiérêve, moitié réalité ; je ne doute pas qu'une femme ne soit entrée dans votrechambre, et cette femme était, devait être Grace Poole ; vous-mêmel'appeliez autrefois une créature étrange, et, d'après tout ce que vous savez,vous avez raison de la nommer ainsi. Que m'a-t-elle fait ? qu'a-t-elle fait àMason ? Plongée dans un demi-sommeil, vous l'avez vue entrer et vousavez remarqué ce qu'elle faisait : mais, fiévreuse et presque dans le délire,vous l'avez vue telle qu'elle n'est pas. La figure enflée, les cheveuxdénoués, la taille d'une prodigieuse grandeur, tout cela n'est qu'uneinvention de votre imagination, une suite de vos cauchemars : le voiledéchiré, voilà ce qui est vrai et bien digne d'elle. Vous allez me demanderpourquoi je garde cette femme dans ma maison. Lorsqu'il y aura un an etun jour que nous serons mariés, je vous le dirai, mais pas maintenant.Eh bien ! Jane, êtes-vous satisfaite ? Acceptez-vous mon explication ?»

Je réfléchis, et elle me parut en effet la seule possible. Je n'étais passatisfaite ; mais, pour plaire à M. Rochester, je m'efforçai de le paraître :certainement j'étais soulagée. Je lui répondis par un joyeux sourire, etcomme une heure était sonnée depuis longtemps, je me préparai à lequitter.

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«Est-ce que Sophie ne couche pas avec Adèle dans la chambre desenfants ? me demanda-t-il en allumant sa bougie.

- Oui, monsieur, répondis-je.

- Il y a assez de place pour vous dans le petit lit d'Adèle ; couchez avec ellecette nuit, Jane. Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que l'événement que vousm'avez raconté eût excité vos nerfs. Je préfère que vous ne couchiez passeule ; promettez-moi d'aller dans la chambre d'Adèle.

- J'en serai même très contente, monsieur.

- Fermez bien votre porte en dedans. Quand vous monterez, dites à Sophiede vous éveiller de bonne heure ; car il faut que vous soyez habillée et quevous ayez déjeuné avant huit heures. Et maintenant, plus de sombrespensées ; chassez les tristes souvenirs, Jane. Entendez-vous comme le ventest tombé ? ce n'est plus qu'un petit murmure ; la pluie a cessé de battrecontre les fenêtres. Regardez, dit-il en soulevant le rideau, voilà une bellenuit.»

Il disait vrai : la moitié du ciel était entièrement pure ; le vent d'ouestsoufflait, et les nuages fuyaient vers l'est en longues colonnes argentées ; lalune brillait paisiblement.

«Eh bien ! me dit M. Rochester en interrogeant mes yeux, comment seporte ma petite Jane, maintenant ? - La nuit est sereine, monsieur, et je le suis également.

- Et cette nuit vous ne rêverez pas séparation et chagrin, mais vos songesvous montreront un amour heureux et une union bénie.»

La prédiction ne fut qu'à moitié accomplie : je ne fis pas de rêvesdouloureux, mais je n'eus pas non plus de songes joyeux ; car je ne dormispas du tout. La petite Adèle dans mes bras, je contemplai le sommeil de

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l'enfance, si tranquille, si innocent, si peu troublé par les passions, etj'attendis ainsi le jour ; tout ce que j'avais de vie s'agitait en moi. Aussitôtque le soleil se leva, je sortis de mon lit. Je me rappelle qu'Adèle se serracontre moi au moment où je la quittai ; je l'embrassai et je dégageai moncou de sa petite main ; je me mis à pleurer, émue par une étrange émotion,et je quittai Adèle, de crainte de troubler par mes sanglots son repos douxet profond. Elle semblait être l'emblème de ma vie passée, et celuiau-devant duquel j'allais bientôt me rendre, le type redouté, mais adoré, dema vie future et inconnue.

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CHAPITRE XXV 395

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CHAPITRE XXVI

À sept heures, Sophie entra dans ma chambre pour m'habiller ; ma toilettedura longtemps, si longtemps, que M. Rochester, impatienté de mon retard,envoya demander pourquoi je ne descendais pas. Sophie était occupée àattacher mon voile (le simple voile de blonde) à mes cheveux ; jem'échappai de ses mains aussitôt que je le pus.

«Arrêtez, me cria-t-elle en français ; regardez-vous dans la glace ; vous n'yavez pas encore jeté un seul coup d'oeil.»

Je revins vers la glace et j'aperçus une femme voilée qui me ressemblait sipeu, que je crus presque voir une étrangère.

«Jane !» cria une voix, et je me hâtai de descendre.

Je fus reçue au bas de l'escalier par M. Rochester.

«Petite flâneuse, me dit-il, mon cerveau est tout en feu d'impatience, etvous me faites attendre si longtemps !»

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Il me fit entrer dans la salle à manger et m'examina attentivement ; il medéclara belle comme un lis, et prétendit que je n'étais pas seulementl'orgueil de sa vie, mais aussi celle que désiraient ses yeux ; puis il me ditqu'il ne m'accordait que dix minutes pour manger. Il sonna. Undomestique, nouvellement entré dans la maison comme valet de pied,répondit à l'appel.

«John prépare-t-il la voiture ? demanda M. Rochester.

- Oui, monsieur.

- Les bagages sont-ils descendus ?

- On s'en occupe, monsieur.

- Allez à la chapelle, et voyez si M. Wood (c'était le nom du ministre) etson clerc sont arrivés ; vous reviendrez me le dire.»

L'église était juste au delà des portes. Le domestique fut bientôt de retour.

«M. Wood, dit-il, est arrivé ; il s'habille.

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- Et la voiture ? - Les chevaux sont attelés.

- Nous n'en aurons pas besoin pour aller à l'église ; mais il faut qu'elle soitprête à notre retour, les bagages arrangés et le cocher sur son siège.

- Oui, monsieur.

- Jane, êtes-vous prête ?

Je me levai. Il n'y avait ni garçon ni fille d'honneur, ni parents pour nousservir d'escorte, personne enfin que M. Rochester et moi. Mme Fairfaxétait dans la grande salle lorsque nous y passâmes ; je lui aurais volontiersparlé, mais ma main était tenue par une main d'airain, et je fus entraînéeavec une telle rapidité que j'avais peine à suivre mon maître : mais ilsuffisait de regarder sa figure pour comprendre qu'il ne tolérerait pas uneseconde de retard. Je me demandais si jamais fiancé, à un tel moment,avait eu, comme M. Rochester, un visage dont l'expression indiquait laferme volonté d'accomplir un projet à tout prix, ou si jamais fiancé avait eudes yeux aussi brillants et aussi pleins d'ardeur sous un front d'acier.

Je ne sais pas si la journée était radieuse ou non ; en descendant versl'église, je ne regardai ni le ciel ni la terre ; mon coeur était avec mes yeux,et tous deux n'étaient occupés que de M. Rochester. J'aurais voulu voir lachose invisible sur laquelle il paraissait attacher un regard ardent, pendantque nous avancions ; j'aurais voulu connaître la pensée qui semblaitvouloir s'emparer de lui avec force, et contre laquelle il avait l'air de lutter.

Il s'arrêta devant la porte du cimetière et s'aperçut que j'étais hors d'haleine.

«Je suis cruel dans mon amour, me dit-il ; reposez-vous un instant ;appuyez-vous sur moi, Jane.»

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Je me rappelle encore la maison de Dieu, vieille et grise, et s'élevant aveccalme devant nous ; une corneille volait autour du clocher et se détachaitsur un rude ciel du matin. Je me rappelle aussi les tombes recouvertes deverdure, et je n'ai point oublié deux étrangers qui se promenaient dans lecimetière et qui lisaient les inscriptions gravées sur les tombeaux. Je lesremarquai, parce que, lorsqu'ils nous aperçurent, ils passèrent derrièrel'église ; je pensai qu'ils allaient entrer par la porte de côté et assister à lacérémonie. M. Rochester ne les remarqua pas. Il était trop occupé à meregarder, car le sang avait un moment quitté mon visage ; je sentais monfront humide et mes lèvres froides. Au bout de peu de temps, je fus remise,et alors il s'avança doucement avec moi vers la porte de l'église.

Nous entrâmes dans l'humble temple. Le prêtre était habillé et nousattendait devant l'autel ; le clerc se tenait à côté de lui.Tout était tranquille. Deux ombres seulement s'agitaient dans un coinéloigné. Je ne m'étais pas trompée : ils étaient entrés avant nous et s'étaientplacés tout près du caveau des Rochester ; ils nous tournaient le dos etpouvaient apercevoir à travers la barrière le marbre d'une tombe terni par letemps, où un ange agenouillé gardait les restes de Damer de Rochester, tuédans les marais de Marston, à l'époque de la guerre civile, et de sa femmeElisabeth.

Nous prîmes nos places devant la barrière de communion. Ayant entenduun pas léger derrière moi, je regardai par-dessus mon épaule : un monsieur,l'un des étrangers, s'avançait vers nous. Le service commença ; on lutl'explication du mariage qui allait avoir lieu ; le ministre s'avança, et,s'inclinant légèrement devant M. Rochester, continua : «Je vous demande et vous adjure tous deux (comme vous le ferez le jourredoutable du jugement, où tous les secrets du coeur seront découverts), sivous connaissez aucun empêchement à être unis légitimement par lemariage, de le confesser ici ; car soyez certains que tous ceux qui ne sontpas unis dans les conditions exigées de Dieu ne sont pas unis par lui, etleur mariage n'est pas légitime.»

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Il s'arrêta, selon la coutume ; ce silence n'est peut-être pas interrompu unefois par siècle. Le prêtre, qui n'avait pas levé les yeux de dessus son livre etn'avait retenu son souffle que pour un instant, allait continuer ; sa mainétait déjà étendue vers M. Rochester, et ses lèvres s'entr'ouvraient pourdemander :«Déclarez-vous prendre cette jeune fille pour femme légitime ?» quandune voix claire et distincte s'écria :

«Le mariage ne peut pas avoir lieu, il y a un empêchement.»

Le ministre regarda celui qui venait de parler, et se tut, ainsi que le clerc.

M. Rochester tressaillit légèrement, comme si un tremblement de terre eûtagité le sol sous ses pieds ; mais bientôt il dit, en se raffermissant et sanstourner les yeux :

«Monsieur le ministre, continuez la cérémonie.»

Ces mots, prononcés d'une voix profonde, mais basse, furent suivis d'ungrand silence. M. Wood reprit :

«Je ne puis pas continuer avant d'avoir examiné ce qui vient d'être dit. Ilfaut que la vérité ou le mensonge me soit clairement démontré.

- La cérémonie ne peut être poursuivie, ajouta la voix derrière nous, car jesuis à même de prouver ce que j'avance ; il y a un obstacle insurmontable.» M. Rochester entendit, mais ne sembla pas remarquer ces paroles ; il setenait debout, immobile et froid ; il ne fit qu'un seul mouvement, et ce futpour s'emparer de ma main. Oh ! combien son étreinte me parut forte etardente ! Son front ferme, pâle et massif, était semblable au marbre descarrières ; ses yeux brillaient incisifs et farouches.

M. Wood semblait embarrassé.

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«Et quel est cet empêchement ? continua-t-il : on pourra peut-être vaincrel'obstacle ; expliquez-vous.

- Ce sera difficile ; j'ai dit qu'il était insurmontable, et je ne parle pas auhasard.»

Celui qui avait parlé s'avança et s'appuya sur la barrière ; il continua, enarticulant d'une voix ferme, calme, distincte, mais basse :

«L'empêchement consiste simplement en un premier mariage ; M.Rochester a une femme qui vit encore.»

Ces mots, prononcés à voix basse, ébranlèrent mes nerfs comme ne l'auraitpas fait un coup de tonnerre ; ces douloureuses paroles agirent pluspuissamment sur mon sang que le feu ou la glace ; mais j'étais maîtresse demoi, et je ne craignis pas de m'évanouir. Je regardai M. Rochester et je leforçai à me regarder ; sa figure était aussi décolorée qu'un rocher, ses yeuxseuls brillaient comme l'éclair ; il ne nia rien, il sembla défier tout. Il serraitson bras autour de ma taille, et me tenait près de lui, mais sans parler, sanssourire, sans paraître même reconnaître en moi une créature humaine.

«Qui êtes-vous ? demanda-t-il à l'inconnu.

- Je m'appelle Briggs, et je suis un procureur de la rue... à Londres,répondit-il.

- Et vous m'accusez d'avoir une femme ?

- Oui, monsieur ; je suis venu vous rappeler l'existence de votre femme,que la loi reconnaît, si vous ne la reconnaissez pas. - Parlez-moi d'elle, s'il vous plaît ; dites-moi son nom, celui de ses parents,et le lieu où elle demeure.

- Certainement.»

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M. Briggs tira tranquillement un papier de sa poche et lut d'un ton officielce qui suit :

«J'affirme et je puis prouver que le vingt novembre (puis venait une datequi remontait à quinze ans), Édouard Fairfax Rochester, du château deThornfield, dans le comté de..., et du manoir de Ferndear, dans le comtéde..., en Angleterre, a épousé ma soeur Berthe Antoinette Mason, fille deJonas Mason, commerçant et d'Antoinette, sa femme, créole, à l'églisede..., ville espagnole, Jamaïque ; l'acte de mariage sera trouvé dans lesregistres de l'église. J'en ai une copie en ma possession.

«Signé Richard Mason.

«Si ce papier est authentique, il peut prouver que j'ai été marié ; mais il neprouve pas que la femme qui y est mentionnée vit encore.

- Elle vivait il y a trois mois, répandit l'homme de loi.

- Comment le savez-vous ?

- J'ai un témoin, monsieur, et vous-même aurez peine à le contredire.

- Amenez-le, ou allez au diable !

- Je vais d'abord l'amener, il est ici. Monsieur Mason, ayez la bontéd'avancer.»

En entendant prononcer ce nom, M. Rochester serra les dents, untremblement convulsif s'empara de lui ; comme j'étais tout près de lui, jesentis ses mouvements de rage ou de désespoir. Le second étranger, quijusque-là était resté caché dans le fond, s'avança ; une figure pâle vint seplacer au-dessus de l'épaule du procureur ; oui, c'était bien M. Masonlui-même. M. Rochester se retourna et le regarda. J'ai dit plusieurs foisdéjà que ses yeux étaient noirs ; pour le moment, ils lançaient une lumièrefauve et comme sanglante ; son visage s'anima, on eût dit que le feu qui

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brûlait dans son coeur s'était répandu jusque sur ses joues et sur son frontdécolorés.Il leva son bras vigoureux ; peut-être allait-il frapper Mason, le jeter sur lesdalles de l'église, et d'un seul coup retirer la vie à ce faible corps ; maisMason, effrayé de ce geste, se recula et cria faiblement : «Grand Dieu !»Alors le mépris s'empara de M. Rochester ; sa haine vint se fondre en unfroid dédain ; il se contenta de demander :

«Qu'avez-vous à dire ?»

Une réponse inintelligible sortit des lèvres pâles de Mason.

«Le diable s'en mêle si vous ne pouvez pas répondre distinctement ! Jevous demande de nouveau : Qu'avez-vous à dire ?

- Monsieur, monsieur, interrompit le ministre, n'oubliez pas que vous êtesdans un lieu saint.

Puis, s'adressant à Mason, il lui demanda doucement :

«Pouvez-vous nous dire, monsieur, si la femme de M. Rochester vitencore ?

- Courage ! continua l'homme de loi, parlez haut.

- Elle vit et demeure au château de Thornfield, dit Mason d'une voix, unpeu plus claire ; je l'y ai vue au mois d'avril dernier, je suis son frère.

- Au château de Thornfield ? s'écria le ministre ; c'est impossible ; il y alongtemps que je demeure dans le voisinage, monsieur, et je n'ai jamaisentendu parler d'aucune dame Rochester au château de Thornfield.»

Un sourire amer effleura les lèvres de M. Rochester, et il murmura :

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«Non, j'ai pris soin que personne n'entendit parler d'elle, sous son nom dumoins.» Il s'arrêta pendant une dizaine de minutes, sembla se consulter,prit enfin son parti et dit : «En voilà assez ; la vérité va paraître au jourcomme le boulet qui sort du canon. Wood, fermez votre livre et retirez vosvêtements de prêtre ; John Green (c'était le nom du clerc), quittez l'église,le mariage n'aura pas lieu aujourd'hui.» Le clerc obéit.

M. Rochester continua rapidement : «Le mot bigamie sonne mal à vosoreilles, et pourtant je voulais être bigame ; mais le destin ne m'a pas étéfavorable, ou plutôt la Providence s'est opposée à mes projets. Dans cemoment-ci, je ne vaux guère mieux que le démon, et, comme me le diraitsans doute mon pasteur, je mérite les plus sévères jugements de Dieu, jemérite d'être livré à l'immortel ver rongeur, d'être jeté dans les flammes quine s'éteignent jamais.Messieurs, je ne puis plus exécuter mon plan ; cet homme de loi et sonclient ont dit la vérité : j'ai été marié, et ma femme vit encore. Wood, vousdites que vous n'avez jamais entendu parler de Mme Rochester au château ;mais sans doute vous avez souvent prêté l'oreille à ce qu'on racontait surcette folle mystérieuse gardée avec soin ; plusieurs vous auront dit quec'était une soeur bâtarde, d'autres que c'était une ancienne maîtresse. Jevous déclare, maintenant, que c'est ma femme, celle que j'ai épousée il y aquinze ans ; elle s'appelle Berthe Mason, et est soeur de cet homme résoluque vous voyez là, pâle et tremblant, et qui vous montre ce que peutsupporter un coeur fort. Réjouissez-vous, Dick, ne me craignez jamais àl'avenir ; je ne vous frapperai pas plus que je ne frapperais une femme.Berthe Mason est folle ; elle est issue d'une famille dans laquelle presquetous sont fous ou idiots depuis trois générations ; sa mère était ivrogne etfolle, je le découvris après mon mariage, car on avait gardé le silence surles secrets de famille ; Berthe, en fille obéissante, copia sa mère en tout.Oh ! j'avais une compagne charmante, pure, sage et modeste ; vous pouvezfacilement supposer que j'étais heureux ; j'ai eu sous les yeux de beauxspectacles ! Oh ! certes, je suis bien tombé.Si vous saviez tout... Mais je ne vous dois pas de plus amples explications.Briggs, Wood, Mason, je vous invite tous à venir à la maison et à visiter la

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malade de Mme Poole, ma femme ; vous verrez quelle créature j'aiépousée, et vous jugerez si je n'ai pas le droit de briser cette union et dechercher à m'associer un être humain. Cette jeune fille, ajouta-t-il en meregardant, ne connaissait pas plus que vous l'épouvantable secret ; ellecroyait que tout était beau et légitime ; elle n'a jamais pensé qu'elle allaitêtre liée par une union feinte à un misérable déjà uni à une compagne folleet abrutie. Venez tous, suivez-moi !»

Il quitta l'église en me tenant toujours fortement ; les trois messieurssuivaient ; nous trouvâmes la voiture devant la grande porte du château.

«Ramenez-la à l'écurie, John, dit froidement M. Rochester ; nous n'enaurons pas besoin aujourd'hui.»

Lorsque nous entrâmes, Mme Fairfax, Adèle, Sophie, Leah, s'avancèrentau-devant de nous pour nous saluer.

«Arrière, vous tous ! s'écria le maître, nous n'avons pas besoin de vosfélicitations ; elles arrivent quinze ans trop tard.»

Il passa, me tenant toujours par la main et faisant signe aux messieurs de lesuivre. Nous montâmes le premier escalier, nous traversâmes le corridor,enfin nous arrivâmes au troisième. Une petite porte basse fut ouverte parM. Rochester, et nous entrâmes dans la chambre garnie de tapisserie, où jereconnus le grand lit et l'armoire que j'avais déjà vus une fois.

«Vous connaissez cette chambre, Mason, dit notre guide ; c'est ici qu'ellevous a frappé et mordu.» Il souleva les tentures de la seconde porte, et l'ouvrit également. Nousaperçûmes une chambre sans fenêtre ; devant la cheminée se trouvait ungarde-feu fort élevé, une lampe suspendue au plafond éclairait seule lachambre ; Grace Poole, penchée sur le feu, semblait faire cuire quelquechose. Une forme s'agitait dans le coin le plus obscur de la pièce ; aupremier abord, on ne pouvait pas dire si c'était une créature humaine ou unanimal ; elle paraissait marcher à quatre pattes et elle faisait entendre un

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rugissement de bête sauvage ; mais elle portait des vêtements, et une massede cheveux noirs et gris retombaient sur sa tête comme une épaissecrinière.

«Bonjour, madame Poole, dit M. Rochester ; comment allez-vousaujourd'hui et comment se porte votre malade ?

- Nous allons assez bien, monsieur, je vous remercie, dit Grace ensoulevant soigneusement sa casserole qui bouillait ; on est un peu exaltée,mais pas furieuse.»

Un cri effrayant sembla contredire ce rapport favorable ; la hyène se leva etparut toute droite sur ses pieds.

«Oh ! monsieur, elle vous voit ; vous feriez mieux de vous en aller, s'écriaGrace.

- Quelques instants seulement, Grace ; il faut que vous nous permettiez derester quelques instants.

- Eh bien alors, monsieur, prenez garde ! pour l'amour de Dieu, prenezgarde !»

La folle hurla ; elle écarta les cheveux de son visage et regarda lesvisiteurs.

Je reconnus cette figure rouge et ces traits enflés.

«Retirez-vous, dit M. Rochester en me repoussant de côté ; elle n'a pas decouteau aujourd'hui, je suppose, et je suis sur mes gardes. - On ne sait jamais ce qu'elle a, monsieur ; elle est si rusée, et il n'est paspossible à un homme de mesurer sa force.

- Nous ferions mieux de la quitter, murmura Mason.»

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- Allez au diable ! lui répondit son beau-frère.

- Gare !» cria Grace.

Les trois messieurs se retirèrent ensemble ; M. Rochester me jeta derrièrelui ; la folle sauta sur lui, le prit à la gorge et voulut lui mordre les joues.Ils luttèrent ; c'était une forte femme, presque aussi grande que son mari etplus grosse ; elle déploya une force virile ; plus d'une fois elle fut aumoment de l'étrangler.Il serait bien vite venu à bout d'elle par un coup vigoureux ; mais il nevoulait pas frapper, il voulait seulement lutter. Enfin il s'empara des brasde la folle, il les lui attacha derrière le dos avec une corde que lui donnaGrace ; avec une autre corde, il la lia à une chaise. Cette opérations'accomplit au milieu des cris les plus sauvages et des convulsions les plushorribles ; alors M. Rochester se tourna vers les spectateurs, il les regardaavec un sourire amer et triste.

«Voilà ma femme ! dit-il ; voilà les seuls embrassements que je doivejamais connaître, voilà les caresses qui doivent adoucir mes heures derepos ; et voilà ce que je désirais avoir (il posa sa main sur mon épaule),cette jeune fille qui a su rester grave et calme devant la porte de l'enfer etles gambades du démon ; je l'aimais à cause de ce contraste si grand entreelle et celle que je déteste. Wood et Briggs, regardez la différence ;comparez ces yeux limpides avec les boules rouges que vous voyez roulerlà-bas ; comparez cette figure à ce masque, cette taille à ce corps grossier,et maintenant jugez-moi, ministre de l'Évangile et homme de la loi :seulement, rappelez-vous que vous serez jugés comme vous aurez jugé.À présent, hors d'ici, il faut que j'enferme ma proie.»

Tout le monde se retira, M. Rochester resta un moment derrière nous pourdonner quelques ordres à Grace Poole ; lorsque nous descendîmesl'escalier, l'homme de loi s'adressa à moi.

«Quant à vous, madame, me dit-il, vous êtes innocente, et votre oncle serabien heureux de l'apprendre, si toutefois il vit encore quand M. Mason

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retournera à Madère.

- Mon oncle ! Que savez-vous de lui ? le connaissez-vous ?

- M. Mason le connaît ; M. Eyre a été le correspondant de sa maisonpendant quelques années. Quand votre oncle reçut la lettre où vous luifaisiez part de votre union avec M. Rochester, M. Mason se trouvait àMadère, où il s'était arrêté pour le rétablissement de sa santé, avant deretourner à la Jamaïque. M. Eyre lui communiqua votre lettre, parce qu'ilsavait que M. Mason connaissait un gentleman du nom de Rochester ; M.Mason, étonné et épouvanté, comme vous pouvez le supposer, révéla lavérité. Votre oncle, je suis fâché de vous le dire, est maintenant couché surun lit de douleur ; vu la nature de sa maladie (il est attaqué d'uneconsomption) et l'état dans lequel il se trouve, il est probable qu'il ne serelèvera jamais. Il n'a donc pas pu aller lui-même en Angleterre pour vousarracher au sort qui vous menaçait ; mais il a supplié M. Mason de ne pasperdre de temps et de faire tous ses efforts pour empêcher ce mariage. Il l'aadressé à moi ; j'y ai mis le plus d'empressement possible, et, Dieu merci,je ne suis pas arrivé trop tard ; vous aussi, vous devez remercier leSeigneur. Si je n'étais pas bien certain que votre oncle sera mort avant quevous ayez le temps d'arriver à Madère, je vous conseillerais de partir avecM. Mason ; mais, dans l'état actuel des choses, je pense que vous ferezmieux de demeurer en Angleterre, jusqu'à ce que vous entendiez parler deM. Eyre. Avez-vous encore quelque chose qui vous force à rester ? demanda leprocureur à M. Mason.

- Non, non, partons !» répondit celui-ci avec anxiété ; et ils s'éloignèrentsans prendre congé de M. Rochester. Le ministre resta pour adresserquelques paroles de conseil ou de reproche à son orgueilleux paroissien ;son devoir accompli, il partit également.

Je m'étais retirée dans ma chambre et j'étais debout devant ma porteentr'ouverte, lorsque je l'entendis s'éloigner. La maison s'était vidée ; jem'enfermai dans ma chambre, je tirai le verrou pour que personne ne pût

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entrer, et je me mis non pas à pleurer et à me désoler, j'étais encore tropcalme pour cela, mais à retirer machinalement mes vêtements de mariée età les remplacer par la robe de stoff que je croyais avoir portée la veillepour la dernière fois ; alors je m'assis. J'étais faible et je cachai ma têtedans mes deux bras croisés sur la table ; je me mis à penser ; jusque-là jen'avais qu'entendu, vu et suivi celui qui m'avait conduite ou plutôt traînée ;j'avais vu les événements succéder aux événements, les révélations auxrévélations ; maintenant l'heure de la méditation était venue.

La matinée avait été assez tranquille, à l'exception de la scène avec la folle.À l'église tout s'était passé avec calme ; il n'y avait eu ni explosions depassions, ni vives altercations, ni disputes, ni défis, ni larmes, ni sanglots ;on avait seulement prononcé quelques mots : un homme était venu déclareravec sang-froid qu'il existait un empêchement au mariage ; M. Rochesteravait fait plusieurs questions dures et brèves ; les réponses avaient étéclaires et évidentes ; mon maître s'était décidé à avouer la vérité toutentière, et nous avait montré la preuve vivante de son crime ; les étrangerss'étaient éloignés, et tout était fini. J'étais là, dans ma chambre, comme ordinairement ; je n'avais été niblessée ni frappée ; et pourtant où était la Jane d'autrefois ? où était sa vie ?où étaient ses espérances ?

Jane Eyre, si ardente dans son espoir ; Jane Eyre, qui avait été presquefemme, n'était plus qu'une jeune fille triste et seule : sa vie était décoloréeet ses rêves détruits ! Il était survenu une gelée de Noël aux plus beauxjours de l'été, une tempête de décembre au milieu de juin ; la glace avaitsaisi les pommes mûres et détruit les roses en fleur ; le givre avaitrecouvert les foins et les blés. Hier, dans les sentiers, on respirait le parfumdes fleurs, et aujourd'hui des monceaux de neige que n'a foulée aucun piedles ont rendus impraticables ; les bois qui, il y a douze heures, sebalançaient odoriférants et touffus, ainsi que des bosquets épanouis auxtropiques, s'étendent maintenant dévastés, sauvages et blancs comme lesforêts de la Norvège. Mes espérances étaient mortes, frappées par un destinamer, de même qu'en une nuit périrent tous les premiers-nés d'Égypte. Jepensais à mes rêves si beaux hier encore, et qui aujourd'hui n'étaient plus

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que des cadavres froids et livides, que rien ne pouvait ressusciter.Je pensais à mon amour, ce sentiment qui appartenait à mon maître, que luiseul avait créé ; il tremblait dans mon coeur comme un enfant malade dansun froid berceau ; la souffrance et l'angoisse s'étaient emparées de lui, et ilne pouvait pas aller chercher les bras de M. Rochester ; il ne pouvait pas seréchauffer sur la poitrine du maître de Thornfield. Oh ! maintenant je nepourrais plus jamais me tourner vers lui ; je n'avais plus foi en lui ; maconfiance était détruite. M. Rochester n'était plus à mes yeux ce qu'il avaitété ; car il n'était pas tel que je l'avais cru.Je ne voulais pas le déclarer vicieux, je ne voulais pas dire qu'il m'avaittrompée ; cependant il n'était plus pour moi cet homme d'une irréprochablesincérité que j'avais connu jadis. Il fallait le quitter, je le voyais bien ; maisquand ? comment ? et pour aller où ? Je ne le savais pas encore ; etpourtant j'étais certaine que lui-même me chasserait de Thornfield ; il mesemblait qu'il ne pouvait pas m'aimer d'une véritable affection ; il n'avaiteu qu'une passion passagère, et il n'avait plus besoin de moi, puisqu'il nepouvait pas la satisfaire : je craignais même de le rencontrer, car je croyaisqu'il devait me détester. Oh ! combien j'avais été aveugle et faible dans maconduite !

Ma vue se voila ; je crus que l'obscurité se répandait autour de moi ; mespensées devenaient confuses. Il me sembla qu'impuissante et abandonnée,je m'étais couchée sur le lit desséché d'une rivière ; j'entendais le bruit del'eau qui se précipitait des montagnes lointaines ; je sentais le torrentavancer ; je n'avais pas la volonté de me lever ni la force de me sauver ;j'étais étendue, faible et désirant la mort. Une seule idée s'agitait encore enmoi : la pensée de Dieu. Elle me fit concevoir une prière ; les motssuivants erraient dans mon esprit obscurci, mais je n'avais pas la force deles prononcer : «Mon Dieu ! ne vous éloignez pas de moi, car le danger estproche et personne ne peut venir à mon secours.»

En effet, le danger était proche, et comme je n'avais rien demandé au cielpour l'éloigner, comme je n'avais ni plié les genoux, ni joint les mains, niremué les lèvres, il arriva. Le torrent monta sur moi en vagues lourdes etpleines. On eût dit que ma vie abandonnée, mon amour perdu, mes

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espérances brisées, ma foi détruite, toutes mes douleurs enfin, s'étaientréunis dans ce flot puissant.Je ne puis pas décrire cette heure amère ; mon âme était inondée,j'enfonçais de plus en plus dans une eau bourbeuse ; je ne pouvais pas metenir debout, le flot m'envahissait.

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CHAPITRE XXVII

Dans le courant de l'après-midi, je relevai la tête, et, regardant autour demoi, je vis sur la muraille le reflet du soleil couchant. Je me demandai :«Que dois-je faire ?»

Une voix intérieure me répondit : «Il faut quitter Thornfield.»

La réponse fut si prompte, si terrible, que je me bouchai les oreilles ; je disque je ne pouvais pas supporter ces paroles...

«Ne pas être la femme d'Édouard Rochester, ajoutai-je, voilà le comble demes maux ; m'éveiller des plus doux songes pour ne trouver autour de moique le vide et la tristesse, voilà ce qu'il m'est encore possible de supporter :mais le quitter immédiatement et pour toujours, non, je ne le puis pas.»

Mais alors la voix intérieure me répondit que je le pouvais et me prédit queje le ferais. Je luttai contre ma propre résolution ; J'aurais voulu être faiblepour éviter les nouvelles souffrances que je prévoyais ; ma consciencedevenait tyrannique, tenait ma passion à la gorge et lui disait avec hauteurqu'elle avait à peine trempé son pied délicat dans la fange, mais que bientôtun bras d'airain la précipiterait dans des gouffres d'agonie.

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«Eh bien ! alors, m'écriai-je, que je sois mise en pièces, mais que quelqu'unvienne à mon secours !

- Non, ce sera toi-même qui te déchireras, et personne ne viendra à tonaide ; tu arracheras toi-même ton oeil droit ; tu arracheras toi-même tamain droite ; ton coeur sera la victime, et toi le sacrificateur.»

Je me levai, frappée d'effroi devant cette solitude hantée par un juge siinexorable, devant ce silence où se faisait entendre une voix si terrible ;mais je m'aperçus que j'étais tout étourdie. Je me sentais sur le point dem'évanouir d'inanition et de faiblesse ; je n'avais ni mangé ni bu de toute lajournée ; je n'avais même pas déjeuné le matin.Je réfléchis avec une douloureuse angoisse que, depuis le moment où jem'étais enfermée dans ma chambre, personne n'était venu me demandercomment je me portais ou m'inviter à descendre ; Mme Fairfax ne m'avaitpas cherchée ; la petite Adèle elle-même n'avait pas frappé à ma porte.«Les amis vous oublient toujours dans la mauvaise fortune,» murmurai-jeen tirant le verrou et en sortant de ma chambre. J'allai me frapper contre unobstacle ; ma tête était encore étourdie, ma vue troublée et mes membresfaibles ; je fus quelque temps avant de me remettre ; je ne tombai pas àterre ; un bras me reçut ; je regardai, et je vis M. Rochester assis sur unechaise devant la porte de ma chambre.

«Vous vous êtes donc enfin décidée à sortir ! me dit-il ; j'ai écouté et j'aiattendu bien longtemps ; mais je n'ai pas entendu un seul mouvement, pasmême un sanglot. Si ce silence de mort avait duré encore cinq minutes,j'aurais enfoncé la porte comme un voleur de nuit. Ainsi, vous m'évitez ;vous vous enfermez et vous pleurez seule : j'aurais préféré vous voir venirà moi dans un accès de violence ; vous êtes passionnée ; je m'attendais àune scène ; je m'étais préparé à voir vos larmes, mais j'avais besoin qu'ellesfussent versées dans mon sein. Un sol insensible les a reçues, ou vous les

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avez bien vite essuyées. Non, je me trompe ; vous n'avez pas pleuré dutout ; vos joues sont pâles, vos yeux fatigués, mais je ne vois aucune tracede larmes. Alors votre coeur a répandu des larmes de sang.»«Eh bien ! Jane, pas un mot de reproche ? Rien d'amer, rien de poignant ?Rien qui attriste le coeur ou excite la passion ? Vous restez tranquillementassise où je vous ai placée, et vous me regardez de vos yeux fatigués etcalmes...Jane, je n'ai point eu l'intention de vous blesser ainsi ; si l'hommepossédant une seule petite brebis qui lui est chère comme sa fille, quimange son pain, boit dans sa coupe et dort sur son sein, la conduit parmégarde à la boucherie et la tue, il ne se repentira pas plus devant lablessure sanglante que moi devant ce que j'ai fait. Me pardonnerez-vousjamais ?»

Je lui pardonnai à l'instant même. Ses yeux exprimaient un remords siprofond, sa voix une pitié si sincère, ses manières une énergie si mâle, il yavait encore tant d'amour en moi et en lui, que je lui pardonnai tout, nonpas de vive voix, mais au fond de mon coeur.

«Vous me trouvez bien misérable, Jane ?» reprit-il en me regardantattentivement.

Il s'étonnait, sans doute, de mon silence et de ma douceur, résultant plutôtde ma faiblesse que de ma volonté.

«Oui, monsieur, répondis-je.

- Alors dites-le moi sans craindre d'être trop amère, reprit-il ; nem'épargnez pas.

- Je ne puis pas ; je suis fatiguée et malade ; je voudrais un peu d'eau.»

Il frémit et poussa un profond soupir ; puis, me prenant dans ses bras, il medescendit. Je ne me rendis pas compte d'abord dans quelle pièce il m'avaitportée ; tout était obscur devant mes yeux ; bientôt je sentis la chaleur

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vivifiante du feu : car, bien qu'on fût en été, j'étais froide comme la glace.M. Rochester approcha du vin de mes lèvres ; j'y goûtai et je me sentisranimée ; puis je mangeai quelque chose qu'il m'offrit, et bientôt jeredevins moi-même. J'étais dans la bibliothèque, assise dans le fauteuil demon maître ; M. Rochester se tenait tout près de moi. «Si je pouvais mourirmaintenant sans avoir des souffrances trop aiguës à supporter, pensai-je,j'en serais bien heureuse ; alors je ne serais pas obligée de faire ledouloureux effort qui brisera mon coeur lorsqu'il faudra me séparer de M.Rochester.Il paraît qu'il faut le quitter, et pourtant je n'en sens pas le besoin, je ne lepuis pas.

- Comment êtes-vous maintenant, Jane ? me demanda M. Rochester.

- Beaucoup mieux, monsieur ; je serai bientôt tout à fait remise.

- Goûtez encore au vin, Jane.»

J'obéis ; puis il posa le verre sur la table, se plaça devant moi et me regardaattentivement ; tout à coup il se retourna et jeta un cri plein d'une émotionpassionnée. Il marcha rapidement dans la chambre et revint ; il s'arrêta prèsde moi comme pour m'embrasser ; mais je me rappelai que ses caressesétaient interdites : je détournai mon visage et je repoussai le sien.

«Comment ! qu'est-ce que cela ? s'écria-t-il rapidement ; oh ! jecomprends ; vous ne voulez pas embrasser le mari de Berthe Mason ; voustrouvez que mes bras ne sont plus vides et que je ne dispose plus de mesbaisers.

- En tout cas, monsieur, il n'y a pas de place pour moi près de vous, et jen'ai aucun droit à vos embrassements.

- Pourquoi, Jane ? Je veux vous épargner la peine de parler, et je vaisrépondre pour vous : «Parce que j'ai déjà une «femme, me direz-vous.»Ai-je deviné juste ?

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- Oui.

- Si vous pensez ainsi, il faut que vous ayez de moi une étrange opinion ; ilfaut que vous me considériez comme un indigne libertin, comme un vilscélérat qui a cherché à exciter votre amour désintéressé pour vousconduire dans un piège hardiment préparé, pour vous dépouiller de votredignité et de votre honneur. Qu'avez-vous à répondre à cela ? Je vois quevous ne pouvez rien dire : d'abord, vous êtes encore faible et vous avezdéjà assez de peine à respirer ; puis, vous ne pouvez pas vous habituer àl'idée de m'accuser et de m'avilir ; enfin, les portes sont ouvertes à voslarmes, et si vous parliez trop, elles couleraient abondamment, et vous nevoulez pas vous irriter ni faire de scène.Vous vous demandez comment vous allez agir, mais vous trouvez inutilede parler ; je vous connais, et je suis sur mes gardes.

- Monsieur, dis-je, je ne désire pas vous faire de mal.»

Ma voix tremblante m'avertit qu'il fallait interrompre ici ma phrase.

«Vous cherchez à me détruire, non pas dans le sens que vous donnez à cemot, mais dans celui que je lui donne. Vous venez presque de me dire quej'étais un homme marié, et, comme tel, vous m'éviterez, vous vouséloignerez de moi ; tout à l'heure vous avez refusé de m'embrasser. Vousavez résolu de devenir une étrangère pour moi, de vivre sous ce toitsimplement comme l'institutrice d'Adèle ; si jamais je vous adresse uneparole affectueuse, si jamais un doux sentiment vous porte vers moi, vousvous direz :«Cet homme a été au moment de faire de moi sa maîtresse ; il faut que jesois de la glace et du roc pour lui ;» et en effet vous serez de la glace et duroc.»

Après avoir éclairci et raffermi ma voix, je répondis :

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«Tout est changé pour moi, monsieur, et moi aussi il faut que je change. Jen'en doute pas : il n'y a qu'un moyen d'éviter la lutte contre les sentiments,le combat contre les souvenirs ; il faut qu'Adèle ait une autre gouvernante,monsieur.

- Oh ! Adèle ira en pension, c'est décidé depuis longtemps. Je ne veux pasvous voir tourmentée par les hideux souvenirs que vous rappelleraitThornfield, cette place maudite, cette tente d'Achan, ce sépulcre insolentqui montre à la lumière du ciel le fantôme d'une morte vivante, cet enfer depierre, habité par un seul démon, plus redoutable à lui seul que toutes leslégions sataniques. Jane, vous ne resterez pas là, je ne le veux pas ; j'ai eutort de vous amener à Thornfield, car je savais comment il était hanté.Avant même de vous voir, j'avais ordonné de vous cacher tout ce qu'onracontait sur ce lieu maudit, parce que je craignais qu'aucune gouvernantene voulût rester avec Adèle, si elle avait su par qui le château était habité,et mes plans ne me permettaient pas d'emmener ailleurs ma folle, bien queje possède une vieille maison, le manoir de Ferndear, plus retirée et pluscachée que celle-ci, et où j'aurais pu l'enfermer en sûreté ; mais je craignaisl'humidité de ce château, placé au milieu des bois, et ma consciencescrupuleuse s'est refusée à cet arrangement. Il est probable que les froidesmurailles m'auraient bientôt débarrassé d'elle ; mais à chacun son vice, etmoi je n'ai pas celui d'assassiner, indirectement même, ceux que je hais leplus.

«Cependant, vous cacher la présence de la folle, c'était comme recouvrirun enfant d'un manteau et le placer près d'un arbre élevé ; le voisinage dece démon est empoisonné et le fut toujours. Mais je fermerai le château deThornfield ; je mettrai des pointes aiguës au-dessus de la grande porte, desbarres de fer devant les fenêtres du rez-de-chaussée. Je donnerai à MmePoole deux cents livres sterling par an pour qu'elle demeure ici avec mafemme, ainsi que vous appelez cette terrible furie ; Grace fait beaucouppour de l ' a rgen t . J e f e ra i ven i r auss i son f i l s , l e ga rd ien deGrimsby-Retreat, pour lui tenir compagnie et l'aider lorsque ma femmesera excitée par ses esprits familiers à brûler les gens dans leur lit, à lesfrapper, à leur arracher la chair du dessus les os, et ainsi de suite.

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- Monsieur, interrompis-je, vous êtes inexorable pour cette malheureusefemme ; vous parlez d'elle avec une antipathie vindicative et une hainefurieuse : c'est cruel à vous ; elle n'est pas responsable de sa folie. - Ma chère petite Jane (laissez-moi vous appeler ainsi, car vous êtes mabien-aimée), vous ne savez pas de qui vous parlez, et voilà que vous mejugez encore mal. Ce n'est pas parce qu'elle est folle que je la hais ; si vousétiez folle, croyez-vous que je vous haïrais ?

- Je le crois, en vérité, monsieur.

- Alors, vous vous trompez ; vous ne me connaissez pas, et vous ignorez dequel amour je suis capable ; chaque partie de votre chair m'est aussiprécieuse que la mienne ; dans la souffrance et la maladie, je l'aimeraisencore ; votre esprit est mon trésor, et même brisé, il serait toujours montrésor. Si vous étiez folle, vous trouveriez pour vous retenir mes bras, aulieu d'une camisole de forces ; quand même vos étreintes seraientfurieuses, elles auraient encore du charme pour moi ; si vous vous jetiezsur moi, comme cette femme l'a fait hier, tout en cherchant à vousdominer, je vous recevrais dans un embrassement plein de tendresse.Lorsque vous seriez calme, vous n'auriez pas d'autre garde que moi ; jesaurais vous veiller avec une infatigable tendresse, bien que vous nepussiez me récompenser par aucun sourire ; je ne me lasserais pas deregarder vos yeux, quand même ils ne me reconnaîtraient plus. Maispourquoi songer à cela ? Je parlais de quitter Thornfleld ; vous le savez,tout est prêt pour le départ ; demain vous partirez. Je ne vous demande quede passer encore une nuit sous ce toit, Jane, et alors, adieu pour toujours àses misères et à ses terreurs ; j'ai un endroit qui sera un sanctuaire sûrcontre les douloureux souvenirs, les indiscrets malencontreux, et même lemensonge et la calomnie. - Prenez Adèle avec vous, monsieur, interrompis-je ; elle vous tiendracompagnie.

- Que voulez-vous dire, Jane ? Ne vous ai-je pas déclaré qu'Adèle irait enpension ? et qu'ai-je besoin d'un enfant pour me tenir compagnie, d'un

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enfant qui n'est pas le mien, mais bien le bâtard d'une danseuse française ?Pourquoi m'importuner d'elle ? pourquoi, je vous le demande, voulez-vousme donner Adèle pour compagne ?

- Vous parlez d'une retraite, monsieur ; la retraite et la solitude sont troptristes pour vous.

- La solitude, la solitude ! répéta-t-il avec irritation. Je vois qu'il faut envenir au fait ; je ne puis pas deviner l'expression problématique de votrevisage. Vous partagerez ma solitude ; comprenez-vous ?

Je secouai la tête ; il me fallut un certain courage pour risquer même cettenégation muette, lorsque je voyais M. Rochester si excité. Il se promenaitrapidement dans la chambre, et, en m'entendant, il s'arrêta, comme s'il eûttout à coup pris racine, il me regarda longtemps, et durement. Je détournaimes yeux de son visage ; je les fixai sur le feu, et je m'efforçai de feindre lecalme.

«Vu la nature remuante de Jane, dit-il enfin, avec plus de tranquillité que jen'avais lieu d'en attendre d'après son regard, l'écheveau de soie s'est assezbien dévidé jusqu'ici ; mais je savais bien qu'il arriverait un noeud et que lasoie se brouillerait ; le voilà venu ; maintenant il faudra passer par toutessortes de vexations, d'impatiences et d'ennuis. Par le ciel ! j'ai besoind'exercer un peu ma force de Samson, et ma main brisera l'obstacle aussifacilement qu'un fil délié.» Il recommença à se promener ; mais bientôt il s'arrêta de nouveau devantmoi.

«Jane, me dit-il, voulez-vous entendre raison ?» Puis, approchant seslèvres de mon oreille, il ajouta : «Parce que, si vous ne le voulez pas,j'emploierai la violence.»

Sa voix était dure, son regard celui d'un homme qui se prépare à unetentative imprudente, et va se lancer tête baissée, dans une licence effrénée.Je vis bien qu'il suffisait d'un moment, d'un nouvel accès de rage pour que

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je ne fusse plus maîtresse de lui ; je n'avais pour le dominer que l'instantprésent ; un mouvement de répulsion, la fuite ou la peur, auraient décidé demon sort et du sien ; mais je n'étais pas effrayée le moins du monde ; jesentais une force intérieure ; je comprenais que j'aurais de l'influence surlui, et cette pensée me soutenait. La crise était dangereuse, mais elle avaitson charme ; j'éprouvais une sensation semblable à celle qui doit remplir lecoeur de l'Indien au moment où il lance son canot sur le rapide d'un fleuve.Je m'emparai des mains crispées de M. Rochester ; je desserrai ses doigts,et je lui dis doucement :

«Asseyez-vous ; je parlerai aussi longtemps que vous voudrez, etj'écouterai tout ce que vous aurez à me dire, que ce soit raisonnable ounon.»

Il s'assit, mais resta muet. Depuis quelque temps je luttais contre leslarmes, j'avais fait de grands efforts pour les retenir, parce que je savaisque M. Rochester n'aimerait pas à me voir pleurer ; mais je pensais quemaintenant je pouvais les laisser couler aussi longtemps et aussi librementque je le désirais ; si cela l'ennuyait, eh bien, tant mieux. Je donnai donc unlibre cours à mes larmes, et je me mis à pleurer du fond du coeur. Bientôt il me supplia ardemment de me calmer ; je lui répondis que je nele pouvais pas, tant que je le voyais irrité.

«Mais je ne suis pas fâché, Jane, me dit-il ; seulement je vous aime trop, ettout à l'heure votre petite figure avait une expression si froide et si résolue,que je n'ai pas pu la supporter. Taisez-vous maintenant, et essuyez vosyeux.»

Sa voix radoucie me prouva qu'il était calmé, et moi, à mon tour, jeredevins plus tranquille. Il fit un effort pour appuyer sa tête sur monépaule, mais je ne le voulus pas. Il essaya de m'attirer à lui ; je m'y refusaiégalement.

«Jane, Jane, me dit-il avec un accent de tristesse si profonde que tous mesnerfs tressaillirent, vous ne m'aimez donc pas ? Vous n'étiez tentée que par

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ma position ; tout ce que vous désiriez, c'était d'être appelée ma femme ; etmaintenant que vous me croyez incapable de devenir votre mari, vous mefuyez comme si j'étais un reptile immonde ou un monstre malfaisant.»

Ces mots me firent mal ; mais que dire, que faire ? J'aurais probablementdû ne rien dire et ne rien faire ; mais j'étais tellement repentante de l'avoirainsi attristé, que je ne pus pas m'empêcher de désirer répandre quelquesgouttes de baume sur la blessure que je venais de faire.

«Je vous aime, m'écriai-je, et plus que jamais ; mais je ne dois ni montrerni nourrir ce sentiment, et je l'exprime ici pour la dernière fois.

- La dernière fois, Jane ? Comment ! croyez-vous que vous pourrez vivreavec moi, me voir tous les jours, et, tout en continuant à m'aimer, restersans cesse froide à mon égard ?

- Non, monsieur ; je suis sûre que je ne le pourrai pas ; aussi, je ne voisqu'une chose possible ; mais vous allez vous irriter si je vous dis ce quec'est. - Oh ! dites toujours ; si je me mets en colère, vous avez la ressource deslarmes.

- Monsieur Rochester, il faut que je vous quitte.

- Pour combien de temps ? Jane, pour quelques minutes ? afin de lisser voscheveux qui sont un peu en désordre et de baigner votre visage qui estfiévreux ?

- Il faut que je quitte Adèle et Thornfield, que je me sépare de vous pourtoujours, que je commence une existence nouvelle au milieu de visagesétrangers et de scènes inconnues.

- Certainement, et je vous l'ai déjà dit. Je passe sous silence votre folle idéede vous séparer de moi ; non, vous allez, au contraire, devenir une partie demoi-même. Quant à la nouvelle existence dont vous parlez, vous avez

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raison ; oui, vous serez ma femme, je ne suis pas marié ; vous serez MmeRochester, de fait et de nom. Je vous serai fidèle tant que je vivrai ; je vousemmènerai dans une de mes propriétés, au sud de la France ; une villa auxblanches murailles, bâtie sur les bords de la Méditerranée ; là, votre viesera heureuse, abritée et innocente. Ne craignez pas que je vous trompejamais et que je fasse de vous ma maîtresse. Pourquoi secouez-vous la tête,Jane ? Soyez raisonnable, vous allez encore me rendre fou.»

Sa voix et ses mains tremblèrent ; ses larges narines se dilatèrent, ses yeuxdevinrent ardents, et pourtant j'osai parler.

«Monsieur, dis-je, votre femme existe ; vous-même l'avez déclaré cematin ; si je vivais avec vous comme vous le désirez, je serais votremaîtresse ; le nier serait un sophisme, un mensonge.

- Jane, vous oubliez que je ne suis pas un homme doux ; je ne suis nipatient, ni froid, ni à l'abri de la passion ; par pitié pour moi et pour vous,mettez votre doigt sur mon pouls, écoutez-en les battements et prenezgarde.»Il dégagea son poignet et me le tendit ; ses joues et ses lèvres, que le sangavait abandonnées, devinrent livides. J'étais dans une grande agitation ; jetrouvais cruel de le torturer ainsi par une résistance qui lui étaitinsupportable. Céder était impossible. Je fis ce que font instinctivementtoutes les créatures humaines lorsqu'elles se trouvent dans un granddanger ; je demandai du secours à un être plus grand que l'homme, et lesmots : «Mon Dieu, aidez-moi !» s'échappèrent involontairement de meslèvres.

«Je suis un fou, s'écria tout à coup M. Rochester, de lui dire ainsi que je nesuis pas marié, sans lui expliquer pourquoi ; j'oublie qu'elle ne connaît riendu caractère de cette femme et des circonstances qui ont décidé notre unioninfernale ; oh ! je suis sûr que Jane sera de mon opinion lorsqu'elle sauratout ce que je sais. Mettez votre main dans la mienne, Jane, afin que je soiscertain, par la vue et le toucher, que vous êtes près de moi ; je veux vousexposer ma situation en quelques mots ; pouvez-vous m'écouter ?

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- Oui, monsieur ; pendant des heures, si vous voulez.

- Je ne vous demande que quelques minutes Jane, avez-vous jamaisentendu dire que je n'étais pas l'aîné de ma famille, que j'avais un frère plusâgé que moi ?

- Oui, monsieur ; Mme Fairfax me l'a dit.

- Avez-vous entendu dire que mon frère était avare ?

- Oui, monsieur.

- Eh bien ! Jane, mon père ne voulait pas partager ses biens ; il ne pouvaitpas se faire à l'idée de diviser ses propriétés et de m'en donner une portion.Il avait décidé qu'elles appartiendraient en entier à mon frère ; et cependantil ne pouvait pas supporter la pensée que son fils serait pauvre ; il voulutm'enrichir par un mariage, et il se mit à me chercher une compagne.M. Mason, planteur et commerçant dans les Indes, était une de sesanciennes connaissances. Mon père savait que la fortune de M. Mason étaitvéritablement grande ; il prit des informations et apprit que son ancien amiavait un fils et une fille, et qu'il donnerait à cette dernière une dot de trentemille livres sterling ; c'était suffisant. Lorsque je sortis du collège, onm'envoya à la Jamaïque épouser cette fiancée qu'on avait retenue pour moi.Mon père ne me parla pas de la fortune ; mais il me dit que Mlle Masonétait l'orgueil de la ville espagnole, à cause de sa beauté : c'était vrai. Elleétait belle comme Blanche Ingram ; grande, brune et majestueuse. Elle etsa famille me désiraient à cause de ma naissance ; on me montra mafiancée au bal et splendidement vêtue ; je la vis rarement seule, et j'eus trèspeu de conversations intimes. Elle me flattait et déployait pour moi sescharmes et ses talents. Tous les hommes semblaient l'admirer et m'envier ;je fus ébloui ; mes sens furent excités ; comme j'étais ignorant etinexpérimenté, je crus que je l'aimais. Les stupides rivalités de la société,les fiévreux désirs et l'aveuglement des jeunes gens, entraînent un hommedans les plus grandes folies ; les parents de Berthe m'encourageaient ; ses

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poursuivants piquaient mon amour-propre ; elle-même m'attirait, et ainsi lemariage fut conclu avant que j'eusse encore eu le temps de me reconnaître.Oui je ne peux plus me respecter quand je pense à cet acte ; un mépris quime torture s'empare de moi. Je ne l'ai jamais ni aimée, ni estimée, niconnue, je n'étais pas sûr qu'elle eût une seule vertu ; je n'avais remarqué nimodestie, ni bienveillance, ni candeur, ni délicatesse dans son esprit et sesmanières : et je l'ai épousée, tant j'étais imbécile, aveugle, vil et grossier ;j'aurais été moins coupable si... mais rappelons-nous à qui nous parlons.«Je n'avais jamais vu la mère de ma fiancée, je la croyais morte. La lune demiel passée, j'appris mon erreur ; elle n'était que folle et enfermée dans unemaison de santé. Il y avait aussi un jeune frère, un idiot. L'aîné, que vousavez vu (et que je ne puis pas haïr, bien que je déteste toute sa famille,parce que cet esprit faible a montré, par son continuel intérêt pour samalheureuse soeur, qu'il y avait en lui quelque peu d'affection, et parcequ'autrefois il a eu pour moi un attachement de chien), aura probablement,un jour à venir, le même sort que les autres ; mon père et mon frèresavaient tout cela ; mais ils ne pensèrent qu'aux trente mille livres, et sejoignirent au complot tramé contre moi.

«C'étaient d'odieuses découvertes : j'étais mécontent de voir qu'on m'avaittraîtreusement caché ce secret ; mais, sans la part que ma femme y avaitprise, je n'aurais jamais songé à lui faire un reproche du malheur de safamille, même lorsque je m'aperçus que sa nature était différente de lamienne et que ses goûts ne pouvaient me convenir. Son esprit étaitcommun, bas, étroit, et incapable de comprendre rien de noble et d'élevé.Quand je vis que je ne pouvais pas passer agréablement avec elle une seulesoirée, ni même une seule heure, que toute conversation était impossible,parce que, quel que fût le sujet que je choisissais , je recevaisimmédiatement une réponse dure, grossière, perverse ou stupide ; lorsqueje m'aperçus que je ne pouvais même pas avoir une maison tranquille etbien installée, parce qu'aucun domestique ne pouvait supporter ses accèsde violence, son mauvais caractère, ses ordres absurdes, tyranniques etcontradictoires ; eh bien, même alors, je me contins ; j'évitai les reproches ;j'essayai de dévorer en secret mon dépit, et mon dégoût ; je réprimai maprofonde antipathie.

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«Jane, je ne veux pas vous troubler par d'horribles détails, quelques motssuffiront pour ce que j'ai à dire. J'ai vécu quatre ans avec cette femme quevous avez vue là-haut, et je vous assure qu'elle m'a bien éprouvé. Sesinstincts se développaient avec une rapidité effrayante, ses vicesgrandissaient à chaque instant ; ils étaient si forts, que la cruauté seulepouvait les dominer, et je ne voulais pas être cruel. Quelle intelligence depygmée, quelles gigantesques tendances au mal, et combien ces tendancesme furent funestes ! Berthe Mason, digne fille d'une mère infâme, metraîna à travers toutes les agonies dégradantes et hideuses qui attendent unhomme lié à une femme sans tempérance ni chasteté.

«Mon frère mourut, et mon père le suivit bientôt. Il y avait quatre ans quenous étions mariés ; j'étais riche, et pourtant j'étais bien misérable. Lanature la plus impure et la plus dépravée que j'aie jamais connue était unieà moi ; la loi et la société la déclaraient une portion de moi-même, et je nepouvais me débarrasser d'elle par aucun moyen légal : car les médecinsdécouvrirent alors que ma femme était folle ; ses excès avaient développéprématurément les germes de la maladie. Jane, mon récit vous déplaît,vous avez l'air souffrante ; voulez-vous que je remette la fin à un autrejour ?

- Non, monsieur, finissez-le ; je vous plains, je vous plains sincèrement.

- Jane, chez quelques-uns la pitié est une chose si dangereuse et siinsultante, qu'on fait bien de prier ceux qui vous l'offrent de la garder poureux ; mais c'est la pitié qui sort des coeurs durs et personnels. C'est unsentiment à double face, à la fois souffrance égoïste d'entendre raconter lesdouleurs des autres, et mépris ignorant pour ceux qui les ont endurées ;mais telle n'est pas votre pitié à vous, Jane, ce n'est pas là le sentiment queje lis dans ce moment sur votre visage, qui anime vos yeux, soulève votrecoeur et fait trembler votre main dans la mienne : votre pitié, mabien-aimée, est la mère souffrante de l'amour, ses angoisses sont lesdouleurs naturelles de la divine passion ; je l'accepte, Jane.Que la fille s'avance librement ; mes bras sont ouverts pour la recevoir.

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- Maintenant, monsieur, continuez. Que fîtes-vous lorsque vous vousaperçûtes que votre femme était folle ?

- Jane, je fus bien près du désespoir ; entre moi et l'abîme il n'y avait plusqu'un petit reste de dignité humaine. Aux yeux du monde, j 'étaishonteusement déshonoré ; mais je résolus d'être pur à mes yeux. Jusqu'audernier moment je m'éloignai d'elle pour ne pas sentir la souillure de sescrimes ; je repoussai toute union avec cet esprit vicieux, et pourtant lasociété continuait à unir nos noms et nos personnes ; je la voyais et jel'entendais tous les jours ; un peu de son haleine était mêlé à l'air que jerespirais.

«Et, d'ailleurs, je me rappelais que j'avais été son mari ; alors, commemaintenant, ce souvenir était odieux pour moi ; je savais que, tant qu'ellevivrait, je ne pourrais pas épouser une autre femme meilleure qu'elle. Bienqu'elle fût plus âgée que moi de cinq ans (sa famille et mon père m'avaienttrompé, même sur son âge), il était probable qu'elle vivrait autant que moi,car son corps était aussi robuste que son esprit était infirme. Ainsi, à l'âgede vingt-six ans, toutes mes espérances étaient brisées.

«Une nuit, je fus réveillé par les cris de Berthe Mason ; depuis que lesmédecins l'avaient déclarée folle, elle était enfermée. C'était par une de cesbrûlantes nuits des Indes qui souvent précèdent un ouragan ; ne pouvantm'endormir, je me levai et j'ouvris la fenêtre ; l'air était transformé en untorrent de soufre, je ne pus trouver de fraîcheur nulle part, les moustiquesentraient par les fenêtres et bourdonnaient dans la chambre.J'entendais la mer, et le tumulte des flots était semblable au bruit qu'auraitoccasionné un tremblement de terre ; de sombres nuages envahissaient leciel ; la lune brillait au-dessus des vagues, large et rouge comme la gueuled'un canon ; elle jetait une dernière flamme sur ce sol tremblant àl'approche d'un orage. Physiquement, j'étais ému par cette lourdeatmosphère et cette scène terrible ; les cris de la folle continuaient à retentirà mes oreilles ; elle mêlait mon nom à toutes ses malédictions, avec unaccent de haine digne d'un démon ; jamais créature humaine n'a eu unvocabulaire plus vil que le sien. Bien que je fusse séparé d'elle par deux

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chambres, j'entendais chaque mot ; dans l'Inde, toutes les maisons ont desmurs très minces, de sorte que ses hurlements, comparables à ceux duloup, arrivaient jusqu'à moi.

«Cette vie, m'écriai-je enfin, est semblable à l'enfer ; dans l'abîme sansfond réservé aux damnés, on doit respirer le même air et entendre lesmêmes bruits. J'ai le droit de jeter loin de moi ce fardeau si je le puis ;j'échapperai aux souffrances de cette vie mortelle en délivrant mon âme dela chaîne pesante qui l'étouffe. Oh ! éternité douloureuse, inventée par lesfanatiques, je ne te crains pas ; rien ne peut être plus horrible que lessouffrances qui m'accablent ; brisons cette existence et retournons versDieu dans notre patrie !»

«En disant ces mots, je m'agenouillai pour ouvrir une boîte qui contenaitune paire de pistolets chargés. Je voulais me tuer ; mais ce désir ne duraqu'un instant, car je n'étais pas fou, et cette crise de désespoir infini, quiexcita en moi le désir et le projet de la destruction, ne dura qu'un instant. «Un vent frais venu d'Europe souffla sur l'Océan et entra par la fenêtreouverte ; l'orage éclata, et, après la pluie, le tonnerre et les éclairs, le cielredevint pur. Alors je pris une résolution, tout en me promenant dans monjardin humide, sous les orangers, les grenadiers et les ananas mouillés parl'orage ; et, pendant que la fraîche rosée des tropiques tombait autour demoi, je raisonnai ainsi. Écoutez-moi, Jane ; car c'était une véritable sagessequi m'avait montré le chemin que je devais suivre.

«Le doux vent d'Europe continuait à murmurer dans les feuilles rafraîchies,et l'Atlantique roulait ses vagues glorieuses de leur liberté. Mon coeur,longtemps brisé et flétri, se ranima en entendant les accords de l'Oman ; ilme sembla qu'un sang vivifiant coulait en moi ; mon être tout entierdemandait une vie nouvelle ; mon âme aspirait à une goutte d'eau pure. Jesentis l'espérance renaître, je compris que la régénération était possible ;d'un des berceaux fleuris de mon jardin, j'aperçus la mer plus bleue que leciel ; l'ancien monde était au delà.

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«Va, me disait l'espérance, retourne en Europe ! Là, on ne sait pas que tuportes un nom souillé et que tu traînes après toi un impur fardeau ; tupourras emmener la folle en Angleterre, l'enfermer à Thornfield avec lesprécautions et les soins nécessaires ; puis tu iras voyager où tu voudras ettu formeras les liens qui te plairont. Cette femme qui t'a si longtemps faitsouffrir, qui a souillé ton nom, outragé ton honneur, flétri ta jeunesse, ellen'est pas ta femme et tu n'es pas son mari. Veille à ce qu'on prenne soind'elle, ainsi que cela doit être, et tu auras fait tout ce qu'exigent Dieu etl'humanité. Garde le silence sur ce qu'elle est, tu ne dois le dire àpersonne ; place-la dans un lieu sûr et commode ; cache bien sa honte, etquitte-la.»«J'agis ainsi ; mon père et mon frère n'avaient pas parlé de mon mariage àleurs connaissances, parce que, dans la première lettre où je leur apprismon union, je commençais déjà à en être dégoûté ; d'après tout ce quej'avais su de la famille de Berthe Mason, je voyais un affreux avenir devantmoi, et je suppliai mon père et mon frère de garder le secret. Bientôt laconduite de celle que mon père m'avait choisie pour femme devint telle,que lui-même eût rougi de la reconnaître pour sa belle-fille ; loin de désirerde publier ce mariage, il mit autant de soin que moi à le cacher.

«Je la conduisis donc en Angleterre. Il fut bien terrible pour moi d'avoir unmonstre semblable dans un vaisseau ; ce fut un grand soulagement lorsqueje la vis installée dans la chambre du troisième, dont le cabinet secret estdevenu, depuis dix ans, le repaire d'une véritable bête sauvage. J'eus de lapeine à lui trouver une garde : il fallait une personne en qui l'on pût avoirpleine confiance ; sans cela les extravagances de la folle révéleraientinévitablement mon secret ; puis elle avait des jours et même des semainesde lucidité dont elle se servait pour me tromper. Enfin j'ai trouvé GracePoole, à Grimsby-Retreat. Elle et Carter, qui a pansé Mason le jour où lafolle s'est jetée sur lui, sont les seules personnes qui aient jamais euconnaissance de mon secret ; Mme Fairfax a peut-être soupçonné quelquechose, mais elle n'a jamais pu savoir rien de précis. Après tout, Grace a étédiscrète ; mais, malheureusement, plusieurs fois sa vigilance a fait défaut, àcause d'un vice dont rien ne peut la corriger et qui résulte probablement deson rude métier. La folle est à la fois malfaisante et rusée ; elle n'a jamais

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manqué de profiter des fautes de sa gardienne, une fois pour se saisir ducouteau avec lequel elle a frappé son frère, deux fois pour prendre la clefde sa chambre : la première, elle a essayé de me brûler dans mon lit ; laseconde, elle est venue vous visiter.Je remercie Dieu d'avoir veillé sur vous et d'avoir permis que la rage deBerthe s'assouvit sur votre voile, qui probablement lui rappelait vaguementle souvenir de son mariage. Je frémis en pensant à ce qui aurait pu arriver ;mon sang se glace dans mes veines quand je songe que cette créature, quis'est jetée sur moi ce matin, aurait pu se cramponner au cou de mabien-aimée.

- Et qu'avez-vous fait, monsieur, demandai-je en le voyant s'interrompre,qu'avez-vous fait, après avoir installé votre femme ici ? Où êtes-vous allé ?

- Ce que j'ai fait, Jane ? je me suis transformé en un feu follet. Où je suisallé ? j'ai entrepris des voyages semblables à ceux du Juif Errant. Je visitaitout le continent ; mon désir et mon but étaient de trouver une femmebonne, intelligente, digne d'être aimée, et qui fût opposée à celle que jelaissais à Thornfield.

- Mais vous ne pouviez pas vous marier, monsieur.

- J'étais décidé à le faire ; j'étais convaincu que je le pouvais et que je ledevais. Mon intention n'était pas de tromper comme je l'ai fait ; je voulaisraconter mon passé et faire mes propositions ouvertement. Il me semblaitévident que tout le monde me considérerait comme libre d'aimer et d'êtreaimé, et je n'ai pas douté un seul instant que je trouverais une femmecapable de me comprendre et de m'accepter, malgré la malédiction quipesait sur moi.

- Eh bien, monsieur ?

- Quand vous questionnez, Jane, vous me faites toujours sourire ; vousouvrez vos yeux comme un oiseau inquiet, et, de temps en temps, vousvous agitez brusquement ; on dirait que les réponses n'arrivent pas assez

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promptement pour vous et que vous voudriez lire dans le coeur même.Mais, avant que je continue, apprenez-moi ce que vous voulez dire parvotre : «Eh bien, monsieur ?» Vous répétez souvent cette petite phrase, et,je ne sais trop pourquoi, elle m'entraîne dans des discours sans fin. - Je veux dire : Qu'y a-t-il après ? Qu'avez-vous fait ? qu'est-ce qui résultede cela ?

- Précisément ; et que désirez-vous savoir maintenant ?

- Si vous avez trouvé une personne qui vous plût, si vous lui avez demandéde vous épouser, et ce qu'elle a répondu.

- Je puis vous dire si j'ai trouvé une personne qui me plût et si je lui aidemandé de m'épouser ; mais ce qu'elle m'a répondu est encore à inscriredans le livre de la destinée. Pendant dix longues années, j'errai partout,demeurant tantôt dans une capitale, tantôt dans une autre, quelquefois àSaint-Pétersbourg, le plus souvent à Paris ; de temps en temps à Rome,Naples ou Florence. La Providence m'avait donné beaucoup d'argent et lepasseport d'un vieux nom, je pouvais choisir ma société ; aucun cercle nem'était fermé ; je cherchai ma femme idéale parmi les ladies anglaises, lescomtesses françaises, les signoras italiennes et les grafinnen allemandes :je ne pus pas la trouver. Il y a des moments où j'ai cru voir une forme etentendre une voix qui devaient réaliser mon rêve, mais j'étais bientôt déçu.Ne supposez pas pour cela que je demandais la perfection du corps ou del'esprit ; je demandais quelqu'un qui me plût, qui fût le contraire de lacréole : je cherchai en vain. Je ne trouvai pas dans le monde une seule filleque j'eusse voulue pour femme, car je connaissais les dangers et lessouffrances d'un mauvais mariage. Le désappointement me renditnonchalant ; j'essayai de la dissipation, jamais de la débauche, je ladétestais et je la déteste : c'était là le vice de ma Messaline indienne. Ledégoût que me faisait éprouver la débauche restreignait souvent mesplaisirs. Je m'éloignai de toutes les jouissances qui pouvaient y ressembler,parce que je croyais ainsi me rapprocher de Berthe et de ses vices. «Pourtant je ne pouvais pas vivre seul ; j'eus des maîtresses. La premièrefut Céline Varans, encore une de ces fautes qui font qu'un homme se

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méprise quand il se les rappelle ; vous savez déjà quelle était cette femme,et comment notre liaison se termina. Deux autres lui succédèrent : uneItalienne, nommée Giacinta, et une Allemande, appelée Clara. Toutes deuxpassaient pour très belles ; mais que m'importa leur beauté, lorsque j'y fushabitué ? Giacinta était violente et immorale ; au bout de trois mois je fusfatigué d'elle. Clara était honnête et douce, mais lourde, froide et sansintelligence ; elle n'était pas le moins du monde de mon goût : je fus bienaise de lui donner une somme suffisante pour lui assurer un état honnête etainsi me débarrasser convenablement d'elle. Mais, Jane, je lis dans cemoment-ci, sur votre visage, que vous n'avez pas bonne opinion de moi ;vous voyez en moi un misérable, dépourvu de principes et de sentiments,n'est-ce pas ?

- En effet, monsieur, je ne vous aime pas autant que certains jours, jetrouve très mal de vivre ainsi, tantôt avec une maîtresse, tantôt avec uneautre, et vous en parlez comme d'une chose toute simple.

- Je me suis laissé aller à ce genre de vie, et pourtant je n'aimais pas cetteexistence vagabonde ; jamais je ne désirerai y revenir. Louer une maîtresseest ce qu'il y a de pire après acheter un esclave ; tous deux sont inférieurs àvous, souvent par la nature, toujours par la position, et il est dégradant devivre intimement avec des inférieurs. Maintenant je ne puis supporter lesouvenir des moments que j'ai passés avec Céline, Giacinta et Clara.» Je sentis la vérité des paroles de M. Rochester, et j'en conclus que sijamais je m'étais oubliée, si jamais j'avais négligé les principes appris dansmon enfance, si, poussée par la tentation, sous un prétexte quelconque etmême avec toutes les excuses possibles, je m'étais décidée à succéder à cesmalheureuses femmes, un jour ma mémoire exciterait chez M. Rochester lemême sentiment que le souvenir de ses maîtresses. Je ne dis rien de maconviction, il suffisait de l'avoir ; je l'enfermai dans mon coeur, afin qu'ellepût me servir au jour de l'épreuve.

«Jane, pourquoi ne dites-vous pas : Eh bien, monsieur ? car je n'ai pas fini.Vous paraissez grave, je vois bien que vous me désapprouvez encore ;mais revenons à notre sujet. Au mois de janvier dernier, débarrassé de

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toutes mes maîtresses, l'esprit aigri et endurci par une vie errante, inutile etsolitaire, désillusionné, mal disposé à l'égard des hommes et surtout desfemmes (car je commençais à croire que les femmes fidèles, intelligenteset aimantes, n'existaient que dans les rêves), je revins en Angleterre, oùm'appelaient des affaires.

«Je me dirigeais vers Thornfield par une froide soirée d'hiver, Thornfield,château détesté. Je ne m'attendais à y trouver ni calme ni bonheur ; tout àcoup j'aperçus une petite ombre tranquillement assise sur des marches dansle sentier de Hay ; je passai devant elle avec autant d'indifférence quedevant l'arbre qui lui faisait face : je n'avais aucun pressentiment de cequ'elle serait pour moi ; rien en moi ne m'avait averti que l'arbitre de monexistence, le génie de ma bonne ou de ma mauvaise conduite, attendait làsous un humble déguisement ; je ne m'en doutai même pas lorsque, aprèsl'accident arrivé à Mesrour, l'ombre vint vers moi et m'offrit gravement sesservices.C'était une petite créature élancée et enfantine ; on eût dit une linotte qui,voletant à mes pieds, m'eût proposé de me porter sur ses ailes délicates. Jefus maussade, mais elle ne voulut pas s'éloigner ; elle resta près de moiavec une étrange persévérance, me regarda et me parla avec une sorted'autorité ; je devais être aidé par sa main, et je le fus en effet.

«Lorsque j'eus pressé cette épaule délicate, une sève nouvelle sembla serépandre dans mon corps. Il était heureux pour moi de savoir que cettepetite elfe reviendrait, qu'elle appartenait à ma maison ; sans cela jen'aurais pas pu, sans regret, la voir s'échapper et disparaître derrière lesbuissons. Ce soir-là, je vous écoutai revenir, Jane ; vous ne vous doutiezprobablement pas que je pensais à vous et que j'étudiais vos actions. Lejour suivant, je vous observai environ une demi-heure, pendant que vousamusiez Adèle. Je me rappelle que c'était un jour où la neige tombait, etque vous ne pouviez pas sortir ; j'étais dans ma chambre, dont j'avais laisséla porte entr'ouverte : je pouvais voir et entendre. Adèle s'emparait de toutevotre attention, mais je voyais bien que vos pensées étaient ailleurs ;cependant vous étiez patiente avec elle, ma petite Jane ; pendant longtempsvous lui avez parlé et vous l'avez amusée. Quand elle vous eut enfin

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quittée, vous êtes tombée dans une profonde rêverie, vous vous êtes mise àvous promener lentement le long du corridor ; de temps en temps, enpassant devant une fenêtre, vous regardiez la neige épaisse qui tombait,vous écoutiez les sanglots du vent, puis vous repreniez doucement votremarche et votre rêve. Je pense que vos visions n'étaient pas sombres ; ladouce lumière de vos yeux annonçait que vos pensées n'étaient ni tristes niamères ; votre regard révélait plutôt les beaux songes de la jeunesse,lorsque celle-ci suit, sur des ailes complaisantes, le vol de l'espérancejusqu'au ciel idéal.La voix de Mme Fairfax vous ayant réveillée, vous avez souri devous-même d'une singulière manière ; il y avait beaucoup de bon sens et definesse dans votre sourire, Jane ; il semblait dire : «Mes visions sont belles,mais il ne faut pas oublier que ce ne sont que des visions ; mon cerveau ainventé un ciel rose, un Eden vert et fleuri, mais je sais bien qu'il faut mefrayer ma route dans un rude sentier et lutter contre la tempête.»Alors vous êtes descendue et vous avez demandé à Mme Fairfax de vousdonner quelque chose à faire, les comptes de la semaine à régler, je crois,ou quelque autre occupation de ce genre ; j'étais fâché de vous perdre devue.

«J'attendis le soir avec impatience, qu'alors au moins je pouvais vousappeler près de moi ; je soupçonnais en vous un caractère tout à fait neufpour moi, je désirais le sonder plus profondément et le connaître mieux.Vous entrâtes dans la chambre avec un air à la fois timide et indépendant ;vous étiez simplement habillée, dans le même genre qu'aujourd'hui. Jevous fis parler ; au bout du peu de temps, je vous trouvai remplie decontrastes étranges : vos vêtements, vos manières, se ressentaient d'unediscipline sévère ; votre aspect était différent et annonçait une natureraffinée, mais qui ne connaissait pas du tout le monde et qui avait peur dedonner une opinion défavorable d'elle en faisant quelque solécisme ou endisant une sottise. Mais, lorsqu'on s'adressait directement à vous, vousleviez sur votre interlocuteur un oeil perçant, hardi et plein d'ardeur. Il yavait dans votre regard de la puissance et de la pénétration. Quand je vousfaisais quelque question positive, vous trouviez toujours une réponse facileet prompte. Bientôt vous fûtes habituée à moi ; je crois, Jane, que vous

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sentiez une sympathie entre vous et votre maître triste et maussade, car jefus étonné de voir avec quelle rapidité un certain bien-être charmants'empara de vous.Quelque maussade que je fusse, vous ne témoigniez ni surprise, ni crainte,ni ennui, ni déplaisir de ma morosité ; vous vous contentiez de m'examiner,et de temps en temps je vous voyais sourire avec une grâce si simple et sisage que je ne puis la décrire. Ce que j'apercevais me rendait heureux etexcitait ma curiosité ; j'aimais ce que je voyais, et je désirais voirdavantage. Pourtant, je vous tins longtemps à distance et je ne cherchai querarement votre compagnie. J'étais intelligent dans mon épicurisme, et jedésirais prolonger le plaisir des découvertes ; puis je craignais, en manianttrop librement la fleur, de voir son éclat se faner, de voir disparaître ledoux charme de sa fraîcheur ; je ne savais pas alors que ce n'était point unefloraison passagère et qu'elle devait toujours garder son brillant éclat,comme si elle eût été taillée dans un diamant indestructible. Je désiraisaussi savoir si, le jour où je vous éviterais, vous me rechercheriez ; maisvous ne l'avez pas fait, vous êtes restée dans la salle d'étude aussi tranquilleque votre pupitre et votre chevalet ; si par hasard je vous rencontrais, vouspassiez devant moi, me faisant simplement un léger salut comme marquede respect. Pendant tout ce temps-là, votre expression ordinaire étaitpensive ; vous n'étiez pas triste, car vous ne souffriez pas, mais votre coeurn'était pas léger, parce que le présent ne vous offrait nulle joie, et l'avenirbien peu d'espérances. Je me demandais ce que vous pensiez de moi ou simême vous pensiez à moi ; je vous examinai pour le savoir. Quand nouscausions ensemble, il y avait quelque chose d'heureux dans votre regard etde satisfait dans vos manières ; je vis que vous aviez un coeur sociable ; lesilence de la chambre d'étude et la monotonie de votre vie vous avaientrendue triste.Je me laissai aller au plaisir d'être bon à votre égard ; la bonté éveillabientôt votre émotion, votre figure devint douée et votre voix caressante.J'aimais à entendre prononcer mon nom par vos lèvres et avec votre accentheureux et reconnaissant ; j'étais content lorsque, par une circonstancequelconque, nous nous rencontrions. Il y avait dans vos manières unecurieuse incertitude lorsque vous me regardiez : vos yeux exprimaient unpeu de doute et un trouble léger ; vous ne saviez pas où me porterait mon

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caprice, et vous vous demandiez si j'allais jouer le rôle d'un maître sévèreou d'un ami doux et bienveillant. Je vous aimais trop, Jane, pour me poseren maître ; quand je vous tendais cordialement la main, votre jeune visageexprimait tant de lumière et de bonheur, que j'avais bien de la peine à nepas vous presser contre mon coeur.

- Ne me parlez plus de ces jours-là, monsieur,» interrompis-je en essuyantfurtivement une larme.

Ses paroles me torturaient, car je savais ce qu'il me restait à faire, etprochainement. Tous ces souvenirs et toutes ces révélations de cequ'éprouvait M. Rochester rendaient ma tâche plus difficile.

«Vous avez raison, Jane, reprit-il ; pourquoi s'arrêter sur le passé, quand leprésent est plus sûr et l'avenir plus beau ?»

Je frissonnai en entendant cette orgueilleuse assertion.

«Vous comprenez bien la situation, n'est-ce pas ? continua-t-il. Après unejeunesse et une virilité passées soit dans une inexprimable souffrance, soitdans une douloureuse solitude, j'ai enfin trouvé ce que je puis aimersincèrement ; je vous ai trouvée. Vous sympathisez avec moi, vous êtes lameilleure partie de moi-même, mon bon ange. Je suis lié à vous par un fortattachement ; je vous crois bonne, généreuse et aimante ; j'ai conçu dansmon coeur une passion fervente et solennelle ; elle me conduit à vous, vousattire à moi, enlace votre existence à la mienne : flamme pure et puissante,elle fait un seul être de nous deux. «C'est parce que je sentais et que je savais cela que j'ai résolu de vousépouser : me dire que j'ai déjà une femme, c'est une raillerie inutile ; voussavez maintenant que je n'ai qu'un affreux démon. J'ai eu tort de chercher àvous tromper ; mais je craignais votre entêtement et les préjugés qu'onvous avait donnés dans votre enfance. Je voulais vous bien posséder avantde me hasarder à une confidence : c'était lâche à moi ; j'aurais dû tantd'abord en appeler à votre noblesse, à votre générosité, comme je le faismaintenant ; vous raconter ma vie d'agonie, vous dire que j'avais faim et

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soif d'une existence plus noble et plus élevée, vous montrer non pas marésolution (ce mot est trop faible), mais mon penchant irrésistible à aimerbien et fidèlement, puisque j'étais aimé fidèlement et bien. Alors je vousaurais demandé d'accepter ma promesse de fidélité et de me donner lavôtre ; Jane, faites-le maintenant.»

Il y eut un moment de silence.

«Pourquoi vous taisez-vous, Jane ?» me demanda-t-il.

Je subissais une rude épreuve ; une main de fer pesait sur moi. Momentterrible, plein de luttes, d'horreur et de souffrance ! Aucun être humain nepouvait désirer d'être aimé plus que je ne l'étais ; celui qui m'aimait ainsi,je l'adorais, et il fallait renoncer à cette idole ; mon douloureux devoir étaitenfermé tout entier dans ce seul mot : se séparer !

«Jane, reprit M. Rochester, vous comprenez ce que je vous demande ;dites-moi seulement : Je serai à vous !»

- Monsieur Rochester, je ne serai pas à vous.»

Il y eut encore un long silence.

«Jane, reprit-il avec une douceur qui me brisa et me rendit froide comme lapierre, car sous cette voix tranquille je sentais les palpitations du lion ;Jane, avez-vous l'intention de me laisser prendre une route et de choisirl'autre ? - Oui, monsieur.

- Jane, reprit-il en se penchant vers moi et en m'embrassant, le voulez-vousencore ?

- Oui, monsieur.

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- Et maintenant ? continua-t-il en baisant doucement mon front et mesjoues.

- Oui, monsieur ! m'écriai-je en me dégageant rapidement de son étreinte.

- Oh ! Jane, c'est cruel ! c'est mal ! Ce ne serait pas mal de m'aimer.

- Ce serait mal, monsieur, de vous obéir.»

Un regard sauvage souleva ses sourcils et sillonna son visage ; il se leva,mais se retint encore. J'appuyai ma main sur le dossier d'une chaise, pourme soutenir ; j'avais peur, mais ma résolution était prise.

«Un instant, Jane. Quand vous serez partie, jetez un regard sur ma tristevie ; tout le bonheur s'en ira avec vous. Que me restera-t-il ? Je n'ai qu'unefolle pour femme ; autant vaudrait me présenter un des cadavres ducimetière. Que faire, Jane ? où aller pour trouver une compagne ? oùchercher l'espérance ?

- Faites comme moi ; ayez confiance en Dieu et en vous : croyez au ciel, etespérez que nous nous y retrouverons.

- Ainsi vous ne voulez pas céder ?

- Non.

- Alors vous me condamnez à vivre misérable, à mourir maudit ?»

Sa voix s'éleva.

«Je vous conseille de vivre pur, et je désire vous voir mourir tranquille.

- Vous m'arrachez l'amour et l'innocence» ; à la place de l'amour, vousm'offrez la débauche ; et, pour toute occultation, vous me proposez le vice.

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- Non, monsieur, je ne vous condamne pas plus à cette destinée que je nem'y condamne moi-même. Nous sommes nés pour souffrir et lutter, vousaussi bien que moi ; résignez-vous ; vous m'oublierez avant que je vous aieoublié. - Vous me considérez comme un imposteur, vous ne croyez pas à maloyauté. Je vous ai dit que je ne pourrais jamais changer, et vous me ditesen face que je changerai bientôt ; votre conduite prouve combien vousjugez mal, et combien vos idées sont fausses. Est-il mieux de jeter dans ledésespoir un de ses semblables que de violer une loi humaine, lorsquepersonne ne doit en souffrir ? car vous n'avez ni parents ni amis que vouscraigniez d'offenser en demeurant avec moi.»

C'était vrai ; et, pendant qu'il parlait, ma raison et ma conscience setournaient traîtreusement contre moi ; elles criaient presque aussi haut quemon coeur, et tous ensemble me disaient : Oh ! cède, cède ! pense à sasouffrance, pense au danger où tu le laisses ; regarde dans quel abattementil tombe lorsqu'il se voit abandonné. Souviens-toi que sa nature estimpétueuse ; songe aux suites du désespoir ; console-le, sauve-le, aime-le !dis-lui que tu l'aimes et que tu seras à lui. Qui est-ce qui s'inquiète de toidans le monde ? qui est-ce qui sera offensé ou attristé par ce que tu feras ?»

Et, malgré tout, je continuais à me dire : «Je me dois à moi-même ; plus jesuis isolée, moins j'ai d'amis et de soutiens, plus je dois me respecter. Jegarderai les lois données par Dieu et sanctionnées par l'homme ; je seraifidèle aux principes que j'ai acceptés lorsque j'étais raisonnable et non pasfolle comme maintenant. Les lois et les principes ne nous ont pas étédonnés pour les jours sans épreuves ; ils ont été faits pour des moments,comme celui-ci, alors que le coeur et l'âme se révoltent contre leur sévérité.Ils sont durs, mais ils ne seront pas violés ; si je pouvais les briser à mavolonté, de quel prix seraient-ils ? Ils ont une grande valeur, je l'ai toujourscru ; et si je ne puis plus le croire maintenant, c'est parce que je suisinsensée, que du feu coule dans mes veines, et que mon coeur bat trop pourque je puisse en compter les palpitations.À cette heure je dois m'en tenir aux opinions préconçues, et c'est sur ceterrain solide que je poserai mes doux pieds !»

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Je le fis en effet ; M. Rochester me regarda, et devina aussitôt monintention. Sa rage fut excitée au plus haut point, et, sans s'inquiéter dessuites de sa colère, il y céda un instant. Il traversa la chambre, me prit lebras et me saisit par la taille ; Il semblait me dévorer de son regardpassionné ; physiquement, je me sentais exposée à l'ardeur d'une fournaiseenflammée, moi aussi impuissante que le chaume ; mais je possédaisencore mon âme, et j 'éprouvais un sentiment de grande sécurité.Heureusement, l'âme a un interprète, interprète qui souvent n'a pasconscience de ce qu'il fait, mais qui est toujours fidèle : je veux parler desyeux.Les miens se dirigèrent vers la figure ardente de M. Rochester, et jepoussai un soupir involontaire ; son étreinte était douloureuse, et mesforces presque épuisées.

«Jamais, dit-il en serrant les dents, jamais je n'ai vu une créature aussi frêleet aussi indomptable. Elle est entre mes mains comme un fragile roseau,continua-t-il en me secouant de toute la force de son poignet ; je pourrais laplier avec un de mes doigts : et quel bien cela ferait-il, si je la pliais, si je ladomptais, si je la jetais à terre ? Regardez ces yeux, regardez cette enfantrésolue, sauvage et indépendante, qui semble me défier avec plus que lecourage, avec la certitude du triomphe ! Quand même je me rendraismaître de la cage, je ne pourrais pas m'emparer du bel oiseau sauvage ; sije brise la fragile prison, mon outrage ne fera que donner la liberté aucaptif. Je pourrais conquérir la maison ; mais celle qui l'occupe s'envoleraitvers le ciel, avant que je pusse me déclarer possesseur de sa demeured'argile ! et c'est cette âme d'énergie, de vertu et de pureté que je veux, cen'est pas seulement votre frêle enveloppe.Si vous le vouliez, vous pourriez voler librement vers moi, et venir vousabriter près de mon coeur ; mais, saisie malgré vous, semblable à un puresprit, vous échapperiez à mes embrassements ; vous disparaîtriez avantque j'aie pu respirer votre parfum. Oui venez, Jane, venez !»

En disant ces mots, il me lâcha et se contenta de me regarder. Il était plusdifficile de résister à ce regard qu'à son étreinte passionnée ; mais je ne

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voulais pas succomber : j'avais défié sa colère, il fallait maintenantsupporter sa douleur. Je me dirigeai vers la porte.

«Vous partez, Jane ? me dit-il.

- Oui, monsieur.

- Vous allez me quitter ?

- Oui.

- Vous ne reviendrez pas ? vous ne voulez pas être mon soutien, monsauveur ? Mon amour profond, ma grande douleur, mes supplications, toutcela n'est rien pour vous ?»

Quelle inexprimable douleur dans sa voix ! combien il me fut dur derépéter avec fermeté :

«Je pars.

- Jane ! reprit-il.

- Monsieur Rochester ?

- Eh bien, partez, j'y consens ; mais rappelez-vous que vous me laissez icidans l'angoisse. Montez dans votre chambre ; rappelez-vous tout ce que jevous ai dit, Jane ; jetez un regard sur mes souffrances, et pensez à moi.»

Il se retourna et alla se cacher le visage contre le sofa.

«Oh ! Jane ! s'écria-t-il avec un ton de douloureuse angoisse, oh ! Jane,mon espérance, mon amour, ma vie !»

Et alors j'entendis sortir de sa poitrine un profond sanglot.

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J'avais déjà gagné la porte, mais je revins sur mes pas, aussi résolue quelorsque je m'étais retirée. Je m'agenouillai près de lui ; je soulevai sonvisage et le dirigeai de mon côté, j'embrassai sa joue et je lissai sescheveux avec ma main. - Dieu vous bénisse, mon cher maître ! m'écriai-je ; Dieu vous garde de lasouffrance et du mal ! puisse-t-il vous diriger, vous consoler, et vousrécompenser de vos bontés passées pour moi !

- L'amour de ma petite Jane aurait été ma meilleure récompense,répondit-il ; si je ne l'obtiens pas, mon coeur est à jamais brisé ; mais Janeme donnera son amour ; elle me le donne noblement, généreusement.»

Le sang lui monta au visage, ses yeux brillèrent ; il se leva et étendit lesbras : mais j'échappai à son étreinte et je quittai subitement la chambre.

«Adieu !» cria mon coeur, lorsque je m'éloignai. - «Adieu, pour toujours !»ajouta le désespoir.

................

Cette nuit-là, je ne pensais pas dormir ; cependant, à peine fus-je étendue,qu'un lourd sommeil s'appesantit sur moi. Je fus transportée en songe auxscènes de mon enfance ; je rêvai que j'étais dans la chambre rouge deGateshead, que la nuit était sombre et mon esprit en proie à une étrangeterreur ; il me sembla que la petite lumière qui, il y avait bien des années,m'avait fait évanouir de peur, après avoir glissé le long de la muraille,venait trembloter au milieu du sombre plafond. Je levai la tête pourregarder ; le plafond se changea en des nuages noirs et élevés, la petitelumière en une de ces vapeurs rougeâtres qui entourent la lune. J'attendis lelever de la lune avec une singulière impatience, comme si ma destinée eûtété écrite sur son disque rouge ; elle se précipita hors des nuages commeelle ne l'a jamais fait. J'aperçus d'abord une main qui sortait des noirs plisdu ciel et qui écartait les nuées ; puis je vis, au lieu de la lune, une ombreblanche se dessinant sur un fond d'azur, et inclinant son noble front vers la

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terre. L'ombre ne pouvait se lasser de me regarder ; enfin elle parla à monesprit ; malgré la distance immense, les sons m'arrivaient clairs et distincts,et j'entendis l'ombre murmurer à mon coeur : «Ma fille, fuis la tentation.

- Oui, ma mère,» répondis-je.

Je me fis la même réponse lorsque je m'éveillai. Il faisait encore sombre ;mais en juillet les nuits sont courtes, l'aurore commence à poindre presqueaussitôt après minuit. «Il ne peut pas être trop tôt pour entreprendre latâche que j'ai à accomplir,» pensai-je. Je me levai ; j'étais habillée, car,pour me coucher, je n'avais retiré que mes souliers ; je pris dans mes tiroirsun peu de linge, un bracelet et un anneau. En cherchant ces objets, mesdoigts rencontrèrent les perles d'un collier que M. Rochester m'avait forcéed'accepter quelques jours auparavant ; je le laissai : il ne m'appartenaitpas ; il appartenait à la fiancée imaginaire qui s'était envolée. Je fis unpaquet des autres choses, je mis dans ma poche ma bourse, qui contenaitvingt schellings (c'était tout ce que je possédais), j'attachai mon châle etmon chapeau ; je pris mon paquet et mes souliers, que je ne voulais pasmettre encore, puis je sortis de ma chambre.

«Adieu, ma bonne madame Fairfax, murmurai-je en glissant près de saporte. Adieu, ma chère petite Adèle,» dis-je en jetant un regard vers lachambre de l'enfant ; je ne pouvais pas entrer pour l'embrasser, car il fallaittromper la surveillance d'une oreille bien fine qui veillait peut-être.

J'aurais voulu passer devant la chambre de M. Rochester sans m'arrêter ;mais, lorsque je me trouvai devant sa porte, je sentis que les battements demon coeur venaient de s'arrêter, et je fus obligée d'attendre un instant ; lànon plus on ne dormait pas. M. Rochester marchait avec agitation d'unbout de la pièce à l'autre, et il soupirait sans cesse. Si je le voulais, il yavait dans cette chambre tout un paradis pour moi, du moins un paradisd'un moment ; je n'avais qu'à entrer et à dire :«Monsieur Rochester, je vous aimerai ; je demeurerai avec vous jusqu'à lamort ;» et alors mes lèvres se seraient rafraîchies à une source de délices.

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J'y pensai un instant.

«Ce maître plein de bonté, et qui ne peut pas dormir, attend le jour avecimpatience, me dis-je ; demain matin il m'enverra demander, et je seraipartie ; il me fera chercher, et en vain ; il se sentira abandonné, il verra queje repousse son amour, il souffrira et tombera peut-être dans le désespoir.»

Je pensai à tout cela, ma main se dirigea vers le loquet ; mais je la retiraivivement et je m'enfuis.

Je descendis tristement l'escalier ; je savais ce que j'avais à faire et je lefaisais machinalement. Je cherchai dans la cuisine la clef de la porte decôté, un peu d'huile et une plume afin de graisser la clef et la serrure ; jepris du pain et de l'eau, car j'allais peut-être avoir une longue course à faire,et je ne voulais pas voir mes forces, déjà si épuisées, me manquer tout àcoup ; je fis tout cela dans le plus grand silence. J'ouvris la porte, je passaiet je la refermai doucement. Le matin commençait à poindre dans la cour ;les grandes portes étaient fermées à clef ; heureusement, le guichet de l'uned'elles n'était fermé qu'au loquet : j'en profitai pour sortir, puis je la poussaiderrière moi : J'étais maintenant hors de Thornfield.

À une distance d'un mille, au delà des champs, s'étendait une route quiallait dans la direction contraire à Millcote ; je n'avais jamais parcourucette route, mais souvent je l'avais remarquée et je m'étais demandé où elleconduisait : ce fut de ce côté-là que je dirigeai mes pas. Je ne devais plusme permettre aucune réflexion ; je ne devais plus jeter de regards ni enarrière ni en avant.Je ne devais plus enfin accorder une seule pensée, soit au présent, soit àl'avenir : le premier était à la fois si doux et si profondément triste, que d'ysonger seulement me retirerait tout courage et toute énergie ; le dernierétait confus et terrible comme le monde après le déluge.

Je longeai les champs, les haies et les sentiers jusqu'au lever du soleil ; jecrois que c'était par une belle matinée d'été. Mes souliers, que j'avais misen quittant la maison, furent bientôt mouillés par la rosée ; mais je ne

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regardais ni le soleil levant, ni les cieux qui souriaient, ni la nature quis'éveillait. Celui qui traverse une belle scène pour arriver à l'échafaud nepense pas aux fleurs qui s'épanouissent sur la route, mais bien plutôt aubillot, à la hache, à la séparation de ses os et de ses veines, et au granddéchirement qui devra tout terminer ; et moi je pensais à ma triste fuite, àmes courses errantes. Je ne pouvais m'empêcher de songer avec agonie àce que j'avais laissé, à celui qui épiait dans sa chambre le lever du soleil,espérant me voir bientôt arriver pour lui dire que je voulais bien luiappartenir et rester près de lui. J'aspirais à être à lui, j'étais avide de retour ;il n'était point trop tard, je pouvais encore lui épargner une angoisse biendouloureuse ; j'étais sûre que ma fuite n'était pas découverte ; je pouvaisrevenir, être sa consolation et son orgueil, l'arracher à la souffrance,peut-être empêcher sa perte. Oh ! combien j'étais aiguillonnée par lacrainte de le voir s'abandonner lui-même ! ce qui m'était bien plusdouloureux que s'il m'eût abandonnée. C'était comme un dard recourbédans mon sein : si je voulais l'arracher, il me déchirait ; si je l'enfonçaisplus avant, il me torturait. Les oiseaux commencèrent à chanter dans lesbuissons et les taillis ; ils étaient fidèles à leurs compagnons, euxemblèmes de l'amour.Et moi, qu'étais-je ? Au milieu des souffrances de mon coeur, de mesefforts désespérés pour accomplir mon devoir, je me détestais. Je n'avaispas la consolation de me sentir approuvée par moi-même ; je n'éprouvaisaucune, joie d'avoir su me respecter ; j'avais injurié, blessé, abandonnémon maître. J'étais haïssable à mes yeux. Pourtant je ne pouvais pasrevenir vers lui. Dieu me conduisait sans doute, car la douleur avait fouléaux pieds ma volonté et étouffé ma conscience ; je pleurais amèrement encontinuant ma route solitaire ; je marchais rapidement comme quelqu'undans le délire.Tout à coup je fus prise d'une faiblesse qui, commençant dans l'intérieur ducorps, s'étendit aux membres ; je tombai à terre. Je restai quelque tempsainsi, pressant ma figure contre le gazon humide. Je craignais, ou plutôtj'espérais mourir là ; mais bientôt je pus me remuer ; je rampai d'abord surmes genoux et sur mes mains, enfin je me relevai, aussi résolue que jamaisà gagner la route.

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Quand je l'eus atteinte, je fus obligée de m'asseoir sous un buisson pour mereposer ; j'entendis un bruit de roues et je vis une voiture arriver. Je melevai et fis un signe de la main ; elle s'arrêta. Je demandai au conducteur oùil allait ; il me nomma un endroit éloigné, et où j'étais sûre que M.Rochester n'avait aucune connaissance. Je lui demandai quel prix il prenaitpour y conduire ; il me répondit trente schillings. Je lui dis que je n'enavais que vingt ; il reprit qu'il tâcherait de s'en contenter.Comme la voiture était vide, il me permit d'entrer dans l'intérieur ; laportière fut fermée et nous nous mîmes en route. Vous tous qui lirez ce livre, puissiez-vous ne jamais éprouver ce que j'aiéprouvé ! Puissent vos yeux ne jamais verser un torrent de larmes aussiamères et aussi déchirantes que les miennes ! Puissent vos prières nejamais s'élever aussi douloureuses et aussi désespérées vers le ciel !Puissiez-vous ne jamais craindre de devenir l'instrument du mal entre lesmains de celui que vous aimez plus que tout !

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CHAPITRE XXVIII

Deux jours sont passés. C'est un soir d'été ; le cocher m'a descendue dansun endroit appelé Whitcross ; il ne pouvait pas me conduire plus loin pourla somme que je lui avais donnée, et je ne possédais plus un schelling dansle monde ; je suis seule, la voiture est déjà éloignée d'un mille. À cemoment, je m'aperçois que j'ai oublié mon petit paquet dans la poche de lavoiture où je l'avais placé pour plus de sûreté ; il faut maintenant qu'il yreste, et moi je n'ai plus aucune ressource.

Whitcross n'est pas une ville ni même un hameau ; c'est un pilier de pierreplacé à la réunion de quatre routes ; il est peint en blanc, probablementpour qu'on puisse le voir de loin dans l'obscurité. Au sommet de ce pilieron aperçoit quatre bras qui indiquent à quelle distance on est desdifférentes villes ; d'après les indications, la ville la plus proche étaitdistante de dix milles, et la plus éloignée, de vingt. Les noms bien connusde ces villes m'apprirent dans quel pays j'étais : c'était un des comtés ducentre, couvert de marécages et entouré de montagnes ; à droite et à gaucheon apercevait de grands marais ; une série de montagnes s'étendaient bienloin au delà de la vallée que j'avais à mes pieds. La population ne devaitpas être nombreuse. Je n'apercevais personne sur les routes qui sedéroulaient aux quatre points cardinaux, larges, blanches et solitaires ; ellesavaient toutes été tracées au milieu même des marais, et la bruyèrepoussait épaisse et sauvage jusque sur le bord. Cependant le hasard pouvaitamener un voyageur par là, et je désirais ne point être vue ; des étrangersse demanderaient naturellement ce que je faisais là, et pourquoi j'étaisdevant ce poteau, errant sans but et comme si je m'étais égarée.On me questionnerait peut-être, et je ne pourrais faire que des réponses peuvraisemblables, qui exciteraient le soupçon.

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Aucun lien ne m'attachait alors à la société ; aucun charme, aucuneespérance ne m'attiraient vers les hommes ; pas un de ceux qui meverraient ne se sentirait pris de sympathie pour moi. Je n'avais pour toutparent que la nature, notre mère à tous ; aussi ce fut sur son sein que j'allaichercher le repos.

J'entrai dans la bruyère, je me dirigeai vers un creux que j'avais aperçu surle bord du marais ; j'enfonçais dans les épaisses bruyères jusqu'auxgenoux. Enfin, dans un coin reculé, je trouvai un rocher de granit recouvertde mousse ; je m'assis dans l'enfoncement ; ma tête était protégée par leslarges pierres du rocher ; au-dessus il n'y avait que le ciel.

Même dans cette retraite, il me fallut quelque temps avant d'être délivréede toute inquiétude : j'avais une crainte vague que quelque chat sauvage nes'élançât sur moi ou qu'un chasseur ne vint à me découvrir. Si le ventmugissait un peu fort, je regardais autour de moi et j 'avais peurd'apercevoir tout à coup un taureau sauvage ; si un pluvier sifflait, je leprenais pour un homme ; mais voyant que mes appréhensions n'étaient pasfondées, et calmée d'ailleurs par le profond silence du soir, je prisconfiance. Jusque-là je n'avais pas encore pensé ; je n'avais qu'écouté,regardé et craint : mais maintenant je pouvais réfléchir de nouveau.

Que devais-je faire ? Où devais-je aller ? Oh ! questions intolérables pourmoi, qui ne pouvais rien faire ni aller nulle part. Il fallait que mes membresfatigués et tremblants parcourussent un long chemin avant d'atteindre à unehabitation humaine ; il me fallait implorer la froide charité pour obtenir unabri et forcer la sympathie mécontente des indifférents.Il me fallait subir un refus presque certain, sans que mon histoire fût mêmeécoutée, sans que mes besoins fussent satisfaits.

Je touchai la bruyère ; elle était humide, bien que réchauffée par un soleild'été. Je regardai le ciel ; il était pur ; une étoile se levait juste au-dessus del'endroit où j'étais couchée ; la rosée tombait doucement ; on n'entendaitmême pas le murmure de la brise ; la nature semblait douce et bonne pourmoi. Je me dis qu'elle m'aimait, moi, pauvre délaissée ; et ne pouvant

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espérer des hommes que les insultes et la méfiance, je me cramponnai àelle avec une tendresse filiale. «Cette nuit-là, du moins, me dis-je serai sonhôte comme je suis son enfant ; ma mère me logera sans me demander leprix de son bienfait.» Il me restait encore un morceau de pain que j'avaisacheté avec mon dernier argent, dans une ville où nous passions à la nuittombante ; je vis ça et là des mûres noires et brillantes comme des perlesde jais ; j'en cueillis une poignée que je mangeai avec mon pain. Ma faimfut sinon satisfaite, du moins apaisée par ce repas d'ermite ; je dis maprière du soir et je choisis un lieu pour m'étendre.

À côté du rocher, la bruyère était très épaisse ; lorsque je fus étendue, mespieds étaient tout à fait couverts, et elle s'élevait à droite et à gauche, assezhaut pour ne laisser qu'un étroit passage à l'air de la nuit. Je pliai mon châledouble et je l'étendis sur moi en place de couverture ; une petite éminencerecouverte de mousse me servit d'oreiller ; ainsi installée je n'eus pas lemoindre froid, du moins au commencement de la nuit. Mon repos aurait été doux sans la tristesse qui m'accablait ; mais moncoeur s'affaissait sous sa blessure déchirante ; je le sentais saignerintérieurement : toutes ses fibres étaient brisées. Je tremblais pour M.Rochester, et une amère pitié s'était emparée de moi, mes incessantesaspirations criaient vers lui. Mutilée comme un oiseau dont les ailes sontbrisées, je continuais à faire de vains efforts pour voler vers mon maître.

Torturée par ces pensées, je me levai et je m'agenouillai ; la nuit étaitvenue avec ses brillantes étoiles ; c'était une nuit tranquille et sûre, tropsereine pour que la peur pût s'emparer de moi. Nous savons que Dieu estpartout, mais certainement nous sentons encore mieux sa présence quandses oeuvres s'étendent devant nous sur une plus grande échelle. Lorsque,dans un ciel sans nuages, nous voyons chaque monde continuer sa coursesilencieuse, nous comprenons plus que jamais sa grandeur infinie, satoute-puissance et sa présence en tous lieux. Je m'étais agenouillée afin deprier pour M. Rochester : levant vers le ciel mes yeux obscurcis de larmes,j'aperçus la voie lactée ; en songeant à ces mondes innombrables quis'agitent dans le firmament et ne nous laissent apercevoir qu'une doucetraînée de lumière, je sentis la puissance et la force de Dieu. J'étais sûre

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qu'il pourrait sauver ce qu'il avait créé ; j'étais convaincue qu'il ne laisseraitpérir ni le monde ni les âmes que la terre garde comme un précieux trésor ;ma prière fut donc une action de grâces. «La source de la vie est aussi lesauveur des esprits,» pensai-je. Je me dis que M. Rochester était en sûreté ;il appartenait à Dieu, et Dieu le garderait. Je me blottis de nouveau sur lesein de la montagne, et au bout de quelque temps le sommeil me fit oublierma douleur. Mais le jour suivant, le besoin m'apparut pâle et nu ; depuis longtemps lespetits oiseaux avaient quitté leurs nids ; depuis longtemps les abeilles,profitant des belles heures du matin, recueillaient le suc des fleurs avantque la rosée fut séchée.Lorsque les longues ombres de l'aurore eurent disparu, lorsque le soleilbrilla dans le ciel et sur la terre, je me levai et je regardai autour de moi.

Combien la journée était calme, belle et chaude ! les marais s'étendaientdevant moi comme un désert doré ; partout le soleil brillait : j'aurais voulupouvoir vivre là. Je vis un lézard courir le long du rocher, et une abeilleoccupée à sucer les baies : à ce moment, j'aurais voulu devenir abeille oulézard, afin de trouver dans ces forêts une nourriture suffisante et un abriconstant ; mais j'étais un être humain, et il me fallait la vie des hommes ; jene pouvais pas rester dans un lieu où elle n'était pas possible. Je me levai ;je regardai le lit que je venais de quitter ; je n'avais aucune espérance dansl'avenir, et je me mis à regretter que pendant mon sommeil mon créateurn'eût pas emporté mon âme vers lui, afin que mon corps fatigué, délivrépar la mort de toute lutte nouvelle contre la destinée, n'eût plus qu'àreposer en paix sur ce sol désert. Mais ma vie m'appartenait encore avectoutes ses souffrances, ses besoins, ses responsabilités. Il fallait supporterle fardeau, satisfaire les besoins, endurer les souffrances, accepter laresponsabilité. Je me mis donc en marche.

Lorsque j'eus regagné Whitcross, je suivis une route à l'abri du soleil, quialors était dans toute son ardeur ; mon choix ne fut déterminé que par cetteseule circonstance. Je marchai longtemps ; enfin, je pensais que j'avaisassez fait et que je pouvais, sans remords de conscience, céder à la fatiguequi m'accablait, cesser un moment cette marche forcée, m'asseoir sur une

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pierre voisine et me laisser aller à l'apathie qui s'était emparée de moncoeur et de mes membres, lorsque j'entendis tout à coup le son d'unecloche : ce devait être la cloche d'une église.Je me dirigeai du côté du son, et au milieu de ces montagnes romanesques,dont je ne remarquais plus l'aspect depuis quelque temps, j'aperçus unvillage et un clocher. À ma droite, la vallée était remplie de pâturages, debois et de champs de grains ; un ruisseau tortueux coulait au milieu dufeuillage aux teintes variées, des champs mûrs, de sombres forêts et desprairies éclairées par le soleil. Je fus tirée de ma rêverie par un bruit deroues, et je vis une charrette très chargée qui montait péniblement le longde la colline ; un peu plus loin, j'aperçus deux vaches et leur gardien.J'étais près du travail et de la vie : il fallait lutter encore, m'efforcer devivre et me plier à la fatigue comme tant d'autres.

J'arrivai dans le village vers deux heures. Au bout de la seule rue duhameau, j'aperçus des pains à travers la fenêtre d'une petite boutique ; j'enaurais voulu un. «Ce léger soutien me rendra un peu d'énergie, me dis-je ;sans cela il me sera bien difficile de continuer.» Le désir de retrouver laforce me revint dès que je me vis au milieu de mes semblables ; je sentaisque je serais bien humiliée s'il me fallait m'évanouir de faim dans la rued'un hameau. N'avais-je rien sur moi que je pusse offrir en échange de cepain ? Je cherchai. J'avais un petit fichu de soie autour de mon cou ; j'avaismes gants. Je ne savais pas comment on devait s'y prendre quand on étaitréduit à la dernière extrémité ; je ne savais pas si l'une de ces deux chosesserait acceptée ; il était probable que non ; en tous cas, il fallait essayer. J'entrai dans la boutique ; elle était tenue par une femme. Voyant unepersonne qui lui semblait habillée comme une dame, elle s'avança vers moiavec politesse et me demanda ce qu'il y avait pour mon service. Je fus prisede honte ; ma langue se refusa à prononcer la phrase que j'avais préparée ;je n'osai pas lui offrir les gants à demi usés ni le fichu chiffonné ; d'ailleursje sentais que ce serait absurde. Je la priai seulement de me laisserm'asseoir un instant, parce que j'étais fatiguée. Trompée dans son attente,elle m'accorda froidement ce que je lui demandais ; elle m'indiqua unsiège, j'y tombai aussitôt. J'avais envie de pleurer ; mais, comprenantcombien le moment était peu favorable pour me laisser aller à mon

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émotion, je me contins. Je lui demandai bientôt s'il y avait dans le villagedes tailleuses ou des couturières en linge.

«Oui, me répondit-elle, trois ou quatre ; bien assez pour ce qu'il y ad'ouvrage.»

Je réfléchis. J'étais arrivée au moment terrible ; je me trouvais face à faceavec la nécessité ; j'étais dans la position de toute personne sans ressource,sans amis, sans argent. Il fallait faire quelque chose ; mais quoi ? Il fallaitm'adresser quelque part ; mais où ?

Je demandai à la boulangère si elle connaissait, dans le voisinage,quelqu'un qui eût besoin d'une domestique.

Elle me répondit qu'elle n'en savait rien.

«Quelle est la principale occupation dans ce pays ? repris-je, que fait-on engénéral ?

- Quelques-uns sont fermiers ; beaucoup travaillent à la fonderie et à lamanufacture d'aiguilles de M. Oliver, me répondit-elle. - M. Oliver emploie-t-il des femmes ?

- Mais non ; c'est un travail fait pour les hommes.

- Et que font les femmes ?

- Je ne sais pas ; les unes font une chose et les autres une autre ; il faut bienque les pauvres gens se tirent d'affaire comme ils peuvent.»

Elle semblait fatiguée de mes questions, et, en effet, quel droit avais-je del'importuner ainsi ? Un ou deux voisins arrivèrent ; on avait évidemmentbesoin de ma chaise : je pris congé et je me retirai.

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Je continuai à longer la rue, regardant toutes les maisons à droite et àgauche ; mais je ne pus trouver aucune raison ni même aucun prétexte pourentrer dans l'une d'elles. Pendant une heure j'errai autour du village,m'éloignant quelquefois un peu, puis revenant sur mes pas. Très fatiguée etsouffrant beaucoup du manque de nourriture, j'entrai dans un petit sentieret je m'assis sous une haie ; mais je me remis bientôt en route, espéranttrouver quelque ressource ou du moins obtenir quelque renseignement. Aubout du sentier, j'aperçus une jolie petite maison devant laquelle était unpetit jardin bien soigné et tout brillant de fleurs ; je m'arrêtai. Pourquoim'approcher de la porte blanche et toucher au bouton luisant ? pourquoi leshabitants de cette demeure auraient-ils désiré m'être utiles ? Néanmoins jem'approchai et je frappai.Une jeune femme au regard doux et proprement habillée vint m'ouvrir laporte ; je demandai d'une voix basse et tremblante, car mon coeur était sansespoir et mon corps épuisé, si l'on avait besoin d'une servante.

«Non, me répondit-elle, nous ne prenons pas de domestique.

- Pouvez-vous me dire, continuai-je, où je trouverais un travailquelconque ? Je suis étrangère et ne connais personne ici ; je voudraistravailler à n'importe quoi.»Mais ce n'était pas l'affaire de cette jeune femme de penser à moi ou de mechercher une place ; d'ailleurs, que de doutes devaient éveiller à ses yeuxma position et mon histoire ! Elle secoua la tête et me dit qu'elle étaitfâchée de ne pouvoir me donner aucun renseignement, et la porte blanchese referma doucement et poliment, mais elle se referma en me laissantdehors ; si elle l'eût laissée ouverte un peu plus de temps, je crois que je luiaurais mendié un morceau de pain, car j'étais tombée bien bas.

Je ne pouvais pas me décider à retourner au village, où d'ailleurs jen'entrevoyais aucune chance de secours. Je me sentais plutôt disposée à mediriger vers un bois peu distant, et dont l'épais ombrage semblait inviter aurepos ; mais j'étais si malade, si faible, si tourmentée par la faim, quel'instinct me fit errer autour des demeures humaines, parce que là il y avaitplus de chance de trouver de la nourriture ; la solitude ne serait plus ce

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qu'elle était autrefois pour moi, et le repos ne me soulagerait pas, car lafaim me poursuivait et me rongeait comme un vautour.

Je m'approchai des maisons ; je les quittai ; je revins, puis je m'éloignai denouveau, repoussée sans cesse par la pensée que je n'y trouverais rien, queje n'avais pas le droit de réclamer de la sympathie pour mes souffrances.Le jour s'avançait pendant que j'errais ainsi comme un chien affamé etperdu. En traversant un champ, j'aperçus le clocher de l'église devant moi ;je marchai dans cette direction. Près du cimetière, au milieu d'un jardin, jevis une petite maison bien bâtie, que je pensai être le presbytère. Je merappelai que les étrangers qui arrivent dans un lieu où ils ne connaissentpersonne et qui cherchent un emploi s'adressent quelquefois au ministre ;c'est la tâche des ministres d'aider, du moins de leurs avis, ceux qui veulents'aider eux-mêmes.Il me semblait que j'avais quelque droit d'aller là chercher un conseil.Reprenant courage et rassemblant le peu de forces qui me restaient,j'atteignis la maison ; je frappai à la porte de la cuisine ; une vieille femmevint m'ouvrir. Je lui demandai si c'était bien là le presbytère.

«Oui, me répondit-elle.

- Le ministre y est-il ?

- Non.

- Reviendra-t-il bientôt ?

- Non, il n'est pas dans le pays.

- Est-il allé loin ?

- Pas très loin, à peu près à trois milles ; il a été appelé par la mort subitede son père. Il est à Marsh-End, et ne reviendra probablement que dans unequinzaine de jours.

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- Y a-t-il des dames dans la maison ?»

Elle me répondit qu'elle était seule et qu'elle était femme de charge. Je nepouvais pas lui demander du secours à elle ; je ne pouvais pas encoremendier : je partis donc.

Je repris mon fichu de soie et je me remis à penser au pain de la petiteboutique. Oh ! si j'avais seulement eu une croûte, une bouchée de painpour apaiser mes angoisses ! Instinctivement je retournai vers le village ; jerevis la boutique et j'entrai. Bien que la femme ne fût pas seule, je mehasardai à lui demander si elle voulait me donner un petit pain en échangedu fichu de soie.

Elle me regarda d'un air de soupçon et me répondit qu'elle n'avait jamaisfait de marché semblable.

Presque désespérée, je lui demandai la moitié du petit pain ; elle merefusa ; de nouveau en me disant qu'elle ne pouvait pas savoir d'où mevenait ce fichu.

Je lui demandai si elle voulait prendre mes gants.

Elle me répondit qu'elle ne pourrait rien en faire.

Mais il n'est point agréable de traîner sur ces détails. Il y a des gens quitrouvent de la joie à songer à leurs douleurs passées : quant à moi, il m'estdouloureux de penser à ces jours d'épreuve ; je n'aime point à me rappelerces moments d'abattement moral et de souffrance physique.Je ne blâmais aucun de ceux qui me repoussaient ; je sentais que c'était làce à quoi je devais m'attendre et que je ne pouvais pas l'empêcher. Unmendiant ordinaire est souvent soupçonné ; un mendiant bien vêtu l'esttoujours. Il est vrai que je demandais du travail ; mais qui était chargé dem'en procurer ? Ce n'étaient certainement pas les personnes qui mevoyaient pour la première fois et ne savaient pas à qui elles avaient affaire.Quant à la femme qui ne voulait pas prendre mon fichu en échange de son

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pain, elle avait raison, si l'offre lui semblait étrange ou l'échange peuprofitable. Mais arrêtons-nous maintenant ; je suis fatiguée de parler decela.

Un peu avant la nuit, je passai près d'une ferme. Le fermier était assis surle seuil de la porte et mangeait du pain et du fromage pour son souper ; jem'arrêtai et je lui dis :

«Voulez-vous me donner un morceau de pain ? j'ai bien faim.»

Il me regarda avec surprise ; mais, sans rien répondre, il coupa une grossetartine et me la donna. Il ne m'avait pas prise pour une mendiante, maispour une dame très originale que son pain noir aurait tentée ; dès que j'eusperdu sa maison de vue, je m'assis et je me mis à manger.

N'espérant trouver aucun abri dans les maisons, j'allai chercher un refugedans le bois dont j'ai déjà parlé ; mais ma nuit fut mauvaise et mon repossans cesse interrompu. La terre était humide, et l'air froid ; plusieurs fois jefus dérangée par des bruits de pas et obligée de changer de place ; je ne mesentais ni tranquille ni en sûreté. Il plut vers le matin, et tout le jour suivantfut humide. Ne me demandez pas, lecteurs, de vous donner un compterendu exact de cette journée ; comme la veille, je demandai de l'ouvrage etje fus repoussée ; comme la veille, j'eus faim.Je ne mangeai qu'une seule fois dans tout le jour ; passant devant la ported'une ferme, je vis une petite fille qui allait jeter un reste de soupe dansl'auge à cochon ; je la priai de me le donner. Elle me regarda d'un airétonné.

«Maman, cria-t-elle, voilà une femme qui me demande la soupe.

- Eh bien ! donne-la lui, si c'est une mendiante, répondit une voix dans lamaison ; le cochon n'en a pas besoin.»

L'enfant versa dans mes mains la soupe qui, en refroidissant, était devenuepresque ferme ; je la dévorai avidement.

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Voyant la nuit venir, je m'arrêtai dans un sentier solitaire, où je mepromenais depuis plus d'une heure.

«Mes forces m'abandonnent, me dis-je ; je sens bien que je ne pourrai pasaller beaucoup plus loin : vais-je encore passer cette nuit comme unevagabonde ? faudra-t-il, maintenant que la pluie commence à tomber,poser ma tête sur le sol froid et humide ? Je crains de ne pas pouvoir faireautrement ; car qui voudra me recevoir ? Mais ce sera horrible avec cettefaim, ce froid, cette faiblesse, cette tristesse et ce complet désespoir ! Il estprobable que je mourrai avant demain matin. Et pourquoi ne puis-je pasaccepter la pensée de la mort ? Pourquoi chercher à conserver une vie sanssaveur ? Parce que je sais que M. Rochester vit encore, ou du moins je lecrois ; puis, la nature se révolte à l'idée de mourir de faim et de froid. Oh !Providence, soutiens-moi encore un peu, aide moi, dirige moi !»

Mes yeux voilés errèrent sur le paysage obscurci et brumeux : je vis que jem'étais éloignée du village. Il était tout à fait hors de vue ; les champs quil'entouraient avaient même disparu ; par des chemins de traverse j'étaisrevenue du côté des rochers de granit ; et, entre moi et les montagnes, il n'yavait plus que quelques champs presque aussi sauvages et aussi incultesque les bruyères. «Eh bien ! me dis-je, j'aime mieux mourir ici que dans une rue ou sur uneroute fréquentée, et, s'il y a des corbeaux dans ce pays, j'aime mieux queles corbeaux et les corneilles rongent ma chair sur mes os que de voir moncorps emprisonné dans un atelier ou jeté dans une fosse commune.»

Je me dirigeai du côté de la montagne et je l'atteignis. Il ne s'agissait plusque de trouver un enfoncement où je me sentirais, sinon en sûreté, dumoins cachée ; mais je n'aperçus qu'une surface unie, sans variations deterrain, verte dans les endroits où croissaient la mousse et le jonc, noiredans les lieux où le sol ne portait que des bruyères. La nuit venait et je nepouvais déjà plus distinguer ces teintes différentes que grâce aux tachessombres ou lumineuses qu'elles formaient. Il m'eut été impossible deremarquer la différence des couleurs depuis la chute du jour.

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Mes yeux continuaient à errer sur les montagnes et sur les rochers dontl'extrémité disparaissait au milieu de ce triste paysage, quand tout à coup,sur le sommet d'une montagne éloignée, j'aperçus une lumière. Je pensaid'abord que ce devait être un feu follet qui allait bientôt s'éteindre ; mais lalumière continuait à briller sans reculer ni avancer. «C'est un feu de joiequ'on allume,» pensai-je, m'attendant à le voir bientôt s'agrandir ; mais nele voyant ni grandir ni diminuer, j'en conclus que ce devait être la lumièred'une maison. «Mais elle est trop éloignée, me dis-je, pour l'atteindre ; etquand même elle serait tout près, à quoi cela me servirait-il ? Je n'irais pasfrapper à une porte pour me la voir fermer à la figure.» Je me couchai dans le lieu où je me trouvais, et je cachai mon visagecontre terre. Je restai tranquille un instant ; le vent de nuit soufflait sur lamontagne et sur moi, et allait mourir au loin en mugissant ; la pluietombait épaisse et me mouillait jusqu'aux os. Si mes membres s'étaientengourdis, si de cet état j'avais passé au doux froid de la mort, la geléeaurait pu tomber sur moi, je ne l'aurais pas sentie ; mais ma chair, vivanteencore, tressaillait sous cette atmosphère humide. Au bout de peu de tempsje me levai.

La lumière était encore là ; on la voyait mal à travers la pluie, mais on lavoyait toujours. Je m'efforçai de marcher de nouveau ; je traînai lentementmes membres épuisés dans cette direction. J'arrivai au delà de la montagneen traversant un marécage qui aurait été impraticable en hiver, et qui mêmealors, au milieu des plus grandes chaleurs, était mou et vacillant. Je tombaideux fois, mais je me relevai et je pris courage ; cette lumière était toutmon espoir, il fallait l'atteindre.

Après avoir dépassé la montagne, j'aperçus une ligne blanche au milieu desrochers de granit, je m'approchai. C'était une route conduisant dans ladirection de la lumière, qui brillait alors sur une petite colline entouréed'arbres ; ceux-ci me parurent être des sapins, autant que l'obscurité mepermit de distinguer leur forme et leur feuillage. Au moment où j'allaisl'atteindre, mon étoile conductrice disparut ; quelque obstacle se trouvaitentre elle et moi. J'étendis la main pour sentir ce que c'était : je distinguai

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les pierres d'un petit mur ; au-dessus il y avait quelque chose comme unepalissade, et en dedans une haie haute et épineuse. Je continuai à marcheren tâtant ; tout à coup un objet blanchâtre frappa mes yeux ; c'était uneporte avec un loquet : au moment où je la touchai, elle glissa sur sesgonds ; de chaque côté se trouvait un buisson noir.Ce devait être un houx ou un if.

Je franchis le seuil et j'aperçus la silhouette d'une maison noire, basse etlongue ; mais je ne vis plus la lumière, tout était sombre. Les habitants dela maison s'étaient-ils retirés pour le repos du soir ? je le craignais. Encherchant la porte, je rencontrai un angle ; je tournai, et alors le doux rayonm'apparut de nouveau à travers les vitres en losanges d'une petite fenêtregrillée. Celle-ci était placée à un demi-pied au-dessus du sol, et rendue pluspetite encore par un lierre ou une autre plante grimpante, dont les feuillestouffues recouvraient toute cette partie de la maison. L'ouverture était siétroite qu'on avait regardé comme inutile d'avoir des volets ou des rideaux.Je m'arrêtai. Écartant un peu le feuillage, je pus voir tout ce qui se passait àl'intérieur. J'aperçus une pièce propre et sablée, un dressoir de noyer surlequel étaient rangées des assiettes d'étain qui reflétaient l'éclat d'unbrillant feu de tourbe, une horloge, une grande table blanche et quelqueschaises. La lumière qui m'avait guidée brillait sur la table, et, à sa lueur,une vieille femme, au visage un peu rude, mais d'une propreté scrupuleuse,comme tout ce qui l'entourait, tricotait un bas.

Je remarquai tous ces dé ta i l s à la hâ te , car i l s n 'avaient r iend'extraordinaire. Près du foyer, j'aperçus un groupe plus intéressant, assisdans une douce union au sein de la chaleur qui l'entretient. Deuxgracieuses jeunes femmes, de véritables ladies, étaient assises, l'une surune chaise, l'autre sur un siège plus bas ; toutes deux étaient en grand deuil,et leurs sombres vêtements faisaient ressortir la blancheur de leur cou et deleur visage. Un vieux chien couchant reposait sa lourde tête sur les genouxd'une des jeunes filles ; l'autre berçait sur son sein un chat noir. Il me sembla étrange de voir de telles jeunes filles dans une aussi humblecuisine : je me demandai qui elles étaient. Elles ne pouvaient pas être lesenfants de la femme qui travaillait devant la table, car celle-ci avait l'air

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d'une paysanne, et les jeunes filles, au contraire, me parurent délicates etdistinguées. Jamais je n'avais vu de figures semblables aux leurs etpourtant, lorsque je les regardais, leurs traits me semblaient familiers. Je nepeux pas dire qu'elles fussent jolies : elles étaient trop pâles et tropsérieuses pour que ce mot pût leur convenir. Lorsqu'elles étaient penchéessur leur livre, leur expression pensive allait presque jusqu'à la sévérité. Surun guéridon placé entre elles deux, j'aperçus une chandelle et deux grandsvolumes qu'elles consultaient souvent ; elles les comparaient au petit livrequ'elles tenaient à la main, comme quelqu'un qui s'aide d'un dictionnairepour une traduction. La scène était aussi silencieuse que si tous lespersonnages eussent été des ombres, et cette pièce, éclairée par le feu,ressemblait à un tableau. Le silence était si grand que j'entendais lescendres tomber sous la grille et l'horloge tinter dans son petit coin obscur ;il me sembla même que je distinguais le bruit des aiguilles à tricoter de lavieille femme. Aussi, lorsqu'une voix rompit enfin cet étrange silence, lesparoles arrivèrent clairement jusqu'à moi.

«Écoutez, Diana, s'écria tout à coup une des studieuses écolières ; Franz etle vieux Daniel sont ensemble pendant la nuit, et Franz raconte un rêve quil'a effrayé. Écoutez !»

Et, d'une voix basse, elle se mit à lire quelque chose de tout à faitinintelligible pour moi ; c'était une langue étrangère, mais ni le français nile latin.Je ne savais pas si c'était du grec ou de l'allemand.

«C'est fort, dit-elle, lorsqu'elle eut fini ; j'aime cela.»

L'autre jeune fille, qui avait levé la tête pour écouter sa soeur, répéta, enregardant le feu, la ligne qu'on venait de lui lire. Plus tard, j'appris lalangue et j'eus le livre entre les mains ; aussi vais-je citer la ligne tout desuite, quoiqu'elle n'eut aucune signification pour moi le jour où jel'entendis pour la première fois. La voici : «Da trat herfor einer anzusehenwie die sternen nacht.» (L'un d'eux s'avança pour voir les étoiles pendant lanuit...)

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«Bon, bon ! s'écria l'une des soeurs ; et je vis briller son oeil noir etprofond. Voyez ici, maintenant ; vous avez sous les yeux un archange duret puissant ; voici ce qu'il dit. Ces lignes valent cent pages de styleampoulé : «Ich wage die gedanken in der schale meines zornes und diewerke mit dem gevichte meines grimms.» (Je pèse les pensées dans labalance de ma colère et les oeuvres avec les poids de mon courroux.)J'aime aussi cela.»

Toutes deux se turent de nouveau.

«Y a-t-il un pays où l'on parle ainsi ? demanda la vieille femme en levantles yeux de dessus son tricot.

- Oui, Anna ; il y a un pays beaucoup plus grand que l'Angleterre où l'onne parle pas autrement.

- Ce qui est sûr, c'est que je ne sais pas comment ils se comprennent ; et sil'une de vous y allait, je parie qu'elle devinerait tout ce qu'ils disent.

- Il est probable, en effet, que nous comprendrions quelque chose, mais pastout : car nous ne sommes pas aussi savantes que vous le croyez, Anna ;nous ne parlons pas l'allemand, et nous ne la comprenons qu'à l'aide d'undictionnaire. - Et quel bien cela vous fera-t-il quand vous le comprendrez tout à fait ?

- Nous avons l'intention de l'enseigner plus tard, ou du moins les éléments,et alors nous gagnerons plus d'argent que maintenant.

- C'est probable. Mais à présent, cessez d'étudier, en voilà assez pour cesoir.

- Je le crois en effet, car je suis fatiguée ; et vous, Marie ?

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- Horriblement. Après tout, c'est un rude travail que d'étudier une languesans autre maître qu'un dictionnaire.

- Oh ! oui ; surtout une langue aussi difficile que l'allemand. Mais quandSaint-John arrivera-t-il donc ?

- Il ne tardera certainement pas beaucoup maintenant. Il est juste dixheures, dit-elle en retirant une petite montre d'or de sa ceinture ; il pleuttrès fort. Anna, voulez-vous avoir la bonté d'aller voir si le feu du parloirne s'éteint pas ?»

La femme se leva, ouvrit une porte à travers laquelle j'aperçus vaguementun passage, et je l'entendis remuer le feu dans une chambre. Elle revintbientôt.

«Ah ! enfants, s'écria-t-elle, cela me fait mal d'aller dans cette chambre ;elle est si triste maintenant, avec ce grand fauteuil vide, repoussé dans uncoin !»

Elle essuya ses yeux avec son tablier, et l'expression des jeunes filles, degrave qu'elle était, devint triste.

«Mais il est maintenant dans une place meilleure, continua Anna, nous nedevrions pas désirer qu'il fût ici ; et puis on ne peut pas avoir une mort plustranquille que ne l'a été la sienne.

- Vous dites qu'il n'a pas une seule fois parlé de nous ? demanda une desjeunes filles.

- Il n'en a pas eu le temps ; il est parti en une minute, votre pauvre père. Ilavait été un peu souffrant le jour précédent, mais ce n'était presque rien ; etlorsque M. John lui demanda s'il voulait qu'on envoyât chercher l'une devous, il se mit à rire.Le jour suivant, il y a de cela une quinzaine, il avait encore la tête un peulourde ; il alla se coucher, mais il ne s'est pas réveillé ; il était presque tout

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à fait mal lorsque votre frère entra dans la chambre. Oh ! enfants, c'était ledernier de la vieille race ; car vous et M. John, vous êtes d'une espèce toutedifférente ; vous avez beaucoup de rapport avec votre mère ; elle étaitpresque aussi savante que vous. Comme figure, elle ressemblait à Marie ;Diana rappelle plutôt son père.»

Je trouvais que les deux soeurs se ressemblaient tellement, que je nepouvais pas comprendre la différence faite entre elles deux par la servante,car je vis alors que c'était une servante. Toutes deux étaient blondes etsveltes ; toutes deux avaient des figures intelligentes et distinguées. Il estvrai que les cheveux de l'une étaient un peu plus foncés que ceux de l'autre,et qu'elles ne se coiffaient pas toutes deux de la même manière : lescheveux blonds cendrés de Marie étaient séparés sur le milieu de la tête etretombaient en boucles bien lissées sur les tempes ; les boucles plus brunesde Diana recouvraient tout son cou. L'horloge sonna dix heures.

«Je suis sûre que vous voudriez votre souper, observa Anna ; et M. Johnaussi le désirera lorsqu'il reviendra.»

Et elle se mit à préparer le repas. Les deux jeunes filles se levèrent etsemblèrent vouloir se diriger vers le parloir. Jusque-là j'avais été sioccupée à les regarder, leur tenue et leur conversation avaient si vivementexcité mon intérêt, que j'avais presque oublié ma triste position ; maismaintenant, je me la rappelais, et, par le contraste, elle me parut encoreplus douloureuse et plus désespérée ; et combien il me semblait difficiled'attendrir sur mon sort les habitants de cette maison, de leur persuadermême que mes besoins et mes souffrances n'étaient pas un mensonge,d'obtenir d'elles un abri ! Lorsque je m'avançai vers la porte, et que jefrappai en tremblant, je compris que cette dernière idée était une véritablechimère.Anna vint m'ouvrir.

«Que voulez-vous ? me demanda-t-elle avec étonnement, en m'examinantà la lueur de sa chandelle.

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- Puis-je parler à vos maîtresses ? demandai-je.

- Vous feriez mieux de me dire ce que vous leur voulez. D'où venez-vous ?

- Je suis étrangère.

- Que venez-vous faire ici à cette heure ?

- Je voudrais un abri pour cette nuit dans un hangar, ou ailleurs, et unmorceau de pain pour apaiser ma faim.»

Ce que je craignais arriva : la figure d'Anna exprima la défiance.

«Je vous donnerai un morceau de pain, dit-elle après une pause ; mais iln'est pas probable que nous puissions loger une vagabonde.

- Laissez-moi parler à vos maîtresses.

- Non. Que pourraient-elles faire pour vous ? Vous ne devriez pas errer parles chemins à cette heure ; ce n'est pas bien.

- Mais où irai-je, si vous me chassez ? Que ferai-je ?

- Oh ! je suis bien sûre que vous savez où aller et quoi faire. Tout ce que jevous conseille, c'est de ne rien faire de mal. Voilà deux sous ; maintenant,partez.

- De l'argent ne pourra pas me nourrir, et je n'ai pas la force d'aller plusloin. Ne me fermez pas la porte, je vous en supplie, pour l'amour de Dieu !

- Il le faut, la pluie entre dans la maison.

- Dites seulement aux jeunes dames, que je voudrais leur parler ;laissez-moi les voir.

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CHAPITRE XXVIII 463

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- Non certainement ; vous n'êtes pas ce que vous devriez être, ou vous neferiez pas un tel bruit. Partez.

- Mais je mourrai, si vous me chassez !

- Je suis bien sûre que non. Je crains que quelque mauvaise pensée ne vouspousse à errer à cette heure autour des maisons. Si vous êtes suivie par desvoleurs ou des gens de cette espèce, vous n'avez qu'à leur dire que nous nesommes pas seules à la maison ; que nous avons un homme, des chiens etdes fusils.»Et alors la servante, honnête mais inflexible, ferma la porte, et la verrouillaen dedans.

C'était le comble de mes maux. Une douleur infime brisa mon coeur ; unsanglot de profond désespoir le souleva. J'étais épuisée ; je ne pouvais plusfaire un pas ; je tombai en gémissant sur les marches mouillées. Je joignismes mains, et je me mis à pleurer amèrement. Oh ! le spectre de la mort !Oh ! mon heure dernière qui approche au milieu de tant d'horreurs ! Hélas !quelle solitude ! quel bannissement loin de mes semblables ! Ce n'était passeulement l'espérance qui s'était envolée, mais aussi le courage qui m'avaitabandonnée, pour un moment du moins ; mais bientôt je m'efforçai deredevenir ferme.

«Je ne puis que mourir, me dis-je ; mais je crois en Dieu, et j'essayeraid'attendre en silence l'accomplissement de sa volonté.»

Ces mots, je ne les avais pas seulement pensés, mais je les avais murmurésà demi-voix ; refoulant ma souffrance au fond de mon coeur, je la forçai ày rester tranquille et silencieuse.

«Tous les hommes doivent mourir, dit une voix tout près de moi ; maistous ne sont pas condamnés à une mort prématurée et douloureuse commeserait la vôtre, s'il vous fallait périr de besoin devant cette porte.

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CHAPITRE XXVIII 464

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- Qui est-ce qui a parlé ?» demandai-je épouvantée par cette voixinattendue, et incapable d'espérer aucun secours.

J'aperçus quelque chose près de moi, mais quoi ? L'obscurité de la nuit etla faiblesse de mes yeux m'empêchaient de rien distinguer. Le nouveauvenu frappa un coup long et vigoureux à la porte.

«Est-ce vous, monsieur John ? cria Anna. - Oui, oui, ouvrez vite.

- Comme vous devez être mouillé et avoir froid par une semblable nuit !Entrez, vos soeurs sont inquiètes de vous. Je crois qu'il y a des genssuspects dans les environs ; il y avait tout à l'heure ici une mendiante, etelle est encore couchée là ; voyez. Allons, levez-vous donc, vous dis-je, etpartez.

- Silence, Anna ! il faut que je parle à cette femme ; vous avez fait votredevoir en la chassant, laissez-moi accomplir le mien en la faisant entrer.J'étais tout près. J'ai entendu votre conversation avec elle ; je crois que c'estun cas tout particulier et qui demande au moins à être examiné. Jeunefemme, levez-vous et marchez devant moi.»

J'obéis avec peine. Je fus bientôt devant le foyer de la cuisine brillante etpropre que j'avais déjà vue. J'étais faible, tremblante, et j'avais consciencede mon aspect effrayant et désordonné ; j'étais inondée. Les deux jeunesfilles, M. Saint-John, leur frère, et la vieille servante avaient les yeux fixéssur moi.

J'entendis quelqu'un demander :

«Saint-John, qui est-ce ?

- Je ne puis pas vous le dire ; je l'ai trouvée à la porte, répondit-on.

- Elle est pâle, dit Anna.

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CHAPITRE XXVIII 465

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- Aussi pâle que la mort ou que l'argile, répondit quelqu'un ; faites-laasseoir ou elle tombera.»

En effet, j'avais le vertige ; je me sentais défaillir ; mais une chaise mereçut. J'avais encore conscience de ce qui se passait autour de moi ;seulement je ne pouvais pas parler.

«Peut-être qu'un peu d'eau lui ferait du bien ; Anna, allez en chercher.Voyez, son corps est réduit à rien ; comme elle est pâle et maigre !

- Un vrai spectre ! - Est-elle malade, ou a-t-elle seulement faim !

- Elle a faim, je crois. Anna, est-ce du lait que je vois là ? Donnez-le-moiavec un morceau de pain.»

Diana (je la reconnaissais à cause de ses longues boucles que je vis flotterentre moi et le feu au moment où elle se pencha de mon côté), Dianarompit un peu de pain, le trempa dans le lait et l'approcha de mes lèvres ;sa figure était près de la mienne ; ses traits exprimaient de la pitié et sarespiration haletante annonçait de la sympathie. Lorsqu'elle me dit :«Essayez de manger», je sentis dans ces simples paroles une émotion quifut pour moi comme un baume salutaire.

«Oui, essayez,» répéta doucement Marie.

Et, après m'avoir retiré mon chapeau, elle me souleva la tête. Je mangeai cequ'elles m'offraient, faiblement d'abord, puis avec ardeur.

«Pas trop à la fois ; contenez-la, dit le frère. Elle en a assez.»

Et il retira le lait et le pain.

«Encore un peu, Saint-John ; regardez comme ses yeux expriment l'avidité.

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CHAPITRE XXVIII 466

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- Pas à présent, ma soeur ; voyez si elle peut parler maintenant ;demandez-lui son nom.»

Je sentis que je pouvais parler et je répondis :

«Je m'appelle Jane Elliot.»

Craignant, comme toujours, d'être découverte, j'avais résolu de prendre cenom.

«Et où demeurez-vous ? où sont vos amis ?»

Je restai silencieuse.

«Pouvons-nous envoyer chercher quelqu'un que vous connaissiez ?»

Je secouai la tête.

«Quels détails avez-vous à donner sur votre position ?»

Maintenant que j'avais franchi le seuil de cette maison, que je me trouvaisface à face avec ses habitants, je ne me sentais plus repoussée, errante etdésavouée par le monde entier ; aussi osai-je me dépouiller de monapparence de mendiante et reprendre à la fois mon caractère et lesmanières qui m'étaient naturelles.Je commençais à me reconnaître, et lorsque M. Saint-John me demandades détails, que j'étais trop faible pour lui donner, je répondis, après unecourte pause :

«Monsieur, je ne puis pas vous donner de détails ce soir.

- Mais alors, reprit-il, qu'espérez-vous donc que je ferai pour vous ?

- Rien.» répondis-je.

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CHAPITRE XXVIII 467

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Mes forces ne me permettaient de faire que de courtes réponses.

Diana prit la parole.

«Voulez-vous dire, demanda-t-elle, que nous vous ayons donné tout cedont vous avez besoin et que nous puissions vous renvoyer par cette nuitpluvieuse ?»

Je la regardai ; son expression était remarquable et indiquait à la fois laforce et la bonté. Je pris courage ; répondant par un sourire à son regardplein de compassion, je lui dis :

«Je me confierai à vous ; quand même je serais un chien errant et sansmaître, je sais que vous ne me chasseriez pas loin de votre foyer cette nuit ;et, les choses étant ce qu'elles sont, je n'ai aucune crainte. Faites de moi ceque vous voudrez ; mais excusez-moi si je ne vous parle pas longuementaujourd'hui ; mon haleine est courte, et chaque fois que je parle je sens unspasme.

Tous les trois me regardèrent et demeurèrent silencieux.

«Anna, dit enfin M. Saint-John, laissez-la assise ici et ne lui faites aucunequestion pour le moment. Dans une dizaine de minutes donnez-lui le restedu lait et du pain. Marie et Diana, suivez-moi dans le parloir, et nouscauserons de tout ceci.»

Ils se retirèrent ; bientôt une des dames rentra, je ne puis pas dire laquelle ;pendant que j'étais assise devant la flamme vivifiante du foyer, unengourdissement agréable s'était emparé de moi. La jeune fille donna toutbas quelques ordres à Anna, et, peu de temps après, je m'efforçai, avecl'aide de la servante, de monter l'escalier.On me retira mes vêtements mouillés, et bientôt un lit chaud et sec reçutmes membres engourdis. Je remerciai Dieu et, au milieu d'un inexprimableépuisement, j'éprouvai une joyeuse gratitude.

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CHAPITRE XXVIII 468

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Je m'endormis bien vite.

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CHAPITRE XXVIII 469

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CHAPITRE XXIX

Je ne me rappelle que très confusément les trois jours et les trois nuits quisuivirent mon arrivée dans cette maison ; je pensais peu ; je ne faisais rien.Je sais que j'étais dans une petite chambre et dans un lit étroit. Il mesemblait que j'étais attachée à ce lit, car j'y restais aussi immobile qu'unepierre, et m'en arracher eut presque été me tuer. Je ne faisais point attentionau temps ; je ne m'apercevais pas de l'arrivée du soir ou du matin. Jevoyais quand quelqu'un entrait dans la chambre ou la quittait ; je pouvaismême dire qui c'était ; je comprenais ce qui se disait, lorsque celui quiparlait était près de moi ; mais je ne pouvais pas répondre : il m'était aussiimpossible d'ouvrir mes lèvres que de remuer mes membres. Anna étaitcelle qui me visitait le plus souvent ; je n'aimais pas à la voir, parce que jesentais qu'elle m'aurait voulue loin de là, qu'elle ne comprenait pas maposition et qu'elle était mal disposée à mon égard. Diana et Marie entraientdans la chambre une ou deux fois par jour, et je les entendais murmurer àcôté de moi des phrases semblables à celles-ci :

-C'est bien heureux que nous l'ayons fait entrer.

- Oh oui ! car on l'aurait certainement trouvée morte le lendemain, si ellefût restée dehors toute la nuit. Je me demande ce qui a pu lui arriver.

- Elle a supporté de grandes souffrances, je crois, la pauvre voyageuse pâleet amaigrie !

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- À en juger d'après sa manière de parler, ce n'est pas une personne sanséducation ; son accent est très pur, et les vêtements qu'on lui a retirés, bienque souillés et mouillés, étaient beaux et presque neufs. - Elle a une figure singulière, maigre et hagarde, et qui me plaît pourtant ;quand elle est animée et en bonne santé, je parie que sa physionomie doitêtre agréable.»

Pas une seule fois je ne les entendis regretter l'hospitalité qu'ils m'avaientaccordée ; pas une seule fois je ne les vis témoigner, à mon égard, dedéfiance ou d'aversion. Je me sentais bien.

M. Saint-John ne vint me voir qu'une seule fois ; il me regarda, et dit quemon état léthargique était la réaction inévitable qui devait suivre toutefatigue excessive. Il déclara inutile d'envoyer chercher un médecin ; il étaitsûr, disait-il, que, livrée à elle-même, la nature n'en agirait que mieux. Ilajouta que chacun de mes nerfs avait été violemment excité et qu'il fallaitun profond sommeil à tout le système ; que je n'avais pas de maladie et quema convalescence, une fois commencée, serait rapide. Il dit toutes ceschoses en peu de mots et à voix basse. Après une pause, il ajouta, du tond'un homme peu accoutumé à l'expansion :

«Une physionomie extraordinaire, et qui certainement n'indique ni lavulgarité ni la dégradation.

- Loin de là, répondit Diana ; à dire vrai, Saint-John, je m'attache à cettepauvre petite créature ; je voudrais pouvoir la garder toujours.

- Il est probable que ce sera impossible, répondit M. Saint-John ; vousverrez qu'elle se trouvera être quelque jeune lady qui, ayant eu unmalentendu avec ses amis, les aura quittés dans un moment d'irréflexion.Nous réussirons peut-être à la leur rendre, si elle n'est pas trop entêtée ;mais je vois sur son visage des lignes qui indiquent une telle force devolonté que je doute un peu du succès. Il me regarda quelques minutes,

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puis ajouta : «Sa figure exprime la sensibilité, mais elle n'est pas jolie. - Elle est si malade, Saint-John !

- Malade ou non, elle ne peut être jolie ; la grâce et l'harmonie manquentdans ses traits.»

Le troisième jour, je fus mieux ; le quatrième, je pus parler, remuer, melever sur mon lit et me tourner. Anna m'apporta un peu de gruau et unerôtie sans beurre ; je pense que ce devait être vers l'heure du dîner. Jemangeai avec plaisir ; cette nourriture me sembla bonne, et je ne lui trouvaipas cette saveur fiévreuse qui, jusque-là, avait empoisonné tout ce quej'avais mangé. Quand Anna me quitta, je me sentais forte et animée,comparativement du moins à ce que j'étais auparavant. Au bout de quelquetemps, je fus rassasiée de repos et tourmentée par le besoin de l'action. Jedésirais me lever ; mais quels vêtements mettre ? je n'avais que mes habitsmouillés et tachés de boue, avec lesquels j'étais tombée dans la mare et jem'étais couchée à terre. J'eus honte de paraître ainsi vêtue devant mesbienfaiteurs ; mais cette humiliation me fut épargnée. Sur une chaise, aupied du lit, j'aperçus tous mes habits propres et séchés. Ma robe de soienoire était pendue au mur ; toutes les traces de boue avaient été enlevées ;les plis formés par la pluie avaient disparu ; en un mot, elle était propre eten état d'être portée. Mes bas et mes souliers, bien nettoyés, étaientredevenus présentables. Il y avait dans la chambre de quoi me laver et unebrosse et un peigne pour arranger mes cheveux. Après bien des efforts quim'obligèrent à me reposer toutes les cinq minutes, je parvins enfin àm'habiller. Mes vêtements pendaient le long de mon corps, car j'avaisbeaucoup maigri ; mais je m'enveloppai dans un châle pour cacher l'état oùj'étais. Enfin, j'étais propre ; je n'avais plus sur moi ni taches de boue nitraces de désordre, deux choses que je détestais tant et qui m'avilissaient àmes propres yeux.Je descendis l'escalier de pierre en m'aidant de la balustrade ; j'arrivai à unpassage bas si étroit qui me conduisit bientôt à la cuisine.

En y entrant, je sentis l'odeur du pain nouvellement cuit, et la chaleur d'unfeu généreux arriva jusqu'à moi. On sait combien il est difficile d'arracher

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les préjugés d'un coeur qui n'a pas subi la bonne influence de l'éducation,car ils y sont aussi fortement enracinés que les mauvaises herbes dans lespierres. Aussi Anna avait-elle été d'abord froide et roide à mon égard ;dernièrement elle s'était un peu radoucie, et lorsqu'elle me vit propre etbien habillée, elle alla même jusqu'à sourire.

«Comment ! vous vous êtes levée ! dit-elle ; alors vous êtes mieux ; vouspouvez vous asseoir dans ma chaise, sur la pierre du foyer, si vous ledésirez.»

Elle m'indiqua le siège ; je le pris. Elle continua son ouvrage, me regardantde temps en temps du coin de l'oeil ; puis se tournant de mon côté aprèsavoir retiré quelques pains du four, elle me dit tout à coup :

«Avez-vous jamais mendié avant de venir ici ?»

Un instant je fus indignée ; mais, me rappelant que la colère serait hors depropos, et qu'en effet elle avait dû me prendre pour une mendiante, je luirépondis tranquillement, mais avec une certaine fermeté :

«Vous vous trompez lorsque vous supposez que je suis une mendiante ; jene suis pas plus une mendiante que vous ou que vos jeunes maîtresses.»

Après une pause, elle reprit :

«Je ne comprends pas cela ; et pourtant vous n'avez pas de maison ni demagot, je parie.

- On peut n'avoir ni maison ni argent (car je suppose que c'est là ce quevous voulez dire), sans être pour cela une mendiante dans le sens où vousl'entendez. - Êtes-vous savante ? me demanda-t-elle au bout de quelque temps.

- Oui.

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CHAPITRE XXIX 473

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- Mais vous n'avez jamais été en pension ?

- Si, pendant huit ans.»

Ella ouvrit ses yeux tout grands.

«Alors pourquoi ne pouvez-vous pas vous suffire ! reprit-elle.

- Jusqu'ici je me suis suffi à moi-même, et j'espère que je me suffirai plustard encore. Qu'allez-vous faire de ces groseilles ? demandai-je en lavoyant apporter une corbeille de fruits.

- Des tartes.

- Donnez-les-moi, je vais les éplucher.

- Je ne vous demande pas de m'aider.

- Mais il faut que je fasse quelque chose ; donnez-les-moi.

- Vous n'avez pas été habituée aux gros ouvrages ; je le vois à vos mains,dit-elle ; vous avez peut-être été couturière ?

- Non, vous vous trompez ; mais peu importe ce que j'ai été : ne vous entourmentez pas plus ; mais dites-moi le nom de la maison où vousdemeurez ?

- Il y en a qui l'appellent Marsh-End, d'autres Moor-House.

- Et le maître de la maison s'appelle M. Saint-John.

- Il ne demeure pas ici ; il n'y est que depuis peu de temps ; sa maison estdans sa paroisse, à Morton.

- Le village qui est à quelques milles d'ici ?

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CHAPITRE XXIX 474

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- Oui.

- Et qu'est-il ?

- Il est pasteur.»

Je me rappelai la réponse que m'avait faite la vieille femme de charge dupresbytère quand je lui avais demandé à voir le pasteur.

«Alors, repris-je, c'était ici la maison de son père ?

- Oui, le vieux M. Rivers demeurait ici ; et son père, son grand-père et sonarrière-grand-père y avaient demeuré avant lui.

- Alors, le monsieur que j'ai vu s'appelle M. Saint-John Rivers ?

- Oui, Saint-John est comme son nom de baptême. - Et ses soeurs s'appellent Diana et Marie Rivers ?

- Oui.

- Leur père est mort ?

- Il y a trois semaines. Il est mort subitement.

- Ils n'ont pas de mère ?

- Elle est morte il y a plusieurs années.

- Demeurez-vous depuis longtemps dans la famille ?

- Depuis trente ans. Je les ai élevés tous les trois.

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CHAPITRE XXIX 475

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- Cela prouve que vous avez été une servante honnête et fidèle. Je ledéclarerai hautement, bien que vous ayez eu l'impolitesse de m'appeler unemendiante.»

Elle me regarda de nouveau avec surprise.

«Je crois, dit-elle, que je me suis tout à fait trompée sur votre compte ;mais il y a tant de fripons dans le pays qu'il ne faut pas m'en vouloir.

- Et bien que vous ayez voulu me chasser, continuai-je un peu sévèrement,à un moment où l'on n'aurait pas mis un chien à la porte.

- Oui, c'était dur. Mais que faire ? Je pensais plus aux enfants qu'à moi ;elles n'ont que moi pour prendre soin d'elles et je suis quelquefois obligéed'être un peu vive.»

Je gardai le silence pendant quelques minutes.

«Il ne faut pas me juger trop sévèrement, reprit-elle de nouveau.

- Je vous juge sévèrement, repris-je, et je vais vous dire pourquoi. Ce n'estpas tant parce que vous m'avez refusé un abri, et que vous m'avez traitée dementeuse, que parce que vous venez de me reprocher de n'avoir ni maisonni argent. On a vu les gens les plus vertueux du monde réduits à undénûment aussi grand que le mien ; et si vous étiez chrétienne, vous neregarderiez pas la pauvreté comme un crime.

- C'est vrai, répondit-elle ; M. Saint-John me le dit aussi. Je vois que jem'étais trompée, mais maintenant j'ai une tout autre opinion de vous, carvous avez l'air d'une jeune fille propre et convenable. - Cela suffit, je vous pardonne à présent ; donnez-moi une poignée demain.»

Elle mit sa main rude et enfarinée dans la mienne ; un sourire bienveillantillumina son visage, et, à partir de ce moment, nous fûmes amies.

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Anna aimait évidemment à parler. Pendant que j'épluchais les fruits etqu'elle-même faisait la pâte de la tourte, elle se mit à me donner uneinfinité de détails sur son ancien maître, sa maîtresse et les enfants ; c'estainsi qu'elle appelait les jeunes gens.

«Le vieux M. Rivers, me dit-elle, était un homme simple, et pourtantaucune famille ne remonte plus haut que la sienne ; Marsh-End a toujoursappartenu aux Rivers (et elle affirmait qu'il y avait au moins deux cents ansque la maison était bâtie). Elle doit paraître bien humble et bien triste,continua la servante, comparée au grand château de M. Olivier, dans lavallée de Morton. Mais je me rappelle le père de M. Olivier, ouvrier ettravaillant dans la fabrique d'aiguilles, tandis que la famille de M. Riversest de vieille noblesse. Elle remonte jusqu'au temps des Henri, comme onpeut bien le voir dans les registres de l'église ; et pourtant, mon maître étaitcomme les autres, rien ne le distinguait des paysans : il était chaussé degros souliers, s'occupait de ses fermes, et ainsi de suite. Quant à mamaîtresse, c'était différent : elle aimait à lire et à étudier, et ses enfants ontsuivi son exemple. Il n'y a jamais eu, et il n'y a encore personne commeeux dans ce pays. Tous trois ont aimé l'étude presque du moment où ils ontsu parler, et ils ont toujours été d'une pâte à part. Quand M. John fut grand,on l'envoya au collège pour en faire un ministre. Les jeunes filles, aussitôtqu'elles eurent quitté la pension, cherchèrent à se placer commegouvernantes, car on leur avait dit que leur père avait perdu beaucoupd'argent par suite d'une banqueroute, qu'il n'était pas assez riche pour leurdonner de la fortune, qu'il leur faudrait se tirer d'affaire elles-mêmes.Pendant longtemps elles ne sont restées que très peu à la maison. Cestemps-ci, elles sont venues y passer quelques semaines à cause de la mortde leur père. Elles aiment beaucoup Marsh-End, Morton, les rochers degranit et les montagnes environnantes. Bien qu'elles aient habité Londres,et plusieurs autres grandes villes, elles disent toujours qu'il n'y a rien de telque le pays où l'on est né. Et puis, elles sont si bien ensemble ! elles ne sedisputent jamais ; c'est la famille la plus unie que je connaisse.»

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Ayant achevé d'éplucher mes groseilles, je demandai où étaient les deuxjeunes filles et leur frère.

«Ils ont été faire une promenade à Morton, me répondit-elle, mais ilsseront de retour dans une demi-heure pour prendre le thé.».

Ils revinrent, en effet, à l'heure indiquée par Anna ; ils entrèrent par lacuisine. Lorsque M. Saint-John me vit, il me salua simplement, et continuason chemin. Les deux jeunes filles s'arrêtèrent : Marie m'exprima, enquelques mots pleins de bonté et de calme, le plaisir qu'elle avait à me voiren état de descendre ; Diana me prit la main et pencha sa tête vers moi.

«Avant de vous lever, vous auriez dû me demander permission, medit-elle ; vous êtes encore bien pâle et bien faible. Pauvre enfant ! pauvrejeune fille !»

La voix de Diana me rappela le roucoulement de la tourterelle ; son regardme charmait, et j'aimais à le rencontrer. Tout son visage était remplid'attrait pour moi. La figure de Marie était aussi intelligente, ses traits aussijolis ; mais son expression était plus réservée ; ses manières, quoiquedouces, étaient moins familières. Il y avait une certaine autorité dans leregard et dans la parole de Diana ; évidemment, elle avait une volonté. Ilétait dans ma nature de me soumettre avec plaisir à une autorité semblableà la sienne ; lorsque ma conscience et ma dignité me le permettaient,j'aimais à plier sous une volonté active. «Et que faites-vous ici ? Continua-t-elle ; ce n'est pas votre place. Marie etmoi nous nous tenons quelquefois dans la cuisine, parce que chez nousnous aimons à être libres jusqu'à la licence ; mais vous, vous êtes notrehôte. Entrez dans le salon.

- Je suis très bien ici.

- Pas du tout ; Anna fait du bruit autour de vous, et vous couvre de farine.

- Et puis le feu est trop chaud pour vous, ajouta Marie.

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- Certainement, reprit Diana ; venez, il faut obéir.»

Et, me tenant toujours la main, elle me fit lever et me conduisit dans unechambre intérieure.

«Asseyez-vous là, me dit-elle, en me plaçant sur le sofa, pendant que nousnous déshabillerons et que nous préparerons le thé ; car c'est encore un denos privilèges dans notre petite maison des montagnes, nous préparonsnous-mêmes nos repas quand nous y sommes disposées, et qu'Anna estoccupée à pétrir, à cuire, à laver ou à repasser.»

Elle ferma la porte et me laissa seule avec M. Saint-John, qui était assis enface de moi, un livre ou un journal à la main. J'examinai d'abord le salon,ensuite celui qui l'occupait.

Le salon était une petite pièce simplement meublée, mais propre etconfortable. Les chaises, de forme antique, étaient brillantes à force d'avoirété frottées, et la table de noyer eût pu servir de miroir. Quelques vieuxportraits d'hommes et de femmes décoraient le papier fané du mur ; unbuffet vitré renfermait des livres et un ancien service de porcelaine. Il n'yavait aucun ornement inutile dans la chambre ; pas un meuble moderne,excepté pourtant deux boites à ouvrage et un pupitre en bois de rose, placéssur une table de côté. Tout enfin, y compris le tapis et les rideaux, était à lafois vieux et bien conservé. M. Saint-John, aussi immobile que les tableaux suspendus au mur, lesyeux fixés sur son livre et les lèvres complètement fermées, était facile àexaminer, et même l'examen n'aurait pas été plus aisé si, au lieu d'être unhomme, il eût été une statue. Il pouvait avoir de vingt-huit à trente ans ; ilétait grand et élancé ; son visage attirait le regard. Il avait une figuregrecque, des lignes très pures, un nez droit et classique, une bouche et unmenton athéniens. Il est rare qu'une tête anglaise s'approche autant desmodèles antiques. Il avait bien pu être un peu choqué de l'irrégularité demes traits, les siens étaient si harmonieux ! Ses grands yeux bleus étaientvoilés par des cils noirs ; quelques mèches de cheveux blonds tombaient

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négligemment sur son front élevé et pâle comme l'ivoire.

Quels traits charmants ! direz-vous. Et pourtant, en regardant M.Saint-John, il ne me vint pas une seule fois à l'idée qu'il dût avoir unenature charmante, souple, sensitive, ni même douce. Bien qu'il fûtimmobile en ce moment, il y avait dans sa bouche, son nez et son front,quelque chose qui semblait indiquer l'inquiétude, la dureté ou la passion. Ilne me dit pas un mot, ne me regarda pas une seule fois, jusqu'à ce que sessoeurs fussent de retour. Diana, qui allait et venait pour préparer le thé,m'apporta un petit gâteau cuit dans le four.

«Mangez cela maintenant, me dit-elle ; vous devez avoir faim ; Anna m'adit que depuis le déjeuner vous n'aviez mangé qu'un peu de gruau.»

J'acceptai, car mon appétit était aiguisé. M. Rivers ferma alors son livre,s'approcha de la table, et, au moment où il s'assit, fixa sur moi ses yeuxbleus, semblables à ceux d'un tableau. Son regard était si direct, siscrutateur, et indiquait tant de résolution, qu'il fut bien évident pour moique, si M. Rivers ne m'avait pas encore examinée, c'était avec intention etnon pas par timidité.«Vous avez très faim ? me dit-il.

- Oui, monsieur,» répondis-je.

Il était dans ma nature de répondre brièvement à une question brève, etsimplement à une question directe.

«Il est heureux, reprit-il, que la fièvre vous ait forcée à vous abstenir cestrois derniers jours : il y aurait eu du danger à céder dès le commencementà votre appétit vorace. Maintenant vous pouvez manger, mais il fautpourtant de la modération.»

Ma réponse fut à la fois impolie et maladroite.

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«J'espère, monsieur, dis-je, que je ne me nourrirai pas longtemps à vosdépens.

- Non, répondit-il froidement ; quand vous nous aurez indiqué la demeurede vos amis, nous leur écrirons et vous leur serez rendue.

- Je vous dirai franchement qu'il n'est pas en mon pouvoir de le faire, car jen'ai ni demeure ni amis.»

Tous trois me regardèrent, mais sans défiance ; leurs regards n'exprimaientpas le soupçon, mais plutôt la curiosité. Je parle surtout des deux jeunesfilles : car, bien que les yeux de Saint-John fussent limpides dans le senspropre du mot, au figuré il était presque impossible d'en mesurer laprofondeur ; c'étaient plutôt des instruments destinés à sonder les penséesdes autres que des agents propres à révéler les siennes. Sa réserve et saperspicacité étaient plutôt faites pour embarrasser que pour encourager.

«Voulez-vous dire, reprit-il, que vous n'avez aucun parent ?

- Oui, monsieur ; aucun lien ne m'attache à un être vivant. Je n'ai le droitde réclamer d'abri sous aucun toit d'Angleterre. - C'est une position bien singulière à votre âge.»

Je vis son regard se diriger vers mes mains, qui étaient croisées sur la table.Je me demandais ce qu'il cherchait ; je le compris bientôt par la questionqu'il me fit.

«Vous n'avez jamais été mariée ?» me demanda-t-il.

Diana se mit à rire.

«Comment, Saint-John ! s'écria-t-elle ; elle a tout au plus dix-sept oudix-huit ans.

- J'ai près de dix-neuf ans, dis-je, mais je ne suis pas mariée.»

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CHAPITRE XXIX 481

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Je sentis le rouge me monter au visage, car ce mot de mariage avait réveilléchez moi des souvenirs amers et cuisants. Tous virent mon embarras etmon émotion ; mais le frère, plus sombre et plus froid, continua à meregarder jusqu'à ce que le trouble m'eût amené des larmes dans les yeux.

«Où avez-vous demeuré en dernier lieu ? demanda-t-il de nouveau.

- Vous êtes trop curieux, Saint-John,» murmura Marie à voix basse.

Mais, appuyé sur la table, M. Rivers demandait une réponse par son regardferme et perçant.

«Le nom du lieu où j'ai demeuré et de la personne avec laquelle j'ai vécuest mon secret, répondis-je.

- Et, dans mon opinion, vous avez le droit de le garder et de ne répondre nià Saint-John ni aux autres questionneurs indiscrets, remarqua Diana.

- Et pourtant, si je ne sais rien sur vous ni sur votre histoire, je ne puis pasvenir à votre aide, dit-il ; et vous avez besoin de secours, n'est-ce pas ?

- J 'en ai besoin et j 'en cherche ; je désire que quelque véritablephilanthrope me procure un travail dont le salaire suffise pour faire faceaux premières nécessités de la vie.

- Je ne sais si je suis un véritable philanthrope, mais je désire vous aiderautant qu'il est en mon pouvoir pour atteindre un but aussi honnête. Maisdites-moi d'abord ce que vous avez été accoutumée à faire, puis ce quevous pouvez faire.»J'avais avalé mon thé ; ce breuvage m'avait restaurée comme du vin auraitrestitué un géant ; il avait donné du ton à mes nerfs sans force, et je pusm'adresser avec fermeté à ce juge jeune et pénétrant.

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«Monsieur Rivers, dis-je en me tournant vers lui, et en le regardant commeil me regardait, c'est-à-dire ouvertement et sans timidité, vous et vos soeursm'avez rendu un grand service, le plus grand qu'un homme puisse rendre àson semblable : vous m'avez arrachée à la mort par votre noble hospitalité ;ce bienfait vous donne un droit illimité à ma reconnaissance, et un certaindroit à ma confiance. Je vous dirai sur la voyageuse que vous avezrecueillie tout ce que je puis dire sans compromettre la paix de mon esprit,ma propre sécurité morale et physique, et surtout celle des autres. Je suisorpheline, fille d'un ministre ; mes parents sont morts avant que j'aie pu lesconnaître. Je me trouvai dans une position dépendante. Je fus élevée à uneécole de charité ; je vous dirai même le nom de l'établissement où j'ai passésix années comme élève et deux comme maîtresse : c'était à Lowood,Institution des Orphelins, comté de... Vous aurez entendu parler de cela,monsieur Rivers ; le révérend Robert Brockelhurst était trésorier.

- J'ai entendu parler de M. Brockelhurst, et j'ai vu l'école.

- J'ai quitté Lowood il y a à peu près un an pour devenir institutrice dansune maison. J'avais une bonne place et j'étais heureuse ; cette place, j'ai étéobligée de la quitter quatre jours avant le moment où je suis arrivée ici ; jene puis pas, je ne dois pas dire la raison de mon départ : ce serait inutile,dangereux, et paraîtrait incroyable. Je ne suis pas à blâmer ; je suis aussipure qu'aucun de vous ; je suis malheureuse et je le serai pendant quelquetemps, car la cause qui m'a fait fuir cette maison où j'avais trouvé unparadis est à la fois étrange et vile.Lorsque je partis, deux choses seulement me paraissaient importantes, lapromptitude et le secret : aussi, pour atteindre mon but, ai-je laissé derrièremoi tout ce que je possédais, excepté un petit paquet ; mais, dans ma hâteet mon trouble, je l'ai oublié dans la voiture qui m'a amenée à Whitcross.Je suis donc arrivée ici sans rien ; j'ai dormi deux nuits en plein air ; j'aimarché deux jours sans franchir le seuil d'une porte ; pendant ce temps, jen'ai mangé que deux fois ; et alors, épuisée par la faim, la fatigue et ledésespoir, j'allais voir commencer mon agonie : mais vous, monsieurRivers, vous n'avez pas voulu me laisser mourir de faim devant votre porte,et vous m'avez recueillie sous votre toit. Je sais tout ce que vos soeurs ont

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fait pour moi depuis ; car, pendant ma torpeur apparente, je voyais ce quise passait autour de moi, et j'ai vu que je devais à leur compassionnaturelle, spontanée et généreuse, autant qu'à votre charité évangélique.

- Ne la faites plus parler maintenant, Saint-John, dit Diana en me voyantm'arrêter ; elle n'est pas en état d'être excitée ; venez vous asseoir sur lesofa, mademoiselle Elliot.»

Je tressaillis involontairement ; j'avais oublié mon nouveau nom. M.Rivers, à qui rien ne semblait échapper, l'eut bientôt remarqué.

«Vous dites que votre nom est Jane Elliot ? me demanda-t-il.

- Je l'ai dit, et c'est en effet le nom par lequel je désire être appelée pour lemoment ; mais ce n'est pas mon véritable nom, et, quand je l'entends, ilsonne étrangement à mes oreilles.

- Vous ne voulez pas dire votre véritable nom ?

- Non ; je crains par-dessus tout qu'on ne découvre qui je suis, et j'évitetout ce qui pourrait trahir mon secret. - Et vous avez bien raison, dit Diana. Maintenant, mon frère, laissez-latranquille un moment !»

Mais Saint-John, après avoir réfléchi quelque temps, reprit avec son tonimperturbable et sa pénétration ordinaire :

«Vous ne voudriez pas accepter longtemps notre hospitalité ; vousvoudriez vous débarrasser, aussitôt que possible, de la compassion de messoeurs, et surtout de ma charité (car j'ai bien remarqué la distinction quevous faisiez entre nous : je ne vous en blâme pas, elle est juste) ; vousdésirez être indépendante.

- Oui, je vous l'ai déjà dit ; montrez-moi ce que je dois faire ou comment jedois me procurer de l'ouvrage : c'est tout ce que je vous demande.

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CHAPITRE XXIX 484

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Envoyez-moi, s'il le faut, dans la plus humble ferme ; mais, jusque-là,permettez-moi de rester ici ; car j'aurais bien peur s'il fallait recommencer àlutter contre les souffrances d'une vie vagabonde.

- Certainement vous resterez ici, me dit Diana en posant sa main blanchesur ma tête.

- Oh ! oui» répéta Marie avec la sincérité peu expansive qui lui étaitnaturelle.

- Vous le voyez, me dit Saint-John ; mes soeurs ont du plaisir à vousgarder, comme elles auraient du plaisir à garder et à soigner un oiseau àdemi gelé, qu'un vent d'hiver aurait poussé vers leur demeure. Quant à moi,je me sens plutôt disposé à vous mettre en état de vous suffire àvous-même. Je ferai mes efforts pour atteindre ce but ; mais ma sphère estétroite : je ne suis qu'un pauvre pasteur de campagne ; mon secours serades plus humbles, et si vous dédaignez les petites choses, cherchez unprotecteur plus puissant que moi.

- Elle vous a déjà dit qu'elle voulait bien faire tout ce qui était honnête eten son pouvoir, répondit Diana ; et vous savez, Saint-John, qu'elle ne peutpas choisir son protecteur ; elle est bien forcée de vous accepter, malgrévotre esprit pointilleux. - Je serai couturière, lingère, domestique, bonne d'enfants même, si je nepuis rien trouver de mieux, répondis-je.

- C'est bien, dit Saint-John. Si telles sont vos dispositions, je vous prometsde vous aider dans mon temps et à ma manière.»

Il reprit alors le livre qu'il lisait avant le thé ; je me retirai bientôt, carj'étais restée debout, et j 'avais parlé autant que mes forces me lepermettaient.

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CHAPITRE XXX

Plus je connus les habitants de Moor-House, plus je les aimai. Au bout depeu de temps, je fus assez bien pour rester levée toute la journée et mepromener quelquefois ; je pouvais prendre part aux occupations de Dianaet de Marie, causer avec elles autant qu'elles le désiraient, et les aiderquand elles me le permettaient. Il y avait pour moi dans ce genre derelations une grande jouissance que je goûtais pour la première fois,jouissance provenant d'une parfaite similitude dans les goûts, lessentiments et les principes.

J'aimais à lire les mêmes choses qu'elles ; ce dont elles jouissaientm'enchantait ; j'admirais ce qu'elles approuvaient. Elles aimaient leurmaison isolée, et moi aussi je trouvais un charme puissant et continueldans cette petite demeure si triste et si vieille, dans ce toit bas, ces fenêtresgrillées, ces murs couverts de mousse, cette avenue de vieux sapins,courbés par la violence du vent des montagnes, ce jardin assombri par leshoux et les ifs, et où ne voulaient croître que les fleurs les plus rudes. Ellesaimaient les rochers de granit qui entouraient leur demeure, la vallée àlaquelle conduisait un petit sentier pierreux partant de la porte de leurjardin. Elles aimaient aussi ce petit sentier tracé d'abord entre des fougères,et, plus loin, au milieu des pâturages les plus arides qui aient jamais bordéun champ de bruyères ; ces pâturages servaient à nourrir un troupeau debrebis grises, suivies de leurs petits agneaux dont la tête retenait toujoursquelques brins de mousse. Cette scène excitait chez elles un grandenthousiasme et une profonde admiration. Je comprenais ce sentiment, jel'éprouvais avec la même force et la même sincérité qu'elles. Je voyais toutce qu'il y avait de fascinant dans ces lieux ; je sentais toute la sainteté decet isolement.

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Mes yeux se plaisaient à contempler les collines et les vallées, les teintessauvages communiquées au sommet et à la base des montagnes par lamousse, la bruyère, le gazon fleuri, la paille brillante et les crevasses desrochers de granit ; ces choses étaient pour moi ce qu'elles étaient pourDiana et Marie : la source d'une jouissance douce et pure. Le ventimpétueux et la brise légère, le ciel sombre et les jours radieux, le lever etle coucher du soleil, le clair de lune et les nuits nuageuses, avaient pourmoi le même attrait que pour elles, et moi aussi je sentais l'influence de cecharme qui les dominait.

À l'intérieur, l 'union était aussi grande ; toutes deux étaient plusaccomplies et plus instruites que moi, mais je suivis leurs traces avecardeur ; je dévorai les livres qu'elles me prêtèrent, et c'était une grandejouissance pour moi de discuter avec elles, le soir, ce que j'avais lu pendantle jour ; nos pensées et nos opinions se rencontraient : en un mot, l'accordétait parfait.

Si l'une de nous trois dominait les autres, c'était certainement Diana ;physiquement, elle m'était de beaucoup supérieure ; elle était belle et avaitune nature forte. Il y avait en elle une affluence de vie et une sécurité danssa conduite qui excitaient toujours mon étonnement et que je ne pouvaiscomprendre. Je pouvais parler un instant au commencement de la soirée ;mais une fois le premier élan de vivacité épuisé, je me voyais forcée dem'asseoir aux pieds de Diana, de reposer ma tête sur ses genoux et del'écouter, elle ou sa soeur ; et alors elles sondaient ensemble ce que j'avaisà peine osé toucher.Diana m'offrit de m'enseigner l'allemand. J'aimais à apprendre d'elle ; je visque la tâche de maîtresse lui plaisait, celle d'élève ne me convenait pasmoins : il en résulta une grande affection mutuelle. Elles découvrirent queje savais dessiner ; aussitôt leurs crayons et leurs boîtes à couleurs furent àmon service ; ma science, qui, sur ce point, était plus grande que la leur,les surprit et les charma. Marie s'asseyait à côté de moi et me regardaitpendant des heures ; ensuite elle prit des leçons : c'était une élève docile,intelligente et assidue. Ainsi occupées et nous amusant mutuellement, lesjours passaient comme des heures, et les semaines comme des jours.

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CHAPITRE XXX 487

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L'intimité qui s'était si rapidement établie entre moi et Mlles Rivers nes'était pas étendue jusqu'à M. Saint-John : une des causes de la distance quinous séparait encore, c'est qu'il était rarement à la maison ; une grandepartie de son temps semblait consacrée à visiter les pauvres et les maladesdisséminés au loin dans sa paroisse.

Aucun temps ne l'arrêtait dans ses excursions. Après avoir consacréquelques heures de la matinée à l'étude, il prenait son chapeau et partait parla pluie ou le soleil, suivi de Carlo, vieux chien couchant qui avaitappartenu à son père, et allait accomplir sa mission d'amour ou de devoir,car je ne sais pas au juste comment il la considérait. Quand le temps étaittrès mauvais, ses soeurs cherchaient à le retenir ; il répondait alors avec unsourire tout particulier, plutôt solennel que joyeux :

«Si un rayon de soleil ou une goutte de pluie me détourne d'une tâche aussifacile, comment serai-je propre à entreprendre l'oeuvre que j'ai conçue ?» Diana et Marie répondaient, en général, par un soupir, et pendant quelquesminutes restaient plongées dans une triste méditation.

Mais, outre ces absences fréquentes, il y avait encore une autre barrièreentre nous : il me semblait être d'une nature réservée, impénétrable etrenfermant tout en elle-même. Zélé dans l'accomplissement de ses devoirs,irréprochable dans sa vie, il ne paraissait pourtant pas jouir de cettesérénité d'esprit et de cette satisfaction intérieure qui devraient être larécompense de tout chrétien sincère et de tout philanthrope pratiquant lebien. Souvent, le soir, lorsqu'il était assis à la fenêtre, son pupitre et sespapiers devant lui, il cessait de lire ou d'écrire, posait son menton sur sesmains et se laissait aller à je ne sais quelles pensées ; mais il était facile devoir, à la flamme et à la dilatation fréquente de ses yeux, que ces pensées letroublaient.

Je crois aussi que la nature n'avait pas pour lui les mêmes trésors de délicesque pour ses soeurs ; une fois, une seule fois, il parla en ma présence ducharme rude des montagnes, et de son affection innée pour le sombre toit

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et les murs mousseux qu'il appelait sa maison ; mais dans son ton et dansses paroles il y avait plus de tristesse que de plaisir. Jamais il ne vantait lesrochers de granit, à cause du doux silence qui les environnait ; jamais il nes'étendait sur les délices de paix qu'on pouvait y goûter.

Il était si peu communicatif que je fus quelque temps avant de pouvoirjuger de son intelligence. Je commençai à comprendre ce qu'elle devait êtredans un sermon que je l'entendis faire à sa propre paroisse de Morton : iln'est pas en mon pouvoir de raconter ce sermon ; je ne puis même pasrendre l'effet qu'il me produisit.Il fut commencé avec calme, et, malgré la facilité et l'éloquence del'orateur, il fut achevé avec calme. Un zèle vivement senti, maissévèrement réprimé, se remarquait dans les accents du prêtre et excitait saparole nerveuse, dont il comprimait et surveillait sans cesse la force. Lecoeur était percé comme par un dard ; l'esprit était étonné de la puissancedu prédicateur ; mais ni l'un ni l'autre n'était adouci. Il y avait dans toutesles paroles du prêtre une étrange amertume ; jamais de douceurconsolante ; sans cesse de sombres allusions aux doctrines calvinistes, auxélections, aux prédestinations, aux réprobations, et, chaque fois qu'il parlaitde ces choses, on croyait entendre une sentence prononcée par le destin.Quand il eut fini, au lieu de me sentir mieux, plus calme, plus éclairée,j'éprouvai une inexprimable tristesse ; car il me semblait (je ne sais s'il enfut de même pour tous) que cette éloquence sortait d'une sourceempoisonnée par d'amères désillusions, et où s'agitaient des désirs nonsatisfaits et des aspirations pleines de trouble. J'étais sûre que Saint-JohnRivers, malgré sa vie pure, son zèle consciencieux, n'avait pas encoretrouvé cette paix de Dieu qui passe tout entendement ; il ne l'avait pas plustrouvée que moi avec mes regrets cachés pour mon idole brisée et montemple perdu, regrets dont j'ai évité de parler dernièrement, mais qui metyrannisaient avec force.

Pendant ce temps, un mois s'était écoulé. Diana et Marie devaient bientôtquitter Moor-House pour retourner dans des contrées éloignées etrecommencer la vie qui les attendait comme gouvernantes dans une grandeville à la mode du midi de l'Angleterre ; chacune d'elles était placée dans

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une famille dont les membres, riches et orgueilleux, les regardaient commed'humbles dépendantes, s'inquiétant assez peu de leurs qualités intimes, etn'appréciant que leurs talents acquis, comme ils appréciaient l'habileté deleur cuisinière ou le bon goût de leur femme de chambre.M. Saint-John ne m'avait pas encore parlé de la place qu'il m'avait promisd'obtenir pour moi ; pourtant, il devenait important que j'eusse uneoccupation quelconque. Un matin que j'étais restée seule avec lui quelquesminutes dans le parloir, je me hasardai à m'approcher de la fenêtre qui,grâce à sa table et à sa chaise, était devenue une sorte de cabinet d'étude ;je me préparai à lui parler, bien que je fusse très embarrassée sur lamanière de lui adresser ma question, car il est toujours difficile de briser laréserve glaciale de ces sortes de natures ; mais il me tira d'embarras encommençant lui même la conversation. En me voyant approcher, il leva lesyeux :

«Vous avez une demande à me faire ? me dit-il.

- Oui, monsieur, je voudrais savoir si vous avez entendu parler d'une place,pour moi.

- J'ai pensé à quelque chose pour vous, il y a trois semaines environ ; maiscomme vous sembliez à la fois utile et heureuse ici, comme mes soeurss'étaient évidemment attachées à vous, que votre présence leur procurait unplaisir inaccoutumé, je trouvai inutile de briser votre bonheur mutueljusqu'à ce que leur départ de Marsh-End rendît le vôtre nécessaire.

- Elles partent dans trois jours, dis-je.

- Oui, et quand elles s'en iront je retournerai au presbytère de Morton ;Anna m'accompagnera et on fermera cette vieille maison.»

J'attendis un instant, pensant qu'il allait continuer à me parler sur le sujetqu'il avait déjà entamé ; mais ses pensées semblaient avoir pris un autrecours ; je vis par son regard qu'il ne pensait plus à moi. Je fus obligée delui rappeler le but de notre conversation, car il s'agissait d'une chose

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indispensable pour moi, et j'attendais avec un intérêt anxieux. «Quelle occupation aviez-vous en vue, monsieur Rivers ? demandai-je ;j'espère que ce retard n'aura pas rendu plus difficile de l'obtenir.

- Oh ! non, car il suffit que je veuille vous la procurer et que vous vouliezl'accepter.»

Il s'arrêta de nouveau et sembla peu disposé à continuer ; je commençais àm'impatienter. Quelques mouvements inquiets, un regard avide etquestionneur fixé sur son visage lui firent comprendre ce que j'éprouvaisaussi clairement que l'auraient fait des paroles, et même mon trouble en futmoins grand.

«Oh ! allez, me dit-il, n'ayez pas si grande hâte de savoir ce dont il s'agit.Laissez-moi vous dire franchement que je n'ai rien trouvé d'agréable oud'avantageux pour vous. Mais avant que je m'explique, rappelez-vous, jevous prie, ce que je vous ai déjà dit clairement. Si je vous aide, ce seracomme l'aveugle aide le boiteux. Je suis pauvre ; car lorsque j'aurai payétoutes les dettes de mon père, il ne me restera plus que cette ferme enruine, cette allée de sapins et ce petit morceau de terre pierreuse avec sesifs et son houx. Je suis obscur. Rivers est un vieux nom ; mais des troisseuls descendants de la race, deux mangent le pain des serviteurs chez lesautres, et le troisième se considère comme étranger dans son pays natal,non seulement pour la vie, mais pour la mort aussi, et il accepte son sortcomme un honneur, et il aspire au jour où l'on posera sur son épaule lacroix qui le séparera de tous les liens charnels, au jour où le chef de cetteéglise militante, dont il est le plus humble membre, lui dira : «Debout, etsuis-moi !» Saint-John avait dit ces mots comme il prononçait ses sermons, d'une voixcalme et profonde. Sa joue ne s'était pas animée, mais dans son regardbrillait une vive lumière. Il continua :

«Et étant moi-même pauvre et obscur, je ne puis vous procurer que letravail du pauvre et de l'obscur. Peut-être même le trouverez-vousdégradant : car, je le vois maintenant, vos habitudes ont été ce que le

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monde appelle raffinées ; vos goûts tendent à l'idéal, ou du moins vousavez toujours vécu parmi des gens bien élevés. Quant à moi, je considèrequ'un travail n'est jamais dégradant lorsqu'il peut améliorer les hommes. Jecrois que plus le sol où le chrétien doit labourer est aride, moins son travaillui rapporte de fruit, plus l'honneur est grand. Sa destinée est celle depionnier, et les premiers pionniers de l'Évangile furent les apôtres, et leurchef, Jésus, le Sauveur lui-même.

- Eh bien ! dis-je en le voyant s'arrêter de nouveau, continuez.»

Il me regarda avant de continuer ; il semblait lire sur mon visage aussifacilement que si chacun de mes traits eût été l'un des mots d'une phrase. Jecompris ce qu'il en avait conclu, d'après ce qui suit :

«Vous accepterez la place que je vais vous offrir, dit-il, je le crois ; vous yresterez quelque temps, mais pas toujours, de même que moi je ne pourraipas toujours me contenter des devoirs étroits, obscurs et tranquilles, d'unministre de campagne : car votre nature est aussi ennemie du repos que lamienne, mais nos activités ne sont pas du même genre.

- Expliquez-vous, demandai-je avec insistance, en le voyant s'arrêter denouveau. - Oui, vous allez voir combien l'offre est misérable, ordinaire et petite. Jene resterai pas longtemps à Morton, maintenant que mon père est mort etque je suis maître de mes actions. Je quitterai ce lieu probablement dans lecourant de l'année ; mais tant que j'y resterai, je ferai tous mes efforts pourl'améliorer.Quand je suis venu ici, il y a deux ans, Morton n'avait pas d'école ; lesenfants des pauvres ne pouvaient avoir aucune espérance de progrès. J'enai établi une pour les garçons ; je voudrais en ouvrir une seconde pour lesfilles. J'ai loué un bâtiment à cette intention, avec une petite fermecomposée de deux chambres pour la maîtresse ; celle-ci sera payée trentelivres sterling par an. La maison est déjà meublée simplement, maissuffisamment, par Mlle Oliver, propriétaire de la fonderie et de lamanufacture d'aiguilles de la vallée. La même jeune fille payera pour

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l'éducation et l'habillement d'une orpheline de la manufacture, à conditionque celle-ci aidera dans le service de la maison et de l'école la maîtresse,dont une grande partie du temps sera pris par l'enseignement. Voulez-vousêtre cette maîtresse ?»

Il me fit cette question rapidement, et semblait s'attendre à me voir rejeterson offre avec indignation ou du moins avec dédain. Bien qu'il devinâtquelquefois mes pensées et mes sentiments, il ne les connaissait pas tous ;il ne pouvait pas savoir de quel oeil je verrais cette place. Elle étaithumble, à la vérité, mais elle était cachée, et, avant tout, il me fallait unasile sûr. C'était une position fatigante, mais qui était indépendante,comparée à celle d'une institutrice dans une famille riche, et mon coeur seserrait à la pensée d'une servitude chez des étrangers. La place qu'onm'offrait n'était ni vile, ni indigne, ni dégradante.Je fus bientôt décidée.

«Je vous remercie de votre offre, monsieur Rivers, dis-je, et je l'accepte detout mon coeur.

- Mais vous me comprenez bien, reprit-il : c'est une école de village ; vosécolières seront des petites filles pauvres, des enfants de paysans, tout auplus des filles de fermiers ; vous n'aurez à leur apprendre qu'à tricoter, àcoudre, à lire et à compter. Que ferez-vous de vos talents ? Que ferez-vousde ce qu'il y a de plus développé en vous, les sentiments, les goûts ?

- Je les renfermerai en moi jusqu'à ce qu'ils me soient nécessaires ; ils segarderont bien.

- Alors vous savez à quoi vous vous engagez ?

- Oui.

Il sourit ; son sourire n'était ni triste ni amer, mais plutôt heureux etprofondément satisfait.

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«Et quand voudrez-vous entrer en fonctions ?

- J'irai voir la maison demain, et, si vous le permettez, j'ouvrirai l'école lasemaine prochaine.

- Très bien, je ne demande pas mieux.»

Il se leva et se promena dans la chambre ; puis, s'arrêtant, il me regarda etsecoua la tête.

«Que désapprouvez-vous, monsieur ? demandai-je.

- Vous ne resterez pas longtemps à Morton ; non, non !

- Pourquoi ? Quelle raison avez-vous de le penser ?

- Je le lis dans vos yeux ; ils annoncent une nature qui ne pourra pasaccepter longtemps la même vie monotone.

- Je ne suis pas ambitieuse.»

Il tressaillit.

«Ambitieuse, répéta-t-il, non. Qui vous a fait penser à l'ambition ? Qui estambitieux ? Je sais que je le suis ; mais comment l'avez-vous deviné ?

- Je parlais de moi.

- Eh bien ! si vous n'êtes pas ambitieuse, vous êtes...»

Il s'arrêta. «Quoi ?

- J'allais dire passionnée ; mais peut-être que, ne comprenant pas bien cemot, vous ne l'aimerez pas. Je veux dire que les affections et les

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sympathies humaines ont un grand pouvoir sur tous. Je suis sûr que bientôtvous ne voudrez plus passer vos jours dans la solitude et vous dévouer à untravail monotone, sans avoir jamais aucun stimulant. De même que moi,ajouta-t-il avec emphase, je ne voudrais pas m'ensevelir dans ces marais,m'enterrer dans ces montagnes ; ma nature, qui m'a été donnée par Dieu,s'y oppose. Ici mes facultés, qui me viennent du ciel, sont paralysées etrendues inutiles. Vous voyez comme je suis en contradiction avecmoi-même. Je prêche le contentement dans les positions les plus humbles ;je proclame belle la vocation de ceux qui, dans le service de Dieu, coupentle bois ou puisent l'eau. Moi, ministre de l'Évangile, mon esprit inquiet memène presque à la folie ; eh bien ! il faudra trouver un moyen deréconcilier les principes et les tendances.»

Il quitta la chambre. En une heure, je venais d'en apprendre plus sur lui quedans tout le mois précédent, et pourtant j'étais toujours intriguée.

Marie et Diana devenaient plus tristes et plus silencieuses à mesurequ'approchait le jour où elles devaient quitter leur maison et leur frère.Toutes deux s'efforçaient de paraître comme toujours ; mais la tristessecontre laquelle elles avaient à lutter est une de celles qu'on ne peut pasvaincre ou cacher entièrement. Diana disait que ce serait un départ biendifférent des précédents ; elles allaient se séparer de Saint-John pour desannées, peut-être pour la vie. «Il sacrifiera tout au projet qu'il a conçu depuis longtemps, disait-elle,même les affections et les sentiments naturels les plus puissants.Saint-John a l'air calme, Jane, mais il est consumé par une fièvre ardente.Vous le croyez doux, et dans certaines choses il est inexorable comme lamort ; et ce qu'il y a de plus dur, c'est que ma conscience ne me permet pasde le détourner de cette sévère résolution. Je ne puis pas l'en blâmer, c'estbeau, noble et chrétien ; mais cela me brise le coeur !» Les larmescoulèrent de ses yeux.

Marie pencha sa tête sur son ouvrage.

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«Nous n'avons plus de père, et bientôt nous n'aurons plus ni maison nifrère, murmura-t-elle.»

À ce moment il arriva un petit accident qui semblait fait exprès pourprouver la vérité de ce dicton qu'un malheur n'arrive jamais seul, et pourajouter à leur tristesse la contrariété que causerait une branche placée entrela coupe et les lèvres. Saint-John passait devant la fenêtre en lisant unelettre ; il entra.

«Notre oncle John est mort.» dit-il.

Les deux soeurs semblèrent frappées, mais ni étonnées ni attristées ; ellesparaissaient regarder cette nouvelle plutôt comme importante que commeaffligeante.

«Mort ? répéta Diana.

- Oui.»

Elle fixa un oeil inquisiteur sur son frère.

«Eh bien ! murmura-t-elle à voix basse.

- Eh bien ! Diana, reprit-il en conservant la même immobilité de marbre,eh bien ! rien. Lisez.»

Il lui jeta une lettre qu'elle tendit à Marie après l'avoir parcourue. Marie lalut et la rendit à son frère ; tous les trois se regardèrent et sourirent d'unsourire triste et pensif. «Amen ! dit Diana ; nous pourrons encore vivre néanmoins.

- En tout cas, notre situation n'est pas pire qu'avant, remarqua Marie.

- Seulement, dit M. Rivers, la peinture de ce qui aurait pu être contrastebien vivement avec ce qui est.»

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Il plia la lettre, la mit dans son pupitre et sortit.

Pendant quelques minutes personne ne parla ; enfin, Diana se tourna versmoi.

«Jane, dit-elle, vous devez vous étonner de nos mystères et nous trouverbien durs en nous voyant si peu attristés par la mort d'un parent aussiproche qu'un oncle ; mais nous ne le connaissions pas, nous ne l'avionsjamais vu. C'était le frère de ma mère ; mon père et lui s'étaient fâchés il ya longtemps. C'est d'après son avis que mon père a lancé presque tout cequ'il possédait dans la spéculation qui l'a ruiné. Il en était résulté desreproches mutuels ; tous deux s'étaient séparés irrités l'un contre l'autre etne s'étaient jamais réconciliés. Plus tard, mon oncle fit des affairesheureuses. Il paraît qu'il a réalisé une fortune de vingt mille livres sterling ;il ne s'est jamais marié et n'avait de parents que nous et une autre personnequi lui était alliée au même degré. Mon père avait toujours espéré que mononcle réparerait sa faute en nous laissant ce qu'il possédait. Cette lettrenous informe qu'il a tout légué à son autre parente, à l'exception de trenteguinées, qui doivent être partagées entre Saint-John, Diana et MarieRivers, pour l'achat de trois anneaux de deuil. Il avait certainement le droitd'agir à sa volonté, et cependant cette nouvelle nous a donné une tristessemomentanée. Marie et moi nous nous serions estimées riches avec millelivres sterling chacune, et Saint-John aurait aimé à posséder une semblablesomme, à cause de tout le bien qu'il eût alors pu faire. Une fois cette explication donnée, on laissa le sujet de côté, et ni M.Rivers ni ses soeurs n'y firent d'allusions. Le lendemain, je quittaiMarsh-End pour aller à Morton. Le jour d'après, Diana et Marie serendirent dans la ville éloignée où elles étaient placées. La semainesuivante, M. Rivers et Anna retournèrent au presbytère, et la vieille fermefut abandonnée.

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CHAPITRE XXXI

Enfin, j'avais trouvé une demeure, et cette demeure était une ferme ; elle secomposait d'une petite chambre dont les murs étaient blanchis à la chaux etle sol recouvert de sable ; l'ameublement se composait de quatre chaises enbois peint, d'une table, d'une horloge, d'un buffet où étaient rangés deux outrois assiettes, quelques plats et un thé en faïence. Au-dessus se trouvaitune autre pièce de la même grandeur que la cuisine, et où se voyaient un litde sapin et une commode bien petite, et cependant trop grande encore pourma chétive garde-robe, quoique la bonté de mes généreuses amies eûtgrossi mon modeste trousseau des choses les plus nécessaires.

Nous sommes au soir ; j'ai renvoyé la petite orpheline qui me tient lieu deservante, après l'avoir régalée d'une orange. Je suis assise toute seule sur lefoyer. Ce matin, j'ai ouvert l'école du village ; j'ai eu vingt élèves : troisd'entre elles savent lire, aucune ne sait ni écrire, ni compter ; plusieurstricotent et quelques-unes cousent un peu. Elles ont l'accent le plus dur detout le comté. Jusqu'ici, nous avons eu de la peine à nous comprendremutuellement. Quelques-unes ont de mauvaises manières, sont rudes etintraitables autant qu'ignorantes ; d'autres, au contraire, sont dociles, ont ledésir d'apprendre et annoncent des dispositions qui me plaisent. Je ne doispas oublier que ces petites paysannes, grossièrement vêtues, sont de chairet de sang aussi bien que les descendants des familles les plus nobles, etque les armes de la perfection, de la pureté, de l'intelligence, des bonssentiments, existent dans leurs coeurs comme dans le coeur des autres.Mon devoir est de développer ces germes ; certainement je trouverai unpeu de bonheur dans cette tâche.Je n'espérais pas beaucoup de jouissance dans l'existence qui allaitcommencer pour moi, et pourtant je me disais qu'en y accoutumant monesprit, en exerçant mes forces comme je le devais, cette vie deviendrait

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acceptable.

Avais-je été bien gaie, bien joyeuse, bien calme pendant la matinée etl'après-midi passées dans cette école humble et nue ? Pour ne pas metromper moi-même, je suis obligée de répondre non.Je me sentais désespérée ; folle que j'étais, je me trouvais humiliée ; je medemandais si, en acceptant cette position, je ne m'étais pas abaissée dans labalance de l'existence sociale, au lieu de m'élever. J'étais lâchementdégoûtée par l'ignorance, la pauvreté et la rudesse de tout ce que je voyaiset de tout ce qui m'entourait. Mais je ne dois pas non plus me haïr et memépriser trop pour avoir éprouvé ce sentiment. Je sais que j'ai eu tort : c'estdéjà un grand pas de fait ; je ferai des efforts pour me vaincre moi-même ;j'espère y parvenir en partie demain. Dans quelques semaines, j'auraipeut-être atteint complètement mon but, et, dans quelques mois, il estpossible que le bonheur de voir mes élèves progresser vers le bien changemes dégoûts en joie.

«Du reste, me dis-je, serait-il donc mieux d'avoir succombé à la tentation,écouté la passion, de m'être laissé prendre dans un filet de soie, au lieu delutter douloureusement, de m'être étendue sur les fleurs qui recouvraient lepiège pour me réveiller dans un pays du Sud, au milieu du luxe et desplaisirs d'une villa ; de vivre maintenant en France, maîtresse de M.Rochester, enivrée de son amour, car il m'aurait bien aimée pendantquelque temps ? Oh ! oui, il m'aimait ! Personne ne m'aimera plus jamaiscomme lui ; je ne connaîtrai plus jamais les doux hommages tendus à labeauté, à la jeunesse et à la grâce ; car jamais aux yeux de personne je nesemblerai posséder ces charmes.Il m'aimait, et il était orgueilleux de moi ; et jamais aucun autre homme nepourra l'être. Mais que dis-je ? Pourquoi laisser mon esprit s'égarer ainsi ?Pourquoi m'abandonner à ces sentiments. ?» Je me demandai s'il valaitmieux être esclave dans un paradis impur, emportée un instant dans untourbillon de plaisirs trompeurs, et étouffée l'instant d'après par les larmesamères du repentir et de la honte, ou être la maîtresse libre et honoréed'une école de village, sur une fraîche montagne, au milieu de la sainteAngleterre.

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Oui, je sentais maintenant que j'avais eu raison de me rattacher auxprincipes et aux lois, et de mépriser les conseils malsains d'une exaltationmomentanée. Dieu m'avait dirigée dans mon choix, et je remerciai saprovidence conductrice.

Après être arrivée à cette conclusion, je me levai, je me dirigeai vers laporte et je regardai le coucher du soleil et les champs étendus devant maferme, qui, ainsi que l'école, était éloignée du village d'un demi-mille. Lesoiseaux faisaient entendre leurs derniers accords.

L'air était doux et la rosée embaumée.

Pendant que je regardais ce paysage, je me croyais presque heureuse ;aussi, au bout de peu de temps, je fus tout étonnée de m'apercevoir que jepleurais. Et pourquoi ? À cause du sort qui m'avait arrachée à mon maître ;parce qu'il ne devait plus jamais me voir et que je craignais un trop granddésespoir et un emportement funeste par suite de mon départ ; parce que jecraignais qu'il ne s'écartât trop du droit chemin pour y revenir jamais. Àcette pensée, je détournai mon visage du beau ciel que je contemplais et dela vallée solitaire de Morton. Je dis solitaire ; car, dans la partie que jepouvais apercevoir, il n'y avait aucune maison, si ce n'est l'église et lepresbytère, qui étaient à moitié masqués par les arbres, et tout au loin, letoit de Vale-Hall, où demeuraient M. Oliver et sa fille. Je cachai mes yeux dans mes mains et j'appuyai ma tête contre la pierre dema porte ; mais bientôt un léger bruit près de la grille qui séparait monpetit jardin des prairies me fit lever la tête. Un chien, que je reconnus pourle vieux Carlo de M. Rivers, poussait la grille avec son museau, etj'aperçus bientôt Saint-John lui-même, appuyé sur la porte, les deux brascroisés. Son front était ridé, et il fixait sur moi son regard sérieux etpresque mécontent. Je le priai d'entrer.

«Non. je ne puis pas rester, me dit-il. Je venais seulement vous apporter unpetit paquet que mes soeurs ont laissé pour vous. Je crois qu'il contient uneboîte à couleurs, des crayons et du papier.»

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Je m'approchai pour le prendre ; ce présent m'était doux. Il me semblaqu'au moment où j'avançai, Saint-John examina mon visage avec austérité ;probablement que les traces de mes larmes y étaient encore visibles.

«Avez-vous trouvé votre tâche plus rude que vous ne pensiez ? medemanda-t-il.

- Oh ! non, au contraire. Je crois qu'avec le temps mes écolières et moinous nous entendrons très bien.

- Mais peut-être avez-vous été désappointée par l'installation de votreferme et par son ameublement ; il est vrai que tout y est simple, mais...»

Je l'interrompis.

«Ma ferme, dis-je, est propre et à l'abri de la tempête ; mes meubles sontsuffisants et commodes ; tout ce que je vois me rend reconnaissante et nonpas triste. Je ne suis pas assez sotte ni assez sensualiste pour regretter untapis, un sofa ou un plat d'argent. D'ailleurs, il y a cinq semaines, je n'avaisrien ; j'étais une mendiante, une vagabonde repoussée de tous ; maintenantje connais quelqu'un, j'ai une maison et une occupation ; je m'étonne de labonté de Dieu, de la générosité de mes amis, du bonheur de ma position, etje ne me plains pas. - Mais vous vous sentez seule et oppressée ; cette petite maison est biensombre et bien vide.

- Jusqu'ici, j'ai à peine eu le temps de jouir de ma tranquillité, encore moinsd'être fatiguée par mon isolement.

- Très bien ; j'espère que vous éprouvez véritablement la satisfaction quevous témoignez ; en tous cas, votre bon sens vous apprendra qu'il est troptôt pour vous abandonner aux mêmes craintes que la femme de Loth. Je nesais pas ce que vous avez laissé derrière vous, mais je vous conseille derésister fermement à la tentation et de ne pas regarder en arrière ;

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poursuivez votre tâche avec courage, pendant quelques mois du moins.

- C'est ce que j'ai l'intention de faire,» répondis-je.

Saint-John continua.

«Il est dur d'agir contre son inclination et de lutter contre les penchantsnaturels ; mais c'est possible, je le sais par expérience. Dieu nous a donné,dans de certaines mesures, le pouvoir de faire notre propre destinée ; etquand notre vertu demande un soutien qu'elle ne peut pas obtenir, quandnotre volonté aspire à une route que nous ne pouvons pas suivre, nousn'avons pas besoin de mourir de faim ni de nous laisser aller à notredésespoir ; nous n'avons qu'à chercher pour notre esprit une autrenourriture, aussi forte que le fruit défendu auquel il voulait goûter, etpeut-être plus pure ; mous n'avons qu'à creuser pour notre pied aventureuxune route qui, si elle est plus rude, n'est ni moins directe ni moins large quele chemin fermé par la fortune.

«Il y a un an, moi aussi j'étais bien malheureux, parce que je croyais m'êtretrompé en entrant dans les ordres ; l'uniforme du prêtre et ses devoirs mepesaient ; j'aurais voulu une vie plus active, les travaux excitants d'unecarrière littéraire, la destinée de l'artiste, de l'écrivain ou de l'orateur ; tout,excepté le métier de prêtre.Oui, sous mes vêtements de ministre bat un coeur de guerrier ou d'hommed'État ; je suis amoureux de la gloire, du renom, du pouvoir ; je trouvaismon existence si malheureuse que je voulais en changer ou mourir. Aprèsquelque temps d'obscurité et de lutte, la lumière brilla, et avec elle vint lesoulagement ; ma carrière rampante prit tout à coup l'aspect d'une tâchesans bornes. Tout à coup une voix venue du ciel m'ordonna de rassemblermes forces, d 'étendre mes ailes et de voler au delà des champsqu'embrassait mon regard. Dieu avait une mission à me donner, et, pour labien accomplir, il fallait de l'adresse et de la force, du courage et del'éloquence, toutes les qualités de l'homme d'État, du soldat et de l'orateur,car tout cela est nécessaire à un bon missionnaire.

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«Je résolus donc de me faire missionnaire ; à partir de ce moment, monesprit changea : toutes mes facultés furent délivrées de leurs chaînes, et lesliens ne laissèrent après eux que l'inflammation qui suit toute blessure ; letemps seul pourra la guérir. Mon père s'opposa à cette résolution ; maisdepuis sa mort, il n'y a plus aucun obstacle légitime ; lorsque mes affairesseront arrangées, que j'aurai trouvé un successeur, que j'aurai subi encorequelques luttes contre des sentiments violemment brisés et contre lafaiblesse humaine, luttes dans lesquelles je suis sûr d'être victorieux, parceque je l'ai juré, alors je quitterai l'Europe pour aller en Orient.»

Il dit ces mots de sa voix étrange, calme et cependant emphatique ;lorsqu'il eut achevé, il regarda non pas moi, mais le soleil couchant, surlequel mes yeux étaient également fixés ; lui et moi, nous tournions le dosau sentier qui conduisait des champs à la porte du jardin ; nous n'avionsentendu aucun bruit de pas sur le gazon du chemin ; le murmure de l'eaudans la vallée était le seul bruit qu'on pût distinguer à cette heure : aussinous tressaillîmes, lorsqu'une voix gaie et douce comme une clochetted'argent s'écria : «Bonsoir, monsieur Rivers ; bonsoir, vieux Carlo ! Votre chien connaît sesamis plus vite que vous, monsieur. Il a dressé les oreilles et remué la queuequand je n'étais qu'au bout des champs, et vous, vous me tournez le dosmaintenant encore.»

C'était vrai. Bien que M. Rivers eût tressailli dès les premières notes de cesaccents harmonieux, comme si un coup de tonnerre eût déchiré un nuageau-dessus de sa tête, la nouvelle arrivée avait fini de parler sans qu'il eûtsongé à changer d'attitude ; il était toujours debout, le bras appuyé sur laporte et le visage dirigé vers l'occident. Enfin il se tourna lentement ; il mesembla qu'une vision venait d'apparaître à ses côtés. À trois pieds de luiétait une forme vêtue de blanc : c'était une création jeune et gracieuse, auxcontours arrondis, mais fins, et quand, après s'être penchée pour caresserCarlo, elle releva la tête et jeta en arrière un long voile, j'aperçus une figured'une beauté parfaite. Une beauté parfaite, voilà une expression bien forte ;mais je ne la rétracte pas, car elle était justifiée par les traits les plus douxqu'ait jamais enfantés le climat d'Albion, par les couleurs les plus pures

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qu'aient jamais créées ses vents humides et son ciel vaporeux ; cette beautén'avait aucun défaut, et aucun charme ne lui manquait. La jeune fille avaitdes traits réguliers et délicats, de grands yeux foncés et voilés comme dansles plus belles peintures ; ses longues paupières, terminées par des cilsépais, encadraient son bel oeil et lui donnaient une douce fascination ; sessourcils, bien dessinés, augmentaient la sérénité de son visage ; son frontblanc et uni respirait le calme et faisait ressortir l'éclat de ses couleurs. Sesjoues étaient fraîches, ovales et pures ; ses lèvres délicates et pleines desanté, ses dents belles et brillantes, son menton petit et bien arrondi, sescheveux tressés en nattes épaisses, tout enfin semblait combiné pourréaliser une beauté idéale.J'étais émerveillée en regardant cette belle créature, je l'admirais de toutmon coeur ; la nature n'avait pas voulu la former comme les autres ; et,oubliant son rôle de marâtre, elle avait doué son enfant chéri avec lalibéralité d'une mère.

Et que pensait M. Saint-John de cet ange terrestre ? Je me fis naturellementcette question lorsque je le vis se tourner vers elle et la regarder, et jecherchai la réponse dans sa contenance ; mais ses yeux s'étaient déjàdétournés de la péri, et il regardait une humble touffe de marguerites quicroissait près de la porte.

«Une belle soirée ! mais il est un peu tard pour être seule dehors, dit-il enécrasant sous ses pieds la tête neigeuse des marguerites fermées.

- Oh ! dit-elle, je suis arrivée de S*** (et elle nomma une grande villeéloignée de vingt milles environ) cette après-midi. Mon père m'a dit quevous aviez ouvert votre école, et que la nouvelle maîtresse était arrivée.Alors, après le thé, je me suis habillée et je suis descendue dans la valléepour la voir, la voilà ? demanda-t-elle en m'indiquant.

- Oui, répondit Saint-John.

- Pensez-vous vous habituer à Morton ? me demanda-t-elle d'un tonsimple, naïf et direct, qui, bien qu'enfantin, me plaisait.

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- J'espère que oui, répondis-je ; j'ai plusieurs raisons pour le croire.

- Avez-vous trouvé vos écolières aussi attentives que vous l'espériez ?

- Oui.

- Votre maison vous plaît-elle ?

- Beaucoup.

- L'ai-je gentiment meublée ?

- Très gentiment.

- Ai-je fait un bon choix en prenant Alice Wood pour vous aider ?

- Oui, certainement ; elle est adroite et apprend bien.» Je pensais que cette jeune fille devait être Mlle Oliver, l'héritière favoriséeégalement par la fortune et par la nature. Je me demandais quelle heureusecombinaison de planètes avait présidé à sa naissance.

«Je viendrai de temps en temps vous aider, ajouta-t-elle ; ce sera unedistraction pour moi de vous visiter quelquefois ; j'aime les distractions.Monsieur Rivers, si vous saviez comme j'ai été gaie pendant mon séjour àS***. Hier, j'ai dansé jusqu'à deux heures du matin. Le régiment de... eststationné à S*** depuis les émeutes ; les officiers sont les hommes les plusagréables du monde ; comme ils font honte à nos aiguiseurs de couteaux età nos marchands de ciseaux !»

Il me sembla voir M. Rivers avancer sa lèvre inférieure et relever sa lèvresupérieure. Il est certain que sa bouche se comprima et que le bas de sonvisage prit une expression plus sombre et plus triste que jamais, lorsque lajoyeuse jeune fille lui parla du bal. Il cessa de regarder les marguerites etleva sur elle un regard sévère, scrutateur et significatif. Elle y répondit par

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un second sourire qui allait bien à sa jeunesse, à sa fraîcheur et à ses yeuxbrillants.

La jeune fille, voyant Saint-John redevenu muet et froid, se remit àcaresser Carlo.

«Ce pauvre Carlo m'aime, dit-elle ; il ne s'éloigne pas de ses amis, lui ; iln'est pas sombre, près d'eux, et s'il pouvait parler, il ne garderait pas lesilence.»

Pendant qu'elle caressait la tête du chien, en se penchant avec une grâcenaturelle devant le maître jeune et austère de l'animal, je vis la figure de M.Rivers s'enflammer, je vis ses yeux sévères s'adoucir tout à coup, et brillercomme dominés par une force irrésistible. Ainsi animé, il était presqueaussi beau qu'elle ; sa poitrine se souleva une fois ; son grand coeur,fatigué d'une contrainte despotique, sembla vouloir s'épandre en dépit detoute volonté, et fit un vigoureux effort pour obtenir sa liberté : maisSaint-John le dompta, comme un cavalier résolu dompte un chevalfougueux ;il ne répondit ni par une parole ni par un mouvement à la gentille avancefaite par la jeune fille.

«Mon père se plaint de ce que vous ne venez plus jamais nous voir, ditMlle Oliver en levant les yeux ; vous êtes comme étranger à Vale-Hall. Lesoir, mon père est seul ; il ne se porte pas très bien ; voulez-vous veniravec moi pour le voir ?

- L'heure n'est pas favorable pour déranger M. Oliver, répondit Saint-John.

- Pas favorable mais si, au contraire ; c'est l'heure où papa a le plus besoinde compagnie ; les travaux sont terminés et il n'a plus rien qui l'occupe.Venez, monsieur Rivers ; pourquoi êtes-vous si sauvage et si triste ?» Et,voyant que Saint-John persistait dans son silence, elle reprit : «Oh ! j'avaisoublié, dit-elle en secouant sa belle tête bouclée et en paraissant fâchéecontre elle ; je suis si folle et si légère ! Excusez-moi. J'avais tout à fait

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oublié que vous avez une bien bonne raison pour ne pas désirer répondre àmon bavardage ; Diana et Marie vous ont quitté aujourd'hui, Moor-Houseest fermé et vous êtes seul. Je vous assure que je vous plains ; venez voirpapa.

- Pas ce soir, mademoiselle Rosamonde, pas ce soir.»

M. Saint-John partait comme un automate ; lui seul savait combien cerefus lui coûtait d'efforts.

«Eh bien, puisque vous êtes si entêté, je vais vous quitter ; car je n'ose pasrester plus longtemps ; la rosée commence à tomber.Bonsoir.»

Elle lui tendit la main ; il la toucha à peine.

«Bonsoir,» répéta-t-il d'une voix basse et sourde comme un écho.

Elle partit, mais revint au bout d'un instant.

«Êtes-vous bien portant ?»demanda-t-elle. Elle pouvait bien faire cette question ; car la figure de Saint-John étaitaussi blanche que la robe de la jeune fille.

«Très bien,» répondit-il, et, après s'être incliné, il s'éloigna.

Elle prit un chemin, lui un autre ; deux fois elle se retourna pour leregarder, et, légère comme une fée, continua sa route à travers les champs.Quant à lui, il marchait avec fermeté et ne se retourna pas.

Ce spectacle de la souffrance et du sacrifice d'un autre éloigna mes penséesde mes douleurs personnelles. Diana Rivers avait déclaré que son frèreétait inexorable comme la mort ; elle n'avait pas exagéré.

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CHAPITRE XXXII

Je continuai à m'occuper de mon école avec autant d'activité et de zèle quepossible. Dans le commencement, ce fut une tâche rude ; malgré tous mesefforts, il me fallut quelque temps avant de pouvoir comprendre la naturede mes écolières. En les voyant si incultes et si engourdies, je croyais qu'iln'y avait plus rien à espérer, pas plus chez les unes que chez les autres ;mais bientôt je vis que je m'étais trompée : il y avait des différences entreelles, comme entre les enfants bien élevés, et, quand nous nous connûmesréciproquement, la différence se développa avec rapidité.

Lorsque l'étonnement que leur causaient mon langage et mes manières eutcessé, je m'aperçus que quelques-unes étaient lourdes, endormies,grossières et agressives. Beaucoup, au contraire, se montraient obligeanteset aimables, et je découvris parmi elles d'assez nombreux exemples depolitesse naturelle, de dignité et d'excellentes dispositions, qui meremplirent de bonne volonté et d'admiration. Bientôt elles prirent plaisir àbien faire leurs devoirs, à se tenir propres, à apprendre régulièrement leursleçons, à acquérir des manières calmes et convenables. La rapidité de leursprogrès fut en quelque sorte surprenante, et j'en ressentis un orgueillégitime et heureux ; d'ailleurs je m'étais déjà attachée aux meilleures demes élèves, et elles aussi m'aimaient. Parmi mes écolières, j'avais quelquesfilles de ferme, qui étaient déjà presque des jeunes filles. Elles savaientlire, écrire et coudre. Je leur apprenais les éléments de la grammaire, de lagéographie, de l'histoire, et les travaux de couture les plus délicats ; jetrouvai parmi elles des natures estimables, désireuses d'apprendre, et toutesdisposées à s'améliorer.Souvent, le soir, j'allais passer quelques heures agréables chez elles ; leursparents (le fermier et sa femme) me comblaient d'attentions. C'était unejoie pour moi d'accepter leur simple hospitalité et de la payer par uneconsidération et un respect scrupuleux pour leurs sentiments, respectauquel on ne les avait peut-être pas toujours accoutumés, et qui les

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charmait et leur faisait du bien, parce qu'étant ainsi élevés à leurs propresyeux, ils voulaient se rendre dignes de la déférence qu'on leur témoignait.

Je me sentais aimée dans le pays. Toutes les fois que je sortais, c'étaient decordiales salutations et des sourires affectueux.Être généralement respecté, même par des ouvriers, c'est vivre calme etheureux sous un rayon de soleil, qui développe et fait éclore la sérénité devos sentiments intérieurs. À cette époque de ma vie, mon coeur fut plussouvent gonflé par la reconnaissance qu'abattu par la tristesse ; et pourtant,au milieu de cette existence calme et utile, après avoir passé ma journéedans un travail honorable au milieu de mon école, et ma soirée à dessinerou à lire, des songes étranges me poursuivaient pendant la nuit, des songesvariés, agités, orageux. Au milieu de scènes bizarres, d'aventuresextraordinaires et romanesques, je rencontrais toujours M. Rochester aumoment le plus terrible de la crise.Alors il me semblait être dans ses bras, entendre sa voix, rencontrer sonregard, toucher ses mains et ses joues ; je croyais l'aimer et être aimée delui ; l'espérance de passer mes jours près de lui se ranimait avec toute saforce d'autrefois. Puis, je m'éveillais, je me rappelais où j'étais et dansquelle position ; tremblante et agitée, je m'asseyais sur mon lit sansrideaux ; la nuit tranquille et sombre était témoin des convulsions de mondésespoir et entendait les sanglots de ma passion.Le lendemain matin, à neuf heures, j'ouvrais l'école, et, tranquille, remise,je me préparais aux devoirs de la journée.

Rosamonde Oliver tint sa promesse de visiter l'école. Elle venaitgénéralement en faisant sa promenade du matin ; elle arrivait jusqu'à laporte sur son poney, et suivie d'un domestique en livrée. On ne peut rienimaginer de plus charmant que cette jeune amazone, avec son habitpourpre, sa toque de velours noir, gracieusement posée sur ses longuesboucles qui venaient caresser ses joues et flotter sur ses épaules ; c'est ainsiqu'elle entrait dans l'école rustique et passait au milieu des petitesvillageoises étonnées. Elle venait ordinairement à l'heure où M. Riversfaisait le catéchisme ; je crois que le regard de la jeune visiteuse perçaitprofondément le coeur du pasteur. Une sorte d'instinct semblait l'avertir

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lorsqu'elle entrait, même quand il ne la voyait pas, même quand il regardaitdans une direction tout opposée à la porte. Dès qu'elle apparaissait, sesjoues se coloraient , ses t ra i ts de marbre changeaient presqueinsensiblement, malgré leurs efforts pour rester immobiles ; leur calmemême exprimait une ardeur contenue plus fortement que n'auraient pu lefaire des muscles agités ou un regard passionné.

Certainement elle connaissait son pouvoir, et M. Rivers ne le lui cachaitpas, parce qu'il ne le pouvait pas. En dépit de son stoïcisme chrétien, quandelle s'adressait à lui, il lui envoyait un sourire gai, encourageant et mêmetendre ; sa main tremblait et ses yeux brûlaient ; si ses lèvres restaientmuettes, il semblait dire par son regard triste et résolu : «Je vous aime et jesais que vous avez une préférence pour moi ; si je me tais, ce n'est pasparce que je doute du succès ; si je vous offrais mon coeur, je crois quevous l'accepteriez.Mais ce coeur a déjà été déposé sur un autel sacré ; les flammes dusacrifice l'entourent, et bientôt ce ne sera plus qu'une victime consumée.»

Alors elle boudait comme un enfant désappointé ; un nuage pensif venaitadoucir sa vivacité radieuse ; elle retirait promptement sa main de celle deM. Rivers, et s'éloignait de lui avec une rapidité héroïque, qui ressemblaitun peu à celle d'un martyr.Saint-John aurait sans doute donné le monde entier pour la suivre, larappeler, la retenir quand elle s'enfuyait ainsi, mais il ne voulait pas perdreune seule chance d'obtenir le ciel, ni abandonner pour son amourl'espérance d'un paradis vrai et éternel ; et d'ailleurs une seule passion nepouvait pas suffire à sa nature de pirate, de poète et de prêtre. Il ne pouvait,il ne voulait pas renoncer au rude combat du missionnaire pour les salonset la paix de Vale-Hall. J'appris tout ceci dans une conversation où, endépit de sa réserve, j'eus l'audace de lui arracher cette confidence.

Souvent déjà Mlle Oliver m'avait fait l'honneur de venir me visiter dans maferme. Bientôt je la connus tout entière, car il n'y avait en elle nidéguisement ni mystère ; elle était coquette, mais bonne ; exigeante, maispas égoïste ; on l'avait toujours traitée avec beaucoup trop d'indulgence, et

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pourtant on n'avait pas réussi à la gâter entièrement. Elle était vive, maisavait un bon naturel ; pouvait-elle ne pas être vaine ? chaque regard qu'elledirigeait du côté de sa glace lui montrait un ensemble si charmant ! maiselle n'était pas affectée. Elle n'avait aucun orgueil de ses richesses ; elleétait généreuse, naïve, suffisamment intelligente, gaie, vive, mais légère ;elle était charmante enfin, même aux yeux d'une froide observatricecomme moi ; mais elle n'était pas profondément intéressante, et ne vouslaissait pas une vive impression.Elle était bien loin de ressembler aux soeurs de Saint-John, par exemple.Cependant je l'aimais presque autant qu'Adèle, si ce n'est pourtant qu'onaccorde à l'enfant surveillé et instruit par soi une affection plus intime qu'àla jeune fille étrangère douée des mêmes charmes.

Elle s'était prise pour moi d'un aimable caprice ; elle prétendait que jeressemblais à M. Rivers : «Seulement, disait-elle, vous n'êtes pas si jolie,bien que vous soyez une gentille et mignonne petite créature ; mais lui,c'est un ange. Cependant vous êtes bonne, savante, calme et ferme commelui ; faire de vous une maîtresse d'école dans un village, c'est un lususnaturae ; je suis sûre que, si l'on connaissait votre histoire, on en ferait undélicieux roman.»

Un soir qu'avec son activité enfantine et sa curiosité irréfléchie, maisnullement offensante, elle fouillait dans le buffet et dans la table de mapetite cuisine, elle aperçut d'abord deux livres français, un volume deSchiller, une grammaire allemande et un dictionnaire, puis ensuite tout cequi m'était nécessaire pour dessiner, quelques esquisses, entre autres, unpetit portrait au crayon d'une de mes élèves qui avait une véritable tête d'ange, quelques vues d'après nature, prises dans la vallée de Morton etdans les environs ; elle fut d'abord étonnée, puis ravie.

«Est-ce vous qui avez fait ces dessins ? me demanda-t-elle, savez-vous lefrançais et l'allemand ? Quel amour vous faites ! quelle petite merveille !Vous dessinez mieux que mon maître de la première pension de S***.Voulez-vous esquisser mon portrait, pour que je le montre à papa ? - Certainement !» répondis-je.

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Je sentais un plaisir d'artiste à l'idée de copier un modèle si parfait et siéblouissant. Elle avait une robe de soie bleu foncé ; son cou et ses brasétaient nus ; elle n'avait pour tout ornement que ses beaux cheveuxchâtains, qui flottaient sur son cou avec toute la grâce des bouclesnaturelles. Je pris une feuille de beau carton, et je dessinai soigneusementles contours de son charmant visage. Je me promis de colorier ce dessin ;mais, comme il était déjà tard, je lui demandai de revenir poser un autrejour.

Elle parla de moi à son père avec tant d'éloges, que celui-ci l'accompagnale soir suivant. C'était un homme grand, aux traits massifs, d'âge mûr, etdont les cheveux grisonnaient. Sa fille, debout à ses côtés, avait l'air d'unebrillante fleur près d'une tourelle moussue. Il paraissait taciturne, peut-êtreorgueilleux ; mais il fut très bon pour moi. L'esquisse du portrait deRosamonde lui plut beaucoup ; il me demanda d'en faire une peinture aussiperfectionnée que possible ; il me pria aussi de venir le lendemain passer lasoirée à Vale-Hall.

J'y allai. Je vis une maison grande, belle, et qui prouvait la richesse de sonpropriétaire. Rosamonde fut joyeuse et animée tout le temps que je restailà ; son père fut très affable ; et lorsqu'après le thé il se mit à causer avecmoi, il m'exprima très chaleureusement son approbation pour ce que j'avaisfait dans l'école de Morton.

«Mais, ajouta-t-il, d'après tout ce que je vois et tout ce que j'entends, j'aipeur que vous ne soyez trop supérieure pour une semblable place et quevous ne la quittiez bientôt pour une qui vous plaira mieux. - Oh ! oui, certainement, papa, s'écria Rosamonde, elle est bien assezinstruite pour être gouvernante dans une grande famille.

- J'aime bien mieux être ici que dans une grande famille,» pensai-je.

M. Oliver me parla de M. Rivers et de toute sa famille avec beaucoup derespect ; il dit que c'était un vieux nom, que ses ancêtres avaient été riches,

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que jadis tout Morton leur avait appartenu, et que maintenant même ledernier descendant de cette famille pouvait, s'il le voulait, s'allier aux plusgrandes maisons. Il trouvait triste qu'un jeune homme si beau et si remplide talents eût formé le projet de partir comme missionnaire ; c'était perdreune vie bien précieuse. Ainsi, il était évident que M. Oliver ne voyaitaucun obstacle à une union entre Saint-John et Rosamonde. Il regardait lanaissance du jeune ministre, sa profession sacrée, son ancien nom, commedes compensations bien suffisantes au manque de fortune.

On était au 5 de novembre, jour de congé ; ma petite servante était partieaprès m'avoir aidée à nettoyer ma maison, et bien contente de deux sousque je lui avais donnés pour récompenser son zèle.Tout était propre et brillait autour de moi ; le sol bien sablé, la grille bienluisante et les chaises frottées avec soin. Je m'étais habillée proprement, etj'étais libre de passer mon après-midi comme bon me semblerait.

Pendant une heure, je m'occupai à traduire quelques pages d'allemand ;ensuite je pris ma palette et mes crayons, et je me mis à un travail plusagréable et plus facile. J'entrepris d'achever la miniature de RosamondeOliver. La tête était presque finie ; il n'y avait plus qu'à peindre le fond, ànuancer les draperies, à ajouter une couche de carmin aux lèvres, unmouvement plus gracieux à certaines boucles, une teinte plus sombre àl'ombre projetée par les cils au-dessous des paupières azurées.J'étais occupée à ces charmants détails, quand quelqu'un frappa rapidementà ma porte, qui s'ouvrit aussitôt. Saint-John entra.

«Je viens voir comment vous passez votre jour de congé, dit-il ; pas àpenser, j'espère. Mais je vois que non ; voilà qui est bien ; pendant quevous dessinez, vous vous sentez moins seule. Vous voyez que je me défieencore de vous, bien que vous vous soyez parfaitement soutenue jusqu'ici.Je vous ai apporté un livre pour vous distraire ce soir.» Et il posa sur latable un poème nouvellement paru, une de ces productions du génie dont lepublic de ces temps-là était si souvent favorisé.

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C'était l'âge d'or de la littérature moderne. Hélas ! les lecteurs de nos jourssont moins heureux. Mais, courage ! je ne veux ni accuser ni désespérer. Jesais que la poésie n'est pas morte ni le génie perdu. La richesse n'a pas lepouvoir de les enchaîner ou de les tuer ; un jour tous deux prouveront qu'ilsexistent, qu'ils sont là libres et forts. Anges puissants réfugiés dans le ciel,ils sourient quand les âmes sordides se réjouissent de leur mort et que lesâmes faibles pleurent leur destruction. La poésie détruite, le génie banni !Non, médiocrité, non, que l'envie ne vous suggère pas cette pensée. Nonseulement ils vivent, mais ils règnent et rachètent ; et, sans leur influencedivine qui s'étend partout, vous seriez dans l'enfer de votre proprepauvreté.

Pendant que je regardais avidement les pages de Marmion (car c'était unvolume de Marmion), Saint-John s'arrêta pour examiner mon dessin ; maisil se redressa en tressaillant et ne dit rien. Je levai les yeux sur lui, il évitamon regard ; je connaissais ses pensées et je pouvais lire clairement dansson coeur. J'étais alors plus calme et plus froide que lui ; j'avais unavantage momentané ; je conçus le projet de lui faire un peu de bien, si jele pouvais. «Avec toute sa fermeté et toute sa domination sur lui-même, pensai-je, ils'impose une tâche trop rude. Il enferme en lui tous ses sentiments et toutesses angoisses ; il ne confesse rien ; il ne s'épanche jamais. Je suis sûre quecela lui ferait du bien de parler un peu de cette belle Rosamonde qu'il nepense pas devoir épouser ; je vais tâcher de le faire causer.»

Je lui dis d'abord de prendre une chaise ; mais il me répondit, commetoujours, qu'il n'avait pas le temps de rester. «Très bien, me dis-je tout bas,restez debout si vous voulez ; mais vous ne partirez pas maintenant, j'y suisbien résolue. La solitude vous est au moins aussi funeste qu'à moi ; je vaisessayer d'obtenir votre confiance, et de trouver dans cette poitrine demarbre une ouverture par laquelle je pourrai vous verser quelques gouttesdu baume de la sympathie... Ce portrait est-il ressemblant ? demandai-jetout à coup.

- Ressemblant à qui ? Je ne l'ai pas regardé attentivement.

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- Pardon, monsieur Rivers, vous l'avez regardé.»

Il tressaillit de ma franchise soudaine et étrange ; il me regarda avecétonnement. «Oh ! ce n'est encore rien, pensai-je ; je ne me laisserai pasintimider par un peu de roideur de votre part ; je suis décidée à pousser trèsloin.»

Je continuai :

«Vous l'avez regardé de près et attentivement ; mais je ne m'oppose pas àce que vous le regardiez encore.»

Je me levai et je plaçai le dessin dans sa main.

«C'est une peinture bien exécutée, dit-il ; les couleurs sont douces etclaires, le dessin correct et gracieux.

- Oui, oui, je le sais ; mais que dites-vous de la ressemblance ? à qui ceportrait ressemble-t-il ?» Dominant son hésitation, il répondit : «À Mlle Oliver, je pense.

- Certainement. Et maintenant, monsieur, pour vous récompenser d'avoir sibien deviné, je vous ferai une seconde copie aussi fidèle et aussi soignéeque celle-ci, pourvu que vous me promettiez de l'accepter. Je ne voudraispas passer mon temps à un travail que vous regarderiez comme indigne devous.»

Il continuait à regarder le portrait ; plus il le contemplait, plus il le tenaitfortement, plus il semblait le couver des yeux.

«C'est ressemblant, murmura-t-il ; les yeux sont bien ; la couleur, lalumière, l'expression, tout est parfait ; ce portrait sourit.

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- Aimeriez-vous à en avoir un semblable, ou bien cela vous blesserait-il ?Dites-le-moi. Quand vous serez à Madagascar, au Cap ou aux Indes,serait-ce une consolation pour vous de posséder ce souvenir ? ou bien cettevue vous rappellerait-elle des pensées tristes et énervantes ?»

Il leva furtivement les yeux, me regarda d'un air irrésolu et troublé, puiscontempla de nouveau le portrait.

«Il est certain que j'aimerais à l'avoir, dit-il ; mais serait-ce sage ? C'est uneautre question.»

Depuis que j'étais persuadée que Rosamonde avait une préférence pour luiet que M. Oliver ne s'opposerait pas au mariage, comme j'étais moinsexaltée dans mes opinions que Saint-John, j'avais résolu de faire tous mesefforts pour que cette union s'accomplît.Il me semblait que si M. Rivers devenait possesseur de la belle fortune deM. Oliver, il ferait autant de bien qu'en allant flétrir son génie et perdre saforce sous le soleil des tropiques.Dans la persuasion où j'étais, je répondis : «Autant que je puis en juger, je trouve qu'il serait plus sage à vous deprendre l'original que le portrait.»

Pendant ce temps, il s'était assis ; il avait posé le portrait devant lui sur latable, et, le front appuyé dans ses deux mains, le regardait tendrement. Jevis qu'il n'était ni fâché ni choqué de mon audace ; je vis même qu'en luiparlant ainsi franchement d'un sujet qu'il regardait comme inabordable, ens'adressant librement à lui, on lui faisait éprouver un plaisir nouveau, unsoulagement inattendu. Les gens réservés ont souvent plus besoin que lesgens expansifs d'entendre parler ouvertement de leurs sentiments et deleurs douleurs. Le plus stoïque est homme, après tout ; et se précipiter avechardiesse et bonne volonté dans son âme solitaire, c'est souvent lui rendrele plus grand des services.

«Elle vous aime, j'en suis sûre, dis-je en me plaçant derrière sa chaise ; etson père vous respecte. Puis c'est une charmante enfant ; un peu irréfléchie,

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il est vrai, mais vous avez assez de raison pour tous deux. Vous devriezl'épouser.

- M'aime-t-elle ? demanda-t-il.

- Certainement, plus qu'aucun autre ; elle parle toujours de vous ; nul sujetne la réjouit tant, et c'est à cela qu'elle revient le plus souvent.

- J'aime à vous entendre, dit-il ; parlez encore un quart d'heure.»

Il retira sa montre et la posa sur la table pour mesurer le temps.

«Mais pourquoi continuer, demandai-je, si pendant ce temps vous préparezquelque raisonnement puissant pour me contredire, ou si vous forgez unlien nouveau pour enchaîner votre coeur ?

- Ne vous imaginez pas cela ; croyez plutôt que je cède et que mon coeurs'amollit. L'amour humain s'élève en moi comme une fraîche fontainequ'on vient d'ouvrir, et inonde de ses flots si doux le champ que j'avaispréparé avec tant de soins et tant de labeurs, que j'avais assidûmentensemencé de bonnes intentions et de renoncement à moi-même ; etmaintenant il est englouti sous une onde délicieuse, les germes nouveauxsont rongés par un poison enivrant.Je me vois étendu sur une ottomane du salon de Vale-Hall, aux pieds dema fiancée Rosamonde Oliver ; elle me parle avec sa douce voix, meregarde avec ses yeux que votre main habile a si bien su reproduire, mesourit avec ses lèvres si vermeilles. Elle est à moi, je suis à elle ; cette vieprésente, ce monde d'un jour me suffit. Taisez-vous ; ne dites rien ; moncoeur est rempli d'extase, mes sens de délices. Laissez passer en paix letemps que j'ai marqué !»

La montre continuait à marcher ; il respirait vite et bas ; je restais muette.Le quart d'heure s'écoula au milieu de ce silence.M. Saint-John reprit sa montre, reposa le portrait, se leva et se tint deboutdevant le foyer.

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«Maintenant, dit-il, j'ai voulu accorder ce court instant au délire et àl'illusion ; j 'ai reposé mes tempes sur le sein de la tentation ; j 'aivolontairement placé mon cou sous son joug de fleurs ; j'ai goûté à sacoupe. L'oreiller est brûlant ; un serpent est caché dans la guirlande ; le vinest amer ; ses promesses sont vides et ses offres fausses ; je le vois et je lesais.»

Je le regardai avec étonnement.

«Il est étrange, poursuivit-il, qu'au moment où j'aime si ardemmentRosamonde Oliver, où je l'aime avec toute la violence d'une premièrepassion dont l'objet est parfaitement beau, gracieux et fascinant, j'éprouveaussi une certitude complète qu'elle ne serait pas une bonne femme pourmoi, qu'elle n'est pas la compagne qui me convient, et qu'après un an demariage je m'en apercevrais bien, et qu'à douze mois d'enivrementsuccéderait une vie de regret, je le sais.»

Je ne pus m'empêcher de m'écrier : «C'est étrange, en effet !»

Il continua :

«Si je suis sensible à ses charmes, je suis aussi vivement frappé par sesdéfauts ; ils sont de telle nature qu'elle ne pourrait sympathiser en rien avecmoi ; elle ne comprendrait pas mes aspirations ; elle ne pourrait pasm'aider dans mes entreprises. Rosamonde souffrir, travailler, être apôtre !Rosamonde devenir la femme d'un missionnaire ; non, c'est impossible !

- Mais vous n'avez pas besoin d'être un missionnaire ; vous pouvezrenoncer à ce projet.

- Y renoncer ? Ne savez-vous donc pas que c'est ma vocation, ma grandeoeuvre, les fondements que je pose sur la terre pour ma demeure céleste,mon espérance d'être compté parmi ceux qui ont étouffé toute ambition

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pour le désir glorieux d'améliorer leurs frères, de remplacer la guerre par lapaix, l'esclavage par la liberté, la superstition par la religion, la crainte del'enfer par l'espérance du ciel ? Renoncer à ce projet qui m'est plus cherque le sang de mes veines ! C'est de ce côté-là que je dois diriger mesregards, c'est dans ce but que je dois vivre.»

Après une longue pause, je repris :

«Et Mlle Oliver, vous est-il indifférent de la voir malheureuse ?

- Mlle Oliver est entourée de courtisans et de flatteurs. Dans moins d'unmois mon image sera effacée de son coeur ; elle m'oubliera et se marieraprobablement à quelqu'un qui la rendra plus heureuse que je n'aurais pu lefaire.

- Vous parlez froidement ; mais cette lutte vous fait souffrir ; vouschangez.

- Non ; si je change un peu, c'est l'inquiétude que me causent mes projetsdont l'exécution est encore mal assurée ; ce matin même j'ai appris quemon successeur, dont j'attends depuis si longtemps l'arrivée, ne sera pasprêt à me remplacer avant trois mois, peut-être six. - Vous tremblez et vous rougissez quand Mlle Oliver entre dans l'école.»

Sa figure prit de nouveau une expression de surprise ; il ne pensait pasqu'une femme oserait parler ainsi à un homme. Quant à moi, je me sentaissur mon terrain ; je ne pouvais pas entrer en communication avec lesesprits forts, discrets et raffinés, soit d'hommes, soit de femmes, avantd'avoir dépassé les limites d'une réserve conventionnelle, avant d'avoirfranchi le seuil de leurs confidences et pris ma place près du foyer de leurscoeurs.

«Vous êtes originale, me dit-il, et nullement timide. Votre esprit est braveautant que votre oeil est pénétrant ; mais laissez-moi vous assurer que vousinterprétez mal mes émotions ; vous les croyez plus fortes et plus

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puissantes qu'elles ne le sont ; vous m'accordez plus de sympathie que jen'ai le droit d'en réclamer.Quand mes joues se colorent et quand je tremble devant Mlle Oliver, je neme plains pas ; je méprise ma faiblesse ; je sais qu'elle est vile : c'est unefièvre de la chair ; mais, je vous le dis en vérité, ce n'est pas uneconvulsion de l'âme ; non mon âme est aussi ferme que le rocher fixé sousles profondeurs de la mer agitée. Connaissez-moi pour ce que je suis,c'est-à-dire pour un homme froid et dur.»

Je souris d'un air incrédule.

«Vous vous êtes emparée de ma confiance par force, continua-t-il ;maintenant elle est toute à votre service ; si l'on pouvait me dépouiller dece vêtement de chair dont le chrétien recouvre les difformités humaines,vous verriez que je suis simplement un homme dur, froid et ambitieux. Detous les sentiments, l'affection naturelle a seule conservé un pouvoirconstant sur moi ; la raison est mon guide, et non pas le sentiment ; monambition est illimitée, mon désir de m'élever plus haut, de faire plus queles autres, est insatiable.J'honore la patience, la persévérance, l'industrie et le talent, parce que cesont des moyens pour l'homme d'accomplir de grandes choses et des'élever. Je vous examine avec intérêt, parce que je vois en vous unefemme active, sage et énergique, et non pas parce que je vous plainsprofondément de ce que vous avez déjà souffert, et de ce que vous souffrezencore.

- Mais alors, dis-je, vous ne seriez qu'un philosophe païen ?

- Non ; il y a une différence entre moi et les déistes ; je crois, et je crois àl'Évangile. Vous vous êtes trompée de nom ; je ne suis pas un philosophepaïen, mais un philosophe chrétien de la secte de Jésus ; comme sondisciple, j'accepte ses doctrines généreuses, pures et miséricordieuses ; jesuis décidé à les prêcher. Élevé jeune dans la religion, écoutez ce qu'elle asu faire de mes qualités innées. Avec ce petit germe d'affection naturelleque j 'avais en moi, e l le a su développer l 'arbre puissant de la

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philanthropie ; je possédais les racines sauvages et incultes de la droiturehumaine, elle m'a fait comprendre la justice de Dieu ; j'étais ambitieuxd'acquérir du pouvoir et du renom pour moi-même, elle m'a inspiré lanoble ambition de prêcher le royaume de mon maître, de remporter desvictoires sous l'étendard de la croix. Voilà ce qu'a fait la religion, voilàcomment elle a su purifier ce qu'elle a trouvé en moi, tailler et dresser manature ; mais elle n'a pas pu la détruire, rien ne la détruira jusqu'au jour oùce corps mortel passera dans l'éternité...»

Après avoir dit ces mots, il prit son chapeau, qui était posé sur la table àcôté de ma palette ; il regarda encore une fois le portrait. «Elle est belle, murmura-t-il ; c'est bien en vérité la rose au monde.

- Vous ne voulez pas que je vous fasse son portrait ?

- À quoi bon ? non.»

Il recouvrit le portrait de la feuille de papier fin sur laquelle j'avaisl'habitude de m'appuyer le bras quand je peignais, afin de ne pas tachermon carton. Je ne sais ce qu'il aperçut tout à coup sur cette feuille ; maisquelque chose attira ses yeux ; il la prit brusquement, contempla le bord,me jeta un regard singulier et incompréhensible, un regard qui semblaitvouloir m'examiner moi et ma toilette, car il le promena sur toute mapersonne avec la rapidité de l'éclair ; ses lèvres s'ouvriront comme s'il allaitparler, mais il s'arrêta.

«Qu'y a-t-il ? demandai-je.

- Rien.» me répondit-il ; et remettant le papier à sa place, je le vis déchirerrapidement un petit morceau du bord de la feuille. Ce papier disparut dansson gant ; puis il me salua rapidement, me dit adieu et disparut.

À mon tour j'examinai le papier, mais je n'y vis rien, sinon quelques traitsque j'avais faits pour essayer mon crayon. Je pensai à cet événementpendant une minute ou deux ; mais ne pouvant pas découvrir ce mystère, et

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persuadée d'ailleurs qu'il ne devait pas avoir une grande importance, je n'ypensai bientôt plus.

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CHAPITRE XXXIII

Quand M. Saint-John partit, la neige commençait à tomber, la tempêtecontinua toute la nuit. Le jour suivant, un vent aigu amena des tourbillonsde neige froids et épais ; vers le soir, la vallée était presque impraticable.J'avais fermé mes persiennes et mis une natte devant la porte pourempêcher la neige d'entrer par-dessous. J'avais arrangé mon feu, et, aprèsêtre restée une heure assise sur le foyer pour écouter la tempête, j'allumaiune chandelle, je pris Marmion, et je me mis à lire la strophe suivante :

«Le soleil se couchait derrière les montagnes de Norham, couvertes dechâteaux, derrière les belles rives de la Tweed large et profonde, et lesCheviots solitaires. Les tours massives, le donjon qui les garde et lesmurailles qui les entourent, brillent d'une lueur jaunâtre.»

L'harmonie des vers me fit bientôt oublier l'orage. J'entendis du bruit ; jepensai que c'était le vent qui frappait contre la porte.

Mais non ; c'était Saint-John Rivers qui tournait le loquet. Il était venu àtravers ce froid ouragan et cette obscurité bruyante.

Il se tenait debout devant moi ; le manteau qui le recouvrait était aussiblanc qu'un glacier. Je demeurai stupéfaite, car je ne m'attendais pas àavoir un hôte ce soir-là.

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- Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle ? demandai-je, est-il arrivé quelquechose ?

- Non. Comme vous vous inquiétez facilement !» me répondit-il ensuspendant son manteau à la porte, vers laquelle il repoussa froidement lanatte que son entrée avait dérangée. Il secoua la neige de ses souliers. «Jevais salir votre chambre, dit-il ; mais il faut m'excuser pour une fois.»Alors il s'approcha du feu. «Je vous assure que j'ai eu bien de la peine àarriver ici, dit-il en réchauffant ses mains à la flamme du foyer.Un moment j'ai enfoncé jusqu'à la ceinture ; heureusement la neige estencore molle.»

Je ne pus pas m'empêcher de dire : «Mais pourquoi êtes-vous venu ?

- C'est une question peu hospitalière à faire à un visiteur ; mais, puisquevous me le demandez, je vous répondrai que c'est simplement pour causeravec vous. J'étais fatigué de mes livres muets et de ma chambre vide.D'ailleurs, depuis hier, je suis dans l'état d'une personne à qui l'on a dit lamoitié d'une histoire et qui est impatiente d'en connaître la fin.»

Il s'assit. Je me rappelai sa conduite singulière de la veille, et je commençaià craindre pour sa tête ; en tout cas, s'il était fou, sa folie était bien froide etbien recueillie. Je n'avais jamais vu ses beaux traits aussi semblables à dumarbre, qu'au moment où, jetant de côté ses cheveux mouillés par la neige,il laissa la lumière du foyer briller librement sur son front et ses joues sipâles. Je fus attristée en remarquant les traces évidentes du souci et duchagrin. J'attendais, espérant qu'il allait dire quelque chose que je pourraisau moins comprendre. Mais sa main était posée sur son menton, ses doigtssur ses lèvres ; il pensait.Je fus frappée en voyant que sa main était aussi dévastée que sa figure.Une pitié involontaire s'empara de moi et je m'écriai :

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«Je voudrais que Diana et Marie pussent demeurer avec vous ; il estmauvais pour vous de vivre seul, et vous êtes trop indifférent sur votresanté.

- Pas du tout, dit-il, je prends soin de moi quand c'est nécessaire ; je meporte très bien. Que me manque-t-il donc ?

Il dit ces mots avec indifférence et d'un air absorbé, ce qui me prouva qu'àses yeux ma sollicitude était au moins superflue. Je me tus. Il continuait à remuer lentement son doigt sur sa lèvre supérieure, et sonoeil se promenait sur la grille ardente.Trouvant indispensable de dire quelque chose, je lui demandai si la portequ'il avait derrière lui ne lui donnait pas trop de froid.

«Non, non, me répondit-il brièvement et presque brusquement.

- Eh bien, pensai-je, taisez-vous si vous le désirez. Je vais vous laisser àvos réflexions et reprendre mon livre.»

Je mouchai la chandelle, et je me remis à lire Marmion. Bientôt il seredressa ; ce mouvement me fit lever les yeux. Il tira simplement de sapoche un portefeuille en maroquin, y prit une lettre qu'il lut en silence, lareplia, la remit à sa place, et tomba dans une profonde méditation. Je nepouvais pas lire en ayant sous les yeux un visage aussi impossible àsonder ; dans mon impatience je ne pouvais pas me taire ; peut-être allait-ilme mal recevoir, mais tant pis, il me fallait parler.

«Avez-vous reçu dernièrement des nouvelles de Marie et de Diana ?demandai-je.

- Non, pas depuis la lettre que je vous ai montrée il y a huit jours.

- Il n'y a rien de changé pour vous ? Vous ne quitterez pas l'Angleterreavant l'époque que vous m'avez indiquée ?

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- Je le crains ; ce serait un trop grand bonheur pour que je puisse ycompter.»

Arrivée là, je changeai le sujet de ma conversation. Je me mis à parler demon école et de mes élèves.

«La mère de Marie Garrett est mieux, dis-je. Marie est revenue à l'école cematin, et la semaine prochaine j'aurai quatre élèves nouvelles deFoundry-Close ; sans la neige, elles seraient venues aujourd'hui.

- En vérité ? - M. Oliver paye la pension de deux d'entre elles.

- Ah !

- Il régalera toute l'école à Noël.

- Je le sais.

- Est-ce vous qui le lui avez conseillé ?

- Non.

- Qui est-ce donc ?

- Sa fille, je crois.

- C'est bien d'elle ; elle est si bonne !

- Oui.»

Une nouvelle pause. L'horloge sonna huit heures ; ce bruit le tira de saméditation. Il décroisa ses jambes, se redressa et se tourna de mon côté.

«Laissez votre livre un instant, dit-il, et approchez-vous un peu du feu.»

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J'étais de plus en plus étonnée.

«Il y a une demi-heure, dit-il, je vous ai parlé de mon impatience deconnaître la suite d'une histoire ; j'ai réfléchi depuis qu'il valait mieux queje fusse le narrateur et vous l'auditeur. Avant de commencer, il est bon devous avertir que l'histoire vous semblera un peu ancienne ; mais de vieuxdétails reprennent quelquefois de la fraîcheur en passant par des lèvresnouvelles.Du reste, usée ou non, elle est courte.

«Il y a vingt ans, un pauvre ministre (peu importe son nom maintenant)tomba amoureux d'une jeune fille riche ; la jeune fille aussi l'aimait, et ellel'épousa, malgré les conseils de ses amis, qui la renièrent aussitôt après sonmariage ; au bout de deux ans, ce couple téméraire avait cessé d'exister, ettous deux étaient tranquillement couchés sous une même pierre. J'ai vu leurtombeau dans le grand cimetière qui entoure la sombre et triste église d'uneimmense ville manufacturière, dans le comté de ***. Ils laissèrent une fillequi, dès sa naissance, fut reçue par une charité froide comme les amas deneige dans lesquels j'ai enfoncé ce soir. L'enfant abandonnée fut portéedans la demeure d'un riche parent de sa mère ; elle fut élevée par une tanteappelée (maintenant j'arrive aux noms) Mme Reed, de Gateshead.Vous tressaillez ; avez-vous entendu du bruit ? C'est probablement un ratqui gratte le mur de l'école ; avant que je la fisse réparer, c'était une grange,et les granges sont généralement hantées par les rats. Mais continuonsnotre récit. Mme Reed garda l'orpheline pendant dix années ; je ne sais sielle fut heureuse ou non : personne ne me l'a dit. Au bout de ce temps,l'enfant fut envoyée dans un endroit que vous connaissez, à l'école deLowood, où vous-même avez demeuré. Il parait que sa conduite futhonorable ; d'élève, elle devint maîtresse comme vous. Je suis frappé durapport qu'il y a entre son histoire et la vôtre. Elle quitta Lowood pour sefaire gouvernante ; voyez, ici encore vos deux destinées sont semblables ;elle entreprit l'éducation de la pupille d'un certain M. Rochester.

- Monsieur Rivers ! m'écriai-je.

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- Je devine vos sentiments, dit-il, mais réprimez-les un instant ; j'ai presquefini, écoutez-moi jusqu'au bout. Je ne sais rien sur M. Rochester, si ce n'estqu'il offrit un mariage honorable à cette jeune fille, et que, devant l'autel,on découvrit qu'il avait une femme vivante, mais folle ; je ne connais ni sesdesseins ni sa conduite après cette découverte. Il arriva un événement quirendit nécessaire de rechercher la gouvernante ; on apprit qu'elle étaitpartie ; personne ne put savoir quand, comment, ni pour aller où ; elle avaitquitté le château de Thornfield pendant la nuit.Toutes les recherches sont restées infructueuses ; on a parcouru tout lepays sans avoir pu rien apprendre sur elle, et pourtant il est indispensablequ'on la trouve ; on a écrit dans tous les journaux ; moi-même j'ai reçu unelettre d'un M. Briggs, procureur, où l'on me communiquait les détails queje viens de vous rapporter ; n'est-ce pas une histoire étrange ? - Répondez-moi seulement à ce que je vais vous demander, dis-je ; vous lepourrez certainement. Qu'avez-vous appris sur M. Rochester ? Où est-il ?que fait-il ? Se porte-t-il bien ?

- Je ne sais rien sur M. Rochester ; la lettre n'en parle que pour mentionnerson dessein illégal. Vous devriez plutôt me demander le nom de lagouvernante et l'événement qui rend sa présence indispensable.

- Personne n'est donc allé au château de Thornfield ? personne n'a donc vuM. Rochester ?

- Je ne pense pas.

- Lui a-t-on écrit ?

- Certainement.

- Et qu'a-t-il répondu ? Qui a sa lettre ?

- M. Briggs me dit que la réponse à sa demande n'a pas été faite par M.Rochester, mais par une dame qui signe Alice Fairfax.»

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Je me sentis froide et consternée. Ainsi mes craintes étaient fondées : ilavait probablement quitté l'Angleterre et, dans son désespoir, était retournévers un de ses anciens repaires du continent ; et quels adoucissementsavait-il cherchés à ses cruelles souffrances, quels objets pour satisfaire sesfortes passions ? Je n'osais pas répondre à cette question. Oh mon pauvremaître ! lui qui avait presque été mon mari ! lui que j'avais si souventappelé mon cher Édouard !

«Cet homme devait être mauvais, observa M. Rivers.

- Vous ne le connaissez pas, ne le jugez pas ainsi ! m'écriai-je avec chaleur.

- Très bien, me dit-il tranquillement ; du reste je suis occupé d'autre choseque de lui, j'ai mon histoire à finir. Puisque vous ne voulez pas medemander le nom de la gouvernante, je vais vous le dire moi-même ;attendez, je l'ai ici : il vaut toujours mieux avoir les choses importantessoigneusement écrites sur le papier.» Il prit de nouveau son portefeuille, l'ouvrit, et y chercha quelque chose ; del'un des compartiments il tira un vieux morceau de papier qui semblaitavoir été déchiré brusquement. Je reconnus la forme et les traits de pinceaude différentes couleurs du morceau enlevé au papier qui recouvrait leportrait de Mlle Oliver. Saint-John se leva, le tint devant mes yeux, et jelus, tracés en encre de Chine et par ma propre main, les mots : Jane Eyre.J'avais probablement écrit cela dans un moment d'oubli.

«Briggs, continua-t-il, me parlait d'une Jane Eyre, et c'était également cenom qui se trouvait dans les journaux ; je connaissais une Jane Elliot ; jeconfesse que j'avais des soupçons, mais je ne fus certain qu'hier dansl'après-midi. Avouez-vous votre nom et renoncez-vous au pseudonyme ?

- Oui, oui ; mais où est M. Briggs ? Il en sait peut-être plus long que voussur M. Rochester.

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- Briggs est à Londres ; je doute qu'il sache rien sur M. Rochester ; ce n'estpas M. Rochester qui l'intéresse. Vous oubliez le point essentiel pour vousoccuper de détails insignifiants ; vous ne me demandez pas pourquoi M.Briggs vous cherche, et pourquoi il a besoin de vous.

- Eh bien ! pourquoi ?

- Simplement pour vous dire que votre oncle, M. Eyre, de Madère, estmort ; qu'il vous a laissé toute sa fortune, et que maintenant vous êtesriche ; simplement pour cela, rien de plus.

- Moi, riche ?

- Oui, vous, une riche héritière.»

Il y eut un moment de silence.

«Il faudra prouver votre identité, continua Saint-John, mais cela n'offriraaucune difficulté, et alors vous pourrez entrer tout de suite en possession.Votre fortune est placée dans les fonds anglais. Briggs a le testament ettous les papiers nécessaires.» C'était une phase nouvelle dans ma vie. Il est beau de sortir de l'indigencepour devenir riche subitement, c'est même très beau ; mais ce n'est pas unechose que l'on comprenne tout d'un coup et dont on puisse se réjouirentièrement dans le moment même. Il y a des joies bien plus enivrantes.Une fortune est un bonheur solide, tout terrestre, mais il n'a rien d'idéal ;tout ce qui s'y rattache est calme, et la joie qu'on ressent ne peut pas semanifester avec enthousiasme ; on ne saute pas, on ne chante pas. Enapprenant qu'on est riche, on commence par songer aux responsabilités, parpenser aux affaires : dans le fond, on est satisfait, mais il y a de gravessoucis ; on se contient, on reçoit la nouvelle de son bonheur avec un visagesérieux.

D'ailleurs, les mots testament, legs, marchent côte à côte avec les motsmort et funérailles. Mon oncle était mort : c'était mon seul parent. Depuis

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que je savais qu'il existait, j'avais nourri l'espérance de le voir un jour ;maintenant je ne le pourrai plus.Puis cet argent ne venait qu'à moi seule, et non pas à moi et à une famillequi s'en serait réjouie ; à moi toute seule.Certainement c'était un bonheur : je serai si heureuse d'être indépendante !Cela, du moins, je le sentais bien, et cette pensée gonflait mon coeur.

«Enfin, vous levez la tête, me dit M. Rivers ; je croyais que Méduse vousavait lancé un de ses regards et que vous étiez changée en statue de pierre.Probablement vous allez me demander maintenant à combien monte votrefortune.

- Eh bien, oui ; à combien monte-t-elle ?

- Oh ! cela ne vaut même pas la peine d'en parler ; on dit vingt mille livressterling, je crois ; mais qu'est-ce que cela ? - Vingt mille livres sterling !»

Mon étonnement fut grand ; j'avais compté sur quatre ou cinq mille ; cettenouvelle me coupa la respiration pour un instant. M. Saint-John, que jen'avais jamais entendu rire auparavant, se mit alors à rire.

«Eh bien ! dit-il, si vous aviez commis un meurtre et si je venais vousapprendre que votre crime est découvert, vous auriez l'air moinsépouvantée.

- C'est une forte somme ; ne pensez-vous pas qu'il y a erreur ?

- Pas le moins du monde.

- Peut-être avez-vous mal lu les chiffres, et n'y a-t-il que 2000 ?

- C'est écrit en lettres et non pas en chiffres : vingt mille.»

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Je me faisais l'effet d'un individu dont les facultés gastronomiques qui sonttrès grandes, et tout à coup se trouve assis seul levant une table préparéepour cent. M. Rivers se leva et mit son manteau.

«Si la nuit n'était pas si mauvaise, dit-il, j'enverrais Anna vous tenircompagnie ; vous avez l'air si malheureuse qu'il n'est pas très prudent devous laisser seule ; mais la pauvre Anna ne pourrait pas se tirer de la neigeaussi bien que moi ; ses jambes ne sont pas aussi longues ; ainsi donc je mevois obligé de vous laisser à votre tristesse. Bonsoir.»

Il toucha le loquet de la porte, une pensée subite me vint.

«Arrêtez une minute ! m'écriai-je.

- Eh bien ?

- Je voudrais savoir pourquoi M. Briggs vous a écrit pour apprendre desdétails sur moi ; comment il vous connaît, et ce qui a pu lui faire penserque, dans un pays écarté comme celui-ci, vous pourriez l'aider à medécouvrir...

- Oh ! me dit-il, c'est que je suis ministre, et les ministres sont souventconsultés dans les cas embarrassants.» Il tourna de nouveau le loquet.

«Non, cela ne me satisfait pas ! m'écriai-je.

En effet, sa réponse était à la fois si vague et si prompte, que ma curiosité,au lieu d'être satisfaite, n'en fut que piquée davantage.

«Il y a quelque chose d'étrange là dedans, ajoutai-je, et je veux tout savoir.

- Une autre fois.

- Non, ce soir, ce soir même !»

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Et comme il s'éloigna un peu de la porte, je me plaçai entre elle et lui. Ilsemblait embarrassé.

«Certainement, repris-je, vous ne partirez pas avant de m'avoir tout dit.

- Je préférerais que ce fût une autre fois.

- Non, il le faut !

- J'aimerais mieux que vous apprissiez tout cela par Diana ou par Marie.»

Ces objections ne faisaient qu'accroître mon ardeur ; je voulais êtresatisfaite, et tout de suite ; je le lui dis.

«Mais, reprit-il, je vous ai dit que je suis un homme dur et difficile àpersuader.

- Et moi, je suis une femme dure, dont il est impossible de se débarrasser.

- Je suis froid, continua-t-il, la fièvre ne saurait me gagner.

- Je suis ardente, et le feu fond la glace. La flamme du foyer a fait sortirtoute la neige de votre manteau ; l'eau en a profité pour couler sur le sol,qui maintenant ressemble à une rue inondée... Monsieur Rivers, si vousvoulez que je vous pardonne jamais le crime d'avoir souillé le sable de macuisine, dites-moi ce que je désire savoir...

- Eh bien ! dit-il, je cède, non pas à cause de votre ardeur, mais à cause devotre persévérance, de même que la pierre cède sous le poids de la goutted'eau qui tombe sans cesse ; d'ailleurs il faudra toujours que vous lesachiez : autant maintenant que plus tard. Vous vous appelez Jane Eyre ? - Certainement ! nous l'avons déjà dit.

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- Peut-être ne savez-vous pas que je porte le même nom que vous ? J'ai étébaptisé John Eyre Rivers.

- Non, en vérité, je ne le savais pas ; je me rappelle avoir vu la lettre E dansles initiales gravées sur les livres que vous m'avez prêtés ; je ne me suisjamais demandé quel pouvait être votre nom ; mais alors certainement...»

Je m'arrêtai ; je ne voulais pas entretenir, encore moins exprimer la penséequi m'était venue ; mais bientôt elle se changea pour moi en une grandeprobabilité ; toutes les circonstances s'accordaient si bien ! la chaîne, quijusque-là n'avait été qu'une série d'anneaux séparés et sans forme,commençait à s'étendre droite devant moi ; chaque anneau était parfait etl'union complète. Avant que Saint-John eût parlé, un instinct m'avaitavertie de tout.Mais comme je ne dois pas m'attendre à trouver le même instinct chez lelecteur, je répéterai l'explication donnée par M. Rivers.

«Ma mère s'appelait Eyre, me dit-il ; elle avait deux frères : l'un, ministre,avait épousé Mlle Jane Reed, de Gateshead ; l'autre. John Eyre, étaitcommerçant à Madère. M. Briggs, procureur de M. Eyre, nous écrivit, aumois d'août dernier, pour nous apprendre la mort de notre oncle et pournous dire qu'il avait laissé sa fortune à la fille de son frère le ministre, nousrejetant à cause d'une querelle qui avait eu lieu entre lui et mon père et qu'iln'avait jamais voulu pardonner. Il y a quelques semaines, il nous écrivit denouveau pour nous apprendre qu'on ne pouvait pas retrouver l'héritière, etpour nous demander si nous savions quelque chose sur elle ; un nom écritpar hasard sur un morceau de papier me l'a fait découvrir. Vous savez lereste...» Il voulut de nouveau partir ; mais je m'appuyai le dos contre la porte.

«Laissez-moi parler, dis-je ; donnez-moi le temps de respirer.»

Je m'arrêtai ; il se tenait debout devant moi, le chapeau à la main, etparaissait assez calme. Je continuai :

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«Votre mère était la soeur de mon père ?

- Oui.

- Par conséquent elle était ma tante ?»

Il fit un signe affirmatif.

«Mon oncle John était votre oncle ? Vous, Diana et Marie, vous êtes lesenfants de sa soeur, et moi je suis la fille de son frère ?

- Sans doute.

- Alors vous êtes mes cousins ; la moitié de notre sang coule de la mêmesource ?

- Oui, nous sommes cousins.»

Je le regardai ; il me sembla que j'avais trouvé un frère, un frère dont jepouvais être orgueilleuse et que je pouvais aimer ; deux soeurs dont lesqualités étaient telles, qu'elles m'avaient inspiré une profonde amitié et unegrande admiration, même lorsque je ne voyais en elles que des étrangères.Ces deux jeunes filles, que j'avais contemplées avec un mélange amerd'intérêt et de désespoir, lorsque, agenouillée sur la terre humide, j'avaisregardé à travers l'étroite fenêtre de Moor-House, ces deux jeunes fillesétaient mes parentes ; cet homme jeune et grand, qui m'avait ramasséemourante sur le seuil de sa maison, m'était allié par le sang : bienheureusedécouverte pour une pauvre abandonnée ! C'était là une véritable richesse,une richesse du coeur ! une mine d'affections pures et naturelles ! C'étaitun bonheur vif, immense et enivrant, qui ne ressemblait pas à celui quej'avais éprouvé en apprenant que j'étais riche ; car, quoique cette nouvelleeût été la bienvenue, je n'en avais ressenti qu'une joie modérée. Dansl'exaltation de ce bonheur soudain, je joignis les mains ; mon poulsbondissait, mes veines battaient avec force. «Oh ! je suis heureuse ! je suis heureuse !» m'écriai-je.

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Saint-John sourit.

«N'avais-je pas raison de vous dire que vous négligiez les points essentielspour vous occuper de niaiseries ? reprit-il. Vous êtes restée sérieuse quandje vous ai appris que vous étiez riche ; et maintenant, voyez votreexaltation pour une chose sans importance.- Que voulez-vous dire ? Peut-être est-ce de peu d'importance pour vous.Vous avez des soeurs, vous n'avez pas besoin d'une cousine ; mais moi, jen'avais personne. Trois parents, ou deux, si vous ne voulez pas que je vouscompte, viennent de naître pour moi. Oui, je le répète, je suis heureuse !»

Je me promenai rapidement dans ma chambre ; puis je m'arrêtai, suffoquéepar les pensées qui s'élevaient en moi, trop rapides pour que je pusse lesrecevoir, les comprendre et les mettre en ordre. Je songeais à tout ce quipourrait avoir lieu et aurait lieu avant longtemps ; je regardais les muraillesblanches, et je crus voir un ciel couvert d'étoiles, dont chacune meconduisait vers un but délicieux. Enfin, je pouvais faire quelque chose pourceux qui m'avaient sauvé la vie, et que jusque-là j'avais aimés d'un amourinutile. Ils étaient sous un joug, et je pouvais leur rendre la liberté ; ilsétaient éloignés les uns des autres, et je pouvais les réunir ; l'indépendanceet la richesse qui m'appartenaient pouvaient leur appartenir aussi.N'étions-nous pas quatre ? Vingt mille livres, partagées en quatre,donnaient cinq mille livres à chacun ; c'était bien assez. Justice serait faiteet notre bonheur mutuel assuré. La richesse ne m'accablait plus, ce n'étaitplus un legs de pièces d'or, mais un héritage de vie, d'espérances et dejoies. Je ne sais quel air j'avais pendant que je songeais à toutes ces choses ;mais je m'aperçus bientôt que M. Rivers avait placé une chaise derrièremoi, et s'efforçait doucement de me faire asseoir. Il me conseillait d'êtrecalme ; je lui déclarai que mon esprit n'était nullement troublé ; jerepoussai sa main, et je me mis de nouveau à me promener dans lachambre.

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«Vous écrirez demain à Marie et à Diana, dis-je, et vous les prierez devenir tout de suite ici. Diana m'a dit qu'elle et sa soeur se trouveraientriches avec mille livres sterling chacune ; aussi je pense qu'avec cinq milleelles seront tout à fait satisfaites.

- Dites-moi où je pourrai trouver un verre d'eau, me répondit Saint-John ;en vérité, vous devriez faire un effort pour vous calmer.

- C'est inutile. Répondez-moi : quel effet produira sur vous cette fortune ?Resterez-vous en Angleterre, épouserez-vous Mlle Oliver et vousdéciderez-vous à vivre comme tous les hommes ?

- Vous vous égarez ; votre tête se trouble. Je vous ai appris cette nouvelletrop brusquement ; votre exaltation dépasse vos forces.

«Monsieur Rivers vous me ferez perdre patience ; je suis calme ; c'est vousqui ne me comprenez pas, ou plutôt qui affectez de ne pas me comprendre.

- Peut-être que, si vous vous expliquiez plus clairement, je vouscomprendrais mieux.

- M'expliquer ! mais il n'y a pas d'explication à donner. Il est bien facile decomprendre qu'en partageant vingt mille livres sterling entre le neveu et lestrois nièces de notre oncle, il revient cinq mille livres à chacun ; tout ceque je vous demande, c'est d'écrire à vos soeurs pour leur apprendrel'héritage qu'elles viennent de faire. - C'est-à-dire que vous venez de faire.

- Je vous ai déjà dit comment je considérais cela, et je ne puis pas changerma manière de voir. Je ne suis pas grossièrement égoïste, aveuglémentinjuste et lâchement ingrate. D'ailleurs je veux avoir une demeure et desparents : j'aime Moor-House et j'y resterai ; j'aime Diana et Marie, et jem'attacherai à elles pour toute la vie. Je serai heureuse d'avoir cinq millelivres ; mais vingt mille ne feraient que me tourmenter ; et puis, si cetargent m'appartient aux yeux de la loi, il ne m'appartient pas aux yeux de la

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justice. Je ne vous abandonne que ce qui me serait tout à fait inutile ; je neveux ni discussion ni opposition ; entendons-nous entre nous et décidonscela tout de suite.

- Vous agissez d'après votre premier mouvement ; il faut que vous yréfléchissiez pendant plusieurs jours, avant qu'on puisse regarder vosparoles comme valables.

- Oh ! si vous ne doutez que de ma sincérité, je ne crains rien. Vousreconnaissez la justice de ce que je dis ?

- J'y vois en effet une certaine justice ; mais elle est contraire auxcoutumes. La fortune entière vous appartient ; mon oncle l'a gagnée parson propre travail, il était libre de la laisser à qui il voulait ; il vous l'adonnée. Après tout, la justice vous permet de la garder, et vous pouvezsans remords de conscience la considérer comme votre propriété.

- Pour moi, répondis-je, c'est autant une affaire de sentiment que deconscience ; je puis bien une fois me laisser aller à mes sentiments : j'en aisi rarement l'occasion ! Quand même pendant une année vous ne cesseriezde discuter et de me tourmenter, je ne pourrais pas renoncer au plaisirinfini que j'ai rêvé, au plaisir d'acquitter en partie une dette immense et dem'attacher des amis pour toute ma vie. - Vous parlez ainsi maintenant, reprit Saint-John, parce que vous ne savezpas ce que c'est de posséder de la fortune et d'en jouir ; vous ne savez pasl'importance que vous donneront vingt mille livres sterling, la place quevous pourrez occuper dans la société, l'avenir qui sera ouvert devant vous ;vous ne le savez pas.

- Et vous, m'écriai-je, vous ne pouvez pas vous imaginer avec quelle ardeurj'aspire vers un amour fraternel. Je n'ai jamais eu de demeure ; je n'aijamais eu ni frères ni soeurs ; je veux en avoir maintenant. Vous ne vousrefusez pas à me reconnaître et à m'admettre parmi vous, n'est-ce pas ?

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- Jane, je serai votre frère, et mes soeurs seront vos soeurs, sans que nousvous demandions ce sacrifice de vos justes droits.

- Mon frère éloigné de mille lieues, mes soeurs asservies chez desétrangers, et moi riche, gorgée d'or, sans l'avoir jamais ni gagné ni mérité !Est-ce là une égalité fraternelle, une union ult ime, un profondattachement ?

- Mais, Jane, vos aspirations à une famille et à un bonheur domestiquepeuvent être satisfaites par d'autres moyens que ceux dont vous parlez ;vous pouvez vous marier.

- Non, je ne veux pas me marier. Je ne me marierai jamais.

- C'est trop dire ; des paroles aussi irréfléchies sont une preuve del'exaltation où vous êtes.

- Non, ce n'est pas trop dire ; je sais ce que j'éprouve, et combien tout monêtre repousse la simple pensée du mariage. Personne ne m'épouserait paramour, et je ne veux pas qu'en me prenant on cherche simplement à faireune bonne spéculation. Je ne veux pas d'un étranger qui serait différent demoi, et avec lequel je ne pourrais pas sympathiser. J'ai besoin de mesparents, c'est à dire de ceux qui sentent comme moi. Dites encore que vousserez mon frère ; quand vous avez prononcé ces mots, j'ai été heureuse.Si vous le pouvez, répétez-les avec sincérité.

- Je crois que je le puis ; je sais que j'ai toujours aimé mes soeurs ; monaffection pour elles est basée sur le respect que j'ai pour leur valeur et surmon admiration pour leur capacité. Vous aussi vous avez une intelligenceet des principes. Vous ressemblez à mes soeurs par vos habitudes et vosgoûts ; votre présence m'est toujours agréable, j'ai déjà trouvé dans votreconversation un soulagement salutaire ; je sens que je pourrai facilementvous faire une place dans mon coeur et vous considérer comme ma plusjeune soeur.

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- Merci, je me contente de cela pour ce soir. Maintenant vous feriez mieuxde partir ; car si vous restiez plus longtemps, vous pourriez bien m'irriterencore par vos scrupules injurieux.

- Et l'école, mademoiselle Eyre ? il faudra la fermer à présent, je pense ?

- Non, je resterai à mon poste jusqu'à ce que vous ayez trouvé une autremaîtresse.»

Il sourit d'un air approbateur, me donna une poignée de main et prit congéde moi.

Je n'ai pas besoin de raconter en détail les luttes que j'eus à soutenir et lesarguments que je dus employer pour que le partage du legs eût lieu commeje le désirais. Ma tâche était rude ; mais comme j'étais bien résolue, et quemon cousin et mes cousines virent enfin que j'étais irrévocablementdécidée à partager également, comme au fond de leurs coeurs ils sentaienttoute la justice de mon intention, et savaient bien qu'à ma place ils auraientfait ce que je désirais faire, ils se décidèrent enfin à s'en rapporter à desarbitres. Les juges furent M. Oliver et un homme de loi capable ; tous deuxse mirent de mon côté, et je fus victorieuse. Les affaires furent réglées.Saint-John, Marie, Diana et moi, nous entrâmes en possession de notrefortune.

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CHAPITRE XXXIV

Quand tout fut achevé, on approchait de Noël ; c'était le moment desvacances ; je fermai l'école de Morton, après avoir pris mes mesures pourque la séparation ne fût pas stérile, du moins, de mon côté. La bonnefortune ouvre la main aussi bien que le coeur ; donner un peu quand on abeaucoup reçu, c'est simplement ouvrir un passage à l 'ébullitioninaccoutumée des sensations. Depuis longtemps je m'étais aperçue avecjoie que beaucoup de mes écolières m'aimaient, et, quand nous nousséparâmes, je le vis plus clairement encore ; elles me manifestèrent leuraffection avec force et simplicité. Ma reconnaissance fut grande en voyantque j'avais vraiment une place dans ces coeurs d'enfants ; je leur promisque chaque semaine j'irais les visiter et leur donner une heure de leçon.

M. Rivers arriva au moment où, après avoir examiné l'école, compté lesélèves dont le nombre se montait à soixante, les avoir fait défiler devantmoi et avoir fermé la porte, j'étais debout, la clef à la main, occupée à fairedes adieux particuliers à une demi-douzaine de mes meilleures élèves. Ilaurait été impossible de trouver chez aucun fermier anglais des jeunesfilles plus décentes, plus respectables, plus modestes et mieux élevées ; etc'est beaucoup dire : car, après tout, les paysans anglais sont les mieuxélevés, les plus polis et les plus dignes de toute l'Europe.

J'ai vu depuis des paysannes françaises et allemandes ; les meilleures m'ontparu ignorantes, grossières et stupides, comparées à mes enfants deMorton.

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«Trouvez-vous que votre récompense soit assez grande pour toute unesaison de travail ? me demanda M. Rivers quand les enfants furent partis ;n'êtes-vous pas heureuse de vous dire que vous avez fait un bien véritable àvos frères ? - Sans doute.

- Et vous n'avez travaillé que quelques mois. Ne trouvez-vous pas qu'unevie dévouée à la régénération des hommes serait bien employée ?

- Oui, répondis-je ; mais quant à moi, je ne pourrais pas continuer toujourscette existence : j'ai besoin de jouir de mes propres facultés aussi bien quede cultiver celles des autres, et il faut que j'en jouisse maintenant. Nerappelez ni mon corps ni mon esprit vers l'école ; j'en suis sortie, et je suisdisposée à profiter pleinement des vacances.»

Le visage de Saint-John devint sérieux.

«Eh bien ! dit-il ; quelle ardeur soudaine ! que voulez-vous donc faire ?

- Je veux être aussi active que possible ; d'abord je vous prierai de donnerla liberté à Anna et de chercher quelque autre personne pour vous servir.

- Avez-vous besoin d'elle ?

- Oui ; je voudrais qu'elle vînt avec moi à Moor-House. Diana et Mariearriveront dans une semaine, et je veux qu'elles trouvent tout en ordre.

- Je comprends. Je croyais que vous vouliez partir pour faire quelqueexcursion ; j'aime mieux qu'il en soit ainsi. Anna ira avec vous.

- Alors dites-lui de se tenir prête pour demain ; voilà la clef de l'école, jevous remettrai bientôt celle de ma ferme.»

Il la prit.

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«Vous avez l 'air bien joyeuse, me dit- i l ; je ne comprends pascomplètement votre gaieté, parce que je ne sais pas quelle tâche varemplacer pour vous celle que vous quittez. Quelles intentions, quellesambitions avez-vous ? Enfin, quel est le but de votre vie ? - Ma première intention est de nettoyer (comprenez-vous toute la force dece mot ?) de nettoyer Moor-House du haut en bas ; ma seconde est defrotter tout avec de la cire, de l'huile et un nombre infini de torchons,jusqu'à ce que chaque objet redevienne bien brillant ; ma troisième,d'arranger les chaises et les tables, les lits et les tapis, avec une précisionmathématique ; ensuite, je vous ruinerai en tourbe et en charbon pour fairede bon feu dans toutes les chambres ; enfin, les deux jours qui précéderontl'arrivée de vos soeurs seront employés par Anna et moi à battre des oeufs,à mélanger des raisins, à râper des épices, à pétrir des gâteaux de Noël, àhacher des rissoles et à célébrer tous les rites culinaires qu'on ne peutexpliquer qu'imparfaitement à ceux qui, comme vous, ne sont pas parmi lesinitiés. En un mot, mon intention est de tenir toute chose prête et en parfaitétat pour l'arrivée de Marie et de Diana ; mon ambition est de leur montrerle beau idéal d'une réception affectueuse.

Saint-John sourit légèrement ; cependant il paraissait mécontent.

«Tout cela est très bien pour le moment, dit-il ; mais sérieusement, j'espèreque quand le premier flot de vivacité sera passé, vous regarderez un peuplus haut que les charmes domestiques et les joies de la famille.

- C'est ce qu'il y a de meilleur dans le monde, m'écriai-je.

- Non, Jane, non. Ce monde n'est pas un lieu de jouissance, ne cherchezpas à en faire un paradis ; ce n'est pas un lieu de repos : ne devenez pasindolente.

- Au contraire, je veux être active.

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- Jane, je vous pardonne pour le moment ; je vous accorde deux mois pourjouir pleinement de votre nouvelle position et du bonheur d'avoir trouvédes parents ; mais alors j 'espère que vous regarderez au delà deMoor-House, de Morton, des affections fraternelles, du calme égoïste et dubien-être sensuel que procure la civilisation ; j'espère qu'alors vous serezde nouveau troublée par la force de votre énergie.»

Je le regardai avec surprise. «Saint-John, dis-je, je trouve mal à vous de parler ainsi ; je suis disposéeà être heureuse et vous voulez me pousser à l'agitation. Dans quel but ?

- Dans le but de vous exciter à mettre à profit les talents que Dieu vous aconfiés et dont un jour il vous demandera certainement un compterigoureux. Jane, je vous examinerai de près et avec anxiété. Je vous enavertis, j'essayerai de dominer cette fièvre ardente qui vous précipite versles joies du foyer. Ne vous attachez pas avec tant de force à des lienscharnels ; gardez votre fermeté et votre enthousiasme pour une cause quien soit digne ; ne les perdez pas pour des objets vulgaires et passagers. Mecomprenez-vous, Jane ?

- Oui, comme si vous parliez grec. Je sens que j'ai de bonnes raisons pourêtre heureuse, et je veux l'être. Adieu !»

En effet, je fus heureuse à Moor-House. Anna et moi, nous nous donnâmesbeaucoup de peine ; elle était charmée de voir qu'au milieu de toutl'embarras d'un arrangement, je savais être gaie, brosser, épousseter,nettoyer et faire la cuisine. Du reste, après un ou deux jours de confusion,nous eûmes le plaisir de voir l'ordre se rétablir petit à petit au milieu de cechaos que nous-mêmes avions causé. J'avais été passer une journée à S ***pour acheter quelques meubles neufs. Mes cousines m'avaient assigné unesomme pour cela et m'avaient donné carte blanche pour toutes lesmodifications que je désirerais faire. J'en fis peu dans la chambre à coucheret dans la pièce où on se tenait ordinairement, parce que je savais queDiana et Marie trouveraient plus de plaisir à revoir les tables, les chaises et

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les lits de leur vieille maison, qu'à regarder un ameublement neuf, quelqueélégant qu'il fût ; cependant quelques changements étaient nécessaires pourdonner un peu de piquant à leur retour, ainsi que je le désirais.J'achetai donc de jolis tapis et des rideaux de couleur foncée, quelquesornements antiques en porcelaine ou en bronze, soigneusement choisis, desmiroirs et des nécessaires de toilette : tout cela, sans être très beau, étaittrès frais. Il restait encore le parloir et une chambre de réserve ; j'y mis desmeubles de vieil acajou, recouverts en velours rouge ; des toiles furenttendues dans les corridors et des tapis dans les escaliers. Quand tout futfini, il me sembla qu'à l'intérieur Moor-House était un véritable modèle deconfort modeste, tandis qu'à l'extérieur, surtout à cette époque de l'année,on eût dit un grand bâtiment vaste, froid et désert.

Le jour tant désiré vint enfin ; elles devaient arriver le soir, et longtempsd'avance les feux furent allumés en haut et en bas, la cuisine se faisait.Anna et moi nous étions habillées ; tout était prêt.

Saint-John arriva le premier. Je l'avais prié de ne pas venir tant que tout neserait pas en ordre ; du reste, la seule idée du travail mesquin et trivial quise faisait à Moor-House l'aurait éloigné. Il me trouva dans la cuisine,surveillant des gâteaux que j'avais fait cuire pour le thé. S'approchant dufoyer, il me demanda si j'étais enfin fatiguée de mon métier de servante ; jelui répondis en l'invitant à m'accompagner pour visiter le résultat de mestravaux. Après quelques difficultés, je le décidai à faire le tour de lamaison. Il se contenta de jeter un coup d'oeil sur les chambres que je luimontrais et n'y entra même pas ; puis il me dit que j'avais dû avoirbeaucoup de peine et de fatigue pour effectuer un si grand changement ensi peu de temps, mais pas une seule fois il n'exprima de satisfaction de voirsa maison bien arrangée. Ce silence me glaça ; je pensai que mes changements avaient peut-êtredétruit quelque vieil arrangement auquel il tenait ; je le lui demandai, etprobablement d'un ton un peu découragé :

«Pas le moins du monde, me répondit-il ; au contraire, j'ai remarqué quevous avez scrupuleusement respecté l'ancienne organisation ; mais je

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crains que vous ne vous soyez occupée de ces choses plus qu'il ne l'auraitfallu. Par exemple, combien de temps avez-vous consacré à cettechambre ?»

Puis il me demanda où se trouvait un livre qu'il me nomma.

Je le lui montrai dans la bibliothèque ; il le prit, et, se retirant dans saretraite ordinaire près de la fenêtre, il se mit à lire.

Cela ne me plut pas. Saint-John était bon, mais je commençais à sentir qu'ilavait dit vrai en se déclarant dur et froid. La douceur et la tendressen'avaient pas d'attrait pour lui ; il ne sentait pas le charme des joiespaisibles. Il vivait uniquement pour aspirer aux choses grandes et belles, ilest vrai ; mais il ne voulait jamais se reposer, et il n'approuvait pas le reposchez ceux qui l'entouraient.

En contemplant son front élevé, calme et pâle comme la pierre, sa bellefigure absorbée par l'étude, je compris qu'il ne pourrait pas faire un bonmari, qu'être sa femme serait une grande épreuve.Je devinai la nature de son amour pour Mlle Oliver, et, comme lui, jepensai que ce n'était qu'un amour des sens ; je compris qu'il méprisâtl'influence fiévreuse que cet amour exerçait sur lui, qu'il souhaitât l'étoufferet le détruire ; enfin je vis qu'il avait raison en pensant que ce mariage nepourrait assurer un bonheur constant ni à l'un ni à l'autre. C'est dans deshommes semblables que la nature taille ses héros, chrétiens ou païens, seslégislateurs, ses hommes d'État, ses conquérants ; rempart vigoureux et oùpeuvent s'appuyer les plus grands intérêts, mais pilier froid, triste et gênant,près du foyer domestique. «Ce salon n'est pas sa place, me dis-je ; les montagnes de l'Himalaya, lesforêts de la Cafrerie ou les côtes humides et empestées de la Guinée, luiconviendraient mieux. Il fait bien de fuir le calme de la vie de famille ; cen'est pas là ce qu'il lui faut ; ses facultés s'endorment et ne peuvent pas sedévelopper pour briller avec éclat. C'est dans une vie de lutte et de danger,où le courage, l'énergie et la force d'âme sont nécessaires, qu'il parlera etagira, qu'il sera le chef et le supérieur, tandis que devant ce foyer un joyeux

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enfant l'emporterait sur lui ; je le vois maintenant, il a raison de vouloirêtre missionnaire.

- Les voilà qui arrivent.» s'écria Anna en ouvrant la porte du salon.

Au même moment, le vieux Carlo se mit à aboyer joyeusement. Je sortis ;il faisait nuit ; mais j'entendis un bruit de roue. Anna eut bientôt allumé salanterne. La voiture s'était arrêtée devant la grille ; le cocher ouvrit laportière, et deux formes bien connues sortirent l'une après l'autre. Avantune minute, ma figure était entrée sous leurs chapeaux, et avait caresséd'abord les joues de Marie, puis les boucles flottantes de Diana ; ellesriaient et m'embrassaient ; puis ce fut au tour d'Anna ; enfin Carlo qui étaitpresque fou de joie, eut aussi sa part. Elles me demandèrent si tout allaitbien, et, quand je leur eus répondu affirmativement, elles se hâtèrentd'entrer.

Elles étaient engourdies par les cahots de la voiture et glacées par l'air froidde la nuit, mais elles s'épanouiront devant la lumière du feu. Pendant que lecocher et Anna apportaient les paquets, elles demandaient où étaitSaint-John. À ce moment celui-ci sortait du salon. Toutes deux lui jetèrentles bras autour du cou. Quant à lui, il leur donna à chacune un baisercalme, murmura à voix basse quelques mots pour leur souhaiter labienvenue, resta quelque temps à écouter ce qu'on lui disait ; puis,prétextant que ses soeurs allaient bientôt le rejoindre au salon, il retournadans sa retraite. Je leur avais préparé des lumières pour monter dans leurs chambres ; maisDiana voulut d'abord donner quelques ordres hospitaliers à l'égard ducocher ; après cela toutes deux me suivirent. Elles furent enchantées deschangements que j'avais faits ; elles ne cessaient d'admirer les nouvellestentures, les tapis tout frais, les vases de belle porcelaine ; ellesm'exprimèrent leur reconnaissance chaleureusement. J'eus le plaisir desentir que tout ce que j'avais fait répondait parfaitement à leurs désirs etajoutait un grand charme à leur joyeux retour.

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Cette soirée fut bien douce. Mes heureuses cousines furent si éloquentes eteurent tant de choses à raconter, que je ne m'aperçus pas beaucoup dusilence de Saint-John. Celui-ci était sincèrement content de voir sessoeurs ; mais il ne pouvait pas prendre part à leur enthousiasme et à leursflots de joie : le retour de Diana et de Marie lui faisait plaisir ; mais letumulte joyeux et la réception brillante l'irritaient ; je vis qu'il désirait êtreau lendemain, espérant plus de calme. Vers le milieu de la soirée, à peuprès une heure après le thé, on entendit un coup à la porte ; Anna entranous dire qu'un pauvre garçon venait chercher M. Rivers pour sa mèremourante. «Où demeure-t-il, Anna ? demanda Saint-John.

- Tout au haut de Whitcross-Brow ; c'est presque à quatre milles d'ici, ettout le long du chemin il y a des marécages et de la mousse.

- Dites-lui que je vais y aller.

- Vous feriez mieux de ne pas y aller, monsieur ; il n'y a pas de route plusmauvaise la nuit ; à travers les marais, le chemin n'est pas tracé du tout. Etpuis la nuit est si froide ? Vous n'avez jamais vu un vent plus vif. Vousferiez mieux, monsieur, de lui dire que vous irez demain matin.»Mais Saint-John était déjà dans le corridor, occupé à mettre son manteau ;il partit sans une objection, sans un murmure, Il était neuf heures ; il nerevint qu'à minuit, fatigué et affamé, mais avec une figure plus heureuseque quand il était parti : il avait accompli un devoir, fait un effort ; il sesentait assez fort pour agir et se vaincre ; il était plus satisfait de lui-même.

Je crois bien que pendant toute la semaine suivante sa patience fut souventà l'épreuve. C'était la semaine de Noël ; elle fut employée à aucun travailrégulier et se passa dans une joyeuse dissipation domestique. L'air desmarais, la liberté dont on jouit chez soi, et l'heureux événement qui venaitd'arriver, tout enfin agissait sur Diana et Marie comme un élixir enivrant ;elles étaient gaies du matin au soir, elles parlaient toute la journée, et cequ'elles disaient était spirituel, original, et avait tant de charme pour moi,que rien ne me faisait plus de plaisir que de les écouter et de prendre part àleur conversation. Saint-John ne cherchait pas à réprimer notre vivacité ;

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mais il nous évitait ; il était rarement à la maison ; sa paroisse était grandeet les habitants éloignés les uns des autres ; toute la journée il visitait lespauvres et les malades.

Un matin à déjeuner, Diana, après être demeurée pensive pendant quelquetemps, lui demanda s'il n'avait pas renoncé à ses projets.

«Non, répondit-il, et rien ne m'y fera renoncer.»

Il nous apprit alors que son départ était définitivement fixé pour l'annéesuivante.

«Et Rosamonde Oliver ?» dit Marie.

Ces mots semblaient lui être échappés involontairement ; car, à peine leseut-elle prononcés, qu'elle fit un geste comme si elle eût voulu les rétracter. Saint-John tenait un livre à la main : il avait l'habitude peu aimable de lireà table ; il le ferma et nous regarda.

«Rosamonde Oliver, dit-il, va se marier à M. Granby, un des plusestimables habitants de S***. C'est le petit-fils et l'héritier de sir FrédéricGranby ; M. Oliver m'a appris cette nouvelle hier.»

Ses soeurs se regardèrent ; puis leurs yeux se fixèrent sur moi ; alors,toutes les trois, nous nous mîmes à contempler Saint-John : il était aussiserein et aussi froid que le cristal.

«Ce mariage a été arrangé bien vite, dit Diana ; ils ne peuvent pas seconnaître depuis longtemps.

- Depuis deux mois seulement ; ils se sont rencontrés en octobre au bal deS***. Mais quand il n'y a aucun obstacle à une union, quand elle estdésirable sous tous les rapports, les retards sont inutiles ; ils se marierontlorsque le château de ***, que sir Frédéric leur donne, sera en état de lesrecevoir.»

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Dès que je me trouvai seule avec Saint-John, je fus tentée de lui demanders'il ne souffrait pas de cette union ; mais il semblait avoir si peu besoin desympathie, qu'au lieu de me hasarder à le consoler, je fus un peu honteuseen me rappelant ce que je lui avais déjà dit. D'ailleurs j'avais perdul'habitude de lui parler ; il avait repris sa réserve, et je sentais que toutépanchement se glaçait en moi. Il n'avait pas tenu sa promesse : il ne metraitait pas comme ses soeurs ; il mettait toujours entre elles et moi unedifférence qui empêchait la cordialité. En un mot, maintenant que j'étais saparente et que je vivais sous le même toit que lui, la distance entre nous mesemblait bien plus grande que lorsque j'étais simplement la maîtressed'école d'un village ; en me rappelant tout ce qu'il m'avait dit un jour,j'avais peine à comprendre sa froideur actuelle. Les choses étant dans cet état, je ne fus pas peu étonnée de le voir relevertout à coup la tête, qu'il tenait penchée sur son pupitre, pour me dire :

«Vous le voyez, Jane, j'ai combattu et j'ai remporté la victoire.»

Je tressaillis en l'entendant s'adresser ainsi à moi, et je ne répondis pas toutde suite. Enfin, après un moment d'hésitation, je lui dis :

«Mais êtes-vous sûr que vous n'êtes pas parmi ces conquérants auxquelsleur triomphe a coûté trop cher ? une autre victoire semblable ne vousabattrait-elle pas entièrement ?

- Je ne le pense pas ; mais quand même, qu'importe ? Je n'aurai plus jamaisà combattre pour cette même cause ; la victoire est définitive. Maintenantma route est facile à suivre : j'en remercie Dieu.»

En disant ces mots, il se remit à son travail et retomba dans le silence.

Bientôt notre bonheur, à Diana, à Marie et à moi, devint plus calme ; nousreprîmes nos habitudes ordinaires et nous recommençâmes des étudesrégulières. Alors Saint-John s'éloigna moins de la maison. Quelquefois ilrestait des heures entières dans la même chambre que nous. Pendant que

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Marie dessinait, que Diana continuait sa lecture de l'Encyclopédie, qu'elleavait entreprise à mon grand émerveillement, et que moi j'étudiaisl'allemand, Saint-John poursuivait silencieusement l'étude d'une langueorientale, étude qu'il croyait nécessaire à l'accomplissement de son projet.

Ainsi occupé, il restait dans son coin, tranquille et absorbé ; mais ses yeuxbleus quittaient souvent la grammaire étrangère qui était devant eux, eterrant tout autour de la chambre, se fixaient de temps en temps sur sescompagnons d'étude avec une curieuse intensité d'observation. Si on leremarquait, il détournait immédiatement son regard, et pourtant ses yeuxscrutateurs revenaient sans cesse se diriger vers notre table.Je me demandais toujours ce que cela signifiait. Je m'étonnais égalementde la satisfaction qu'il témoignait régulièrement dans une circonstance quime semblait de peu d'importance, c'est-à-dire lorsque, chaque semaine, jeme rendais à mon école de Morton. Et ce qui m'étonnait encore plus, c'estque, lorsqu'il faisait de la neige, de la pluie ou du vent, si ses soeursm'engageaient à ne point aller à Morton, lui, au contraire, méprisant leursollicitude, m'encourageait à accomplir ce devoir en dépit des éléments.

«Jane n'est pas aussi faible que vous le prétendez, disait-il ; elle peutsupporter le vent de la montagne, la pluie ou la neige aussi bien que nous ;sa constitution saine et élastique luttera mieux contre les variations duclimat que d'autres plus fortes.»

Quand je revenais fatiguée et trempée par la pluie, je n'osais pas meplaindre, parce que je voyais que mes plaintes le contrariaient ; la fermetélui plaisait toujours, le contraire l'ennuyait.

Un jour pourtant j'obtins la permission de demeurer à la maison, parce quej'étais vraiment enrhumée ; ses soeurs allèrent à Morton à ma place. Jerestai à lire Schiller ; quant à lui, il déchiffrait des caractères orientaux.Ayant achevé ma traduction, je voulus me mettre à un thème ; pendant queje changeais mes cahiers, je regardai de son côté, et je m'aperçus que jesubissais l'examen de son oeil bleu et perçant. Je ne sais pas depuiscombien de temps il me scrutait ainsi. Son regard était froid et inquisiteur.

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Je sentis la superstition s'emparer de moi, comme si j'avais eu à mes côtésquelque divinité fantastique. «Jane, me dit-il, que faites-vous ?

- J'apprends l'allemand.

- Je voudrais que vous quittassiez l'allemand pour étudier l'hindoustani.

- Parlez-vous sérieusement ?

- Si sérieusement que je le veux, et je vais vous dire pourquoi.»

Alors il m'expliqua que lui-même étudiait l'hindoustani ; qu'à mesure qu'ilavançait, il oubliait le commencement ; que ce serait d'un grand secourspour lui d'avoir une élève avec laquelle il pourrait repasser sans cesse lespremiers éléments et, par ce moyen, les bien fixer dans son esprit. Il ajoutaqu'il avait longtemps hésité entre moi et ses soeurs, et qu'enfin il m'avaitchoisie, parce qu'il avait vu que c'était moi qui étais capable de rester leplus longtemps appliquée. Il me demanda de lui rendre ce service, enajoutant que du reste le sacrifice ne serait pas long, puisqu'il comptaitpartir avant trois mois.

Il n'était pas facile de refuser une chose à Saint-John ; on sentait que chezlui toutes les impressions, soit tristes, soit heureuses, restaientprofondément gravées et duraient toujours. Je consentis. Quand mescousines revinrent, Diana trouva son frère qui s'était emparé de son élève ;elle se mit à rire, et toutes deux déclarèrent que Saint-John n'aurait jamaispu les décider à une semblable chose. Il répondit tranquillement :

«Je le savais.»

Je trouvai en lui un maître patient, indulgent, mais exigeant ; il me donnaitbeaucoup à faire, et, quand j'avais rempli son attente, il me témoignait sonapprobation à sa manière. Petit à petit, il acquit sur moi une certaineinfluence qui me retira toute liberté d'esprit. Ses louanges et ses

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observations étaient plus entravantes pour moi que son indifférence ;quand il était là, je ne pouvais ni parler ni rire librement ; un instinctimportun m'avertissait sans cesse que la vivacité lui déplaisaitprofondément, chez moi du moins.Je sentais bien qu'il n'aimait que les occupations sérieuses, et, malgré mesefforts, je ne pouvais pas me livrer à des travaux d'un autre genre en saprésence. J'étais dominée par un charme puissant. Quand il me disait :«Allez,» j'allais ; «Venez,» je venais ; «Faites cela,» je le faisais ; mais jen'aimais pas ma servitude, et j'aurais préféré son indifférence d'autrefois.

Un soir, à l'heure de se coucher, ses soeurs l'entouraient pour lui direadieu ; selon son habitude, il les embrassa toutes deux et me donna unepoignée de main. Diana était, ce soir-là, d'une humeur joyeuse (elle n'étaitjamais douloureusement opprimée comme moi par la volonté de son frère ;car la sienne était aussi forte dans un sens opposé) ; aussi elle s'écria :

«Saint-John, vous dites que Jane est votre troisième soeur, et vous ne latraitez pas comme nous ; vous devriez l'embrasser aussi.»

En disant ces mots, elle me poussa vers lui. Je trouvai Diana un peu hardie,et je me sentais confuse. Cependant Saint-John pencha sa tête, et sa bellefigure grecque se trouva à la hauteur de la mienne ; ses yeux perçantsinterrogeaient les miens. Il m'embrassa.Il n'y a pas de baiser de marbre ou de glace, sans cela j'aurais rangé dansune de ces clauses le froid embrasement de mon cousin le ministre ; maispeut-être y a-t-il des baisers destinés à éprouver ceux qu'on embrasse : lesien était de ce nombre. Après m'avoir donné ce baiser, il me regarda,comme pour apprendre l'effet qu'il avait produit sur moi ; mais c'étaitdifficile à voir : je ne rougis pas ; je pâlis peut-être un peu, parce qu'il mesembla que son baiser était un sceau posé sur mes chaînes. Depuis ce jour,il n'oublia jamais de m'embrasser ; mon calme et ma gravité, dans cettecirconstance, semblaient avoir un certain charme pour lui. Quant à moi, je désirais chaque jour davantage lui plaire ; mais chaquejour je sentais que, pour y arriver, il fallait renoncer de plus en plus à manature, enchaîner mes facultés, donner une pente nouvelle à mes goûts, me

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forcer à poursuive un but vers lequel je n'étais pas naturellement attirée. Ilme poussait vers des hauteurs que je ne pouvais pas atteindre ; il voulaitme voir soumise à l'étendard qu'il déployait : mais c'était aussi impossibleque de mouler mes traits irréguliers sur sa figure pure et classique, que dedonner à mes yeux verts et changeants la teinte azurée et le brillant éclatdes siens.

Ce n'était pas lui seul qui empêchait l'épanchement de ma joie.Depuis quelque temps il m'était facile de paraître triste ; une grandesouffrance me rongeait le coeur et tarissait toute source de bonheur. Cettedouleur était l'attente.

Vous croyez peut-être que j'avais oublié M. Rochester dans tous ceschangements de lieux et de fortune. Oh ! non, pas un instant.Sa pensée me poursuivait toujours ; ce n'était pas une de ces vapeurslégères que peut dissiper un rayon de soleil, un de ces souvenirs tracés surle sable, qu'efface le premier orage : c'était un nom profondément gravé etqui devait durer aussi longtemps que le marbre sur lequel il était inscrit.J'étais sans cesse poursuivie par le désir de connaître sa destinée ; chaquesoir, quand j'étais à Morton, je m'enfermais dans ma petite ferme pour ysonger, et maintenant, à Moor-House, chaque nuit j'allais me réfugier dansma chambre pour rêver à lui.

Dans le cours de ma correspondance avec M. Briggs, à l'occasion dutestament, je lui avais demandé s'il connaissait la résidence actuelle de M.Rochester et l'état de sa santé. Mais, ainsi que le pensait Saint-John, il nesavait rien.Alors j'écrivis à Mme Fairfax, pour lui demander des détails ; j'étais sûred'obtenir des renseignements par ce moyen ; j'étais convaincue que laréponse serait prompte. Je fus étonnée de voir quinze jours se passer sansqu'elle arrivât ; mais lorsque, après deux mois d'attente, la poste ne m'eutencore rien apporté, je sentis une douloureuse anxiété s'emparer de moi.

J'écrivis de nouveau ; je pensais que ma première lettre avait peut-être étéperdue. Ce nouvel essai ranima mes espérances ; cet espoir dura quelques

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semaines, comme le précédent, puis, comme lui, fut détruit ; je ne reçuspas une ligne, pas un mot. Après avoir vainement attendu six mois, monespérance s'éteignait tout à fait, et je devins vraiment triste.

Le printemps était beau, mais je n'en jouissais pas. L'été approchait. Dianaessayait de m'égayer ; elle me dit que j'avais l'air malade et voulutm'accompagner aux bains de mer. Saint-John s'y opposa : il déclara que jen'avais pas besoin de distraction, mais plutôt de travail ; que ma vie n'avaitpas de but et qu'il m'en fallait un ; et, probablement pour suppléer à ce quime manquait, il prolongea encore mes leçons d'hindoustani et devint deplus en plus exigeant. Je ne cherchai pas à lui résister, je ne le pouvais pas.

Un jour, je commençai mes études plus triste encore qu'à l'ordinaire. Voicice qui avait occasionné ce surcroît de souffrance. Dans la matinée, Annam'avait dit qu'il y avait une lettre pour moi, et, lorsque je descendis pour laprendre, presque certaine de trouver les nouvelles que je désirais tant, jevis tout simplement une lettre d'affaires de M. Briggs. Cet amerdésappointement m'arracha quelques larmes, et, au moment où je me mis àétudier les caractères embrouillés et le style fleuri des écrivains indiens,mes yeux se remplirent de nouveau. Saint-John m'appela pour me faire lire ; mais la voix me manqua, lesparoles furent étouffées par les sanglots. Lui et moi étions seuls dans leparloir ; Diana étudiait son piano dans le salon, et Marie jardinait. C'étaitun beau jour de mai, la brise était fraîche et le soleil brillant ; Saint-John nesembla nullement étonné de mon émotion. Il ne m'en demanda pas la causeet se contenta de me dire :

«Jane, nous attendrons quelques minutes, jusqu'à ce que vous soyez pluscalme.»

Et, pendant que je m'efforçais de réprimer rapidement ma douleur, ildemeura tranquille et patient, appuyé sur son pupitre me regardant commeun médecin qui examine avec les yeux de la science une crise attendue etfacile à comprendre pour lui. Après avoir étouffé mes sanglots, essuyé meslarmes et murmuré tout bas quelque chose sur ma santé, j'achevai de

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prendre ma leçon. Saint-John serrai ses livres et les miens, ferma sonpupitre et me dit : «Maintenant Jane, vous allez venir promener avec moi.

- Je vais appeler Diane. et Marie.

- Non, aujourd'hui je ne veux qu'une seule compagne, et cette compagnesera vous. Habillez-vous ; sortez par la porte de la cuisine ; prenez la routequi conduit dans le haut de Marsh-Glen ; je vous rejoindrai dans uninstant.»

Je ne voyais aucun expédient : toutes les fois que j'ai eu affaire à descaractères durs, positifs et contraires au mien, je n'ai jamais su rester entrel'obéissance absolue ou la révolte complète ; jusqu'au moment d'éclater jesuis demeurée entièrement soumise, mais alors je me suis insurgée avectoute la véhémence d'un volcan. Dans les circonstances présentes j'étaispeu disposée à la révolte ; j'obéis donc aux ordres de Saint-John, et, aubout de dix minutes, nous nous promenions ensemble sur la route de lavallée. Le vent soufflait de l'ouest ; il nous arrivait chargé du doux parfum de labruyère et du jonc. Le ciel était d'un bleu irréprochable ; le torrent quidescendait le long du ravin avait été grossi par les pluies et se précipitaitabondant et clair, reflétant les rayons dorés du soleil et les teintes azuréesdu firmament. Lorsque nous avançâmes, nous quittâmes les sentiers pourmarcher sur un gazon doux et fin, d'un vert émeraude, parsemé de délicatesfleurs blanches et de petites étoiles d'un jaune d'or. Nous étions entourés demontagnes, car la vallée était placée au centre de la chaîne.

«Asseyons-nous ici,» dit Saint-John au moment où nous atteignions lespremiers rochers qui gardent l'entrée d'une gorge où le torrent se précipiteen cascade.

Un peu au delà, la montagne n'avait plus ni fleurs ni gazon, la mousse luiservait de tapis, le roc de pierre précieuse. Le pays, d'abord inculte,devenait sauvage ; la fraîcheur se changeait en froid. Ce lieu semblaitdestiné à servir de dernier refuge.

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Je m'assis ; Saint-John se tint près de moi ; il regarda la gorge et legouffre ; ses yeux suivirent le torrent, puis se dirigèrent vers le ciel sansnuage qui le colorait. Il retira son chapeau et laissa la brise soulever sescheveux et caresser son front. Il semblait être entré en communion avec legénie de ce précipice et ses yeux paraissaient dire adieu à quelque chose.

«Oui, je te reverrai, dit-il tout haut, je te reverrai dans mes rêves quand jedormirai sur les bords du Gange, et plus tard encore, quand un autresommeil s'appesantira sur moi, près des bords d'un fleuve plus sombre.» Étrange manifestation d'un étrange amour ! Passion austère d'un patriotepour son pays ! Il s'assit. Pendant une demi-heure nous demeurâmessilencieux tous les deux ; au bout de ce temps, il me dit :

«Jane, je pars dans six semaines ; j'ai arrêté ma place sur un bateau quimettra à la voile le 20 du mois de juin.

- Dieu vous protégera, répondis-je, car c'est pour lui que vous travaillez.

- Oui, reprit-il, c'est là ma gloire et ma joie. Je suis le serviteur d'un maîtreinfaillible. Je ne marche pas sous une direction humaine ; je ne serai passoumis aux lois défectueuses, à l'examen incertain de mes faibles frères :mon roi, mon légiste, mon chef, est la perfection même. Il me sembleétrange que tous ceux qui m'entourent ne brûlent pas de se ranger sous lamême bannière, de prendre part à la même oeuvre.

- Tous n'ont pas votre énergie, et ce serait folie aux faibles que de désirermarcher avec les forts.

- Je ne parle pas des faibles, je n'y pense même pas ; je parle de ceux quisont dignes de cette tâche et capables de l'accomplir.

- Ceux-là sont peu nombreux et difficiles à trouver.

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- Vous dites vrai ; mais, quand on les a trouvés, on doit les exciter, lesexhorter à faire un effort, leur montrer les dons qu'ils ont reçus et leur direpourquoi, leur parler au nom du ciel, leur offrir, de la part de Dieu, uneplace parmi les élus.

- S'ils sont nés pour cette oeuvre, leur coeur le leur dira bien.»

Il me semblait qu'un charme terrible s'opérait autour de moi, et je craignaisd'entendre prononcer le mot fatal qui achèverait l'enchantement.

«Et que vous dit votre coeur ? demanda Saint-John. - Mon coeur est muet, mon coeur est muet, répondis-je en tremblant.

- Alors, je parlerai pour lui, reprit la même voix profonde et infatigable.Jane, venez avec moi aux Indes, venez comme ma femme, comme lacompagne de mes travaux.»

Il me sembla que la vallée et le ciel s'affaissaient ; les montagness'élevaient. C'était comme si je venais d'entendre un ordre du ciel, commesi un messager invisible, semblable à celui de la Macédoine, m'eût crié :«Venez, aidez-nous.» Mais je n'étais pas un apôtre ; je ne pouvais pas voirle héraut, je ne pouvais pas recevoir son ordre.

«Oh ! Saint-John, m'écriai-je, ayez pitié de moi !»

J'implorais quelqu'un qui ne connaissait ni pitié ni remords, quand ils'agissait d'accomplir ce qu'il regardait comme son devoir. Il continua :

«Dieu et la nature vous ont créée pour être la femme d'un missionnaire ;vous avez reçu les dons de l'esprit et non pas les charmes du corps ; vousêtes faite pour le travail et non pas pour l'amour. Il faut que vous soyez lafemme d'un missionnaire, et vous le serez ; vous serez à moi ; je vousréclame, non pas pour mon plaisir, mais pour le service de mon maître.

- Je n'en suis pas digne ; ce n'est pas là ma vocation.» répondis-je.

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Il avait compté sur ces premières objections et il n'en fut point irrité. Il étaitappuyé contre la montagne, avait les bras croisés sur la poitrine etparaissait parfaitement calme. Je vis qu'il était préparé à une longue etdouloureuse opposition, et qu'il s'était armé de patience pour continuerjusqu'au bout, mais qu'il était décidé à sortir victorieux de la lutte.

«Jane, reprit-il, l'humilité est la base de toutes les vertus chrétiennes. Vousavez raison de dire que vous n'êtes pas digne de cette oeuvre ; mais qui enest digne ? Et ceux qui ont été véritablement appelés par Dieu se sont-ilsjamais crus dignes de cette vocation ? Moi, par exemple, je ne suis quepoussière et cendre, et, avec saint Paul, je reconnais en moi le plus granddes pécheurs ; mais je ne veux pas être entravé par ce sentiment de monindignité.Je connais mon chef ; il est aussi juste que puissant, et, puisqu'il a choisi unfaible instrument pour accomplir une grande oeuvre, il suppléera à moninsuffisance par les richesses infinies de sa providence. Pensez commemoi, Jane, et, comme moi, ayez confiance. Je vous donne le rocher dessiècles pour appui ; ne doutez pas qu'il pourra supporter le poids de votrefaiblesse humaine.

- Je ne comprends pas la vie des missionnaires, repris-je, je n'ai jamaisétudié leurs travaux.

- Eh bien, moi, quelque humble que je sois, je puis vous donner le secoursdont vous avez besoin. Je puis vous tracer votre tâche heure par heure, êtretoujours près de vous, vous aider à chaque instant. Je ferai tout cela dans lecommencement ; mais je sais que vous pouvez, et bientôt vous serez aussiforte et aussi capable que moi, et vous n'aurez plus besoin de mon secours.

- Mais où trouverai-je la force nécessaire pour accomplir cette tâche ? je nela sens pas en moi. Je ne suis ni émue ni excitée pendant que vous meparlez ; aucune flamme ne s'allume en moi, aucune voix ne me conseille etne m'encourage ; je ne me sens point animée par une vie nouvelle. Jevoudrais pouvoir vous montrer qu'en ce moment mon esprit est un cachot

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que n'éclaire aucun rayon ; dans ce cachot est enchaînée une âme craintive,qui a peur d'être entraînée par vous à tenter ce qu'elle ne pourra pasaccomplir.

- J'ai une réponse à vous faire ; écoutez-moi. Depuis que je vous connais,je vous ai toujours examinée. Pendant dix mois, vous avez été le sujet demes études ; je vous ai soumise à d'étranges épreuves : qu'ai-je vu, qu'ai-jeconclu ? Quand vous étiez maîtresse d'école dans un village, vous avez suaccomplir avec exactitude et droiture une tâche qui ne convenait ni à voshabitudes ni à vos goûts ; j'ai vu que vous l'accomplissiez avec tact etcapacité : vous avez su vous vaincre.En voyant le calme avec lequel vous avez reçu la nouvelle de votre fortunesubite, j'ai reconnu que vous n'étiez pas avide de richesse, que l'argentn'avait aucune puissance sur vous. Quand, avec un élan résolu, vous avezpartagé votre fortune en quatre parts, n'en gardant qu'une pour vous etabandonnant les trois autres pour satisfaire une justice douteuse, j'ai vu quevotre âme aimait le sacrifice. Quand, pour contenter mon désir, vous avezabandonné une étude qui vous intéressait et que vous en avez entrepris unequi m'intéressait, quand j'ai vu l'assiduité infatigable avec laquelle vousavez persévéré, votre énergie inébranlable contre les difficultés, j'aicompris que vous aviez toutes les qualités que je cherchais. Jane, vous êtesdocile, active, désintéressée, fidèle, constante et courageuse, très douce ettrès héroïque : cessez de vous défier de vous-même ; moi, j'ai en vous uneconfiance illimitée ; votre secours me sera d'un prix inappréciable ; vousme servirez de directrice des écoles de l'Inde, et vous serez ma compagneet mon aide parmi les femmes indiennes.»

Je me sentais comme pressée dans un vêtement de fer ; la persuasionavançait vers moi à pas lents, mais assurés. J'avais beau fermer les yeux,les derniers mots prononcés par Saint-John venaient d'éclaircir pour moi lesentier qui m'avait d'abord paru impraticable ; l'oeuvre qui m'avait semblési vague et si confuse devenait moins impossible à mesure qu'il parlait, etprenait une forme positive sous sa main créatrice. Il attendait ma réponse ;je lui demandai un quart d'heure pour réfléchir.

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«Très volontiers,» me répondit-il. Et se levant, il s'éloigna un peu, se jeta sur une touffe de bruyère etattendit en silence.

«Je puis faire ce qu'il me demande, me dis-je, je suis bien forcée de le voiret de le reconnaître. Je le puis, si toutefois ma vie est épargnée ; mais jesens bien que mon existence ne pourra pas être longue sous ce soleil del'Inde. Eh bien ! après ? peu lui importe à lui ; quand l'heure de mourir seravenue, il me rendra avec un visage serein au Dieu qui m'aura donnée à lui.Je vois tout cela bien clairement. En quittant l'Angleterre, j'abandonneraiun pays aimé, mais vide pour moi. M. Rochester n'y demeure pas ; etquand même il y serait, qu'est-ce que cela pour moi ? Je dois vivre sanslui ; rien n'est plus absurde et plus faible que d'attendre chaque jour unchangement impossible qui nous réunisse ; comme Saint-John me l'a dit unjour, je dois chercher un autre intérêt dans la vie pour remplacer celui quej'ai perdu. La tâche qu'il me propose n'est-elle pas la plus glorieuse queDieu puisse assigner et l'homme accepter ? Ces nobles labeurs, cessublimes résultats, ne sont-ils pas bien faits pour remplir le vide desaffections détruites, des espérances perdues ? Je crois qu'il faut dire oui ; etcependant je frémis. Hélas ! si je suis Saint-John, je renonce à la moitié demoi-même ; si je pars pour l 'Inde, je vais au-devant d'une mortprématurée ; et l'intervalle où je quitterai l'Angleterre pour l'Inde et celuioù je quitterai l'Inde pour la tombe, comment sera-t-il rempli par moi ?Cela aussi, je le vois bien clairement ; je lutterai pour satisfaire Saint-Johnjusqu'à ce que chacun de mes nerfs en souffre, et je le satisferai ;j'accomplirai tout ce qu'il a pu concevoir. Si je vais avec lui, si je fais lesacrifice qu'il me demande, je le ferai entièrement.Je déposerai tout sur l'autel, mon coeur, ma vie, la victime entière enfin. Ilne m'aimera jamais, mais il m'approuvera. Je lui montrerai une énergiequ'il n'a pas encore vue, des ressources qu'il ne soupçonne pas. Oui, jepeux travailler à une tâche aussi rude que lui, et sans me plaindredavantage.

«Oui, il m'est possible de consentir à ce qu'il me demande ; il n'y a qu'unechose que je ne peux pas accepter, qui m'épouvante trop : il m'a priée d'être

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sa femme, et il n'a pas plus le coeur d'un mari pour moi que ce rochergigantesque et sauvage, au bas duquel bouillonne le torrent. Il tient à moi,comme un soldat à une bonne arme, et voilà tout. Si je ne suis pas mariée àlui, je ne m'en affligerai pas ; mais puis-je accepter cela ? puis-je le voirexécuter froidement son plan, supporter la cérémonie du mariage, recevoirde lui l'anneau d'alliance, souffrir toutes les formes de l'amour (car, je n'endoute pas, il les observera scrupuleusement), et savoir que son esprit estloin de moi ? Pourrai-je endurer la pensée que chaque jouissance qu'ilm'accordera sera un sacrifice fait à ses principes ? Non, un tel martyreserait horrible ; je ne veux pas avoir à le supporter ; je vais lui dire que jel'accompagnerai comme sa soeur, et non pas comme sa femme.»

Je regardai de son côté : il était toujours là tranquillement étendu, sonvisage tourné vers moi ; ses yeux perçants m'examinaient attentivement ; ilse leva promptement et s'approcha de moi.

«Je suis prête à aller aux Indes, dis-je, si je suis libre.

- Votre réponse demande une explication ; elle n'est pas claire.

- Jusqu'ici, repris-je, vous avez été mon frère d'adoption, moi votre soeurd'adoption ; continuons à vivre ainsi, car nous ferons mieux de ne pas nousmarier.»Il secoua la tête.

«Une fraternité d'adoption ne suffit pas dans ce cas. Si vous étiez mavéritable soeur, ce serait différent ; je vous emmènerais et je ne chercheraispas de femme. Mais les choses étant ce qu'elles sont, il faut que notreunion soit consacrée par le mariage, sans cela elle est impossible ; desobstacles matériels s 'y opposent. Ne les voyez-vous pas, Jane ?Réfléchissez un instant, et votre bon sens vous guidera.»

Je réfléchis quelque temps ; mais j'en revenais toujours là : c'est que nousne nous aimions pas comme doivent s'aimer un mari et une femme, et j'enconcluais que nous ne devions pas nous marier.

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«Saint-John, dis-je, je vous regarde comme un frère ; vous, vous meregardez comme une soeur : continuons à vivre ainsi.

- Nous ne le pouvons pas, nous ne le pouvons pas, me répondit-il d'un tonbref et résolu ; c'est impossible. Vous avez dit que vous iriez avec moi auxIndes ; rappelez-vous que vous l'avez dit.

- À une condition.

- Oui, oui. Mais le point important c'est de quitter l'Angleterre, de m'aiderdans mes travaux futurs, et vous l'acceptez. Vous avez déjà presque mis lamain à l'oeuvre ; vous êtes trop constante pour la retirer. Vous ne devezvous inquiéter que d'une chose : de connaître le meilleur moyen pouraccomplir l'oeuvre que vous entreprenez. Simplifiez vos intérêts, vossentiments, vos pensées, vos désirs et vos aspirations si compliqués.Réunissez toutes ces considérations en un seul but : celui de bien remplir lamission que vous a assignée votre puissant maître ; et pour cela il faut quevous ayez un aide ; non pas un frère, c'est un lien trop faible, mais unépoux. Moi non plus je n'ai pas besoin d'une soeur, car elle pourrait m'êtreenlevée un jour. Il me faut une femme ; c'est la seule compagne que jepuisse sûrement influencer pendant la vie et conserver jusqu'à la mort.»Ses paroles me faisaient frémir ; mes membres, et jusqu'à la moelle de mesos, subissaient sa domination.

«Eh bien, Saint-John, cherchez une autre que moi, dis-je, une autre quivous conviendra mieux.

- Qui conviendra mieux à mon projet, à ma vocation, voulez-vous dire ? Jevous le répète encore, ce n'est pas au corps insignifiant, à l'être lui-même,aux sens égoïstes de l'homme enfin que je désire m'unir, c'est aumissionnaire.

- Eh bien ! je donnerai mon énergie au missionnaire, c'est tout ce dont il abesoin. Mais je ne me donnerai pas moi-même ; ce ne serait qu'ajouter le

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bois et la peau à l'amande. Il n'en a pas besoin, je les garde.

- Vous ne le pouvez pas, vous ne le devez pas. Pensez-vous que Dieu serasatisfait de cette demi-oblation ? qu'il acceptera ce sacrifice mutilé ? C'estla cause de Dieu que je plaide ; c'est sous son étendard que je vous enrôle ;et en son nom je ne puis pas accepter une fidélité partagée : il faut qu'ellesoit entière.

- Oh ! dis-je, je donnerai mon coeur à Dieu ; mais vous, vous n'en avez pasbesoin.»

Je crois qu'il y avait un peu de sarcasme réprimé dans le ton avec lequel jeprononçai ces mots, et dans le sentiment qui les accompagnait. Jusque-làj'avais craint Saint-John silencieusement, parce que je ne l'avais pascompris. Il m'avait tenue en respect, parce que je doutais. Jusque-là je nesavais pas ce qu'il y avait en lui du saint et ce qu'il y avait de l'hommemortel. Mais bien des choses venaient de m'être révélées par cetteconversation ; je commençais à pouvoir analyser sa nature. Je voyais sesfaiblesses, je les comprenais. Cette belle forme assise à mes côtés sur unbanc de bruyère, c'était un homme faible comme moi. Le voile qui couvraitsa dureté et son despotisme venait de tomber ; je vis son imperfection, et jepris courage.J'étais auprès d'un égal avec lequel je pouvais discuter, et auquel je pouvaisrésister si bon me semblait.

Il était demeuré silencieux après m'avoir entendue parler ; je me hasardai àle regarder : ses yeux penchés sur moi exprimaient à la fois une grandesurprise et un profond examen.

Il semblait se demander si je le raillais et ce que signifiait ma conduite.

«N'oublions pas, me dit-il au bout de peu de temps, qu'il s'agit d'une chosesainte, d'une chose dont nous ne pouvons pas parler légalement sanscommettre une faute. J'espère, Jane, que vous étiez sérieuse quand vousavez dit que vous donneriez votre coeur à Dieu. C'est tout ce que je vous

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demande ; détachez votre coeur des hommes pour le donner à votreCréateur, et alors la venue du royaume de Dieu sur la terre sera le but devos efforts les plus sérieux, l'objet de vos délices. Vous serez prête à fairetout ce qui sera nécessaire pour cela. Vous verrez combien vos efforts etles miens deviendraient plus vigoureux, si nous étions unis, de corps etd'esprit par le mariage ; c'est là la seule union qui puisse donner lapersévérance et la continuité aux desseins et aux destinées des hommes, etalors, passant sur tous les caprices insignifiants, les difficultés triviales, lesdélicatesses de sentiment, oubliant les scrupules sur le degré, l'espèce, laforce ou la tendresse des inclinations personnelles, vous vous hâterezd'accepter cette union.

- Croyez-vous ? dis-je brièvement.

Et alors je regardai ses traits beaux dans leur harmonie, mais étrangementterribles dans leur tranquille sévérité ; son front, où on lisait lecommandement, mais qui manquait d'ouverture ; ses yeux brillants,profonds, scrutateurs, mais jamais doux ; sa taille grande et imposante.J'essayai de me figurer que j'étais sa femme ; mais en voyant ce tableau,cette union me semblait de plus en plus impossible. Je pouvais être sonvicaire, son camarade. À ce titre je pourrais traverser l'Océan avec lui,travailler sous le soleil de l'Orient, dans les déserts de l'Asie ; admirer etexciter son courage, sa piété et sa force ; accepter tranquillement sadomination ; sourire avec calme devant son invincible ambition ; séparer lechrétien de l'homme ; admirer profondément l'un et pardonner librement àl'autre. Il est certain qu'attachée à lui par ce seul lien, je souffrirais souvent,mon corps aurait à supporter un joug bien pesant ; mais mon coeur et monesprit seraient libres ; il me resterait toujours une âme indépendante ; et,dans mes moments d'isolement, je pourrais m'entretenir avec messentiments naturels, que rien n'aurait enchaînés. Mon esprit recèlerait desrecoins qui ne seraient qu'à moi, et que Saint-John n'aurait jamais le droitde sonder ; des sentiments qui s'y développeraient, frais et abrités, sans queson austérité pût les flétrir, ni ses pas de guerrier les anéantir. Mais je nepouvais pas accepter le rôle de femme ; je ne pouvais pas être sans cesseretenue, domptée ; je ne pouvais pas étouffer le feu de ma nature, le forcer

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à brûler intérieurement, ne jamais jeter un cri, et laisser la flamme captiveconsumer ma vie.

«Saint-John ! m'écriai-je après avoir pensé à toutes ces choses.

- Eh bien ? me répondit-il froidement.

- Je vous le répète, je consens à partir avec vous comme votre compagnon,non pas comme votre femme. Je ne puis pas vous épouser et devenir uneportion de vous. - Il faut que vous deveniez une portion de moi, répondit-il fermement ;sans cela le reste est impossible. Comment moi, qui n'ai pas encore trenteans, pourrais-je emmener aux Indes une jeune fille de dix-neuf ans, si ellen'est pas ma femme ? Si nous ne sommes pas unis par le mariage,comment pourrons-nous vivre toujours ensemble, quelquefois dans lasolitude, quelquefois au milieu des tribus sauvages ?

- C'est très possible, répondis-je brièvement ; c'est aussi facile que si j'étaisvotre véritable soeur, ou un homme, un prêtre comme vous.

- On sait que vous n'êtes pas ma soeur, et je ne puis pas vous faire passerpour telle ; le tenter serait attirer sur tous deux des soupçons injurieux. Dureste, quoique vous ayez le cerveau vigoureux de l'homme, vous avez aussile coeur de la femme, et ce serait impossible.

- Ce serait possible, affirmai-je avec quelque dédain, parfaitement possible.J'ai un coeur de femme, c'est vrai, mais non pas par rapport à vous. Je n'aipour vous que la constance du camarade, la franchise, la fidélité etl'affection d'un compagnon de lutte, le respect et la soumission d'unnéophyte ; rien de plus, n'ayez pas peur.

- C'est ce dont j'ai besoin, dit-il, comme se parlant à lui-même ; c'est bienlà ce dont j'ai besoin. Il y a des obstacles, il faudra les franchir... Jane, dit-iltout haut, vous ne vous repentirez pas de m'avoir épousé, soyez-encertaine. Il faut nous marier ; je vous le répète, c'est le seul moyen, et notre

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mariage sera sûrement suivi d'assez d'amour pour rendre cette union juste,même à vos yeux.»

Je ne pus pas m'empêcher de m'écrier en me levant et en m'appuyant contrele rocher : «Je méprise ce faux sentiment que vous m'offrez ; oui, Saint-John, etquand vous me l'offrez, je vous méprise vous-même.»

Il me regarda fixement en comprimant sa lèvre bien dessinée ; il seraitdifficile de dire s'il fut surpris ou irrité, car il sut se dominer entièrement.

«Je ne m'attendais pas à entendre ces mots sortir de votre bouche, medit-il ; je crois n'avoir rien fait ni rien dit qui méritât le mépris.»

Je fus touchée par sa douceur et gagnée par son maintien noble et calme.

«Pardonnez-moi, Saint-John, m'écriai-je ; mais c'est votre faute si j'ai étéexcitée à parler ainsi : vous avez entrepris un sujet sur lequel nousdifférons d'opinion et que nous ne devrions jamais discuter. Le seul nomde l'amour est une pomme de discorde entre nous ; que serait donc l'amourmême ? Que ferions-nous ? qu'éprouverions-nous ? Mon cher cousin,abandonnez votre projet de mariage, oubliez-le.

- Non, dit-il ; c'est un projet longtemps chéri, le seul qui puisse me faireatteindre mon grand but ; mais je ne veux plus vous prier maintenant.Demain je pars pour Cambridge. J'ai là plusieurs amis auxquels je voudraisdire adieu. Je serai absent une quinzaine de jours. Pendant ce temps, voussongerez à mon offre, et n'oubliez pas que, si vous la rejetez, ce n'est pasmoi, mais Dieu, que vous refusez. Il se sert de moi pour vous ouvrir unenoble carrière ; si vous voulez être ma femme, vous pourrez y entrer ;sinon vous condamnez votre vie à être une existence de bien-être égoïste etcomplète obscurité. Prenez garde d'être comptée au nombre de ceux quiont refusé la foi et qui sont pires que les infidèles.» Il s'arrêta et, se retournant une fois encore, il regarda les rivières et lesmontagnes. Mais il refoula ses sentiments au fond de son coeur, parce que

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je n'étais pas digne de les lui entendre exprimer. Quand nous retournâmes àla maison, son silence me fit comprendre tout ce qu'il éprouvait pour moi.Je lus sur son visage le désappointement d'une nature austère et despotiquequi avait été en butte à la résistance là où elle comptait sur la soumission ;la désapprobation d'un juge froid et inflexible qui avait trouvé chez unautre des sentiments et des manières de voir qu'il ne pouvait pointadmettre. En un mot, l'homme aurait voulu me forcer à l'obéissance, et cen'était que le chrétien sincère qui supportait ma perversité avec tant depatience et laissait un temps si long à ma réflexion et à mon repentir.

Ce soir-là, après avoir embrassé ses soeurs, il jugea convenable de ne pasmême me donner une poignée de main, et il quitta la chambre en silence.Comme, sans avoir d'amour, j'avais beaucoup d'affection pour lui, je fusattristée par cet oubli volontaire, si attristée que mes yeux se remplirent delarmes.

«Je vois, me dit Diana, que pendant votre promenade vous et Saint-Johnvous vous êtes disputés ; mais suivez-le : il vous attend et se promène dansle corridor ; il se réconciliera facilement.»

Dans ces choses-là, j'ai peu d'orgueil ; j'aime mieux être heureuse quedigne. Je courus après lui ; il était au bas de l'escalier.

«Bonsoir, Saint-John, dis-je.

- Bonsoir, Jane, me répondit-il tranquillement.

- Donnez-moi une poignée de main,» ajoutai-je.

Quelle pression légère et froide il fit sentir à mes doigts ! Ce qui étaitarrivé dans la journée lui avait profondément déplu. La cordialité nepouvait pas l'échauffer, ni les larmes l'émouvoir.Ainsi, avec lui, il n'y aurait jamais d'heureuse réconciliation, de joyeuxsourires, de généreuses paroles ; cependant le chrétien était patient et doux.

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Quand je lui demandai s'il m'avait pardonné, il me répondit qu'il n'avait pasl'habitude de se souvenir des injures, qu'il n'avait rien à pardonner puisqu'iln'avait pas été offensé.

Après m'avoir fait cette réponse, il me quitta ; j'aurais préféré qu'il m'eûtjetée à terre.

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CHAPITRE XXXV

Il ne partit pas pour Cambridge le jour suivant, ainsi qu'il l'avait dit ; ilresta une semaine entière, et, pendant ce temps, il me fit sentir quelle durepunition pouvait infliger un homme bon mais sévère, consciencieux maisimplacable quand on l'avait offensé. Sans un seul acte d'hostilité ouverte,sans un seul mot de reproche, il s'efforça de me montrer qu'il me blâmait.

Non pas que Saint-John nourrit dans son esprit une haine antichrétienne ;non pas qu'il eût voulu nuire à un seul cheveu de ma tête, s'il l'avait pu ;par nature et par principe, il dédaignait une basse vengeance. Il m'avaitpardonné de lui avoir dit que je le méprisais et que je méprisais son amour,mais il n'avait point oublié, et je savais qu'il n'oublierait jamais. Je voyaispar la manière dont il me regardait que ces paroles étaient toujours écritesdans l'air entre lui et moi ; toutes les fois que je lui parlais, ellesrésonnaient à son oreille, et je le voyais par ses réponses.

Il n'évitait pas de causer avec moi ; chaque matin, au contraire, ilm'appelait près de lui. Je crois que l'homme corrompu prenait un plaisirque ne partageait pas le pur chrétien à montrer avec quelle habileté ilpouvait, tout en parlant et en agissant comme ordinairement, retirer àchaque phrase et à chaque acte ce charme et cet intérêt qui jadis donnaientun attrait austère à son langage et à ses manières. Pour moi, il n'était plusun homme de chair, mais un homme de marbre. Ses yeux ressemblaient àune pierre bleue, brillante et froide ; sa langue, à un instrument, rien deplus.

CHAPITRE XXXV 570

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Tout cela était pour moi une torture douloureuse et raffinée ; elleentretenait en moi une indignation brûlante et secrète, une douleurintérieure qui m'accablait et m'ôtait la force. Je sentais que, si je devenaissa femme, cet homme bon et pur comme la source souterraine m'auraitbientôt tuée sans retirer une seule goutte de sang à mes veines et sanssouiller sa conscience sans tache ; je sentais surtout cela lorsque jecherchais à me rapprocher de lui ; je le trouvais sans pitié.Il ne souffrait pas de notre éloignement, il ne désirait pas la réconciliation,et, quoique bien des fois mes larmes abondantes eussent mouillé la pagesur laquelle nous étions penchés tous deux, elles ne l'impressionnaient pasplus que si son coeur eût été de pierre ou de métal. Quelquefois aussi, ilétait plus affectueux que jadis à l'égard de ses soeurs ; on eût dit qu'ilcraignait que sa simple froideur ne fût pas assez forte pour me convaincrequ'il m'avait bannie, et qu'il voulait encore y ajouter la force du contraste ;et je suis persuadée qu'il le faisait non par méchanceté, mais par principe.

Le soir qui précéda son départ pour Cambridge, je le vis se promener seuldans le jardin ; en le regardant, je me rappelai que cet homme, quelqueéloigné de moi qu'il fût maintenant, m'avait autrefois sauvé la vie, quenous étions parents, et je voulus faire un dernier effort pour regagner sonaffection. Je sortis et je m'approchai de lui au moment où il était appuyésur la petite grille du jardin. J 'en vins tout de suite au sujet quim'intéressait.

«Saint-John, dis-je, je suis malheureuse parce que vous êtes encore fâchécontre moi ; soyons amis.

- J'espère que nous sommes amis, dit-il tranquillement, en continuant àregarder le lever de la lune qu'il contemplait déjà lorsque je m'étaisapprochée.

- Non, Saint-John, repris-je ; nous ne sommes pas amis comme autrefois,vous le savez.

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CHAPITRE XXXV 571

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- Le croyez-vous ? alors c'est un tort. Quant à moi, je ne vous souhaiteaucun mal et je vous veux du bien.

- Je vous crois, Saint-John, parce que je vous sais incapable de souhaiterdu mal à qui que ce soit ; mais, comme je suis votre parente, je désire uneautre affection que cette philanthropie générale que vous étendez mêmejusqu'aux étrangers. - Certainement, dit-il, votre désir est raisonnable, et je suis loin de vousregarder comme une étrangère.»

Ces mots, dits d'un ton tranquille et froid, étaient mortifiants et irritants. Sij'avais écouté ma colère et mon orgueil, je l'aurais immédiatement quitté ;mais il y avait en moi quelque chose de plus fort que ces sentiments. Jevénérais les talents et les principes de mon cousin ; j'appréciais sonaffection, et la perdre était une douloureuse épreuve pour moi ; je nevoulais pas renoncer si vite à la reconquérir.

«Faut-il nous séparer ainsi, Saint-John, et, quand vous partirez pour l'Inde,me quitterez-vous sans m'avoir dit une seule parole douce ?»

Il cessa de contempler la lune et me regarda en face.

«Quand j'irai aux Indes, Jane, je vous quitterai ? Comment ? ne venez-vouspas avec moi ?

- Vous m'avez dit que je ne le pouvais pas, à moins de vous épouser.

- Et vous ne le voulez pas, vous persistez dans votre résolution ?»

On ne se figure pas combien les gens froids peuvent effrayer par la glacede leurs questions. Leur colère ressemble à la chute d'une avalanche, leurmécontentement à une mer glacée qui vient de se briser.

«Non, Saint-John, dis-je pourtant, je ne vous épouserai pas ; je persistedans ma résolution.»

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CHAPITRE XXXV 572

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L'avalanche se remua et avança un peu, mais elle ne tomba pas encore.

«Je vous demanderai de nouveau pourquoi ce refus, poursuivit Saint-John.

- Autrefois, dis-je, c'était parce que vous ne m'aimiez pas ; maintenant,c'est parce que vous me détestez presque. Si je vous épousais, vous metueriez, et vous me tuez déjà.»

Ses joues et ses lèvres se décolorèrent entièrement. «Je vous tuerais, je vous tue déjà ! Vos paroles sont de celles qu'on nedevrait pas prononcer. Elles sont violentes, indignes d'une femme etfausses. Elles trahissent le malheureux état de votre esprit ; ellesmériteraient des reproches sévères ; elles semblent inexcusables : maisc 'es t le devoir d 'un chrét ien de pardonner à son f rère jusqu 'àsoixante-dix-sept fois.»

Le mal n'était que commencé ; je venais de l'achever. Je désirais effacer deson esprit la trace de ma première offense, et je venais de l'imprimer d'unemanière plus profonde et plus funeste dans ce coeur qui se souvenait detout.

«Maintenant, dis-je, vous allez me haïr tout à fait ; il est inutile de tenterune réconciliation ; je vois que j'ai fait de vous mon éternel ennemi.»

Ces mots furent d'autant plus funestes qu'ils touchaient juste. Sa lèvre pâlese contracta un moment ; je vis quelle colère inflexible je venais d'exciteren lui, et j'en eus le coeur serré.

«Vous interprétez mal mes paroles, m'écriai-je en saisissant sa main. Jevous assure que je n'ai eu l'intention ni de vous affliger ni de vous blesser.»

Il sourit amèrement et retira vivement sa main de la mienne.

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CHAPITRE XXXV 573

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«Maintenant, dit-il après une pause, il est probable que vous allez rétractervotre parole et que vous refuserez d'aller aux Indes ?

- Pardon, répondis-je, je veux bien y aller comme votre compagnon.»

Il y eut un long silence ; je ne sais quelle lutte se passa en lui entre lanature et la grâce ; mais ses yeux brillaient d'un éclat singulier, et desombres étranges passaient sur sa figure. Il dit enfin :

«Je vous ai déjà prouvé qu'il était impossible à une femme de votre âge desuivre un homme du mien, sans que tous deux soient unis par le mariage.Je vous l'ai prouvé d'une telle manière, que je ne pensais pas vous entendrejamais faire de nouveau allusion à ce projet, et je regrette de vous voirparler ainsi.» Je l'interrompis ; tout ce qui ressemblait à un reproche me donnaitcourage.

«Saint-John, dis-je, soyez raisonnable ; car dans ce moment-ci vousdéraisonnez. Vous prétendez être choqué par ce que je vous ai dit ; maisvous ne l'êtes pas réellement : car, avec votre esprit supérieur, vous nepouvez pas vous méprendre sur mon intention. Je le répète, je serai votrevicaire, si vous le désirez, jamais votre femme.»

Il devint de nouveau mortellement pâle ; mais il réprima encore sa colèreet me répondit emphatiquement, mais avec calme :

«Je ne puis pas accepter qu'une femme qui n'est pas à moi m'aider dans mamission. Il paraît que vous ne pouvez pas vous accorder avec moi ; mais sivous êtes sincère dans votre offre, pendant que je serai à la ville, je parleraià un missionnaire marié, dont la femme a besoin de quelqu'un pour l'aider.Votre fortune personnelle vous rendra inutiles les secours de la société, etainsi vous n'aurez pas la honte de manquer à votre parole et de déserterl'armée dans laquelle vous vous étiez engagée à vous enrôler.

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CHAPITRE XXXV 574

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Je n'avais jamais fait aucune promesse formelle ; je n'avais jamais prisaucun engagement ; aussi ce langage me parut-il trop dur et tropdespotique. Je répondis :

«Il n'y a ici ni honte, ni promesse brisée, ni désertion ; je ne suis nullementforcée d'aller aux Indes, surtout avec des étrangers. Avec vous j'auraisbeaucoup tenté, parce que je vous admire, que j'ai confiance en vous et queje vous aime comme une soeur ; mais je suis convaincue que n'importeavec qui j'aille dans ce pays, je ne pourrai pas y vivre longtemps. - Ah ! vous avez peur pour vous, dit-il en relevant sa lèvre.

- C'est vrai. Dieu ne m'a pas donné la vie pour que je la perde ; jecommence à croire que ce que vous me demandez équivaut à un suicide ;d'ailleurs, avant de quitter l'Angleterre pour toujours, je veux m'assurer queje ne serai pas plus utile en y restant qu'en partant.

- Que voulez-vous dire ?

- Il n'est pas nécessaire que je m'explique ; mais il y a une chose surlaquelle j'ai depuis longtemps des doutes douloureux, et je ne puis allernulle part avant d'avoir éclairci ces doutes.

- Je sais vers quel objet se tournent vos yeux et à quoi s'attache votre coeur.La chose qui vous préoccupe est illégale et impie ; il y a longtemps quevous auriez dû réprimer ce sentiment, et maintenant vous devriez rougir d'yfaire allusion. Vous pensez à M. Rochester.»

C'était vrai, et je le confessai par mon silence.

«Eh bien ! continua Saint-John, allez-vous donc vous mettre à la recherchede M. Rochester ?

- Il faut que je sache ce qu'il est devenu.

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CHAPITRE XXXV 575

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- Alors, reprit-il, il ne me reste qu'à me souvenir de vous dans mes prièreset à supplier Dieu du fond de mon coeur qu'il ne fasse pas de vous uneréprouvée. J'avais cru reconnaître en vous une élue ; mais Dieu ne voit pascomme les hommes : que sa volonté soit faite.»

Il ouvrit la porte, sortit et descendit dans la vallée. Je ne le vis bientôt plus.

En rentrant dans le salon, je trouvai Diana debout devant la fenêtre ; ellesemblait pensive. Diana, qui était bien plus grande que moi, posa sa mainsur mon épaule et examina mon visage.

«Jane, me dit-elle, vous êtes toujours pâle et agitée maintenant ; je suissûre que vous avez quelque chose. Dites-moi ce qui se passe entre vous etSaint-John ; je viens de vous regarder par la fenêtre pendant unedemi-heure environ.Pardonnez-moi ce rôle d'espion, mais depuis longtemps déjà je ne sais ceque je me suis imaginé ; Saint-John est si extraordinaire !» Elle s'arrêta ; jene dis rien ; elle reprit bientôt : «Je suis sûre que mon frère a quelqueintention par rapport à vous ; pendant longtemps il vous a témoigné unintérêt dont il n'avait jamais favorisé personne. Dans quel but ? Je voudraisqu'il vous aimât. Vous aime-t-il, Jane ?Dites-le-moi.»

Elle posa sa main froide sur ma tête brûlante.

«Non, Diana, répondis-je, pas le moins du monde.

- Alors pourquoi vous suit-il toujours des yeux ? Pourquoi reste-t-il sisouvent seul avec vous ? Pourquoi vous garde-t-il sans cesse près de lui ?Marie et moi nous pensions qu'il désirait vous épouser.

- Il le désire, en effet ; il m'a demandé d'être sa femme.»

Diana frappa des mains.

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CHAPITRE XXXV 576

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«C'est justement ce que nous pensions et ce que nous espérions !s'écria-t-elle. Vous l'épouserez, Jane, n'est-ce pas ? et il restera enAngleterre.

- Bien loin de là, Diana ; son seul désir, en m'épousant, est d'avoir unecompagne qui puisse l'aider à accomplir sa mission dans l'Inde.

- Comment ! il désire que vous alliez aux Indes ?

- Oui.

- Quelle folie ! s'écria-t-elle ; je suis bien sûre que vous ne pourriez pas yvivre trois mois. Vous n'irez pas ; vous n'avez pas consenti, n'est-ce pas,Jane ?

- J'ai refusé de l'épouser.

- Et, par conséquent, vous lui avez déplu, ajouta-t-elle.

- Profondément ; je crains qu'il ne me pardonne jamais, etpourtant je lui aioffert de l'accompagner à titre de soeur.

- C'était de la folie à vous, Jane. Pensez quelle tâche vous acceptiez ; quelsincessants labeurs dans un pays où la fatigue tue les plus forts, et vous êtesfaible ! Vous connaissez Saint-John ; il vous demanderait l'impossible :avec lui, il ne faudrait même pas se reposer pendant les heures les pluschaudes ; et j'ai remarqué que malheureusement vous vous efforciez defaire tout ce qu'il vous demandait.Je suis étonnée que vous ayez eu le courage de refuser sa main. Vous nel'aimez donc pas, Jane ?

- Non, pas comme mari.

- Cependant il est beau.

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- Et moi, Diana, je suis si laide ; nous ne pouvions pas nous convenir.

- Laide ! vous ? pas le moins du monde. Vous êtes bien trop jolie et bientrop bonne pour être brûlée vivante à Calcutta !»

Et de nouveau elle me supplia vivement de renoncer à mon projetd'accompagner son frère.

«Il faut bien que j'y renonce, répondis-je ; car tout à l'heure, lorsque je luiai répété que j'étais prête à lui servir d'aide, il a été choqué de mon manquede modestie. Il semblait considérer comme très étrange ma proposition del'accompagner sans être mariée à lui, comme si je n'avais pas toujours étéhabituée à voir en lui un frère.

- Jane, pourquoi dites-vous qu'il ne vous aime pas ?

- Je voudrais que vous pussiez l'entendre vous-même sur ce sujet. Il m'arépété bien des fois que ce n'était pas pour lui qu'il se mariait, mais pourl'accomplissement de sa tâche ; que j'étais faite pour le travail, non pourl'amour. C'est probablement vrai ; mais, dans mon opinion, puisque je nesuis pas faite pour l'amour, il s'ensuit que je ne suis pas faite pour lemariage. Diana, ne serait-il pas cruel d'être enchaînée pour toute la vie à unhomme qui ne verrait en vous qu'un instrument utile ?

- Oh oui ! ce ne serait ni naturel ni supportable. Qu'il n'en soit plusquestion.

- Et puis, continuai-je, quoique je n'aie pour lui qu'une affection de soeur,si j'étais forcée de devenir sa femme, peut-être ses talents me feraient-ilsconcevoir pour lui un amour étrange, inévitable et torturant ; car il y aquelquefois une grandeur héroïque dans son regard, ses manières, saconversation. Oh ! alors je serais bien malheureuse ! Il ne désire pas monamour, et, si je le lui témoignais, il me ferait sentir que cet amour est unsentiment superflu qu'il ne m'a jamais demandé et qui ne me convient pas ;je sais qu'il en serait ainsi.

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CHAPITRE XXXV 578

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- Et pourtant Saint-John est bon, reprit Diana.

- Oui, il est bon et grand ; mais en poursuivant ses desseins magnifiques, iloublie avec trop de dédain les besoins et les sentiments de ceux quiaspirent moins haut que lui : aussi ceux-là feront mieux de ne pas suivre lamême route que lui, de peur que, dans sa course rapide, il ne les foule auxpieds. Le voilà qui vient ; je vais vous quitter, Diana.»

Le voyant ouvrir la porte du jardin, je montai rapidement dans machambre.

Mais je fus forcée de me trouver avec lui à l'heure du souper. Pendant lerepas, il fut aussi calme qu'à l'ordinaire. Je croyais qu'il me parlerait àpeine, et j'étais persuadée qu'il avait renoncé à ses projets de mariage ; jevis bientôt que je m'étais trompée dans mes deux suppositions. Il me parlacomme ordinairement, ou du moins comme il me parlait depuis quelquetemps, c'est-à-dire avec une politesse scrupuleuse. Sans doute il avaitinvoqué l'aide de l'Esprit saint pour dompter sa colère, et il croyait m'avoirpardonné encore une fois.

Quand l'heure de la lecture du soir fut venue, il choisit le vingt et unièmechapitre de l'Apocalypse. De tout temps, j'avais aimé à lui entendreprononcer les paroles de la Bible ; mais jamais sa belle voix ne meparaissait si douce et si sonore, ni ses manières si imposantes dans leurnoble simplicité, que lorsqu'il nous lisait les prophéties de Dieu. Ce soir-là,sa voix prit un timbre encore plus solennel et ses manières une intentionplus pénétrante. Il était assis au milieu de nous ; la lune de mai brillait àtravers les fenêtres dépouillées de leurs rideaux, et rendait presque inutilela lumière posée sur la table. Saint-John était penché sur sa vieille Bible, etlisait les pages où saint Jean raconte qu'il a vu un nouveau ciel et unenouvelle terre, «que Dieu viendra habiter parmi les hommes, qu'il essuieratoute larme de leurs yeux, qu'il n'y aura plus ni mort, ni deuil, ni cri, nitravail, car ce qui était auparavant sera passé.»Au moment où il lut le verset suivant, je fus douloureusement frappée ; carje sentis, par une légère altération dans sa voix, que ses yeux s'étaient

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CHAPITRE XXXV 579

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tournés de mon côté. Voici ce qu'il contenait :

«Celui qui vaincra héritera toutes choses ; je serai son Dieu et il sera monfils.» Puis Saint-John continua d'une voix lente et claire «Les timides, lesincrédules, etc., leur part sera dans l'étang ardent de feu et de soufre, ce quiest la seconde mort.»

Plus tard, je sus laquelle de ces deux destinées Saint-John craignait pourmoi.

Il lut ces derniers mots avec un accent de triomphe mêlé d'une ardenteinspiration. Il croyait voir déjà son nom écrit dans le livre de vie, et ilaspirait vers l'heure qui lui ouvrirait cette cité «où les rois de la terreapportent ce qu'ils ont de plus magnifique et de plus précieux, et qui n'abesoin ni de soleil ni de lune pour l'éclairer ; car la gloire de Dieu l'éclaire,et l'agneau est son flambeau.»

Il déploya toute son énergie dans la prière qui suivit la lecture de la Bible ;son zèle s'éveilla. Il méditait profondément, s'entretenait avec Dieu etsemblait se préparer à une victoire. Il demanda la force pour les coeursfaibles, la lumière pour ceux qui s'écartent du troupeau, le retour même à laonzième heure du jour pour ceux que les tentations du monde ou de lachair ont entraînés loin du droit chemin ; il supplia l'Éternel d'arracher untison à la fournaise ardente. Il y a toujours quelque chose d'imposant dansune semblable véhémence. Je fus d'abord étonnée de sa prière ; mais,lorsque je le vis continuer et s'animer, je fus touchée et enfin saisie derespect. Il sentait si bien ce qu'il y avait de grand et de bon dans sondessein, que ceux qui l'entendaient ne pouvaient pas sentir autrement quelui. La prière achevée, nous prîmes congé de lui. Il devait partir le lendemainde très bonne heure. Après l'avoir embrassé, Diana et Marie quittèrent lachambre : il me sembla qu'il le leur avait demandé tout bas. Je lui tendis lamain et je lui souhaitai un bon voyage.

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CHAPITRE XXXV 580

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«Merci, Jane, me dit-il ; je reviendrai dans une quinzaine de jours ; je vouslaisse encore ce temps-là pour réfléchir. Si j'écoutais l'orgueil humain, jene vous parlerais plus de mariage ; mais je n'écoute que mon devoir, et jen'ai en vue que la gloire de Dieu. Mon maître a été patient, je le serai aussi.Je ne veux pas vous laisser à votre perdition comme un vase de colère ;repentez-vous pendant qu'il en est encore temps. Rappelez-vous qu'il nousest commandé de travailler tant que le jour dure ; car la nuit approche, oùaucun homme ne pourra plus travailler. Souvenez-vous du sort de ceux quiveulent avoir toutes leurs joies sur la terre. Dieu vous donne la force dechoisir cette richesse que personne ne pourra vous enlever !»

Il posa sa main sur ma tête en prononçant ces derniers mots. Il avait parléavec véhémence et douceur. Son regard n'était certainement pas celui d'unamant qui contemple sa maîtresse, mais celui d'un pasteur qui rappelle sabrebis errante, ou plutôt celui d'un ange gardien surveillant l'âme qui lui aété confiée. Tous les hommes de talent, que ce soient des hommes desentiment ou non, des prêtres zélés ou des despotes, pourvu toutefois qu'ilssoient sincères, ont leurs moments sublimes lorsqu'ils règnent etsoumettent. Je sentis pour Saint-John une vénération si forte que je metrouvai tout à coup arrivée au point que j'évitais depuis si longtemps. Je fustentée de cesser toute lutte, de me laisser entraîner par le torrent de savolonté, de m'engloutir dans le gouffre de son existence et d'y sacrifier mavie.Il me dominait presque autant que m'avait autrefois dominée M. Rochester,pour une cause différente ; dans les deux cas, j'étais folle. Céder autrefoiseût été manquer aux grands principes ; céder maintenant eût été une erreurde jugement. Je vois tout cela clairement, à présent que la crisedouloureuse est passée. Alors je n'avais pas conscience de ma folie.

Je me sentais impuissante sous le contact de ce prêtre ; j'oubliai mes refus.Mes craintes se dissipèrent ; mes efforts furent paralysés. Cette union quej'avais jadis repoussée devenait possible à mes yeux : tout changeaitsubitement. La religion m'appelait, les anges me faisaient signe de venir,Dieu commandait ; la vie se déroulait rapidement devant moi ; les portesde la mort s'ouvraient, et au delà me laissaient voir l'éternité.

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CHAPITRE XXXV 581

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Il me semblait que, pour y être heureuse, je pourrais tout sacrifier en cemonde ; cette sombre chambre me paraissait pleine de visions.

«Pourriez-vous vous décider maintenant ? me demanda le missionnaire.

Son accent était doux, et il m'attira amicalement vers lui. Oh ! combiencette douceur était plus puissante que la force ! Je pouvais résister à lacolère de Saint-John ; sa bonté me faisait plier comme un roseau : etpourtant, j'eus toujours conscience que, si je cédais, je m'en repentirais unjour. Une heure de prière solennelle n'avait pas pu changer sa nature ; ellen'avait pu que l'élever.

«Je pourrais me décider si j'étais certaine, répondis-je ; je pourrais jurer dedevenir votre femme si j'étais convaincue que telle est la volonté de Dieu ;et plus tard advienne que pourra ! - Mes prières sont exaucées !» s'écria Saint-John.

Il pressa plus fortement sa main sur ma tête, comme s'il se fût emparé demoi ; il m'entoura de ses bras presque comme s'il m'eût aimée : je dispresque ; je pouvais apprécier la différence, car je savais ce que c'est qued'être aimé ; mais comme lui j'avais mis l'amour hors de question, et je nepensais qu'au devoir. Des nuages flottaient encore devant mes yeux, et jeluttais pour les écarter. Je désirais sincèrement et avec ardeur faire ce quiétait bien, et je ne demandais au ciel que de me montrer le sentier à suivre.Jamais je n'avais été si excitée. Le lecteur jugera si ce qui se passa alors futle résultat de mon exaltation.

La maison était tranquille ; car je crois que, sauf Saint-John et moi, tout lemonde reposait. La seule lumière qui nous éclairât s'éteignait ; la lunebrillait dans la chambre. Mon coeur battait rapidement ; j'entendais sespulsations. Tout à coup, ses battements furent arrêtés par une sensationinexprimable, qui bientôt se communiqua à ma tête et à mes membres.Cette sensation ne ressemblait pas à un choc électrique ; mais elle étaitaussi aiguë, aussi étrange, aussi émouvante. On eût dit que, jusque-là, maplus grande activité n'avait été qu'une torpeur d'où l'on me commandait de

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sortir. Mes sens s'éveillaient haletants ; mes yeux et mes oreillesattendaient ; ma chair frémissait sur mes os.

«Qu'avez-vous entendu ? qu'avez-vous vu ?» me demanda Saint-John.

Je n'avais rien vu ; mais j'avais entendu une voix me crier :

«Jane ! Jane ! Jane !» et rien de plus.

Oh Dieu ! qui pouvait-ce être ? J'aspirai l'air avec force. J'aurais pu dire : «Où est-ce ?» car cette voix ne sortait ni de la chambre,ni de la maison, ni du jardin, ni de l'air, ni des abîmes de la terre, ni du ciel.Je l'avais entendue ; mais où, et comment ? il m'eût été impossible de ledire. C'était la voix d'un être humain, une voix bien connue et bien aimée,celle Édouard Rochester. Elle était triste, douloureuse, sauvage, aérienne,et semblait prier.

«Je viens, m'écriai-je ; attendez-moi. Oh ! je vais venir.»

Je courus ouvrir la porte, et je regardai dans le corridor : il était sombre. Jecourus dans le jardin : il était vide.

«Où êtes-vous ?» m'écriai-je.

Les montagnes derrière Marsh-Glen répétèrent faiblement : «Oùêtes-vous ?» J'écoutai. Le vent soupirait doucement dans les sapins ; toutautour de moi je ne vis que la solitude des marais et la solitude de la nuit.

«Va-t'en, superstition ! m'écriai-je en voyant un spectre noir se dessinerprès des ifs déjà si obscurs. Ce n'est pas là une de tes déceptions ; ce n'estpas là un effet de ta puissance ; c'est l'oeuvre de la nature. Elle s'estéveillée et a fait tous ses efforts.»

Je m'éloignai violemment de Saint-John, qui m'avait suivie et voulait meretenir. Mon tour était venu ; ma puissance était en jeu, et je me sentais

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pleine de force. Je lui demandai de ne me faire ni questions ni remarques.Je le priai de me quitter : il me fallait être seule, je le voulais. Il cédaaussitôt. Quand on a une énergie assez forte pour bien commander, il estfacile de se faire obéir. Je montai dans ma chambre ; je m'enfermai ; jetombai à genoux, et je priai à ma manière : manière bien différente de cellede Saint-John, mais efficace aussi. Il me semblait que j'étais tout près d'unpuissant esprit, et, pleine de gratitude, mon âme se précipitait à ses pieds.Je me relevai après cette action de grâces, je pris une résolution, et je mecouchai éclairée et décidée. J'attendis le jour avec impatience.

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CHAPITRE XXXVI

Le jour arriva enfin. Je me levai à l'aurore. Pendant une heure ou deux jem'occupai à ranger mes tiroirs, ma garde-robe et tout ce que contenait machambre, afin de les laisser dans l'état qu'exigeait une courte absence.Pendant ce temps, j'entendis Saint-John quitter sa chambre. Il s'arrêtadevant la mienne. Je craignais qu'il ne frappât ; mais non : il se contenta deglisser une feuille de papier sous ma porte. Je la pris et je lus ces mots :

«Vous m'avez quitté trop subitement hier au soir. Si seulement vous étiezrestée un peu plus de temps, vous auriez posé votre main sur la croix duchrétien, sur la couronne des anges. Je reviendrai dans quinze jours, etalors je m'attends à vous trouver tout à fait décidée. Pendant ce temps,priez et veillez, afin de n'être pas tentée ; je crois que l'esprit a bonnevolonté, mais la chair est faible. Je prierai pour vous à toute heure.

«Tout à vous, Saint-John.»

«Mon esprit, me dis-je, veut faire ce qui est bien, et j'espère que ma chairest assez forte pour accomplir la volonté du ciel, lorsque cette volonté mesera clairement démontrée. En tous cas, elle sera assez forte pour chercher,sortir des nuages et du doute, et trouver la lumière et la certitude.»

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Bien qu'on fût au 1er du mois de juin, la matinée était froide et sombre, lapluie fouettait les vitres. J'entendis Saint-John ouvrir la porte de devant, et,regardant à travers la fenêtre, je le vis traverser le jardin ; il prit un cheminau-dessus des marais brumeux, et qui allait dans la direction de Whitcross.C'était là qu'il devait rencontrer la voiture.

«Dans quelques heures je suivrai la même route que vous, pensai-je ; moiaussi j'irai chercher une voiture à Whitcross ; moi aussi j'ai en Angleterrequelqu'un dont je voudrais savoir des nouvelles avant de partir pourtoujours.»Il me restait encore deux heures avant le déjeuner ; je me mis à mepromener doucement dans ma chambre, et à songer à l'événement quim'avait fait prendre cette résolution subite.

Je me rappelais la sensation que j'avais éprouvée, car elle me revenaittoujours aussi étrange. Je me rappelais la voix que j'avais entendue. Denouveau je me demandai d'où elle pouvait venir, mais aussi vainementqu'auparavant ; il me semblait que ce n'était pas du monde extérieur. Je medisais que c'était peut-être une simple impression nerveuse, une illusion, etpourtant je ne pouvais pas le croire ; cela ressemblait plutôt à uneinspiration.Ce choc était venu comme le tremblement de terre qui remua lesfondements de la prison de saint Paul et de Silas ; il avait ouvert la porte demon âme, l'avait délivrée de ses chaînes, sortie de son sommeil, et elles'était éveillée tremblante, attentive et étonnée. Alors trois fois un crirésonna à mes oreilles épouvantées, dans mon coeur haletant et dans monesprit inquiet et ce cri n'avait rien de surprenant ni de terrible, mais ilsemblait bien plutôt joyeux de cet effort qu'il avait pu faire sans le secoursdu corps.

«Dans peu de jours, me dis-je en achevant ma rêverie, je saurai quelquechose sur celui dont la voix m'a appelée la nuit dernière. Les lettres ont étéinutiles ; je tenterai des recherches personnelles.»

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Au déjeuner, j'annonçai à Marie et à Diana que j'allais partir pour unvoyage et que je serais absente au moins quatre jours.

«Vous allez partir seule ? me dirent-elles.

- Oui, répondis-je ; je pars pour savoir des nouvelles d'un ami dont je suisinquiète depuis quelque temps.» Elles auraient pu m'objecter qu'elles étaient mes seules amies, car je le leuravais souvent dit, et je suis même persuadée qu'elles y pensèrent dans lemoment ; mais avec leur délicatesse naturelle, elles s'abstinrent de touteobservation. Diana seule me demanda si j'étais sûre d'être assez bienportante pour voyager ; elle me dit que j'étais très pâle. Je répondis quel'inquiétude seule me faisait souffrir, et que j'espérais en être bientôtdélivrée.

Il me fut facile de faire mes préparatifs, car je ne fus troublée ni par lesquestions ni par les soupçons. Lorsque je leur eus dit que je ne pouvais pasm'expliquer, elles acceptèrent gracieusement mon silence, et moi je ne fuspas tentée de le rompre ; elles me laissèrent agir librement, commemoi-même je l'aurais fait à leur égard dans de semblables circonstances.

Je quittai Moor-House vers trois heures, et, un peu après quatre heures,j'étais devant le poteau de Whitcross, attendant la voiture qui devait memener à Thornfield. Je l'entendis de loin, grâce au silence de cesmontagnes solitaires et de ces routes désertes. Il y avait un an, j'étaisdescendue de cette même voiture, dans ce même endroit, désolée, sansespoir et sans but Je fis signe et la voiture s'arrêta ; j'entrai, sans être forcéecette fois de me défaire de tout ce que je possédais pour obtenir une place.J'étais de nouveau sur la route de Thornfield, et je ressemblais à un pigeonvoyageur qui retourne chez lui.

Le voyage était de trente-six heures ; j'étais partie de Whitcross un mardidans l'après-midi, et le jeudi, de bonne heure, le cocher s'arrêta pourdonner à boire aux chevaux, dans une auberge située au milieu d'un pays

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dont les buissons verts, les grands champs et les montagnes basses etpastorales me frappèrent comme les traits d'un visage connu.Combien ces aspects me semblèrent gracieux ! combien cette verdure meparut avoir de douces teintes, quand je songeai aux sombres marais deMorton ! Oui, je connaissais ce paysage et je savais que j'approchais demon but.

«À quelle distance est le château de Thornfield ? demandai-je au garçond'écurie.

- À deux milles à travers champs, madame.

- Voilà mon voyage fini,» pensai-je.

Je descendis de voiture ; je chargeai le garçon de garder ma malle jusqu'àce que je la fisse demander. Je payai ma place, je donnai un pourboire aucocher, et je partis. Le soleil brillait sur l'enseigne de l'auberge, et je lus cesmots en lettres d'or : Aux Armes des Rochester. Mon coeur se soulevait ;j'étais déjà sur les terres de mon maître ; je me mis à penser, et je me distout à coup : «M. Rochester a peut-être quitté la terre anglaise, et quandmême il serait au château de Thornfield, qui y trouveras-tu avec lui ? safemme folle. Tu ne peux rien faire ici ; tu n'oseras pas lui parler, ni mêmerechercher sa présence ; tu te donnes une peine inutile, tu ferais mieux dene pas aller plus loin. Demande des détails aux gens de l'auberge ; ils tediront tout ce que tu désires savoir, ils éclairciront tes doutes. Va demanderà cet homme si M. Rochester est chez lui.»

Cette pensée était raisonnable, et pourtant je ne pus pas l'accepter ; jecraignais une réponse désespérante. Prolonger le doute, c'était prolongerl'espoir. Je pouvais encore voir le château sous un bel aspect ; devant moiétaient la barrière et les champs que j'avais franchis le matin où j'avaisquitté Thornfield, sourde, aveugle, incertaine, poursuivie par une furievengeresse qui me châtiait sans cesse. Avant d'être encore décidée, je metrouvai déjà au milieu des champs.

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Comme je marchais vite ! je courais même quelquefois. Comme jeregardais en avant pour apercevoir les bois bien connus ! comme je saluaisles arbres, les prairies et les collines que j'avais parcourues !

Enfin, j 'aperçus les sombres bois où nichaient les corneilles ; uncroassement vint rompre la tranquillité du matin. Une joie étrange meremplissait, j'avançais rapidement. Je traversai encore un champ, je longeaiencore un sentier ; on apercevait les murs de la cour et les dépendances dederrière : la maison était encore cachée par le bois des corneilles.

«Je veux la voir d'abord en face, me dis-je ; au moins j'apercevrai sescréneaux hardis qui frappent le regard, et je distinguerai la fenêtre de monmaître ; peut-être y sera-t-il. Il se lève tôt, peut-être qu'il se promènemaintenant dans le verger ou sur le devant de la maison. Si seulement jepouvais le voir, rien qu'un moment ! Je ne serais certainement pas assezfolle pour courir vers lui ; et pourtant je ne puis pas l'affirmer, je n'en suispas sûre. Et alors qu'arriverait-il ? Dieu veille sur lui ! Si je goûtais encoreune fois au bonheur que son regard sait me donner, qui en souffrirait ?Mais je suis dans le délire ; peut-être, en ce moment, contemple-t-il unlever de soleil sur les Pyrénées ou sur les mers agitées du Sud.»

J'avais longé le petit mur au verger et je venais de tourner l'angle. Entredeux piliers de pierre surmontés de boules également en pierre, se trouvaitune porte qui conduisait aux prairies. Placée derrière l'un de ces piliers, jepouvais contempler toute la façade de la maison ; j'avançai ma tête avecprécaution pour voir si aucun des volets des chambres à coucher n'étaitouvert : créneaux, fenêtres, façade, je devais tout apercevoir de là. Les corneilles qui volaient au-dessus de ma tête m'examinaient peut-êtrependant ce temps. Je ne sais ce qu'elles pensaient ; elles durent me trouverd'abord très attentive et très timide ; puis, petit à petit, très hardie et trèsinquiète. Je jetai d'abord un coup d'oeil, puis un long regard ; ensuite jesortis de ma retraite et j'avançai dans la prairie. Je m'arrêtai tout à coupdevant la façade, et je la regardai d'un air à la fois hardi et abattu ; ellespurent se demander ce que signifiait cette t imidité affectée ducommencement et ces yeux stupides et sans regard de la fin.

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Lecteurs, écoutez une comparaison :

Un amant trouve sa maîtresse endormie sur un banc de mousse, il voudraitcontempler son beau visage sans l'éveiller. Il marche doucement sur legazon pour ne pas faire de bruit ; il s'arrête, croyant qu'elle a remué ; ilrecule ; pour rien au monde il ne voudrait être vu. Tout est tranquille ; ilavance de nouveau ; il se penche sur elle ; un voile léger recouvre sestraits ; il le soulève et se baisse vers elle ; son oeil va apercevoir une beautéflorissante, adorable dans son sommeil. Comme son premier regard estardent, comme il la contemple ! Mais tout à coup il tressaille ; il presseviolemment entre ses bras ce corps que tout à l'heure il n'osait pas toucheravec ses doigts. Il crie un nom, dépose son fardeau à terre et le regardeavec égarement ; et il continue à la presser, à l'appeler, à la regarder, car ilne craint plus de l'éveiller par aucun cri ni par aucun mouvement ! Ilcroyait trouver celle qu'il aimait doucement endormie, et il a trouvé uncadavre. Et moi, je dirigeais mes regards joyeux vers une belle maison, et jen'aperçus qu'une ruine noircie par la fumée.

Il n'y avait pas besoin de me cacher derrière un poteau, de regarder lesvolets des chambres, dans la crainte de réveiller ceux qui y dormaient ; iln'y avait pas besoin d'écouter les portes s'ouvrir ou de croire entendre despas sur le pavé ou le long de la promenade. La pelouse, les champs, étaientfoulés aux pieds et dévastés ; le portail était dépouillé de ses portes ; lafaçade était telle que je l'avais vue dans un de mes rêves : un mur haut etfragile, percé de fenêtres sans châssis, ni toit, ni créneaux, ni cheminées ;tout avait été détruit.

Alentour régnaient le silence de la mort et la solitude du désert. Je nem'étonnai plus que mes lettres fussent restées sans réponse ; autant lesenvoyer dans le caveau d'une église. En regardant les pierres noircies, ilétait facile de comprendre que le château avait été détruit par le feu ; maisqui l'avait allumé ? Comment ce malheur était-il arrivé ? La perte dumarbre, du plâtre et du bois, avait-elle été le seul malheur ? Ou bien des

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existences avaient-elles été détruites comme la maison ? Lesquelles ?Effrayante question, à laquelle personne ne pouvait me répondre. Il nem'était même pas possible d'avoir recours à des signes ou à des preuvesmuettes.

En me promenant autour des murs en ruine et en parcourant le châteaudévasté, je reconnus que l'incendie devait être déjà un peu ancien. La neiges'était frayé un chemin sous cette arche vide, et les pluies d'hiver étaiententrées dans ces trous qui jadis servaient de fenêtres ; le printemps avaitjeté ses semences dans ces amas de décombres ; le gazon recouvrait lespierres et les solives ; mais, pendant ce temps, où était le malheureuxpropriétaire de ces ruines ? Dans quel pays demeurait-il ? qui veillait surlui ? mes yeux se dirigèrent involontairement du côté de la tour de lavieille église et je me dis :«Est-il allé chercher un abri dans l 'étroite maison de marbre desRochester ?»

Il me fallait des renseignements, et je ne pouvais les obtenir qu'àl'auberge ; j'y retournai promptement. L'hôte m'apporta lui-même mondéjeuner dans le parloir. Je le priai de fermer la porte et de s'asseoir, parceque j'avais quelques questions à lui faire ; mais je ne savais par oùcommencer, tant je craignais sa réponse ! et pourtant le spectacle que jevenais d'avoir sous les yeux m'avait un peu préparée à un récit douloureux.L'hôte était un homme d'âge mûr et d'apparence respectable.

«Vous connaissez sans doute le château de Thornfield ? hasardai-je enfin.

- Oui, madame, j'y ai demeuré autrefois.

- Vous ! Pas de mon temps, pensai-je ; car votre visage m'est étranger.

- J'ai été le sommelier du défunt M. Rochester,» ajouta-t-il.

Défunt ! Il me sembla que je venais de recevoir en pleine poitrine le coupque je cherchais à éviter.

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«Défunt ! murmurai-je ; est-il donc mort ?

- Je parle du père de M. Édouard, le maître actuel,» dit-il.

Je respirai de nouveau et mon sang coula l ibrement ; ces motsm'avertissaient que M. Édouard, mon M. Rochester à moi (Dieu veille surlui !) était vivant. Le maître actuel ! mots doux à entendre ! il me semblaitque maintenant je pouvais tout apprendre, avec un calme relatif du moins ;puisqu'il n'était pas dans le tombeau, je croyais pouvoir apprendre avectranquillité qu'il se fût réfugié même aux antipodes.

«M. Rochester est-il au château de Thornfield ?» demandai-je.

Je savais bien quelle réponse je recevrais, mais je désirais éloigner le pluspossible toute question positive sur le lieu de sa résidence. «Oh ! non, madame, me répondit-il ; personne n'y demeure. Vous n'êtespas du pays ; sans cela vous sauriez ce qui est arrivé l'automne dernier. Lechâteau n'est plus qu'une ruine ; il a été brûlé vers l'époque des moissons.C'est un horrible malheur ; des valeurs énormes ont été détruites ; c'est àpeine si l'on a pu sauver quelques meubles. Le feu s'est déclaré dans lanuit, et, avant que la nouvelle fut connue à Millcote, le château était déjàun amas de flammes ; c'était un affreux spectacle ; j'en ai été témoin.

- Au milieu de la nuit, murmurai-je ; oui, c'était là l'heure fatale àThornfield... Connaît-on la cause de l'incendie ? demandai-je.

- On l'a devinée, madame, ou plutôt je devrais dire qu'on en était sûr. Vousne savez peut-être pas, continua-t-il en approchant sa chaise de la table eten parlant plus bas, qu'il y avait une folle enfermée dans la maison.

- J'en ai entendu parler.

- Eh bien ! madame, elle était bien gardée ; pendant plusieurs années,personne n'était sûr qu'elle existait, car on ne la voyait jamais ; la rumeur

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publique disait seulement que quelqu'un était caché au château ; mais ilétait difficile de savoir qui. On disait que M. Édouard avait amené cettefemme avec lui, et quelques-uns prétendaient que c'était une anciennemaîtresse ; mais une chose étrange arriva l'année dernière.»

Je craignis de l'entendre raconter ma propre histoire, et je m'efforçai de leramener au fait.

«Et cette folle ? dis-je.

- Cette folle, madame, se trouva être femme de M. Rochester ; cettedécouverte se fit de la plus étrange manière. Il y avait au château une jeuneinstitutrice dont M. Rochester... - Mais l'histoire de l'incendie, interrompis-je.

- J 'y arrive, madame ; dont M. Rochester tomba amoureux. Lesdomestiques disent qu'ils n'ont jamais vu personne aussi éperdumentamoureux que lui ; il la suivait partout ; les domestiques l'épiaient, car voussavez, madame, que c'est leur habitude. M. Rochester l'admirait au delà detout ce qu'on peut s'imaginer, et pourtant personne autre ne la trouvait trèsjolie. Elle était, dit-on, petite, mince, et semblable à une enfant. Je ne l'aijamais vue, mais j'ai entendu Léah, la bonne, parler d'elle ; Léah l'aimaitassez. M. Rochester avait quarante ans et l'institutrice n'en avait pas vingt ;vous savez que quand les hommes de cet âge tombent amoureux de jeunesfilles, ils sont comme ensorcelés. Eh bien ! M. Rochester voulait l'épouser.

- Vous me raconterez cela plus tard, dis-je ; j'ai des raisons pour désirerconnaître le récit de l'incendie. A-t-on soupçonné la folle d'y avoir prispart ?

- Vous l'avez dit, madame ; il est certain que c'est elle et aucun autre qui amis le feu. Il y avait une personne chargée de la garder ; elle s'appelaitMme Poole. C'était une femme capable pour ce qu'elle avait à faire, etvraiment digne de confiance : elle n'avait qu'un défaut, défaut communchez ces gens-là : elle gardait toujours près d'elle une bouteille de genièvre,

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et de temps en temps elle buvait une goutte de trop. C'était pardonnable ;elle avait une vie si rude ! mais c'était dangereux : car, lorsqu'après avoirbu, Mme Poole s'endormait profondément, la folle, qui était aussi malignequ'une sorcière, prenait les clefs dans sa poche, sortait de la chambre etallait rôder dans la maison pour y faire tout le mal qui lui venait en tête.On dit qu'une fois elle a tenté de brûler M. Rochester dans son lit ; mais jene connais pas bien cette histoire. La nuit de l'incendie, elle a d'abord misle feu aux rideaux de la chambre qui touche à la sienne ; puis elle estdescendue et est arrivée dans la chambre où avait demeuré l'institutrice (oneût dit qu'elle savait quelque chose de tout ce qui s'était passé et qu'elleavait de la rancune contre elle) ; elle mit le feu au lit : mais heureusementpersonne n'y était couché. L'institutrice s'était enfuie deux moisauparavant, et, bien que M. Rochester l'ait fait chercher comme si elle eûtété tout ce qu'il avait de plus précieux au monde, il n'en entendit jamaisparler. Sa souffrance le jeta dans une sorte d'égarement ; il n'était pas fou,mais néanmoins, il était devenu dangereux. Il voulait être seul ; il renvoyaMme Fairfax, la femme de charge, chez ses amis, qui demeuraient loin delà ; mais il eut des égards, car il lui fit une rente viagère ; «Elle le méritaitbien, c'était une très bonne femme. Mlle Adèle, sa pupille, fut mise enpension ; il rompit avec toutes ses connaissances et s'enferma au châteaucomme un ermite.

- Comment ! est-ce qu'il ne quitta pas l'Angleterre ?

- Quitter l'Angleterre, lui ? oh non ! Il n'aurait seulement pas franchi leseuil de sa maison, excepté la nuit, où il se promenait comme un fantômedans les champs et le verger. On aurait dit qu'il avait perdu la raison ; et jecrois qu'il l'a perdue en effet, car avant cela c'était l'homme le plus vif, leplus hardi et le plus fin qu'on ait jamais vu. Ce n'était pas un hommeadonné au vin, aux cartes et aux chevaux, comme beaucoup ; d'ailleurs iln'était pas très beau, mais il était courageux et avait une volonté ferme. Jel'ai connu tout enfant et, quant à moi, j'ai souhaité bien des fois que MlleEyre se fût noyée avant d'arriver à Thornfield. - Alors M. Rochester était au château quand le feu éclata ?

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- Oui certainement, et il est monté dans les mansardes pendant que toutétait en feu ; il a réveillé les domestiques et les a lui-même aidés àdescendre, puis il est retourné pour sauver la folle. Alors on vint l'avertirqu'elle était sur le toit, qu'elle agitait ses bras au-dessus des créneaux etqu'elle jetait de tels cris qu'on eût pu l'entendre à un mille de distance. Jel'ai vue et entendue : c'était une forte femme avec de longs cheveux noirsqui flottaient dans la direction opposée aux flammes. J'ai vu, ainsi queplusieurs autres, j'ai vu M. Rochester monter sur le toit à la lumière desétoiles. Je l'ai entendu appeler : «Berthe ! Puis il s'approcha d'elle ; aussitôtla folle jeta un cri, sauta et tomba morte sur le pavé.

- Morte !

- Oui, aussi inanimée que les pierres qui reçurent sa chair et son sang.

- Grand Dieu !

- Vous avez raison, madame, c'était effrayant.»

Il frissonna.

«Et après ? dis-je.

- Eh bien après, la maison fut brûlée jusqu'aux fondements ; il ne restadebout que quelques pans de muraille.

- Y eut-il d'autres personnes de tuées ?

- Non, et pourtant cela aurait mieux valu peut-être.

- Que voulez-vous dire ?

- Pauvre M. Édouard ! s'écria-t-il. Je ne croyais pas voir jamais cela.Quelques-uns disent que c'est une juste punition pour avoir caché sonpremier mariage et avoir voulu prendre une autre femme pendant que la

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sienne vivait encore ; mais, quant à moi, je le plains.

- Vous dites qu'il est vivant ! m'écriai-je.

- Oui, oui ; mais beaucoup pensent qu'il vaudrait mieux qu'il fût mort. - Pourquoi ? comment ?»

Et mon sang se glaça de nouveau.

«Où est-il ? demandai-je ; est-il en Angleterre ?

- Oui, il est en Angleterre ; il ne peut pas en sortir maintenant, il y est pourtoujours.»

Combien mon agonie était douloureuse ! et cet homme semblait vouloir laprolonger.

«Il est aveugle comme les pierres, dit-il enfin, pauvre M. Édouard !»

Je craignais pis ; je craignais qu'il ne fût fou. Je rassemblai mes forces pourdemander ce qui avait causé ce malheur.

«Son courage et sa bonté, madame. Il n'a pas voulu quitter la maison avantque tout le monde en fût sorti. Lorsque Mme Rochester se fut jetée du toit,il descendit le grand escalier de pierre ; mais, à ce moment, il y eut unéboulement. Il fut retiré de dessous les ruines vivant, mais grièvementblessé ; une poutre était tombée de manière à le protéger en partie ; maisun de ses yeux était sorti de sa tête, et une de ses mains était tellementabîmée, que M. Carter, le chirurgien, a été obligé de la couperimmédiatement ; son autre oeil a été brûlé, de sorte qu'il a complètementperdu la vue, et qu'il est maintenant sans secours, aveugle et estropié.

- Où est-il ? où demeure-t-il maintenant ?

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- Au manoir de Ferndean, une propriété qu'il possède à trente milles d'ici àpeu près ; c'est un endroit tout à fait désert.

- Qui est avec lui ?

- Le vieux John et sa femme ; il n'a voulu personne autre ; on dit qu'il esttout à fait bas.

- Avez-vous une voiture quelconque ici ?

- Nous avons un cabriolet, madame, un très joli cabriolet.

- Faites-le préparer tout de suite, et dites à votre garçon que, s'il peut memener à Ferndean avant la nuit, je le payerai, lui et vous, le double de cequ'on donne ordinairement.»

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CHAPITRE XXXVII

Le manoir de Ferndean était une vieille construction de taille moyenne,sans prétentions architecturales, et située au milieu des bois. J'en avais déjàentendu parler. M. Rochester le nommait souvent, et il y allait quelquefois.Son père avait acheté cette propriété à cause de ses belles chasses ; ill'aurait louée s'il avait pu trouver des fermiers ; mais personne n'en voulait,parce qu'elle était dans un lieu malsain. Ferndean n'était donc ni habité nimeublé, à l'exception de deux ou trois chambres qu'on avait préparées pourl'époque des chasses, époque à laquelle le propriétaire venait toujourspasser quelque temps au château.

J'arrivai un peu avant la nuit : le ciel était triste, le vent froid, et j'étaismouillée par une pluie continuelle et pénétrante ; je fis le dernier mille àpied, après avoir renvoyé le cabriolet et payé au cocher la doublerétribution que je lui avais promise. On n'apercevait pas le château, bienqu'on en fût déjà tout près, tant le bois qui l'entourait était sombre et épais ;des portes de fer, placées entre des piliers de granit, indiquaient l'entrée.Après les avoir franchies, je me trouvai dans une demi-obscurité provenantde deux rangées d'arbres. Entre des troncs noueux et blancs, et sous desarches de branches, se trouvait un chemin couvert de gazon et qui longeaitla forêt. Je le suivis, espérant atteindre bientôt le château ; mais ilcontinuait toujours et semblait s'enfoncer de plus en plus. On ne voyait nichamps ni habitations.

Je pensai que je m'étais trompée de direction et que je m'étais perdue.L'obscurité du soir et l'obscurité des bois m'environnaient. Je regardai toutautour de moi pour chercher une autre route ; il n'y en avait pas : les troncs

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énormes et les feuillages épais de l'été s'entrelaçaient étroitement ; nullepart il n'y avait d'ouverture. J'avançai ; enfin le chemin s'éclaircit ; les arbres devinrent moins touffus.Bientôt j'aperçus une barrière, puis une maison ; l'obscurité rendait difficilede la distinguer des arbres, tant ses murs, à moitié détruits, étaient humideset verdâtres. Après avoir franchi une porte fermée simplement par unverrou, je me trouvai au milieu de champs clos et tout entourés d'arbres ; iln'y avait ni fleurs ni plates-bandes, mais simplement une grande alléesablée qui bordait une pelouse et conduisait au centre de la forêt. Lamaison, vue de face, offrait deux pignons pointus ; les fenêtres étaientétroites et grillées. La porte de devant était également étroite, et on yarrivait par une marche. C'était bien, comme me l'avait dit mon hôte, unlieu désolé, aussi tranquille qu'une église pendant la semaine. La pluietombant sur les feuilles de la forêt était le seul bruit qu'on entendit.

«Peut-il y avoir de la vie ici ?» me demandai-je.

Oui, il y avait une sorte de vie, car j'entendis un mouvement, l'étroite portes'ouvrit, et une ombre fut sur le point de sortir de la grange.

La porte s'était ouverte lentement, quelqu'un s'avança à la lueur ducrépuscule et s'arrêta sur la marche : c'était un homme ; il avait la tête nue.Il étendit la main, comme pour sentir s'il pleuvait. Malgré l'obscurité, je lereconnus : c'était mon maître, Édouard Rochester.

Je m'arrêtai, je retins mon haleine, et je me mis à l'examiner sans être vue,hélas ! sans pouvoir l'être. Soudaine rencontre où l'enivrement était biencomprimé par l'amère souffrance ! Je n'eus pas de peine à retenir ma voixet à ne point avancer rapidement. Ses contours étaient toujours aussi vigoureux que jadis, un port aussi droit,ses cheveux aussi noirs ; ses traits n'étaient ni altérés ni abattus ; une annéede douleur n'avait pas pu épuiser sa force athlétique ou flétrir sa vigoureusejeunesse ; mais quel changement dans son expression ! Son visagedésespéré et inquiet me fit penser à ces bêtes sauvages ou à ces oiseaux deproie qui, blessés et enchaînés, sont dangereux à approcher dans leurs

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souffrances. L'aigle emprisonné, qu'une main cruelle priva de ses yeuxentourés d'or, devait ressembler à ce Samson aveugle. Croyez-vous que jecraignais sa férocité ? Si vous le pensez, vous me connaissez peu. Jeberçais ma douleur de la douce espérance que je pourrais bientôt déposerun baiser sur ce rude front et sur ces paupières fermées ; mais le momentn'était pas venu, je ne voulais pas encore m'approcher de lui.

Il descendit la marche, et avança lentement et en hésitant du côté de lapelouse. Qu'était devenue sa démarche hardie ? Il s'arrêta, comme s'il n'eûtpas su de quel côté tourner. Il étendit la main, ouvrit ses paupières, regardaautour de lui, et, faisant un grand effort, dirigea ses yeux vers le ciel et lesarbres : je vis bien que tout pour lui était obscurité. Il leva sa main droite,car il tenait toujours caché dans sa poitrine le bras qui avait été mutilé ; ilsemblait vouloir, par le toucher, comprendre ce qui l'entourait ; mais il netrouva que le vide : les arbres étaient éloignés de quelques mètres. Ilrenonça à ses efforts, croisa ses bras, et resta tranquille et muet sous lapluie qui tombait avec violence sur sa tête nue. À ce moment, Johns'approcha de lui. «Voulez-vous prendre mon bras, monsieur ? dit-il. Voilà une forte ondéequi commence : ne feriez-vous pas mieux de rentrer ?

- Laissez-moi,» répondit-il.

John se retira sans m'avoir remarquée. M. Rochester essaya de sepromener, mais en vain : tout était trop incertain pour lui. Il se dirigea versla maison, et, après être entré, referma la porte.

Alors je m'approchai et je frappai. La femme de John m'ouvrit.

«Bonjour, Marie, dis-je ; comment vous portez-vous ?»

Elle tressaillit comme si elle eût vu un fantôme ; je la tranquillisai,lorsqu'elle me demanda rapidement : «Est-ce bien vous, mademoiselle, quivenez à cette heure dans ce lieu solitaire ?» Je lui répondis en lui prenant lamain ; puis je la suivis dans la cuisine, où John était assis près d'un bon

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feu. Je leur expliquai en peu de mots que j'avais appris tout ce qui étaitarrivé à Thornfield, et que je venais voir M. Rochester. Je priai John dedescendre à l'octroi, où j'avais quitté mon cabriolet, et d'y prendre mamalle que j'y avais laissée. Lorsque j'eus retiré mon châle et mon chapeau,je demandai à Marie si je ne pourrais pas coucher une nuit au manoir.Voyant que c'était possible, bien que difficile, je lui dis que je resterais. Àce moment, une sonnette se fit entendre dans le salon.

«Quand vous entrerez au salon, dites à votre maître que quelqu'un désirelui parler ; mais ne me nommez pas, dis-je à Marie.

- Je ne pense pas qu'il veuille vous recevoir, dit-elle ; il ferme sa porte àtout le monde.»

Quand elle revint, je lui demandai ce qu'avait répondu M. Rochester.«Il désire savoir quel est votre nom, et ce que vous voulez, répondit-elle ;puis elle remplit un verre d'eau et le posa sur un plateau avec deuxlumières.

- Est-ce pour cela qu'il a sonné ? demandai-je.

- Oui ; bien qu'il soit aveugle, il veut toujours avoir des lumières le soir.

- Donnez-moi le plateau, je le porterai moi-même.»

Je le lui pris des mains ; elle m'indiqua la porte du salon. Le plateautremblait dans mes bras, une partie de l'eau tomba du verre ; mon coeurbattait avec force. Marie m'ouvrit la porte et la referma.Le salon était triste ; un feu négligé brûlait dans la grille, et l'aveugle, quioccupait cette chambre, se penchait vers le foyer en appuyant sa tête contrela cheminée antique. Son vieux chien Pilote était couché en face de lui.L'animal s'était éloigné du chemin de l'aveugle, comme s'il eût craint d'êtreinvolontairement foulé aux pieds. Au moment où j'entrai, Pilote dressa lesoreilles, se leva en aboyant et bondit autour de moi. Il me fit presque jeterle plateau. Je le posai sur la table, puis je m'approchai du chien, je le

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CHAPITRE XXXVII 601

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caressai et je lui dis doucement : «À bas, Pilote !» M. Rochester sedétourna machinalement pour savoir ce qui avait occasionné ce bruit ;mais, ne pouvant rien voir, il se retourna en soupirant.

«Donnez-moi l'eau, Marie,» dit-il.

Je m'approchai avec le verre à moitié plein ; Pilote me suivait, toujoursaussi excité.

«Qu'y a-t-il donc ? demanda M. Rochester.

- À bas, Pilote !» dis-je de nouveau.

M. Rochester s'arrêta au moment où il allait porter le verre à ses lèvres, etsembla écouter. Cependant il but et posa son verre sur la table. «C'est bien vous, Marie, dit-il, n'est-ce pas ?

- Marie est dans la cuisine.» répondis-je.

Il avança rapidement la main ; mais, ne me voyant pas, il ne put pas metoucher.

«Qui est-ce ? qui est-ce ?» demanda-t-il en s'efforçant de voir. Effort vainet douloureux ! «Répondez-moi, parlez-moi encore ! s'écria-t-il d'un tonhaut et impérieux.

- Voulez-vous encore un peu d'eau, monsieur ? dis-je ; car j'en ai répandula moitié.

- Qui est-ce ? qui est-ce qui parle ?

- Pilote m'a reconnue, répondis-je. John et Marie savent que je suis ici. Jesuis arrivée ce soir.

- Grand Dieu ! quel prestige, quelle douce folie s'empare de moi ?

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CHAPITRE XXXVII 602

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- Il n'y a ni prestige ni folie. Votre esprit, monsieur, est trop fort pour selaisser aller au prestige, votre santé trop vigoureuse pour craindre la folie.

- Où est celle qui parle ? Mais non, ce n'est qu'une voix ! Oh ! je ne puispas la voir ! mais il faut que je la sente, ou mon coeur cessera de battre, etma tête se brisera. Qui que vous soyez, laissez-moi vous toucher, ou jemourrai !»

Il se mit à tâtonner. J'arrêtai sa main errante et je l'emprisonnai dans lesdeux miennes.

«Ce sont bien ses doigts ! s'écria-t-il ; ses petits doigts délicats ! Alors elleest ici tout entière.»

Sa main vigoureuse s'échappa des miennes ; il saisit mon bras, mon épaule,mon cou, ma taille ; bientôt je me sentis enlacée par lui.

«Est-ce Jane ? est-ce bien elle ? Voilà ses formes, sa taille.

- Et c'est sa voix, ajoutai-je. C'est elle tout entière, c'est toujours son mêmecoeur pour vous. Dieu vous bénisse, monsieur ! je suis heureuse d'être prèsde vous. - Jane Eyre ! Jane Eyre ! fut tout ce qu'il put dire.

- Oui, mon cher maître, répondis-je ; je suis Jane Eyre. Je vous ai retrouvéet je reviens vers vous.

- Est-ce bien vous en chair et en os ? Êtes-vous bien ma Jane vivante ?

- Vous me touchez, monsieur, et vous me tenez assez ferme. Je ne suis pasfroide comme un cadavre, et je ne m'échappe pas comme un esprit.

- Ma bien-aimée vivante ! Ce sont certainement ses membres, ses traits ;mais je ne puis pas être si heureux après toutes mes souffrances. C'est un

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CHAPITRE XXXVII 603

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rêve. Souvent la nuit j'ai rêvé que je la tenais pressée contre mon coeur,comme maintenant, et je l'embrassais, et je sentais qu'elle m'aimait etqu'elle ne me quitterait pas.

- Non, monsieur, je ne vous quitterai plus jamais.

- C'était ce que me disait mon rêve ; mais je m'éveillais toujours, et je mevoyais cruellement trompé. Je me retrouvais seul et abandonné ; ma viecontinuait à être sombre, isolée et sans espoir. L'eau était interdite à monâme altérée, le pain à mon coeur affamé. Douce vision que je presse dansmes bras, toi aussi tu t'envoleras ; comme tes soeurs tu disparaîtras. Maisembrassez-moi avant de partir, Jane, embrassez-moi encore une fois.

- Oh ! oui, monsieur.»

Je pressai mes lèvres sur ses yeux brillants jadis, et éteints maintenant. Jesoulevai ses cheveux et je baisai son front. Il sembla se réveiller tout àcoup et se convaincre qu'il n'était pas le jouet d'un songe.

«C'est vous, Jane, n'est-ce pas ? dit-il ; et vous êtes revenue vers moi ?

- Oui monsieur.

- Alors vous n'êtes pas étendue sans vie dans quelque fossé ou dansquelque torrent ? Vous n'êtes pas méprisée chez des étrangers ? - Non, monsieur ; je suis indépendante maintenant.

- Indépendante ! que voulez-vous dire, Jane ?

- Mon oncle de Madère est mort et m'a laissé cinq mille livres sterling.

- Ah ! s'écria-t-il, voilà qui est vrai. Je n'aurais jamais rêvé cela. Et puis,c'est bien sa voix si animée, si piquante et pourtant si douce ; elle réjouitmon âme flétr ie et y ramène la vie. Comment, Jane, vous êtesindépendante, vous êtes riche ?

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CHAPITRE XXXVII 604

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- Oui, monsieur ; et, si vous ne voulez pas me laisser demeurer avec vous,je pourrai faire bâtir une maison tout près de la vôtre. Le soir, quand vousaurez besoin de compagnie ; vous viendrez vous asseoir dans mon salon.

- Mais maintenant que vous êtes riche, Jane, vous avez sans doute des amisqui veilleront sur vous, et ne vous laisseront pas dévouer votre vie à unpauvre aveugle ?

- Je vous ai dit, monsieur, que j'étais aussi indépendante que riche. Je suisma maîtresse.

- Et voulez-vous rester avec moi ?

- Certainement, à moins que vous ne le vouliez pas ; je serai votre voisine,votre garde-malade, votre femme de charge. Je vous ai trouvé seul, je seraivotre compagne ; je lirai pour vous ; je me promènerai avec vous ; jem'assiérai près de vous ; je vous servirai ; je serai vos mains et vos yeux.Cessez de paraître triste, mon cher maître ; tant que je vivrai, vous ne serezpas seul.»

Il ne répondit pas ; il semblait sérieux et absorbé ; il soupira ; il entr'ouvritses lèvres pour parler et les referma de nouveau. Je me sentis embarrassée ;j'avais peut-être mis trop d'empressement dans mes offres ; peut-être j'avaistrop brusquement sauté par-dessus les convenances ; et lui, commeSaint-John, avait été choqué de mon étourderie. C'est qu'en faisant maproposition, j'avais la pensée qu'il désirait et voulait faire de moi sa femme.Bien qu'il ne l'eût pas dit, j'étais persuadée qu'il me réclamerait comme sapropriété ; mais, voyant qu'il ne disait rien sur ce sujet et que sa contenancedevenait de plus en plus sombre, je réfléchis que je m'étais peut-êtretrompée et que j'avais agi trop légèrement. Alors j'essayai de me retirerdoucement de ses bras ; mais il me pressa avec force contre lui.

«Non, non, Jane, s'écria-t-il ; ne partez pas. Je vous ai touchée, entendue ;j'ai senti tout le bonheur de vous avoir près de moi, toute la douceur d'être

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CHAPITRE XXXVII 605

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consolé par vous ; je ne puis pas renoncer ces joies. J'ai peu de chose àmoi ; il faut du moins que je vous possède. Le monde pourra rire ; il pourram'appeler absurde et égoïste, n'importe mon âme a besoin de vous : elleveut être satisfaite, ou bien elle se vengera cruellement sur le corps quil'enchaîne.

- Eh bien, monsieur, je resterai avec vous ; je vous l'ai promis.

- Oui ; mais en disant que vous resterez avec moi, vous comprenez unechose et moi une autre. Vous pourriez peut-être vous décider à êtretoujours près de moi, à me servir comme une complaisante petitegarde-malade ; car vous avez un coeur affectueux, un esprit généreux, etvous êtes prête à faire de grands sacrifices pour ceux que vous plaignez.Cela devrait me suffire, sans doute. Je ne devrais avoir pour vous que dessentiments paternels ; est-ce là votre pensée, dites-moi ?

- Je penserai ce que vous voudrez, monsieur. Je me contenterai d'être votregarde-malade, si vous croyez que cela vaut mieux.

- Mais vous ne pourrez pas toujours être ma garde-malade, Jane ; vous êtesjeune et vous vous marierez un jour. - Je ne désire pas me marier.

- Il faut le désirer, Jane. Si j'étais comme jadis, je m'efforcerais de vous lefaire désirer, mais un malheureux aveugle !...

Après avoir dit ces mots, il retomba dans son accablement ; moi, aucontraire, je devins plus gaie et je repris courage ; ces dernières paroles memontraient où était l'obstacle, et comme ce n'était pas un obstacle à mesyeux, je me sentis de nouveau à l'aise ; je repris la conversation avec plusde vivacité.

«Il est temps que quelqu'un vous humanise, dis-je en séparant ses cheveuxlongs et épais ; car je vois que vous avez été changé en lion ou en quelqueautre animal de cette espèce. Vous avez un faux air de Nabuchodonosor ;

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CHAPITRE XXXVII 606

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vos cheveux me rappellent les plumes de l'aigle ; mais je n'ai pas encoreremarqué si vous avez laissé pousser vos ongles comme des griffesd'oiseau.

- Au bout de ce bras, il n'y a ni main ni ongles, dit-il en tirant de sa poitrinece membre mutilé et en me le montrant ; spectacle horrible ! n'est-ce pas,Jane ?

- Oui, il est douloureux de le voir ; il est douloureux à voir vos yeux éteintset la cicatrice de votre front ; et ce qu'il y a de pis, c'est qu'on court ledanger de vous aimer trop à cause de tout cela et de vous mettre au-dessusde ce que vous valez.

- Je croyais, Jane, qu'envoyant mon bras et les cicatrices de mon visage,vous seriez révoltée.

- Comment, vous pensiez cela ! Ne me le dites pas du moins ; car alorsj'aurais mauvaise opinion de votre jugement. Mais maintenant laissez-moivous quitter un instant pour faire un bon feu et nettoyer le foyer.Pouvez-vous distinguer un feu brillant ? - Oui ; de l'oeil droit j'aperçois une lueur.

- Et vous voyez aussi les bougies !

- Chacune d'elles est pour moi un nuage lumineux.

- Pouvez-vous m'entrevoir ?

- Non, ma bien-aimée ; mais je suis infiniment reconnaissant de vousentendre et de vous sentir.

- Quand soupez-vous ?

- Je ne soupe jamais.

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CHAPITRE XXXVII 607

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- Mais vous souperez ce soir. J'ai faim et vous aussi, j'en suis sûre ;seulement vous n'y pensez pas.»

J'appelai Marie, et la chambre eut bientôt un aspect plus gai et plusordonné. Je préparai un repas confortable. J'étais excitée, et ce fut avecaisance et plaisir que je lui parlai pendant le souper et longtemps aprèsencore. Là, du moins, il n'y avait pas de dure contrainte ; on n'était pasobligé de faire taire toute vivacité ; je me sentais parfaitement à mon aise,parce que je savais que je lui plaisais. Tout ce que je disais semblait leconsoler ou le ranimer. Délicieuse certitude qui donnait la vie et la lumièreà tout mon être ! Je vivais en lui et lui en moi. Bien qu'il fût aveugle, lesourire animait son visage, la joie brillait sur son front, et ses traitsprenaient une expression plus chaude et plus douce.

Après le souper, il me fit beaucoup de questions pour savoir où j'avais été,ce que j'avais fait et comment je l'avais trouvé ; mais je ne lui répondis qu'àmoitié : il était trop tard pour entrer dans ces détails. D'ailleurs j'auraisvoulu ne toucher aucune corde trop vibrante, n'ouvrir aucune nouvellesource d'émotion dans son coeur. Mon seul désir pour le moment était del'égayer ; j'avais réussi en partie ; mais néanmoins sa gaieté ne venait quepar instants. Si la conversation se ralentissait un peu, il devenait inquiet,me touchait et me disait : «Jane, Jane, vous êtes pourtant bien une créature humaine ; vous en êtessûre, n'est-ce pas ?

- Je le crois, sans doute, monsieur.

- Mais comment se fait-il que, dans cette soirée triste et sombre, vous vousêtes tout à coup trouvée près de mon foyer solitaire ? J'ai étendu la mainpour prendre un verre d'eau, et c'est vous qui me l'avez donné ; j'ai fait unequestion, pensant que la femme de John allait me répondre, et c'est votrevoix qui a retenti à mes oreilles.

- Parce que c'était moi qui avais apporté le plateau, et non pas Marie.

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CHAPITRE XXXVII 608

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- Les heures que je passe avec vous sont comme enchantées. Personne nepeut savoir quelle vie triste, sombre et sans espoir, j'ai menée pendant delongs mois. Je ne faisais rien, je n'espérais rien. Je confondais le jour et lanuit. Je ne sentais que le froid quand je laissais le feu s'éteindre, la faimquand j'oubliais de manger, et une tristesse incessante, quelquefois mêmeun véritable délire en ne voyant plus ma Jane chérie ; oui, je désirais bienplus ardemment la sentir près de moi que de recouvrer ma vue perdue.Comment se peut-il que Jane soit avec moi et me dise qu'elle m'aime ? Nepartira-t-elle pas aussi subitement qu'elle est venue ? J'ai peur de ne plus laretrouver demain.»

Une réponse ordinaire et pratique, sortant des préoccupations de son esprittroublé, était le meilleur moyen de le rassurer dans l'état où il se trouvait.Je passai mes doigts sur ses sourcils ; je lui fis remarquer qu'ils étaientbrûlés, et je lui dis que je me chargeais de les lui faire repousser aussi épaiset aussi noirs qu'auparavant. «Pourquoi me faire du bien, esprit bienfaisant, puisqu'il arrivera unmoment fatal où vous me quitterez encore ? Vous disparaîtrez comme uneombre, et je ne saurai pas où vous irez, et je ne pourrai plus vous retrouver.

- Avez-vous un petit peigne sur vous, monsieur ? demandai-je.

- Pourquoi, Jane ?

- Pour peigner un peu votre crinière noire. Je vous trouve effrayant quandje vous examine de près. Vous dites que je suis une fée ; mais vous, vousressemblez encore plus à un lutin.

- Suis-je bien laid, Jane ?

- Oui, monsieur, vous l'avez toujours été.

- Hein ?... Ceux avec lesquels vous avez demeuré ne vous ont pas corrigéede votre malice.

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- Et pourtant ils étaient bons, cent fois meilleurs que vous ; ils senourrissaient d'idées dont vous ne vous êtes jamais inquiété. Leurs penséesétaient bien plus raffinées et bien plus élevées que les vôtres.

- Avec qui diable avez-vous été ?

- Si vous remuez ainsi, je vous arracherai tous les cheveux, et alors aumoins vous cesserez de douter de mon existence.

- Avec qui avez-vous demeuré, Jane ?

- Je ne vous le dirai pas ce soir, monsieur ; il faudra que vous attendiezjusqu'à demain. Laisser mon histoire inachevée sera pour moi une garantieque je serai appelée à votre table pour la finir. Ah ! il faut me souvenir queje ne dois point apparaître à votre foyer simplement avec un verre d'eau ; ilfaudra apporter au moins un oeuf, sans parler du jambon frit.

- Petite railleuse ! Enfant des fées et des gnomes, j'éprouve près de vous ceque je n'ai pas éprouvé depuis un an. Si Saül vous avait eue en place deDavid, l'esprit malin aurait été exorcisé sans l'aide de la harpe. - Maintenant, monsieur, vous voilà bien peigné, et je vais vous quitter ;car j'ai voyagé trois jours, et je suis fatiguée. Bonsoir.

- Encore un mot, Jane. N'y avait-il que des dames dans la maison où vousavez demeuré ?»

Je m'enfuis en riant, et je riais encore en montant l'escalier.

«Une bonne idée, pensai-je ; j'ai là un moyen pour le tirer de sa tristesse,pendant quelque temps du moins.»

Le lendemain de très bonne heure je l'entendis se remuer et se promenerd'une chambre dans l'autre. Aussitôt que Marie descendit, il lui dit : «MlleEyre est-elle ici ?» Puis il ajouta : «Quelle chambre lui avez-vous donnée ?N'est-elle point humide ? Mlle Eyre est-elle levée ? Allez lui demander si

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CHAPITRE XXXVII 610

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elle a besoin de quelque chose, et quand elle descendra.»

Je descendis lorsque je pensai qu'il était l'heure de déjeuner. J'entrai trèsdoucement dans la chambre où se trouvait. M. Rochester, et je pus leregarder avant qu'il me sût là. Je fus attristée en voyant cet esprit vigoureuxsubjugué par un corps infirme. Il était assis sur sa chaise ; bien qu'il fûttranquille, il ne dormait pas. Évidemment, il attendait. Ses traits accentuésétaient empreints de cette douleur qui leur était devenue habituelle. On eûtdit une lampe éteinte qui attend qu'on la rallume. Mais, hélas ! ce n'étaitplus lui qui pouvait rallumer la flamme de son expression ; il avait besoind'un autre pour cela. Je voulais être gaie et joyeuse ; mais l'impuissance decet homme jadis si fort me toucha jusqu'au fond du coeur. Cependant jem'approchai de lui avec autant de vivacité que possible. «Voilà une belle journée, monsieur, dis-je ; la pluie a cessé et a étéremplacée par un brillant soleil. Vous allez bientôt venir vous promener.»

J'avais réveillé la flamme de son visage ; ses traits rayonnèrent.

«Ah ! vous voilà, ma joyeuse alouette, s'écria-t-il. Venez à moi ; vousn'êtes pas partie ; vous n'avez pas disparu. Il y a une heure, j'ai entendu unede vos soeurs chanter dans les bois. Mais pour moi, son chant n'avait pasd'harmonie, de même que le soleil levant n'a pas de rayon pour moi ; monoreille est insensible à toutes les mélodies de la terre, et n'aime que la voixde ma Jane. Heureusement qu'elle se fait souvent entendre. Sa présence estle seul rayon qui puisse me réchauffer.»

Les larmes me vinrent aux yeux en entendant cet aveu de sonimpuissance : on eût dit un aigle royal enchaîné et qui se voit forcé dedemander à un moineau de lui apporter sa nourriture. Mais je ne voulaispas pleurer. Je m'essuyai rapidement les yeux, et je me mis à préparer ledéjeuner.

La plus grande partie de la matinée fut passée en plein air. Je conduisis M.Rochester hors du bois triste et humide, dans des champs gais à voir. Je luidécrivis le feuillage d'un beau vert brillant, les fleurs et les haies

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rafraîchies, le ciel bleu et éblouissant. Je cherchai une place dans un joliendroit bien ombragé ; il se mit sur un tronc d'arbre, et je ne refusai pas dem'asseoir sur ses genoux. Pourquoi l'aurais-je refusé, puisque tous deuxnous étions plus heureux près l'un de l'autre que séparés ? Pilote se couchaà côté de nous. Tout était tranquille. M'entourant de ses bras, il rompitsubitement le silence. «Déserteur cruel ! s'écria-t-il. Oh ! Jane, vous ne pouvez pas vous figurerce que j'ai éprouvé lorsque je me suis aperçu que vous aviez fui Thornfield,et que je ne pouvais vous trouver nulle part ; et lorsque après avoirexaminé votre chambre, je vis que vous n'aviez pris ni argent ni objets quipussent vous en tenir lieu. Vous aviez laissé le collier de perles que je vousavais donné, et votre malle était encore là, telle que vous l'aviez préparéepour votre voyage. Que fera ma bien-aimée, me demandais-je, maintenantqu'elle est pauvre et abandonnée ? Qu'avez-vous fait, Jane ? dites-moi.»

Je commençai alors le récit de tout ce qui s'était passé pendant cette année,adoucissant beaucoup ce qui avait rapport aux trois jours où j'avais errémourante de faim : c'eût été lui imposer une souffrance inutile. Le peu queje racontai lui fit une peine plus grande que je n'aurais voulu.

Il me dit que je n'aurais pas dû le quitter ainsi, sans m'assurer quelquesressources pour mon voyage. J'aurais dû lui faire part de mon intention, meconfier à lui ; il ne m'aurait jamais forcée à être sa maîtresse. Quelqueviolent qu'il parût dans son désespoir, il m'aimait trop bien et troptendrement pour agir en tyran. Il m'aurait donné la moitié de sa fortunesans me demander un baiser en retour, plutôt que de me voir lancée sansamis dans le monde. Il était persuadé, ajoutait-il, que j'avais souffert plusque je ne voulais le dire.

«Eh bien ! répondis-je, quelles qu'aient été mes souffrances, elles n'ont pasduré longtemps.»

Alors je me mis à lui raconter comment j'avais été reçue à Moor-House, etcomment j'avais obtenu une place de maîtresse d'école ; puis je lui parlaide mon héritage, et de la manière dont j'avais découvert mes parents.

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CHAPITRE XXXVII 612

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Le nom de Saint-John revint fréquemment dans mon récit. Aussi, quandj'eus achevé, ce nom devint immédiatement le sujet de la conversation deM. Rochester.

«Alors ce Saint-John est votre cousin ? me dit-il.

- Oui.

- Vous en avez parlé souvent ; l'aimiez-vous ?

- Il était très bon, monsieur ; je ne pouvais pas ne pas l'aimer.

- Bon, cela signifie-t-il un homme de cinquante ans, respectable et seconduisant bien ? Que voulez-vous dire ? expliquez-vous.

- Saint-John n'a que vingt-neuf ans, monsieur.

- Il est jeune encore, comme diraient les Français. Est-ce un homme petit,froid et laid ? Est-ce un de ces hommes dont la bonté consiste plutôt à nepas avoir de vices qu'à posséder des vertus ?

- Il est d'une infatigable activité ; le but de sa vie est d'accomplir des actesgrands et nobles.

- Mais sa tête est probablement faible. Il veut le bien, mais on ne peuts'empêcher de hausser les épaules en l'entendant parler.

- Il parle peu, monsieur, mais ce qu'il dit en vaut toujours la peine. Sa têteest très forte ; son esprit inflexible, mais vigoureux.

- Alors c'est un homme remarquable ?

- Oui, vraiment remarquable.

- Instruit ?

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- Saint-John est accompli et profondément instruit.

- Ne m'avez-vous pas dit que ses manières ne vous plaisaient pas ?Il est probablement sermonneur et suffisant ?

- Je n'ai jamais parlé de ses manières ; mais si elles ne me plaisent pas,c'est que j'ai très mauvais goût : car elles sont polies, calmes et douces.

- J'ai oublié ce que vous m'avez dit de son extérieur. C'est probablementquelque rude ministre à moitié étranglé dans sa cravate blanche et perchésur les épaisses semelles de ses souliers ; n'est-ce pas ? - Saint-John s'habille bien ; il est grand et beau ; ses yeux sont bleus et sonprofil grec.

- Le diable l'emporte !» dit-il à part. Puis, s'adressant à moi, il ajouta :«L'aimiez-vous, Jane ?

- Oui, monsieur Rochester, je l'aimais ; mais vous me l'avez déjàdemandé.»

Je vis bien ce qu'éprouvait M. Rochester ; la jalousie s'était emparée de luiet le mordait cruellement ; mais la morsure était salutaire : elle l'arrachait àsa douloureuse mélancol ie . Auss i , j e ne voulus pas é lo ignerimmédiatement le serpent.

«Peut-être ne désirez-vous pas rester plus longtemps sur mes genoux,mademoiselle Eyre ?» me dit M. Rochester.

Je ne m'attendais pas à cette observation.

«Pourquoi pas, monsieur Rochester ? répondis-je.

- Après le tableau que vous venez de me faire, vous trouvez probablementle contraste bien grand. Vous m'avez dépeint un gracieux Apollon. Il est

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présent à votre imagination, grand, beau, avec ses yeux bleus et son profilgrec. Votre regard repose sur un Vulcain, un véritable forgeron, brun, auxlarges épaules, aveugle et estropié pardessus le marché.

- Je n'y avais jamais pensé, monsieur ; mais il est certain que vousressemblez à un Vulcain.

- Eh bien ! vous pouvez, me quitter ; mais avant de partir (et il me retintpar une étreinte plus forte que jamais) vous me ferez le plaisir de répondreà une ou deux questions.»

Il s'arrêta.

«Quelles questions, monsieur ?»

Et alors commença un rude examen.

«Saint-John, dit-il, vous avait fait obtenir cette place de maîtresse d'écoleavant de voir une cousine en vous ?

- Oui.

- Vous le voyiez souvent ? Il visitait l'école de temps en temps ? - Tous les jours.

- Et il approuvait vos plans ? car vous êtes savante et habile, Jane.

- Oui, il les approuvait.

- Il découvrit en vous bien des choses qu'il n'avait pas espéré y trouver ;vous avez des talents peu ordinaires.

- Je ne puis pas vous répondre là-dessus.

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- Vous dites que vous aviez une petite ferme près de l'école ; y venait-iljamais vous voir ?

- De temps en temps.

- Le soir ?

- Une ou deux fois.»

M. Rochester s'arrêta un instant.

«Combien de temps êtes-vous restée avec lui et ses soeurs, lorsque vouseûtes découvert votre parenté ?

- Cinq mois.

- Rivers passait-il beaucoup de temps auprès de vous et de ses soeurs ?

- Oui. Le parloir nous servait de salle d'étude à tous ; il s'asseyait près de lafenêtre, et nous près de la table.

- Étudiait-il beaucoup ?

- Oui, beaucoup.

- Et quoi ?

- L'hindoustani.

- Et que faisiez-vous pendant ce temps ?

- Au commencement, j'apprenais l'allemand.

- Était-ce lui qui vous l'enseignait ?

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- Non, il ne comprenait pas cette langue.

- Ne vous enseignait-il rien ?

- Un peu d'hindoustani.

- Rivers vous enseignait l'hindoustani ?

- Oui, monsieur.

- Et à ses soeurs aussi ?

- Non.

- Seulement à vous ?

- Seulement à moi.

- Le lui aviez-vous demandé ?

- Non.

- C'était lui qui le désirait ?

- Oui.»

M. Rochester s'arrêta de nouveau.

«Pourquoi le désirait-il ? À quoi pouvait vous servir l'hindoustani ?

- Il voulait m'emmener avec lui aux Indes.

- Ah ! je devine, maintenant ; il voulait vous épouser.

- Il m'a demandé, en effet, de devenir sa femme.

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CHAPITRE XXXVII 617

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- Ce n'est pas vrai ; c'est un conte impudent que vous inventez pour mecontrarier.

- Je vous demande pardon, c'est la vérité ; il me l'a demandé plus d'unefois, et vous-même vous n'auriez jamais pu y mettre plus de persévéranceque lui.

- Mademoiselle Eyre, je vous ai dit que vous pouviez me quitter. Combiende fois faudra-t-il répéter la même chose ? Pourquoi cet entêtement à resterperchée sur mes genoux, quand je vous dis de vous en aller ?

- Parce que j'y suis bien.

- Non, Jane, vous n'êtes pas bien ici, car votre coeur n'est pas avec moi. Ilest près de votre cousin Saint-John. Oh ! jusqu'à ce moment je croyais quema petite Jane était toute à moi. Même lorsqu'elle m'abandonna, je croyaisqu'elle m'aimait encore. C'était ma seule joie au milieu de mes grandesdouleurs. Quoique nous ayons été longtemps loin l'un de l'autre, quoiquej'aie versé d'abondantes larmes sur notre séparation, en pleurant ma Jane, jen'ai jamais eu la pensée qu'elle pût en aimer un autre. Mais il est inutile des'affliger. Jane, laissez-moi ; épousez Rivers.

- Alors, monsieur, repoussez-moi loin de vous, car je ne vous quitterai paslibrement.

- Jane, j'aime toujours votre voix ; elle ranime mon espoir, car elle sembleannoncer la fidélité. Quand je l'entends, elle me reporte au passé, et j'oublieque vous avez formé des liens nouveaux ; mais je ne suis pas un fou.Partez, Jane.

- Pour aller où, monsieur ?

- Pour aller retrouver le mari que vous avez choisi.

- Quel est-il ?

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CHAPITRE XXXVII 618

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- Vous le savez bien, Saint-John Rivers.

- Il n'est pas mon mari et il ne le sera jamais. Je ne l'aime pas et il nem'aime pas. Il aime (comme il peut aimer, et ce n'est pas ainsi que vous)une belle jeune fille, appelée Rosamonde ; il veut m'épouser parce qu'ilpense trouver en moi une bonne femme de missionnaire, ce qu'il n'auraitpas trouvé en elle.Il est grand et bon, mais sévère et froid comme de la glace à mon égard. Ilne vous ressemble pas, monsieur. Je ne suis pas heureuse près de lui ; il n'apour moi ni indulgence ni tendresse ; il ne voit en moi rien d'attrayant, pasmême la jeunesse ; il me considère seulement comme utile. Eh bien !monsieur, dois-je vous quitter pour aller avec lui ?»

Je frissonnai involontairement, et par un instinct secret je me rapprochai demon maître aveugle, mais aimé. Il sourit.

«Comment, Jane ! est-ce vrai ? me dit-il ; les choses en sont-ellesréellement là entre vous et Rivers ?

- Oui, monsieur. Oh ! vous n'avez pas besoin d'être jaloux. Je voulais vousirriter un peu pour vous rendre moins triste. Je pensais que la colèrevaudrait mieux que la douleur. Vous désirez mon amour ; eh bien ! si vouspouviez voir combien je vous aime, vous seriez fier et heureux. Tout moncoeur vous appartient, monsieur, et il continuerait à vous appartenir, quandmême le destin devrait nous éloigner pour toujours.»

Il m'embrassa de nouveau et semblait accablé par de tristes pensées.

«Oh ! ma vue éteinte, mes forces perdues !» murmura-t-il d'un accentdouloureux.

Je le caressai pour le sortir de sa rêverie. Je savais à quoi il pensait ;j'aurais voulu parler pour lui, mais je n'osais pas. Il se détourna un instant ;je vis une larme glisser sous ses paupières closes et le long de ses joues

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CHAPITRE XXXVII 619

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mâles. Mon coeur se gonfla.

«Je ne vaux pas mieux que le vieux marronnier frappé par l'orage dans leverger de Thornfield, dit-il au bout de peu de temps. Cette ruine aurait-ellele droit de demander à un chèvrefeuille en boutons de la recouvrir de sesfraîches fleurs ? - Vous n'êtes pas une ruine, monsieur ; vous n'êtes pas un arbre frappé parl'orage : vous êtes jeune et vigoureux. Des plantes pousseront autour devos racines, sans même que vous le demandiez, car elles se réjouiront devotre riche ombrage ; elles s'appuieront sur vous et vous enlaceront, parceque votre force leur sera un soutien sûr.»

Il sourit de nouveau : je venais de le consoler un peu.

«Parlez-vous des amis, Jane ? me demanda-t-il.

- Oui,» répondis-je en hésitant.

Je pensais à quelque chose de plus, mais je ne savais quel autre motemployer. Il vint à mon secours.

«Mais, Jane, me dit-il, j'ai besoin d'une femme.

- Vous, monsieur ?

- Oui, Est-ce donc nouveau pour vous ?

- Vous n'en aviez pas encore parlé.

- Et cette nouvelle n'est pas la bienvenue, n'est-ce pas ?

- Cela dépend des circonstances, monsieur ; cela dépend de votre choix.

- Vous le ferez pour moi, Jane ; j'accepterai votre choix.

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CHAPITRE XXXVII 620

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- Eh bien monsieur, choisissez celle qui vous aime le plus.

- Je choisirai du moins celle que j'aime le plus. Jane, voulez-vousm'épouser ?

- Oui, monsieur.

- Un homme estropié, de vingt ans plus vieux que vous, et qu'il faudrasoigner ?

- Oui, monsieur.

- Est-ce bien vrai, Jane ?

- Très vrai, monsieur.

- Oh ! ma bien-aimée, Dieu vous bénisse et vous récompense !

- Monsieur Rochester, si jamais j'ai fait une bonne action dans ma vie, sijamais j'ai eu une bonne pensée, si jamais j'ai prononcé une prière sincèreet pure, si jamais j'ai eu un désir noble, je suis récompensée maintenant.Devenir votre femme, c'est pour moi être aussi heureuse que possible sur laterre. - Parce que vous aimez à vous sacrifier.

- À me sacrifier ? Qu'est-ce que je sacrifie ? la faim pour la nourriture,l'attente pour la joie. Avoir le droit d'entourer de mes bras celui quej'estime, de presser mes lèvres sur celui que j'aime, de me reposer sur celuien qui j'ai confiance, est-ce lui faire un sacrifice ? S'il en est ainsi,certainement j'aime à me sacrifier.

- Mais, Jane, il faudra supporter mes infirmités, voir sans cesse ce qui memanque.

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CHAPITRE XXXVII 621

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- Tout cela n'est rien pour moi, monsieur. Je vous aime, et plus encoremaintenant que je puis vous être utile qu'aux jours de votre orgueil, oùvous ne vouliez que donner et protéger.

- Jusqu'ici je n'ai voulu être ni secouru ni conduit ; maintenant je n'ensouffrirai plus. Je n'aimais pas à mettre ma main dans celle d'une servante,mais il me sera doux de la sentir pressée par les petits doigts de Jane. Jepréférais l'entière solitude à la constante surveillance des domestiques ;mais le doux ministère de Jane sera une joie perpétuelle. Jane me plaît ;est-ce que je lui plais ?

- Oh ! oui, monsieur, entièrement.

- Eh bien alors, rien au monde ne nous force à attendre ; il faudra nousmarier immédiatement.»

Son regard et sa parole étaient ardents ; il retrouvait son ancienneimpétuosité.

«Il faut que nous devenions une seule chair, et sans tarder. Une fois lapermission obtenue, nous nous marierons.

- Monsieur Rochester, je viens de m'apercevoir que le soleil se couchait.Pilote est déjà parti dîner ; laissez-moi regarder l'heure à votre montre.

- Attachez-la à votre ceinture, Jane, et gardez-la. Je n'en ai plus besoin. - Il est près de quatre heures, monsieur ; n'avez-vous pas faim ?

- Dans trois jours, Jane, il faudra nous marier. Peu importent les bijoux etles beaux vêtements ; tout cela ne vaut pas une chiquenaude.

- Le soleil a séché toutes les gouttes de pluie, monsieur. La bise ne souffleplus, et il fait bien chaud.

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CHAPITRE XXXVII 622

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- Savez-vous, Jane, que votre petit collier de perles est dans ce moment-ciattaché sous ma cravate, autour de mon cou bronzé ? Depuis le jour où jeperdis mon seul trésor, je le porte comme un souvenir.

- Nous retournerons à travers le bois, repris-je, nous y serons plus àl'ombre.»

Mais il ne m'écoutait pas et poursuivait toujours sa pensée.

«Jane, continua-t-il, vous me prenez pour un chien de païen, et pourtantmon coeur est gonflé de reconnaissance envers le Dieu bienfaisant. Luivoit plus clairement que les hommes, il juge plus sagement qu'eux. Grâce àlui, je ne vous ai pas fait de mal. Je voulais flétrir une fleur innocente etsouiller sa pureté ; le Tout-Puissant me l'a arrachée des mains ; je l'aipresque maudit dans ma révolte orgueilleuse. Au lieu de plier le front soussa volonté, je l'ai défié. La justice divine a poursuivi son cours ; lesmalheurs m'ont accablé ; j'ai passé bien près de la mort. Les châtiments duTout-Puissant sont grands ; il m'envoya une épreuve qui me rendit humblepour toujours. Vous savez que j'étais orgueilleux de ma force ; mais quesuis-je maintenant qu'il faut me laisser guider par un autre, comme unenfant dans sa faiblesse ? Il y a peu de temps, Jane, que j'ai reconnu lamain de Dieu dans mon destin. Alors je commençai à sentir du remords etdu repentir, à désirer de me réconcilier avec mon Créateur ; je me mis àprier quelquefois ; mes prières étaient courtes, mais sincères. «Il y a quelque temps, quatre jours, du reste, car c'était lundi soir, je metrouvais dans une singulière disposition : l'égarement avait fait place à ladouleur, l'obstination à la tristesse ; depuis longtemps je me disais que,puisque je ne pouvais pas vous trouver, vous deviez être morte. Ce soir-là,entre onze heures et minuit, avant de me laisser aller à mon triste sommeil,je suppliai Dieu de me retirer de ce monde et de m'admettre dans cetteéternité où j'avais encore espoir de rejoindre Jane.

«J'étais dans ma chambre, assis près de la fenêtre ouverte : j'aimais à sentirl'air embaumé de la nuit, bien que je ne pusse voir aucune étoile, et que laprésence de la lune ne se révélât pour moi que par une vague lueur.

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CHAPITRE XXXVII 623

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J'aspirais vers toi, Jane ; j'aspirais par mon corps et par mon âme. Jedemandais à Dieu, avec un coeur humilié et angoissé, si je n'avais pas étéassez longtemps désolé, affligé et tourmenté, et si je ne pourrais pas unefois encore goûter au bonheur et à la paix. J'avouais que tout ce quej'endurais était bien mérité, mais je disais aussi que j'aurais peine àsupporter plus longtemps cette torture. Malgré moi, mes lèvresexprimèrent les désirs de mon coeur, et je m'écriai : «Jane ! Jane ! Jane !»

- Avez-vous prononcé ces paroles tout haut ?

- Oui, Jane ; et si quelqu'un m'avait entendu, il m'aurait cru fou, car je lesprononçai avec une énergie égarée.

- Vous dites que c'était lundi dernier, vers minuit ?

- Oui ; mais peu importe le jour. Écoutez, voilà le plus étrange : vous allezme croire superstitieux. Il est certain que j'ai toujours eu un peu desuperstition dans le sang. N'importe, ce que je vais vous dire est vrai ; dumoins il est vrai que j'ai cru entendre ce que je vais vous raconter.Au moment où je m'écriai : «Jane ! Jane ! Jane !» une voix, je ne puis dired'où elle venait, mais je sais bien à qui elle appartenait, me répondit : «Jeviens ; attendez-moi.» Et, un moment après, j'entendis murmurer dansl'air : «Où êtes-vous ?»

«Je vais vous dire, si je le puis, l'effet que me produisirent ces mots ; maisc'est difficile à exprimer. Vous voyez que Ferndean est enseveli dans unbois épais où viennent s'éteindre tous les bruits sans qu'aucun résonnejamais. «Où êtes-vous ?» semblait avoir été prononcé sur une montagne,car ces mots furent répétés par un écho. À ce moment, une brise plusfraîche vint effleurer mon front. J'aurais pu croire que Jane et moi nousvenions de nous rencontrer dans quelque lieu sauvage ; et je crois vraimentque nous avons dû nous rencontrer en esprit. Sans doute, Jane, qu'à cetteheure vous étiez, plongée dans un sommeil dont vous n'aviez pasconscience ; peut-être votre âme quittait son enveloppe terrestre pour venirconsoler la mienne car c'était votre voix ; je suis bien certain que c'était

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elle.»

C'était aussi le lundi, vers minuit, que moi j'avais reçu un avertissementmystérieux ; c'était bien là ce que j'avais répondu, J'écoutai le récit de M.Rochester, mais sans lui parler de ce qui m'était arrivé. Cette coïncidenceme sembla trop inexplicable et trop solennelle pour la communiquer ou ladiscuter. Si j'en avais parlé à M. Rochester, je l'aurais profondémentimpressionné, et son esprit, déjà si assombri par ses souffrances passées,n'avait pas besoin d'être encore obscurci par un récit surnaturel. Je gardaidonc ces choses ensevelies dans mon coeur et je les méditai. «Vous ne vous étonnerez plus, continua mon maître, qu'hier soir, lorsqueje vous ai vue apparaître si subitement, j'aie eu peine à croire que vousn'étiez pas une vision, une voix qui s'éteindrait comme quelques joursauparavant le murmure de la nuit et l'écho de la montagne ; maintenant, jevois que vous n'êtes pas une vision, et je remercie Dieu du fond de moncoeur.»

Après m'avoir fai t re t i rer de ses genoux, i l se leva, découvri trespectueusement son front, inclina vers la terre ses yeux sans regard etdemeura dans une muette adoration. Je n'entendis que les derniers mots desa prière :

«Je remercie mon Créateur, dit-il, de s'être souvenu de sa miséricorde à l'heure du châtiment, et je supplie humblement mon Sauveur de medonner les forces nécessaires pour mener à l'avenir une vie plus pure quepar le passé.»

Il étendit la main pour me demander de le conduire ; je pris cette mainchérie et je la tins un moment pressée contre mes lèvres ; puis je la passaiautour de mon épaule : étant beaucoup plus petite que lui, je pouvais luiservir d'appui et de guide. Nous entrâmes dans le bois et nous retournâmesà la maison.

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CHAPITRE XXXVIII - CONCLUSION.

J'ai enfin épousé M. Rochester. Notre mariage se fit sans bruit ; lui, moi, leministre et le clerc, étions seuls présents. Quand nous revînmes de l'église,j'entrai dans la cuisine, où Marie préparait le dîner, tandis que Johnnettoyait les couteaux.

«Marie, dis-je, j'ai été mariée ce matin à M. Rochester.»

La femme de charge et son mari appartenaient à cette classe de gensdiscrets et réservés auxquels on peut toujours communiquer une nouvelleimportante sans crainte d'avoir les oreilles percées par des exclamationsaiguës, ni d'avoir à supporter un torrent de surprises. Marie leva les yeux etme regarda. Pendant quelques minutes elle tint suspendue en l'air la cuillerdont elle se servait pour arroser deux poulets qui cuisaient devant le feu, etJohn cessa de polir ses couteaux. Enfin Marie, se penchant vers son rôti,me dit simplement :

«En vérité, mademoiselle ? Eh bien, tant mieux, certainement.» Au bout dequelque temps elle ajouta : «Je vous ai bien vue sortir avec mon maître ;mais je ne savais pas que vous alliez à l'église pour vous marier.»

Et elle continua d'arroser son rôti.

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Quand je me tournai vers John, je vis qu'il ouvrait la bouche si grandequ'elle menaçait d'aller rejoindre ses oreilles.

«J'avais bien averti Marie que cela arriverait, dit-il. Je savais que M.Édouard (John était un vieux serviteur et avait connu son maître alors qu'ilétait encore cadet de famille ; c'est pourquoi il l'appelait souvent par sonnom de baptême), je savais que M. Édouard le ferait, et j'étais persuadéqu'il n'attendrait pas longtemps ; je suis sûr qu'il a bien fait.» En disant ces mots, John tira poliment ses cheveux de devant.

«Merci, John, répondis-je. Tenez, M. Rochester m'a dit de vous donnerceci, à vous et à Marie.» Et je lui remis un billet de cinq livres.

Sans plus attendre je quittai la cuisine. Quelque temps après, en repassantdevant la porte, j'entendis les mots suivants : «Elle lui conviendra mieuxqu'une grande dame.» Puis : «Il y en a de plus jolies, mais elle est bonne etn'a pas de défauts. Du reste, il est facile de voir qu'elle lui semble bienbelle.»

J'écrivis immédiatement à Moor-House, pour annoncer ce que j'avais fait.Je donnai toutes les explications nécessaires dans ma lettre. Diana et Mariem'approuvèrent entièrement. Diana m'annonça qu'elle viendrait me voiraprès la lune de miel.

«Elle ferait mieux de ne pas attendre jusque-là, Jane, me dit M. Rochester,lorsque je lui lus la lettre ; car la lune de miel brillera sur toute notre vie, etses rayons ne s'éteindront que sur votre tombe ou sur la mienne.»

Je ne sais pas comment Saint-John vécut cette nouvelle ; il ne réponditjamais à la lettre que je lui écrivis à cette occasion. Six mois après ilm'écrivit, mais sans nommer M. Rochester et sans faire allusion à mon

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CHAPITRE XXXVIII - CONCLUSION. 627

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mariage. Sa lettre était calme et même amicale, bien que très sérieuse.Depuis ce temps notre correspondance, sans être très fréquente, futrégulière. Il espère que je suis heureuse, me dit-il, et que le Seigneur nepourra pas me compter au nombre de ceux qui vivent sans Dieu dans lemonde et ne s'inquiètent que des choses de la terre.

Sans doute vous n'avez pas complètement oublié la petite Adèle ; quant àmoi, je me souviens toujours d'elle. J'obtins bientôt de M. Rochester lapermission d'aller la voir à sa pension. Je fus émue par la joie qu'elletémoigna en me revoyant.Elle me parut pâle et maigre, et elle me dit qu'elle n'était point heureuse. Jetrouvai le règlement de la maison trop dur et les études trop sévères pourun enfant de son âge. Je l'emmenai avec moi. Je voulais redevenir soninstitutrice ; mais je vis bientôt que c'était impossible : un autre demandaitmon temps et mes soins ; mon mari en avait absolument besoin. Jecherchai une pension plus douce, et assez voisine pour que je pusse aller lavoir souvent et la ramener quelquefois à la maison. Je pris soin qu'elle nemanquât jamais de ce qui pouvait contribuer à son bien-être. Elle s'habituabientôt à sa nouvelle demeure, redevint heureuse et fit de rapides progrèsdans ses études. En grandissant, l'éducation anglaise corrigea en grandepartie les défauts de sa nature trop française. Quand elle quitta sa pension,je trouvai en elle une compagne agréable et complaisante ; elle était docile,d 'un bon naturel , et avait d 'excellents principes. Par ses soinsreconnaissants pour moi et les miens, elle m'a bien récompensée des petitesbontés que j'ai jamais pu avoir pour elle.

Mon récit approche de sa fin. Encore quelques mots sur ma vie de femmeet sur le sort de ceux dont les noms ont été si souvent mentionnés ici, etalors j'aurai fini.

Il y a maintenant dix ans que je suis mariée, et je sais ce que c'est que devivre entièrement avec et pour l'être que j'aime le plus au monde. Je metrouve bien heureuse, plus heureuse que ne peuvent l'exprimer des mots,parce que je suis la vie de mon mari autant qu'il est la mienne ; jamaisaucune femme n'a été plus liée à son mari que moi ; jamais aucune n'a été

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plus la chair de sa chair, le sang de son sang. Nous ne sommes pas plusfatigués de la présence l'un de l'autre que nous ne sommes las desbattements de nos coeurs ; nous sommes toujours ensemble, et c'est pournous le moyen d'être aussi libres que dans la solitude et aussi gais qu'ensociété.Nous causons tout le jour, et c'est comme si nous méditions d'une manièreplus claire et plus animée. Il a toute ma confiance et j'ai toute la sienne.Nos caractères se conviennent ; il en résulte un accord parfait.

M. Rochester resta aveugle pendant les deux premières années de notremariage : c'est peut-être là ce qui nous a tant rapprochés, ce qui a rendunotre union si intime ; car j'étais sa vue comme je suis encore sa maindroite. J'étais littéralement, ainsi qu'il me le disait souvent, la prunelle deses yeux ; c'était par moi qu'il lisait la nature et les livres. Je n'étais jamaisfatiguée de regarder pour lui et de dépeindre les champs, les rivières, lesvilles, les arbres, les nuages et les rayons de soleil des paysages qui nousenvironnaient, et de remplacer par mes paroles ce que lui refusaient sesyeux. Je n'étais jamais fatiguée de lire pour lui, de le conduire où il désiraitaller, de faire ce qu'il désirait faire ; et j'éprouvais une joie infinie à luirendre ces tristes services parce qu'il me les demandait sans éprouver nihonte douloureuse ni poignante humiliation. Il m'aimait si sincèrementqu'il n'hésitait pas à avoir recours à moi. Je l'aimais si tendrement qu'en leservant je satisfaisais mon désir le plus doux.

Il y avait deux ans que nous étions mariés ; un matin que j'écrivais unelettre sous sa dictée ; il s'approcha, se pencha vers moi et me dit :

«Jane, avez-vous quelque chose de brillant autour de votre cou ?»

J'avais une chaîne d'or ; je lui répondis que oui.

«Et avez-vous une robe d'un bleu pâle ?»

J'en avais une. Il m'apprit alors que depuis quelque temps il lui avaitsemblé voir s'éclaircir les ténèbres qui recouvraient l'un de ses yeux, et que

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maintenant il en était sûr. Nous nous rendîmes à Londres. Il consulta un oculiste éminent et recouvraenfin la vue d'un de ses yeux. Il ne voit pas très bien : il ne peut ni lire niécrire longtemps ; mais il peut se conduire. La terre n'est plus un chaospour lui ; et quand son premier-né fut placé entre ses bras, il put voir queson fils avait hérité de ses yeux, de ses yeux d'autrefois, si grands, sibrillants et si noirs. À cette occasion, il reconnut de nouveau, le coeurrempli d'émotion, que Dieu avait été miséricordieux jusque dans lechâtiment.

Mon Édouard et moi nous sommes heureux, et d'autant plus que ceux quenous aimons le sont aussi. Diana et Marie Rivers sont toutes deux mariées ;chaque année elles viennent nous voir ou nous allons les voir. Le mari deDiana est un capitaine de marine ; c'est un galant officier et un excellenthomme. Marie a épousé un ministre, ami de collège de son frère et dignede cette union par ses vertus et ses talents. Le capitaine Fritzjames et M.Warthon aiment sincèrement leurs femmes et en sont aimés.

Quant à Saint-John, il quitta l'Angleterre pour aller aux Indes. Il entreprit latâche qu'il s'était imposée et il la poursuit encore : jamais pionnier plusinfatigable et plus résolu ne se lança au milieu des rochers et des périls ; ildemeure ferme, fidèle et dévoué. Il travaille pour ses frères avec énergie,zèle et foi ; il leur trace le chemin douloureux du perfectionnement.Comme un géant, il abat les préjugés religieux et sociaux qui encombrentla route du Seigneur. Il est peut-être austère, exigeant, ambitieux même ;mais son austérité est celle du guerrier. Âme noble, pèlerin généreux qui setient en garde contre les tentations des impies, son exigence est celle del'apôtre qui ne parle qu'au nom du Christ quand il dit : «Que celui qui veutêtre à moi renonce à lui-même, prenne sa croix et me suive.»Son ambition est l'aspiration d'une âme qui veut une place dans lespremiers rangs de ceux qui se sont rachetés de leurs fautes, qui se tiennentpurs de toute souillure devant le trône de Dieu, partagent la dernièrevictoire avec l'Agneau sans tache, et sont appelés les élus et les fidèles.

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Saint-John ne s'est pas marié ; il ne se mariera jamais. Jusqu'ici il a puaccomplir sa tâche à lui seul, et elle approche de sa fin. Son glorieux soleilest près du déclin. La dernière lettre que j'ai reçue de lui m'a arraché deslarmes humaines, mais a rempli mon coeur d'une joie divine : il pressentaitsa récompense et apercevait déjà sa couronne incorruptible. Je sais que laprochaine fois ce sera une main étrangère qui m'écrira pour m'apprendreque le bon et fidèle serviteur a enfin été appelé dans la joie du seigneur. Etpourquoi pleurer ?

La dernière heure de Saint-John ne sera pas obscurcie par la crainte de lamort. Aucun nuage ne s'appesantira sur son esprit ; son coeur seraintrépide, son espérance sûre, sa foi ferme ; ses propres paroles en sont untémoignage.

«Mon maître, dit-il, m'a averti ; chaque jour il m'annonce plus clairementma délivrance. J'avance rapidement, et à chaque heure qui s'écoule, jeréponds avec plus d'ardeur ; «Amen ; venez, Seigneur Jésus !»

FIN

Note du correcteur : À quatre reprises, dans le présent volume, latraductrice emploie le prénom francisé Jeanne au lieu de Jane.

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