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CHARLES VILDRACOU L'UTOPIE

par Francis Marcoin

Un poète qui savait voir et dire la beauté des choses les plushumbles tout en rêvant l'utopie de L'Ile Rosé. Un écrivain quisut transposer dans une œuvre pour enfants les espoirs d'uneépoque et son expérience de l'Abbaye, lui qui ne répugnait pas

à l'écriture « scolaire » parce que l'école seule -peut-être encoreaujourd'hui -participe de cette utopie ; lui que les enfants

connaissent surtout par « la petite prose du monde »qu'est Amadou le Bouquillon : Francis Marcoin explore les

différentes facettes de l'œuvre de Charles Vildrac,les échos qu'elle rencontra chez les écrivains de son temps,

les échos qu'elle peut éveiller parmi les images de notre temps.

M ort en 1971, Charles Vildrac s'est trèsvite éloigné de nous. Résolument « de

l'ancienne école », dans tous les sens duternie, il a pris le parti d'apparaître commeune figure institutionnelle, s'exposantdavantage à l'usure du temps. On pourraitle dire démodé, s'il ne s'était de lui-mêmeécarté d'une certaine modernité. C'est peut-être ce qui m'intéresse d'abord en lui, cecôté décalé, cette manière de dire les chosescomme on ne les dit plus aujourd'hui sansparaître ridicule. Et si j'avoue à l'occasionune certaine déception, c'est moins pour lepropos volontiers moraliste que pour unesorte de limite trop vite acceptée, un art del'esquive par lequel les conflits restent ensuspens, non réglés.

Comment faire un portrait à partir d'inspi-rations apparemment disparates, celle dupoète, celle du dramaturge connaissant lesuccès avec Le Paquebot Tenacity, celle del'écrivain pour enfants, ou, pour mieux dire,de l'écrivain pour écoliers ? Ce qu'il désiraavant tout, c'est de pénétrer dans le mondedes lettres. En 1902, avec Georges Duhamelet quelques uns de leurs amis communs, ilassista aux funérailles de Zola. « Nousavions le sentiment d'accomplir, pour la pre-mière fois, un acte solennel de la vie littérai-re », écrira plus tard Georges Duhamel dansla Biographie de mes fantômes, un ouvrageoù le nom de Vildrac surgit au détour de plusd'une page.« Esquisse pour un portrait de Charles

Charles Vi ldrac Collection Mathilde Leriche

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L'Ile Rosé, ill. Edy Legrand, Tolmer 1924 (collection Bibliothèque de l'Heure Joyeuse, Paris.)Photo P. Pitrou

Vildrac », tel est d'ailleurs le sous-titre d'unde ses chapitres, car un long compagnonnagea uni les deux hommes, un compagnonnagequ'Us auraient sans doute voulu plus étroitencore et plus proche du modèle des arti-sans. Deux copains que l'on retrouverafidèles à eux-mêmes dans cette attirancepour les « petites gens », pour la vie humbleet pleine de dignité, celle des personnages deL'Ile Rosé ou de Milot. Aussi, quand ils sui-vent le cercueil de Zola, faut-il donner à leur« acte solennel » un sens que leur œuvre iraen répétant ; plus que Zola, c'est leNaturalisme qu'ils enterrent et qu'ils ne ces-seront en effet d'enterrer, quand tout se prê-tait à son illustration, ou du moins à sonexpression la plus convenue, cette esthétiquedu sordide à laquelle on le réduit un peufacilement, mais non sans raison.

L'Ile RoséMontrer ce qu'il y a d'humanité dans la pau-vreté, ou plutôt dans la gêne. Non la misère,mais une condition où il faut toujours comp-ter, où le moindre désir est un luxe, maissans que la frustration entraîne un quel-conque dérèglement : « Au troisième étagehabitent donc les Lamandin. Leur logementn'est ni grand, ni très sain, ni très clair,mais il est tenu avec beaucoup de soin et depropreté. Il y a la salle à manger avec satable ronde sur laquelle Tifernand fait sesdevoirs, lit, ou joue h soir avant de se cou-cher, pendant que sa maman coud et queson père lit le journal » (L'Ile Rosé). Image àla fois conformiste et idéalisée, tout autantimposée à la famille ouvrière que revendi-quée par elle ; dans ce paisible partage desrôles sont sans doute construits équilibre et

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estime de soi.Attaché à la vie populaire d'un quartier où ila vécu son enfance, celui du Faubourg Saint-Antoine, Vildrac en restitue le pittoresque,mais un pittoresque qui ne peut qu'êtremodéré, et qui ne relève en rien d'un regardextérieur, condescendant ou apitoyé. Avantque d'appartenir à une classe sociale, M. etMme Lamandin sont des personnes. Leslimites de leur existence, ils les ont accep-tées, mettant un point d'honneur à soignerleur intérieur. Mais en même temps il y a unfort voisinage, et une vie de la rue où les jeuxdes enfants et les travaux des hommes nesont pas encore trop éloignés. Le début deL'Ile Rosé a pour nous aujourd'hui ce par-fum de réalisme poétique que nous retrou-vons dans les premiers films de FrançoisTruffaut, dans les photographies de RobertDoisneau ou, plus récemment, dans Jacquotde Nantes, le film d'Agnès Varda surl'enfance de son mari Jacques Demy. Ou dumoins, parce que ce Paris n'existe plus,sommes-nous sensibles à tout cela, à ce queVildrac appelait lui-même « la poésie quoti-dienne » dans une conférence de 1957 *.Autorité morale reconnue dans le milieulaïque et dans la sphère de ce qu'on appellele « péri-scolaire », Vildrac, avec ce genre dediscours, nous propose en quelque sortel'image qu'il veut laisser de lui-même, d'unécrivain « populiste » sachant voir et dire labeauté des choses les plus humbles. Maisd'abord il aime à faire la leçon, commençantpar s'élever contre le travail accaparant quidésapprend l'usage de la liberté. D'où « lesdimanches désœuvrés et si mornes de tant detravailleurs », auxquels il oppose ceux qui« savent butiner les joies les plus ténues »,ont « le don de badauderie avide et ferven-te », notamment les enfants, captivés partout ce qu'offre la vie de la rue : « les

enfants n'aspirent pas à un bonheur loin-tain, hypothétique », mais savent perdre dutemps, flâner. A l'appui, il cite un petit textede lui, La Récréation, une scène de rue oùles maçons s'amusent en plein travail et, cefaisant, amusent les passants. La même pla-quette reproduit Paysage, un poème duLivre d'amour (1910) évoquant le mâchefer,les fondrières, un remblai de gravats et uneusine besogneuse et basse, un « pauvre pay-sage », où, avec un peu d'amour, on peutquand même trouver quelque chose, un sou-venir de beauté.

Mais ce quelque chose, manifestementVildrac ne le trouve qu'épisodiquement dansses romans pour enfants, et dans L'Ile Rosé,n'est-ce pas un bonheur « lointain, hypothé-tique », qui est proposé ? Peut-être parceque, l'ayant approché de près, le manqued'air et de lumière ne lui semble paréd'aucun parfum exotique, voilà le désir defuite qui pointe immédiatement, etTifernand qui rêve du Pays du Soleil, depalmiers et d'orangers en fleurs. Il rêve touthaut et quelqu'un l'entend, un homme riche,M. Vincent, « l'Enchanteur » des temps nou-veaux qui va l'emmener dans une île de laMéditerranée. D'où une discordance entre leprojet esthétique du lecteur d'aujourd'hui, -le mien en tous cas -, et celui du héros,insensible à ce qui nous intéresse, et à ce quia intéressé Colette Vivier dans La Maisondes Petits Bonheurs, lorsque, réécrivant à safaçon Pot-Bouille, elle renverse commeVildrac le schéma zolien mais, faisant del'immeuble populaire un lieu presque uto-pique d'entraide et de solidarité, trouve unesaveur à cet horizon borné que ses person-nages ne quittent pas. Il faudra attendreMilot pour retrouver avec plus de constanceles joies de la rue et la vie d'un autreimmeuble, mais tout petit et à Marseille,

(1) « La Poésie quotidiennegnement.

Cahiers laïques, Cercle Parisien de la Ligue française de l 'Ensei-

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dans une rue lumineuse bien qu'étroite.Pourtant, l'édition scolaire 2 efface encoreun peu plus ce qu'il pouvait y avoir de tri-vial dans le texte de L'Ile Rosé comme dansl'illustration originale d'Edy Legrand, rem-placée par celle d'Hervé Lacoste. Là oùVildrac écrivait « C'est un quartier depauvres où les rues sont vieilles et noires,souvent reliées entre elles par des passagesmisérables où le linge sèche aux fenêtres »,on lit « C'est un quartier où les rues sontvieilles et noires, souvent reliées entre ellespar des passages où le linge sèche auxfenêtres ». Mais surtout, disparaît la ver-deur du langage enfantin, son obscénitéinnocente, quand, les enfants étant serrésdans leur « maison » faite de pavés,Tifernand s'exclame : « Les gars, reluquezun peu Bouboule : il a l'air d'être sur lepot ». Ou quand il y a une petite qui vientfaire pipi et qui laisse une petite mare...Bien atténuée encore la méchanceté d'un desmaîtres, M. Anjou, qui gifle et donne descoups de règle sur les mains...Contradictoirement, Vildrac, qui s'avouebadaud, délaisse donc la rue Ebénos, et vite,trop vite, comme par un coup de baguettemagique, nous voilà ailleurs, dans une îleinsipide. Nous ne saurons plus rien de la viede tous les jours, de cette chronique de la viefamiliale et scolaire, qu'il faut chercher danscette autre chronique qu'est Le Notaire duHavre, où Duhamel ne craint pas de s'attar-der sur les odeurs des rues et des cagesd'escalier. L'Ile Rosé et Le Notaire duHavre, deux livres à lire en parallèle,d'autant que cet ouvrage destiné auxadultes, nous le connaissons fort bien grâceaux nombreux extraits des manuels qui ledétournaient de ses lecteurs originels. Si

bien que dans mon souvenir leurs héros,Tifernand Lamandin et Laurent Pasquiertendent à se confondre. Deux livres appa-remment fort différents, mais qui rejoignentle même public et traitent à leur manière lemême problème, l'espoir, l'avenir, l'échap-pée belle, qui vient ou qui ne vient pas. Dansla version rosé de Vildrac, un « Enchan-teur » donne corps au rêve, crée une « colo-nie » « loin des villes en folie » et de « leuratmosphère irrespirable ». Dans la versiongrise de Duhamel, l'héritage tant espéré del'oncle d'Amérique n'arrivera jamais. C'estcomme si, écrivant pour les enfants, Vildracrepeignait les couleurs de la vie, lui qui,dans Le Paquebot Tenacity, évoquait uneAmérique où l'on ne saura pas aller, et ins-crivait l'impossibilité de partir, l'échec, aumoment même où l'on prétend partir.

« Le thème de l'Abbaye reten-tit de nouveau »...Cette pièce, Le Paquebot Tenacity, c'est sou-vent tout ce qui reste de Vildrac, dans leshistoires littéraires. Est-ce parce qu'elle sesitue dans un port, mais elle a quelque chosenon pas de l'Enchanteur Merlin, mais del'« enchanté », ou plutôt du désenchanté desfilms de Demy, Les Parapluies de Cher-bourg ou Une Chambre en ville.Mais Le Paquebot Tenacity permet aussi deretisser des liens entre des pans disparatesd'une vie et d'une œuvre trop souvent cli-vées. « Le thème de l'Abbaye retentit denouveau ». Encore une formule de GeorgesDuhamel. L'Abbaye, on le sait, c'est cetteexpérience de vie communautaire tentée àCréteil l'espace de quelques mois, avecd'autres artistes. Toute la vie de Vildraccomme celle de Duhamel en résonne. Celui-ci

(2) Le livre, paru chez Tolmer en 1924 puis chez Albin Michel en 1929, est publié par Bourrelier puisColin-Bourrelier comme lecture suivie pour le Cours Moyen 1ère année, dans une adaptat ionpédagogique de Mme Picard, Inspectrice départementale de l'Education Nationale, qui, à l'exceptionde ces quelques exemples, reste très fidèle au texte.

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raconte même l'expérience dans Le Désertde Bièvres, et un de leurs compagnons, RenéAreos, écrira L'Ile perdue, à la fois transpo-sition du drame de Créteil et anticipation dela révolution russe. 3L'Abbaye, Vildrac l'avait évoquée par anti-cipation dans sa poésie, rêvant de « quelqueHellade fleurie » (Poèmes, 1905) hors de laville « dure comme ses pierres », mais onpourrait dire aussi que le thème de l'Abbayeretentit de nouveau toujours dans sonœuvre. Non pas L'Ile perdue, mais L'Ilerosé, l'île retrouvée. Et La Colonie, n'est-cepas la transposition de ce beau rêve ? MmePicard, l'auteur de l'adaptation pédago-gique de L'Ile Rosé, ne peut qu'évoquer une« Abbaye de Thélème » à la mesure desenfants. Dans le Paquebot Tenacity, cetteutopie, Ségard l'a déjà derrière lui, avec unmois de colonie scolaire à la campagne :« c'est un de mes plus beaux souvenirs. Onmangeait dans un grand réfectoire où il yavait une bonne odeur ; une odeur de laite-rie et de boulangerie ; et alors ça sentaitaussi la toile cirée neuve »... Même souvenirdans Milot, quand M. Fiorini expose sesidées sur le travail : « étant enfant, je suisallé un été dans une colonie de vacances.Tous les jours, après le déjeuner, une équipede dix volontaires essuyait la vaisselle. Maiscela se passait dans un pré au soleil et, touten frottant les assiettes, nous chantions enchœur ».

« Eh bien, quand je pense à ces moment-là,ce dont je me souviens surtout, ce n'est pasd'avoir essuyé la vaisselle. Je me souviensdes airs que nous chantions et des fleurs deliserons qu 'il y avait dans le pré... »L'œuvre pour enfants, ce n'est pas seulementle beau geste d'un grand écrivain acceptantde s'adresser à un public moins gratifiant,mais un acte réparateur, la possibilité de res-taurer un lieu que la réalité s'est chargée

bien vite de défaire, de panser une petiteblessure jamais refermée. De là, unedémarche qui va jusqu'au bout, accepte ceque tant d'autres auraient vécu comme unecompromission ou une dénaturation : nonseulement la littérature enfantine, mais lalittérature scolaire, celle des lectures suivies.Parce que l'école seule garde quelque chosede cette utopie, parce que le livre scolairepeut représenter ce monde idéalisé où le malne l'emporte pas à chaque fois. Au sensmoral comme géographique, écologique, lemonde des manuels, celui de Vildrac, est unmonde propre. On s'y reconnaît parce queles gens vivent comme il faut vivre, parceque les choses sont bien à leur place, commecataloguées.

Allant encore plus loin, il ne répugne pas àprêter sa « collaboration littéraire » pour unlivre d'école, Le Français CM1 et 8ème,vocabulaire, grammaire, (Bourrelier, 1957).Mais, plus systématiquement, ses fictionssont soit réadaptées pour satisfaire auxrègles de la leçon de lecture, soit déjàconçues pour permettre un fractionnementadapté au lecteur débutant. AinsiBridinette, livre de lecture courante,(SUDEL, 1935), est composé de courts cha-pitres qui correspondent à autant de« centres d'intérêt » : la naïveté de Bridi-nette découvrant la vie à la campagne per-met une information sur « l'étable et le jar-dinier », « les vaches et les chèvres », onapprend pourquoi les poulets ne se sauventpas, pourquoi on attache les vaches et pasles chèvres, on voit faire le beurre, les confi-tures...

Plus que la ville et la rue, le village et lacampagne font un monde où l'on vit et oùl'on apprend en même temps, où l'on tra-vaille et l'on joue indistinctement, où l'on esten vacances. « Et si vous voulez toute mapensée, je vous confierai que je crois Vildrac

3) Cf. Christian Sénéchal, L'Abbaye de Créteil, Librairie André Delpeuch, 1930.

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en vacances même dans son œuvre » 4. Il y apourtant toujours quelque chose de sérieuxchez lui, une application, une impossibilité àêtre vraiment détaché. Un reste sans doutede « cet air incomparable du monde del'enseignement » qu'il respira du côté pater-nel comme maternel 5 . D'ai l leurs, lesvacances n'existent que par l'école, fontpartie du temps scolaire, qu'elles rythmenten alternance avec la classe, comme le mon-trent bien les souvenirs de jeunesse deMarcel Pagnol. La colonie permet mêmecomme une fusion de ce qu'il y a de meilleurde part et d 'autre, la connaissance et legrand air.

La lumière, l'air pur, l'hygiène. Tifernand,ce prénom ne vous fait-il pas penser à unautre Ferdinand, qui à la même époque, vacracher sur le corridor obscur dans lequel seserait étiolée sa jeunesse ? (Céline, Mort àcrédit, 1936). Préoccupation communeréglée fort différemment. Mais la lumière,c'est le rêve d'une époque qui va bientôtconnaître les congés payés, les camps scouts,et même, sanglant prolongement, les maquisde la Résistance, perpétuant à leur façoncette jonction d'un projet moral et d'unecommunion avec la nature. Avant la deuxiè-me guerre mondiale, à gauche comme à droi-te on partage cet élan vers la ter re .Bridinette paraît chez SUDEL en 1935. Lemouvement, le même que dans L'Ile Rosé,est explicitement commenté dans l'avant-propos qui oppose « la grande ville au cielépais et sans éclat » à « la campagne clai-re » : « Faut-il dire que, peut-être, le chô-mage aidant, les parents de cette petite cita-dine quitteront la loge-échoppe pour unpetit atelier de campagne ? ». Mais une pré-caution oratoire s'impose : « Que les espritschagrins et subtils n'y cherchent pas un

plaidoyer illicite sur le retour à la terre »...Et pourtant, qu'on en juge : Bridinette, fillede concierge et de cordonnier, habite un loge-ment exigu, « une pièce mal aérée, qui sent lecuir et le vieux cirage », dans un immeubleavec « une cour étroite, entourée de bâti-ments de six étages et qui, par beau temps,ne recevait qu'un peu de jour gris ». Elle estmalade, elle doit partir à la campagne, dansle Nivernais, et Vildrac, plus expéditif encoreque dans L'Ile Rosé, lui fait quitter immédia-tement la ville, le train ne s'arrêtant qu'unefois dans la vraie campagne.« Bien. Mais le potager ? Il y a sûrement unpotager. Moi, je suis absolument pour le tra-vail de la terre. C'est le principe de tout.Vous savez ce que dit Tolstoï ? » fait direDuhamel à l'un des personnages du Désertde Bièvres. Les aléas de l'histoire semblentavoir connoté aujourd'hui tous ces propossur la vérité de la terre, mais Vildrac aussi,comme ses contemporains, attend une régé-nération. Le 9 mai 19**, après la démobili-sation, venant de recevoir Clarté, il écrivaità Barbusse qu'il avait aimé et aimait encoreLe Feu « comme un livre qui est la vérité dela guerre, toute la boue de la guerre et donton ne peut lire certaines pages, surtout lors-qu'on fut fantassin, sans avoir les larmesaux yeux », mais il aimait plus encore Clar-té, car « c'est notre histoire, et c'est l'annon-ciation vibrante des temps nouveaux [...]Quelle gratitude vous est due pour la hauteportée humaine, la générosité de votreœuvre et ce qu'elle apporte à ce mondeconvalescent » 6

La colonie de L'Ile Rosé ou le petit village deBridinette permettent sinon au monde, dumoins à quelques personnes élues pour leurbonté, de se refaire cette santé que Vildracn'a jamais prétendu imposer à l'humanité,

(4) Luc Durtain, « Charles Vildrac en vacances », Les Primaires, février 1928.(5) Georges Bouquet, Pierre Ménanteau, Charles Vildrac, « Poètes d'aujourd'hui », Seghers, 1959.(6) Lettre recueillie dans la correspondance de Barbusse, Bibliothèque Nationale, Manuscrits,cote Na fr 16536.

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L'Ile Rosé, ill. Edy Legrand, Tolmer 1924 (collection Bibliothèque de l'Heure Joyeuse, Paris.)Photo P. Pitrou

lui qui, même du temps de l'Abbaye, rêvaitd'une « école d'individualisme, où chacunaspirait, dans la sécurité matérielle et mora-le que donne l'union, à créer selon sa loi ». 7

Ainsi, dans Milot autorise-t-il quelque esca-pade à son jeune héros avant de lui trouverun métier à la fois stable et créateur. Milottravaillera dans l'atelier d'un typographe,c'est-à-dire dans une petite unité artisanalegouvernée par des rapports de coopérationet d'amitié. L'imprimerie, emblématique-ment, figure dans son œuvre comme le lieuoù l'ouvrier, le manuel, peut établir uncontact avec le monde des idées et de l'écri-ture. L'expérience de l'Abbaye s'appuyaitsur un projet d'imprimerie ; Bastien etSégard, dans Le Paquebot Tenacity, ont été

typographes ; et Milot trouvera sa vocationdans ce même métier. Milot est d'ailleurs,dans sa présentation matérielle, un livre quiaffiche la belle ouvrage de l'imprimeur. Unlivre de typographe à la fois austère et soignéoù le héros découvre la culture grâce auSyndicat du Livre.

La petite prose du inondeChaque ouvrage explore donc, sur les modesalternés de la fuite et de la fusion, les voiesde la remédiation ou de l'intégration, dansune société à la fois présente et suffisammentdiscrète. Mais le roman le plus populaire deVildrac - son chef d'œuvre ? -, Amadou lebouquillon (1951), va illustrer d'une manièreplus naïvement entière l'appel de l'air pur et

(7) Chris t ian Sénéchal , L'Abbaye de Créteil, dédicace à Luc Dur ta in .

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de la liberté, dans l'espace d'un canton aussirestreint que celui de Jean-Paul Choppartou de Cadichon. Echappant à la boucherie,Amadou quitte le monde domestiqué pourune forêt qui n'en apparaîtra pas moins trèshumaine, dans tous les sens du terme,puisque les hommes y sont fort présents etfort compatissants. La majeure partie decette escapade se déroule dans une clairière,avec une famille de charbonniers qui y passel'été. C'est donc, indirectement une autreforme de colonie de vacances, un séjour esti-val qui se termine dès l'automne, quand lafamille regagne son village.Art de la conciliation et de la réconciliation :Amadou ne pourra pas mener la vie sauvageà laquelle il se croyait destiné, mais il enaura quelques aperçus qui lui permettrontde mieux se conformer au principe de réa-lité ; dans une dynamique très proche desalbums du Père Castor, il s'essaie à moindrefrais avant de retrouver une société qui resteaimable. De lui-même il rejoindra un trou-peau qui d'ailleurs revient « de colonie »,mais pour en devenir le chef et le conduirevers les alpages l'été suivant.La beauté du livre est à la mesure de cet épu-rement, de cette harmonie. Si Amadou estobligé de prendre le maquis, il n'a en défini-tive guère d'ennemis ; le boucher se montreun homme sensible, et les chasseurs, parcequ'ils rentrent bredouilles, sont dépouillésde tout attribut guerrier.Expérience aimable dans un monde aimable,celui de la campagne et des saisons, vivantau même rythme que le monde des livresd'école, dont il illustre les mêmes « centresd'intérêt ». Un monde qui ignore la ville, oùles inquiétudes les plus fortes ne viennentjamais remettre en question un ordre fonda-mental. Cette représentation du monde,qu'est-ce qu'on a pu la critiquer, et quellesdéconstructions idéologiques n'en a t-on pas

faites ! Ce monde, qu'est-ce que j 'ai pul'aimer, et que je l'aime encore, me replon-geant dans ces manuels tout entiers tournésvers l'utopie.Avec Amadou, on ne se lasse pas de retrouvercette fraîcheur, cette simplicité de l'accordavec la nature, comme si Vildrac retrouvaitson véritable nom, Charles Messager, pournous délivrer ce message de paix.« Car Vildrac s'appelle Charles Messager.]e ne connais pas de plus beau nom,d'autant que nous, Français, avons une sen-sible tendance à le réserver pour les por-teurs de nouvelles nobles, gracieuses,importantes ! » 8

Georges Bouquet et Pierre Menanteau nousdonnent l'origine de ce nom de plume :« Tandis qu'il était encore au lycée, sa sœuraînée s'en fut faire un séjour en Angleterre.La famille, et Charles en particulier, don-naient aux lettres destinées à la jeune fdle laforme d'un journal, « Le Messager », exem-plaire unique, illustré, avec un feuilleton,qu'il signait déjà Charles Vildrac. Wildrake,francisé en Vildrac, c'est le nom d'un per-sonnage de Woodstock, roman de WalterScott, que Charles venait de lire ».Cet accord avec le monde, on en a recherchél'origine poétique dans l'œuvre de WaltWhitman ; l'esprit, sinon la lettre. CarVildrac s'est d'abord voulu poète. Est-ilencore lu comme tel ? C'est quand il semblela quitter qu'il atteint le mieux la poésie.Dans cet ouvrage d'esthétique scolairequ'est Amadou, dans ce dépouillement, cettepetite prose du monde, c'est peut être à cemoment qu'il est le plus proche de Whitman,instituteur et typographe avant que d'êtrepoète.

Il faut aussi dire quelque chose d'un autrelivre qui fait pendant à Amadou, comme sonantithèse, avec le même amour de la nature,mais dans une perspective beaucoup plus

(8) Georges Duhamel, Biographie de mes fantômes, p . 41.

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noire. Ce livre n'est pas de Vildrac, qui l'aadapté de l'italien avec Suzanne Rochat.Mais Le Castor Grogh et sa tribu, par sathématique comme par les circonstances desa composition, appartient pleinement à sonunivers.Son auteur, Alberto Manzi, était instituteurdans un pénitencier. Etablissement à la foisdifférent et proche de la colonie, - une colo-nie pénitencière -, puisque, dit Vildrac dansl'introduction, l'on s'y efforce d'améliorerceux qui ont volé, se sont sauvés de chez euxou qui ont commis une faute grave. En 1947,Alberto Manzi inventa pour ses petits malfai-teurs l'histoire du castor Grogh avec un telsuccès qu'il la compléta et concourut au prixCollodi en 1949.A cette histoire écrite après la deuxièmeguerre mondiale, Vildrac donne une signifi-cation bien précise : expliquant que les cas-tors sont décimés, il développe la thèse dupacifisme, puisque le récit est celui des der-niers castors d'Europe et que leur « tra-gique destin » devient celui de « tous lesêtres inoffensifs, bêtes ou gens, massacrés etdécimés par la barbarie, victimes de cettefolie de destruction et de cruauté dont nousn'avons que trop d'exemples ».

Amadou le bouquillou, ill. J. A. Cante,Bourrelier 1953

Amadou prenait en quelque sorte le maquis,mais un maquis réellement protégé, inacces-sible à l'ennemi. Dans Le Castor Grogh, aucontraire, quand il est question de colonie, ilne s'agit plus de vacances : c'est à la fois unesorte de poussée vers l'ouest, une installa-tion, et une lutte pour la survie qui nous fontd'ailleurs davantage penser à l'Amérique etaux romans de Fenimore Cooper, qu 'àl'Europe. C'est en même temps un exode :fuyant les hommes, les castors vont s'instal-ler dans une terre promise où ils vivent selondes règles idéales. Grogh n'est leur chef quele temps du danger ; il n'est plus ensuitequ'un des mentors de la tribu qui, toutautant qu'elle sait travailler et prévoir,passe beaucoup de temps à des occupationsagréables, jeux, baignades, bavardages etsiestes. C'est comme si dans cette œuvreétrangère Vildrac trouvait la quintessence desa propre expérience et de sa pensée. Oui,l'Abbaye, cette communauté ouverte, ouil'Abbaye existe, mais dans une nature trèsloin de Paris, une nature vraiment naturelle,qui offre un spectacle « enchanteur », unmonde païen où les éléments, l'eau, le feu,portent des noms propres, sont des ennemisou des alliés.

Après avoir installé la colonie et pourvu à sasubsistance, les mâles partent à l'aventurependant la saison d'été, à la recherche depousses et de feuilles, et prennent desvacances « libres et solitaires ». Dans de trèsbelles pages marquées d'un rêve de fusionavec cette nature, Grogh remonte le courantdu fleuve, se fond dans le paysage avant deretourner au village et d'y fonder une famille.Mais les malheurs viendront à bout de cettecolonie. Attaques du feu, de la famine, duloup, ruses diverses pour s'en sortir. Ce sontles hommes qui porteront le coup définitif àun mode de vie trop beau pour résister. Lesanciens combats, aussi terribles qu'ils fus-sent, se déroulaient selon un équilibre qui

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Page 11: CHARLES VILDRAC - BnFcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/... · 2017. 11. 27. · CHARLES VILDRAC OU L'UTOPIE par Francis Marcoin Un poète qui savait voir et dire

préservait sa place à chacun. Il n'y a plusdésormais qu'une fuite sans issue, ponctuéede massacres, et qu'une perspective : la dis-persion. Pour survivre, les castors devrontrenoncer à demeurer ensemble dans des vil-lages et se résigner à creuser des abris sousles berges.

Voici donc maintenant comment Vildrac peutse rapprocher de nous. Au moment où lepublic, et surtout celui des jeunes specta-teurs, trouve dans le film de Kevin Costner,Danse avec les loups, une mise en forme deses interrogations sur le monde, Le Castor

Grogh participe de cette inspiration écolo-gique qui devient plus que jamais un thèmepolitique et un embrayeur fictionnel. Maisavec Vildrac plus généralement, le romanexplore dans leur diversité les relations dupetit d'homme dans son milieu, dans desrêveries qui font alterner la trivialité duquotidien et l'enchantement d'une utopie.Ce qui fait écrire et lire, c'est sans doutecela, l'idée que sans l'utopie ce petit nedeviendra pas un homme, et que sans elleencore, plus tard, il cessera d'être cethomme. •

ŒUVRES DE CHARLES VILDRAC POUR LA JEUNESSE

Actuellement disponibles chez Rouge et Or dansla collection Bibliothèque Rouge et Or: Amadoule bouquillon, Les Lunettes du Lion, Le CastorGrogh et sa tribu (ce dernier titre est égalementdisponible chez Hachette en Livre de pochejeunesse).

• L'Ile Rosé, Tolmer, 1924.• La Colonie, Albin Michel, 1930.• Les Lunettes du Lion, Paul Hartmann, 1932.• Milot, SUDEL, 1933.• Bridinette, SUDEL, 1935.• Amadou le bouquillon, Bourrelier, 1951.• Le Castor Grogh et sa tribu (d'Alberto Manzi)adapté de l'italien avec la collaboration deSuzanne Rochat, Bourrelier, 1953.

• Isa, enfant de la forêt (d'Alberto Manzi)adapté de l'italien avec la collaboration deSuzanne Rochat, Bourrelier, 1956.

Au théâtre• Les Jouets du Père Noël, (Comédie française,1945), Bourrelier, 1946.• Milot, SUDEL, 1956.

Adaptations• Le Songe d'une nuit d'été, de Shakespeare,Editions sociales internationales, 1936.• Le Médecin volant, de Molière, Bil laudot ,1952.• L'Ours et le pacha, de Scribe, Billaudot, 1952.

50 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS