Charles Bally _ Traité de stylistique française _ vol. 1.pdf

359
 TRAITÉ DE STYLISTIQUE FRANÇAISE PAR CH. BALLY PREMIER VOLUME SECONDE ÉDITION

Transcript of Charles Bally _ Traité de stylistique française _ vol. 1.pdf

  • TRAITDE STYLISTIQUE

    FRANAISEPAR

    CH. BALLY

    PREMIER VOLUME

    SECONDE DITION

  • THE LIBRARYTHE INSTITUTE OF MEDIAEVAL STUDIES

    TORONTO

    PRESENTED BY

    Louis Venceelas Dedeck-Hry

  • TRAITEDE

    STYLISTIQUE FRANAISEPAR

    CH. BALLYPROFESSEUR L'UNIVERSIT DE GENVE

    PREMIER VOLUME

    SECONDE DITION

    PARISLIBRAIRIE C. KLINCKSIECK

    11 RUE DE LILLE 11

  • JAN 3 1 1950

    I55ZI

    Tous droits rservs.

    Imprim en Allemagne chez W inler. Heidelberg (Bade).

  • A MON MAITRE

    FERDINAND DE SAUSSURE

    HOMMAGE RESPECTUEUX

  • VII

    AVANT-PROPOS.

    Cet ouvrage marque la continuation des recherches dont

    j'ai donn le rsultat dans le Prcis de Stylistique (Genve1905), et, comme cette premire esquisse, il est sorti tout

    entier de mon enseignement au Sminaire de franais modernede l'Universit de Genve. Mais il diffre du Prcis surplusieurs points qu'il faut prciser ici, de peur que ce livre ne

    paraisse faire double emploi avec le prcdent.

    Tandis que, dans le Prcis, les tendances expressives dulangage sont caractrises grands traits et appuyes dequelques exemples, le Trait poursuit un but plus dfini;

    plus spcial et plus pratique: les principes y sont noncsavec plus de rigueur, relis entre eux d'une faon plus

    systmatique el appuys d'exemples beaucoup plus nombreux,tous emprunts au franais moderne ( l'exception de quelquespoints de comparaison emprunts l'allemand et destins faciliter l'intelligence de ces sujets aux personnes dont lefranais n'est pas la langue maternelle) ; de plus, on a cherch dterminer, d'une faon aussi prcise que le permet l'tatactuel de ces tudes, les formes spciales que ces tendances

    revtent en franais; c'est l'objet essentiel des exercices

    d'application joints la partie thorique et formant un volumedistinct.

    Mais il y a une chose que ce hvre ne peut donner: c'estune caractristique du franais d'aujourd'hui; c'est l unrsultat auquel on ne peut encore songer. Toutes les tenta-

    tives faites jusqu'ici dans ce domaine sont frappes destrilit, parce que leur point de dpart est triplemerU faux :

    2435R3

  • VIII Avant-propos.

    elles se fondent sur les uvres littraires, l'histoire de lalangue et les dcisions des grammairiens; c'est faire passer travers trois prismes dformants la vue relle de l'objet observer. La valeur expressive d'une langue (et c'est celaseul qui en fait la caractristique) ne se rvlera qu' desrecherches strictement exprimentales pour lesquelles nous ne

    sommes nullement prts ; mais peut-tre cet ouvrage contribuera-t-il montrer l'intrt de semblables recherches.

    Ainsi ce livre n'est pas une rdition, ni mme une refontedu premier; il s'en distingue par un caractre plus technique,et, bien que j'aie fait tous mes efforts pour dire les choses

    aussi simplement que j'ai pu, les personnes qui abordent pourla premire fois l'lude de la stylistique auront peut-treavantage lire le Prcis pour mieux comprendre le Trait;d'ailleurs on trouvera dans YIndex la dfinition des principauxtermes spciaux dont la connaissance est ncessaire pour

    l'intelligence des explications.

    Ce n'est pas seulement l'enseignement universitaire

    que j'ai song en composant ce livre, c'est aussi et surtout,malgr les apparences, l'enseignement secondaire. Lesprofesseurs de lyces et de gymnases pourront seuls juger sij'a.i eu raison ou tort de leur proposer l'tude d'un ' sujet quiparat premire vue un peu spcial. Pour ma part, dsl'instant o je m'y suis attach, je me suis convaincu qu'ilpeut produire des rsultats pratiques dans l'enseignement deslangues modernes. Sans doute, ce n'est pas l'application

    minutieuse des principes exposs dans ce livre qui pourraitavoir cet effet, et je n'ai nullement la prtention d'introduirela stylistique dans les programmes secondaires; ce qui pour-rait rajeunir l'tude des langues, c'est plutt l'tat d'espritgnral que supposent ces recherches et l'application intelligente

    des mthodes sur lesquelles elles se fondent; aussi est-cesurtout dans les exercices du second volume que les matrestrouveront d'utiles indications et des modles. Malgr laforme donne l'exposition, qu'on ne se croie pas en prsenced'un systme rigide et ferm, o chaque proposition lieimpitoyablement la pense aux propositions voisines. Tout au

    i

  • Avant-propos. IX

    contraire, malgr la cohsion de l'ensemble, chaque partiepeut tre envisage pour elle-mme, tout en conservant sa

    place dans l'conomie gnrale du plan. Chaque matre pourradonc prendre ici ce que son enseignement comporte et ngligerprovisoirement ce qu'il exclut. Il se pourrait que les deuxpremires parties, qui ne font que prparer l'tude proprementstylistique, se prtent mieux une application immdiate dansl'enseignement secondaire, parce que c'est l surtout que j'ai

    essay de montrer les rformes qu'appelle l'tude des langues;

    ainsi les procds d'identification, exposs dans la deuxirrie

    partie, impliquent toute une forme nouvelle de travail.

    Qu'on ne croie pas non plus que ce livre ne vise quel'tude des langues trangres ou ne soit destin qu'aux

    trangers tudiant le franais; l'enseignement de la langue

    maternelle pourra y puiser les principes directeurs d'une

    rforme qui s'impose de plus en plus, mais nulle part davantageque dans ces pays limitrophes de la grande tradition franaise,

    o on lutte encore pour la conqute de la bonne langue; et*ces principes se rsument dans cette ide centrale, que laproprit du langage, la puret de l'expression ne s'acquirent

    pas avant tout au contact de la langue du pass, maispar l'tude intelligente de la langue d'aujourd'hui, dans sesmanifestations les plus vivantes, les plus voisines de lapense spontane.

    Peut-tre les chercheurs y trouveront-ils aussi leur compte;

    la stylistique est un domaine en partie inexplor, et j'aiprofil de toute occasion pour indiquer les parties de ce vaste

    champ d'tude o l'observateur a le plus de chances de fairedes dcouvertes intressantes.

    Je prie instamment mes lecteurs de ne pas me chicanersur l'emploi du terme stylistique. Je sais qu'on a attribu ce mot des significations fort diverses, et c'est peut-tre unefaiblesse que d'avoir recul devant la cration d'un termenouveau; mon excuse est qu' mon sens aucune des dfini-tions proposes jusqu'ici de la stylistique n'est valable, etqu'aucune ne se confond avec celle, trs prcise, que j'enai donne au 19; il n'y aura donc aucune quivoque

  • X Avant-propos.

    possible, si l'on veut bien se reporter sans cesse cette

    dfinition, et surtout se convaincre ds le dbut de la positiontrs particulire de notre science vis--vis des disciplines

    voisines: elle ne se confond ni avec Vart d'crire, ni avec la

    rhtorique, ni avec la littrature, m avec Vhistoire de lalangue; mais elle doit constamment s'occuper de ces disciplines

    pour les empcher d'envahir son domaine propre. C'est cequi explique pourquoi ce livre ne renferme presque pas de

    rfrences d'autres ouvrages, notamment aux nombreuxmanuels qui portent sur leur couverture le titre de Stylistique

    franaise; les discussions qui en seraient rsultes auraient

    accru les dimensions du Hvre d'une faon exagre' et enauraient altr le caractre; mes ides sur le sujet se sont

    dveloppes par l'exprience et l'observation personnelles, en

    dehors de toute influence trangre. Je sais bien que de la

    sorte on risque d'enfoncer des portes ouvertes; mais si la

    critique reconnat quelque originalit mon effort, elle la

    trouvera dans le caractre strictement exprimental de la

    recherche; les lacunes et les dfauts qu'elle y dcouvrira

    dcouient sans doute de la mme source.En terminant, je remercie sincrement mes confrres et

    amis, M. Niedermann et A. Juvet, qui ont bien voulu m'aiderdans la correction des preuves et m'ont fait part d'intressantes

    remarques, dont j'ai profit dans toute la mesure du possible.

  • XI

    TABLE DES MATIERES.pages

    Avant-Propos VII -XOuvrages cits on consulter XIXXX

    Introduction.Dfbiition de la stylistique . . . . : 130

    1. Opposition de deux principes. 2. tudemcanique des faits de lan!,',ige. ri. tude ana-lytique des faits de langage. 4. lude historiquedes faits de langage. 5. Fondement psycholo-gique de l'tude du langage. ^ 6. Le langageexprime nos ides. 7. Le langage exprime nossentiments. 8. Proportion variable des lmentsintellectuels et des lments affectifs de la pense.

    9. Expression des faits d'ordre social dans le lan-gage. 10. Exemple rsumant les trois fonctions. 11. Conflit entre les sentiments individuels etles sentiments sociaux. 12. Le langage symbolede classement social. 13. Comment le langageclasse les individus. 14. Ce classement rsultede sentiments sociaux. 15. Rsum. 16. Place de la stylistique dans l'tude gnrale dulangage. 17. Premier exemple. 18. Secondexemple. 19. Dfinition. 20. Les trois sty-listiques. 21. La stylistique individuelle et lestyle. 22. tude de la langue maternelle; tudede la langue parle. 23. La stylistique et lalinguistique historique. 24. Action rciproqueet systme des faits expressifs. 25. tude d'autreslangues modernes. 26. La mentalit europenne. 27. Stylisticpie compare. Profit pour l'tudede la langue maternelle. 28. Profit pour l'tudede la langue trangre. 29. Mthode ; ce qu'ilfaut observer. 30. Dispositions d'esprit.

    31. Principes de classification. 32. Mthode

  • XII Table des matires.

    de comparaison. 33. Normes de comparaison. Expos sommaire du sujet.

    pages

    Premire partie.

    Dlimitation des faits d'expression.Chapitre 1. Action de l'instinct tymologique et ana^logique dans l'.inalyse des mots 31 66

    ^i. L'instiucL tymologique et la science de l'ty-mologie. 35. Dfinition. 36. Ses limitas. 37. Deux formes de l'association des ides enmatire de langage. 38. Comparaisons.

    39. L'tymologie et le sens fondamental.

    40. Deux formes de l'instinct tymologique.

    41. Prfixes et suffixes. 42. Mots deux units. 43. Exemples emprunts l'allemand et au fran-^is. 44. L'in-stinct analogique. 4.5. Lesfamilles de mots. 46. Exemples de l'actioncgmbine de l'tymologie et de l'analogie.

    47. Les contraires. 48. Famille tymologique etfamille smantique. 49. Homonymes tymo-logiques. 50. Homonymes smantiques.

    51. Les homonymes et la smantique. 52. Leshomonymes et la stylistitiue. 53. Les homo-nymes et les familles de mots. 54. Les jeuxde mots.

    55. Les changes de langue langue. 56. Lesemprunts. 57. Les calques. 58. Extensiondu calque. 59. Caractre? communs de l'em-prunt et du calque. 60. Ct social ; con-squence pdagogique. 01. Conclusion; pointde vue de la stylistique. 62. Autonomie del'emprunt et du calque.

    63. Ct musical des faits d'expression. 64.Les sons de la langue maternelle. 65. Les sons dela langue trangre.

    66. L'l yniologie proprement dite. 67. Inutilitde l'tymologie pour la stylistique. 68. Encoreles familles de mots. 69. tymologie populaire. 70. Rle de la .smantique.

    71. Une langue trangre ne peut tre tudiecomme la langue maternelle. 72. Tendancesdominantes de l'enseignement de la langue mater-nelle. 8 73. Conditions diffrentes de l'tude de

  • Table des matires. XIII

    pages

    la langue trangre. 74. Groupement rationneldes faits d'expression. 75. Compromis. 76. Transition l'tude rationnelle.

    77. Rsum; l'illusion du mot. 78. Le pro-blme de la dlimitation.

    Chapitre 2. Action de l'instinct tymologique etanaloiqne dans l'analyse des locations composes 6687

    79. Comment on apprend les mots dans la languematernelle. 80. Fixit variable des groupes demots. SI. Ncessit de l'tude des locutions. 82. Exemple des cas extrmes dans le groupe-ment des mots. 83. Cas intermdiaires. Lessries. 84. Sries d'intensit. 85. Sriesverbales. 86. Sries incorrectes. 87. Lesgroupements usuels et le style. 88. Unitsphrasologiques. 89. Indices de l'unit phraso-logique. 90. Indices extrieurs. 91. In-dices intrieurs. 92. quivalence avec un motsimple. 93. Oubli du sens des lments.

    94. Locutions de forme analogue. 95. Ar-chasmes et expressions vieillies. 96. Rle del'archasme dans l'enseignement des langues.

    97. Oubli des rapports syntaxiques vivants; in-corrections. 98. Ellipse, plonasme, drivation,faits de prononciation. 99. Les clichs.

    100. Conclusion.

    Deuxime partie.

    Identification des faits d'expression.

    Chapitre 1. L'entourage des faits d'expression . . . 88-95 101. Locution phrasologique et contexte.

    102. L'unit lexicologique et la phrase. 103. Fac-teurs qui constituent l'entourage d'un fait d'expres-sion. 104. La mimique. 105. L'intonation. 106. Valeur didactique de l'intonation et de lamimique. 107. Valeur didactique du contexte.

    Chapitre 2. Pluralit des faits d'expression et grou-pement des synonymes .- . 95104

    108. Dfinition, identification et recherche des ca-ractres stylistiques. 109. Exemple-type.

    110. Pluralit des moyens d'expression. 111.Ressemblances et diffrences entre les synonymes. 112. Rpercussion de ces faits dans la langue

  • XIV Table des matires.

    pages

    crite. 113. Formes de cette rptition.

    114. La priphrase et l'antithse. 115. Ex-priences sur les textes.

    Chapitre 3. Identification et classement des faitsd'expression 104139

    116. But et nature de l'identification. 117.Exemples. 118. Recherche des synonymes.

    119. Le genre et l'espce. 120. Identificationet dictionnaires de synonymes. 121. Possibihtrelative de l'identification. 122. Rsum et ap-plication. 123. Mthode; fautes concernantl'identification proprement dite. 124. Fautesconcernant l'extension du terme d'identification.

    125. Fautes concernant la forme du terme d'iden-tification. 12fi. Conseils pour le choix du termed'identification. 127. Indices fournis par lescontraires logiques. 128. Contraires dans lesens large. 129. Les contraires et les homo-nymes.

    130. quivalence en contexte. 131. Le moded'expiession intellectuel. 132. La langue scienti-fique. 133. lments ngligeables de l'expres-sion scientifique. 134. Choix des textes.

    135. Les dfinitions.

    136. De l'identification au classement. 137.L'ordre de matires. 138. Les dictionnaires ido-logiques. 139. Classification des mots concrets.

    140. L'ordre de matires et les mots abstraits.

    141. La dfinition principe de classement.

    142. Critique des dictionnaires idologicjues.

    143. Ordonnance de chaque rubrique. 144. Dis-tribution des matriaux d'aprs leur fonction gram-maticale. 145. Ordonnance des matriaux danschaque paragraphe de la rubrique. 146. Limitesde la classification.

    147. Utilisation des dictionnaires idologiques dansl'enseignement. 148. Exercices sur la pluralitdes moyens d'expression. 149. Exemple deparaphrase d'ide simple. 150. Paraphrase dedeux ides juxtaposes. 151. Paraphrase d'idescomplexes. 152. Avantage pour la traduction. 153. Rsum.

  • Table des matires. XV

    pagesTroisime partie.

    Caractres affectifs des faits d'expression.Chapitre 1. Fondements rationnels de la synonymie 140154

    154. Principes fondamentaux de l'tude des syno-nymes. 155. L'tude des synonymes et l'ty-mologie. 156. Exemples d'explication de syno-nymes par l'tymologie. 157. L'tude dessynonymes et la phrasologie. 158. Mthodeidale pour l'tude des synonymes. 159. Lasrie synonymique. IGO. Indices synonymiqueritirs de l'entourage. 1

  • XYI Table des matires.

    pages 186. Aspects linguistiques de la notion- de valeur. 187. Essence du beau dans le langage.

    188. Pourquoi les caractres esthtiques restentau second plan. 189. Fonction naturelle et jeu. 1 90. Expression spontane et expression littraire. 191. Cas intermdiaires. Expression du comi-que. 192. Expressions descriptives ou pittores-ques.

    Appendice. Le langage flgnr , . . . 184202 193. Aspect littraire et aspect stylistique de la

    question. 194. limination des figures de pense. 195. Origines naturelles du langage figur.

    196. Conception anime de la nature et personni-fication. 197. Paresse de pense et paressed'expression. 198. Valeur esthtique des figures. 199. volution des images. 200. Lesimages et l'art d'crire. 201. Les images etl'instinct tymologique. 202. Classification desimages. 203. Images qui ne sont plus com-prises. 204. Images incohrentes. 205. Ori-gine des images incohrentes. 206. Imagesdtailles. 207. Images rajeunies. 208. Casintermdiaires. 209. Le langage figur est unprocd d'expression.

    Cinquime partie.Effets par vocation.

    Chapitre 1. La langne commune et les milieiix . . 203236 210. Caractres affectifs naturels et effets par vo-

    cation. 211. Statistique d'emploi des faits delangage. 212. Mots frquents et mots rares. 213. Expressions usuelles et expressions nonusuelles. 214. Dfinition provisoire de l'ex-pression usuelle. 215. Les formes constantesde la vie. 216. Caractres fondamentaux dela langue commune. 217. La langue communeet le mode intellectuel. 218. La langue com-mune et la langue parle. 219. Sources del'expression usuelle.

    220. La notion de milieu. 221. Facteurs cons-titutifs d'un milieu. 222. Mcanisme de l'vo-cation des milieux. 223. L'adaptation aumilieu. 224. Comment la mentalit moyenneconoit les milieux. 225. Comment It langage

  • Table des matires. XVII

    pagess'carte de la langue commune. 226. Exemplesemprunts la langue crite. 227, Exemplesemprunts l'argot. 228. Signification de cesfaits pour la stylistique. 229. Les effets parvocation et le comique. 230. Effets produitspar la prononciation et l'intonation. 231. Adap-tation au milieu par la prononciation. 232. Con-squences pour la linguistique. 233. Con-ditions de l'vocation.

    Chapitre 2, La terminologie tecliniqne et la languelittraire 236-249

    234. Caractres communs de la terminologie tech-nique et de l'expression littraire. 235. Dfini-tion et extension. 236. Raison d'tre des termestechniques. 237. Cration de substantifs etd'adjectifs. 238. La langue administrative.

    239. Les langues des mtiers. 240. Les jar-gons. 241. La langue littraire. Caractresgnraux. 242. La cration littraire en ma-tire de langage. 243. Exemples emprunts la construction des phrases. 244. La languelittraire et l'vocation. 245. cart variableentre la langue littraire et la langue parle.

    246. Place de la langue littraire dans l'enseigne-ment. 247. La langue parle.

    Sixinie partie.

    Les moyens indirects d'expression.Procds formels en gnral. Moyens indirects af-

    fectifs. Intonation. Ellipse 250283 248. Dfmition des procds formels. 249.

    Procds directs et procds indirects. 250. Ca-ractre ngatif des procds formels. 251. Lasyntaxe et la styUstique. 252. Mode de classi-fication des procds formels. 253. La syntaxeaffective. 254. Exemples de faits syntaxiques valeur affective. 255. Exemples tirs de textessuiyis. 8 256. Vue d'ensemble sur les moyensindirects affectifs.

    257. Caractre symbolique et expressif de rintona-tion. 258. Facteurs phoniques qui constituentl'intonation. 209. L'exclamation et l'interro-gation. 260 Deux termes extrmes de l'vo-lution smantique. 261. Les mots exclama-

    Bally, Trait de stylistique franaise. n

  • XVIII Table des matires.

    pagestifs. 262. La phrasologie exclamative. 263. Gnralits sur l'tude des faits d'intonation. 264. tude spciale des faits d'exclamation. 265. L'ellipse. Dfinition. 266. Origines psy-

    chologiques de l'eUipse. 267. Expression in-complte de la pense. 268. Ellipses par ten-dance au moindre effort. 269. Ellipses rsultantd'un mouvement affectif.

    Septime partie.

    La langue parle et l'expression familire.Chapitre 1< Tendances gnrales et caractres ex * Comment/ vous ici?* ^ Voush,jusqu' ce qu'enfin l'motion, ne trouvant plus dans les motsd'expression adquate, s'extriorise dans une exclamation pure,telle que:

  • 8 Introduction.

    d'une intonation susceptible de marquer toute l'intensit dermotion, est pour nous un cas extrme dans le sens opposau premier de nos exemples. Cette exclamation n'a plus l'aird'tre un fait de langage, mais il en est un tant qu'il est in-telligible pour le sujet entendant.

    9. Expression des faits d'ordre social dans le lan-gage. Les dveloppements qui prcdent ont pu faire devinerun principe dont l'importance apparatra toujours plus au coursde notre expos, savoir que la langue parle est la seule vraielangue et la norme laquelle toutes les autres doivent tremesures. Mais on ne peut gure parler sans parler quel-qu'un, ou sans penser quelqu'un; il n'y a que la pense pure^trangre aux conditions fondamentales de la vie (pense scien-tifique, littraire, etc.) qui puisse s'affranchir de ces conditions.Envisageons donc le langage comme expression d'une pensecommunique autrui ou exprime avec la reprsentation d'au-trui; il importe peu d'ailleurs qu'autrui soit un individu, unefoule ou tout le monde. Dans ce cas le langage n'est plusseulement un fait psychologique, mais un fait social. Prenonsun exemple qui montre cette fonction, tout en rsumant lespoints de vue envisags jusqu'ici.

    10. Exemple rsumant les trois fonctions. Soit l'ex-pression d'une volont, d'un ordre.

    a) Cette volition peut tre imagine objective, intellectuelle,aussi peu affective que possible : premier, cas extrme. On sereprsente des phrases telles que: ^Faites cela*, *Je veux quevous fassiez cela*, tant bien entendu que l'intonation est aussiinexpressive que possible: ce qui est presqu' un tour de force;

    cette difficult prouve une fois de plus combien l'expressionintellectuelle des faits de pense est une quasi impossibilit, etquel rle le sentiment joue dans le langage.

    b) Nous pouvons aussi, comme nous l'avons vu, commenous venons de le constater tout l'heure une fois de plus,mler l'nonc de la pense des mouvements de la sen-sibilit, j'entends par l des mouvements affectifs tenant nous, des sentiments individuels. L'expression en est modifiedans le sens et la mesure qu'on a vus au 8. Elle revt des

  • Dfinition de la stylistique. 9

    formes telles que: O/i/ faites celah] o-Oh! comme je voudraisque vous fissiez celah, i-Ah! si vous vouliez faire cela!*,

  • 10 Introduction.

    bien entendu), l'expression linguistique oscille sans cesse entredeux ples qui sont 1) les sentiments individuels et la pousse

    motive pure, 2) les sentiments sociaux, ns de considrationstrangres l'individu. La lutte entre ces deux ordres desentiments, en gnral contradictoireiB, se marque par un fait delimitation ; le fait social tant avant tout un fait de coercition,

    lquilibre gnral et normal de l'expression est sans doute la

    rsultante de la pousse motive individuelle et de la retenueprovenant de considrations trangres l'individu. Ces

    sentiments s'opposent gnralement les uns aux autres, commeils diffrent dans leur essence. Le fait social ralentit dans la

    plupart des cas la pousse motive, qui sans cela envahirait

    l'expression de la pense. Il y a donc en nous lutte perptuelle

    entre ces deux ordres de sentiments: les uns et les autresaspirent la suprmatie dans l'nonc de la pense; il y aquelquefois victoire et dfaite, mais plus souvent il s'tablit une

    sorte de balance, de compromis et d'quilibre instable, en sorteque dans la majorit des cas l'analyse de ces faits consiste tablir le dosage des lments affectifs de chaque espce qui

    ont concouru la formation de la pense, telle qu'elle appa-

    rat dans le fait de langage tudi.

    12. Le langage symbole de classement social. Le lan-

    gage est encore un fait social au premier chef parce qu'il

    classe d'une manire ou d'une autre le sujet parlant. Sansdoute, il le classe individuellement avant de le classer sociale-

    ment; de plus, lorsqu'il le classe dans un groupe, ce groupe

    est une ralit mal dfmie, il n'a pas la rigidit d'une classe

    sociale dans le sens strict du mot; c'est un milieu, dans le

    sens qui sera expliqu 13. Ce n'est pas tout encore:

    ce classement a souvent, en apparence, un caractre moral, mais

    en apparence seulement. En tenant compte de la mentalit

    moyenne des individus, on voit bientt que le parti qu'on tire

    du langage pour dterminer un sujet et pour l'apprcier woro-lement ne va presque jamais jusqu' fixer ses caractres stricte-ment personnels et strictement moraux; la plupart du temps,

    en entendant parler quelqu'un, on s'efforce de le loger dans

    un compartiment tout fait, tabli d'avance; et c'est en ce sens

  • Dfinition de la stylistique. 11

    que nous pouvons dire que le langage est un principe de clas-

    sement social. On classe socialement et non moralement unindividu quand on dit, par exemple, qu'il est comme il faut,bien, distingu, charmant, etc ou au contraire

    vulgaire, sans tenue, etc.

    13. Commeitt le lani^age classe les indlridiis. Ceclassement est fort dlicat, il n'a pas de contours arrts: il

    part de considrations dont un sociologue ne se soucierait gure ;pounant, sous ce rapport, la sociologie aurait beaucoup ap-prendre de l'tude du langage. Ces phnomnes seront reprisplus en dtail quand nous parlerons des faits d'vocation demilieu (VI' partie, chapitre 1). Bornons-nous ici montrercomment on se dfinit par son propre langage. Celui quiparle argot se classe par ce mode d'expression; on rattache l'argot une notion symbohque; on voque vaguement unmilieu l'exclusion de plusieurs autres, on y rattache des

    ides de vulgarit, d'ducation imparfaite; cette dterminationdeviendra beaucoup plus prcise, si le sujet parlant conserveson argot dans un milieu o il est particulirement dplac,dans une conversation de gens distingus, dans un socito l'on se pique d'avoir de l'ducation. Le mot d'argot choquealors beaucoup plus; il fait natre des sentiments particuliers,qui classent l'individu parlant et sont tout son dsavantage.

    14. Ce classement rsulte de seutimeats sociaux. Cesdistinctions peuvent paratre vaines, parce qu'elles sont pure-

    ment symboUques : mais c'est prcisment ce qui leur donneune grande valeur: le fait social a toujours un aspect symbo-lique, tend se cristalliser dans un symbole, qui cre sontour des sentiments dtermins. Voyez la mode: elle aussi classeet distingue; elle aussi fait natre des sentiments agrablesou dsagrables, rsultant de l'observance ou de la non-obser-vance de conventions sociales tacites et inconscientes. Eh bien,de mme que la coupe d'un habit peut tre une marque so-ciale, imparfaite, je le veux bien, mais une marque sociale enfin,pour l'individu qui le porte, de mme une forme de langagepose l'individu parlant d'une certaine faon et l'attribue unecertaine classe; de mme encore qu'une blouse d'ouvrier choque

  • 12 Introduction.

    au milieu des fracs et des robes dcolletes, de mme un motd'argot parat dplac dans une conversation de gens bien;

    on en est dsagrablement affect, et celui qui risque cette ex-pression dans une semblable circonstance se classe plus nette-

    ment encore que par l'emploi du mme terme dans son milieunaturel. Il en est de mme du point de vue moral ; les notionscourantes de cet ordre sont surtout des notions de classe, des

    notions sociales : si l'on collectionnait ces notions et qu'on cher-

    cht leur expression typique dans le langage (p. ex. les rapports

    sociaux entre les sexes), on tudierait l'aspect social du langage,

    beaucoup plus que des notions morales. Il est impossible d'in-

    sister davantage sur ce point; mais ce qu'il faut noter encore,et trs fortement, c'est que ce classement par le langage a

    pour intermdiaire, comme tout ce que nous avons constat

    depuis le 7, des sentiments, et que l'on voit toujours mieuxl'importance de l'lment affectif dans le langage,

    15. Rsum Rcapitulons ces divers points de vue:1. Le langage est pour nous un ensemble de moyens

    d'expression simultans aux faits de pense, dont ils ne sont

    qu'une autre face, la face tourne vers le dehors.

    2. Le sujet parlant donne aux mouvements de l'esprit tan-tt une forme objective, intellectuelle, aussi conforme que pos-

    sible la ralit; tantt, et le plus souvent, il y joint, doses

    trs variables, des lments affectif; tantt ceux-ci refltent le

    moi dans toute sa puret, tantt ils sont modifis socialement pardes conditions tenant la prsence relle ou la reprsentation

    d'un ou de plusieurs autres sujets.

    Le langage rel prsente donc, dans toutes ses mani-

    festations, un ct intellectuel et un ct affectif, ces faces de

    l'expression surgissant avec une intensit trs variable selon la

    disposition du sujet parlant, la situation et le milieu.

    16. Place de la stylistique dans l'tude gnrale du

    langage. Voil ce qu'est pour nous le langage, et ce point

    une fois fix, nous sommes mieux mme de comprendre ceque peut tre la stylistique. Si l'tude du langage est l'tude d'un

    systme de relations entre l'esprit et la parole, la stylistique nepeut tre cela, et tout cela ; car son domaine propre ne se di-

  • Dfinition de la stylistique. 13

    stinguerait alors en rien du champ gnral de la recherchelinguistique; bien plus, une dfinition aiissi large en ferait une

    discipline intermdiaire entre la psychologie et la linguistique;

    or nous prtendons que son objet est l'expression parle et nonle fait pens; son regard est tourn vers le ddiors, non versle dedans; mais alors quel est son objet particulier dans cetensemble? Pour le faire comprendre il est prfrable de com-mencer par des exemples. Par le premier on pratiquera un

    sondage provisoire; le second, trait plus systmatiquement, per-

    mettra de formuler une dfinition.

    17, Premier exemple. On apprend qu'un homme apri victime d'une catastrophe et on s'crie : Le malheureux^Voil un fait d'expression trs caractristique; mais il ne four-nit matire observation stylistique que d'une faon particulire.

    On pourrait par exemple se borner l'enregistrer, en collec-tionner d'autres semblables, l'tudier grammaticalement dans sastructure; ce travail, men aussi loin et aussi longtemps quepossible, ne serait aucun moment une recherche stylistique.Mais il y a autre chose observer dans cette phrase: on peutse demander quel fait de pense cette expression correspondle plus exactement (ici p. ex. la piti); mais la piti peut treune notion perue par l'intelligence, ou bien une motion, unfait de sensibilit; on est amen par l dterminer la naturepsychologique de l'expression; il est vident que dans un tourdu type *Le malheureuxh la proportion des lments affectifsest trs suprieure au contenu intellectuel. On peut ensuite sedemander comment, par quels facteurs une motion si forte peutse reflter si compltement dans le langage sous une formesi simple et si brve; on voit alors que dans cette courte phraseplusieurs moyens d'expression sont combins; on remarquepar exemple que l'intonation est un facteur essentiel desa nuance affective, et on arrive ainsi se demander quel est lerle de l'intonation comme procd d'expression du sentiment;on remarque aussi que l'absence de certains mots exigs parla logique grammaticale contribue la production de l'effet, etl'on se demande en quoi Vellipse est un moyen d'expressionet une source d'effets, ou, en gnralisant, quel est le rapport

  • 14 Introduction.

    entre la construction des phrases et les mouvements affectifs

    de la pense.

    18. Second exemple. Dans la pice d'Augier LeGendre de Monsieur Poirier on lit ceci: .E/i bien! cher beau-pre, comment gouvernez-vous ce petit dsespoir? EteS'^ous tou-jours furieux contre votre panier perc de gendre?^ L'expression laquelle je m'attache est un peu particulire, mais elle per-met d'autant mieux d'embrasser d'un coup d'oeil les observationssuccessives auxquelles un fait d'expression peut donner lieu pourla stylistique. Qu'allons-nous faire de ce membre de phrase votrepanier perc de gendre? D'abord on voudrait savoir ce qu'ilsignifie, le dfinir, l'identifier ; mais aussitt on s'aperoit qu'unpremier travail est ncessaire ; il faut dlimiter les contours desfaits d'expression, jusqu' ce qu'ils correspondent des unitspsychologiques; est-ce le groupe entier votre panier perc degendre qu'il faut dfinir? Ou bien panier, gendre, perc sont-ils assimilables chacun une notion simple? On voit aussittque panier et perc sont insparables au point de vue du sens;c'est par leur union qu'ils expriment une ide; au contrairele mot gendre se suffit lui-mme, et le groupe panier perc,qui lui est joint, peut en tre spar; il y a l deux units etnon pas trois; chacune de ces deux units peut entrer dansdes combinaisons diffrentes sans que leur sens soit altr.La dlimitation des faits d'expression doit donc prcder leuridentification: il faut savoir dans quelles portions d'un textedonn des units expressives correspondent des units depense. Alors seulement on peut se demander ce que cesunits signifient. Le sens gnral de la phrase, la situation,le caractre du personnage qui parle, ea un mot l'entouragedu fait d'expression, joint aux expriences linguistiques ant-rieures o cette mme expression apparaissait avec le mmesens, tout cela m'avertit qu'elle correspond une notion simpleet abstraite, celle de prodigalit ; appeler quelqu'un *panierperc*, c'est, au point de vue de l'ide pure (mais ce pointde vue seulement) l'appeler prodigue, dpensier. C'est l'tablisse-ment de cette correspondance que je nomme Y identificationd'un fait d'expression.

  • Dfinilion de la stylisticfue. 15

    Le premier effet de ce travail est de permettre une com-

    paraison entre le fait tudi et le terme qui sert l'identifier ;cette comparaison tait dj implicitement contenue dans cetteremarque que les deux termes sont identiques au point de vue

    de l'ide seulement. Panier perc et prodigue recouvrent la

    mme notion simple, mais diffrent entre eux sous plusieursrapports; par exemple, l'expression du texte est -figure, et

    l'image qu'elle contient porte certains caractres affectifs qui

    ne se retrouvent pas dans toutes les images : elle m'affecte parce

    qu'elle est sensible et concrte : elle se prsente vivement mon

    imagination, et c'est par elle qu'elle arrive ma sensibilit, ce

    qui ne se vrifierait pas pour d'autres images. Puis cette ex-

    pression produit un effet comique, ce qui, si l'on veut, est un

    sentiment d'ordre esthtique: ensuite elle m'affecte en ce qu'elle

    appartient au langage familier, c, . d. qu'elle voque un milieu

    spcial, une forme de la vie et des rapports sociaux o cetteexpression est particulirement usuelle. Dcouvrir, fixer et classer

    ces caractres trs diffrents, mais tous, plus ou moins, d'ordre

    affectif, dterminer en un mot la nature affective des faits d'ex-

    pression, telle est la premire tche de la stylistique.

    On peut encore se demander comment sont nes ces di-verses impressions et chercher les facteurs qui les ont produites.

    Ainsi la comparaison des notions abstraites avec les objets dumonde sensible est une source abondante de faits d'expression;l'on peut doruc dire que l'image est un moyen d^expression.

    La recherche des moyens d'expression mis en oeuvre par le

    langage rentre de droit dans notre tude.En allant plus loin encore, (plus loin sans doute que nous

    ne le pourrons ici), on arriverait se rendre compte que les

    faits d'expression groups autour des notions simples et ab-

    straites coexistent l'tat latent dans les cerveaux des sujetsparlants et se manifestent par une action rciproque, une sorte

    de lutte, dans l'laboration de la pense et dans son expressionpar le langage; que dans ce travail ils s'attirent et se, repous-

    sent par un jeu incessant et complexe de sentiments lingui-stiques; ainsi il s'tabht entre eux des rapports d'affinit ou de

    contraste par lesquels ils se limitent les uns les autres et se

  • 16 Introduction.

    dfinissent en se limitant. Gomme c'est la relativit des faitsd'expression qui fixe leur nature, leur caractre propre, et que

    les diffrents caractres peuvent se ramener par abstraction quelques types fondamentaux, correspondant aux catgoriesconstitutives de la pense et surtout du sentiment, on estamen concevoir l'existence d'un systme expressif des faitsde langage, dont l'explication est la tche la plus haute quiincombe la stylistique. (Voir plus loin 24.)

    19. Dfinition. La stylistique tudie donc les faitsd'expression du langage organis au point de vue de leur contenuaffectif, c'est--dire l'expression des faits de la sensibilit par le

    langage et l'action des faits de langage sur la sensibilit.

    Si l'on compare cette dfinition sommaire avec l'expUcationanalytique du 18, on voit que la recherche de cet objet setrouve encadre dans une tude prparatoire et dans une tudeconstructive, qui en est du reste une partie intgrante et mmele point culminant.

    La partie prparatoire comprend la dlimitation et Viden-tification des faits expressifs. Dlimiter un fait d'expression,

    c'est tracer, dans l'agglomration des faits de langage dont ilfait partie, ses hmites propres, celles qui permettent de l'assi-

    miler l'unit de pense dont il est l'expression; l'identifier,c'est procder cette assimilation en dfinissant le fait d'ex-pression et en lui substituant un terme d'identification simple

    et logique, qui corresponde une reprsentation ou un con-cept de l'esprit.

    Ces deux oprations, purement intellectuelles, sont tran-gres l'tude stylistique proprement dite, mais lui sont n-cessaires: ce n'est que par la dtermination du contenu logiqued'une expression que sa valeur affective peut tre mise envidence.

    La partie proprement stylistique de notre tude comprendles caractres affectifs des faits d'expression, les moyens misen uvre par la langue pour les produire, les relations rci-

    proques existant entre ces faits, enfin l'ensemble du systmeexpressif dont ils sont les lments.

    Il faut le rpter, la premire partie ne saurait tre reven-

  • Dfinition de la stylistique, 17

    dique par la stylistique seule; elle pourrait aussi bien tre

    rclame par la grammaire et la lexicologie; mais d'autre part

    la stylistique ne peut s'en dsintresser, parce que c'est de la

    manire dont ces faits sont tudis que dpend le succs de sarecherche propre: si les fondements logiques de notre science

    occupent une grande place dans ce livre, c'est que cette tude

    s'inspire gnralement de mthodes empiriques, incompatibles

    avec le but que nous poursuivons, et capables de fausser ds

    le dbut la yue des faits.

    20. Les trois stylistiques. On ne peut se flatter derpondre par une dfinition gnrale toutes les questions qui

    surgissent; les explications particulires devront tre cherches

    aux points du livre o elles ont leur place naturelle; mais ilest une question de principe qui ne saurait tre passe sous

    silenct. Ces moyens d'expression, les chercherons-notis dans le

    mcanisme du langage en gnral, ou dans une langue particu-lire, ou enfin dans le systme d'expression d'un individu isol?

    Devons-nous entendre par moyens d'expression les tendances

    universelles de l'esprit humain, telles qu'elles se refltent dansla parole articule, ou bien nous attacherons-nous caractriser

    celles d'un idiome particulier, ou encore chercherons-nous le

    reflet d'une personnalit dans le parler d'un individu quelcon-

    que?

    Je crois qu'il est pratiquement impossible de rpondre une question aussi gnrale: elle suppose la solution des

    problmes les plus difficiles, de ceux qu'une science n'abordeque lorsqu'elle a pris conscience d'elle-mme et qu'elle est en

    possession d'une mthode dfinitivement tabhe. Prcisons.Si l'on demande que la stylistique dtermine les lois gnralesqui gouvernent l'expression de la pense dans le langage, elle nepourra le faire qu'en tudiant toutes les langues humaines pourn'en retenir que les traits communs; c'est comme si l'on

    exigeait du psychologue une dfinition et une description del'homme en gnral, non pas de l'homme en soi, dans sescaractres immuables, mais de l'homme tel qu'il apparatrait sil'on superposait les portraits de tous les tres humains. Sil'on demande, ce qui est dj plus modeste, comment la ]>eiise

    Bally, Trait de stylistique franaise. 2

  • 18 Introduction.

    se reflte habituellement dans ridiome d'un groupe social dter-min, cela quivaut demander le portrait psychologique de cegroupe social: entreprise peine bauche l'heure qu'il est,mais bien moins chimrique que la premire. Demander enfinde dfinir le parler d'un individu, c'est comme si l'on demandait la psychologie le portrait moral de cet individu. Tels sontles termes du problme: la stylistique ludie-t-elle les procdsd'expression de tous les hommes, des groupes linguistiques oudes individus? Passons en revue ces propositions et procdonspar limination.

    Le premier terme peut tre exclu d'emble: il ne viendra la pense de personne, j'imagine, de demander un tableau,mme sommaire, des moyens d'expression de toutes les languesdu pass et du prsent. Sautons provisoirement par-dessus lesecond terme, et demandons-nous ce qu'on doit penser duportrait styUstique d'un individu isol?

    21. La stylistique indiridaelle et le style. Remar-quons qu'eu cette matire *individuel peut signifier deux,choses compltement diffrentes et mme contradictoires, aupoint de vue de notre tude.

    a) On peut se demander comment et dans quelle mesure lelangage d'un individu diffre du langage de tout le groupelorsqu'il est plac dans les mmes conditions gnrales que leautres individus de ce groupe. Chaque individu a sa manirepropre d'employer son idiome maternel; il lui fait subir, danscertaines circonstances ou habituellement, des dviations por-

    tant sur la grammaire, la construction des phrases, le systmeexpressif; il lui arrive d'employer dans l'usage courant des motsdont les autres se servent rarement. Ces particularits sont

    en gnral peu apparentes, mais elles ne sont pas entirementngligeables : d'abord parce que ces dviations du parler individuelpeuvent amener la longue des changements dans la languedu groupe, si des circonstances favorables font adopterpar la collectivit les innovations individuelles; ces dviations

    ont, ensuite et par ce fait mme, une importance mthodo-logique, puisqu'on peut montrer, par des exemples particulire-

    ment significatifs, la nature de ces changements individuels et

  • Dfinition de la stylistique. 19

    leur rpercussion dans la langue; toutefois, maigre quelques

    travaux remarquables, la mthode suivre pour tudier les parlersindividuels n'est pas assez bien tablie pour qu'on puisse srieu-

    sement conseiller de s'y livrer. Il n'en est pas moins vrai,notons-le expressment, que c'est dans ce sens, et dans ce sens

    seulement qu'on peut parler d'une stylistique individtielle.

    b) Tout autre chose est d'tudier le style d'un crivain ou

    la parole d'un orateur. Il y a l ime distinction capitale, et sinous n'arrivions pas la faire compredre, il y aurait confusion

    entre deux objets d'tude trangers l'un l'autre, et unmalentendu intolrable planerait sur tous les dveloppementsde ce livre. On a dit que le style, c'est l'homme, et cette vrit,que nous ne contestons pas, pourrait faire croire qu'en tu-

    diant le style de Balzac, par exemple, on tudie la stylistique in-

    dividuelle de Balzac: ce serait une grossire erreur. Il y a un

    foss infranchissable entre l'emploi du langage par un indi-vidu dans les circonstances gnrales et communes imposes tout un groupe linguistique, et l'emploi qu'en fait un pote, unromancier, un orateur. Quand le sujet parlant se trouve dansles mmes conditions que tous les autres membres du groupe,il existe de ce fait une norme laquelle on peut mesurer lescarts de l'expression individuelle; pour le littrateur, les con-

    ditions sont toutes diffrentes: il fait de la langue un emploivolontaire et conscient (on a beau parler d'inspiration; dansla cration artistique la plus spontane en apparence, il ya toujours un acte volontaire); en second lieu et surtout,U emploie la langue dans une intention esthtique; il veutfaire de la beaut avec les mots cwiune le peintre en faitavec les couleurs et le musicien avec les sons. Or cette in-tention, qui est presque toujours celle de l'artiste, n'est presquejamais celle du sujet qui parle spontanment sa langue ma-ternelle. Cela seul suffit pour sparer tout jamais le styleet la stylistique. Tout ce qu'on peut allguer pour combattre

    cette thse se ramne, selon nous, l'existence de cas inter-mdiaires, comme on en trouve partout dans l'tude du langage.D'ailleurs nous profiterons de chaque occasion pour clairer

    cette distinction la lumire des faits particuliers : par exemple2*

  • 20 Introduction.

    propos de l'identification des faits d'expression, proposdes faits de langage qui passent pour avoir une valeur

    essentiellement esthtique, propos du langage figur, etde l'expression littraire, etc. (voir l'Index). Mme si cettevue tait fausse, ce que nous croyons de moins en moins,on devrait, par Une sorte de paradoxe, la soutenir encore

    dans l'intrt d'une saine mthode: que d'erreurs ne sont pasdues l'habitude vingt fois sculaire d'tudier le langage

    travers la httrature, et combien celle-ci, pour tre apprciesans parti pris, gagnerait tre ramene sa source naturelle,l'expression spontane de la pense!

    22. tude de la langue maternelle ; tnde de la lan^eparle* Il semble donc que, par limination, la tche provi-

    soire de la stylistique soit plus nettement dlimite de deuxcts; mais Test-elle rellement? Le chercheur peut-il, avec

    ces remarques prliminaires, aborder une tude presque en-

    tirement nouvelle, sans craindre de faire fausse route? Si

    nous sommes arrivs la conclusion que la recherche doit seporter de prfrence sur un idiome particulier, nous voici

    obligs de choisir entre les innombrables langues qui se sontparles ou se parlent sur la surface du globe, et notre embarrass'en accrot Mais si l'on songe que dans ces premiers pasla recherche veut avant tout tablir sa mthode et a besoind'un contrle incessant, on devine que c'est par la langue

    maternelle qu'il convient de commencer. C'est l que la

    correspondance entre la parole et la pense se manifeste dela faon la plus claire et la plus aise. Chacun porte ensoi, dans la langue qu'il emploie tout instant et qui exprimeses penses les plus intimes, les lments de l'information

    la plus fructueuse et la plus sre. Ainsi nous dirons que

    la stylistique ne saurait mieux commencer que par la lan-gue maternelle, et cela sous sa forme la plus spontane,

    qui est la langue parle. Ce double principe sera biensouvent utilis dans la suite; il sera notre norme de com-

    paraison ; et ne savons-nous pas que tout est comparaisondans notre tude? En rsum, si d'une part on juge lesfaits d'expression d'une autre langue d'aprs les impressions

  • Dfinition de la stylistique. 21

    prouves dans la pratique de l'idiome maternel; si en outre,

    dans l'tude de cet idiome, on ramne toutes les observationsau parler proprement dit, on a toutes les chances de serrer de

    prs la ralit dans les choses de cet ordre.

    23. La stylistique et la linguistique historique. Autre

    question, plus brlante encore: la stylistique peut-elle tre une

    science historique? Pourquoi ne le serait-elle pas, puisqu'elle est

    une partie de la linguistique, dont plusieurs ont prtendu qu'elleserait historique ou ne serait pas? Si le lecteur a lu attentive-

    ment le 4, il devine notre rponse. Qu'il y ait une linguis*ique

    historique, c'est une vrit vidente par elle-mme; mais lastylistique ne saurait tre historique, la manire dont oncomprend gnralement ce terme en matire de langage, c'est--dire qu'elle ne saurait fonder sa recherche sur les changementsobservables dans l'volution des faits isols, ni mme desgroupes de faits. Le fondement de son tude est dans les relationsconstantes entre le langage et la pense. Le sujet qui parlespontanment sa langue maternelle a tout le temps conscienced'un tat, nullement d'une volution ni d'une perspective dansle temps. A moins d'tre un rudit, il vit dans l'illusion quela langue qu'il parle a toujours exist telle qu'il la parle;cette illusion, qui se reflte dans une foule de faits_, nat d'unobscur instinct de conservation sociale. Thoriquement, .l'exis-tence d'un tat de langage est une abstraction, car l'volutionest ininterrompue: mais pratiquement, cet tat est une ralit,justifie par la lenteur de l'volution et par Finstinct des sujetsparlants.

    24. Action rciproque et systme des faits expressifs.Ainsi la styhstique, ne pouvant adopter aucune mthodecontraire aux oprations naturelles du langage, ne saurait trehistorique. En revanche, elle peut prolonger son observationdans le sens de ces oprations naturelles, et alors elleconstate que la cause qui donne la conscience et fait laralit d'un tat de langage chez les sujets parlants, c'estl'action rciproque des faits de langage, leur solidarit hs unsvis--vis des autres. 11 faut le rpter : les moyens d'expressionsont entre eux dans un tat de relativit ; ils ne forment pas un

  • "I"! Introduction.

    ensemble par leur nombre, mais un systme par leur groupementet leur pntration rciproque; les symboles linguistiques n'ontde signification et ne comportent d'effet qu'en vertu d'uneraction gnrale et simultane des faits de langage, qui selimitent et se dfinissent les uns par les autres; les mots ne sont

    compris et sentis que par une comparaison incessante etinconsciente qui se fait entre eux dans notre cerveau. Pourque cette comparaison se fasse, il importe peu que tel ou telmot ait eu autrefois un sens ou un autre, un effet semblableou diffrent de son effet actuel; l'important est que chez le

    mme sujet, le mot soit reli par association d'autres mots,plus prcis ou plus gnraux, plus abstraits ou plus concrets,plus ou moins propres exciter la sensibilit, ou voquerun milieu social plutt qu'un autre. Ce qui maintient lacohsion de ce systme, c'est que les compartiments dont il secompose correspondent aux catgories habituelles de notrepense. Sans la vue trs nette de cette relativit synchronique

    des moyens d'expression, il n'y a pas de stylistique possible,pas plus qu'il ne peut exister de systme grammatical. A larigueur, une telle tude pourrait tre historique si l'on com-

    parait entre eux les systmes d'expression dans leur totalit,par plans successifs et non dans leurs lments; inutile d'ajouterque c'est l une besogne laquelle il ne faut pas songer pour

    le moment-

    Nous pouvons maintenant complter et restreindre de lafaon suivante notre dfinition du 19: si la stylistiques'attache Vtude des faits d'expression d'un idiome parti-ctdifr (langue maternelle ou langtie trangre), elle ne peut lefaire qu'en s'atta^hant Vexamen d'une priode dtermine del'volution de cet idiome.

    % 25. tude d'antres lan^nies modernes. Tout en prenantpour centre d'tude la langue maternelle ( 22), la stylistique

    semble pouvoir rayonner autour de ce point sans y rester

    trop obstinment attache. Qu'est-ce qui l'autorise cettelibert plus grande? Mme pour un observateur superficiel,les langues modernes des pays dits civiliss offrent desressemblances en nombre incalculable, et dans leur incessante

  • Dfinition de la stylistique. 23

    volution, ces langues, loin de se diffrencier, tendent se

    rapprocher toujours davantage. La cause de ces rapprochementsn'est pas difficile trouver; elle rside dans les changes multiplesqui se produisent de peuple peuple, dans le monde matriel etdans le domaine de la pense. Ces changes se font depuis prs detrente sicles; la commodit des communications les a multiplis l'poque moderne. Il s'agit l d'une vritable mentalitcommune, labore par la Grce et par Rome, mrie par lacivilisation de l'Europe occidentale, puis largement rpanduedans les temps modernes sur tous les pays que les Occidentauxont pntrs et se sont assimils. Appelons ce fonds conmiun,faute de mieux, la mentalit europenne.

    26. La mentalit earopnne. Les peuples marqusde cette empreinte ont beau parler des idiomes divers dansleurs origines, ces langues ont entre elles un air de famille.C'est que les socits qui les parlent ont dans la vie de tousles jours, les institutions, les ides et les sentiments, des mil-liers de points de contact. La presse et le livre sont les sym-boles vivants et les plus puissants facteurs de ces ressemblances.Des choses semblables ne peuvent tre exprimes par des moyenstrs diffrents; la communaut intellectuelle se reflte dans lalangue et dans les rapports entre la langue et la pense ; il y adans les moyens d'expression de ces divers idiomes, dans leurmanire d'exprimer les sentiments, tranchons le mot, dans leurstylistique, d'innombrables similitudes absolues, et des analogiesmoins absolues, mais plus nombreuses encore; on peut doncrisquer l'ide qu'il y a une stylistique europenne , comme ily a une mentalit europenne. Notez que ce lien entre leslangues n'a rien faire avec la parent proprement linguistique :le finlandais et le hongrois n'ont, sous ce rapport, rien de com-mun avec l'anglais ou l'italien, ce ne sont pas mme des idiomesindo-europens

    ;pourtant ils rentrent dans le cercle des langues

    occidentales, car ils ont, pour les concepts de la mentaUteuropenne, des moyens d'expression sensiblement parallles ceux des autres idiomes de ce type. L'ide de crer une languedite universelle est une consquence curieuse de ce que nousavanons ici; s'il n'y avait pas dans les esprits tout un fonds

  • 24 Introduction.

    commun d'ides, une faon unique de concevoir et d'exprimerles faits fondamentaux de la vie, dans toutes ses manifesta-tions, jamais un cerveau humain n'aurait pu concevoir lapossibilit d'une telle langue. En effet, la mentalit communea fait mieux que de rendre dsirable une langue universelle,elle lui a prpar les voies; l'espranto est l'tat latentdans tous les idiomes que les Allemands dsignent par le termede Kultursprachen. Le mot de langue universelle est d'ailleursabuif, car il n'est applicable qu'aux langues reprsentant la

    mentalit europenne; un Chinois ou un ngre d'Afriquequi ne saurait rien de notre civihsation et n'aurait au-

    cune connaissance du franais ou d'un autre idiome de cetype, rencontrerait peu prs les mmes difficults dansl'espranto que dans une langue quelconque; c'est la tournuregnrale de notre pense qui serait pour lui le plus srieuxobstacle.

    27. Stylistique compare. Profit pour l'tnde de lalangue maternelle. Ce sont les traits communs nos langues

    qui permettent la stylistique d'voluer, prudemment il est vrai,autour de l'idiome maternel et d'tudier son point devue les autres langues modernes. Elle peut les comparer pourchercher entre elles des ressemblances d'abord, puis des diff-

    rences. Nous croyons qu'elle peut le faire sans grand danger,

    et qu'elle en tirera un grand profit. D'abord elle y prendraconscience d'elle-mme et y affermira sa mthode; ce serapour elle un contrle d'un nouveau genre. Gomment cela?C'est que la langue maternelle en sera claire par contre-

    coup d'une lumire inattendue; la recherche des particularitsstylistiques des autres langues fera mieux connatre celles qu'onemploie sans cesse inconsciemment ; toutes les expressionsparallles d'une langue trangre, dussent-elles ne nous rien

    apprendre de positif, font ressortir plus fortement celles qu'ellestraduisent. Tout le monde a remarqu combien les fautes destrangers parlant notre langue maternelle nous frappent dsagr-

    ablement; c'est l un exemple de cet effet en retour: onapprendrait infiniment de choses, et des plus intressantes, sur

    la structure de sa propre langue, sur les caractres de son

  • Dfinition de la stylistique, 25

    expression, si l'on systmatisait l'tonnement, et, pour ainsi

    dire, l'irritation que cause l'locution d'un tranger.

    Mais le rsultat peut tre positif autant que ngatif. Voyous

    comment.

    28. Profit pour l'tude de la langue trangre. A forcede faire des constatations ngatives, on finira par tourner son

    attention vers les caractres de la langue trangre elle-mme;

    car, Dieu merci, les langues, pas plus que les nations, n'ont

    entirement pass sous le rouleau niveleur du cosmopolitisme;si le mode d'expression appel langue crite montre undegr assez avanc d'unification, il n'en est pas de mme dulangage parl. Nous ne pouvons noncer ici que desgnralits et ne hasarder que des conjectures. D'abord, dansles traits communs^ il peut y avoir des diffrences de quantitou d'intensit ; telle ou telle tendance gnrale, trs marquedans un idiome, peut tre plus efface dans un autre; telfait caractristique du systme expressif d'une langue peutfaire dfaut dans une autre; la nature des images, le langagefigur dans son ensemble rvleraient des diffrences profondes;les faits d'vocation et la valeur symbolique et sociale desfaits d'expression fourniraient aussi des indices prcieux (voirplus haut 9 ss.). Mais, pour que ces recherches fussent

    fructueuses, il faudrait qu'on les ft porter sur l'ensemble dusystme, et cela suppose des matriaux plus abondants queceux dont on dispose actuellement.

    29. Mthode; ce qu'il faut observer. Aprs avoirdlimit le champ de l'tude, il reste dire un mot de lafaon dont il sera abord ici, bien qu'une mthode se dgaged'elle-mme des dveloppements prcdents.

    11 faut d'abord se rappeler que la stylistique n'tudie pastout le langage, ou plutt qu'elle observe les faits d'expressionsous un angle spcial; il est inutile de revenir sur ce qui at dit 16 19; en revanche, l'importance de la distinctiontablie 21 b ne saurait tre trop souvent remise en mmoire:confondre les habitudes spontanes d'un individu avec lestendances gnrales de la langue, c'est une faute, mais on ararement l'occasion d'y tomber

    ; au contraire, quand on s'attache

  • 26 Introduction.

    l'tude des textes, la confusion entre l'observation stylistiqueet l'observation des faits de style est un danger permanent :on croit tudier la nature d'un fait d'expression, et en ralitl'on tudie Vemploi qu'en fait un auteur. La correction de nom-breux travaux d'lves m'a montr que l'on ne se familiarise quelentement avec cette distinction fondamentale. Retenons encore l'exemple qui a servi introduire notre dfinition 18.On se rappelle les constatations auxquelles a donn lieul'expression panier perc; nous avons recherch sa signi-fication, ses caractres affectifs, sa place dans le systmeexpressif, les procds qui lui donnent sa physionomie; voil ceque la stylistique observe. Mais ds qu'on examine si cette ex-pression est conforme au ton gnral de la pice, si elle convient

    au caractre du personnage qui parle, etc., l'on fait de l'esthtiquelittraire, de la critique, mais on ne fait pas de la stylistique.

    Soit encore cette phrase de Daudet: Le corps de Tartarin

    tait un brave homme de corps, trs lourd, trs sensuel, trsdouillet, trs geignard, plein d'apptits bourgeois et d'exigences

    domestiques, le corps ventru et court sur pattes de l'immortel

    Sancho Pana. La stylistique ferait sur cette phrase les mmesobservations que sur la phrase d'Augier : elle rechercherait la

    nature affective des expressions contenues dans ce passage, lesprocds de langage mis en uvre pour produire ces effets,

    la place occupe par chacune de ces expressions dans lesystme gnral : mais on ferait une tude de style si l'on sedemandait p. ex. pourquoi Daudet emploie tant d'expressionsfamilires, quel effet il veut produire par leur combinaison,

    quel rle gnral joue l'expression familire et l'imitation dulangage parl dans le systme de son style, et ainsi de suite.

    A chaque occasion il faudra insister sur cette distinction deprincipe, sans laquelle notre tude perdrait toute originalit et

    jusqu' son droit l'existence. 30. Dispositions d'esprit II faut distinguer ici les dis-

    positions d'esprit que suppose cette recherche et les procds

    qui peuvent la guider; dans le premier ordre, de beaucoup

    le plus important, il serait rationnel de parler d'abord des dis-

    positions dont il faut se dbarrasser pour faire avec fruit ces

  • Dfinition de la stylistique. 27

    observations. Il s'agit malheureusement d'habitudes enracines

    par une tradition vingt fois sculaij' de l'tude des langues : nous

    en sommes encore sensiblement, pour l'enseignement de la

    grammaire, au point o les Grecs l'avaient amen. Nous oprons,comme eux, sur des rgles empiriques et nous nous assimilons

    les faits automatiquement ; malgr les progrs de la linguistique

    et de la psychologie, la pratique de l'cole en est reste

    au mme point; on ne comprend pas que de meilleurs rsultatssont possibles avec des procds moins scolastiques. Il faudrait

    substituer la routine un esprit scientifique sans pdanterie,

    mis la porte des jeunes : si on les habituait beaucoup ob-server, rflchir sans parti pris sur les observations faites,

    puis dcrire au lieu de gnraliser ou avant de gnraliser,

    ils ne jureraient pas si volontiers par des rgles toutes faiteset incontrles.

    31. Principes de classification. Que le lecteur ne cherchepas dans ce livre des lois absolues et rigides; les principesnoncs au cours du dveloppement, mme lorsqu'ils sont for-muls avec une certaine rigueur, ne veulent marquer que destendances gnrales; les classifications proposes, tout en se

    fondant sur les faits observs, n'ont rien d'absolu ; ce serait

    une faute de mthode que de les appliquer aveuglment et sansrserve. Les faits d'expression, qui comportent par leur nature

    mme des nuances dlicates et des dgradations infinies, nepeuvent s'accommoder de cadres immuables. Quand les psycho-logues classent les tempraments et distinguent les sanguins, lescolriques, les flegmatiques et les sentimentaux, on serait bien

    naf de s'imaginer qu'un temprament particulier se range coup sr sous l'une ou l'autre de ces rubriques; il serait plusridicule encore de croire qu'un fait d'expression est tout entier

    affectif ou tout entier intellectuel; qu'il appartient uniquement l langue parle ou la langue crite, et ainsi de suite pourtoutes les distinctions proposes. Les faits d'expression re-

    posent sur des combinaisons psychologiques o chaque lmententre dans des proportions variables ; la bonne mthode consiste dgager dans chaque cas le facteur dominant d'aprs lequelun phnomne stylistique peut tre class. Pour saisir sur le

  • 28 Iittroduction.

    vif les relations entre la pense et la parole, et en dgager lavaleur expressive, il faut un instinct et une sorte de flair.

    Cette recherche peut tre seconde par des connaissanceslmentaires de psychologie, de mme que le ct social dulangage est plus facile saisir si Ton possde quelques notionssur les tendances qui rgissent les socits. Mais en tudiant ces

    sciences auxiliaires, il faut bien se garder de les faire passer

    au premier plan, car leur rle est pour nous secondaire ; nous

    ne faisons pas de psychologie du langage, pas plus que nousne prtendons faire de la sociologie. Toute notre attention se

    porte sur la face expressive et non sur la face intrieure des

    faits de langage: le langage est ici but, non moyen.

    32. Mthode de comparaison. Quant aux procdsqui peuvent guider la recherche, ils se ramnent un seul: lacomparaison. Ce procd se dduit naturellement de ce principe

    de relativit que nous avons dfini plus haut 24. C'est cette

    relativit qu'il faut faire clater par l'analyse des faits d'expression.

    Si p. ex. un terme nous apparat avec un sens trs gnral et

    trs simple, ce n'est pas par sa vertu propre, mais parce qu'il existe

    dans la langue des termes plus spciaux, unis au premier par

    les fils tnus des associations de l'esprit; si un mot dsigne

    une ide avec une nettet toute particulire, on est presque sr

    de trouver cette expression prcise et limite par des termes

    voisins ou par des termes contraires. De mme pour les effets:si une expression nous affecte, c'est que nous la comparons

    inconsciemment avec une autre qui ne comporte aucun effet

    ou un effet contraire. De mme encore pour les effets denature sociale : un terme d'argot nous semble-t-il vulgaire et

    choquant? C'est que ce mot voque en nous par contraste

    d'autres mots plus convenables, utilisables dans les circons-

    tances ordinaires de la vie sociale. Ainsi la styhstique peut

    tablir des distinctions et des tendances gnrales en constatant

    consciemment ce que l'esprit du sujet parlant sent inconsciemment.

    38, Normes de comparaison. Mais qui dit compa-

    raison, dit aussi terme de comparaison. Un principe importantde notre mthode, c'est l'tablissement, par abstraction, de

    certains modes d'expression idaux et normaux; ils n'existent

  • Dfinition de la stylistique. 29

    nulle part l'tat pur dans le langage, mais ils n'en deviennent

    pas moins des ralits tangibles, ds qu'on observe 1. lestendances constantes de l'esprit humain et 2. les conditionsgnrales de la communication de la pense. Ces modesd'expression caractristiques se ramnent deux types fonda-mentaux :

    1) le mode d'expression intellectuel ou logique, qu'on pourraitappeler aussi le langage de l'abstrait ou langage des ides pures

    (voir II* partie, chap. 3); c'est cette norme que l'on peut

    mesurer a) toutes les diffrences dfinitionnelles ou diffrences de

    sens entre les faits d'expression , b) la prsence ou l'absence de

    caractres affectifs.

    2) la langue commtme, laquelle peuvent se ramenertoutes les particularits sociales du langage, tout ce que nouscomprenons sous le terme gnral de faits d'vocation de milieu

    (voir V* partie, chap. 1).

    Quant la langue parle, dans le sens restreint du mot,c. d. la langue de la conversation ou expression familire,il faut se garder d'y voir un mode d'expression idal, unelangue dduite par abstraction des tendances gnrales dulangage ; c'est au contraire une ralisation concrte de ces ten-

    dances, c'est la seule langue relle et vivante qui existe. Bien

    loin qu'elle soit un terme de comparaison, c'est elle qui doit

    bnficier de tous les procds d'explication auxquels nousaurons recours.

    Expos sommaire du sujet.Pour avoir un premier aperu de la marche suivie dans

    l'expos du sujet, il suffit de se reporter aux 18 et 19.On l'a vu, tout revient dlimiter les faits d'expression

    (I partie) pour pouvoir les identifier; 'es identifier (IP partie)pour pouvoir dcouvrir leurs caractres affectifs; dterminerces caractres (III^ partie), en distinguant les effets naturels(1V partie) et les effets par vocation (V partie).

    Pour dlimiter un fait d'expression, c'est--dire pour per-mettre son assimilation un fait de pense dont il est le symbole,

  • 30 Introduction.

    il faut lutter contre l'instinct tymologique, qui tend dcom-poser les mots dans leurs lments (I, chapitre 1), et isolerles uns des autres les mots des groupes de mots formant uneunit (1, chapitre 2).

    L'identification d'un fait d'expression demande qu'on tiennecompte de son entourage (II, chapitre 1) ; elle demande en outreque les faits d'expression ne soient rehs entre eux que par

    des associations naturelles (II, chapitre 2) ; elle-mme consiste trouver pour toute expression tudie un quivalent strictement

    logique, et cette valeur logique conduit une classification des

    faits d'expression (II, chapitre 3).

    La nature des faits d'expression repose tout entire sur. ladistinction constante et instinctive entre les caractres logiques

    et le ton affectif des faits de langage (III* partie).

    Les caractres affectifs naturels (IV' partie) comprennent

    les effets par intensit, les effets produits par les sentiments

    de plaisir et de dplaisir, et par leur valeur esthtique.

    Les effets par vocation rsultent de la valeur symboliquedes faits d'expression et de la facult qu'ils ont d'voquer lesmilieux o leur emploi est le plus naturel. Cette vocationn'est possible que par l'existence simultane d'une langue com-

    mune et de modes d'expression particuliers aux diveis milieux;les types les plus remarquables des faits d'vocation sont la

    langue crite (V, chapitre 2), la langue scientifique et la langue

    littraire (chapitre 3), enfin Vexpression familire, dont l'lude

    occupe toute la VII" partie.

    Quant aux moyens d'expression, ils seront tudis en mmetemps que les faits d'expression ; la raison en est donne dansla VP partie, consacre un type spcial de moyens d'ex-pression, les moyens dits indirects.

  • 31

    PREMIRE PARTIE.

    DLIMITATION DES FAITSD'EXPRESSION.

    Chapitre 1.

    Action de l'instinct tymologique et analogiquedans Tainalyse des mots.

    Sominaire. L'instinct tymologique, qu'il ne faut pas confondreavec la science tymologique, exerce une influence considrable dansl'tude des langues trangres; or tout rapprochwnent tymologiqueest sans valeur s'il n'est pas senti spontanment par le sujet parlantsa langue maternelle. Ces rapprochements s'tablissent tantt entreles radicaux des mots, tantt entre leurs lments formatifs. Il y ades mots une et deux units. L'instinct analogique n'est quela forme cratrice de l'instinct tymologique; il altre la forme desmots au lieu d'en altrer le sens. Exemples tirs de la comparaisondes mots avec leurs contraires, des familles de mots, des homonymes (dansle sens smantique du terme) et des jeux de mots. Les empruntsfaits une langue trangre et les calques ou expressions formespar traduction d'une langue dans une autre, donnent lieu aux mmesobservations et doivent tre ti'aits de la mme faon. L'lmentmusical du langage donne prise aussi l'instinct tymologique. L'tymologie proprement dite n'est pas utile la stylistique; on le voitpar le contraste entre les familles tymologiques et les familles groupesd'aprs le sens. La smantique corrige en partie l'instinct tymo-logique, mais sa mthode est oppose celle de la stylistique. Cer-taines mthodes d'enseignement renforcent l'instinct tymologique aulieu de le combattre, parce qu'elles tendent conformer l'tude dela langue trangre celle de la langue maternelle: principe illogiqueparce que les donnes du problme sont diffrentes. Cependantun compromis est ncessaire entre les principes de la stylistiquepure et les mthodes traditionnelles, surtout dans la mmorisation

  • 32 Premire Partie.

    des mots et l'emploi de la traduction. En dfinitive, le mot,tel qu'il apparat dans l'criture, n'est pas toujours quivalent uneunit de pense: il ne l'est que dans un cas sur trois; car l'unitde pense peut correspondre 1) une partie d'un mot, 2) unmot entier, 3) un groupe de mots.

    M, I/instiuct tymologique et la science de Ptymo*logie. Disons d'abord que l'instinct tymologique ne doit pastre confondu avec l'tymologie proprement dite: celle-ci estune science qui recherche l'origine des mots en remontant

    aussi haut que possible dans le pass, souvent au del des

    limites de l'idiome tudi. Il s'agit l d'une opration volon-

    tairement historique; on fait de l'tymologie quand on tablit

    p. ex. la parent de captif et de chiif, et qu'on les ramnetous deux au latin capere, pour relier ce dernier, par l'indo-europen, L'allemand heben. L'instinct tymologique est

    chose beaucoup plus simple et nullement scientifique: son

    action est inconsciente et ne suppose aucune rflexion. C'est

    une habitude, une attitude de l'esprit. Elle existe chez l'indi-

    vidu parlant sa langue maternelle comme chez l'tranger qui

    transporte une langue trangre les habitudes prises dans

    son propre idiome. Mais l'extension et les effets de cet instinct

    sont diffrents dans l'un et l'autre cas; c'est cette diffrence

    qu'on voudrait prciser ici, en montrant que dans la langue

    maternelle cette tendance est tenue en chec par des in-

    fluences contraires, tandis que dans l'lude de l'idiome tranger

    rien ou presque rien n'enraye son action.

    35. Dfinition. Et d'abord, quelle est sa nature?L'instinct tymologique tend relier entre eux les mots ou les

    lments constitutifs des mots, en considrant leur forme ex-

    trieure et non leur rapport avec l'ide dont ils sont les

    symboles; ou bien il tend donner un sens ces mots

    ou ces lments, alors qu'ils n'ont pas de signification

    par eux-mmes et appartiennent un tout, qui seul est signi-ficatif; de la sorte, on explique les uns par les autres les mots

    qui offrent quelque chose de commun dans leur forme, et l'on

    tablit un lien entre les mots par leur forme seule, en

    ngligeant le lien qui unit le fait de pense au fait d'expression :

  • Dlimitation des faits d'expression. 33

    on coupe la communication qui relie le symbole la penseet l'on tablit une communication de symbole symbole.

    Il est certain que les mots, ou plus gnralement les

    lments constitutifs du langage susceptibles de recevoir un sens,

    tendent constamment voquer entre eux, pour peu qu'ils

    prsentent des ressemblances de forme, des associations dont

    cette forme est le point de dpart et le facteur essentiel.

    Ainsi le verbe rougir rappelle sans effort un Franais

    l'adjectif rouge dont il drive. Rouge et rougir sont conus

    comme parents; Flymologie qui les relie est vivante, elle existe

    dans la conscience linguistique. De mme, dans les verbesrelire, revoir, recoudre, le prfixe re- apparat avec une signi-

    fitation commune. Dans les deux cas, l'esprit divise chacun

    des mots en ses lments: rougir, c'est devenir rouge; relire,

    c'est lire de nouveau; autrement dit, ces mots ne sont pas

    tout d'une pice, ils n'ont pas un sens compact, global, indi-

    visible; ils sont, en dpit de l'unit orthographique, des aggrgats

    de deux symboles; ils expriment deux reprsentations ou deuxconcepts

    ; p. ex. relire = ide de lecture + ide de rptition.Mais la relation de symbole symbole n'existe ici qu'en

    apparence, ou plutt elle ne peut exister par elle seule ; pour

    qu'elle se produi.:'e, il faut qu'un autre facteur, la communautde sens, la parent smantique, soit l pour maintenir le

    rapprochement tymologique ; ds que l'un des mots vohevers une autre signification, la similitude de forme, si grande

    soit-elle, ne suffit plus pour relier les termes autrefois unis; il

    arrive au contraire que des mots, devenus assez diffrents d'aspect

    par suite de changements phontiques, restent en contact dans

    la conscience du sujet parlant sa langue maternelle: ainsi saleret sd sont associs l'un l'autre dans l'esprit d'un Franais,malgr l'cart phontique, tandis que saler et salaire, en dpitde la parfaite similitude des radicaux, n'ont plus rien de

    commun ; l'on emploie l'un sans jamais penser spontanment l'autre

    ; de mme rprimer (zurckdrngen, hemmen) a poursubstantif rpression, tandis que rprimande (Verweis, Tadel),qui s'en rapproche davantage pour la forme, eu est compltementspar pour le sens.

    Bail y. Trait de stj'listique franaise. 3

  • 34 Premire Partie.

    S6, Ses limites. En rsum, le rapport tymologiqueentre deux mots a une signification toute diffrente selon qu'onl'envisage un point de vue historique ou dans un tat delangage, dans un systme expressif. Puisque dans l'introductionde ce livre on a pos en principe que la stylistique ne peut tenircompte que d'associations contemporaines entre des moyensd'expression formant systme par leur action rciproque, laparent tymologique de deux mots est en elle-mme sansvaleur pour cette tude et n'acquiert de signification que si

    elle est vivante; or elle ne peut l'tre qu'en tant couverte et

    garantie par une communaut de sens saisie sans effort parle sujet. Tout ce qui ne se laisse rapprocher que par la

    rflexion et l'analyse^ tout ce qui n'est pas sentiment linguistique

    spontan est tranger l'tat de langage tudi et ne peutfaire l'objet de notre recherche.

    37. Deux formes de l'association des ides en matirede langage. Le grand mal, dans l'tude des langues tran-

    gres, c'est que les sentiments linguistiques tendent s'attacher

    la forme des mots plutt qu' leur setis vivant; ceci pour

    une raison fort simple: la forme est perceptible sans effort, le

    sens ne se dduit que par l'tude. On constate donc deuxtendances contradictoires : plus le sens d'un mot est connu, plus

    les associations se rattachant des faits de pense tendent touffer celles que provoque la forme du mot ; inversement : plus

    les associations rattaches aux faits de pense font dfaut, plus

    les associations provoques par la forme du mot, et mme parses sons matriels ( 64 65), tetident occuper la premire

    place dans la conscience. Lutter contre l'instinct tymologique,

    c'est lutter contre la seconde tendance pour faire triompher

    la premire.

    38. Comparaisons. Recourir l'tymologie pour com-

    prendre la langue vivante, c'est faire comme un phontiste

    qui tudierait l'orthographe d'un idiome pour en dcrire la

    prononciation; l'orthographe, lorsqu'elle n'est pas simplement

    fantaisiste, reflte tantt les sons actuels d'un idiome, tantt,

    et le plus souvent, la prononciation du pass; de mmel'tymologie rend compte, dans certains cas, d'associations encore

  • Dlimitation des faits d'expression. 35

    existantes, mais plus habituellement, elle ravive des associations

    ds longtemps teintes. On pourrait dire encore que l'trangerqui apprend une langue l'aide de l'tymologie ressemble

    aux enfants qui dcouvrent leur langue maternelle : euxaussi sont victimes de cette tendance qui veut qu'on cherche

    d'autant plus l'explication d'un mot dans sa forme qu'on leconnat moins dans sa signification. II y a des petits Franais,(j'en connais), qui croient que assiger, c'est mettre sur un

    sige; j'en sais mme un qui, pour avoir t gar trop ttdans le Jardin des racines grecques, dfinit dcadence unedanse de dix personnes ! Telle est aussi (l'excs en moins),la raison d'tre et l'effet de l'instinct tymologique chezl'tranger: c'est un pis-aller et un guide, malheureuse-

    ment trompeur.

    39. L'tymologie et le sens fondamentaL Le moindremal auquel on puisse s'attendre, c'est que l'tymologie, au lieude montrer le caractre essentiel d'un fait de langage, n'enlivre que le ct accessoire; ce cas est extrmement frquent.Ainsi l'tymologie fait croire que s'aliter, c'est simplement semettre au lit, tandis qu'on ne s'alite qu'en cas de maladie;s'attabler, ce n'est pas s'asseoir une table, mais se disposer manger ; les prfixes et suffixes ne donnent aucun irfdicerel de distinction pour les mots suivants: bruit et bruissement,

    damnation et condamnation, sauveur et sauveteur, observationet observance; car bruit est le terme gnral, bruissement dsigneun bruit lger; la condamnation est temporaire, la damnationest ternelle; le sauveteur sauve le corps, le sauveur sauve

    l'me ou l'tre tout entier ; observatioti a un sens gnral,

    observance un sens religieux, et ainsi de suite. Le mal seraittolrable s'il s'arrtait l: il n'en est rien. Mais pour comprendrejusqu'o va son action, il est ncessaire de voir quelles formescelle-ci peut revtir.

    40. Deux formes de l'instinct tymologiqne. Reprenonsles deux espces d'associations envisages plus haut 35:

    1) D'une part les contacts supposs entre des mots formsd'un mme radical, comme rouge et rougir (o le rapport estencore senti), saler et salaire (o il est perdu),

    3*

  • 36 Premire Partie.

    2) L'instinrt qui pousse donner une signification auxlments formatifs des mots (prfixes et suffixes), leur attri-buer une existence plus ou moins indpendante, et croire quesous ces deux aspects ils sont toujours identiques eux-mmes.

    Commenons par l'tude du second type; le premier seraexpliqu propos des familles de mots ( 45 46).

    41. Prfixes et suffixes. Supposons qu'on ait dcouvertun sens dfini dans le prfixe re-: on s'attend ce qu'il

    le montre dans tous les mots o il figure et que partoutce prfixe comporte l'ide de en arrire ou de nouveau

    ;

    mais ce qui est vrai pour revenir, relire, recoidre, est

    faux pour remercier, ressembler, revtir; et, cbose plus impor-

    tante, ce qui est vrai pour reprsenter dans ^reprsenter un.

    plat (ein Gericht zum zweiten Mal auftragen), est faux

    pour ce mme reprsenter dans ^reprsenter une pice dethtre (ein Theaterstiick aufiihren); on a l, malgrl'identit de forme, deux mots entirement diffrents, deuxhomonymes ( 50). C'est pour la mme raison qu'on coupe ins-tinctivement en deux parties les mots forms avec leprfixe - (du latin ar-); on s'imagine que cet lment signifietoujours hors de et qu'il est toujours compris de la sorte;que de nouveaux mots peuvent tre forms sur le modle deceux qui existent; on apprend alors avec tonnement que ceprfixe, la plupart du temps, n'est pas spar de son radical

    par la conscience linguistique, attendu qu'il n'est plus gure

    vivant et que de nouvelles formations de ce type sont rares dans

    le langage courant (voyez teindre, horgner, chauder). 11 en

    est exactement de mme pour les suffixes: l'tranger sparenettement le suffixe -ard de son radical partout o il apparat;

    aussi est-il surpris de constater que, si montagnard renferme

    deux units smantiques (montagne + ard =

  • Dlimitation des faits d'expression. 37

    42. Mots denx units. L'opposition montagnard:

    foidard montre qu'un mot peut contenir, selon les cas, une

    ou deux units, pourvu qu'on entende par unit, non pas ce

    qui est dtermin par l'criture, illusion toujours trompeuse,

    mais ce qui correspond une unit de pense, ime repr-

    sentation, un concept. Foulard ne peut s'identifier qu'

    la reprsentation d'n objet; montagnard, psychologiquement,

    runit deux ides: c'est un vrai compos, et les deux concepts, la

    fois distincts et relis dans ce mot, peuvent tre exprims par la

    priphrase: habitant de la montagne, ail. Bergbewohner.

    43. Exemples emprunts l'allemand et an franais.

    Cette question des units doubles est trop importante pour

    qu'on n'essaie pas de la rendre plus claire un tranger par

    des exemples emprunts une autre langue que le fran-

    ais. L'allemand offre un point de comparaison excellent

    dans une foule de verbes composs sens prgnaut.Prenons des cas tout fait vidents, comme celui de ein

    Fenster aufbekommen (russir ouvrir une fentre), ola soudure des deux clments est pour ainsi dire nu; la

    chose n'est gure moins apparente dans l'emploi de certainsverbes formes avec ver-: (sein Geld) vertrinken, verspielen, etc.Dans ces verbes, le sens propre et indpendant du prfixe

    ver- (c'est--dire: couler, perdre, dpenser), apparat claire-

    ment; chacun d'eux est compos de deux units. Soit encorele verbe verwelschen ; il renferme deux concepts: 1. dans

    le radical, l'ide d'un certain tat de civilisation, et 2. dans le

    prfixe, l'ide de transformation; si le franais rpoiid par un

    verbe et non par une priphrase, on peut prvoir que ce mot

    prsentera le mme caractre; ce mot, c'est {se) romaniser; seule-ment l'ide de transformation, au heu de se trouver dans un

    prfixe, se trouve dans un suffixe, chose curieuse, maisassez indiffrente notre point de vue. Historiquement, ver-

    tvelschen est un compos et romaniser un driv; pournous, ils sont sur le mtime pied. On pourra faire la mmeconstatation avec les mots germaniser, cristalliser, etc. Ma's

    remarquons tout de suite, ce qui est essentiel pour notre con-

    ception du vocabulaire, que dans d'autres verbes cette dcom-

  • 38 Premire Partie.

    position est impossible, p, ex. dans agoniser, fraterniser', carils donnent aussi peu l'impression de renfermer deux unitsque dpayser et dvaliser, o n'y a jamais eu de suffixe -iser.Ob peut, ce point de vue encore, comparer le prfixe alle-mand ver-: s'il forme des verbes double unit {verspielen,etc.), il entre aussi dans la composition de mots une seuleunit: verfgen, versagen, etc., sans parler des cas commevergessen, verlieren, o le simple n'est plus en usage. Dansles substantifs franais cuillere, pote, verre, fourne, assiette,

    etc., le suffixe -e a un sens parfaitement vivant quand il formedes drivs de substantifs: il dsigne le contenu, et le radical dechacun de ces mots marque le contenant, ou plus exactementla contenance, la mesure du contenu; ce sont des mots deuxunits, de vritables composs au point de vue psychologique:verre = la contenance (1) d'un verre (S); mais cette dua-lit est trs efface dans nue, coude, etc., et disparat com-pltement dans onde, valle, contre et plusieurs autres. Onne peut donc jamais prvoir si un mol historiquement ana-lysable est ou n'est pas un compos au point de vue sty-listique; il peut toujours se faire qu'il se soit fondu en uneunit au cours de l'volution, et cela seul rend dfiant.

    Nous sommes arrivs aux dernires limites de l'instinct

    tymologique; au del, il n'est plus lui-mme, et sous une

    forme nouvelle, qu'on peut appeler cratrice, il porte le nom

    d'instinct analogique; voyons ce qu'il faut entendre par l.

    f 44. Pisstinet analogique. Il n'y a pas de diffrence

    marque entre l'une et l'autre tendances ; toutes deux drivent dumme tat d'esprit. Si l'on trouve que la distinction faite iciest superflue, il suffit de tout ramener une question de plus

    ou de moins, et de voir dans l'action analogique l'exagration

    de l'instinct tymologique. Rapprocher des mots existants en

    se laissant guider par leur seule forme, c'est dj grave;mais ce qui est pire encore, c'est de gnraliser des donnesfournies par un ensemble de mots, pour imaginer des formations

    analogues o l'usage ne les a pas consacres; il s'agit alors

    d'une vritable cration : de l la distinction faite ci-dessus. Onpourrait dire que l'instinct tymologique cre des sens inexis-

  • Dlimitation des faits d'expression. 39

    lants et que l'instinct analogique cre des formes; au fond le

    rsultat psychologique est le mme et c'est pourquoi il ne fautpas serrer de trop prs cette diffrence. Origine, effets, tout

    est semblable; en outre l'instinct analogique, comme l'autre,

    exerce son action sur la langue maternelle, et lui aussi y est

    tenu en bride par deux puissantes influences contraires : la cor-respondance entre la pense et l'expression, ensuite la persistancede la tradition et l'instinct de conservation. Dans l'tude dela langue trangre, ces deux modrateurs ne fonctionnent plus.Prenons comme exemples les verbes forms avec le prfixere-. Dans un grand nombre d'entre eux cet lment a l'undes deux sens mentionns au 41. Si un tranger appliquecette signification tous les verbes forms avec re-, c'est soninstinct tymologique qui l'induit en erreur: ainsi relire estconforme au sens vivant du prfixe, mais remarquer, dans sonsens le plus courant, ne se dcompose pas en marquer denouveau, ou plutt il ne se dcompose pas du tout. Cetteanalyse quivaut la cration d'un sens inexistant. Simaintenant on applique ce prfixe des verbes qui nel'admettent pas, on sera victime de l'analogie: ainsi revenir,

    retourner, remonter, etc. peuvent faire croire qu'on dit aussi

    raUer, refuir, ce qui n'est pas. Dans ce cas il y a cration

    de mots.

    % 46c Les familles de mots. C'est dans les familles demots que l'on surprend le mieux l'action combine des deuxinstincts. Soient gai, gaiet, gayer, etc. Ces mots sont unis

    par la communaut de leur radical (gai), et cette associationest conforme l'usage actuel; cependant le prfixe ^ dansgayer n'a pas de sens bien dfini. Pour la famille /n^ finance,dfinir, mme communaut de radical; les conditions semblenttre exactement les mmes ; mais cette fois l'usage n'est d'accordni pour le rapprochement des mots par le radical (fin), ni pour

    la valeur attribuer au prfixe d- et au suffixe -ance; cette

    famille tymologique est inexistante dans l'tat prsent dela langue.

    Cette ide que les mots de commune origine