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Chapitre 3 Une typologie de l’expression du déplacement Introduction L’objectif de ce chapitre est d’étudier l’expression du déplacement et d’examiner la manière dont le polonais et le français conceptualisent linguistiquement ce domaine sémantique particulier. Menée dans une perspective comparative, cette étude s’inscrit dans la typologie de l’événement spatial (typology of motion event) proposée par Talmy (1985, 2000). Cette typologie se fonde sur la lexicalisation des éléments sémantiques associés à l’événement du déplacement (figure, fond, mouvement, trajectoire, manière et/ou cause) et cherche à discerner les différences qui existent entre les langues dans la manière dont ils organisent conceptuellement un tel événement. Il convient de noter que le modèle typologique proposé se fonde essentiellement sur le type d’expressions relevant d’un style courant plutôt que d’un style soutenu et fréquent dans l’usage plutôt qu’occasionnel. En se basant plus particulièrement sur l’expression de la trajectoire, l’élément le plus fondamental dans un événement spatio-temporel, Talmy propose de diviser les langues du monde en deux grands types selon qu’elles encodent la trajectoire dans le verbe (verb-framed languages) ou dans un satellite associé au verbe, un préfixe ou une particule verbale (satellite-framed languages). Ainsi, selon cette typologie, les langues slaves et les langues romanes présentent ce type de différences : alors que les langues slaves encodent la trajectoire dans un préfixe verbal, les langues romanes encodent cette même notion dans un verbe. Nous nous donnons pour but d’examiner une langue de chaque type, le polonais et le français, à la lumière de cette typologie. Notre visée principale est de montrer que si en effet ces deux langues présentent des traits qui les opposent d’un point de vue typologique, on peut identifier en français la co-existence des deux stratégies typologiques : celle qui consiste à encoder la trajectoire dans le verbe (e.g. entrer, sortir) et celle qui consiste à encoder la trajectoire dans un préfixe (e.g. accourir, parcourir).

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Chapitre 3

Une typologie de l’expression du déplacement

Introduction

L’objectif de ce chapitre est d’étudier l’expression du déplacement et d’examiner la

manière dont le polonais et le français conceptualisent linguistiquement ce domaine

sémantique particulier. Menée dans une perspective comparative, cette étude s’inscrit dans

la typologie de l’événement spatial (typology of motion event) proposée par Talmy (1985,

2000). Cette typologie se fonde sur la lexicalisation des éléments sémantiques associés à

l’événement du déplacement (figure, fond, mouvement, trajectoire, manière et/ou cause) et

cherche à discerner les différences qui existent entre les langues dans la manière dont ils

organisent conceptuellement un tel événement. Il convient de noter que le modèle

typologique proposé se fonde essentiellement sur le type d’expressions relevant d’un style

courant plutôt que d’un style soutenu et fréquent dans l’usage plutôt qu’occasionnel.

En se basant plus particulièrement sur l’expression de la trajectoire, l’élément le

plus fondamental dans un événement spatio-temporel, Talmy propose de diviser les

langues du monde en deux grands types selon qu’elles encodent la trajectoire dans le verbe

(verb-framed languages) ou dans un satellite associé au verbe, un préfixe ou une particule

verbale (satellite-framed languages). Ainsi, selon cette typologie, les langues slaves et les

langues romanes présentent ce type de différences : alors que les langues slaves encodent

la trajectoire dans un préfixe verbal, les langues romanes encodent cette même notion dans

un verbe. Nous nous donnons pour but d’examiner une langue de chaque type, le polonais

et le français, à la lumière de cette typologie. Notre visée principale est de montrer que si

en effet ces deux langues présentent des traits qui les opposent d’un point de vue

typologique, on peut identifier en français la co-existence des deux stratégies

typologiques : celle qui consiste à encoder la trajectoire dans le verbe (e.g. entrer, sortir) et

celle qui consiste à encoder la trajectoire dans un préfixe (e.g. accourir, parcourir).

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

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Dans la première partie de ce chapitre, nous présenterons la typologie proposée par

Talmy et exposerons les différences qui existent entre les langues du monde : (a) dans la

façon de lexicaliser les différents éléments sémantiques associés au déplacement dans le

verbe (manière, cause, etc.) et (b) dans la façon de distribuer la trajectoire du déplacement

dans des éléments linguistiques différents. Dans la deuxième partie, nous étudierons les

propriétés typologiques du polonais en tant que langue à satellites typique et examinerons

la fonction jouée par les préfixes, dans la langue en général, et dans l’expression du

déplacement en particulier. Dans la troisième partie, nous examinerons les propriétés

typologiques du français, en tant que langue à cadre verbal, comme elle est le mieux

connue, mais aussi en tant que langue à satellites, comme il sera démontré. Sans entrer

dans les détails d’une analyse diachronique, nous tenterons en fin de cette troisième partie

d’apporter quelques éléments de réponses, concernant l’évolution du système préfixal en

français, susceptibles d’expliquer la co-existence de ces deux stratégies typologiques dans

la langue contemporaine. Cet examen nous permettra de mettre en lumière non seulement

des différences, mais aussi quelques similitudes typologiques entre le polonais et le

français jusqu’alors peu discutées dans la littérature.

L’étude présentée dans ce chapitre est essentiellement basée sur l’analyse des

verbes de déplacement que nous avons extraits de dictionnaires monolingues polonais

(Słownik J∏zyka Polskiego, 1995) (110 verbes ; cf. annexe IV) et français (Petit Robert,

2000) (183 verbes ; cf. annexe V). Ces données ne sont pas exhaustives au sens où il n’est

pas question de faire des listes complètes de verbes. Néanmoins, nous prenons la

précaution d’analyser un nombre suffisant d’exemples pour permettre l’observation des

tendances typologiques dominantes de ces deux langues. Par ailleurs, dans la mesure où les

propriétés typologiques du français en tant que langue à satellites ne sont pas discutées

dans la littérature, voire non reconnues, nous avons pris soin de vérifier les données en

menant une enquête auprès de 12 locuteurs français sur les verbes que nous avons tirés du

Petit Robert. Le but de cette enquête était d’extraire de l’ensemble de ces verbes ceux que

les locuteurs (a) connaissent, (b) ont dans leur vocabulaire actif et (c) utilisent dans le style

courant. Cette enquête nous a permis de filtrer 158 verbes à partir d’une liste comprenant

183 verbes (cf. annexe V).

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

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1. La typologie de l’expression du déplacement selon Talmy

La typologie sémantique du déplacement proposé par Talmy (1985, 2000), repose

sur une étude systématique de la relation entre les éléments sémantiques associés à

l’événement spatial – figure, fond, mouvement ou localisation, trajectoire, manière et/ou

cause – et la structure linguistique de surface. L’objectif principal de cette typologie est,

d’une part, d’examiner les relations combinatoires entre ces éléments et d’identifier les

préférences des langues quant à la lexicalisation de ces éléments dans le verbe et, d’autre

part, de classifier les langues selon l’outil morpho-syntaxique employé pour encoder la

notion de trajectoire qui, comme nous le verrons plus loin, est un élément fondamental de

tout événement de déplacement.

1.1. Types de lexicalisation

À partir de l’étude de la relation entre la structure sémantique de l’événement

spatial et son expression linguistique, Talmy montre à quel point les langues diffèrent dans

la façon d’encoder les différentes composantes sémantiques associées au déplacement, que

celui-ci soit spontané ou causé. En effet, suite à un examen de la structure sémantique des

verbes dans des langues souvent très éloignées, l’auteur dégage trois principaux types de

lexicalisation : (i) déplacement + trajectoire, (ii) déplacement + manière/cause et (iii)

déplacement + figure.

TYPES DE LEXICALISATION LANGUES

[déplacement + trajectoire] langues romaneslangues sémitiquespolynésien

[déplacement + manière / cause] langues germaniqueslangue slaveschinois

[déplacement + figure] atsugewinavajo

Tableau 11. Les types de lexicalisation (d’après Talmy, 2000-II : 60).

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

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Type 1 : V [déplacement + trajectoire]

Le premier type de lexicalisation consiste à lexicaliser dans la racine verbale le

déplacement et la trajectoire. Les exemples de l’espagnol, le plus représentatif parmi les

langues de ce type selon Talmy, montrent l’emploi de deux verbes dits de trajectoire :

entrar ‘entrer’ qui exprime le déplacement dirigé de l’extérieur vers l’intérieur d’un lieu et

salir ‘sortir’ qui exprime le déplacement orienté de l’intérieur vers l’extérieur.

(82) a. La botella entró a la cueva (flotando). (Talmy, 2000-II : 49)

b. La botella salió de la cueva (flotando).

Type 2 : V [déplacement + manière / cause]

Le deuxième type de lexicalisation, représenté notamment pas l’anglais, consiste à

lexicaliser dans la racine du verbe le déplacement et la manière et/ou la cause du

déplacement. Par exemple, dans l’énoncé (83a), le verbe to slide ‘glisser’ encode la

manière d’un déplacement continu sans secousse le long d’une surface, et dans l’énoncé

(84b), le verbe to blow ‘faire s’envoler par un souffle’ encode la cause du déplacement en

ce sens que le procès est le résultat d’une impulsion extérieure.

(83) a. The rock slid down the hill. (Talmy, 2000-II : 28)

b. The napkin blew off the table.

Type 3 : V [déplacement + figure]

Le troisième type de lexicalisation attesté dans les langues du monde consiste à

encoder dans la racine du verbe le déplacement et l’entité qui se déplace ou qui est

déplacée, soit la figure. Les exemples ci-dessous proviennent de l’Atsugewi, langue

amérindienne de Californie du Nord, et illustrent ce type particulier. Dans ces énoncés, le

verbe staq’ ‘liquide poisseux est / bouge’ encode la matière et la consistance de la figure,

que celle-ci soit localisée, comme en (84a) ou en déplacement comme en (84b).

(84) a. ’w- uh- staq’ -ik (Talmy, 2000-II : 59)

3p. réagir avec poids liquide poisseux est sur solcontre la gravité.CAUS

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

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‘Les boyaux se trouvent par terre.’

b. ’w- ca- staq’ -ict3p. vent.CAUS liquide poisseux bouge en direction de liquide‘(lit.) Les boyaux entrent dans un liquide à cause du vent.’

Ce type de lexicalisation, rare dans les langues du monde selon Talmy, se rencontre

occasionnellement dans des langues indo-européennes, comme l’anglais ou le français

dans lesquelles les verbes to rain ‘pleuvoir’ et to snow ‘neiger’ combinent dans leurs

racines deux constituants sémantiques, la figure et le déplacement de celle-ci avec une

orientation vers le bas.

D’après Talmy, dans les langues du monde le fond est le seul, parmi les différents

constituants de l’événement spatial, à ne jamais être lexicalisé de manière systématique

dans le verbe. Seuls quelques rares verbes lexicaliseraient le fond, comme les verbes

anglais to shelf ‘mettre sur une étagère’ et to land ‘atterrir’. Selon l’auteur, la lexicalisation

du fond est rare dans les langues du monde parce que le fond est un élément fixe qui

fonctionne comme un lieu de repère dans un événement par rapport auquel la figure,

l’élément saillant, se déplace.

1.2. Langues à cadre verbal versus langues à satellites

Parmi les différentes composantes d’un événement spatial, la trajectoire est

l’élément le plus fondamental et elle est toujours exprimée dans la structure énonciative.

Son importance s’explique, d’une part, par le fait que tout déplacement implique la

présence de la trajectoire et, d’autre part, par le fait qu’elle détermine le cadre spatio-

temporel d’un tel événement.

En effet, comme on peut le lire à partir du schéma ci-dessous, un déplacement

implique que la figure se déplace sur l’axe de la trajectoire à partir d’une source (site

initial) à un moment t1 pour atteindre un but (site final) à un moment t2. Pour aller d’un site

à l’autre, période relative à l’intervalle [t1 – t2], la figure doit parcourir un trajet (site

médian) qui est la portion d’espace située entre le point initial et le point final de la

trajectoire. Le déplacement est ainsi conçu comme un déroulement dans un cadre temporel

impliquant un début, un milieu et une fin dans lequel les différentes portions de l’espace,

initiale (source), médiane (trajet) et finale (but), réfèrent respectivement aux trois phases

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

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temporelles de l’événement, initiale, médiane et finale (cf. Borillo, 1998 ; Laur, 1993)19.

source trajet but

t1 t2

Talmy (1991, 2000) montre que les langues diffèrent de façon considérable dans la

façon d’exprimer le concept de trajectoire, en l’encodant soit dans le verbe soit dans un

morphème associé au verbe, particule ou préfixe. En fonction de l’outil morpho-syntaxique

employé par la langue pour décrire la trajectoire, l’auteur divise les langues en deux types

majeurs : langues à cadre verbal (verb-framed languages) qui encodent la trajectoire dans

le verbe, comme l’espagnol illustré en (85), et langues à satellites (satellite-framed

languages) qui encodent la trajectoire dans un morphème associé au verbe, comme

l’anglais illustré en (86)20. Les exemples ci-dessous permettent de voir en effet qu’en

espagnol, la trajectoire du mouvement est exprimée dans le verbe entrar qui dénote le

passage de l’extérieur vers l’intérieur et dans le verbe salir qui dénote le passage de

l’intérieur vers l’extérieur, et qu’en anglais cette même information est exprimée dans les

particules associées au verbe, in ‘en dedans’ (particule accolée à la préposition to) et out

‘en dehors’.

19 Nous verrons plus loin (cf. § 2.2.3.) que, dans l’expression linguistique, la notion de trajectoire peut être

combinée dans un morphème avec d’autres notions comme la conformation (géométrie du fond), la direction,

la deixis, le contour.20 Le terme “satellite”a été introduit par Talmy (1985, 1991) pour faciliter la comparaison entre les langues

qui mettent à l’œuvre des outils linguistiques différents (particules, préfixes, etc.) pour exprimer des concepts

similaires. L’auteur définit ce terme de la façon suivante : « (...) satellite is a grammatical category of any

constituent other than nominal complement that is in sister relation to the verb root. The satellite, which can

be either a bound affix or a free word, is thus intended to encompass all of the following grammatical forms,

which traditionally have been largely treated independently of each other : English particles, German

separable and inseparable verb prefixes, Latin or Russian verb prefixes, Chinese verb complements, Lahu

non-head ‘versatile verbs, Caddo incorporated nouns, and Atsugewi polysynthetic affixes round the verb

root. » (Talmy, 1991 : 486).

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

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(85) FIGURE MOVE + TRAJ FONDSOURCE / BUT MANIERE

NOM VERBE PPPRÉP + NOM GERONDIF

a. La botella entró a la cueva flotando. (Talmy, 2000-II : 49)

b. La botella salió de la cueva flotando.

(86) FIGURE MOVE + MANIERE TRAJ FOND

NOM VERBE SATELLITE NOM

a. The bottle floated into the cave. (Talmy, 2000-II : 49)

b. The bottle floated out of the cave.

On peut constater que le fait d’encoder la trajectoire dans un verbe ou dans un

satellite associé au verbe a une incidence sur l’expression de la manière du déplacement :

en espagnol, le fait d’encoder la trajectoire dans le verbe fait que la manière ne peut être

exprimée que de façon périphrastique dans un gérondif (flotando) ; en anglais, en

revanche, l’expression de la trajectoire dans la particule verbale permet d’exprimer la

manière dans le verbe principal de l’énoncé (floated).

1.3. Trajectoire télique versus trajectoire atélique

Lorsqu’on aborde l’étude de l’expression du déplacement, notamment dans une

perspective translinguistique, il est crucial de faire des distinctions à l’intérieur d’une

même langue. En effet, comme il découle des travaux de Aske (1989) et de Slobin &

Hoiting (1994), l’étude de l’expression du déplacement d’un point de vue typologique et

inter-langues nécessite que soient distingués différents types de situation, dans la mesure

où les langues peuvent recourir à des stratégies typologiques différentes selon la nature

aspectuelle de l’événement auquel on fait référence.

Suivant la typologie proposée par Talmy, et dans le but de mettre en lumière des

distinctions à l’intérieur d’une même langue dans la façon d’élaborer la trajectoire, Aske

(1989) propose de distinguer deux types de trajectoire : d’une part, la trajectoire télique qui

réfère à la transition de l’état initial à l’état résultant et, d’autre part, la trajectoire atélique

qui réfère à l’endroit où le déplacement a lieu, c’est-à-dire l’arrière-plan de l’action. En

d’autres termes, la trajectoire télique et la trajectoire atélique profilent deux types de

situation spatiale distincts, le déplacement avec changement de localisation, comme

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l’illustrent les exemples (87) et le déplacement sans changement de localisation, comme

l’illustrent les exemples (88).

(87) a. He ran out of the room.

b. He shut the door closed.

(88) a. The boat sailed along the river.

b. They traveled around the word.

La distinction entre la trajectoire télique et la trajectoire atélique est essentielle pour

une meilleure compréhension et une meilleure caractérisation des langues à cadre verbal,

comme pour le cas de l’espagnol présenté en (89) et (90). Aske (1989) et Slobin & Hoiting

(1994) montrent en effet que, conformément aux propriétés typologiques assignées aux

langues romanes, l’espagnol encode la trajectoire télique dans le verbe (89), mais que,

contrairement à cette tendance typologique, il décrit la trajectoire atélique dans une

préposition (90). Cet exemple reproduit donc le type d’expression attribuée typiquement à

des langues à satellites : la trajectoire étant encodée dans une préposition, la place du verbe

est laissée libre pour la description de la manière du déplacement.

(89) El hombre entró corriendo a la casa. (Slobin & Hoiting, 1994 : 496)‘L’homme entra à la maison en courant.’

(90) El hombre corrió hasta la casa.‘L’homme courut vers la maison.’

Slobin & Hoiting (1994) et Slobin (1996, 1997) rendent compte de cette spécificité

dans la structure des langues à cadre verbal en termes de « contrainte de franchissement de

frontière » (boundary-crossing constraint) selon laquelle la transition d’un état initial à un

état final est dénotée dans ce type de langues au moyen d’un verbe, et non pas, comme cela

est le cas des langues à satellites comme l’anglais, dans une particule. Les auteurs

expliquent cette contrainte par le fait que ces langues n’ont pas dans leur système

linguistique d’outils grammaticaux disponibles pour marquer linguistiquement une telle

transition spatiale.

Dans les paragraphes qui suivent, nous accorderons l’essentiel de notre attention à

l’expression du déplacement qui résulte d’un changement de relation spatiale entre la

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

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figure et le fond, et qui implique nécessairement l’expression de la trajectoire télique.

1.4. Hypothèses

L’hypothèse qui sous-tend cette analyse est que le contraste typologique entre les

langues est le résultat des stratégies morphosyntaxiques de ces langues.

Plus particulièrement, les paragraphes ci-dessus ont permis de montrer que le

déplacement peut être caractérisé comme un fait de nature spatio-temporel qui offre de lui-

même trois phases particulières :

i. la phase initiale qui correspond au début du déplacement ;

ii. la phase finale qui correspond à la fin du déplacement ;

iii. la phase médiane qui correspond au parcours.

Étant donné que la notion de trajectoire est essentielle dans un événement de

déplacement et ce, parce qu’elle structure le cadre spatio-temporel de l’événement, nous

ferons l’hypothèse que pour construire linguistiquement un événement comme un

changement de relation spatiale, la langue doit recourir obligatoirement à des marqueurs

qui lui permettent de profiler la trajectoire télique, un satellite ou un verbe. On posera que

lorsque la langue a dans son système des satellites pour marquer un tel changement, alors

la place du verbe est laissé libre pour encoder d’autres éléments sémantiques associés au

déplacement, notamment des éléments du co-événement, comme la manière. Par contraste,

lorsque la langue n’a pas dans son système d’outils morphologiques nécessaires pour

indiquer un tel changement, alors elle l’exprime à travers la classe lexicale de verbes et est

contrainte d’exprimer la manière dans un élément périphrastique.

Dans la partie qui suit (cf. §2), nous nous donnons pour but de montrer que le

polonais représente parfaitement le type de langue à satellites qui encode la trajectoire

télique de façon systématique dans un préfixe verbal et qui laisse le segment du verbe libre

pour l’expression de la manière du déplacement. Nous démontrerons ensuite (cf. §3), qu’à

l’encontre de la classification typologique proposée par Talmy pour les langues romanes,

le français atteste la coexistence de deux stratégies typologiques, la stratégie à cadre verbal

qui consiste à encoder la trajectoire du déplacement dans le verbe, comme cela est le cas de

l’espagnol, et la stratégie à satellites qui consiste à encoder la trajectoire dans un préfixe et

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qui rappelle celle du polonais. Nous montrerons qu’en français, le fait d’exprimer la

trajectoire dans un préfixe permet d’encoder dans le verbe principal de l’énoncé d’autres

éléments sémantiques associés au déplacement tels que la manière (étirer, enrouler) et

même la figure (écrémer, ébrancher) et le fond (empoter, embouteiller) qui, selon Talmy,

sont rarement encodés dans le verbe dans les langues du monde.

2. Le polonais comme langue à satellites

En tant que langue slave, le polonais se définit selon la typologie de Talmy (1985,

2000) comme une langue à satellites, comme cela est par ailleurs le cas des langues

germaniques tel que l’anglais que nous avons illustré plus haut (cf. §1.2.). Cette

classification typologique est motivée par le fait que le polonais, comme les autres langues

à satellites, encode la trajectoire du déplacement en dehors de la racine du verbe, dans un

préfixe, laissant ainsi libre la place du verbe pour l’expression de la manière du

déplacement. Les énoncés ci-dessous illustrent ces propriétés typologiques du polonais.

Ces énoncés sont composés d’un nominal dénotant la figure, marqué par le cas nominatif,

d’un verbe de déplacement auquel est attaché un préfixe et d’un complément

prépositionnel composé d’une préposition dynamique et d’un nominal dénotant le fond, ce

dernier étant marqué par un cas qui varie en fonction de la préposition appliquée. On peut

noter que la trajectoire du déplacement est exprimée dans ces exemples par un préfixe : le

préfixe w- ‘dans’ en (91a) dénote le passage de l’extérieur vers l’intérieur et le préfixe wy-

‘dehors’ en (91b) dénote le passage de l’intérieur vers l’extérieur. Le verbe biec ‘courir’,

quant à lui, exprime la manière du déplacement de la figure.

(91) [N.NOM PREF– VERBE PREP N.CAS]

FIGURE TRAJT

MOVE + MANIERE TRAJA

FOND

a. Paweł w– biegł do szkołyPaul.NOM dedans- courir.PASSE à école.GEN

‘Paul est entré à l’école en courant.’

b. Paweł wy– biegł ze szkołyPaul.NOM dehors- courir.PASSE de école. GEN

‘Paul est sorti de l’école en courant.’

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

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Notre objectif ici est d’examiner ces propriétés typologiques du polonais et de

mettre en lumière le rôle joué par les préfixes dans la conceptualisation des événements

dynamiques. Dans la première partie de cette section, nous présenterons un bref aperçu de

la préfixation dans la langue polonaise en mettant en exergue le rôle que les préfixes

verbaux jouent dans cette langue sur le plan aspectuel, rôle pour lequel ils sont le mieux

connus. Nous porterons ensuite l’essentiel de l’attention à la contribution sémantique des

préfixes dans l’expression du déplacement et montrerons comment, au-delà de leur

fonction aspectuelle, ils structurent des événements spatiaux sur l’axe de la trajectoire.

Nous évaluerons en dernier lieu la productivité de cette stratégie typologique particulière

par le biais de l’examen de la disponibilité et de la transparence sémantique des préfixes.

Cette présentation permettra de montrer que le polonais est un exemple typique et

très représentatif des langues à satellites, sa spécificité typologique étant d’encoder la

notion de la trajectoire télique de manière systématique dans le préfixe verbal et de laisser

le lexème verbal libre pour l’expression d’autres éléments sémantiques associés à

l’événement spatial comme la manière et la cause du déplacement.

2.1. La dérivation préfixale en polonais

Comme ont pu le montrer les exemples (91) ci-dessus, le satellite polonais se

réalise sous forme d’un préfixe. Le tableau 12 permet de voir qu’il existe en polonais 17

préfixes qui participent tous, comme nous le verrons dans la suite de ce chapitre, à

l’expression du déplacement en ajoutant au verbe de base une nuance sémantique relative à

la notion de trajectoire21. Il est important de noter que parmi ces 17 préfixes, trois d’entre

eux – roz-, wy-, wz- – n’assument que ce rôle-là, tandis que les quatorze autres co-existent

dans la langue avec les prépositions dont ils dérivent étymologiquement (Kuryłowicz,

1964). L’identité formelle et la co-existence des préfixes et des prépositions est importante

à retenir car elle nous permettra de montrer dans la suite de cette étude que, même si ces

morphèmes peuvent être distribués dans l’énoncé de manière « redondante » ou bien de

manière « différencié », chacun de ces morphèmes assume une fonction distincte dans

21 Notons que sémantiquement, les préfixes polonais sont très proches sémantiquement des particules

anglaises (in, out, away, etc.).

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

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l’expression du déplacement.

préfixe préposition glose préfixe préposition glose

do-na-nad-o(b)-od-po-pod-prze-

donanadoodpopodprzez

jusqu’àsurau-dessusautourà partir deà, partir àsousà travers, par

przy-roz-u-w-wy-wz-z- (sl. iÏ)z- (sl. su)za-

przy—uw——zzza

venir à, près deséparers’en aller, chezen dedansen dehorsen hauts’éloigner de, deassembler, avecderrière

Tableau 12. Préfixes et prépositions en polonais.

En polonais, la préfixation est un des outils les plus riches de la création lexicale, et

ce, en particulier dans le domaine des verbes auxquels les préfixes peuvent apporter une

grande variété de nuances sémantiques. Dans les paragraphes qui suivent, nous

présenterons d’abord les types de lexèmes que les préfixes peuvent former en polonais et

nous nous pencherons ensuite sur les fonctions que ces morphèmes assument dans le

domaine verbal sur le plan de l’aspect, de l’Aktionsart et de la dérivation lexicale.

2.1.1. Préfixes et principaux types de dérivés

Avant d’entrer dans le détail de la description linguistique, il nous semble important

de préciser au préalable notre choix du terme « préfixe ». En effet, dans la littérature

française (cf. Rousseau, 1995), les préfixes qui servent à la dérivation verbale sont appelés

tantôt préverbes, tantôt préfixes verbaux, tantôt préfixes tout court. Cette variation

terminologique révèle un désaccord théorique sur le statut des préfixes comme le montre

Stosic (2001, 2002) à partir d’une autre langue slave, le serbo-croate. Selon l’auteur, le

terme de « préverbe », motivé par l’origine de préfixes issus d’adverbes qui se rattachaient

préférentiellement aux verbes, attribue un statut particulier à ces préfixes en privilégiant le

rôle qu’ils jouent dans la dérivation verbale. Or, la plupart des préfixes impliqués dans la

dérivation verbale, que ce soit dans les langues slaves, les langues romanes ou d’autres

langues indo-européennes, peuvent également participer à la dérivation de noms et

d’adjectifs. Parmi les trois dénominations énoncées ci-dessus – préverbe, préfixe verbal,

préfixe –, il est par conséquent plus adéquat d’un point de vue théorique de parler de

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

117

« préfixe » tout court. Ce terme est en effet le seul à ne pas confiner la fonction de ce type

de morphèmes à la dérivation verbale et à ne pas sous-estimer le rôle qu’ils jouent dans la

formation des catégories de lexèmes autres que celle du verbe22. C’est ce choix

terminologique que nous faisons dans cette étude. Occasionnellement, nous ferons alterner

le terme de « préfixe » avec le terme de « satellite » proposé par Talmy (1985, 2000),

notamment quand il s’agira d’opérer plus aisément à un niveau translinguistique. Nous

aurons alors besoin d’un terme qui englobe différents types de morphèmes qui

entretiennent une relation proche avec le verbe, tels les préfixes ou bien certaines autres

particules verbales.

De fait, en polonais, parmi les 17 préfixes que nous avons cités dans le tableau 12 et

que l’on qualifie fréquemment de préfixes verbaux, aucun n’est effectivement spécialisé

dans la dérivation verbale proprement dite. En effet, comme on peut le voir à travers les

exemples des préfixes o-, pod- et prze- dans le tableau 13 ci-dessous, le même préfixe peut

participer non seulement à la formation de verbes, mais aussi à la dérivation d’adjectifs et

de noms. Il importe toutefois de noter que parmi les trois types de lexèmes dérivés au

moyen des préfixes, c’est la dérivation verbale qui est le processus le plus productif dans

cette langue (Wróbel, 1998).

VERBE →→→→ VERBE ADJECTIF →→→→ ADJECTIF NOM →→→→ NOM

o-autour-

powiedzieçdire

o-powiedzieçraconter

mylnyerroné

o-mylnyfaillible

kwiatfleur

o-kwiatcalice de fleur

pod-sous-

nieÊçporter

pod-nieÊçsoulever

morskimarin

pod-morskisous-marin

dachtoit

pod-daszegrenier

prze-par-

kwitnàçfleurir

prze-kwitnàçse faner

pysznydélicieux

prze-pysznyexquis

sàdjugement

prze-sàdsuperstition

Tableau 13. Principaux types de dérivés préfixaux en polonais.

Comme le montre le tableau 14 ci-dessous, les verbes, catégorie qui nous intéresse

plus particulièrement ici, sont essentiellement dérivés de bases verbales, mais peuvent être

également dérivés de bases nominales et de bases adjectivales. On note cependant que

22 Nous ne discuterons pas ici la controverse théorique qui existe chez certains auteurs quant au statut

théorique du préfixe. Pour une discussion approfondie de cette polémique, nous renvoyons au travail de

Montermini (2002).

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

118

quelle que soit la base, adjectivale ou nominale, la première étape de dérivation consiste

toujours à former un verbe non préfixé. Effectivement, contrairement au français que nous

illustrerons plus loin (cf. §3.2.), le polonais n’atteste pas de verbes formés par l’adjonction

simultanée de préfixe et de suffixe à une base adjectivale ou à une base nominale sans que

soit formée initialement un verbe non-préfixé.

LEXEME DE BASE VERBE PREF-VERBE

VERBE VERBE → PREF-VERBE

——

iÊçaller

płynàçnager

prze-jÊçpar-aller ‘traverser’

przy-płynàçprès-nager ‘venir à la nage’

ADJECTIF → VERBE → PREF-VERBE

jasnyclair

głuchysourd

jaÊnieçémettre la lumière

głuchnàçdevenir sourd

roz-jaÊniçdis-émettre la lumière ‘éclairer’

o-głuchnàçautour-devenir sourd ‘perdre l’ouïe’

NOM → VERBE → PREF-VERBE

krzewbuisson

grajeu

krzewiçplanter-répandre

graçjouer

wy-krzewiçdehors-planter ‘enlever (herbes)’

prze-graçpar-jouer ‘perdre en jeu’

Tableau 14. Bases lexicales de la dérivation verbale en polonais.

Mentionnons aussi qu’il existe en polonais la possibilité d’une double préfixation,

procédé qui s’effectue habituellement par l’adjonction des préfixes po- ou na- à d’autres

préfixes attestés dans la langue (e.g. po- + do- / na- / od-, etc. ; na- + do- / o(b)- / od-, etc.).

De manière générale, la double préfixation – po- + PREF ou na- + PREF – désigne l’action

accomplie par répétition ou par succession de gestes. Par exemple, ajoutés à la forme

imperfective du verbe rzucaç ‘jeter’, les préfixes po- ‘par-dessus’ et do- ‘à’ dans l’exemple

(92a) véhiculent l’idée d’ajouter un ensemble d’éléments de manière successive, et les

préfixes na- ‘sur’ + roz- ‘dis-, séparer’ dans l’exemple (92b) véhiculent l’idée de jeter un

ensemble d’éléments de manière successive et en les dispersant.

(92) a. jeter rzucaç > po-do-rzucaç ajouter qqch de manière successive

b. > na-roz-rzucaç jeter qqch de manière successive enle dispersant

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

119

Bien que possible, ce procédé morphologique n’est cependant pas très productif en

polonais où seuls les préfixes po- et na-, situés en position initiale, peuvent entrer dans de

telles combinaisons avec d’autres préfixes. D’autres types de combinaisons ne sont pas

attestées en polonais, que ce soit en alternant la position des préfixes po- ou na- (e.g. *do- /

na- / od- + po- ; *do- / o(b)- / od- + na-) ou en combinant des préfixes autres que po- ou

na- entre eux (e.g. *do- + przy- / roz- / wy-, etc. ; *przy- + do- / roz- / wy-, etc.).

La section suivante aborde les différents rôles que les préfixes jouent en polonais

dans le domaine verbal.

2.1.2. Le rôle des préfixes en polonais : aspect, Aktionsart et dérivation lexicale

Comme dans toutes les autres langues slaves (russe, tchèque, bulgare, etc.), en

polonais aussi les préfixes verbaux sont principalement connus pour le sens aspectuel

perfectif qu’ils ajoutent aux racines verbales imperfectives auxquelles ils se rattachent. Or,

comme le souligne Talmy (2000-II), les morphèmes aspectuels dans les langues du monde

révèlent, au-delà de leur sens aspectuel, d’autres traits sémantiques comme la manière, la

quantité, l’intention ou bien encore la trajectoire du mouvement, cette dernière étant celle

qui nous intéressera plus particulièrement dans ce chapitre (cf. Talmy, 2000-II).

Concernant les langues slaves, les auteurs comme Guentchéva (2002), Paillard (2002) et

Spencer & Zaretskaya (1998) s’accordent à dire que les préfixes assument trois fonctions

majeures qui sont (i) l’aspect perfectif, (ii) l’Aktionsart ou ‘mode d’action’ et (iii) la

dérivation lexicale. Sans entrer dans les détails de l’analyse, nous présentons ces trois

fonctions dans les paragraphes ci-dessous.

Aspect. Tout verbe polonais est naturellement caractérisé par l’aspect imperfectif.

Attaché à la forme imperfective, le préfixe entraîne la perfectivisation de celle-ci en

définissant l’événement dénoté par le verbe dans le cadre temporel dans lequel il se

produit, (Comrie, 1976). Ainsi, la caractéristique essentielle des formes perfectives est de

dénoter des procès bornés et accomplis, qui ont déjà eu lieu, qui ont lieu ou qui auront lieu

dans l’avenir. Les formes imperfectives, quant à elles, dénotent des activités sans délimiter

les bornes temporelles. Les exemples ci-dessous illustrent ce procédé au moyen des verbes

pisaç ‘écrire’ et czytaç ‘lire’. Ainsi, les formes imperfectives de ces verbes n’impliquent de

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

120

façon inhérente aucune limite à atteindre par l’action d’écrire ou de lire. C’est-à-dire,

même si le regard porté sur l’action s’arrête à un moment donné, le processus d’écrire et

de lire peut très bien continuer à se produire. Les formes perfectives de ces verbes, quant à

elles, imposent une limite à atteindre au-delà de laquelle l’action d’écrire ou de lire est

considérée comme achevée23.

(93) IMPERFECTIF PERFECTIF

a. ‘écrire’ pisaç na-pisaç ‘finir d’écrire’sur-écrire

b. ‘lire’ czytaç prze-czytaç ‘finir de lire’par-lire

Aktionsart. De manière concomitante avec l’aspect, les préfixes verbaux définissent

également la façon dont se déroule le procès dénoté par le verbe, c’est-à-dire le mode

d’action ou Aktionsart (Comrie, 1976 ; Dahl, 1999). Il nous semble utile de rappeler que,

d’une manière générale, l’Aktionsart concerne l’état de choses (states of affairs) ou,

autrement dit, la façon dont se déroule le procès, tandis que l’aspect renvoie à la

perspective de l’observateur vis-à-vis d’un procès, celui-ci pouvant être perçu dans son

déroulement (imperfectif) ou bien dans son achèvement (perfectif) (cf. Dahl, ibid.).

En ce qui concerne l’Aktionsart, les préfixes polonais peuvent caractériser, entre

autres, le déroulement temporel, quantitatif, ou bien encore intensif d’un événement24. Les

exemples ci-dessous illustrent ces trois modes d’action à partir des verbes płakaç ‘pleurer’

et Êpiewaç ‘chanter’ : le préfixe za- en (94a) dénote le mode temporel et marque la phase

initiale du procès, le préfixe roz- en (94b), qui est combiné ici avec le pronom réfléchi si∏,

dénote le mode intensif et indique la phase évolutive du procès, puis le préfixe po- en (94c)

dénote le mode quantitatif et exprime l’idée de délimitation du procès.

23 Bien que les verbes imperfectifs soient généralement caractérisés par une forme non préfixée, la langue

atteste également les verbes imperfectifs préfixés, mais augmentés en même temps par un suffixe (-a-/-ja-, -

wa- ou iwa-/-ywa-) qui se place devant la flexion finale du verbe.24 Wróbel (1998) dénombre une trentaine de modes d’action en polonais (voir également Mel’ãuk, 1994-II à

propos des modes d’action en russe).

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

121

(94) a. za-płakaç commencer à pleurer [mode temporel]

derrière-pleurerza-Êpiewaç commencer à chanterderrière-chanter

b. roz-płakaç si∏ éclater en sanglots [mode intensif]

dis-pleurerroz-Êpiewaç si∏ se mettre à chanterdis-chanter

c. po-płakaç pleurer un petit peu [mode quantitatif]

‘à’-pleurerpo-Êpiewaç chanter un petit peu‘à’-chanter

Dérivation lexicale. Le processus de préfixation permet par ailleurs de modifier la

signification du verbe de base de manière à dénoter une situation différente de celle

originellement dénotée par le verbe de base et dont le sens peut être plus ou moins

étroitement lié au sens de ce dernier (cf. Spencer & Zaretskaya, 1998). Les exemples ci-

dessous permettent de voir qu’un simple ajout du préfixe à un verbe de base, ici pisaç

‘écrire’ et powiedzieç ‘dire’, induit un changement de sens. Par exemple, ajoutés au verbe

pisaç ‘écrire’ le préfixe o- ‘autour’ crée le sens de ‘représenter quelque chose en détail par

écrit ou à l’oral’ (95a), le préfixe pod- ‘sous’ crée le sens de ‘revêtir un écrit de sa

signature’ (95b), le préfixe prze- ‘à travers’ fait naître le sens de ‘reproduire un écrit’ (95c)

et le préfixe za- ‘derrière’ crée le sens de ‘mettre une observation par écrit’ (95d). Le sens

du nouveau dérivé émerge ainsi de l’association morpho-sémantique du préfixe et de la

base verbale tout en restant intimement lié à la sémantique du verbe.

(95) a. o- pisaç ‘décrire’ o- powiedzieç ‘raconter’autour-écrire autour-dire

b. pod- pisaç ‘signer’ pod- powiedzieç ‘dire à voix basse’sous-écrire sous-dire

c. prze- pisaç ‘copier’ prze- powiedzieç ‘prédire’par-écrire par-dire

d. za- pisaç ‘noter’ za- powiedzieç ‘annoncer’derrière-écrire derrière-dire

Il est important de souligner qu’en polonais aucun des préfixes n’est spécialisé dans

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

122

l’expression de telle ou telle fonction et que chaque préfixe peut marquer aussi bien

l’aspect que l’Aktionsart, et participer par ailleurs à la création des mots nouveaux (cf.

Paillard, 2002 à propos du russe). Notons également que les préfixes polonais sont très

sensibles à la sémantique du verbe auquel ils se rattachent et que leur apport sémantique

peut varier sensiblement en fonction de cette sémantique (Kopecka, 2001, ms.). En effet,

tout en se combinant avec des verbes sémantiquement proches, le même préfixe peut

véhiculer des sens différents. Ainsi, les exemples (96) ci-dessous montrent que, bien que

dérivés au moyen d’un même préfixe na-, les verbes napiç si∏ ‘boire’ et najeÊç si∏

‘manger’ véhiculent deux nuances sémantiques sensiblement différentes : napiç si∏ signifie

‘boire un petit peu de manière à étancher la soif’, alors que najeÊç si∏ signifie ‘manger

jusqu’à satiété’. Les deux dérivés véhiculent un sens quantitatif, néanmoins la quantité

dénotée par napiç si∏ est proportionnellement inverse à la quantité dénotée par najeÊç si∏.

(96) a. ‘boire’ piç > na-piç si∏ ‘boire un petit peu de manièresur-boire REFL à étancher la soif’

b. ‘manger’ jeÊç > na-jeÊç si∏ ‘manger jusqu’à satiété’sur-manger REFL

Dans cette partie, nous avons essentiellement cherché à présenter le rôle que les

préfixes jouent dans le domaine verbal en polonais, notamment en ce qui concerne leur

incidence sur le plan de l’aspect, de l’Aktionsart et de la dérivation lexicale. Si ces trois

fonctions des préfixes sont un fait bien connu, la contribution de ces morphèmes dans

l’expression du déplacement n’a pas fait l’objet de nombreuses études et les propriétés

typologiques du polonais en tant que langue à satellites n’ont pas éveillé jusqu’à présent

l’intérêt des chercheurs. C’est ce volet typologique relatif au domaine du déplacement que

nous nous proposons d’explorer dans la partie suivante.

2.2. Le rôle des préfixes dans l’expression du déplacement

Les préfixes polonais attestent un très large champ d’applicabilité dans la mesure

où ils peuvent s’allier à des verbes appartenant à des domaines sémantiques extrêmement

variés comme l’action (manipulation, transformation, création), la perception (visuelle,

olfactive, tactile), le changement d’état, etc. Parmi cette grande variété sémantique des

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

123

verbes, les verbes de déplacement constituent une des sources lexicales les plus propices à

la dérivation préfixale en polonais.

Cette partie se donne pour objectif d’analyser l’incidence sémantique des préfixes

sur ce type de verbes et d’examiner par ce biais la contribution des préfixes dans

l’expression des relations spatiales relatives au déplacement. Dans un premier temps, nous

illustrerons la nature sémantique des verbes de mouvement auxquels peuvent s’allier

différents préfixes. Nous examinerons ensuite l’incidence des préfixes sur l’expression du

déplacement et leur rôle dans la conceptualisation de l’événement spatial. Enfin, en dernier

lieu, par le biais de l’examen des propriétés sémantiques des préfixes polonais, nous

analyserons la façon dont les préfixes structurent la trajectoire du déplacement.

2.2.1. La sémantique des verbes de déplacement

Cette section se propose d’examiner la sémantique des verbes de déplacement en

polonais à la lumière des types de lexicalisation tels que définis par Talmy (1985, 2000).

Nous avons vu dans l’introduction typologique à ce chapitre (cf. § 1.1.) qu’il existe dans

les langues du monde trois principaux types de combinaison sémantique entre les éléments

conceptuels associés au déplacement – (i) déplacement + trajectoire, (ii) déplacement +

manière/cause et (iii) déplacement + figure – et que, selon Talmy, les langues privilégient

généralement un type de lexicalisation particulier.

Pour ce qui est du polonais, l’examen des 106 verbes de déplacement extraits d’un

dictionnaire polonais monolingue (Słownik J∏zyka Polskiego, 1995) nous a permis de

dégager les trois types de lexicalisation suivants :

a. [déplacement + manière]

b. [déplacement + manière + cause]

c. [déplacement + manière + cause + figure]

Dans un premier temps, on peut dégager à partir de ces trois modèles de

lexicalisation deux catégories de verbes : d’une part, les verbes de mouvement spontané

qui réfèrent au fait que la figure se déplace dans l’espace par ses propres moyens (schéma

a) et, d’autre part, les verbes de mouvement causé qui réfèrent au déplacement de la figure

causé par un agent (schémas b et c). On le voit, quel que soit le type de déplacement qu’il

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

124

exprime, spontané ou causé, le verbe polonais a comme spécificité d’encoder de façon

systématique la manière du déplacement, avec possibilité de se combiner avec d’autres

éléments sémantiques, comme la cause ou la figure. Il est essentiel de remarquer que le

verbe polonais n’encode jamais la trajectoire du déplacement dans le verbe et qu’il relève,

de manière générale, de la modalité d’action imperfective. Le fait même de ne pas induire

de façon intrinsèque la notion de trajectoire implique que le verbe polonais conçoit le

déplacement comme un changement d’emplacement et non pas comme un changement de

localisation. En effet, comme nous l’avons dit plus haut (cf. §1.3.), pour qu’un procès soit

construit comme un changement de localisation, l’expression de la trajectoire télique est

indispensable, sans quoi il est perçu comme une simple activité impliquant un mouvement

à l’intérieur d’un même cadre de référence.

Regardons à présent de plus près la nature sémantique de ces verbes polonais.

En ce qui concerne les verbes qui encodent la MANIERE du déplacement, leur

particularité est d’exprimer le déplacement spontané et de décrire comment la figure se

déplace dans l’espace. Selon le sémantisme du verbe, on peut dégager en polonais trois

types principaux de manière du déplacement : (a) le moyen de locomotion utilisé par

l’agent pour se déplacer (97a), (b) la manière de mouvoir le corps au cours du déplacement

(97b) et (c) la vitesse du mouvement (97c). On peut constater que l’ensemble de ces verbes

dénote essentiellement la manière de se mouvoir des entités animées qui se déplacent soit

par leur propre force physique soit par un moyen de locomotion dont ils contrôlent le

mouvement.

(97) [DEPLACEMENT + MANIERE]

a. moyen de locomotion utilisé 25

frunàç ‘voler en utilisant des ailes (oiseaux)’, iÊç ‘aller à pied’, jechaç ‘aller envéhicule’, lecieç ‘aller en avion (ou voler)’, płynàç ‘aller en bateau / nager’,etc.

25 Soulignons que ces verbes n’encodent pas le véhicule même, mais uniquement le type du véhicule utilisé

(véhicule à roues, véhicule volant, véhicule de navigation). En ce sens, le polonais diffère de l’anglais qui a

dans son répertoire lexical toute une série de verbes dérivés à partir des noms des véhicules : to bicycle ‘aller

en vélo’, to boat ‘aller en bateau’, to skate ‘faire du patin’, to helicopter ‘transporter en hélicoptère etc.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

125

b. manière de se mouvoir

biec ‘courir’, brnàç ‘marcher avec effort’, skoczyç ‘sauter’, ciàgnàç si∏‘avancer mollement et lourdement’, czołgaç si∏ ‘ramper (humains)’, kuÊtykaç‘boîter, clopiner’, pełznàç ‘ramper (animaux)’, płynàç ‘nager’, etc.

c. vitesse du mouvement

gnaç ‘foncer à toute vitesse’, goniç ‘courir à bout de souffle’, leêç ‘avancerlentement’, gramoliç si∏ ‘avancer lentement avec peine’, p∏dziç ‘courir à toutevitesse’, wlec si∏ ‘avancer mollement et lentement’, etc.

Le deuxième type de lexicalisation concerne les verbes du déplacement causé qui

expriment un mouvement volontaire et intentionnel d’un agent et qui encodent la MANIERE

et la CAUSE du déplacement : ils décrivent en effet ce que fait l’agent avec la figure et

comment il le fait. On peut discerner parmi ces verbes, d’une part, les verbes qui dénotent

la manière de déplacer la figure (98a) et, d’autre part, les verbes qui dénotent la manière de

localiser la figure (98b). Alors que les verbes du premier groupe décrivent la manière selon

laquelle la figure est déplacée dans l’espace par un agent, la particularité des verbes du

deuxième groupe est d’exprimer la disposition finale de la figure et de décrire sa

configuration spatiale par rapport à l’entité de référence. Ce deuxième ensemble de verbes

comprend essentiellement les verbes de posture sous leur forme agentive, qui, à l’exception

du verbe sadzaç ‘mettre assis’, s’appliquent tous, comme nous l’avons montré dans le

chapitre précédent, aussi bien à des entités animées qu’à des objets non animés (cf. chapitre

3 ; §5).

(98) [DEPLACEMENT + MANIERE + CAUSE]

a. la manière de déplacer un objet

ciàgnàç ‘tirer’, pchaç ‘pousser’, rwaç ‘arracher’, rzucaç ‘jeter’,sunàç ‘glisser’, toczyç ‘rouler’, etc.

b. la manière de localiser un objet

kłaÊç ‘mettre allongé’, sadzaç ‘mettre assis’, stawiaç ‘mettre debout’,wieszaç ‘pendre’, etc.

Finalement, le troisième type de lexicalisation représente les verbes de déplacement

causé qui encodent non seulement la MANIERE et/ou la CAUSE, mais également un élément

sémantique relatif à la FIGURE. Bien que restreinte en nombre d’items, cette catégorie

comprend d’une part, les verbes qui dénotent la consistance de la figure (substances

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

126

poudreuses, liquides ou graisseuses) (99a) et, d’autre part, les verbes qui encodent la figure

elle-même et qui sont dérivés à partir du nom qui désigne la figure (99b). Notons que le

premier groupe de ces verbes présente une certaine complexité conceptuelle puisqu’ils

lexicalisent dans leur racine quatre éléments sémantiques qui sont le DEPLACEMENT, la

MANIERE, la CAUSE et la FIGURE. Quant aux verbes du deuxième groupe, la notion de

manière n’est pas induite dans leur sémantisme de façon explicite.

(99) [DEPLACEMENT + MANIERE / CAUSE + FIGURE]

a. la consistance de la figure

sypaç ‘verser une matière poudreuse’, laç ‘verser une matière liquide’,smarowaç ‘étaler une matière graisseuse’ ;

b. la figure

łuskaç ‘écosser, écailler’, pieprzyç ‘poivrer’, soliç ‘saler’,Êniežyç ‘neiger’, etc.

Alors que la lexicalisation de la manière et de la cause dans le verbe est un

phénomène largement répandu en polonais, celle de la figure est un procédé beaucoup plus

rare. En effet, comme c’est le cas de la grande majorité des langues indo-européennes, en

polonais aussi la figure et le déplacement sont habituellement encodés séparément, dans le

nom et dans le verbe respectivement. On peut toutefois noter que le polonais offre

occasionnellement la possibilité d’exprimer la figure dans le verbe ou en dehors de celui-

ci, comme l’attestent les exemples (100). En apparence synonymes, ces deux stratégies

linguistiques ne véhiculent pourtant pas les mêmes nuances sémantiques : si l’expression

de la figure dans le nominal (100a) réfère à un phénomène atmosphérique naturel, la fusion

de la figure dans le verbe (100b) permet de mettre en relief l’intensité du phénomène26.

(100) a. pada Êniegtombe.PRES neige.NOM

‘tombe la neige’

b. Êniežyçneige.INF

‘neiger’

26 Le verbe Êniežyç ‘neiger’ est le seul à encoder un phénomène atmosphérique ; des éléments comme la

pluie, le grêle, le vent sont habituellement encodés dans un nominal.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

127

Sans prétendre à l’exhaustivité, cette section nous a permis de donner un aperçu sur

les types de lexicalisation le mieux attestés en polonais. Comme nous avons pu le voir, ces

verbes n’ont pas de structure temporelle interne et leur sémantique est intimement liée avec

la notion du déplacement sans changement de relation spatiale par rapport au cadre de

référence ; autrement dit, ils dénotent des activités.

La section suivante se donne pour objectif de montrer que, lorsqu’ils s’allient à ce

type de verbes, les préfixes jouent un rôle essentiel dans l’expression du déplacement en

introduisant les bornes temporelles au procès dénoté par le verbe et en structurant ce procès

comme un événement qui implique un changement de relation spatiale.

2.2.2. Le préfixe en tant qu’élément structurant l’événement

Nous avons vu plus haut (cf. §2.1.2.) que la fonction fondamentale des préfixes

polonais était celle de l’aspect qui consiste à introduire une borne temporelle au procès

auquel fait référence le verbe de base. Or, lorsqu’ils s’ajoutent à des verbes de

déplacement, les préfixes jouent un rôle essentiel en ce qu’ils profilent non seulement le

cadre temporel de l’événement, mais également son cadre spatial en ajoutant au verbe la

notion de trajectoire que celui-ci n’induit pas de manière inhérente.

Les énoncés ci-dessous qui illustrent l’emploi des verbes de manière biec ‘courir’

en (101) et płynàç ‘nager’ en (102) démontreront la contribution des préfixes dans

l’expression du déplacement en polonais. Dans les énoncés (101a) et (102a), les verbes

biec ‘courir’ et płynàç ‘nager’ expriment des procès qui n’ont pas de limites temporelles

intrinsèques et qui ne sont pas orientés vers un but ; ils dénotent donc le changement

d’emplacement à l’intérieur d’un même lieu de référence. Dans les énoncés (101b) et

(102b), ces mêmes verbes sont accompagnés d’un groupe prépositionnel introduit par do

‘à’ + GEN. Ce complément contribue à la construction de la scène spatiale en ce qu’il

apporte une information concernant la direction du déplacement. Toutefois, comme on le

voit, un simple ajout du complément directionnel ne suffit pas pour indiquer le changement

de la relation spatiale entre la figure et le fond, de sorte que le procès auquel il est fait

référence est perçu comme un déplacement orienté vers un but, mais qui n’aboutit pas à un

changement de localisation de la figure par rapport au fond. Il revient donc au préfixe

d’indiquer un tel changement. Comme les exemples (101c) et (102c) le montrent, un

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

128

simple ajout du préfixe introduit une limite temporelle et marque la transition d’un lieu à

un autre. Dans l’exemple (101c), cette transition est indiquée par le préfixe w- ‘dans’ qui

dénote le passage de l’extérieur vers l’intérieur et dans l’exemple (102c), cette transition

est indiquée par le préfixe do- ‘à’ qui dénote l’arrivée au but. Ainsi, la présence du préfixe

fait que le procès dénoté par le verbe se traduit comme un événement, c’est-à-dire comme

un changement de relation spatiale.

(101) a. Anna biegłaAnne.NOM courir.PASSE

‘Anne a couru.’

b. Anna biegła do szkołyAnna.NOM courir.PASSE à école.GEN

‘Anna a couru à l’école’

c. Anna w-biegła do szkołyAnna.NOM dans-courir.PASSE à école.GEN

‘Anna est entrée à l’école en courant’

(102) a. Paweł płynàłPaul.NOM nager.PASSE

‘Paul a nagé dans le lac.’

b. Paweł płynàł do brzeguPaul.NOM nager.PASSE à rive.GEN

‘Paul a nagé vers la rive.’

c. Paweł do-płynàł do brzeguPaul.NOM à-nager.PASSE à rive.GEN

‘Paul est arrivé à la rive en nageant.’

Il apparaît donc qu’en déterminant le cadre spatio-temporel du procès et en

indiquant le changement de la relation spatiale, le préfixe permet de structurer le contenu

conceptuel de l’énoncé et joue de ce fait un rôle crucial dans la conceptualisation des

événements spatiaux. Cette structuration, comme nous le verrons dans la section suivante,

se réalise sous forme de schémas sous-jacents aux propriétés sémantiques des préfixes.

Toutefois, avant d’aborder l’examen des propriétés sémantiques des préfixes

utilisés pour exprimer la trajectoire télique, il semble utile de s’arrêter un moment, d’une

part, sur la question de la distribution formelle et sémantique entre le préfixe et la

préposition et, d’autre part, sur la question du partage des fonctions entre ces deux

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

129

éléments dans l’énoncé. Dans une section antérieure (cf. §2.1.), nous avons attiré

l’attention sur le fait que les préfixes pouvaient co-exister dans la langue avec les

prépositions dont ils tiraient l’origine et que, quand c’était le cas, les préfixes avaient

habituellement la même forme et portaient le même sens que ces prépositions. Il convient

de remarquer que cette concomitance implique que les préfixes et les prépositions peuvent

être distribués dans l’énoncé soit d’une manière différenciée soit d’une manière

redondante. Les exemples (101c) et (102c) ci-dessus illustrent parfaitement cette

distribution : l’énoncé (101c) offre l’exemple d’une distribution différenciée où le préfixe

w- ‘dans’ et la préposition do ‘à’ porte chacun une sémantique différente ; l’énoncé (102c),

en revanche, offre l’exemple d’une distribution redondante au sens où le préfixe do- ‘à’ et

la préposition do ‘à’ sont formellement identiques et ont, du fait de leur origine commune,

une sémantique semblable. Cependant, cette distribution apparemment redondante d’un

point de vue formel et souvent sémantique est loin d’être répétitive. En effet, comme nous

avons pu le voir à travers les exemples illustrés plus haut, chacun de ces morphèmes

remplit une fonction distincte dans la conceptualisation de l’événement spatial. Alors que

la préposition profile l’orientation générale du déplacement et dénote ainsi le lieu scénique

du déplacement, le préfixe indique, quant à lui, la phase spatio-temporelle de l’événement,

où la portion finale de la trajectoire coïncide avec le moment d’achèvement du

déplacement, et contribue de ce fait à l’expression de la transition spatiale. Ainsi, qu’elle

soit différenciée ou redondante d’un point de vue formel, la sémantique spatiale du préfixe

et celle de la préposition en polonais se distinguent incontestablement d’un point de vue

fonctionnel.

Cette section avait pour but de montrer l’importance du rôle joué par les préfixes

dans la façon de structurer l’événement spatial. La section suivante se propose d’examiner

les propriétés sémantiques des préfixes et de montrer par ce biais la façon dont ils profilent

différentes phases spatio-temporelles du déplacement.

2.2.3. La représentation des phases spatio-temporelles par les préfixes

Étant donné que les préfixes structurent le cadre spatio-temporel du déplacement,

l’examen de leurs propriétés sera fondé sur des aspects à la fois spatiaux et temporels et

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

130

cherchera à définir en premier lieu la phase spatio-temporelle que chacun des préfixes

profile.

Comme nous l’avons exposé dans la première partie de ce chapitre (cf. §1.2.), le

déplacement sur l’axe de la trajectoire implique trois phases spatio-temporelles :

i. la phase initiale qui coïncide avec la portion initiale de la trajectoire (la

source) ;

ii. la phase médiane qui couvre le cours du déplacement et qui coïncide avec la

portion médiane de la trajectoire (le trajet) ;

iii. la phase finale qui coïncide avec la portion finale de la trajectoire (le but).

En conséquence, le préfixe aura le trait initial s’il implique de manière intrinsèque

la portion initiale de la trajectoire, soit le fait de quitter ou de s’éloigner de la source. Le

préfixe aura le trait final s’il implique de manière intrinsèque la portion finale de la

trajectoire, soit le fait de s’approcher ou d’atteindre le but. Enfin, il sera défini par le trait

médian s’il implique de manière intrinsèque la portion d’espace située entre le point initial

et le point final de la trajectoire, soit le fait de passer au cours du déplacement par l’espace

intérieur du lieu de référence.

Comme le souligne Talmy (2000-II), la notion de trajectoire est, d’une manière

générale, lexicalisée avec d’autres aspects sémantiques (telles la position de l’observateur,

la géométrie du fond, la direction, etc) relatifs à l’espace et qu’il est important de prendre

en compte. L’examen des préfixes polonais a permis de dégager les cinq paramètres

spatiaux suivants que les préfixes peuvent incorporer de manière concomitante avec la

notion de trajectoire :

i. la deixis qui réfère à la perspective de locuteur par rapport à l’événement

spatial ;

ii. la conformation qui réfère à la géométrie ou configuration du fond ;

iii. le contour qui réfère à l’axe qui délimite extérieurement le fond ;

iv. la position relative qui réfère à la position finale de la figure par rapport au

fond ;

v. la direction qui réfère à l’orientation du déplacement par rapport à l’axe

haut-bas ou à l’axe centripète-centrifuge.

Si l’on considère les éléments sémantiques qu’ils incorporent, les préfixes polonais

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

131

peuvent être répartis de la manière suivante :

TRAJECTOIRE phase initiale (source) phase médiane (trajet) phase finale (but)

+ deixis po- à, partir à przy- près,venir à

+ conformation od-wy-z- (sl. iÏ)u-

à partir deen dehorsdes’en aller

prze- par, à travers do-w-na-

jusqu’àen dedanssur

+ contour o(b)- autour

+ position relative pod-nad-za-

au-dessousau-dessusderrière

+ direction roz- séparer z- (sl. su) assembler

wz- en haut

Tableau 15. La répartition des préfixes selon leurs propriétés sémantiques.

Si l’on se focalise sur l’expression de différentes phases spatio-temporelles du

déplacement, paramètre qui nous intéresse le plus dans cet exposé, le tableau ci-dessus

permet de voir qu’il existe en polonais cinq préfixes définis par le trait initial (od-, u-, po-,

wy-, z-), trois préfixes définis par le trait médian (prze-, wz-, o(b)) et sept préfixes définis

par le trait final (do-, pod-, nad-, za-, przy, w-, na). On discerne par ailleurs deux préfixes

qui profilent de manière concomitante deux phases spatio-temporelles : roz- qui se définit

par les traits initial et médian, et z- qui se définit par les traits final et médian. Cette

distribution permet de constater qu’il existe en polonais une certaine disparité concernant

l’encodage des différentes phases spatio-temporelles en ce que la phase finale bénéficie

d’une plus forte densité d’encodage (coding density, Givón, 1979) que la phase initiale et

la phase médiane27.

Dans les paragraphes qui suivent, nous proposons d’illustrer au moyen d’exemples

représentatifs de la sémantique qu’ils véhiculent la façon dont les différents préfixes

profilent différentes phases du déplacement. À cette fin, nous aurons recours à de simples

27 Cette distribution semble suggérer un intérêt plus marqué pour le lieu final du déplacement que pour les

lieux initial et médian. Il serait toutefois hasardeux de tirer cette conclusion à partir d’une seule langue si ce

n’est que de dire que, en général, la phase finale est plus ancrée dans la visée pragmatique du déplacement.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

132

figures schématiques.

Nous voudrions souligner que cette présentation ne cherche nullement à décrire

toute la gamme de nuances sémantiques que peut véhiculer un seul préfixe en polonais. Il

nous serait en effet impossible d’accomplir une telle tâche dans l’espace qui nous est

imparti ; par ailleurs, une telle description dépasserait les objectifs de l’étude typologique

de ce chapitre. Ainsi, il relève de notre choix conscient et délibéré de ne considérer ici que

les emplois les plus typiques de chaque préfixe. Nous voudrions préciser également que la

sémantique des compléments prépositionnels (PREP + C A S) ne fera pas l’objet de

commentaires d’une manière systématique, notre but principal étant de mettre en exergue

les propriétés typologiques du polonais en tant que langue à satellites et de nous focaliser

en conséquence sur le sémantisme des préfixes. Nous ne considérerons les groupes

prépositionnels que dans les cas jugés intéressants où, par exemple, le complément

prépositionnel modifie ou désambiguïse l’interprétation du sens véhiculé par le préfixe.

Compte tenu de ces observations, nous pouvons maintenant aborder la façon dont

les préfixes structurent sémantiquement le déplacement. Nous exposerons tout d’abord

l’expression de la phase initiale, puis celle la phase finale, et considérerons en dernier

l’expression de la phase médiane en y incluant les deux préfixes qui définissent deux

phases de manière concomitante.

A. Expression de la phase initiale du déplacement

Comme l’a mis en évidence le tableau 15, il existe en polonais cinq préfixes qui

profilent la phase initiale du déplacement et qui dénotent le mouvement d’éloignement à

partir d’un lieu initial : po- ‘partir à’ qui induit le sens déictique et od- ‘à partir de’, u- ‘s’en

aller’, wy- ‘en dehors’ et z- ‘de’ qui définissent la géométrie du fond. Bien que la propriété

commune de ces préfixes soit d’indiquer l’éloignement d’un lieu initial, chaque préfixe

profile ce lieu de manière distincte.

Perspective de l’observateur. Le préfixe po- ‘à, partir à’ dénote un mouvement qui

est perçu comme un éloignement à partir de l’observateur et incorpore donc un sens

déictique28. Au-delà de ce trait, la particularité de ce préfixe est, comme l’illustrent les

28 Les constructions verbales avec le préfixe po- est un des points d’analyse le plus délicat en polonais. Ce

préfixe, qui est souvent considéré dans la littérature slave comme un morphème très abstrait (Sakhno, 2001),

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

133

exemples (104), d’indiquer que le mouvement s’effectue à partir d’un lieu initial et qui est

orienté vers un autre lieu. Toutefois, tout en indiquant l’orientation vers le but, po- n’induit

pas l’atteinte du but final (cf. Agrell, 1918).

(�

Fig. 11. po- ‘partir à’

(104) a. Ania po-szła do bibliotekiAnne.NOM partir à-aller.PASSE à bibliothèque.GEN

‘Anne est partie à la bibliothèque.’

b. Piotr po-biegł na boiskoPierre.NOM partir à-courir.PASSEsur terrain de jeu.ACC

‘Pierre est parti (en courant) sur le terrain de jeu.’

Conformation du lieu initial. La particularité sémantique des quatre autres préfixes,

od-, z- (sl. iÏ), wy- et u- est de concevoir la dimension géométrique du lieu initial du

déplacement, comme tentent de le représenter les schémas ci-dessous.

Fig. 12. od- ‘à partir de’ Fig. 13. z- (sl. iÏ) ‘de’

Fig. 14. wy- ‘en dehors’ Fig. 15. u- ‘s’en aller’

Le préfixe od- ‘à partir de’ représente l’entité de référence comme un point dans

l’espace. Cette entité constitue le point initial à partir duquel le déplacement de la figure

prend effet et coïncide parfaitement avec la limite initiale de la trajectoire. Ainsi, dans les

exemples (105), le fait de se déplacer implique un éloignement d’une entité-fond

est en fait très sensible à la sémantique du verbe auquel il se rattache pouvant laisser transparaître une riche

gamme de nuances sémantiques. Ici, nous n’exposons que ses propriétés déictiques.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

134

« idéalisée » (selon la terminologie de Vandeloise, 1986) (la rive, l’école) sans que la

figure (la barque, Piotr) franchisse une limite quelconque.

(105) a łódka od-płynàła od brzegubarque.NOM de-nager.PASSE de rive.GEN

‘La barque s’est éloignée de la rive (lit. en naviguant).’

b. Piotr od-biegł od szkołyPierre.NOM de-courir.PASSE de école.GEN

‘Pierre s’est éloigné de l’école (en courant).’

Le préfixe z- (sl. iÏ) ‘de’, quant à lui, conçoit le fond comme une entité bi-

dimensionnelle plane et dénote l’éloignement de la surface de cette entité. Un tel

événement implique, à l’origine, une relation de support entre la figure et le fond et induit

nécessairement le contact entre les deux entités. Selon la nature de la relation spatiale, ce

contact peut être plus ou moins résistant et, en conséquence, le mouvement d’éloignement

peut être perçu comme un simple fait de quitter la surface du fond, comme dans l’exemple

(106a), ou bien comme un détachement de la figure à partir du fond, comme dans

l’exemple (106b).

(106) a. kot ze-skoczył z kominkachat.NOM de-sauter.PASSE de cheminée.GEN

‘Le chat a sauté de la cheminée.’

b. wiatr ze-rwał liÊcie z drzewavent.NOM de-arracher.PASSE feuilles.ACC de arbre.GEN

‘Le vent a arraché les feuilles de l’arbre.’

Notons que le préfixe z- dont il est question ici trouve son origine dans la

préposition slave « iÏ » qui, étymologiquement, indique l’idée de sortie (Brückner, 1996).

Alors que cette nuance sémantique a été bien maintenue dans d’autres langues slaves

comme le bulgare (cf. Guentchéva, 2002) ou le serbo-croate (cf. Stosic, 2002), le contenu

sémantique d’origine du préfixe polonais z- a sensiblement évolué de sorte que, dans la

langue d’aujourd’hui, z- est exclusivement associé au mouvement d’éloignement à partir

d’un lieu initial sans véhiculer du tout l’idée de passage du dedans en dehors.

Il est important de noter qu’en polonais, le préfixe z- (s- étant son allomorphe) peut

contribuer par ailleurs à l’expression du mouvement descendant, comme l’illustrent les

énoncés ci-dessous :

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

135

(107) a. Paweł z-biegł z góryPaul.NOM de-courir de montagne.GEN

‘Paul est descendu de la montagne (en courant).’

b. kominiarz s-padł z drabinyramoneur.NOM de-tomber de échelle.GEN

‘Le ramoneur est tombé de l’échelle.’

Un certain nombre de dictionnaires polonais considèrent que la notion du

mouvement descendant est intrinsèquement incorporée dans le sémantisme de z- (e.g.

Linde, 1951 ; Doroszewski, 1968). Pourtant, tout porte à croire que la lecture d’un

mouvement d’éloignement ou d’un mouvement descendant dépend plutôt de la sémantique

du verbe avec lequel z- se combine. Par exemple, lorsqu’il se combine avec des verbes

comme rwaç ‘arracher’ ou ciàç ‘couper’, z- apporte le sens d’un éloignement à partir du

lieu initial ; en revanche, lorsqu’il se combine avec des verbes comme skoczyç ‘sauter’ ou

paÊç ‘tomber’ qui dénotent des procès pouvant s’effectuer sur l’axe vertical, z- induit de

préférence un mouvement descendant. On peut remarquer que le fait de descendre et le fait

de s’éloigner ne sont pas incompatibles et ont une affinité sémantiquement certaine dans la

mesure où le procès de descendre implique, d’une manière générale, l’éloignement d’un

lieu d’origine qui, dans ce cas précis, se trouve situé à un niveau supérieur29.

Finalement, les préfixes wy- ‘en dehors’ et u-, que l’on peut traduire de manière

périphrastique par ‘s’en aller ailleurs / au loin’, représentent le fond comme une entité tri-

dimensionnelle. Toutefois, il existe une différence fondamentale entre ces deux préfixes

concernant la façon dont ils invoquent le tracé de la frontière qui délimite le fond.

Plus particulièrement, le préfixe wy- conceptualise le fond comme un contenant

défini explicitement par un tracé et dénote de manière très explicite le passage du dedans

en dehors de ce lieu, comme dans les exemples en (108). Un tel passage implique

nécessairement un franchissement de frontière qui délimite l’extérieur et l’intérieur du lieu

de référence, limite au-delà de laquelle la figure n’est plus à l’intérieur de cet espace.

29 On peut noter que, étymologiquement, c’est aussi le cas du verbe français « descendre » composé avec le

préfixe de- qui, fondu aujourd’hui dans la racine verbale, désigne à l’origine le lieu initial.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

136

(108) a. wi∏zieƒ wy-szedł z wi∏zieniaprisonnier.NOM ex-aller.PASSE de prison.GEN

‘Le prisonnier est sorti de la prison.’

b. woda wy-płyn∏ła z beczkieau.NOM ex-couler.PASSE de tonneau.gen‘L’eau s’est écoulée (lit. est sortie en coulant) du tonneau.’

Contrairement à wy-, le préfixe u- n’induit pas de manière explicite le tracé d’une

frontière et conçoit le passage d’un lieu à un autre sans impliquer de manière intrinsèque le

franchissement d’une frontière. Celle-ci est en effet évoquée d’une manière abstraite et

discontinue (cf. figure 15). Notons que la particularité de u- est d’insinuer que le fait de

quitter le lieu initialement occupé par la figure s’effectue d’une manière imperceptible, en

ce sens qu’il peut évoquer l’idée d’une disparition comme dans l’exemple (109a), ou d’une

fuite comme dans l’exemple (109b).

(109) a. wi∏zieƒ u-szedł z wi∏zieniaprisonnier.NOM de-aller.PASSE de prison.GEN

‘Le prisonnier s’est enfui de la prison.’

b. woda u-płyn∏ła z beczkieau.NOM de-couler.PASSE de tonneau.GEN

‘L’eau s’est écoulée du tonneau.’

B. Expression de la phase finale du déplacement

Nous avons vu dans le tableau 15 que le polonais attestait sept préfixes qui

définissent la phase finale du déplacement : le préfixe przy- qui induit le sens déictique, les

préfixes do-, w - et na- qui spécifient la configuration géométrique du lieu final et les

préfixes pod-, nad- et za- qui spécifient la destination relative de la figure par rapport au

lieu final. Ces sept préfixes dénotent tous le rapprochement d’un but, mais chacun

représente cet événement de manière très différente.

Perspective de l’observateur. Le préfixe przy- ‘près de’ dénote l’arrivée de la figure

au lieu final visé et perçoit le déplacement comme un rapprochement de la perspective de

l’observateur. La particularité de ce préfixe est donc d’induire un sens déictique, comme

l’illustrent les exemples ci-dessous.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

137

�)

Fig. 16. przy- ‘venir’

(110) a. Ania przy-szła do bibliotekiAnne.NOM près-aller.PASSE à bibliothèque.GEN

‘Anne est venue à la bibliothèque.’

b. Pierre przy-biegł do domuPierre.NOM près-courir.PASSE à maison.GEN

‘Pierre est venu à la maison (en courant).’

Conformation du lieu final. La caractéristique commune des préfixes do- ‘jusqu’à’,

na- ‘sur’ et w- ‘en dedans’ est, au-delà du fait qu’ils profilent la phase initiale de la

trajectoire, de spécifier la nature géométrique du lieu final visé par le déplacement, comme

le schématisent les figures ci-dessous.

Fig. 17. do- ‘jusqu’à’ Fig. 18. na- ‘sur’ Fig. 19. w- ‘en dedans’

Le préfixe do- ‘jusqu’à’ conçoit l’entité de référence comme un point. Ce point est

perçu comme une limite finale à atteindre. Ainsi, comme l’illustrent les exemples (111), le

rapprochement du lieu final (la rive, l’arbre) implique que la figure (le bateau, Pierre)

atteigne la limite finale de ce lieu sans aller au-delà des frontières qui le définissent.

(111) a. statek do-płynàł do brzegubateau.NOM à-nager.PASSE à rive.GEN

‘Le bateau est arrivé au bord de la rive (lit. en naviguant).’

b. Piotr do-biegł do drzewaPierre.NOM à-courir.PASSE à arbre.GEN

‘Pierre est arrivé devant l’arbre (en courant).’

Contrairement à do-, le préfixe na- ‘sur’ représente l’entité de référence comme une

entité bi-dimensionnelle et dénote un mouvement qui vise la surface de celle-ci. Un tel

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

138

événement implique nécessairement la relation finale de support et induit le contact entre

la figure et le fond. Selon la nature de la relation spatiale visée, le mouvement auquel fait

référence na- peut être perçu comme le simple fait de déposer la figure sur la surface du

fond, comme en (112a), ou bien comme un attachement de la figure au fond, comme en

(112b).

(112) a. dzieci na-sypały piasku na stółenfants.NOM sur-verser.PASSE sable.GEN sur table.ACC

‘Les enfants ont versé du sable sur la table.’

b. ktoÊ na-kleił plakat na Êcian∏quelqu’un.NOM sur-coller.PASSE affiche.ACC sur mur.ACC

‘Quelqu’un a collé une affiche sur le mur.’

En ce qui concerne finalement le préfixe w- ‘dedans’, il conceptualise le lieu final

du déplacement comme une entité tri-dimensionnelle et dénote le passage du dehors en

dedans de ce lieu. Comme on le lit à partir des exemples en (113), un tel passage implique

forcément le franchissement de la frontière qui délimite l’extérieur et l’intérieur du lieu

final visé par le déplacement.

(113) a. Piotr w-biegł do pokojuPierre.NOM dans-courir.PASSE à chambre.GEN

‘Pierre est entré dans la chambre en courant.’

b. rybak w-skoczył do jeziorapêcheur.NOM dans-sauter.PASSE à lac.GEN

‘Le pêcheur a sauté dans le lac.’

Il est important de remarquer que dans les énoncés ci-dessus, le préfixe w- se

combine avec la préposition do ‘à’ + GEN qui indique l’orientation du déplacement vers un

but. Or, on notera que lorsqu’il se combine avec la préposition na ‘sur’ + ACC qui indique

l’orientation du déplacement sur la surface du lieu final, comme dans les exemples (114),

le préfixe w- contribue à l’expression du mouvement ascendant 30.

30 On pourrait poser la question de savoir si la forme du préfixe w- telle qu’employé dans l’énoncé (114) ne

résulte pas d’une réduction phonologique du morphème wz- ‘en haut’, qui aurait donné lieu à une fusion en

polonais contemporain des deux morphèmes alors que distincts à l’origine. Les sources étymologiques que

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

139

(114) a. kot w-skoczył na dachchat.NOM dans-sauter.PASSE sur toit.ACC

‘Le chat a sauté sur le toit.’

b. kominiarz w-szedł na drabin∏ramoneur.NOM dans-aller.PASSE sur échelle.ACC

‘Le ramoneur est monté sur l’échelle.’

Position relative. Finalement, les préfixes pod- ‘en dessous’, nad- ‘au-dessus’ et za-

‘derrière’, ont pour caractéristiques communes, d’une part, de profiler la phase finale du

déplacement et, d’autre part, d’indiquer la position (voire la destination) relative de la

figure par rapport au fond. Toutefois, au-delà de ces traits communs, la sémantique de ces

trois préfixes diffère sensiblement, de sorte qu’ils profilent cette phase chacun de manière

distincte.

Fig. 20. pod- ‘en dessous’ Fig. 21. nad- ‘ au-dessus’ Fig. 22. za- ‘derrière’

Le préfixe pod- ‘en dessous’ exprime le fait de s’approcher du lieu final. Les

exemples (115) le montrent, le déplacement de la figure (bateau, Pierre) en direction du

fond (rive, arbre) s’effectue vers l’entité de référence de sorte que la figure est plus près de

celle-ci sans que la limite finale de ce lieu soit atteinte. La traduction française du préfixe

pod- ‘en dessous’ pose évidemment la question de savoir si pod- implique dans sa

sémantique la relation d’infériorité spatiale sur l’axe vertical. Toutefois, alors que c’est

bien le cas de la préposition pod, le préfixe pod- situe, dans la majorité des emplois,

l’événement spatial sur l’axe horizontal. Il est possible que cette projection sur l’axe

horizontal soit motivée par la nature de la relation spatiale entre la figure et le fond : en

effet, le simple rapprochement de l’entité de référence implique que la figure reste

légèrement en retrait par rapport à cette entité, celle-ci étant en conséquence perçue comme

nous avons consultées ne semblent cependant pas avoir attesté un tel phénomène et s’accordent à dire que le

préfixe wz- a perdu de sa vitalité à un stade très ancien de la langue, (Vaillant, 1977; Brückner, 1996). Tout

porte par conséquent à croire qu’il s’agit bien du préfixe w- ‘en dedans’.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

140

occupant une position supérieure par rapport à la figure.

(115) a. statek pod-płynàł do brzegubateau.NOM sous-nager.PASSE à rive.GEN

‘Le bateau s’est approché de la rive (lit. en naviguant).’

b. Piotr pod-biegł do drzewaPierre.NOM sous-courir.PASSE à arbre.GEN

‘Pierre s’est approché de l’arbre (en courant).’

Une projection similaire s’observe dans un des usages du préfixe nad- ‘au-dessus’.

D’une manière générale, le préfixe nad- dénote le mouvement d’approche qui s’effectue

sur l’axe vertical, la figure étant située plus haut que l’entité de référence, comme dans

l’exemple (116a). Toutefois, nad- peut également traduire une projection verticale d’un

axe horizontal, comme dans l’exemple (116b). De plus, nad- a la particularité d’invoquer

une apparition brusque et inattendue de la figure, ce qui peut s’expliquer pas le fait que la

figure domine physiquement l’entité de référence.

(116) a. samoloty nad-leciały nad miastoavion.NOM dessus-voler.PASSE au-dessus ville.ACC

‘(lit.) Les avions sont survenus au-dessus de la ville (lit. en volant).’

b. okr∏ty nad-płynàły do portunavires.NOM dessus-naviger.PASSE à port.GEN

‘(lit.) Les navires sont survenus dans le port (lit. en naviguant).’

Quant au préfixe za- ‘derrière’, il traduit le fait d’atteindre le but et de dépasser sa

limite finale, comme le montrent les exemples (117). L’idée du mouvement orienté au-delà

de la limite finale véhiculée par za- peut induire une nuance de danger ou d’imprévu. Cette

lecture pourrait être motivée par le fait que za- dénote une postériorité spatiale, ce qui

implique qu’au moment où la figure dépasse la frontière de l’entité de référence, elle n’est

guère perceptible et son déplacement ne peut guère être contrôlé visuellement par

l’observateur31.

31 Le préfixe za- a bénéficié récemment d’une étude sémantique très détaillée qui montre une très grandediversité de nuances sémantiques que ce préfixe peut véhiculer. Nous renvoyons à Tabakowska (2003) pourplus de détails.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

141

(117) a. słoƒce za-szło za chmurysoleil.NOM derrière-aller.PASSE derrière nuages.ACC

‘Le soleil s’est caché derrière les nuages.’

b. łódka za-płyn∏ła za wysp∏barque.NOM derrière-nager.PASSE derrière île.ACC

‘La barque est allée (lit. en flottant) derrière l’île.’

Les deux derniers préfixes, nad- ‘au-dessus’ et za- ‘derrière’, sont particulièrement

intéressants car, comme nous avons pu le voir, au-delà de l’information sur la phase finale

du déplacement, ils font transparaître une nuance sémantique proche de la notion de

manière qui invoque des aspects subjectivement émotionnels vis-à-vis de l’événement.

Toutefois, bien repérables à l’intuition en polonais, les nuances véhiculées par nad- ‘au-

dessus’ et za- ‘derrière’ ne sont pas faciles à rendre en français sans faire recours à des

expressions adverbiales de manière comme « inopinément », « à l’inattendu »,

« mystérieusement », « de manière inquiétante », etc.

C. Expression de la phase médiane du déplacement

Comme nous l’avons vu plus haut, il existe en polonais trois préfixes qui profilent

la phase médiane et qui impliquent le parcours interne de l’entité de référence : prze- ‘par,

à travers’, wz- ‘en haut’ et o(b)- ‘autour’. Nous avons par ailleurs identifié deux autres

préfixes qui ont la spécificité de profiler deux phases spatio-temporelles, roz- ‘séparer’ qui

définit les phases initiale et médiane et z- ‘assembler’ qui définit les phases médiane et

finale. Les figures ci-dessous représentent schématiquement la sémantique sous-jacente de

ces-préfixes.

Conformation du lieu médian. Le préfixe prze- ‘à travers, par’ conçoit le lieu

médian comme une entité uni-dimensionnelle qui est perçue comme une ligne à franchir,

comme l’illustrent les exemples (118a) et (118b) ou bien comme une ligne à dépasser,

comme l’illustrent les exemples (118c) et (118d).

Fig. 23. prze- ‘à travers, par’

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

142

(118) a. koƒ prze-skoczył przez płotcheval.NOM par-sauter.PASSE par enclos.ACC

‘Le cheval a sauté par-dessus l’enclos.’

b. listonosz prze-szedł przez ulic∏facteur.NOM par-aller.PASSE par rue.ACC

‘Le facteur a traversé la rue.’

c. dzieci prze-biegły przed domemenfants.NOM par-courir.PASSE devant maison.INSTR

‘Les enfants sont passés devant la maison (en courant).’

d. ptaki prze-leciały nad miastemoiseaux. NOM par-voler.PASSE au-dessus ville.INSTR

‘Les oiseaux sont passés au-dessus de la ville (en volant).’

Il convient toutefois de souligner la contribution de la préposition dans

l’interprétation de l’événement auquel on fait référence. Dans les exemples (118a) et

(118b), le préfixe prze- est combiné avec le groupe prépositionnel przez ‘à travers’ + ACC

qui, lui aussi, indique le passage par la partie médiane du lieu de référence. Le procès

dénoté par cet énoncé implique un passage d’un lieu (point initial) à un autre (point final)

et implique obligatoirement un franchissement d’un obstacle (point médian), comme

l’illustre le schéma de gauche ci-dessus. Un tel franchissement peut s’effectuer de deux

façons différentes : par un passage par-dessus l’obstacle (118a) ou par un passage à travers

l’obstacle (118b). Dans les exemples (118c) et (118d), en revanche, le préfixe prze- est

combiné avec les groupes prépositionnels przed ‘devant’ + INSTR et nad ‘au-dessus’ +

INSTR respectivement. Le déplacement de la figure est conçu dans ces exemples comme un

passage sur un axe continu dont le préfixe prze- n’extrait qu’une portion, comme l’illustre

le schéma de droite ci-dessus. En d’autres termes, la traversée de la partie médiane de la

trajectoire est ici évaluée par rapport à un point de repère et le changement du cadre de

référence dont il est question est mesuré par rapport à des frontières abstraites qui

définissent la portion d’espace relative à ce point de repère.

Il est intéressant de noter qu’à un état ancien de la langue, ces deux types

d’événements, passage avec ou sans franchissement d’obstacle, étaient représentés en

polonais par deux morphèmes distincts, pre- et pro : pre- véhiculait l’idée du passage à

travers un obstacle, tandis que pro- véhiculait l’idée du passage par un lieu. Alors que dans

d’autres langues slaves comme le russe (cf. Mel’ãuk, 1994), le serbo-crote (cf. Stosic,

2002) et le bulgare (cf. Guentchéva, 2002), ces deux préfixes se sont maintenus dans

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

143

l’usage, en polonais ils se sont fondus en un seul préfixe pre-, qui a donné prze- en

polonais contemporain (Brückner, 1996 ; Vaillant, 1977)32.

Contour. Le préfixe o(b)- ‘autour’ est le seul préfixe polonais à exprimer le

contour. Le sémantisme de ce préfixe est intimement lié à l’idée d’un mouvement

circulaire autour d’un point fixe qui fonctionne comme un repère central dans la scène à

laquelle on fait référence. Il est important de remarquer que ce préfixe couvre l’ensemble

des parties de la trajectoire, le départ du point initial, le passage par la partie médiane et

l’arrivé au point final. Dans un tel événement, le point initial et le point final coïncident

l’un avec l’autre et l’idée du parcours le long du trajet (phase médiane) est invoquée de

manière particulièrement saillante.

Fig. 24. o(b)- ‘autour’

(119) a. Paweł o-płynàł wysp∏Paul.NOM autour-nager.PASSE île.ACC

‘Paul a fait le tour de l’île en nageant.’

b. ogrodnik o-grodził ogródjardinier.NOM autour-bâtir.PASSE jardin.ACC

‘Le jardinier a entouré le jardin avec un enclos.’

On peut constater à partir de ces exemples que le verbe préfixé en o(b)- est

directement suivi par un complément marqué par le cas accusatif sans que celui-ci ne soit

introduit par une préposition. Le préfixe o(b)- illustre en fait un cas de figure bien connu,

celui d’un verbe intransitif à l’origine qui devient transitif par ajout d’un préfixe33.

L’incidence du préfixe sur le comportement syntaxique du verbe est bien attesté et ce, non

seulement en polonais, mais aussi dans d’autres langues comme l’allemand (cf. Lündeling,

32 Les auteurs ne précisent pas la date de la fusion de ces deux préfixes.33 Soulignons qu’il n’est pas dans les propriétés de tous les préfixes d’exercer un tel changement sur la

structure argumentale du verbe. En polonais, seuls les préfixes o(b)-, po- prze- et za- peuvent transitiviser le

verbe.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

144

2001), le russe (cf. Fougeron, 1995), le latin (cf. Le Bourdellès, 1995), ou bien encore le

français (courir à travers/par le monde vs. parcourir le monde). Un tel procédé syntaxique

dénote, en général, un procès télique parvenu à son terme.

Direction. Le préfixe w z- ‘en haut’ (w s- étant son allomorphe) dénote un

déplacement ascendant orienté d’en bas vers le haut, comme dans les exemples ( ??).

Précisons que le mouvement ascendant, traduit par wz-, n’a pas de limite finale intrinsèque,

comme on le lit dans l’énoncé (120a) où le déplacement est conçu comme un mouvement

ascendant continu. Généralement, une telle limite est introduite par un groupe

prépositionnel na ‘sur’ + ACC qui indique le lieu de l’aboutissement du déplacement,

comme en (120b).

Fig. 25. wz-

(120) a. samolot wz-bił si∏ w gór∏avion.NOM en haut-battre.PASSE REFL dans haut.ACC

‘L’avion a pris son envol en se dirigeant vers le haut.’

b. alpinista ws-piàł si∏ na szczytalpiniste.NOM en haut-grimper.PASSE REFL sur sommet.ACC

‘L’alpiniste a grimpé au sommet de la montagne.’

Finalement, les préfixes roz- ‘séparer’ et z- (sl. su) ‘assembler’34 profilent de

manière concomitante deux phases spatio-temporelles : roz- définit les phases initiale et

médiane et exprime un mouvement centripète, tandis que z- définit les phases médiane et

finale et exprime un mouvement centrifuge. Plus particulièrement, le sens du préfixe roz-

est intimement lié à l’idée que ce qui formait jusqu’alors un ensemble se sépare ou se

répartit en différents endroits (121), tandis que, de manière contraire, le sens du préfixe z-

34 Le préfixe z- présenté ici est issu étymologiquement de la préposition slave « su » dont le sens d’origine est

« avec, ensemble », ce qui explique que son contenu sémantique diffère du préfixe z- présenté plus haut qui,

issu de la préposition slave « iÏ�» exprimant à l’origine l’idée du passage du dedans au dehors, dénote en

polonais d’aujourd’hui le mouvement d’éloignement, (cf. Brückner, 1996).

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

145

est lié à l’idée que ce qui était dispersé ou éparpillé ça et là se réunit ou se rassemble en un

endroit unique (122). Ces deux préfixes sont particulièrement intéressants en ce qu’ils

impliquent généralement la participation dans le procès d’une pluralité d’objets ou bien

d’une entité qui a la propriété d’être extensible ou malléable.

Fig. 26. roz- Fig. 27. z-

(121) a. dzieci roz-biegły si∏ do domówenfants.NOM dis-courir.PASSE REFL à maisons.LOC

‘Les enfants se sont dispersés en courant dans les maisons.’

b. Zosia roz-sypała cukier na podłog∏Sophie.NOM dis-verser.PASSE sucre.ACC sur sol.ACC

‘Sophie a renversé le sucre (lit. en l’éparpillant) sur le sol.’

(122) a. dzieci z-biegły si∏ w lesieenfants.NOM avec-courir.PASSE REFL dans forêt.LOC

‘Les enfants se sont rassemblés (en accourant de ça et là) dans la forêt.’

b. Zosia z-sypała cukier do pudełkaSophie.NOM avec-verser.PASSE sucre.ACC sur boîte.ACC

‘Sophie a ramassé le sucre et l’a versé dans la boîte.’

D. Observations

Pour terminer ce tour d’horizon des préfixes, nous avons montré que le rôle

essentiel de ces morphèmes était d’introduire le cadre spatio-temporel du procès auquel

réfère le verbe de base et de structurer différentes phases spatio-temporelles du

déplacement sur l’axe de la trajectoire. L’examen des propriétés sémantiques de ces

morphèmes a permis de montrer par ailleurs que les préfixes polonais étaient sensibles à

d’autres aspects des événements spatiaux pouvant apporter, de manière concomitante avec

la notion de trajectoire, des informations relatives à la géométrie du fond, l’orientation du

mouvement, le contour ou bien encore la perspective et même, pour certains d’entre eux,

invoquer des aspects subjectivement émotionnels. Cet examen aboutit ainsi à la conclusion

que, d’un point de vue typologique, le polonais représente une langue particulièrement

fidèle à la stratégie typologique dite à satellites. Celle-ci consiste à exprimer diverses

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

146

informations relatives à la trajectoire dans un satellite du verbe et non pas dans la racine du

verbe qui de son côté exprime la manière et/ou la cause du déplacement et, bien que plus

rarement, la figure ou bien ses propriétés.

Notre dernier objectif dans cette partie du chapitre est d’évaluer la dynamique

typologique du polonais en tant que langue à satellites.

2.3. La dynamique typologique du polonais en tant que langue à

satellites

La question de la dynamique typologique du polonais en tant que langue à satellites

sera abordée par le biais de l’examen de deux aspects de la combinatoire des préfixes et

des verbes de déplacement : la productivité morphologique et la transparence sémantique

du processus.

2.3.1. La productivité morphologique du processus

Définissons au préalable la notion de productivité. De manière générale, le terme

productivité renvoie à la probabilité d’un procédé morphologique de formation des mots à

produire constamment des mots nouveaux (Aronoff & Anshen, 1998 ; Bauer, 2001 ;

Bybee, 1996 ; Corbin, 1987). De façon moins répandue, le terme productivité est

également employé en référence à l’amplitude de la famille morphologique, c’est-à-dire à

la quantité de mots produits par un procédé morphologique et attestés à un état donné de la

langue (Lehman & Martin-Berthet, 1998 ; Mounin, 1974). Cette définition se heurte

toutefois au problème de la productivité passée et de la productivité présente. Étant donné

que notre objectif ici est de savoir si la préfixation est un procédé dynamique de nos jours,

nous utiliserons ici la notion de productivité dans le sens proposé par Corbin (ibid.). Selon

cet auteur, la productivité d’un procédé morphologique est modulée par plusieurs facteurs

et désigne à la fois « la régularité des produits de la règle, la disponibilité de l’affixe,

c’est-à-dire précisément la possibilité de construire des dérivés non attestés, de combler les

lacunes du lexique attesté, et la rentabilité, c’est-à-dire la possibilité de s’appliquer à un

grand nombre de bases et/ou de produire un grand nombre de dérivés attestés. », (Corbin,

1987 : 177). Selon cette définition, la productivité d’un procédé coïncide avec sa

disponibilité pour la formation de mots nouveaux de façon régulière et rentable, par

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

147

opposition à un procédé qui ne produit de nouveaux mots que de manière très sporadique

ou qui n’est guère disponible à l’état actuel de la langue.

Si l’on s’intéresse au phénomène de la préfixation en polonais en général, les

linguistes polonais (e.g. Przybylska, 2002 ; Wróbel, 1998) s’accordent à dire que la

préfixation est un processus vivant et très productif, et qu’à l’exception du préfixe wz- qui

n’est guère disponible pour de nouvelles formations, l’ensemble des préfixes est

disponible, et ce, en particulier pour créer de nouveaux verbes. Cette disponibilité se reflète

essentiellement dans les néologismes verbaux régulièrement créés au moyen de préfixes,

un des processus les plus productifs en polonais contemporain. Ainsi, Przybylska (2002),

note que les préfixes polonais créent de nouveaux verbes non seulement à partir des racines

d’origine polonaise, mais également à partir des mots récemment empruntés à d’autres

langues. Parmi les préfixes les plus productifs, l’auteur relève les préfixes do- ‘jusqu’à’,

od- ‘à partir de’, u- ‘en’ et wy- ‘en dehors’ dont le tableau ci-dessous illustre quelques

récentes applications :

préfixes néologismes traductions

do- ‘à, jusqu’à’ do-posažyçdo-Êmieszaç

compléter par ce qui manqueajouter de la plaisanterie

od- ‘de, à partir de’ od-kompleksiçod-stresowaç

se débarrasser des complexesse débarrasser du stress

u- ‘en, au loin’ u-publiczniçu-biznesowaç

rendre publicaméliorer l’organisation

wy- ‘en dehors’ wy-normalnieçwy-strajkowaç

devenir normalobtenir par la grève

Tableau 16. Exemples des préfixes les plus productifs en polonais contemporains(d’après Przybylska, 2002).35.

Quant au domaine sémantique de l’espace, la dérivation préfixale des verbes de

mouvement, spontané ou causé, est un processus productif qui a la particularité d’être très

régulier et très rentable. Cette régularité et cette rentabilité se manifestent essentiellement

par deux aspects : d’une part, le même verbe de mouvement peut se combiner avec la

majorité des préfixes disponibles dans la langue ; d’autre part, l’ensemble des préfixes

35 Les traductions de ces néologismes sont les nôtres.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

148

disponibles dans la langue peut se combiner librement avec un très large éventail de verbes

de déplacement. Le tableau ci-dessous illustre cette dynamique au moyen de trois verbes

de mouvement spontané, jechaç ‘aller en véhicule’, biec ‘courir’, płynàç ‘nager’, et de trois

verbes de déplacement causé, stawiaç ‘mettre debout’, ciàgnàç ‘tirer’ et sypaç ‘verser’.

préfixes gloseiÊç

allerà pied

bieccourir

płynàçnager

stawiaçmettredebout

ciàgnàçtirer

sypaçverser

do- jusqu’à � � � � � �na- sur � � � � � �nad(e)- au-dessus � � � � � �o(b)- autour � � � � � �od- à partir de � � � � � �po- partir à, sur � � � � � �pod- sous � � � � � �prze- à travers, par � � � � � �przy- venir à, près de � � � � � �roz- séparer � � � � � �u- s’en aller � � � � � �w- en dedans � � � � � �wy- en dehors � � � � � �wz- en haut � — — — — —z- (sl. iÏ) s’éloigner de � � � � � �z- (sl. su) assembler � � � � � �za- derrière � � � � � �

Tableau 17. Combinaison des préfixes et des verbes de déplacement en polonais.

Ce tableau permet de constater qu’à l’exception du préfixe wz- qui se combine

uniquement avec le verbe iÊç ‘aller’ parmi les six verbes proposés, tous les autres préfixes

peuvent se combiner avec l’ensemble des six verbes et, à l’inverse, chacun de ces verbes

peut à son tour se combiner avec l’ensemble des préfixes.

Cette dynamique combinatoire entre les préfixes et les verbes de mouvement peut

s’expliquer par ce que Bybee (1985) appelle une « affinité sémantique » (semantic

relevance). En effet, la notion de trajectoire, véhiculé en polonais par le préfixe, et la

notion de manière, véhiculé en polonais par le verbe de déplacement, sont deux paramètres

essentiels selon lesquels le mouvement est, d’une manière générale, défini.

Cette productivité peut s’expliquer par ailleurs par la fonction même des préfixes

dans l’expression du déplacement qui est, comme nous l’avons vu plus haut, de déterminer

le cadre spatio-temporel du procès dénoté par le verbe de base. Car si en polonais le verbe

de base exprime une activité, l’ajout du préfixe permet de représenter l’événement en

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

149

indiquant la transition d’un état initial à un état résultant. La fonction du préfixe est par

conséquent essentielle dans l’expression de l’événement du déplacement.

Quant au préfixe wz- qui atteste une très faible productivité, d’après les différentes

sources que nous avons consultées, il n’est guère disponible pour de nouvelles formations,

l’affaiblissement de sa productivité ayant été noté déjà au XVIIIe siècle, (Krupianka, 1979 ;

Striekałowa, 1962). Parmi les verbes de mouvement, nous avons pu relever seulement cinq

verbes qui se combinent avec ce préfixe : wze-jÊç ‘se lever vers le haut’, wz-lecieç ‘voler

vers le haut, prendre son envol’ et wz-nieÊç ‘élever, ériger’ et wz-biç si∏ ‘s’élever très

haut’, ws-piàç si∏ ‘grimper’. Son apport sémantique à ces verbes consiste à ajouter la

notion d’un mouvement ascendant.

La deuxième et la dernière caractéristique de la combinatoire des préfixes et des

verbes de mouvement que nous voudrions mettre en lumière concerne la transparence

sémantique de ce processus.

2.3.2. La transparence sémantique du processus

Le terme de transparence sémantique est ici employé dans le sens proposé par

Dressler (1985) qui définit cette notion comme une relation réciproque entre la forme et le

sens, à savoir dans quelle mesure un mot dérivé selon un processus morphologique

préserve l’intégralité segmentale de ces constituants et dans quelle mesure les constituants

du mot dérivés sont lisibles sémantiquement.

Le processus de préfixation dont nous venons de rendre compte présente tous les

atouts d’un processus sémantiquement transparent dans le sens où les verbes préfixés

maintiennent en polonais le caractère composé et de forme et de sens. En effet, quel que

soit le préfixe ajouté à un verbe de mouvement, les deux morphèmes sont formellement

isolables et sémantiquement distincts dans le sens où le concept de manière de mouvement

véhiculé par le verbe et le concept de trajectoire ajouté par le préfixe sont distinguables

l’un et l’autre.

Cette transparence sémantique est essentiellement motivée par le fait que tous les

verbes de mouvement existent dans la langue sous la forme simple non préfixée (forme

imperfective) à laquelle peuvent s’ajouter ensuite différents préfixes (forme perfective).

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

150

Par ailleurs, cette lisibilité sémantique des verbes préfixés est due au fait que, comme nous

avons pu le voir plus haut, le même verbe peut commuter avec de nombreux préfixes et

que le choix du préfixe à partir de l’ensemble du paradigme se fait de manière consciente

par le locuteur qui sélectionne le préfixe approprié en fonction des propriétés spatiales de

la scène qu’il est amené à décrire. Le fait de pouvoir alterner différents préfixes avec la

même racine verbale renforce la conscience de la compositionnalité de forme et de sens de

ces verbes dans la mesure où chaque préfixe apporte au verbe de base une nuance

sémantique différente et que l’ajout du préfixe affecte de manière saillante l’interprétation

du verbe, comme nous pouvons le lire à partir des exemples ci-dessous. Ces exemples

illustrent la dérivation préfixale à partir du verbe biec ‘courir’ et permettent de voir en effet

qu’en polonais, la structure morphologique d’un verbe préfixé est informative d’un point

de vue sémantique dans le sens où le lien qui existe entre la forme et le sens du verbe peut

être déduit à partir du sens rattaché à chacun de ces morphèmes.

(123) a. w- biecdans- courir ‘entrer en courant’

b. wy- biecex- courir ‘sortir en courant’

c. prze- biecpar- courir ‘traverser en courant’

d. do- biecjusqu’à courir ‘atteindre en courant’

e. od- biecà partir de courir ‘s’éloigner en courant’

f. pod- biecsous- courir ‘s’approcher en courant’

g. roz- biec si∏dis- courir ‘se séparer en courant’

2.4. Observations

Si la fonction des préfixes polonais sur le plan aspectuel a fait l’objet de

nombreuses études, le rôle qu’ils jouent dans l’expression du déplacement n’a jamais été

mis en valeur d’une manière explicite et, surtout, n’a jamais fait l’objet d’une mise en

perspective typologique. Cette étude a permis de mettre en lumière la contribution

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

151

sémantique de ces morphèmes dans l’expression du déplacement et de montrer la façon

dont ils structurent un tel événement spatial. Plus particulièrement, cet examen a permis de

montrer qu’en s’ajoutant à des verbes dont la spécificité sémantique est d’encoder la

manière ou bien la manière et la cause du mouvement (et plus rarement la figure), les

préfixes définissent le cadre spatio-temporel du procès désigné par le verbe et ajoutent au

verbe la notion de la trajectoire que celui-ci n’induit pas de manière intrinsèque. Par ce

biais, les préfixes permettent de construire le mouvement comme un changement de

relation spatiale et jouent de ce fait un rôle essentiel dans la conceptualisation des

événements spatiaux.

Cette analyse nous amène à conclure à une tendance constante en polonais à

encoder la trajectoire dans un préfixe et à laisser la place du verbe libre à l’expression de la

manière et/ou de la cause du mouvement ainsi que, bien que très rarement, à l’expression

de la figure. Compte tenu de ces observations, nous pouvons dire que le polonais

représente parfaitement le type de langue à satellites, comme c’est également le cas des

autres langues slaves. Toutefois, bien que les autres langues slaves ont sans doute les

mêmes propriétés typologiques que le polonais en faisant recours à la stratégie dite à

satellites, il serait prématuré d’affirmer pour autant qu’elles conceptualisent toutes

l’univers spatial d’une manière semblable. Pour ne citer qu’un seul exemple d’une

différence possible parmi les langues slaves dans la façon de découper sémantiquement

l’espace, nous avons vu plus haut (cf. fig. 23) qu’en polonais, le préfixe prze- ‘à travers,

par’ peut dénoter, d’une part, le passage à travers un obstacle et, d’autre part, le passage

par un lieu. Or, le russe, le serbo-croate et le bulgare attestent deux préfixes différents –

pro- (rus., serb-cr., bulg.) et pere- (rus.) / pre- (serb.-cr., bulg.) – dont chacun représente un

des deux types d’événement : pro- véhicule le sens de ‘passer’, tandis que pere-/pre-

véhicule le sens de ‘traverser’ (cf. Mel’ãuk (1994) à propos du russe, Stosic (2002) à

propos du serbo-croate, Guentchéva (2002) à propos du bulgare). Contrairement à ces trois

langues, le polonais, comme nous l’avons souligné plus haut, a fondu ces deux formes

préfixales en un seul morphème prze- qui, par suite de cette fusion, représente

sémantiquement les deux types d’événement. Cet exemple montre clairement que d’une

langue slave à une autre, le découpage de la réalité spatiale peut varier, et ce,

essentiellement, à cause des trajectoires diachroniques différentes qu’ont suivies ces

langues. Une étude retraçant ces évolutions pourrait s’avérer tout à fait fructueuse et mettre

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

152

notamment au jour les différentes couches diachroniques qui se sont superposées dans la

structure de ces langues.

Après l’examen du polonais à la lumière de la typologie de Talmy (ibid.), la

deuxième partie de ce chapitre se donne pour objectif d’évaluer la complexité typologique

du français.

3. Le français comme langue à double stratégie typologique

Selon la typologie de Talmy (ibid.), le français, comme toutes les autres langues

romanes (cf. §1), se définit comme une langue à cadre verbal. La particularité typologique

d’une telle langue est d’encoder la trajectoire du déplacement dans le verbe principal et

d’exprimer la manière du déplacement dans un gérondif. Les énoncés français (124) ci-

dessous le montrent : dans l’exemple (124a), la trajectoire est exprimée dans le verbe

entrer qui décrit le passage de l’extérieur vers l’intérieur et dans l’exemple (124b), elle est

exprimée dans le verbe sortir qui décrit le passage de l’intérieur vers l’extérieur. La

manière du mouvement, quant à elle, est exprimée de façon périphrastique dans le gérondif

en courant.

(124) [NOM VERBE PREP NOM GERONDIF]

FIGURE MOVE + TRAJT

TRAJA

FOND MANIERE

a. Pierre est entré à l’école en courant

b. Pierre est sorti de l’école en courant

Si cette tendance typologique à encoder la trajectoire dans le verbe est bien attestée,

le français, comme c’est notamment le cas du polonais, peut également exprimer la notion

de trajectoire dans un préfixe et encoder la manière dans le verbe principal. Les exemples

(125) ci-dessous le montrent : en (125a), la trajectoire est exprimée dans le préfixe a- qui

indique la fait d’arriver au but et en (125b), la trajectoire est exprimée dans le préfixe re-

qui indique le retour vers le point de départ. Les verbes tourner et courir auxquels sont

attachés ces deux préfixes dénotent, quant à eux, la manière du mouvement.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

153

(125) [NOM PREFIXE VERBE PREP N]

FIGURE TRAJT

MOVE + MANIERE TRAJA

FOND

a. Jeanne a ac- couru à la bibliothèque.

b. Jeanne est re- tournée à la bibliothèque.

Ces exemples montrent l’existence en français de deux stratégies typologiques : une

stratégie à cadre verbal qui, d’une manière générale, définit toutes les langues romanes et

une stratégie à satellites attribuée par Talmy essentiellement aux langues germaniques et

aux langues slaves.

L’objectif des deux sections qui suivent est de rendre compte de ces deux stratégies

typologiques du français. Dans la première partie, nous analyserons les propriétés du

français en tant que langue à cadre verbal. Cette partie nous permettra de définir la

tendance typologique dominante en français à encoder la trajectoire dans le verbe et

d’apporter quelques explications quant à ce choix typologique. Dans la deuxième partie,

nous nous attacherons plus particulièrement à démontrer les propriétés du français en tant

que langue à satellites, propriétés jusqu’alors inexplorées à la lumière de la typologie

proposée par Talmy. La démarche va consister à esquisser en premier lieu le rôle des

préfixes dans la langue en général, puis dans l’expression du déplacement en particulier.

Sans entrer dans les détails d’une analyse diachronique, nous aborderons en fin de section

quelques questions relatives à l’évolution du système préfixal français susceptibles

d’apporter un premier éclairage sur la co-existence de ces deux types d’expression spatiale

en français contemporain.

3.1. Le français comme langue à cadre verbal

Il existe en français deux catégories de verbes qui lexicalisent dans leurs racines la

trajectoire du déplacement. La première catégorie comprend les verbes de déplacement

spontané qui expriment le déplacement d’un agent ou, d’une manière plus générale, d’une

figure par rapport au fond et la deuxième, les verbes de déplacement causé qui expriment

le déplacement exercé par un agent sur la figure par rapport au fond. Comme l’illustrent les

exemples ci-dessous, on compte en français une dizaine de verbes qui lexicalisent dans leur

racine la notion de trajectoire sans induire, de manière concomitante, d’autres éléments

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

154

sémantiques associés au déplacement comme la manière, la figure ou le fond :

(126) a. [DEPLACEMENT + TRAJECTOIRE]

entrer, sortir, arriver, traverser, passer, descendre,monter, partir, venir

b. [DEPLACEMENT + CAUSE + TRAJECTOIRE]

poser, mettre

Dans ce qui suit, nous allons tout d’abord discuter le choix typologique du français

à encoder la trajectoire dans le verbe et le rôle que ces verbes jouent dans l’expression d’un

événement spatial. Nous examinerons ensuite la façon dont ces verbes structurent le

déplacement sur l’axe de la trajectoire.

3.1.1. Le verbe de trajectoire en tant qu’élément structurant l’événement

Le modèle typologique proposé par Talmy a suscité un certain intérêt dans la

littérature. Les études de Levin et Rappaport (1998), Asher et Sablayrolles (1996) et Fong

et Paulin, 1998) ont cherché en effet à élucider le choix de certaines langues d’encoder la

trajectoire dans le verbe principal et la manière dans un gérondif, contrairement à d’autres

qui encodent la trajectoire dans un satellite et la manière, de façon obligatoire, dans le

verbe.

Selon Levin et Rappaport (ibid.), la différence essentielle entre ces deux types de

langue réside dans la disponibilité des verbes de manière d’une part pour l’expression des

activités (i.e. déplacement sans changement de localisation) et d’autre part pour

l’expression des événements (i.e. déplacement avec changement de localisation). Ces

auteurs montrent en effet que dans les langues à satellites, comme l’anglais, les verbes de

manière de type run, swim ou fly peuvent contribuer aussi bien à l’expression des activités

qu’à l’expression des événements. En revanche, dans les langues à cadre verbal, comme le

français, les verbes de manière ne peuvent pas, selon les auteurs, contribuer à l’expression

d’événements et restent essentiellement associés au sens des activités. Les auteurs posent

que l’énoncé anglais en (127) peut s’interpréter comme une activité ou comme un

événement, selon que l’on attribue au groupe prépositionnel under the table le sens locatif

ou le sens directionnel ; en revanche, l’énoncé français en (128) s’interprète

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

155

essentiellement comme une simple activité, le rôle du groupe prépositionnel sous la table

étant de dénoter l’endroit où cette activité a lieu.

(127) The mouse is running under the table. [Levin & Rappaport, 1998 : 256]

(128) La souris court sous la table.

Les avis des chercheurs (Asher et Sablayrolles 1996 ; Fong & Paulin, 1998) ne sont

cependant pas toujours partagés et certains d’entre eux insistent, d’une part, sur le rôle joué

par le contexte dans l’interprétation des procès auxquels on fait référence et, d’autre part,

sur le rôle joué par le temps grammatical du verbe. En se basant sur l’exemple de l’énoncé

« Jean a couru dans le jardin », Asher et Sablayrolles (1996) montrent que, selon le

contexte créé, cet énoncé peut avoir deux lectures différentes. Ainsi, lorsque le contexte

informe explicitement qu’avant le procès Jean n’était pas dans le jardin, comme dans

l’exemple (129a), cet énoncé s’interprète comme un déplacement avec changement de

localisation ; en revanche, lorsque le contexte ne permet pas d’induire de manière explicite

qu’avant le procès Jean n’était pas dans le jardin, comme dans l’exemple (129b), alors cet

énoncé s’interprète comme un déplacement sans changement de localisation.

(129) a. Jean a couru dans le jardin. Il a vu le chat à travers la fenêtre et a voulul’attraper.

b. Jean a couru dans le jardin. Il a voulu s’entraîner pour la compétition. (Asher & Sablayrolles, 1996 : 198)

Ces auteurs (voir aussi Borillo, 1998 et Laur, 1991) attirent, par ailleurs, l’attention

sur différentes lectures auxquelles peuvent prêter les temps verbaux simples, comme le

présent et l’imparfait, et les temps verbaux composés, comme le passé composé. Ils

montrent en effet que si le présent et l’imparfait renvoient de préférence à des activités

pour désigner le déplacement sans changement de localisation, le passé composé favorise

la lecture du déplacement avec le changement de localisation. Parmi les énoncés ci-

dessous, l’énoncé (130a), construit avec un présent ou un imparfait, se lit de préférence « la

balle est / était sur le sol et elle roule / roulait » ; en revanche l’énoncé (130b), construit

avec un passé composé, donne préférentiellement lieu à une lecture directionnelle de type

« la balle est tombée sur le sol en roulant ».

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

156

(130) a. La balle roule / roulait sur le sol.

b. La balle a roulé sur le sol.

Ces exemples montrent que le passé composé est un facteur très important dans

l’expression des événements spatiaux en ce sens qu’il augmente la possibilité d’interpréter

un procès comme un changement de relation spatiale par rapport à un cadre de référence.

Cela veut dire que le passé composé véhicule un schéma aspectuel particulier qui permet

d’introduire une borne temporelle au procès auquel il est fait référence et de le représenter

comme un procès arrivé à son terme. En ce sens, le passé composé fonctionne comme un

facteur structurant l’événement spatial. Tout en reconnaissant au passé composé une

fonction aspecto-temporelle, nous voudrions cependant faire remarquer qu’un marquage

temporel au moyen d’un temps accompli comme le passé composé est certainement moins

saillant que celui d’un système préfixal en polonais. En effet, bien que le passé composé

puisse représenter un procès comme arrivé à son terme, force est de constater que des

énoncés construits selon le modèle de l’énoncé (130b) peuvent prêter à deux lectures

différentes : (a) le déplacement qui résulte d’un changement du cadre de référence

(trajectoire télique) et (b) la localisation du déplacement à l’intérieur d’un même cadre de

référence (trajectoire atélique).

Fong et Paulin (1998) expliquent cette double lecture essentiellement par le fait

que, contrairement à l’anglais, en français les prépositions simples comme sous, dans et

sur portent un sens locatif et lorsqu’elles se combinent avec des verbes qui dénotent la

manière du déplacement comme nager, voler ou courir, elles font spécifiquement

référence à l’arrière-plan de l’action et dénotent l’endroit où cette action a lieu et non pas la

transition d’un lieu à un autre. Autrement dit, ces prépositions n’ont pas les traits

sémantiques requis pour indiquer le changement de relation spatiale et restent, en

conséquence, intimement associées au sens d’activité en contribuant ainsi à l’expression du

déplacement à l’intérieur d’un même lieu de référence. Ces auteurs font remarquer que

seuls quelques rares verbes de manière comme rouler ou basculer prêtent sans ambiguïté à

la lecture d’un changement de localisation dans le contexte des prépositions simples

comme sous, dans, sur. On le voit dans les exemples (131) qui traduisent sans ambivalence

une transition d’un lieu à un autre : l’énoncé (131a) s’interprète comme « la balle était en

dehors de la boîte, puis elle a roulé dedans » et l’énoncé (132b) s’interprète comme

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

157

« Claude était à l’extérieur du trou, puis il a basculé dedans ».

(131) a. La balle a roulé dans la boîte. (Fong & Poulin, 1998 : 32)

b. Claude a basculé dans le trou.

Selon Fong et Paulin (ibid.), l’interprétation télique qu’offrent ces deux énoncés est

essentiellement motivée par la sémantique des verbes rouler et basculer dont la

particularité est de lexicaliser dans leurs racines non seulement la MANIERE du

déplacement, mais aussi, et ce, de façon plus importante, la TRAJECTOIRE du déplacement.

Dans le contexte de ces verbes, la préposition simple traduit la phase finale du déplacement

qui coïncide avec la portion finale de la trajectoire (le but).

On le voit, la notion de la trajectoire télique, est essentielle pour profiler un procès

en tant qu’événement. Or, comme l’ont fait remarquer Aske (1989) et Slobin et Hoiting

(1994), contrairement à des langues à satellites, les langues définies par le cadre verbal

n’ont pas d’outils grammaticaux nécessaires pour accompagner les verbes de manière et

indiquer dans le contexte de ces verbes la transition d’un état à un autre (cf. §1.3.). Cette

observation remet ainsi en cause le postulat de Levin et Rappaport (ibid.) qui consiste à

dire que dans les langues à cadre verbal, comme le français, les verbes de manière ne sont

pas disponibles pour l’expression d’événement. En effet, la contrainte ne semble pas

provenir du système lexical, mais plutôt du système grammatical qui n’a pas de satellites

disponibles qui permettent de marquer d’une manière explicite la transition d’un lieu à un

autre. La conséquence d’un tel système est que, pour représenter le changement de la

relation spatiale, qui nécessite que soit profilée la trajectoire télique, ces langues ont

recours à la classe lexicale des verbes.

Les énoncés ci-dessous l’illustrent d’une manière lisible.

(132) a. Pierre a couru à l’école. [trajectoire atélique]

b. Céline a nagé dans le lac.

(133) a. Pierre est entré à l’école en courant. [trajectoire télique]

b. Céline a traversé le lac à la nage.

Les exemples (132) qui mettent à l’œuvre deux verbes de manière, courir et nager,

dénotent des procès qui n’ont pas de limites temporelles intrinsèques et qui traduisent le

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

158

déplacement à l’intérieur d’un même cadre de référence sans changement de localisation

par rapport à ce cadre (trajectoire atélique). Pour représenter le changement de localisation

par rapport au cadre de référence, le français doit recourir à l’emploi d’un verbe dit de

trajectoire, comme dans les exemples (133) qui mettent à l’œuvre les verbes entrer et

traverser. L’emploi de ces verbes permet de représenter des procès bornés dans le temps et

d’exprimer un déplacement qui résulte d’une transition (trajectoire télique) : en effet,

entrer indique le passage du dehors au dedans, tandis que traverser indique le passage

d’une portion d’espace à une autre. Autrement dit, ces verbes introduisent un cadre spatio-

temporel au procès auquel on fait référence, et permettent ainsi de représenter un fait

achevé qui apparaît comme un changement de relation spatiale. Il convient de noter que

l’expression de la trajectoire dans le verbe principal a une conséquence sur l’encodage de

la manière du déplacement : le verbe principal étant occupé par l’expression de la

trajectoire, la manière est encodée de façon périphrastique dans un gérondif (133a) ou dans

un syntagme prépositionnel (133b). Nous verrons dans le chapitre 4 les implications d’un

tel encodage.

Ces observations permettent de conclure à une forte corrélation entre les verbes dits

de trajectoire et des procès parvenus à leurs termes, corrélation qui se traduit par la

modalité d’action perfective sous-jacente à la sémantique de ces verbes. En ce sens, ces

verbes jouent un rôle fondamental dans la structuration conceptuelle de l’événement

spatial, rôle qui est joué en polonais par les préfixes verbaux (cf. §2.2.2.) : en déterminant

la borne terminale du procès, ces verbes structurent ce procès en tant qu’événement

accompli et profilent, comme nous le montrerons dans la section suivante, le déroulement

du déplacement sur l’axe de la trajectoire.

3.1.2. La représentation des phases spatio-temporelles par les verbes

Nous proposons, dans cette section, d’examiner les propriétés sémantiques de

verbes français dits de trajectoire et de montrer comment, par le biais des éléments

sémantiques qu’ils lexicalisent, ils structurent le déplacement sur l’axe de la trajectoire.

L’examen de ces verbes se fondera sur les mêmes paramètres sémantiques, à la fois

temporels et spatiaux, que ceux de l’examen des préfixes polonais (cf. §2.2.3.) et cherchera

à définir en premier lieu la phase spatio-temporelle du déplacement que chacun profile.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

159

Nous avons déjà vu (cf. §1.2.) que le déplacement sur l’axe de la trajectoire implique trois

phases spatio-temporelles :

i. la phase initiale qui coïncide avec la portion initiale de la trajectoire (la

source) ;

ii. la phase médiane qui coïncide avec la portion médiane de la trajectoire (le

trajet) ;

iii. la phase finale qui coïncide avec la portion finale de la trajectoire (le but).

Ainsi, le verbe sera défini par le trait initial s’il induit de manière intrinsèque la

portion initiale de la trajectoire par rapport à laquelle s’effectue l’éloignement de la figure.

Il sera défini par le trait final s’il induit la portion finale de la trajectoire par rapport à

laquelle s’effectue le rapprochement de la figure. Et, sera défini par le trait médian, le

verbe qui induit de manière intrinsèque la portion médiane de la trajectoire et qui implique

le parcours de la portion d’espace située entre le point initial et le point final.

D’autre part, nous prendrons en considération trois paramètres spatiaux que des

verbes français peuvent incorporer dans leur sémantique de manière concomitante avec la

notion de trajectoire :

i. la deixis qui réfère à l’orientation du mouvement par rapport à un

observateur ;

ii. la conformation qui réfère à la géométrie de l’entité de référence ;

iii. la direction qui réfère à l’orientation du mouvement par rapport à l’entité de

référence.

Ainsi, selon la phase spatio-temporelle qu’ils profilent et la nature des éléments

sémantiques qu’ils lexicalisent, on peut répartir les verbes de trajectoire en français de la

manière suivante :

TRAJECTOIRE phase initiale (source) phase médiane (trajet) phase finale (but)

+ deixis partir venir

+ conformation sortir traverserpasser

arriverentrerposermettre

+ direction descendre / monter

Tableau 18. La répartition des verbes selon leurs propriétés sémantiques.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

160

Si nous nous référons à l’expression de trois phases spatio-temporelles du

déplacement, nous constatons que chaque phase peut être profilée linguistiquement par

plusieurs verbes dont chacun structure la phase à laquelle il fait référence d’une manière

distincte, comme nous le verrons dans ce qui suit. Parmi ces verbes, on peut distinguer

deux verbes qui se définissent par le trait initial (partir, sortir), deux verbes qui se

définissent par le trait médian (traverser, passer) et cinq verbes qui se définissent par le

trait final (venir, arriver, entrer, poser, mettre). On peut par ailleurs identifier deux verbes

qui présentent une certaine complexité pouvant être caractérisés par les trois traits spatio-

temporels (descendre, monter).

Ce que l’on peut noter à partir de cette distribution est une plus forte densité

d’encodage (coding density, Givón, 1979) de la phase finale par rapport à l’encodage des

phases initiale et médiane, phénomène similaire à celui que nous avons déjà observé en

polonais (cf. 2.2.3.).

Dans les paragraphes qui suivent, nous proposons d’illustrer au moyen des

exemples les plus représentatifs la façon dont ces verbes structurent les trois phases spatio-

temporelles de l’événement auxquels ils font respectivement référence. Il ne s’agira pas

d’étudier les structures sémantiques fines de ces verbes, mais de montrer comment ils

représentent le déplacement sur l’axe de la trajectoire et comment ils profilent différentes

phases spatio-temporelles. Précisons que les prépositions qui accompagnent ces verbes ne

feront pas l’objet de commentaires de façon systématique et que nous n’en ferons mention

que dans le cas des exemples où la préposition a un impact fort sur l’interprétation de la

nature du déplacement auquel fait référence le verbe. Dans ce qui suit, nous exposerons

tout d’abord l’expression de la phase initiale, puis celle de la phase finale et enfin celle de

la phase médiane avec laquelle seront traités les deux verbes qui profilent les trois phases

spatio-temporelles simultanément.

A. Expression de la phase initiale du déplacement

La phase initiale du déplacement implique un éloignement de la figure à partir

d’une source, c’est-à-dire d’un lieu initialement occupé. Comme nous l’avons vu plus haut,

parmi les verbes dits de trajectoire, le français atteste deux verbes qui profilent cette phase,

partir et sortir.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

161

Perspective de l’observateur. La particularité du verbe partir est de dénoter un

mouvement d’éloignement qui est perçu comme tel à partir de la perspective de

l’observateur, comme dans les exemples (134) où le départ de la figure (les enfants, le

pêcheur) est perçu comme un éloignement d’ici vers un ailleurs. Ce verbe est

sémantiquement neutre par rapport à la configuration du lieu initial et focalise

exclusivement sur le changement du lieu de référence par rapport à un point de vue.

(�

Fig. 28. partir

(134) a. Les enfants sont partis en vacances.

b. Le pêcheur est parti à la mer.

Conformation du lieu initial. Contrairement à partir, le verbe sortir représente le

lieu initial comme une entité tri-dimensionelle et dénote le passage du dedans au dehors.

Un tel passage implique nécessairement le franchissement de frontière qui définit

l’intérieur et l’extérieur du lieu initial comme le rendent explicite les énoncés (135) : dans

ces exemples, le lieu de référence (l’école, le trou d’arbre) où débute le déplacement est

conceptualisé comme un contenant dont la figure franchit la limite au cours du procès.

Fig. 29. sortir

(135) a. Les enfants sont sortis de l’école.

b. Le hibou est sorti du trou d’arbre.

B. Expression de la phase finale du déplacement

Nous avons vu dans le tableau 18 plus haut qu’il existe en français cinq verbes

profilant la phase finale du déplacement. Parmi ces verbes, on distingue trois verbes qui

dénotent le déplacement spontané, arriver, entrer et venir, et deux verbes qui dénotent le

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

162

déplacement causé, poser et mettre.

Perspective de l’observateur. Le verbe venir dénote un déplacement en direction

d’un lieu de référence et par rapport à un point de vue d’un observateur. Tout comme le

verbe partir dont venir est conceptuellement proche en ce sens que les deux verbes portent

un sens déictique, venir est sémantiquement neutre par rapport à la configuration spatiale

du lieu final visé par le déplacement, en mettant en relief le changement du cadre de

référence par rapport à une perspective.

�)

Fig. 30. venir

(136) a. Un groupe de touristes étrangers est venu à Lyon.

b. Les enfants sont venus en vacances à la campagne.

Conformation du lieu final. Contrairement à venir, les quatre autres verbes

définissant la phase finale, arriver, entrer, poser et mettre, ont la particularité d’apporter

des spécifications de nature géométrique concernant le lieu final du déplacement.

Toutefois, comme l’illustreront les exemples, ils représentent le lieu final visé par le

déplacement d’une manière sensiblement distincte en profilant des aspects différents de la

portion finale de la trajectoire.

En ce qui concerne tout d’abord les verbes arriver et entrer dont les schémas ci-

dessous illustrent la sémantique sous-jacente, il se distinguent des deux autres verbes en ce

qu’ils représentent un mouvement spontané.

Fig. 31. arriver Fig. 32. entrer

Le verbe arriver représente le lieu final visé par le déplacement comme un point

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

163

dans l’espace, et ce, quelles que soient les propriétés géométriques réelles de cette entité.

On peut le lire à partir des exemples (137) où le lieu final, qu’il soit volume (137a) ou

surface (137b), est représenté comme une limite finale que la figure atteint sans la

dépasser.

(137) a. Céline est arrivée à l’école.

b. L’alpiniste est arrivé au sommet de la montagne.

Le verbe entrer conçoit, pour sa part, la portion d’espace adjacente au lieu final

comme un contenant et dénote un passage du dehors au dedans. Ce qui est particulier au

verbe entrer, et qui le différencie du verbe arriver, est que le procès auquel il fait référence

implique d’une manière explicite un franchissement de frontière qui délimite l’extérieur et

l’intérieur de l’entité de référence. En ce sens, il est conceptuellement proche du verbe

initial sortir.

(138) a. Les enfants sont entrés à l’école.

b. Le train est entré dans le tunnel.

Contrairement aux verbes arriver et entrer, les verbes poser et mettre dénotent un

déplacement causé et contrôlé jusqu’à son accomplissement par un agent. La portion finale

du déplacement que ces deux verbes évoquent coïncide avec l’entité de référence visée par

le déplacement. Toutefois, comme le suggèrent les schémas ci-dessous, ils peuvent

représenter cette entité de manière distincte.

Fig. 33. poser Fig. 34. mettre

Le verbe poser représente l’entité de référence comme une surface bi-

dimensionnelle sur laquelle (139a) ou contre laquelle (139b) la figure est déposée. En ce

sens, la relation finale de localisation entre la figure et le fond est de nature « support ». On

notera que poser exclut, en général, la relation d’inclusion, comme l’illustre l’exemple

(139c). Pour sa part, le verbe mettre, apparemment plus souple sémantiquement que poser,

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

164

peut définir le lieu final visé aussi bien comme une surface que comme un contenant. Dans

le premier cas, illustré en (140a), la relation finale de localisation est celle de « support » et

dans le deuxième cas, illustré en (140b), elle est celle d’« inclusion ».

(139) a. Pierre a posé le livre sur l’étagère.

b. Pierre a posé l’échelle contre le mur.

c. *Pierre a posé le livre dans le sac.

(140) a. Pierre a mis le livre sur l’étagère.

b. Anne a mis le livre dans le sac.

C. Expression de la phase médiane du déplacement

La phase médiane du déplacement implique que, lors du déplacement, la figure

emprunte le trajet, c’est-à-dire la portion de l’espace située entre le point initial et le point

final de la trajectoire. Nous avons vu que le français atteste parmi les verbes dits de

trajectoire deux verbes définis par ce trait médian, traverser et passer, et qu’il existe, par

ailleurs, deux verbes dont la particularité est de pouvoir évoquer les trois phases spatio-

temporelles du déplacement, phase médiane y compris, descendre et monter.

Conformation du lieu médian. Les schémas ci-dessous illustrent le sémantisme

sous-jacent aux verbes traverser et passer.

Fig. 35. traverser Fig. 36. passer

Le déplacement auquel fait référence le verbe traverser consiste en un passage d’un

lieu à un autre par la portion interne du lieu de référence (phase médiane). Un tel

déplacement implique un double franchissement de frontières : un premier croisement

consiste à entrer dans le champ de l’entité de référence, tandis que le deuxième croisement

consiste à sortir du champ de l’entité de référence. On peut le voir dans les exemples (141)

où le parcours interne du lieu médian (la rue, la rivière) implique que la figure (les enfants,

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

165

Jean) passe d’une extrémité à une autre de ce lieu et franchit les frontières qui le délimitent

de part et d’autre. En ce qui concerne la représentation géométrique du lieu médian,

traverser conçoit ce dernier comme une entité rectilinéaire dont l’extension est bornée.

(141) a. Les enfants ont traversé la rue (en courant).

b. Jean a traversé la rivière (à la nage).

Contrairement à traverser, l’espace médian auquel réfère le verbe passer n’a pas de

limites intrinsèques et le changement du cadre de référence est estimé par rapport au point

médian qui sert de repère dans une scène donnée. Comme le montrent les exemples (142),

le déplacement que dénote passer est un mouvement continu qui n’induit pas de manière

intrinsèque le franchissement de frontières de l’espace médian. Le passage par la partie

médiane est perçu comme une phase intermédiaire d’un procès plus global dont passer

n’extrait qu’une portion. En ce qui concerne l’entité de référence (la maison, le tunnel) qui

coïncide avec la phase médiane, elle est perçue soit comme un point par rapport auquel le

changement du cadre de référence est évalué, comme dans l’exemple (142a), soit comme

une extension linéaire que la figure parcourt lors de l’événement, comme dans l’exemple

(142b).

(142) a. Le cerf-volant est passé au-dessus de la maison.

b. Le train est passé par le tunnel.

Direction du déplacement. Les deux verbes que nous voudrions illustrer en dernier,

descendre et monter, ne sont pas spontanément interprétables comme profilant une seule

phase spatio-temporelle et il n’est pas plus aisé de déterminer avec précision à laquelle des

trois phases ils font référence. Cette difficulté s’explique par le fait que descendre et

monter dénotent un déplacement intrinsèquement orienté sur l’axe vertical – descendre

dénote le mouvement dirigé d’en haut vers le bas et monter dénote le mouvement dirigé

d’en bas vers le haut –, et, comme le fait remarquer Sarda (1999), l’axe vertical est

généralement perçu comme un continuum par rapport auquel un tel mouvement se définit.

On peut le percevoir dans la représentation mentale d’un déplacement descendant et d’un

déplacement ascendant que les locuteurs français partagent. En effet, pour la grande

majorité des locuteurs interrogés, le fait de descendre signifie « quitter un lieu situé plus

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

166

haut pour rejoindre un lieu situé plus bas » et le fait de monter signifie « quitter un lieu

situé plus bas pour atteindre un lieu situé plus haut ». Cette représentation, on le perçoit,

englobe le tout du continuum situé entre le haut et le bas.

Fig. 37. descendre et monter

Nous nous alignons ici sur l’observation de Laur (1993) qui considère que ces deux

verbes sont pluripolaires au sens où ils peuvent représenter les trois phases spatio-

temporelles, attestant une grande souplesse d’utilisation et pouvant entrer dans de

nombreuses combinaisons avec diverses prépositions spatiales.

Les exemples (143) permettent de voir qu’en fonction de la préposition appliquée

une des phases peut être profilée de manière plus saillante que l’autre. Par exemple,

l’énoncé (143a), où descendre se combine avec la préposition initiale de, profile de

manière saillante la phase initiale du déplacement ; en revanche, l’énoncé (143b) où

descendre se combine avec la préposition finale dans, rend saillante la phase finale. De

façon similaire, l’énoncé (144a), où monter se combine avec la préposition finale sur, met

l’accent sur la phase finale du déplacement, alors que l’énoncé (144b), où monter se

combine avec la préposition médiane par, insiste sur la phase médiane du déplacement.

(143) a. Le chat est descendu de l’arbre.

b. Le alpinistes sont descendus dans la vallée.

(144) a. Les enfants sont montés sur le toit de l’école.

b. Les randonneurs sont montés jusqu’au col de la montagne par la vallée.

D. Observations

Pour conclure, cette brève présentation des verbes de trajectoire en français a

permis de montrer que leur rôle essentiel était d’introduire le cadre spatio-temporel au

procès du déplacement en permettant ainsi de le représenter comme un événement qui

résulte d’un changement de la relation spatiale entre la figure et le fond. Cet examen a

permis de montrer qu’en introduisant un tel cadre, ces verbes profilaient différentes phases

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

167

de l’événement sur l’axe de la trajectoire en apportant différentes nuances sémantiques

relatives à la perspective de l’observateur par rapport au déplacement, la géométrie de

l’entité de référence ou bien la direction du mouvement sur l’axe vertical. Par le biais de

l’analyse de ces verbes, nous avons voulu mettre en lumière la tendance typologique

dominante en français qui consiste à encoder la trajectoire du déplacement dans le verbe,

ce qui implique que la manière du déplacement est exprimée en général dans un gérondif

ou un syntagme prépositionnel.

Dans la section suivante, nous nous proposons de démontrer que, bien que

dominante, cette stratégie dite à cadre verbal n’est pas la seule qui existe en français et que

le français atteste dans son système la stratégie dite à satellites qui, comme nous le

montrerons, est un résidu d’un ancien système typologique.

3.2. Le français comme langue à satellites

Les études typologiques consacrées à l’expression du déplacement dans les langues

romanes se sont, pour la plupart, alignées sur la typologie proposée par Talmy en

admettant que ces langues sont pleinement représentatives d’un type de « langues » à cadre

verbal. Or, le français, et probablement les autres langues romanes, présente une certaine

complexité lorsqu’il s’agit de l’expression d’un événement spatial. En effet, il peut

également recourir à la stratégie typologique attribuée aux langues germaniques et aux

langues slaves et exprimer la trajectoire du déplacement dans un préfixe et la manière du

déplacement dans le verbe principal de l’énoncé.

Notre objectif dans cette section est de mettre en lumière les propriétés

typologiques du français en tant que langue à satellites, propriétés jusqu’alors laissées dans

l’ombre par les études typologiques relatives à l’expression du déplacement dans cette

langue. L’examen consistera tout d’abord à esquisser le phénomène de la préfixation en

français et à examiner le rôle que les préfixes jouent dans le système de la langue, en

particulier dans la catégorie de verbes (§3.2.1.). Après cet aperçu général, nous nous

focaliserons sur la contribution sémantique des préfixes dans l’expression du déplacement

(§3.2.2.). Nous évaluerons ensuite la dynamique typologique du français en tant que langue

à satellites (§3.2.3.), notamment par le biais de l’examen de la productivité de ce modèle

typologique. Enfin, nous tenterons d’apporter quelques éléments de réponses relatifs à

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

168

l’évolution du système typologique du français susceptibles de mieux faire comprendre la

co-existence des deux stratégies typologiques, celle à cadre verbal et celle à satellites

(§3.2.4).

3.2.1. La dérivation préfixale en français

Selon Béchade (1992), le français possède environ 60 préfixes dont la majorité est

d’origine latine (e.g. bi(s)-, contre-, pré-) et quelques uns d’origine grecque (e.g. dys-,

méta-, para-). Dans l’ensemble de cette grande variété de préfixes, l’auteur en dénombre

34 qui se combinent exclusivement avec des noms et/ou des adjectifs (e.g. archi-, super-,

ultra-, etc.) et 23 préfixes qui servent plus spécifiquement à la dérivation des verbes. C’est

uniquement à cette dernière catégorie de préfixes que nous nous intéresserons ici.

3.2.1.1. Préfixes et principaux types de dérivés

Le tableau ci-dessous illustre les 23 préfixes répertoriés par Béchade (ibid.), et dont

la caractéristique commune est de dériver des verbes à partir de bases verbales. Notons que

certains préfixes peuvent présenter deux ou plusieurs formes différentes (i) selon qu’ils se

trouvent dans un mot savant calqué sur le latin ou dans un mot populaire emprunté au latin

et francisé par la suite (e.g. ex-/é-, inter-/entre-), ou bien (ii) selon la nature phonétique de

l’élément qui se trouve à l’initial de la base lexicale (e.g. em-/en-, dé-/dés-). Alors que la

grande majorité de ces préfixes ne se produisent que sous forme préfixale, notons par

ailleurs que neuf d’entre eux co-existent dans la langue avec des prépositions qui sont leur

source étymologique. Sans entrer pour le moment dans le détail de la productivité de ces

préfixes, soulignons que certains d’entre eux, comme a(b)-, bi(s)-, mal-, mé(s)-, outre-,

sub-, super-, attestent peu d’occurrences dans la langue, tandis que d’autres, comme a(d)-,

dé-, é-, em-/en- (lat. inde), em-/en- (lat. in) ou ré-, attestent un nombre d’occurrences

beaucoup plus important.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

169

préfixe préposition préfixe préposition préfixe préposition

a(b)-a(d)-bi(s)-co-/com-/con-dé(s)-/dis-contre-é-/ex-

—à——decontre—

em-/en- (lat. inde)em-/en- (lat. in)mal-mé(s)-outre-par-post-

—en———par—

pour-/pro-ré-/re-/r-retro-sou(s)-sub-super-sur-tra-/trans-/tre-

———sous——sur—

Tableau 19. Préfixes français et prépositions dont ils tirent origine36.

Si la spécificité des préfixes illustrés dans le tableau ci-dessus est de s'attacher à des

bases verbales, un même préfixe peut participer aussi bien à la dérivation de verbes qu’à la

dérivation de noms et d’adjectifs, comme l’illustre le tableau ci-dessous.

VERBE →→→→ VERBE ADJECTIF →→→→ ADJECTIF NOM →→→→ NOM

dé- couvrir dé-couvrir loyal dé-loyal ordre dés-ordre

pré- juger pré-juger classique pré-classique histoire pré-histoire

sous- tenir sou-tenir développé sous-développé vêtement sous-vêtement

trans- former trans-former continental trans-continental action trans-action

Tableau 20. La dérivation préfixale en français.

Bien qu’aucun des préfixes ne soit exclusivement réservé à la dérivation d’une

seule classe lexicale, il convient toutefois de noter qu’ils ne se répartissent pas de façon

égale entre les différents types de lexèmes. Par exemple, les préfixes comme a-, en-, é- et

re- forment essentiellement des verbes, d’autres en revanche comme dé-, pré-, sous- et

trans- entrent aussi bien dans la formation de verbes que dans la formation de noms et

d’adjectifs, (cf. Béchade, 1992 ; Mitterand, 1968).

En ce qui concerne plus particulièrement la dérivation des verbes, ces derniers

peuvent être dérivés de bases verbales, nominales ou bien adjectivales. Alors que tous les

préfixes peuvent former de nouveaux verbes à partir de bases verbales, il est important

toutefois de noter que seulement quatre d’entre eux – a-, dé-, é- et en- – peuvent construire

les verbes à partir des trois types de bases : verbale, nominale et adjectivale. Le tableau ci-

36 Nous verrons plus loin (cf. § 3.2.2.) que seulement quelques-uns de ces préfixes contribuent à l’expression

spatiale.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

170

dessous illustre le cas de ces quatre préfixes. Selon Huot (2001), parmi les trois modèles de

dérivation de verbes, c’est la dérivation à partir de bases nominales qui est le processus le

plus productif en français contemporain. Nous le verrons plus loin, ce type de formation

verbale a une incidence sur les caractéristiques typologiques du français.

LEXEME DE BASE PREF-VERBE

VERBE → PREF-VERBE

quittermêlersoufflerfermer

ac- quitterdé- mêleres- souffleren- fermer

NOM → PREF-VERBE

boutboîtecrèmeracine

a- bout -irdé- boît -eré- crèm -eren- racin -er

ADJECTIF → PREF-VERBE

finfraîcheclairivre

a- fin -erdé- fraîch -iré- clair -eren- ivr -er

Tableau 21. La dérivation verbale en français.

Il est important de noter que certains verbes créés à partir de noms ou d’adjectifs,

comme longer et charger, peuvent exister dans la langue de façon autonome sous forme

non préfixée, à laquelle peut s’ajouter ensuite un préfixe. Néanmoins, la grande majorité

des verbes formés à partir de noms et d’adjectifs, comme dérailler et affiner, ont la

particularité d’être dérivés par l’adjonction simultanée à la base lexicale du préfixe et du

suffixe verbal, sans que soit initialement créée la forme simple et non préfixée du verbe.

(145) a. charge > charger > dé-chargerb. long > longer > al-longer

(146) a. raille > *railler > dé-raill-erb. mince > *mincer > é-minc-er

On peut noter par ailleurs que la création d’un verbe nouveau peut passer

initialement par la forme participiale : en effet, Darmesteter (1932 : 80) fait remarquer que

les participes comme enrubanné et ensoleillé ont précédé les verbes enrubanner et

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

171

ensoleiller et que le français a fréquemment privilégié cette voie de dérivation au point où,

quelquefois, la forme participiale formée au moyen d’un préfixe pouvait ne pas donner lieu

à la dérivation du verbe, comme cela a été notamment le cas des participes suranné ou

accorné, cette dernière forme n’étant guère attesté en français contemporain.

(147) a. ruban > enrubanné > enrubannerb. soleil > ensoleillé > ensoleiller

(148) a. an > suranné > *surannerb. corne > accorné > *accorner

Pour conclure cette brève présentation de la morphologie préfixale du français,

nous voudrions mentionner qu’il existe en français des cas d’une double préfixation, mais

qu’un tel processus n’est pas productif dans cette langue. Seuls les préfixes ré- et sur-,

situés en position initiale, peuvent se combiner avec d’autres préfixes, comme ré- + a- / de-

/ en- et ou sur- + en- dont les exemples ci-dessous illustrent l’emploi. De manière générale,

le préfixe ré- apporte le sens de réitération du procès, tandis que le préfixe sur- apporte le

sens augmentatif au procès dénoté par le verbe.

(149) a. ménager > a-ménager > ré-aménagerfaire > dé-faire > re-défairefuir > en-fuir > ré-enfuir

b. chérir > en-chérir > sur-enchérirtraîner > en-traîner > sur-entraîner

3.2.1.2. Le rôle des préfixes en français

Il existe en français un nombre non négligeable d’études consacrées à des préfixes

particuliers. Pour ne citer que quelques-unes parmi les plus importantes, on mentionnera

les études sur les préfixes a- (Dufresne et al. 2000, 2001), contre- (Dahl, 2003), dé- (Gary-

Prieur, 1976 ; Boons, 1984 ; Gerhard, 1998), é- (Aurnague & Plénat, 1997, à paraître), en-

(Boons, 1991 ; Franckel & Lebaud, 1991 ; Martin-Berthet, 1994 ; Melka & Schroten,

1997), entre- (Guentchéva, sous presse), pré- (Amiot, 1995), re- (Amiot, 2002 ; Jalenques,

2001). Si l’ensemble de ces travaux s’appuie sur l’examen de la formation d’unités

lexicales et le type de constructions formées par le préfixe étudié, certains se fondent sur

des considérations syntaxiques (e.g. Boons, ibid.), d’autres sur des considérations

sémantiques (e.g. Aurnague & Plénat, ibid. ; Gerhard, ibid.). Quelques-uns de ces travaux

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

172

retracent l’évolution diachronique d’un préfixe (e.g. Dufresne et al., ibid ; Jalenques, ibid.)

d’autres encore explorent la relation qu’un préfixe entretient avec la préposition dont il est

étymologiquement issu (e.g. Gunétchéva, ibid.). Toutefois, bien que dans l’ensemble ces

recherches proposent une étude approfondie d’un préfixe particulier, il n’existe pas, à notre

connaissance, une étude qui aurait situé le français dans un panorama typologique plus

général et qui aurait esquissé théoriquement le phénomène de la préfixation verbale en

français, comme cela a été notamment fait pour les langues slaves. À notre connaissance,

l’ouvrage édité par Rousseau (1995) consacré à la notion du « préverbe » représente un des

rares efforts de la mise en perspective comparative de la préfixation verbale dans les

langues d’Europe. Nous n’avons pas pour ambition de combler ce manque ici, un tel projet

étant d’une grande envergure ; toutefois, nous voudrions mettre en lumière l’essentiel des

fonctions assumées par les morphèmes préfixaux en français pour nous focaliser par la

suite sur leur valeur spatiale et, par ce biais, situer le français dans la typologie sémantique

de l’événement spatial proposé par Talmy (ibid.).

Si l’on s’intéresse, non pas au sens dont sont porteurs les préfixes français, mais

plus immédiatement à leur fonction, on peut noter qu’ils assument, bien que de manière

plus restreinte, des rôles comparables aux rôles joués par les préfixes slaves. On peut en

effet reconnaître à la préfixation française trois fonctions majeures qui sont celles de (i)

l’aspect, (ii) l’Akionsart et (iii) la dérivation lexicale37.

Aspect. Comme le note certains auteurs, les préfixes qui s’appliquent à une base

verbale simple peuvent modifier sa valeur aspectuelle en envisageant le procès désigné

comme ayant un terme, (Amiot, 1995, 2002 ; Boons, 1991 ; Corbin, 1997 ; Riegel et al.,

1998). Ce rôle aspectuel est essentiellement assumé en français par les préfixes a-, é-, en-

et re-. Les exemples ci-dessous illustrent cet apport aspectuel au moyen des verbes croître,

37 La valeur aspectuelle est traditionnellement attribuée en français à l’opposition qui existe entre temps

simples et temps composés des verbes : un temps simple, comme l’imparfait, dénote le procès dans son

développement (je lisais), et un temps composé, comme le passé composé, dénote un procès à son terme (j’ai

lu). On attribue également l’opposition entre l’aspect perfectif et l’aspect imperfectif au sens du verbe lui-

même, (cf. Riegel et al., 1997) : par exemple, les verbes comme fermer, casser ou tuer sont considérés

comme perfectifs car désignant des procès parvenus à leur terme, tandis que les verbes comme briller,

dormir, songer sont considérés comme imperfectifs car dénotant des activités qui n’impliquent pas de limites

temporelles de manière intrinsèque.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

173

puiser, porter et froidir. On peut noter que si les formes simples de ces verbes n’induisent

pas de bornes temporelles de manière intrinsèque et que les procès qu’elles expriment

s’interprètent comme des activités, par contre leurs formes composées, dérivées au moyen

des préfixes a(c)-, é-, en- et re- respectivement, induisent une limite à atteindre et

permettent d’envisager les procès comme ayant un aboutissement.

(150) IMPERFECTIF PERFECTIF

a. croître ac- croître

b. puiser é- puiser

c. porter em- porter

d. froidir re- froidir

Pour ce qui est des verbes obtenus par l’adjonction concomitante du préfixe et du

suffixe verbal à une base nominale ou à une base adjectivale, comme c’est le cas des

verbes illustrés ci-dessous, ils appartiennent, en très grande majorité, à la classe des verbes

perfectifs : les procès désignés par ces verbes sont en effet conçus comme ayant des limites

intrinsèques et comme étant accomplis.

(151) NBASE VDERIVE

a. dos a- doss- erb. racine dé- racin- erc. cœur é- cœur- erd. flamme en- flamm-er

(152) AdjBASE VDERIVE

a. sourd as- sourd- irb. frais dé- fraîch- irc. large é- larg- ird. ivre en- ivr- er

Aktionsart. Comme c’est fréquemment le cas des morphèmes aspectuels dans les

langues du monde (cf. Talmy, 1985, 2000), les préfixes français, eux aussi véhiculent de

façon concomitante avec celle de l’aspect d’autres nuances sémantiques relatifs à

Aktionsart (ou mode d’action). Les exemples des préfixes é-/ex-, sur- et a- ci-dessous

illustrent trois modes d’actions différents : le préfixe é-/ex-, qui se combine avec le pronom

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

174

réfléchi se, indique le mode intensif (153a) ; le préfixe sur- induit le mode quantitatif

(153b) tandis que le préfixe a- indique le mode augmentatif (153c).

(153) VBASE VDERIVE

a. crier s’é-crier [mode intensif]

clamer s’ex-clamer

b. chauffer sur-chauffer [mode quantitatif]

peupler sur-peupler

c. grandir a-grandir [mode augmentatif]faiblir af-faiblir

Dérivation lexicale. Le processus de préfixation permet par ailleurs de modifier le

sens du verbe de manière à ce qu’il décrive un procès qui est sensiblement différent du

procès dénoté à l’origine par le verbe de base et dont la sémantique n’est pas

nécessairement en lien immédiat avec celui-ci. Les exemples ci-dessous permettent de voir

qu’un simple ajout d’un préfixe à un verbe simple fait émerger un mot nouveau : l’ajout du

préfixe sur- au verbe déictique prendre crée le sens de ‘affecter quelqu’un par surprise’,

l’ajout du préfixe a(l)- au verbe du déplacement longer crée le sens de ‘augmenter le

volume’, l’ajout du préfixe sous- au verbe de manipulation traire fait naître, dans son

acceptation la plus générale, le sens de ‘s’emparer de quelque chose par un procédé

irrégulier’ et celui du préfixe é- au verbe de mouvement mouvoir crée le sens de ‘affecter

émotionnellement’.

(154) VBASE VDERIVE

a. prendre > sur-prendre

b. longer > al-longer

c. traire > sous-traire

d. chanter > en-chanter

Notons que les préfixes peuvent s’attacher également à des verbes qui incorporent

déjà la valeur perfective et que, dans cas précis, ils ne modifient pas la valeur aspectuelle

du verbe, mais apportent une nouvelle nuance sémantique. L’exemple (155) illustre le cas

de dérivation lexicale à partir du verbe mettre dont la valeur aspectuelle est perfective. On

peut noter qu’une simple adjonction du préfixe à ce verbe– ad-, com-, per-, pro-, sou(s)-

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

175

respectivement – fait naître un sens nouveau qui n’entretient pas de lien sémantique

immédiat avec le sens spatial du verbe d’origine38.

(155) Dérivation lexicale : mettre

a. ad- mettre

b. com- mettre

c. per- mettre

d. pro- mettre

e. sou- mettre

Dans d’autres cas de figure, le préfixe apporte uniquement une « modification

lexicale » à la base verbale, comme cela est notamment le cas du préfixe dé- dit « privatif »

(cf. Boons, 1984 ; Gary-Prieur, 1976 ; Gerhard, 1998). Ajouté à une base verbale, le

préfixe dé- forme des verbes qui ont le sens contraire du sens véhiculé par le verbe de base.

Par exemple, le procès désigné par les formes verbales composées telles que découvrir,

dénouer, déplaire consiste à inverser le processus désigné par les formes simples non

préfixées de ces verbes.

(156) VBASE VDERIVE

a. couvrir > dé-couvrir

b. nouer > dé-nouer

c. coller > dé-coller

d. plaire > dé-plaire

Notre objectif, dans cette partie, était de mettre en lumière les fonctions des

préfixes dans la catégorie du verbe, celles d’aspect, d’Akionsart et de dérivation lexicale.

Si cette dernière fonction lexicale est souvent évoquée dans les manuels de grammaire du

français, la contribution des préfixes dans l’expression de l’aspect et de l’Aktionsart est un

domaine peu étudié en français contemporain. Si succinct soit-il, cet exposé aboutit à la

38 Nous n’avons pas inclus dans cet inventaire des verbes remettre et transmettre construits sur la base mettre

qui, contrairement aux autres dérivés, gardent un lien sémantique plus étroit avec le sens spatial de la base

verbale.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

176

conclusion que le système préfixal du français, bien qu’étant moins systématique, assume

exactement les mêmes fonctions dans le domaine prédicatif que le système préfixal du

polonais. Dans la section qui suit, notre but est de montrer que l’ensemble des procédés

morphologiques que le français met à l’œuvre pour construire des verbes perfectifs au

moyen des préfixes, jouent un rôle essentiel dans l’expression des événements spatiaux

qui, d’un point de vue typologique, relèvent d’une stratégie à satellites.

3.2.2. Le rôle des préfixes dans l’expression du déplacement

Parmi les 23 préfixes verbaux que nous avons cités plus haut d’après Béchade

(1992) (cf. § 3.2.1.1.), 11 d’entre eux se distinguent en ce qu’ils portent un sens spatial :

a(d)-, dé(s)-, é-/ex-, em-/en- (lat. inde), em-/en- (lat. in), entre-/inter-, par-, ré-/re-, sou(s)-,

sur-, tra-/trans-/tre-. L’ensemble de ces préfixes a comme origine des éléments locatifs ou

directionnels formés, pour la plupart, à partir d’adverbes et de prépositions (Darmesteter,

1932 ; Nyrop, 1936 ; Brachet, 1996).

Cette section se donne pour objectif d’analyser la contribution de ces préfixes dans

l’expression des événements spatiaux dynamiques. Nous examinerons, dans un premier

temps, le rôle que ces préfixes jouent dans la conceptualisation du déplacement et

analyserons ensuite leurs propriétés sémantiques et la façon dont ils structurent le

déplacement sur l’axe de la trajectoire. Nous considérerons enfin la sémantique des verbes

préfixés à la lumière des types de lexicalisation tels que définis par Talmy (ibid.) et

montrerons que, contrairement aux observations de Talmy selon lesquelles l’encodage de

la figure et du fond dans le verbe est un phénomène rare dans les langues du monde, si ce

n’est quasi inexistant, le processus de préfixation en français permet d’exprimer ces deux

éléments sémantiques dans le lexème verbal.

3.2.2.1. Le préfixe en tant qu’élément structurant l’événement

Nous avons vu dans la partie précédente qu’une des fonctions des préfixes était de

modifier la valeur aspectuelle du procès désigné par le verbe de base. En s’alliant à des

verbes définis par la modalité d’action imperfective ou en formant des verbes à partir des

bases nominales et adjectivales, les préfixes permettent d’envisager le procès comme un

fait parvenu à son terme.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

177

Or, lorsqu’ils s’associent à des verbes à sémantique spatiale, les préfixes

introduisent non seulement le cadre temporel mais aussi le cadre spatial, en indiquant le

changement de relation spatiale et en spécifiant la phase spatio-temporelle du déplacement.

Les énoncés (157) et (158) qui illustrent l’emploi des verbes courir et voler dénotant la

manière du déplacement nous serviront d’exemples pour illustrer la contribution des

préfixes en français à l’expression du déplacement. Dans les exemples (157a) et (158a),

ces verbes sont employés sous une forme simple, non préfixée, et expriment une activité

qui n’a pas de limites temporelles intrinsèques, c’est-à-dire un déplacement à l’intérieur

d’un même cadre de référence. Dans les exemples (157b) et (158b) en revanche, ces verbes

sont employés sous une forme préfixée, accourir et s’envoler respectivement. Comme on

le voit, le simple ajout du préfixe introduit un cadre spatio-temporel au procès dénoté par le

verbe et indique le changement du cadre de référence. Le préfixe a(c)- dans l’exemple

(157b) indique l’arrivée au but, tandis que le préfixe en- (lat. inde) dans l’exemple (158b)

indique le départ de la source.

(157) a. Les enfants ont couru dans le jardin.

b. Les enfants ont accouru dans le jardin.

(158) a. Le cerf-volant a volé dans le ciel.

b. Le cerf-volant s’est envolé dans le ciel.

On peut noter que dans les exemples (157a) et (158a), le groupe prépositionnel,

dans le jardin et dans le ciel, réfère à l’endroit où l’activité dénotée par le verbe a lieu,

tandis que dans le contexte des verbes préfixés dans les exemples (157b) et (158b), ce

même groupe prépositionnel offre une lecture directionnelle et indique le lieu final visé par

le déplacement.

Ces exemples permettent ainsi de conclure que les préfixes français assument le

même rôle dans la conceptualisation des événements spatiaux que les préfixes polonais : en

introduisant le cadre spatio-temporel au procès dénoté par le verbe de base, le préfixe

marque la transition d’un lieu à un autre et, de fait, structure ce procès comme un

événement télique.

Il convient de noter que les verbes formés à partir de bases nominales et de bases

adjectivales par l’adjonction simultanée d’un préfixe et d’un suffixe verbal, comme, par

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

178

exemple, aboutir dérivé de « bout » et s’approcher dérivé de « proche », représentent, eux

aussi, des procès bornés et induisent une transition spatiale. Les énoncés ci-dessous le

montrent : les verbes aboutir (159a) et s’approcher (159b) qui sont dérivés au moyen du

préfixe a-, dénotent le rapprochement du but (l’escalier et la rive).

(159) a. Ce couloir aboutit à un escalier.

b. Le pêcheur s’est approchée de la rive.

La section suivante se propose d’examiner les propriétés sémantiques des préfixes

français qui portent une sémantique spatiale et de montrer la façon dont ces morphèmes

structurent le déplacement sur l’axe de la trajectoire.

3.2.2.2. La représentation des phases spatio-temporelles par les préfixes

Pour définir les propriétés sémantiques des préfixes et examiner comment ils

représentent le déplacement sur l’axe de la trajectoire, nous procéderons de la même

manière que dans l’analyse des préfixes en polonais et des verbes de trajectoire en français.

Nous déterminerons en premier lieu la phase spatio-temporelle que chacun des préfixes

profile, en définissant le préfixe par (a) le trait initial lorsqu’il réfère au départ d’une

source, (b) le trait final lorsqu’il réfère à l’arrivée au but et (c) le trait médian lorsqu’il

réfère au passage par la portion d’espace situé entre le point initial et le point final.

Par ailleurs, nous prendrons en compte les quatre paramètres spatiaux suivants que

des préfixes individuels en français incorporent dans leur sémantique avec la notion de

trajectoire :

i. la deixis, c’est-à-dire l’orientation du déplacement par rapport à une

perspective ;

ii. la conformation, c’est-à-dire la géométrie de l’entité de référence ;

iii. la position relative de la figure par rapport à l’entité de référence ;

iv. la direction du mouvement par rapport à un point de repère.

Si l’on se fonde sur les éléments sémantiques qu’ils lexicalisent, les préfixes

français peuvent se répartir de la manière suivante :

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

179

TRAJECTOIRE phase initiale (source) phase médiane (trajet) phase finale (but)

+ deixis em- / en- (lat. inde)

+ conformation dé(s)-é- / ex-

tra- / trans-par-

a(d)-entre- / inter-em- / en- (lat. in)

+ position relative sous-sur-

+ direction re-

Tableau 22. La répartition des préfixes selon leurs propriétés sémantiques.

La première observation que l’on peut faire à partir de ce tableau concerne la

distribution de l’encodage des trois phases spatio-temporelles, distribution qui est

relativement bien équilibrée. Le tableau atteste en effet trois préfixes définis par le trait

initial (em-/en-, dé(s)-, é-/ex-), quatre préfixes définis par le trait médian (tra-/trans-, par-,

sous-, sur-) et quatre préfixes définis par le trait final (a(d)-, entre-/inter-, em-/en-, re-).

Dans ce qui suit, nous tenterons d’esquisser la façon dont différents préfixes

structurent la phase du déplacement à laquelle ils réfèrent. Rappelons qu’il ne s’agit pas

d’explorer toutes les nuances sémantiques d’un préfixe donné, l’éventail de ces nuances

étant souvent large et leur analyse dépassant nos objectifs. Nous nous bornerons ici à

démontrer au moyen d’exemples illustratifs la contribution des préfixes dans l’expression

de différentes phases spatio-temporelles afin de mettre en valeur les propriétés du français

en tant que langue à satellites.

A. Expression de la phase initiale du déplacement

La phase initiale, dont la spécificité est d’induire le mouvement d’éloignement,

peut être profilée en français par trois préfixes : em-/en- (lat. inde) qui a un sens déictique ;

dé(s)- et é-/ex- qui apportent une spécification géométrique par rapport au lieu initial.

Perspective de l’observateur. Le préfixe em-/en- présenté ici est issu de l’adverbe

latin inde ‘d’ici, de là’. Ayant gardé son sens d’origine, em-/en- est le seul préfixe du

français ayant une valeur déictique. En effet, em-/en dénote un éloignement à partir du lieu

initial de référence et le conçoit comme tel à partir d’une perspective particulière qui est

celle de l’observateur. Par exemple, dans les énoncés (160), le déplacement de la figure

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

180

(l’oiseau, Julien) est, certes, perçu comme un départ du lieu de référence initialement

occupé, mais aussi comme un départ du lieu proche de l’observateur vers un ailleurs.

(�

Fig. 38. em- / en- (lat. inde)

(160) a. L’oiseau s’est envolé de son nid.

b. Julien s’est enfui de l’école.

Il convient de noter que le préfixe em-/en- se rencontre encore à l’état de particule

non-préfixée dans les constructions verbales comme s’en aller et en venir. Ces verbes sont

de rares exemples où en maintient son statut de morphème isolé. Dans la grande majorité

des cas, la grammaticalisation de cette particule a en effet eu lieu à un stade très ancien de

la langue, alors que dans le contexte de ces verbes-là le processus d’adjonction ne s’est pas

réalisé jusqu’à nos jours (cf. Nyrop, 1936).

Nous voudrions par ailleurs noter que em-/en- (lat. inde) dont il est question ici est

parfois confondu avec le préfixe em-/en- qui, lui, est issu de la préposition latine in

véhiculant le sens inclusif ‘dans’. Laur (1993) constate par exemple en examinant les

verbes comme s’enfoncer et s’emboîter construit avec le préfixe final em-/en- que leur

particularité est de se combiner avec la préposition dans et qu’« il y a deux exceptions à

cette règle (...) : s’enfuir et s’envoler » qui appartiennent à la catégorie des verbes initiaux

et se construisent avec la préposition de (Laur, 1993 : 54). Cette combinatoire morpho-

syntaxique n’est cependant nullement une exception à partir du moment où il existe en

français deux préfixes em-/en- qui ont des origines distincts et qui portent un sens

différent : un préfixe em-/en- qui, défini par le trait initial, a plus d’affinité sémantique

avec la préposition initiale de (cf. exemples ( ??)), et un préfixe em-/en- qui, défini par le

trait final, a plus d’affinité sémantique avec la préposition finale dans. Ce dernier préfixe

sera illustré plus loin.

Conformation du lieu initial. En ce qui concerne les deux autres préfixes profilant

la phase initiale, dé(s)- et é-/ex-, leur particularité est de dénoter un mouvement

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

181

d’éloignement et d’apporter une spécification géométrique concernant le lieu initial,

comme tentent de l’illustrer les schémas suivants :

Fig. 39. dé(s)- Fig. 40. é-/ex-

Tout d’abord, même si dé(s)- et é-/ex- peuvent véhiculer la notion de séparation et

concevoir le lieu initial soit comme une surface (dépoussiérer l’étagère et écorcer le tronc

d’arbre) soit comme un contenant (désosser le poulet et épépiner les raisins), il convient

de noter d’une manière générale que ces deux préfixes ont des usages distincts.

Le préfixe dé(s)- tend à représenter le lieu initial de référence comme une limite à

partir de laquelle la figure s’éloigne sans être amenée à franchir la frontière qui délimite ce

lieu. Les exemples (161) sont très représentatifs de cet emploi. Le lieu initial est conçu

comme un point ou comme une surface tel que l’illustrent respectivement les exemples

(161a) et (162b). Dans les deux cas, l’éloignement de la figure consiste à la délocaliser du

lieu initialement occupé. Une telle relation induit nécessairement une relation de contact et,

en fonction de la relation qui unit la figure et le fond, le mouvement d’éloignement peut

être perçu comme une simple délocalisation (161a) ou bien comme un détachement de ce à

quoi la figure adhérait (161b).

(161) a. Le peintre a décroché le tableau du mur.

b. Pierre a décollé les affiches du mur.

Il convient de noter par ailleurs que le préfixe dé(s)- peut contribuer à l’expression

du déplacement orienté sur l’axe vertical, comme cela est notamment le cas dans les

exemples (162) ci-dessous. Il s’agit là d’un ancien emploi du préfixe de- qui, issu de la

préposition de, pouvait marquer l’idée d’un mouvement orienté de haut en bas (DHLF,

2000). Selon Alain Rey (ibid.) cette notion du mouvement descendant est cependant une

idée accessoire, la préposition de dont le préfixe dé- tire son origine véhiculant

essentiellement le sens d’éloignement et de séparation. Seuls certains verbes ont conservé

ce trait sémantique, dont notamment le verbe descendre sur l’évolution duquel nous nous

pencherons plus loin (cf. §3.3.1.).

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

182

(162) a. Jules a déboulé de l’escalier.

b. Gilles a dévalé du haut de la montagne.

En ce qui concerne le préfixe é-/ex-, sa particularité est de pouvoir représenter le

lieu initial comme un contenant et de dénoter un passage du dedans au dehors. Un tel

mouvement d’éloignement implique habituellement le franchissement de frontière qui

circonscrit l’entité à l’intérieur de laquelle se trouve la figure. On le voit dans les exemples

(163) : située à l’intérieur d’un contenant (le seau, le citron), la figure (l’eau, le jus) doit

passer au-delà des limites du contenant pour être dans l’espace qui soit extérieur à celui-ci.

(163) a. L’eau s’est écoulée du seau.

b. Jeanne a extrait le jus du citron.

Sans entrer ici dans le détail de l’analyse du préfixe é-/ex- sur lesquels nous nous

pencherons dans le chapitre suivant, on notera que é- est très intimement associé à la

notion d’attachement et qu’il induit, dans un large éventail d’emplois, la relation partie-tout

faisant référence à la dissociation de l’entité-partie à partir de l’entité-tout (épépiner un

fruit, égrainer les raisins).

B. Expression de la phase finale

La phase finale du déplacement est représentée, comme nous l’avons vu plus haut,

par quatre préfixes en français : a(d)-, entre-/inter- et em-/en- (lat. in) qui évoquent la

géométrie de l’entité de référence et re- qui profile la direction du mouvement.

Conformation. Les trois figures ci-dessous illustrent le sémantisme sous-jacent aux

préfixes a(d)-, entre-/inter- et em-/en- (lat. in) dont le trait commun est d’apporter une

spécification relative à la géométrie du fond.

Fig. 41. a(d)- Fig. 42. entre-/inter- Fig. 43. em- / en- (lat. in)

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

183

La particularité du préfixe a(d)- est d’exprimer le fait d’atteindre le but et de

représenter le lieu final du déplacement comme un point dans l’espace, c’est-à-dire comme

une entité « idéalisée » (cf. Vandeloise, 1986). Comme on le lit dans les exemples (164),

quelle que soit sa dimension géométrique réelle, le lieu visé par le déplacement

(l’aéroport, la menuiserie) est perçu comme une limite finale que la figure (l’avion, le

coffre) parvient à atteindre sans aller au-delà de ces frontières.

(164) a. L’avion a atterri à l’aéroport Charles de Gaules.

b. Thomas a apporté le coffre à la menuiserie.

Le préfixe entre-/inter- dont l’emploi est illustré dans l’exemple (165), dénote,

quant à lui, un mouvement orienté vers un lieu final et le conçoit comme un espace

délimité de part et d’autre, généralement par deux (ou plusieurs) éléments. Ainsi, dans

l’exemple (165a) le fait d’intercaler une page dans les partitions implique de les placer

dans l’espace situé entre (ou parmi) deux feuilles du livret et dans l’exemple (165b), le fait

d’entreposer les lettres sur la table implique de les placer parmi les éléments qui, en

principe, se trouvent déjà sur la table. Il convient de noter que inter-/entre- représente le

lieu final visé par le déplacement comme un point d’espace et que le fait que ce lieu soit

délimité par d’autres éléments, n’implique pas de manière intrinsèque qu’il s’agit d’un

espace à trois dimensions.

(165) a. Philippe a intercalé une page dans ses partitions.

b. La concierge a entreposé les lettres sur la table.

Contrairement à a- et inter-/entre-, le préfixe em-/en- (lat. in), que nous avons déjà

évoqué plus haut pour le différencier de son homonyme à valeur initiale, est intimement lié

à l’idée d’inclusion et représente le lieu final visé par le déplacement comme un espace tri-

dimensionnel. Ainsi, le mouvement auquel fait référence un verbe préfixé en em-/en-,

comme enfouir et enfermer dans les exemples ci-dessous, implique un passage de la figure

(le trésor, les lapins) du dehors au dedans de l’espace final visé (un trou d’arbre, le

clapier) et implique, nécessairement le passage de frontière circonscrivant cet espace.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

184

(166) a. Les enfants ont enfoui le trésor dans un trou d’arbre.

b. Le fermier a enfermé les lapins dans un clapier.

Direction. Le schéma ci-dessous illustre le sémantisme du préfixe re-, le seul

préfixe français profilant la direction du mouvement par rapport à un point de repère qui

coïncide avec le lieu final.

Fig. 44. re-

Plus particulièrement, lorsqu’il s’associe à des verbes de déplacement, re-, connu

par ailleurs pour le sens itératif qu’il véhicule, représente un déplacement orienté en sens

inverse par rapport à un cadre de référence. On peut le lire à partir des exemples (167), le

déplacement de la figure (Pierre, les spectateurs) consiste à se diriger dans la direction

opposée à celle vers laquelle elle était initialement orientée. Le préfixe re- profile la phase

finale du déplacement dans le sens où le lieu de référence constitue le but visé par le

déplacement.

(167) a. Pierre est revenu à la maison.

b. Les spectateurs sont retournés au cinéma.

C. Expression de la phase médiane

La phase médiane du déplacement impliquant un passage par un espace médian est

profilée en français par les préfixes tra-/trans- et par- qui apportent une spécification

géométrique du lieu médian et les préfixes sous- et sur- qui dénotent la position relative de

la figure et du fond.

Conformation du lieu médian. Comme on peut le lire dans les exemples (168) ci-

dessous qui illustrent l’emploi du préfixe tra-/trans- la transition d’un lieu de référence à

un autre en passant par un lieu médian implique un double franchissement de frontière : le

premier croisement consiste à déplacer la figure (les bagages, la marchandise) de l’espace

initialement occupé (la voiture, le bord) et le deuxième croisement consiste à la déposer

dans l’espace final visé par le déplacement (la gare, le quai). Dans un tel événement, le

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

185

lieu médian est perçu comme une ligne droite et directe située entre le lieu initial et le lieu

final que la figure longe au cours du déplacement.

Fig. 45. tra-/trans- Fig. 46. par-

(168) a. Pierre a transporté les bagages de la voiture à la gare.

b. Les marins ont transbordé la marchandise sur le quai.

Le préfixe par- exprime, quant à lui, l’idée d’un déplacement qui s’effectue en tous

sens, de part en part d’un espace. On peut les lire dans les exemples (169) : le déplacement

auquel ces énoncés font référence implique une multitude de portions à l’intérieur de

l’espace de référence (les bois, la plage) et couvre ainsi tout son étendue. Il y a lieu de

noter que le préfixe par- ne donne pas lieu à une lecture translationnelle de manière

intrinsèque. L’interprétation télique de l’événement émerge de la structure transitive de ces

verbes et de la présence de l’objet direct, qui est un des moyens syntaxiques auquel le

français recourt pour représenter ce type de procès comme des faits accomplis.

(169) a. Les enfants ont parcouru les bois dans la brume.

b. La tempête a parsemé la plage de coquillages.

Position relative. En ce qui concerne les préfixes sous- et sur-, il convient de

remarquer qu’ils ne sont pas immédiatement associés au déplacement avec la transition

d’un lieu à un autre et qu’ils contribuent essentiellement à l’expression du changement de

position ou du maintien de position (eg . soulever, soutenir, surélever). Ainsi, nous

illustrerons ces deux préfixes au moyen d’un exemple qui nous semble le plus représentatif

de leur contribution à l’expression d’un événement dynamique. Les figures ci-dessous

schématisent le sens sous-jacent à ces deux préfixes.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

186

Fig. 47. sous- Fig. 48. sur-

La particularité du préfixe sous- est d’induire une relation d’infériorité spatiale de la

figure par rapport au fond. Ainsi, dans cet exemple (170) où sous-, combiné avec le verbe

tirer, fait référence à l’infériorité spatiale de l’action effectuée par un agent par rapport au

point de référence : il s’agit là d’extraire la figure (le vin) qui est contenue dans le fond (la

cuve) en la prélevant à sa base et en la faisant couler. Il s’agit là d’un emploi spécialisé.

(170) Le vigneron a soutiré le vin de la cuve. (d’après TLFI ; article soutirer)

Le préfixe sur- pour sa part dénote la relation de supériorité spatiale, comme

l’atteste l’exemple (171) ci-dessous qui est probablement le plus représentatif de cet

emploi. Dans cet exemple, sur- fait référence à un déplacement qui se produit au-dessus de

l’espace relatif au lieu de référence et sur toute son étendue. Bien qu’il soit dérivé de la

préposition sur qui dénote la relation de support, le préfixe sur- n’implique aucun contact

entre la figure et le fond, la relation à laquelle il réfère étant établie sur l’axe vertical,

comme schématisé dans la figure 47 ci-dessus. Il est important de souligner que sur-

contribue très rarement à l’expression du déplacement et, tout comme le préfixe par-, il

n’induit pas de manière intrinsèque la transition d’un lieu à un autre.

(171) L’avion a survolé la ville.

D. Observations

Cette section nous a donné l’occasion d’esquisser la contribution des préfixes dans

l’expression des événements dynamiques en français et de montrer que ces morphèmes

jouent un rôle essentiel dans la structuration des événements spatiaux, rôle qui consiste à

profiler différentes phases spatio-temporelles du déplacement sur l’axe de la trajectoire.

Cet examen a permis de montrer par ailleurs que ces morphème, tout en structurant

différentes portions de la trajectoire pouvaient apporter d’autres informations relatives à

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

187

l’événement : l’orientation du déplacement par rapport à la perspective de l’observateur, la

conformation de l’entité de référence, la direction du déplacement par rapport à l’entité de

référence ou bien encore la destination relative du déplacement.

Cet examen conduit ainsi à la conclusion que, contrairement à la place que la

typologie proposée par Talmy lui a accordée en le définissant comme une langue à cadre

verbal, le français atteste un certain nombre de préfixes qui encodent une variété de

nuances sémantiques relatives à la notion de trajectoire, spécificité d’une langue à

satellites. Dans la section suivante, notre objectif est d’examiner les verbes préfixés à la

lumière des types de lexicalisation définis par Talmy (1985, 2000) et de montrer qu’en

français, le fait d’exprimer la trajectoire dans le préfixe offre la possibilité d’exprimer dans

le verbe d’autres éléments sémantiques associés à l’événement spatial, offrant au sein

d’une même langue une certaine diversité de types de lexicalisation.

3.2.2.3. La sémantique des verbes préfixés

Rappelons que selon Talmy (1985, 2000), il existe dans les langues du monde trois

principaux types de lexicalisation en ce qui concerne le processus de combinaison dans la

racine verbale des éléments sémantiques relatifs au déplacement : (i) déplacement +

trajectoire, (ii) déplacement + manière/cause et (iii) déplacement + figure. Selon l’auteur,

les deux premiers types de lexicalisation sont les mieux représentés dans les langues du

monde, en revanche le troisième type est un processus très rare, essentiellement rencontré

dans les langues amérindiennes comme l’atsugewi (langue amérindienne de Californie du

Nord). Rappelons que d’après Talmy, l’expression de l’entité de référence (fond) dans le

verbe est, à quelques exceptions près, le seul type de lexicalisation qui ne soit pas attesté

dans les langues du monde.

Notre but ici est de montrer qu’en français, le processus de préfixation permet

d’exprimer dans le verbe non seulement la manière et/ou la cause du déplacement, mais

aussi, contrairement à l'assertion de Talmy, la figure et le fond. Nous verrons que

l’expression de ces deux derniers éléments sémantiques dans le verbe est rendu possible

par le processus de dérivation qui consiste à former les verbes à partir des bases lexicales

nominales par l’ajout simultané d’un préfixe et d’un suffixe verbal.

Plus particulièrement, l’examen des verbes de déplacement extraits à partir du Petit

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

188

Robert (2000), nous a permis de dégager les quatre types de lexicalisation suivants :

a. [déplacement + manière]

b. [déplacement + manière + cause]

c. [déplacement + figure + cause]

d. [déplacement + fond + cause]

Notons par ailleurs qu’il existe en français des verbes qui présentent une certaine

complexité sémantique et dont le sémantisme peut être représenté comme suit :

e. [déplacement + trajectoire + manière]

En ce qui concerne tout d’abord les quatre premiers types de lexicalisation, on peut

d’ores et déjà distinguer à partir de ces schémas, d’une part, les verbes qui dénotent le

déplacement spontané et autonome de la figure (schéma a), et, d’autre part, les verbes qui

dénotent le déplacement de la figure causé par un agent intentionnel (schémas b, c, d).

La particularité des verbes de mouvement spontané est de lexicaliser la MANIERE du

déplacement et de décrire comment la figure se déplace dans l’espace. Comme l’illustre

l’échantillon d’exemples ci-dessous, ces verbes existent dans la langue sous une forme

simple non-préfixée à laquelle peut s’ajouter ensuite un préfixe qui apporte au verbe de

base la notion de trajectoire que celui-ci n’induit pas de manière intrinsèque.

(172) [DEPLACEMENT + MANIERE]

(ac-)courir, (s’é-)couler, (s’é-)crouler, (s’en-)fuir, (s’en-)rouler,(re-)tourner, (sur-)voler, etc.

Les verbes de déplacement causé, quant à eux, présentent trois types de

lexicalisation différents. Le premier type consiste à lexicaliser dans la racine du verbe la

MANIERE et la CAUSE du déplacement. Ces verbes expriment ainsi ce que fait l’agent avec

la figure par rapport à l’entité de référence, mais aussi comment il le fait. On peut noter que

ces verbes, comme ceux qui dénotent le déplacement spontané, ont une autonomie lexicale

dans la langue en ce sens qu’ils peuvent fonctionner sous une forme simple non-préfixée et

se combiner par ailleurs avec un préfixe dont ils reçoivent le sens de la trajectoire.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

189

(173) [DEPLACEMENT + MANIERE + CAUSE]

(at-)tirer, (dé-)rouler, (dé-)verser, (en-)rouler, (é-)jecter, (é-)lancer,(en-)foncer, (em-)mener, (sus-)pendre, (trans-)porter, etc.

Les deux autres types de lexicalisation attestés parmi les verbes de déplacement

causé consistent à encoder dans le verbe la FIGURE, type de lexicalisation qu’illustrent les

exemples (174), et le FOND, type de lexicalisation qu’illustrent les exemples (175).

Contrairement aux verbes de déplacement spontané et de déplacement causé illustrés plus

haut qui bénéficient d’une autonomie lexicale, il est essentiel de noter que la majorité des

verbes illustrés ci-dessous n’existent dans la langue que sous forme préfixée. En effet, sauf

quelques exceptions comme dé-peupler, em-magasiner, en-cadrer, ces verbes ont été

formés par l’adjonction simultanée d’un préfixe et d’un suffixe verbal sans que soit

initialement formé un verbe simple non-préfixé. Comme on peut le lire à partir des ces

exemples, c’est grâce à ce processus morphologique particulier que l’expression de la

figure et du fond dans le verbe est réalisable en français : la base nominale à laquelle

s’ajoutent le préfixe et le suffixe réfère, selon le verbe, soit à la figure soit au fond. Il

convient par ailleurs de remarquer que c’est aussi ce processus de dérivation qui permet de

construire les verbes de déplacement causé selon le schéma [Pref–N–er].

(174) [DEPLACEMENT + FIGURE + CAUSE]

dé-givr-er, dé-peupl-er, é-crém-er, é-trip-er, em-paill-er, em-pât-er,em-plum-er

(175) [DEPLACEMENT + FOND + CAUSE]

a-bout-ir, ac-croch-er, dé-bours-er, dé-pot-er, dé-bord-er, dé-raill-er,em-broch-er, em-magasin-er, em-pot-er, en-cadr-er, en-caiss-er

Quant à l’expression du fond (entité de référence) dans le verbe, selon Talmy,

comme nous l’avons dit plus haut, cet élément est très peu attesté dans les langues du

monde. L’auteur explique cette caractéristique par le rôle que le fond joue dans un

événement spatial : en tant qu’entité stable et constante qui sert de repère au déplacement

de la figure, le fond est naturellement encodé dans un nominal, ce qui le rend

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

190

conceptuellement saillant39. Le français, lui, ne semble pas être sensible à cette contrainte

dans la mesure où ses moyens linguistiques, dont les autres langues ne disposent pas

nécessairement, lui permettent d’encoder dans le verbe les deux éléments, aussi bien la

figure que le fond.

On notera finalement la présence en français, des verbes qui lexicalisent non

seulement la DEPLACEMENT et la MANIERE, mais aussi la TRAJECTOIRE de déplacement,

comme le montre l’échantillon des exemples (176). Cette complexité sémantique, que nous

n’avons pas détecté en polonais par exemple, résulte en français de la fusion lexicale du

préfixe dans la racine verbale et qui a donné lieu à la fusion de la notion de trajectoire

véhiculée par le préfixe et la notion de manière véhiculée par la racine verbale. Nous

pouvons considérer que ces verbes représentent un type de lexicalisation complexe dans la

mesure où, les deux notions étant fondues l’une dans l’autre, la relation entre la forme et le

sens est occultée en français d’aujourd’hui. Nous nous pencherons en plus de détail sur la

question de transparence et d’opacité sémantique des verbes de déplacement dans une autre

section (§3.2.3.2).

(176) [DEPLACEMENT + TRAJECTOIRE + MANIERE]

affluer, déferler, dégouliner, dégringoler, s’effondrer

Pour conclure, l’examen des combinatoires sémantiques sous-jacentes aux verbes

de déplacement en français nous a permis de mettre en évidence, d’une part, une grande

variété de modes de lexicalisation et, d’autre part, une certaine complexité de certains de

ces modes. Cette esquisse a par ailleurs révélé une certaine disparité dans le type de

lexicalisation entre l’expression du déplacement spontané et l’expression du déplacement

causé. En effet, alors que les verbes de déplacement spontané lexicalisent essentiellement

la manière de se mouvoir, les verbes de déplacement causé peuvent lexicaliser aussi bien la

manière que la figure et le fond. On peut donc conclure à une variété des types de

lexicalisation en français due essentiellement à la stratégie propre aux langues à satellites

qui consiste à encoder la trajectoire dans le préfixe et qui rend possible l’expression des

39 Contrairement aux considérations typologiques de Talmy, l’expression du fond dans le verbe est un

phénomène bien attesté dans les langues de Philippines (Jean-Michel Fortis, communication personnelle).

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

191

autres éléments sémantiques associés au déplacement dans la base lexicale du verbe.

L’étape suivante de l’analyse consistera à évaluer la dynamique de cette stratégie

typologique particulière dite « à satellites ».

3.2.3. La dynamique typologique du français en tant que langue à satellites

Nous aborderons la question de cette dynamique d’une part à partir de l’examen de

la productivité du processus de préfixation et d’autre part par le biais de la transparence

sémantique des verbes préfixés.

3.2.3.1. Faible productivité morphologique du processus

Avant d’entamer l’examen de la productivité des constructions à satellites en

français, rappelons que, suivant Corbin (1987) et Bauer (2001), nous employons la notion

de productivité dans le sens de la disponibilité d’un processus morphologique pour créer de

nouveaux mots dans l’état actuel de la langue, et ce, d’une manière régulière et rentable.

Une telle disponibilité se reflète essentiellement à travers des innovations lexicales dans la

langue contemporaine. Ainsi, nous distinguons la productivité présente – c’est celle-ci qui

nous intéresse en particulier – de la productivité passée qui réfère plus particulièrement à

des phénomènes diachroniques.

Les avis semblent diverger quant à la productivité du processus de préfixation en

français, divergence fort probablement motivée par le sens que l’on attribue à la notion de

productivité. Alors que certains auteurs comme Gosselin (1999) et Dufresne et al. (2000)

considèrent que le processus de préfixation n’est guère productif en français contemporain

(nous verrons plus loin qu’il a été très productif dans le passé (§3.3.), d’autres comme

Boons (1991) semblent défendre l’idée contraire :

« Cette productivité se manifeste par exemple dans la petite classe de verbes a-N-inf où N

figure le type de sol où se pose un appareil volant. À partir de atterir, apparu au XVIIIe

siècle à l’occasion des aérostats (sans doute sur le modèle des emplois de accoster ou

accoter), l’histoire de l’aéronautique a produit en tout et pour tout amerrir (apparition des

hydroavions), apponter (sur le pont d’un porte-avions), et le plus récent et célèbre alunir,

meilleur représentant à ce jour de la vitalité de la classe puisqu’il s’est implanté malgré les

tentatives de proscription de l’Académie Française. », (Boons, 1991 : 96, note 10)

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

192

Cette citation soulève une question essentielle concernant l’apparition sporadique

de nouveaux dérivés, par contraste à l’apparition régulière, question par rapport à laquelle

il est important de se situer. Nous prenons ici le parti de la position de Corbin (ibid.) et

Bauer (ibid.) selon qui des instances individuelles de mots ne signifient pas nécessairement

que le processus selon lequel ils ont été créés est productif. En effet, selon ces auteurs, des

apparitions sporadiques de nouveaux mots relèvent plutôt de la créativité que de la

productivité.40 Si l’on se conforme à ce point de vue, le processus dérivatif dont fait cas

Boons (ibid.) à propos du préfixe a- ne peut pas être considéré comme productif car il ne se

produit pas de façon répétitive à l’intérieur de la communauté linguistique actuelle et ne

crée de nouveaux mots que de façon occasionnelle. Effectivement, comme le souligne

Alain Rey (DHLF, 2000) le processus dont sont nées des verbes en a- (l’auteur base le

propos sur l’exemple de alunir) n’est guère productif sinon par analogie avec le verbe

comme atterrir.

Gosselin (1999) et Dufresne et al. (2000) s’accordent à dire que si la majorité des

préfixes ne produisent guère de nouveaux verbes d’une manière répétitive de nos jours,

certains d’entre eux attestent toujours une certaine vitalité en français contemporain. C’est

plus particulièrement le cas des préfixes dé- et ré- qui sont toujours disponibles pour de

nouvelles formations, comme en attestent de nombreux néologismes recensées notamment

par les dictionnaires (voir TLFI) et les ouvrages sur des néologismes (voir Sablayrolles,

2000). Parmi les formations récentes, c’est-à-dire créées dans les dernières décennies du

XXe siècle, on peut citer des verbes suivants :

préfixe néologismes sens

dé- décadenasserdépocherdésagglomérerdéstresser

enlever le cadenastirer de sa pochedésunirse libérer du stress

ré- réinjecterréaménagerréinstaurerrediscuter

injecter à nouveauaménager d’une autre façonorganiser selon le nouvel ordrediscuter une fois de plus

Tableau 23. Illustration des deux préfixes productifs en françaiscontemporain.

40 Il n’est pas toujours facile de distinguer la productivité de la créativité. Cependant, si la productivité

implique la créativité, l’inverse n’est pas vrai.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

193

Dans ces exemples, le préfixe dé- qui marque essentiellement le changement d’état,

tandis que le préfixe ré-, dont TLFI illustre un large éventail, véhicule une valeur itérative.

On peut noter que la productivité du préfixe re- se manifeste également dans l’usage

familier du français où re- peut se combiner avec des noms avec la valeur « encore »,

comme revoici, revoilà, re-bonjour, re-merci.

En ce qui concerne plus particulièrement la rentabilité du processus de préfixation

en français qui implique, rappelons-le, « la possibilité de s’appliquer à un grand nombre de

bases et/ou de produire un grand nombre de dérivés attestés » (Corbin, 1987 : 177), le

tableau ci-dessus permet de constater que ce processus n’est pas rentable en ce qui

concerne plus particulièrement le domaine sémantique du déplacement. On peut l’évaluer

par le biais de la combinatoire morphologique des préfixes à valeur spatiale avec six verbes

de déplacement qui sont très courants dans l’usage quotidien : courir, voler et (se) rouler

pour le déplacement spontané et porter, mener et lever pour le déplacement causé.

préfixes porter mener courir lever voler (se) rouler

ré-/re-/r(a)- � � � � � —

em-/en- (lat. inde) � � � � � —

a(d)- � � � — — —

dé(s)- / dis- � � — — — �

é-/ex- � — — � — —

sur- — � — — � —

em-/en- (lat. in) — — � — — �

tra-/trans-/tre- � — — — — —

par- — — � — — —

sou(s)- — — — � — —

entre-/inter- — — — — — —

Tableau 24. Combinaison des préfixes et des verbes de déplacement en français.

Ce tableau permet de voir que parmi les 11 préfixes à sémantique spatiale, seuls les

préfixes re- et em-/en- (lat. inde) attestent une certaine rentabilité dans la mesure où, à

l’exception du verbe (se) rouler, ils se combinent avec les cinq autres verbes sélectionnés.

Quant aux autres préfixes, leur rentabilité est moindre, du moins lorsqu’il s’agit des verbes

qui figurent dans le tableau. Si l’on porte à présent le regard sur les possibilités

combinatoires d’un verbe particulier avec ces préfixes, on peut constater qu’aucun de ces

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

194

verbes ne peut se combiner avec l’ensemble des préfixes. Parmi les six verbes, le verbe

porter est celui qui atteste la plus grande dynamique combinatoire puisqu’il peut s’associer

à six des onze préfixes.

Il faut remarquer que les dictionnaires, qui permettent d’évaluer l’amplitude de la

famille morphologique créée par un préfixe donné, suggèrent que les préfixes français

n’avaient pas tous la même dynamique morphologique et divergeaient dans le degré de

leur disponibilité. Effectivement, alors que certains préfixes comme a-, dé-, é-, en- (lat. in)

et re- ont formé d’amples familles de verbes, d’autres en revanche, comme par- associé à

l’idée de « mouvement en tous sens » (parcourir, parsemer) ou sur- associés à l’idée de

« au-dessus » (surnager, survoler), ont été moins productifs et n’ont laissé d’empruntes

que sur quelques rares verbes.

Ces différents éléments conduisent à la conclusion que la dynamique du processus

de préfixation en français, et donc de la stratégie typologique dite à satellites, est moindre

que celle d’un même processus en polonais où, rappelons-le, ce processus est

particulièrement régulier et rentable et où tout préfixe (à l’exception de wz- ‘en haut’) peut

se combiner avec un large éventail des verbes de déplacement et où tout verbe peut se

combiner avec l’ensemble des préfixes (à l’exception de wz- ‘en haut’) (cf. §2.3.1.).

La deuxième et dernière caractéristique de la combinatoire des préfixes et des

verbes de mouvement que nous voudrions évaluer concerne la transparence sémantique de

ce processus.

3.2.3.2. La transparence et l’opacité sémantique du processus

Comme nous l’avons spécifié plus haut (cf. § 2.3.1.), le terme de transparence

sémantique est employé dans ce travail dans le sens proposé par Dressler (1985) qui définit

cette notion comme une relation réciproque entre la forme et le sens. Ainsi, la notion de

transparence implique, d’une part, la transparence phonologique du processus

morphologique, c’est-à-dire dans quelle mesure un mot dérivé préserve l’intégralité

segmentale de ses constituants, et, d’autre part, la transparence sémantique, c’est-à-dire

dans quelle mesure chaque constituant du mot dérivé est lisible sémantiquement. Ainsi, un

mot est sémantiquement transparent lorsqu’il maintient le caractère composé de forme et

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

195

de sens, par opposition à un mot sémantiquement opaque qui, morphologiquement

complexe à l’origine, ne présente guère le caractère composé en synchronie. Cependant,

comme le souligne Dressler (ibid.), cette relation de réciprocité est une question de degré,

les mots dérivés pouvant s’étaler sur un continuum allant du plus transparent au plus

opaque.

En se basant sur la notion de continuum évoquée par Dressler, nous proposons de

distinguer parmi les verbes de déplacement en français les trois degrés de transparence

suivants :

(i) + transparent : la relation entre la forme et le sens est transparente ;

(ii) ± transparent : la relation entre la forme et le sens n’est pas nettement

perceptible, malgré le lien formel entre la forme simple et la forme dérivée ;

(iii) + opaque : la relation entre la forme et le sens est occultée.

Ainsi, l’analyse des verbes français permet de les répartir de la manière suivante

selon le degré de transparence qu’ils présentent d’une point de vue morphologique (+

forme) et sémantique (+ sens) :

rapportpréfixe/base

modèle exemples

+ transparent + forme / + sens [préf+N+er] dé-givr-er, é-crém-er, en-racin-ers’at-tabl-er, dé-raill-er, em-pot-er

[préf+V] ac-courir, dé-rouler, é-couler, en-rouler,re-tourner, re-venir

± transparent + forme / – sens [préf+N+er] dé-ball-er, em-ball-er, (se) tré-mouss-er

[préf+V] ac-céder, tre-saillir

+ opaque – forme / – sens [V] affluer, arriver, déferler, dégringoler,dégouliner, déployer, échapper, trébucher

Tableau 25. Transparence et opacité des verbes préfixés exprimant le déplacement.

Le premier cas de figure, relevant de la catégorie + transparent, concerne les

verbes composés d’un préfixe et d’une base lexicale qui sont discernables par la forme et

par l’interprétation. Généralement, cette transparence est motivée par l’indépendance

lexicale de la base à partir de laquelle a été construit le verbe. En effet, si la base qui a servi

à la dérivation du verbe existe dans la langue de façon autonome, elle rend distinctes les

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

196

frontières entre les éléments qui composent le verbe et offre par ce biais la lisibilité

sémantique de ces éléments (cf. Gerhard, 1998).

Parmi les verbes transparents sémantiquement, nous distinguerons tout d’abord les

verbes qui ont été créés à partir de bases nominales par l’adjonction simultanée d’un

préfixe et du suffixe verbal. Cette catégorie englobe la grande majorité des verbes dénotant

le déplacement causé, comme dégivrer, écrémer et enraciner qui encodent dans leur racine

la figure, ou s’attabler, dérailler et empoter qui encodent dans leur racine le fond. Bien que

ces verbes ne puissent exister comme verbes qu’à condition d’être préfixés, la nature

nominale de la base (givre, crème, racine, etc.) – unité qui est alors conceptuellement

saillante – est un atout pour la lisibilité et l’interprétation des éléments qui composent ces

verbes. Le sens véhiculé par le préfixe et le sens véhiculé par la base lexicale de ces verbes

sont clairement distincts l’un de l’autre. Cette compositionnalité de sens se reflète

notamment dans l’accès sémantique à ces verbes. Les locuteurs français que nous avons

interrogés traitent ce type de verbes de façon analytique en déduisant leur sens à partir du

sens des éléments morphémiques qui les composent : ils extraient l’unité nominale et

paraphrasent le sens des préfixes, par exemple dégivrer les vitres ‘enlever la givre des

vitres’, écrémer le lait ‘séparer la crème du lait’, s’attabler ‘se mettre à table’, etc.

Parmi les verbes sémantiquement transparents, on relèvera par ailleurs les verbes

construits à partir de bases verbales, comme accourir, dérouler, écouler, enrouler,

retourner, dont la majorité véhiculent le sens de la manière du déplacement. La spécificité

de ces verbes est qu’ils peuvent exister dans la langue de façon autonome sous leur forme

simple non préfixée, et que le rapport qui existe entre le verbe simple et le verbe dérivé est

clairement perceptible d’un point de vue formel et sémantique. En effet, la frontière entre

le préfixe et la base verbale est isolable perceptivement, et le sens véhiculé par le préfixe

(notion de trajectoire) et le sens véhiculé par la base verbale (notion de mouvement) sont

distincts l’un de l’autre.

Notons que la conscience de la complexité morphologique peut être renforcée par la

commutabilité des préfixes avec la même base lexicale, comme cela est notamment le cas

pour les verbes comme courir qui peut se combiner avec les préfixes a- (accourir) et par-

(parcourir) ou voler qui peut se combiner avec les préfixes en- (s’envoler) et sur-

(survoler), ainsi que de toute une série de verbes formés avec les préfixes en- et dé- comme

empoter / dépoter, embarquer / débarquer, enrouler / dérouler. L’alternance des préfixes

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

197

dans le même contexte lexical permet de contraster les nuances sémantiques véhiculées par

ces préfixes, chacun ajoutant un sens différent au verbe, et de les distinguer du sens

véhiculé par la base lexicale du verbe.

Le deuxième degré de transparence, que nous avons annoté comme ± transparent,

concerne les verbes préfixés qui maintiennent un lien formel avec la base lexicale à partir

de laquelle ils ont été dérivés, mais dont le sens s’interprète de façon globale. Nous

distinguerons dans cette catégorie (i) les verbes formés à partir des bases nominales par

l’ajout d’un préfixe et du suffixe –er, comme déballer et emballer dérivés à partir du nom

balle au moyen des préfixes dé- et em-, et trémousser dérivé à partir du nom mousse au

moyen du préfixe tré-, et (ii) les verbes formés à partir des bases verbales comme accéder

dérivé de céder et tressaillir dérivé de saillir respectivement au moyen des préfixes a- et

tre- (Le Petit Robert, 2002). Malgré le lien formel que l’on peut établir entre la base

lexicale du verbe et le verbe préfixé, ces verbes ne sont pas interprétables comme des

verbes morphologiquement construits dans le sens où le lien sémantique entre la base

lexicale du verbe et le verbe dérivé n’est guère transparent, le sens du verbe dérivé s’étant

éloigné du sens de la base. En effet, les verbes déballer ‘sortir et étaler’ et emballer ‘mettre

dans un emballage’ n’entretiennent pas de lien sémantique avec le nom balle dont ils ont

été dérivés, tout comme le verbe trémousser n’a pas de lien sémantique étroit avec le nom

mousse ‘écume’ dont il tire son origine. De la même manière, le verbe accéder ‘avoir accès

à’ n’a pas de lien sémantique intime avec la forme simple céder ‘abondonner’, tout comme

il n’y a pas de lien aisément interprétable entre le verbe tressaillir ‘éprouver des secousses

musculaires’ et la forme simple saillir ‘jaillir avec force’ dont il a été dérivé. Autrement

dit, la structure morphologique de ces verbes n’est pas informative et leur sens est compris

globalement41.

Finalement, la troisième catégorie comprend les verbes sémantiquement opaques,

comme dégringoler, dévaler, dégouliner, échapper , trébucher. D’un point de vue

diachronique, ces verbes sont morphologiquement dérivés, soit à partir de bases nominales

soit à partir de bases verbales, néanmoins la motivation entre la forme et le sens n’est guère

41 Nous pensons que l’accès à la transparence sémantique de ces verbes dépend de la conscience linguistique

des locuteurs et peut varier de façon significative selon l’individu. D’un grand intérêt théorique, ce sujet,

relevant de la psycholinguistique, ne sera cependant pas abordé ici.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

198

transparente en français contemporain. Par conséquent, on ne peut plus analyser ces verbes

comme étant morphologiquement complexes en synchronie.

L’opacité à la fois morphologique et sémantique de ces verbes tient essentiellement

au fait que les bases lexicales, nominales ou verbales, à partir desquelles ces verbes ont été

construits n’ont plus d’autonomie morphologique en français contemporain et qu’il y a eu

fusion morphologique et sémantique entre le préfixe et la base. Pour certains de ces verbes,

il y a eu également une évolution du sens à partir du sens d’origine, facteur qui peut

également contribuer à rendre un mot sémantiquement opaque.

Le tableau ci-dessous illustre cinq verbes de mouvement qui ont été dérivés en

diachronie à partir d’une base nominale par l’adjonction d’un préfixe et du suffixe verbal

–er, et dont la compositionnalité de sens est aujourd’hui occultée.

VERBE BASE LEXICALE

dégringoler < *gringole ‘colline’

dévaler < *val ‘vallée’

dégouliner < *goule ‘gorge, gosier’

échapper < *chape ‘capuchon’

trébucher < *buc ‘tronc du corps’

Tableau 26. Les verbes dé-nominaux sémantiquementopaques.

Les trois premiers verbes – dégringoler, dévaler, dégouliner – ont été dérivés au

moyen du préfixe dé- indiquant le point d’origine à partir des noms goule ‘gorge, gosier’,

gringole ‘colline’ et val qui est toujours présent dans les mots vallée et aval. Cependant,

tombés en désuétude, ces noms ne sont plus isolables morphologiquement et leur sens est

fondu avec le sens du préfixe dé-. Faute d’autonomie morphologique de ces bases

lexicales, ces verbes s’interprètent de façon globale et désignent le mouvement de haut

vers le bas effectué d’une certaine manière : dégouliner ‘couler lentement (à propos d’un

liquide glutineux ou visqueux), ’dégringoler ‘descendre précipitamment par petit bonds

successifs’, dévaler ‘descendre rapidement’.

Quant aux deux autres verbes, échapper et trébucher, ils relèvent d’un cas de figure

similaire. Le verbe échapper est composé diachroniquement du préfixe é- désignant la

notion de « sortir » et du nom chape ‘capuchon’ (présent dans le mot chapeau). À

l’origine, le verbe signifiait littéralement ‘sortir de la chape’ et, par dérivation, ‘laisser son

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

199

manteau aux mains des poursuivants’ (DHLF, 2000). Néanmoins, la motivation entre la

forme et le sens étant occultée, le verbe échapper est compris de nos jours dans son sens

global qui est ‘s’enfuir d’un lieu, éviter’. Pour sa part, le verbe trébucher a été dérivé au

moyen du préfixe tré- signifiant ‘au-delà’ à partir du nom buc désignant en ancien français

‘le tronc du corps’. Il signifiait littéralement « laisser tomber le corps en avant » (DHLF,

2000). Le mot buc n’étant plus en usage en français contemporain, le verbe trébucher est

démotivé morphologiquement et son sens est compris globalement comme ‘perdre

l’équilibre du corps, chanceler’.

Le tableau ci-dessous montre l’exemple des verbes construits sur des bases verbales

qui sont également affectés par une opacité sémantique : affluer et arriver dérivés de *fluer

et *river avec le préfixe a- indiquant le point d’arrivée, et déployer et déferler dérivés de

*ployer et *ferler avec le préfixe dé- indiquant le point d’origine.

VERBE BASE LEXICALE

affluer < *fluer ‘couler’42

arriver < *river ‘venir au rivage’ < rive

déferler < *ferler ‘relever une voile pli par pli’

déployer < *ployer ‘plier’

Tableau 27. Les verbes dé-verbaux sémantiquement opaques.

Autonomes en tant que verbes en ancien français, les bases lexicales à partir

desquelles ces verbes ont été dérivés en diachronie n’existent guère sous leur forme simple

en français contemporain. Comme conséquence, ces verbes sont perçus aujourd’hui

comme des mots monomorphémiques. La perte du caractère composé de ces verbes a eu

un impact sur la structure sémantique du mot, le sens des morphèmes qui les composaient à

l’origine s’étant fondu en un seul morphème. Ainsi, comme nous l’avons mentionné plus

haut (§3.2.1.1.), la plupart de ces verbes présentent une complexité particulière de par leur

lexicalisation de trois éléments sémantiques, le déplacement, la trajectoire et la manière du

déplacement. Ainsi, affluer signifie ‘couler en abondance vers’, déferler signifie ‘déployer

les voiles’ ou ‘se briser en écume (en parlant des vagues)’ et déployer signifie ‘développer

42 La base lexicale –fluer est présente dans d’autres verbes préfixés comme confluer ‘couler ensemble’,

influer ‘couler dans’ et refluer ‘couler en sens contraire’.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

200

dans toute son extension’. Le verbe arriver interprète, quant à lui, la notion de trajectoire

avec la nuance particulière de « atteindre le but ».

Pour résumer cette section, l’ensemble des données présentées ont permis de

montrer le rôle des préfixes en français et de donner un aperçu sur le degré de leur

fonctionnalité dans l’expression du déplacement. Il a été montré que le rôle fondamental de

ces morphèmes consistait à introduire le cadre spatio-temporel au procès du déplacement et

à profiler différentes portions de la trajectoire. En ce sens, les préfixes français, comme

c’est notamment le cas des préfixes en polonais, jouent un rôle essentiel dans la

conceptualisation du déplacement en ce sens qu’ils permettent de le représenter comme un

événement résultant d’un changement de la relation spatiale entre la figure et le fond.

Toutefois, l’analyse de la productivité de la préfixation verbale en français a permis de

noter que la dynamique de ce processus, et donc celle de la stratégie typologique dite à

satellites, est moindre que la dynamique de ce même processus en polonais.

La section suivante se propose d’approfondir la question de cette dynamique avec

pour objectif de montrer qu’elle s’est estompée au cours des siècles en causant une

évolution du système typologique du français.

3.3. L’évolution typologique du français

La présence des deux stratégies typologiques en français, celle à cadre verbal et

celle à satellites, soulève de nombreuses interrogations auxquelles il nous serait impossible

de répondre dans le cadre strict de cette étude. Cependant, sans entrer dans le détail d’une

analyse diachronique, nous voudrions apporter quelques éléments d’explication aux faits

mis en évidence. Ainsi, notre objectif dans cette partie sera de donner un bref aperçu de la

productivité des préfixes en ancien français et de la perte progressive de leur vitalité. Nous

illustrerons ensuite les traces de cette ancienne productivité en français contemporain.

Nous examinerons finalement l’impact de l’affaiblissement de la productivité des préfixes

et des changements survenus à l’intérieur du système préfixal en français quant à la

typologie du déplacement, ce qui a donné lieu à une évolution du système à satellites vers

le système à cadre verbal.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

201

3.3.1. Ancienne productivité des préfixes

La préfixation verbale est un processus remarquablement productif en ancien et en

moyen français, c’est-à-dire pendant une grande partie du Moyen Âge et jusqu’à la fin du

XVe siècle (Bourciez, 1967 ; Dufresne et Dupuis, 1998 ; Dufresne et al., 2000 ; Dufresne

et al. 2001 ; Martin, 1971). Comme le soulignent différentes études, les préfixes a-, en-,

de-, e(x)- par- et re- sont, pendant toute cette période, parmi les plus productifs. Cette

productivité se manifeste clairement par un très grand nombre de verbes dérivés par

préfixation qui apparaissent dans les dictionnaires du français du Moyen Âge.

La fonction essentielle qu’assumaient les préfixes était celle de l’aspect, fonction

dont le français contemporain, comme nous l’avons vu plus haut, a gardé quelques traces.

En effet, comme l’illustre le cas de a- ci-dessous, le rôle du préfixe est d’introduire dans le

procès dénoté par le verbe de base un cadre temporel en le marquant avec l’aspect perfectif

alors qu’il se définit de manière intrinsèque par la modalité d’action imperfective.

(177) Ancien français (d’après Dufresne et al., 1998 et Greimas, 1969)

IMPERFECTIF PERFECTIF

a. ‘heurter’ hurter a-heurter ‘heurter contre’

b. ‘venir au rivage’ river a-river ‘atteindre le rivage’

c. ‘rendre pareil’ pareiller a-pareiller ‘se rendre pareil, comparable’

Remarquons que, comme la majorité des préfixes, le préfixe a- se combinait en

ancien français avec les bases verbales qui pouvaient être verbes à l’origine (e.g. hurter

‘heurter’) ou bien être dérivées de noms (e.g. river dérivé de rive) ou d’adjectifs (e.g.

pareiller dérivé de pareil). Il est important de noter par ailleurs que quelle que soit la base

lexicale – verbale, nominale ou adjectivale – la plupart de ces verbes existaient dans la

langue de manière autonome sous une forme simple non préfixée, comme hurter, river,

pareiller à laquelle pouvait s’ajouter ensuite un préfixe, a- en l’occurrence.

Alors que très productif durant tout le Moyen Âge, le système des préfixes s’est

progressivement affaibli au cours des siècles. Toutefois, comme le montre l’étude de

Gosselin (1999), la perte de la productivité a eu lieu à des époques différentes pour chaque

préfixe. Par exemple, la productivité de re- (sauf dans le sens itératif) s’est affaibli vers la

fin de XIIe siècle, celle de a- et de par- vers la fin du XVe siècle et celle de dé- (sauf pour

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

202

le changement d’état) vers la fin du XVIe siècle. En revanche, la productivité du préfixe

en- (lat. in) s’est maintenue jusqu’au XXe siècle, période à laquelle elle a commencé à

décroître de manière significative. Ce fut également le cas du préfixe é- qui est resté très

productif jusqu’au XXe siècle en créant de nouveaux verbes selon le modèle [é-N-er]43.

Le tableau ci-dessous illustre le cas particulier du préfixe a- qui a bénéficié d’une

étude linguistique très systématique et approfondie qui nous permettra de montrer de façon

claire son évolution à travers les siècles44. En effet, en se basant sur un recensement des

verbes préfixés et de leurs formes simples à partir des dictionnaires et des ouvrages de

l’époque, Dufresne et Dupuis (1998) et Dufresne et al. (2000 ; 2001) montrent que la

productivité du préfixe a-, très élevée durant tout le Moyen Âge, s’affaiblit à partir du XVe

siècle. Plus particulièrement, alors que 312 verbes ont été nouvellement formés entre les Xe

et XIIIe siècles et que 24 nouveaux verbes voient encore le jour au cours du XIVe siècle,

les auteurs constatent que cette créativité diminue de manière significative aux XVe et

XVIe siècles période où l’on ne voit plus apparaître que 18 et 12 nouveaux verbes. Cette

perte s’accentue de manière radicale entre les XVIIe et XXe siècles, longue période pendant

laquelle seulement 8 nouveaux verbes ont été formés par la préfixation de a-45.

périodes X-XIIIe XIVe XVe XVIe XVIIe XVIIIe XIXe XXe

# occurrences 312 24 18 12 1 3 2 2

Tableau 28. Perte de la productivité du préfixe a- (d’après Dufresne et al., 2000 : 135 ; voir aussi Dufresne etal., 2001 : 37).

Il convient de mentionner que selon l’hypothèse de Dufresne et Dupuis (1998) et

Dufresne et al. (2000 ; 2001), la productivité des préfixes aurait diminué en français suite à

43 L’étude de Sablayrolles sur les néologismes du français laisse croire que jusqu’à nos jours, é- sert encore à

former sporadiquement de nouveaux verbes dont énoiser ‘casser les noix pour en extraire les cerneaux’, qui

serait est un exemple récemment attesté (Sablayrolles, 2000 : 478).44 Je tiens à remercier Monique Dufresne d’avoir mis à ma disposition les données linguistiques de ses

recherches. Ces données ont été présentées par Dufresne et Dupuis (1998) au Colloque DIGS4, York,

Angleterre et par Dufresne et al. (1998) au Congrès de l’Association canadienne de linguistique, Ottawa et

ont été publiées par Dufresne et al. (2000) et Dufresne et al. (2001).45 Les huit verbes crées au cours des quatre siècles derniers sont les suivants : amatir (XVIIe) ; aménager,

assainir, attendrir (XVIIIe) ; amocher, aveuilir (XIXe) ; alunir, apponter (XXe), (Dufresne et al. 2000 : 135).

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

203

l’évolution des temps verbaux et, en particulier, avec l’expansion de la distinction entre le

passé composé et l’imparfait dont la fonction émergeante était de marquer respectivement

l’aspect accompli et l’aspect inaccompli, distinction jusqu’alors assumée par le système

préfixal.

3.3.2. Des traces d’une productivité passée

La perte de la productivité des préfixes s’est accompagnée de nombreuses

évolutions à l’intérieur des paires aspectuelles de verbes c’est-à-dire entre les formes

simples et les formes préfixées. L’étude de Dufresne et Dupuis (1998) et Dufresne et al.

(1998) sur le préfixe a-, il en est probablement pour d’autres préfixes, a permis aux auteurs

de relever les quatre cas de figure suivants qui correspondent à toutes les possibilités

logiques d’évolution :

i. maintien de la paire [V] et [a-V]

ii. perte de la forme [a-V] et maintien de la forme [V]

iii. maintien de la forme [a-V] et perte de la forme [V]

iv. perte de la paire [V] et [a-V]

Le tableau ci-dessous construit d’après les travaux de ces auteurs illustre ces quatre

cas de figure par le biais d’exemples des paires verbales [V] / [a-V] en ancien français et de

leurs résidus en français contemporain :

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

204

ANCIEN FRANÇAIS FRANÇAIS MODERNE

1. maintien de la paire corira-corir

courirac-courir

tirera-tirer

tirerat-tirer

2. perte de la forme préfixée fuira-fuir

fuir—

pendrea-pendre

pendre—

3. maintien de la forme préfixée rivera-river

—arriver

complira-complir

—accomplir

4. perte de la paire erdre‘attacher’a-erdre ‘attacher à’

——

nuitier ‘passer la nuit’a-nuitier ‘se faire nuit’

——

Tableau 29. Exemples de verbes préfixés en a- en ancien français et en français moderne,(d’après Dufresne et Dupuis, 1998 ; Dufresne et al., 1998 ; Greimas, 1969).

Les auteurs ne donnent pas le pourcentage concernant les paires de verbes qui ont

été maintenues en français contemporain. Toutefois, à titre d’illustration, nous pouvons

citer, d’après Boons (1991), le cas du préfixe en- (lat. in) : cet auteur note en effet que si la

co-existence des paires de verbes [N-inf] / [en-N-inf] dérivés d’un même nom était

majoritaire en ancien français, elle ne représente plus en français contemporain que 10%

des cas (Boons, 1991 : 99).

3.3.3. Impact de la perte de la productivité des préfixes sur la typologie

La perte de la productivité des préfixes ainsi que les changements qui se sont

produits à l’intérieur des paires verbales, concernant en particulier la perte ou le maintien

de la forme préfixée du verbe, ont eu inévitablement un impact sur l’évolution du système

typologique du français dans le domaine sémantique du déplacement.

Nous allons, dans ce qui suit, illustrer trois types de situations qui ont contribué à la

complexification et à l’évolution du système typologique du français :

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

205

i. le maintien du pattern à satellites ;

ii. l’affaiblissement du pattern à satellites ;

iii. l’évolution du pattern à satellites vers le pattern à cadre verbal.

En fin de section, nous illustrerons un cas particulier de substitution lexicale d’un

verbe appartenant au pattern à satellites (ascendre) par un verbe caractéristique du pattern

à cadre verbal (monter).

Cas de maintien du pattern à satellites. Parmi les quatre cas de figure illustrés dans

le tableau 29 plus haut, le cas de maintien de la paire aspectuelle [V] / [Pref-V] a été le seul

à avoir contribué au maintien du pattern à satellites. En effet, les paires de verbes qui n’ont

pas fait l’objet d’un changement sont toujours fonctionnelles en français contemporain et

reflètent parfaitement la stratégie typologique dite à satellites. L’exemple des paires courir

/ accourir, tirer / attirer et porter / apporter, illustrés dans le tableau ci-dessous, est très

représentatif de cette stratégie particulière dans la mesure où le verbe de base exprime la

manière et/ou la cause du déplacement, tandis que le préfixe a- indique la trajectoire du

déplacement.

pattern à satellites (AF) →→→→ pattern à satellites (FM)

a-corir ac-courir

a-tirer at-tirer

a-porter ap-porter

Tableau 30. Maintien du pattern à satellites. (AF = ancienfrançais ; FM = français moderne)

Cas d’affaiblissement du pattern à satellites. La perte de la forme préfixée du verbe

a contribué, quant à elle, à la réduction du pattern à satellites et ce, indépendamment du

fait que sa forme simple ait été maintenue dans la langue ou pas. On citera à titre

d’exemple d’une part le cas des verbes afuir et apendre dont les formes en a- ne sont plus

attestées en français contemporain, les seules formes simples à être maintenues, et d’autre

part le cas des verbes aerdre ‘attacher à’ et anuiter ‘se faire nuit, la tombée de la nuit’ dont

ni les formes simples ni les formes complexes ne sont attestées en français d’aujourd’hui.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

206

pattern à satellites (AF) →→→→ � pattern à satellites (FM)

a-fuir ‘s’enfuir, se réfugier’ —

a-pendre ‘pendre à’ —

a-erdre ‘attacher à’ —

a-nuiter ‘se faire nuit’ —

Tableau 31. Réduction du pattern à satellites.

Cas d’évolution du pattern à satellites vers le pattern à cadre verbal. Finalement, le

troisième cas de figure qui concerne la perte de la forme non-préfixée du verbe et le

maintien de la forme préfixée a contribué, quant à lui, à une évolution des verbes préfixés

appartenant à l’origine au pattern à satellites vers le pattern à cadre verbal. Le cas des

verbes arriver et affluer est très représentatif de cette évolution. En effet, la perte de

l’autonomie lexicale des formes simples de ces verbes, –river et –fluer, a affaibli leur

autonomie morphologique et sémantique dans le verbe composé. La perte d’une telle

autonomie, renforcée par ailleurs par la perte généralisée de la productivité du préfixe a-, a

donné lieu à la fusion lexicale du préfixe et de la racine verbale de sorte que le verbe, à

l’origine complexe, n’est plus interprétable comme tel en français contemporain. En effet,

le préfixe a- et la racine verbale –river et –fluer ne sont plus intrinsèquement signifiants et

la frontière morphologique entre le préfixe et la base verbale n’est plus perceptible.

Comme l’illustre le tableau ci-dessous, cette fusion lexicale a eu inévitablement une

incidence sur le plan typologique : à partir du moment où la notion de la trajectoire a été

fondue avec celle de la base verbale, les verbes arriver et affluer, alors qu’appartenant à

l’origine au pattern à satellites, ont évolué vers le pattern à cadre verbal.

pattern à satellites →→→→ pattern verbal

ar-river arriver

a-fluer affluer

Tableau 32. Évolution vers le pattern à cadre verbal.

Toutefois, il importe de noter que, bien qu’ayant suivi le même processus

d’évolution en évoluant vers le pattern à cadre verbal, ces deux verbes n’ont pas la même

complexité sémantique. En effet, si de nos jours le verbe arriver dénote la trajectoire du

déplacement, le verbe affluer est sémantiquement plus complexe car il lexicalise aussi bien

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

207

la trajectoire que la manière du déplacement, en ce qu’il fait effectivement référence à un

mouvement fluide orienté vers un but.

Substitution lexicale : le cas du verbe ascendre. Bien que très marginal, un autre

processus ayant participé à l’expansion du pattern à cadre verbal retiendra notre attention.

Il s’agit du cas particulier de substitution lexicale d’un verbe préfixé ascender par un verbe

simple monter.

Le tableau ci-dessous illustre trois verbes latins : le verbe simple scender ‘gravir,

monter avec effort’ qui dénote la manière d’un déplacement ascendant et deux verbes

dérivés de celui-ci au moyen des préfixes a- et de- respectivement, a-scender qui dénote le

mouvement orienté de bas en haut et de-scender qui dénote le mouvement orienté de haut

en bas (Ernout & Meillet, 1985 : 598-599). La particularité du verbe a-scender est

d’indiquer le fait d’atteindre un lieu final, tandis que la particularité du verbe de-scender

est d’indiquer le fait de quitter un lieu initial. Comme on le voit, alors que le verbe

descendre s’est maintenu dans l’usage courant jusqu’à nos jours, le verbe ascendre, quant

à lui, a été substitué par le verbe monter dérivé du nom mÿns ‘mont’ et est tombé en

désuétude suite à cette substitution (Ernout & Meillet, 1985 : 599)46. En français

contemporain, seuls quelques noms, comme ascension et ascenseur, incorporent dans leur

sémantique le concept du déplacement ascendant anciennement véhiculé par ascendre.

LATIN FRANÇAIS

verbes noms

scender Ø —

a-scender � ascendremonter < mÿns ‘mont’

ascension, ascenseur

de-scender descendre descente

Tableau 33. Substitution lexicale de ascendre par monter.

Ce changement lexical dans l’expression du mouvement ascendant a eu une

implication typologique, comme le montre le tableau 34 ci-dessous. En effet, la

46 Les auteurs ne mentionnent pas la date exacte de cette substitution. Nous pouvons cependant noter que le

verbe ascendre est encore attesté dans le Dictionnaire de l’ancien français (Greimas, 1969).

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

208

substitution lexicale du verbe préfixé a-scender par le verbe monter montre une préférence

du français pour la stratégie à cadre verbal au détriment de la stratégie à cadre à satellites,

le verbe monter étant un des verbes dits de trajectoire. Il faut aussi noter que, suite à la

perte du verbe ascendre, le préfixe de- et la base verbale –scender ‘gravir’ ont perdu leur

autonomie sémantique et se sont fondus morphologiquement. Effectivement, le préfixe de-

n’étant plus commutable dans le contexte de –scender dont le français n’a jamais hérité

sous une forme lexicale autonome, ces deux morphèmes ne sont plus perceptibles

actuellement. Cette fusion lexicale a donné ainsi lieu à une transition du verbe descendre

du pattern à satellite vers le pattern à cadre verbal. Dans les deux cas de figure,

substitution lexicale et fusion lexicale, le pattern à cadre verbal s’est vu enrichi par les

deux nouveaux items, comme illustré ci-dessous :

pattern à satellites →→→→ pattern à cadre verbal

substitution lexicale a-scender monter

fusion lexicale de-scendre descendre

Tableau 34. Évolution vers le pattern à cadre verbal.

Le cas du destin des verbes latins ascender et descender dans les langues romanes

est très intéressant. En effet, le français est la seule langue romane à avoir effacé de son

lexique le verbe ascendre en le substituant par le verbe monter, tandis que les autres

langues comme l’italien, l’espagnol, le portugais ou le catalan, bien que l’ayant substitué

par un autre verbe dans le style courant, le maintiennent encore dans un style soutenu47.

Notons toutefois que l’italien a maintenu dans l’usage courant le verbe non préfixé

scendere pour représenter le mouvement descendant. Par ailleurs, le français est également

le seul à avoir maintenu l’usage de descendre dans le style courant, pendant que les autres

langues l’ont substitué par un autre verbe dans cet usage tout en le maintenant cependant

dans le style soutenu. Le tableau ci-dessous permet la comparaison entre ces verbes dans

quelques langues romanes.

47 Selon les locuteurs de ces langues le verbe préfixé en a- – ascendere (it.), ascender (esp., port., cat.) –, est

essentiellement employé en référence à l’ascension divine et/ou à l’ascension sociale.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

209

style courant style soutenu

L. romanes déplacementen haut

déplacementen bas

déplacementen haut

déplacementen bas

français monter descendre � ascendre descendre

italien salire scendere ascendere discendere

espagnol subir bajar ascender descender

portugais subir descer ascender descender

catalan subir pujar ascender descender

Tableau 35. Verbes de déplacement dénotant l’orientation en haut et en bas dans quelques languesromanes48.

Bien que la plupart des langues romanes aient maintenu les verbes préfixés

d’origines latines dans le registre soutenu, l’observation qui s’impose à la lecture de ce

tableau est que toutes les langues illustrées ci-dessus montrent une même dynamique

typologique qui consiste à exprimer, dans le registre courant, le mouvement ascendant et le

mouvement descendant dans le verbe et non pas, comme cela est le cas des verbes

d’origine latine, dans un préfixe.

3.4. Observations

Si la grande majorité des travaux consacrés à la place des langues romanes dans la

typologie proposée par Talmy (1985, 2000) s’accordent à dire que ces langues représentent

le type de « langues » à cadre verbal, aucun de ces travaux n’a cherché, à notre

connaissance, à explorer la complexité typologique de ces langues. L’esquisse que nous

venons de faire est un premier pas dans cette direction.

Plus particulièrement, cette étude a montré que le français, comme il a été

initialement établi par la typologie, atteste des propriétés d’une langue à cadre verbale qui

se reflètent notamment dans l’encodage de la trajectoire du déplacement dans le verbe, et

de la manière dans un gérondif. L’analyse des verbes dits de trajectoire a mis en évidence

l’essentiel du rôle qu’ils jouent dans la représentation des événements dynamiques,

montrant qu’ils déterminent le cadre spatio-temporel du procès et le représentent comme

48 Je remercie les personnes qui m’ont aidé à constituer ce tableau : Christophe dos Santos pour le portugais,

Colette Grinevald et Carme Picallo pour l’espagnol et le catalan, et Egidio Marsico pour l’italien.

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

210

un changement de relation spatiale. D’un autre côté, cette étude a montré que,

contrairement à la place qui lui a été initialement attribuée dans la typologie, le français

atteste également des propriétés d’une langue à satellites : ces propriétés se reflètent

notamment dans l’expression de la trajectoire dans un préfixe. L’examen de ce type de

morphèmes a permis de démontrer qu’ils jouent un rôle tout aussi important dans la

représentation des événements que les verbes dits de trajectoire, dans la mesure où ils ont

également pour fonction d’introduire le cadre spatio-temporel au procès dénoté par le

verbe de base. L’analyse de la sémantique des verbes préfixés a montré par ailleurs que les

préfixes permettaient d’exprimer dans le verbe d’autres éléments sémantiques associés au

déplacement, tels la manière et/ou la cause, la figure ainsi que le fond. Il faut noter

d’ailleurs que le fond est considéré comme rarement associé à la notion du déplacement

dans le verbe dans les langues du monde.

L’esquisse diachronique que nous avons proposée a permis d’apporter quelques

éléments d’explication concernant la co-existence de ces deux stratégies typologiques en

français contemporain et de montrer que le pattern à satellites est un résidu d’un ancien

système typologique qui a été dominant en ancien français, mais qui a évolué au cours des

siècles vers le pattern à cadre verbal, en raison notamment de la perte de la productivité

des préfixes. La conséquence synchronique de cette évolution typologique et les traces que

l’ancien système a laissées en français contemporain est que les verbes de déplacement se

distribuent sur un continuum allant de la stratégie à satellites vers la stratégie à cadre

verbal, comme le montre le schéma suivant :

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

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Stratégie à satellites Stratégie à cadre verbal

[TRAJECTOIRE][DEPLACEMENT + MANIERE]

[DEPLACEMENT +TRAJECTOIRE + MANIERE]

[DEPLACEMENT + TRAJECTOIRE]

ac- courirdé- rouleré- couler ...

affluerdéferleréchapper ...

arriverdescendreentrer ...

[DEPLACEMENT + FIGURE]é-crèm-eré-trip-erdé-peupl-er ...

[DEPLACEMENT + FOND]ac-croch-erem-pot-erdé-raill-er ...

Cette distribution le long du continuum permet de rendre compte de façon lisible de

la complexité typologique du français contemporain. Les verbes du pôle gauche

représentent parfaitement la stratégie typologique à satellites, tandis que les verbes du pôle

droit représentent la stratégie à cadre verbal qui résulte d’une fusion lexicale des préfixes et

des racines verbales, processus qui a eu lieu pour la plupart des verbes à un stade très

ancien de la langue remontant parfois à la langue latine (cf. Nyrop, 1936). Puis, au milieu

de ce continuum s’étalent des verbes qui, suite à une fusion lexicale, lexicalisent dans leur

racine la manière, propriété des verbes du pôle gauche, et la trajectoire, propriété des

verbes du pôle droit.

Cette dynamique typologique invite à une ré-évaluation de la place du français, et

probablement des autres langues romanes, dans la typologie de l’événement spatial

proposée initialement par Talmy. Effectivement, alors que la typologie définit les langues

romanes comme « langues à cadre verbal », l’étude du français montre clairement qu’il

possède encore des propriétés d’une « langue à satellites ». Pour notre part, au lieu de

définir une langue par l’un ou l’autre type, nous proposons d’assigner à la typologie la

notion de « stratégies typologiques ». Une telle notion présente l’avantage de prendre en

considération une complexité typologique possible au sein d’une même langue qui, comme

le français, peut recourir à une stratégie ou l’autre, selon la disponibilité de celles-ci dans le

système. Pour approfondir cette notion de « stratégies typologiques », il est cependant

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

212

indispensable de prendre en compte, beaucoup plus finement qu’il ne l’a été fait jusqu’ici,

les sources possibles de la complexité typologique d’une langue donnée et qui peuvent

être, comme on peut l’envisager, de natures différentes selon la langue (e.g. évolution d’un

pattern vers un autre, emprunts d’une langue à l’autre, etc).

4. Synthèse des résultats

L’étude présentée dans ce chapitre avait pour objectif d’examiner le polonais et le

français à la lumière de la typologie de l’événement spatial proposée par Talmy et

d’évaluer les propriétés et les dynamiques typologiques de ces deux langues dans ce

domaine sémantique particulier. Nous nous sommes plus particulièrement intéressée à la

façon dont le polonais et le français lexicalisent et distribuent linguistiquement les

éléments sémantiques associés au déplacement tels la trajectoire, élément le plus important

d’un événement spatial, ainsi que la manière, la cause, la figure et le fond.

Nous avons tout d’abord montré que pour représenter un procès comme un

événement spatial, il est nécessaire de faire appel à des outils linguistiques adéquats

dénotant la trajectoire télique. La trajectoire télique permet en effet d’indiquer la transition

d’un lieu à un autre et de représenter le déplacement comme un fait accompli résultant

d’un changement de relation spatiale, contrairement à la trajectoire atélique qui, elle,

représente le déplacement comme une simple activité. En suivant les études de Talmy

(1985, 2000), d’Aske (1989) et de Slobin et Hoiting (1994), nous avons montré que les

langues différaient dans la façon de représenter linguistiquement un tel événement et que,

selon les outils morpho-syntaxiques disponibles dans leur système, elles pouvaient encoder

la trajectoire télique dans un verbe ou dans un satellite verbal. Selon la typologie de Talmy,

les langues slaves et les langues romanes illustrent ce type de différences : alors que les

langues du premier groupe encodent la trajectoire télique dans un préfixe verbal (langues à

satellites), les langues du deuxième groupe n’encoderaient cette notion que dans un verbe

(langues à cadre verbal).

L’étude du polonais et du français que nous avons proposée a permis de montrer

que si en effet le polonais (exemple d’une langue slave) encode la trajectoire de façon

particulièrement systématique dans un préfixe verbal, le français (exemple d’une langue

romane) est typologiquement plus complexe que cela a été initialement établi. Nous avons

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

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démontré en effet que, au-delà de sa tendance bien connue à encoder la trajectoire dans le

verbe, le français pouvait également encoder cette notion dans un préfixe verbal.

L’étude a montré que la distribution de la trajectoire dans un verbe ou dans un

préfixe avait une incidence sur l’expression des autres éléments sémantiques associés au

déplacement, en particulier celle de la manière. En français, l’encodage de la trajectoire

dans le verbe fait que la manière est exprimée dans un gérondif (entrer (en courant), sortir

(en courant)). En revanche, aussi bien en polonais qu’en français, l’expression de la

trajectoire dans un satellite fait que la manière est obligatoirement exprimée dans le verbe

(ac-courir, par-courir). De plus, cette étude a mis en plus au jour qu’en français, la

stratégie à satellites rendait possible l’expression, dans le verbe, de la figure et du fond,

contrairement au polonais où l’expression de la figure dans le verbe est particulièrement

rare et celle du fond quasi inexistante.

L’examen du processus dit à satellites en polonais, d’une part, et en français,

d’autre part, a montré toutefois que, bien que pouvant recourir à une même stratégie

typologique, ces deux langues n’avaient pas la même dynamique typologique et que la

productivité du pattern à satellites, mise en évidence pour le polonais, contrastait avec la

relative rareté de nouvelles dérivations selon ce modèle en français. L’esquisse

diachronique du français nous a permis d’apporter quelques éléments d’explication quant à

cette faible productivité et, en particulier, quant à la co-existence des deux patterns

typologiques en français contemporain. Cette étude a apporté notamment des preuves selon

lesquelles la stratégie à satellites, attestée dans la langue contemporaine, est un résidu d’un

ancien système préfixal qui était particulièrement productif en ancien français mais qui a

perdu progressivement sa créativité au cours des siècles. Nous avons montré que la perte

de productivité des préfixes en français a eu un impact décisif sur l’évolution de son

système typologique : en provoquant l’affaiblissement quantitatif du modèle à satellites, à

cause notamment de la disparition de nombreux verbes préfixés, elle a déclenché une

évolution du modèle à satellites vers le modèle à cadre verbal par le processus de fusion

lexicale des préfixes dans les racines verbales.

Les résultats de cette analyse ont permis ainsi de montrer que, contrairement à

l’expression du déplacement en polonais qui reflète parfaitement la processus à satellites,

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Chapitre 3. Une typologie de l’expression du déplacement

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les verbes de déplacement en français se distribuent sur un continuum allant du pôle « à

satellites » vers le pôle « verbal ». La conclusion qui s’en dégage est que, suite à une

dynamique diachronique, le français contemporain présente une complexité typologique

qui contraste avec le système typologique particulièrement stable du polonais.