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H 'I Chapitre 1 : De la recherche de soi à l'entrepreneuriat Chapitre 1 ; L'entreprise en représentation - de la recherche de soi à l'entrepreneuriat Olivier Basso Ce chapitre s'attache à apporter quelques éléments de débat à propos des positions évoquées au chapitre précédent par Corinne Enaudeau. Notre réflexion trouve sa source dans la remise en cause radicale de l'entreprise impliquée par les propos de l'auteur, fl s'agit donc ici d'examiner les thèses avancées afin d'engager un dialogue. La logique d'ensemble du texte nous semble être la suivante : l'être humain est, par essence, un être dont l'individualité n'est pas entièrement, comme pour les autres vivants, définie par son essence. De fait, par la représentation, l'individu humain a cette possibilité de mise à distance qui témoigne à la fois de sa faculté de s'extraire d'un flux continu de sensations et de son incapacité à jamais coïncider avec ses objets. Cette indétermination essentielle constitue le moteur de sa trajectoire dans le monde qui prend la forme d'une recherche/construction de soi. Cependant il existe un lieu, l'entreprise, qui tente de subjuguer cette quête incessante de soi pour l'asservir à sa finalité, la création de richesse. Ainsi le capitalisme récupère cette recherche de l'identité de l'individu non en lui assignant une identité prédéterminée (ancienne dénonciation de l'aliénation) mais en inscrivant ce mouvement de recherche de soi dans la sphère du travail, dans un jeu de rôles sans fin, où chacun, dans la nouvelle entreprise, est conduit à adopter continûment des figures différentes au service de projets toujours changeants. De cette manière se joue le dernier détournement en date de l'entreprise qui est, pourtant, promise par avance à une nouvelle métamorphose puisqu'il porte en lui-même son principe de dépassement : un jeu de la représentation qui ne laisse pas le temps à la constitution d'un sujet, conservant par-devers soi 5l

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Chapitre 1 : De la recherche de soi à l'entrepreneuriat

Chapitre 1 ; L'entreprise en représentation - de larecherche de soi à l'entrepreneuriat

Olivier Basso

Ce chapitre s'attache à apporter quelques éléments de débat àpropos des positions évoquées au chapitre précédent par CorinneEnaudeau. Notre réflexion trouve sa source dans la remise encause radicale de l'entreprise impliquée par les propos del'auteur, fl s'agit donc ici d'examiner les thèses avancées afind'engager un dialogue.

La logique d'ensemble du texte nous semble être la suivante :l'être humain est, par essence, un être dont l'individualité n'estpas entièrement, comme pour les autres vivants, définie par sonessence. De fait, par la représentation, l'individu humain a cettepossibilité de mise à distance qui témoigne à la fois de sa facultéde s'extraire d'un flux continu de sensations et de son incapacitéà jamais coïncider avec ses objets. Cette indéterminationessentielle constitue le moteur de sa trajectoire dans le monde quiprend la forme d'une recherche/construction de soi.

Cependant il existe un lieu, l'entreprise, qui tente de subjuguercette quête incessante de soi pour l'asservir à sa finalité, lacréation de richesse. Ainsi le capitalisme récupère cette recherchede l'identité de l'individu non en lui assignant une identitéprédéterminée (ancienne dénonciation de l'aliénation) mais eninscrivant ce mouvement de recherche de soi dans la sphère dutravail, dans un jeu de rôles sans fin, où chacun, dans la nouvelleentreprise, est conduit à adopter continûment des figuresdifférentes au service de projets toujours changeants.

De cette manière se joue le dernier détournement en date del'entreprise qui est, pourtant, promise par avance à une nouvellemétamorphose puisqu'il porte en lui-même son principe dedépassement : un jeu de la représentation qui ne laisse pas letemps à la constitution d'un sujet, conservant par-devers soi

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mémoire, discipline et secret, ne peut que s'effondrer dans lacircularité vide de l'excitation sans objet.

Notre propos vise à analyser les ressorts de cette critiquefondamentale de l'entreprise et de montrer que la diabolisation decette organisation est une manière de désigner un coupable,responsable de la rigueur de cette vie. C'est vouloir ignorer quel'individu moderne, pris dans la recherche de soi, peut se perdrede manière égale dans tous les lieux de vie (famille, pays,école..) qu'il habite ou expérimente. A l'inverse, certainsindividus peuvent décider de construire une part de soi dans lemonde de l'entreprise en initiant des dynamiquesentrepreneuriales, conjuguant créativité et réalisation de projets,

La dénonciation de l'entreprise

Notre lecture met à jour deux grandes interrogationsméthodologiques portant sur :

- La nature de la représentation de l'entreprise qui est convoquée.

- La dénonciation du jeu de l'aliénation opérée par la nouvelleentreprise.

L'entreprise invoquée : la mise en scène d'unereprésentation

Le point de départ de notre réflexion fût de se rendre compte quel'article de C. Enaudeau met en scène une représentation del'entreprise dont la nature n'est pas explicitée. En ce sens noussommes face à la mise en scène d'une représentation. Quelle estla nature de l'image de l'entreprise que convoque l'auteur? Lepropos joue avec plusieurs sens du terme « entreprise ». En effet,le mot, qui demeure non défini, renvoie selon les contextes auvéhicule du grand capital, à la sphère marchande, au capitalismeou encore à l'esprit d'entreprendre. Ce jeu sur la polysémie

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accentue l'impression d'avoir à faire à un concept aux contoursflous, à une nébuleuse de significations : l'entreprise commeuniversel vide, sans détermination empirique, que l'on convoquepour lui faire rendre compte. De fait, l'entreprise telle qu'elle estconvoquée dans ce texte apparaît étrangement absente, réduite àun concept vide, éloigné de la diversité des réalités qu'ellerecouvre (multiplicité des structures, des histoires, des cultures...),et des situations de travail qu'elle abrite (fonctions, postes,responsabilités, métiers...).

De la même manière, Fauteur dans un premier temps de sonpropos amorce une critique de la notion de représentation : leschéma de la conscience devant une scène de théâtre (lareprésentation) ne tient pas puisque la conscience ne comprendalors pas qu'elle fait partie intégrante du décor. Étrangement,c'est la position qu'adopté notre auteur par rapport à l'image del'entreprise qu'elle prend pour cible : elle ne s'interroge jamaissur son positionnement dans le tableau qu'elle dépeint, etn'avertit de fait jamais le lecteur de l'origine de sa représentationde l'entreprise.

Résumons-nous : la question de la représentation est au cœur dupropos et le texte n'interroge pas son propre statut qui est deredoubler une représentation de l'entreprise. Certes, mais dira-t-on, n'est ce pas un statut commun aux œuvres des historiens, dessociologues... ? Le recours aux données de seconde main (enl'occurrence ici le livre de L. Boltanski et E. Chiapello, LeNouvel esprit du capitalisme) est légitime. Mais l'enjeu est iciautre. L'entreprise est plusieurs fois évoquée comme lieu de lamanipulation de l'individu. Cette qualification relève d'unjugement : quelles sont les pièces apportées au procès ? Seraient-elles trop bien connues de tous pour avoir à les rappeler ? Ainsise boucle la représentation de la représentation...

Nous touchons là les dangers de la prédétermination du regardphilosophique : engagé dans la lutte contre les préjugés et autres

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faux-semblants, il court le risque d'ignorer ses propresmécanismes de fonctionnement: ainsi peut-il se réduire à ladestruction d'idoles qu'il a lui-même construites. La réflexionphilosophique emprunte alors à la sophistique en se donnant aupréalable un objet de discours vraisemblable qui fera ensuitel'objet d'une critique rigoureuse. Ainsi peut se mettre en place leréquisitoire contre l'entreprise soupçonnée d'utiliser à son profitla quête indéfinie de son identité par l'individu.

La nouvelle entreprise, une nouvelle entreprised'aliénation ?

La critique de l'entreprise se déroule en deux temps. Ellecommence par un rappel rapide de la thématique de l'aliénation :l'entreprise fait violence à l'individu en lui assignant un rôle quivaut identité. Elle décale ensuite d'un niveau la condamnation :l'entreprise multiplie les rôles à tenir pour le même individu encapturant le mouvement de recherche de soi

La nature humaine est caractérisée par l'auteur comme une quêtepar l'individu de ce qu'il est ; car « aucun d'entre nous n 'a la clefde son identité et ne sait ce qu 'il doit attendre de lui-même ».L'entreprise essaie donc de récupérer et de détourner cettedynamique en l'amenant à s'investir dans le travail : « II faut quela vie de l'entreprise absorbe la quête de soi-même qui faitl'indétermination de chacun». Elle prétend alors amener lesindividus «à se réaliser, à réaliser leur propres« aspirations»».

Cette dénonciation de l'entreprise est ancienne : le travailleurperd sa propre identité en transférant sa richesse intérieure dansun objet de travail qui le dépossède peu à peu et appauvrit sonmonde intérieur. Il est alors préparé à faire sien le prêt à penser del'entreprise qui l'emploie. Il ne parle plus, il est parlé parl'entreprise...

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Cependant ce n'est pas cette dimension qui est retenue par C.Enaudeau. Le texte dénonce en effet le mouvementd'accaparement plus subtil de la nouvelle entreprise, l'entrepriseen réseau. Représentative de la créativité du capitalisme, lanouvelle entreprise impose une nouvelle forme d'aliénation:celle-ci ne propose plus au travailleur de nouvelle identité définieà endosser, mais détourne sa dynamique de recherche de soi en lacaptant au travers de la multiplicité des rôles successivementofferts à l'individu dans l'entreprise.

Pour le dire autrement, la diversité des casquettesprofessionnelles qui pouvait apparaître comme un enrichissementpar rapport à la donne de l'ancienne entreprise où l'homme sevouait à une seule fonction durant sa vie professionnelle résulteen fait d'une ruse de l'entreprise. Le tourbillon des rôles àmobiliser dans la nouvelle entreprise happe les individus enmimant le parcours de leur recherche d'identité personnelle et enleur offrant l'intensité de cette quête. L'apparent progrès dansl'ouverture des définitions de fonctions et dans la possibilitéd' « avoir plusieurs casquettes » qui ouvre des perspectives dedéveloppement dans d'autres compétences dissimule en fait uneentreprise raisonnée de captation. Car l'« excitation » de changerde fonctions est dénuée de sens et elle ne peut conduire qu'à ladisparition de tout repère. L'investissement fait par l'individudans la multiplicité des rôles s'épuise sans qu'il y ait constitutiond'un sujet à part...

Cette affirmation peut être questionnée de différentes façons.D'abord, l'une des thèses implicites de l'auteur est que le lieu detravail et sa nature définit l'identité profonde des individus : end'autres termes, je suis « ce que je travaille », un polisseur deverres de lunettes astronomiques, un professeur allemand demathématiques, un cadre moyen chez un fabricant de saucisses...Deuxièmement le contenu du métier et la nature formatrice dutravail au sein de l'entreprise se dissolvent entièrement dans lacondamnation du projet global de celle-ci, la recherche du profit.

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La construction de savoir-faire, l'acquisition et la mise ai œuvrede compétences diverses sont dévaluées par les fins ultimes quisont visées.

L'entreprise ne peut donc être l'un des lieux de développementde soi car sa finalité est inauthentique. La fin disqualifie lesmoyens. Elle apparaît comme le lieu d'asservissement de ceuxqui y travaillent parce qu'elle est avant tout le lieud'asservissement de ceux à qui elle destine ses produits. Lesclients sont abusés par cette mécanique du « toujours plus » dontla diversité ne reflète que la vacuité.

Cet enchaînement est essentiel à la démonstration de l'auteur : sil'on en reste effectivement à l'examen de l'entreprise comme lieude travail, la critique qui lui est faite de demander aux acteurs decumuler des rôles différents concerne les modalités d'adaptationde toute organisation confrontée à un environnement changeant.

Il n'est que d'examiner les différents rôles qu'est amené à jouerun professeur d'université ou d'école de commerce dans le cadrede ses fonctions. Tout à tour il est enseignant face à des étudiantssans expérience du monde de l'entreprise, animateur / modérateurauprès des publics expérimentés (formation continue), chercheuret animateur d'équipes de chercheurs, directeur de thèses,collecteur et administrateur de ressources pour son laboratoire,coordinateur de programmes, professeur visitant, directeur decollection, représentant élu par ses pairs...

La troisième thèse est celle du complot : « comment amener lesindividus à se convaincre du bien fondé de l'entreprisemarchande ? Comment les amener à s'y croire à leur place et àse mobiliser ? Comment produire la conviction ? ». Lathématique de l'idéologie resurgit. Les acteurs sociaux ne sontpas des êtres agissants : ils n'agissent pas, mais sont joués parl'entreprise. Ils seront donc acteurs de théâtre, mais privésd'intériorité (rappel de l'axiome précédent : tout se joue dans la

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sphère du travail). D y a dissolution de la sphère du privé, oùpouvaient s'élaborer mémoire, secret, création...

Cette vision repose sur un présupposé fort, la croyance en unenaïveté fondamentale des acteurs. Or les recherches en sciencessociales sur les jeux politiques et sociaux au sein desorganisations semblent montrer que les acteurs sont rarementdupes des jeux de l'organisation, qu'ils en sont conscients, etqu'ils possèdent un quasi savoir de sociologues par rapport à leurorganisation, fl y a acceptation des règles du jeu tant quel'espérance des récompenses excède les contraintes subies ou lesrisques encourus. Le triptyque de réponses voice, extt, loyaltydessine l'éventail des régulations possibles.

La quatrième thèse de l'auteur est de poser le principe del'impossibilité de passer d'une conviction à une autre, ou plusprécisément de tenir à la fois une conviction et la certitude queson statut est incertain. Or n'est ce pas-là une définition possiblede la prudence et un principe possible pour l'action en contexted'incertitude ?

Ne pouvant prédire l'état des routes qui mènent à son objectif,l'acteur, salarié ou organisation, doit utilement arrêter un plan deroute (trajectoire professionnelle souhaitée ou business plan) ets'y tenir autant que faire se peut : le plan que l'on se donneindique des repères pour l'action et permet de mesurer les progrèsdans l'avancement

Mais si les paramètres de l'environnement changentradicalement, va-t-on pouvoir maintenir, contre vents et marées,le même cap ? À un tel moment les convictions qui ont été lesmoteurs de l'action en deviennent les mortelles prisons.L'entreprise figée dans sa stratégie et incapable de remettre encause ses croyances fondamentales se refuse à changer etdisparaît.

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De fait, l'affirmation selon laquelle «les acteurs sociauxdevraient se mobiliser autour de projets dont Ta fugacité estplutôt certaine» est cohérente avec l'exigence d'adaptabilité.Cette plasticité grandissante de l'organisation s'accompagne d'unrenouvellement incessant des représentations en cohérence avecl'évolution rapide du contexte. La métaphore vitaliste joue ici àplein. Elle sera d'ailleurs reprise par l'auteur à la fin de son textelorsqu'elle prédit l'assimilation de son propos critique par uncapitalisme dont les facultés d'adaptation défient les remises encause.

Or c'est cette contradiction que dénonce C. Enaudeau : « Ondemande à la représentation deux choses absolumentcontraires : une stabilité, une modélisation qui la rend à la foisobjective, transmissible et fédératrice. De Vautre coté: uneplasticité, une évanescence, qui est la condition del'improvisation». Et plus loin, elle ajoute : «La conviction estprise dans une sorte de double bind: il faut s'employer à êtretout à la fois résolu et irrésolu». Ce paradoxe est précisémentcelui que doit résoudre tout créateur, qu'il soit acteur dumanagement de l'innovation, entrepreneur ou encore artiste. Ence sens, la critique de C. Enaudeau permet de dévoiler le ressortde tout processus de création. Or c'est celui-ci qui, à notre avis,constitue l'essence de la dynamique entrepreneuriale.

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De Tentrepreneuriat et de ses représentations

La recherche de tout inédit engage la recherche de soi: enl'absence de repères, qui restent à créer, l'individu doit jouersimultanément avec les matériaux du présent et inventer, enrupture avec l'existant, ce qui n'est pas encore là. En ce sens,management de l'innovation dans l'entreprise et démarche decréation de soi partagent quelques caractéristiques communes.

Le management de l'innovation et la remise en causedu statu quo par la dynamique entrepreneuriale

De même que l'exercice de la marche repose sur la maîtrise d'undéséquilibre constant et d'une situation de stabilité incessammentreportée, l'innovation est ce mouvement volontaire qui permet desortir de l'état de statu quo. Elle implique d'une part un effetd'écart par rapport à la norme établie (l'ordre des choses) etd'autre part une continuité d'identité qui permet d'échapper à larupture et le chaos (la destruction de l'existant). On retrouve alorsla double exigence dénoncée par l'auteur : stabilité et fluiditédoivent coexister au sein de l'organisation, qu'elle soit uneentreprise ou un parti politique...

En effet, toute tentative, collective ou individuelle, de découvertede l'inédit engage un mouvement de recherche marqué par uneforte incertitude : le terme à atteindre peut avoir été plus ou moinsidentifié, le cheminement ne peut en être formalisé. L'innovationet ses différentes applications (découvrir / inventer de nouveauxproduits, de nouvelles organisations, de nouvelles façons defaire...) ne se soumettent pas aisément à la programmation.L'articulation des moyens ne garantit aucunement l'atteinte desobjectifs et le risque d'échec demeure fort. De l'autre côté, un telmouvement de remise en cause peut exister et connaître une finonctueuse seulement si deux conditions de possibilité sontréunies: l'existence préalable d'un sol permettant de prendreappui et un contexte qui permet in fine l'avènement d'unenouveauté. En d'autres termes, le créateur, quel que soit l'objetcréé, doit toujours affronter une tradition et composer avec ellepour imposer sa modernité.

La stabilité préalable, dans notre propos, est une propriété ducadre organisationnel qui pourra accueillir l'innovation. Mais ladifficulté est grande de pouvoir penser à la fois la nature cohésiveet contraignante de cette référence et son aptitude à permettel'émergence du nouveau. Nous retrouvons alors la difficulté

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ancienne de penser la genèse du mouvement sans être prisonnier,soit de la fixité du repos dont il ne pourra jamais se déduire, soitde la croyance en un flux perpétuel dont il est seulement uneespèce. La pensée de l'innovation implique pourtant de tenirensemble ces deux extrêmes : une puissance de désordre et unordre qui puisse l'accueillir.

L'innovation a lieu lorsque l'ordre organisationnel acceptequ'une de ses régions connaisse un chaos local et laisse lapossibilité à une nouvelle structuration d'émergeréventuellement. Car un pur mouvement de désordre ne sauraitsubsister sans trouver une loi d'équilibre et une organisation figéedans la répétition se met en péril au sein d'un environnementchangeant.

Cette contradiction en acte, « structurer le chaos », ce mouvementd'un désordre à la recherche de sa règle constitutive, définit l'actede création. En ce sens, l'entrepreneuriat, l'acte d'entreprendre,constitue l'une de ses espèces: l'entrepreneur est celui quiparvient à créer une nouvelle organisation à partir d'une nouvelleopportunité de développement.

La dynamique entrepreneuriale au sein de l'entreprise, comme ausein de toute organisation, renvoie à cette essentielle prise durisque créateur, stylisé par l'adage noîhing ventured, nothinggained

Deux objections peuvent alors surgir :

- D'une part, cette position de créateur n'est pas ouverte à tousau sein de l'organisation. La majorité des employés del'organisation sont installés dans l'exploitation routinière.

- D'autre part, ceux-là mêmes qui agissent comme descréateurs au sein des organisations, ne sont-ils pas précisémentles ultimes victimes d'un système dont la perversité est tellequ'elle conduit ses serfs à développer l'étendue de leur charge.

Ces questions conduisent au second moment de notre positionqui rejoint l'une des thèses que nous commentons : les acteurs nepeuvent s'exonérer aisément de la responsabilité de se construireet se réfugier dans une aliénation commode.

La création de soi et la constitution du sujet agissant

Revenons à l'une des thèses essentielles énoncées par C.Enaudeau et dont nous espérons ne pas dénaturer le propos.L'être humain ne sait pas ce qu'il attend de lui ; cetteindétermination fondamentale est la marque de son inachèvementessentiel. La nature s'arrête en chemin et demande que chaqueindividu humain achève son travail et complète le tableau. En cesens la représentation est bien le premier indice de cette non-transparence de l'homme à l'ordre naturel dont il peut s'extrairementalement. Dans cet espace d'inachèvement se joue la libertéde l'homme sous sa dimension radicalement créatrice.

Or, et c'est à notre sens, le message majeur de C. Enaudeau, cetespace, où se joue l'accomplissement de chacun, est confisqué oualtéré par une organisation, qui capte l'emploi du temps del'individu et qui se présente comme le lieu même de la réalisationde soi, l'entreprise. Nous ne procéderons pas ici à un examen decette question cruciale qui excéderait le statut du présent articlemais nous pouvons ouvrir une première ligne de discussion enrevenant à la tâche infinie de chacun pris dans cette « entreprisede soi ».

Cette recherche sans objectif clairement assigné ne nous conduit-elle pas à être « tout à la fois résolu et irrésolu », décidé dans ladémarche et ouvert sur les destinations ?

La construction de son propre cheminement par l'individu nousparaît aller au-delà des distinctions classiquement établies entre lecaractère réflexif de l'action et la nature transitive de la création.En d'autres termes, et selon une autre tradition, tous les espaces

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de vie (familiaux, affectifs, géographiques, culturels, religieux,professionnels...) dans lesquels l'individu évolue, sont à la foisdes lieux de détermination qui l'emprisonnent et auxquels onpeut le réduire et des terrains d'envol à partir desquels il peut seconstruire.

De ce fait, les raisons de dénier à l'entreprise ce double statut del'espace de vie, porteur à la fois des histoires et des possibles, nenous paraissent pas à ce jour fondées. Certes le discours del'entreprise se présentant comme le lieu de l'expérience totale deréalisation de soi est légitimement dénoncé. Mais c'est faire peude cas de l'intelligence des acteurs sociaux et leur dénier toutregard critique sur la faillite des projets d'entreprise, les limites del'entreprise comme porteuse de sens... Bien sûr, la vigilancedemeure de mise pour l'individu, salarié d'une entreprise, maiscette vigilance, il doit l'exercer naturellement au sein de toutespace de vie qui peut être tenté de s'approprier sa quête de soi eny apportant une réponse définitive.

L'entrepreneuriat comme une figure possible de laréalisation de soi ?

Être « à la fois résolu et irrésolu », allier la constance de l'effort àla reconnaissance de l'incertitude nous semblent qualifier latension qui habite l'individu, qui, par nature, est engagé dans larecherche de son identité, acteur dans l'entreprise de constructionde soi.

La connaissance de soi passe alors par l'expérimentation de soi,et les lieux possibles où s'exerce et s'explore ce « devenir de ceque l'on est », abondent dans le monde. L'entreprise en tant quetelle ne possède pas de statut distinct, qui la condamnerait à êtreun lieu de vie diabolique, à la recherche d'âmes dont elleconsommerait toute l'énergie motrice pour l'investir dans sesfunestes projets. La vision de l'entreprise, apte à s'adapter, àrécupérer toute critique pour l'intégrer et présentant le visage

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ondoyant et multiforme de la fugace modernité participe d'unereprésentation mutilée du réel: les espaces de déploiementexistent per se.

La plasticité de la vie, le capitalisme et sesmétamorphoses dessinent les ailleurs de la création de soi : larecherche de causes aliénantes sera toujours couronnée de succès.Il n'existe pas de sanctuaire. Toute détermination d'un espace devie peut être perçue comme contrainte ou levier. Elle porte enelle simultanément la marque d'un enfermement et la promessed'une évasion. L'individu est alors renvoyé à son mouvementprivé de recherche / construction de soi.

De fait, dans l'entreprise, la dynamique entrepreneuriale peutparticiper de la création de soi pour ceux qui en ont fait le projet.On appelle ces individus des «entrepreneurs» ou des« intrapreneurs », selon qu'ils créent leur entreprise ex nihilo ouau sein d'une organisation déjà existante.

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