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CHANTER POUR UNE SILHOUETTE Les coïncidences… Les coïncidences sont venues me rentrer dedans au début des années soixante-dix. Coïncidence : le terme est censé désigner ces événements dus au hasard, sans lien entre eux, qui se produisent en même temps ou qui se percutent. Mais ce n’est pas du tout ça, une coïncidence ! C’est l’avènement de ce qui était écrit. Les choses sont attirées les unes vers les autres, comme par une force magnétique extérieure à notre monde. Elles tissent des liens entre elles et forment subitement des combinaisons qu’on n’aurait jamais imaginées, des petits changements qui génèrent une nouvelle dynamique tandis que les coïncidences et le chaos accouchent d’une nouvelle créa- tion. Les coïncidences : l’« intervenant divin » qui nous pousse à accomplir ce qui depuis toujours était censé se produire… Mille neuf cent soixante-douze. J’étais encore dans le New Jersey avec mon peintre en bâtiment, Mr C, mais je prenais ma voiture pour aller à Manhattan et avoir une vie sociale. La scène de Downtown, dont je m’étais retirée pendant un temps, me manquait. Voir des groupes était un bon moyen pour rencontrer des gens et établir des liens. L’une des choses que je préférais, c’était les concerts des New York Dolls. Ils étaient si excitants 4

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C H A N T E R P O U R   U N E   S I L H O U E T T E

Les coïncidences… Les coïncidences sont venues me rentrer dedans au début des années soixante-dix. Coïncidence : le terme est censé désigner ces événements dus au hasard, sans lien entre eux, qui se produisent en même temps ou qui se percutent. Mais ce n’est pas du tout ça, une coïncidence  ! C’est l’avènement de ce qui était écrit. Les choses sont attirées les unes vers les autres, comme par une force magnétique extérieure à notre monde. Elles tissent des liens entre elles et forment subitement des combinaisons qu’on n’aurait jamais imaginées, des petits changements qui génèrent une nouvelle dynamique tandis que les coïncidences et le chaos accouchent d’une nouvelle créa-tion. Les coïncidences : l’« intervenant divin » qui nous pousse à accomplir ce qui depuis toujours était censé se produire…

Mille neuf cent soixante-douze. J’étais encore dans le New Jersey avec mon peintre en bâtiment, Mr C, mais je prenais ma voiture pour aller à Manhattan et avoir une vie sociale. La scène de Downtown, dont je m’étais retirée pendant un temps, me manquait. Voir des groupes était un bon moyen pour rencontrer des gens et établir des liens. L’une des choses que je préférais, c’était les concerts des New York Dolls. Ils étaient si excitants

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à regarder. C’était un vrai groupe de rock, influencé par Marc Bolan, Eddie Cochran et bien d’autres, mais tellement new-yorkais. Même s’ils étaient hétéros, ils s’habillaient en fille à une époque où les flics faisaient des descentes dans les bars gays. Ils se pavanaient en guenilles, désinhibés, salaces, et ils roulaient des mécaniques avec leurs tutus, leurs skaïs, leur rouge à lèvres et leurs talons aiguille.

La première fois que je les ai vus, c’était au Mercer Arts Center, un véritable labyrinthe avec beaucoup de salles diffé-rentes, qui avait été construit en annexe au Broadway Central Hotel, un ancien bâtiment, vétuste et laissé à l’abandon. Le Mercer a ouvert ses portes fin 1971 et les a refermées moins de deux ans plus tard, quand l’hôtel s’est effondré en emportant la salle avec lui. Mais pendant cette courte période, ça a été une scène cool, fun et influente. Eric Emerson y jouait souvent avec son groupe, Magic Tramps. C’était le premier groupe véritablement glitter à New York, et visuellement très excitant. Leur roadie, qui les accompagnait à la basse de temps à autre et avait été le coloc d’Eric pendant un moment, était un jeune type de Brooklyn qui s’appelait Chris Stein. Mais on ne s’était pas encore rencontrés.

J’étais folle de David Johansen, que je trouvais tout simple-ment fantastique. Je suis sortie avec lui, une fois. Il partageait un appartement avec Diane Podlewski, qui venait toujours au Max’s après minuit. C’étaient eux qui avaient les looks les plus intéres-sants, ils se démarquaient : ils étaient stupéfiants. Ces créatures nocturnes me fascinaient.

Je ne sais plus comment exactement, mais je me suis liée d’amitié avec les Dolls. Comme pratiquement personne à Downtown n’avait de voiture, je les trimbalais parfois à droite à gauche. Une fois, ils ont voulu rencontrer Marty Thau, le direc-teur artistique de Paramount, qui habitait dans le nord de l’État, mais n’avaient aucun moyen de s’y rendre. Mon père possédait une énorme Buick Century turquoise, que j’ai donc empruntée – un vrai bateau sur roues… Tout le groupe et certaines de leurs copines sont montés à bord, et ils étaient tous tellement maigres

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mais ohle garçon mordupas une tête de Turcse bat pour utiliserses cellules grises avant qu’elles s’éparpillentdans les brumesdans la structure fuyantedes pensées égaréescomme pour lécher ses plaiescher garçonla conséquence de � èvrescomme si un monstrele mange de l’intérieurà grandes bouchéesconsomme maintenant l’appât empoisonnéet des crises d’indigestiondonnent le goût

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qu’ils ont pu s’asseoir à six sur la banquette arrière et à quatre sur le siège passager.

Bon, la voiture est tombée en panne. Mon père m’avait pré-venue de ne pas me servir de la clim, parce que le régulateur de l’alternateur ne fonctionnait pas, mais c’était une journée torride, alors je l’ai quand même mise en marche et la voiture s’est arrêtée. On était donc plantés au bord de la route – il n’y avait pas de portables, à l’époque – quand la police est arrivée. Ils nous ont dévisagés, avec nos cheveux, nos fringues et tout ce maquillage, mais ils n’ont rien dit. Il a fallu prendre la voiture en remorque et la réparer. Je ne sais pas comment j’ai fait pour payer, parce que je n’avais ni argent ni carte de crédit, mais d’une manière ou d’une autre, on a réussi à redémarrer la voiture et à aller au rendez-vous avec Marty.

En fin de compte, ça valait le coup de faire le voyage. Peu après, Marty a démissionné de Paramount pour devenir le manager des Dolls.

Mr C n’aimait pas du tout mes escapades à New York. Il était de ceux, très nombreux à l’époque, qui avaient peur de s’y rendre. L’idée que ces gens s’en faisaient était celle d’une ville sale et dangereuse, bourrée de zones de non-droit et victime d’une criminalité galopante. Les Blancs avaient fui en masse vers les banlieues. Time Square appartenait aux dealers et aux prostituées, Central Park était jonché de détritus et infesté d’agresseurs et de rats. La ville n’arrivait pas à payer ses employés municipaux. Si tu avais de l’argent, tu ne t’aventurais pas au sud de la 14th  Street. Néanmoins, ça avait ses bons côtés, parce que tous ces immeubles laissés à l’abandon étaient un véritable aimant pour les artistes, les musiciens et les gens bizarres. Mais je pense que ce qui énervait le plus Mr C dans mes escapades, c’est que j’échappais à son contrôle.

Je ne me souviens plus exactement comment je l’ai ren-contré – peut-être au club de remise en forme où je bossais. Je louais une piaule dans une petite chambre d’hôtes, et il m’avait dit qu’il pouvait m’aider à avoir un appartement dans un immeuble

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non loin d’où il travaillait. Il avait une entreprise de peinture en bâtiment, et deux employés. Il m’a présentée aux personnes qui géraient l’immeuble et j’ai pu louer un appart au rez-de-chaus-sée. C’était joli, pas le grand luxe, mais je disposais de trois pièces et d’une salle de bains. Les portes-fenêtres donnaient sur un petit parking bordé d’arbres – j’adore les portes-fenêtres. C’est plus ou moins ainsi qu’on s’est liés d’amitié et qu’on a commencé à se fréquenter. Parfois, je dormais chez lui, mais c’est rapidement devenu bizarre. Je pense qu’il avait dû être maltraité par d’autres filles, parce qu’il était extrêmement possessif et paranoïaque.

Tous les dimanches, j’allais rendre visite à ma grand-mère paternelle, à Paterson. À présent que ses deux fils, mon père et mon oncle, étaient partis s’installer loin de chez elle, elle vivait seule. Mes autres grands-parents étaient décédés, alors je me disais qu’il fallait que je passe la saluer. Un dimanche, Mr C m’a suivie. Il ne croyait pas que j’allais réellement voir ma grand-mère. Il a déboulé dans la maison et il est tombé face à elle, une dame âgée de quatre-vingt-neuf ans aux manières de lady.

— Oh, Debbie, m’a-t-elle dit. Quelqu’un te demande.Il s’est assis quelques instants avec nous, puis il s’est excusé

et a pris congé. Plus tard, il m’a dit :— Tu es une bonne fille, Debbie, tu es une bonne fille.Mais pour qui se prenait ce connard ? J’ai coupé court. Je

l’ai quitté. J’ai essayé de faire ça gentiment… ça n’a servi à rien. Il m’appelait nuit et jour, à n’importe quelle heure, chez moi et au boulot. Il est venu au salon de coiffure où je travaillais pour m’insulter et me menacer. Il me suivait jusque chez moi quand je rentrais. C’était un homme violent, très virulent, colérique, et il possédait des armes. J’avais perdu le sommeil. Fébrile et les nerfs en vrac, j’allais à Manhattan pour voir les Dolls parce qu’ils étaient sexy, espiègles et fun.

Quand j’y repense aujourd’hui, je crois que ce qui m’attirait tant dans leurs concerts, c’était que je voulais être exactement comme eux. En fait, je voulais être eux. Mais je ne savais tout bonnement pas comment m’y prendre. Parce qu’à l’époque, il n’y

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avait pas trop de filles qui faisaient ce que j’avais envie de faire. Il y en avait quelques unes, bien sûr – Ruby Lynn Reyner, Cherry Vanilla, Patti Smith (qui, à ce moment-là, écrivait simplement de la poésie) –, mais aucune n’était à la tête d’un groupe de rock.

Un soir où j’étais allée voir les Dolls, qui jouaient au Max’s, j’ai repéré une fille affalée sur une des tables à l’étage. Elle s’ap-pelait Elda Gentile. Elle avait eu un fils avec Eric Emerson et avait vécu un temps avec Sylvain Sylvain, des Dolls. C’était vraiment un petit milieu incestueux. Elda m’a dit qu’elle avait un groupe – pas un « groupe de musique », elle a insisté là-dessus, un « groupe » –, Pure Garbage, qu’elle avait monté avec Holly Woodlawn. Holly était une des superstars de Warhol, une actrice transgenre pleine de glamour originaire de Porto Rico. Elle avait tenu un des rôles principaux dans Trash, en compagnie de Diane Podlewski et de Joe Dallesandro, et elle avait remplacé Candy Darling dans Vain Victory, la pièce de Jackie Curtis. D’ailleurs, Holly, Candy et Jackie jouaient un rôle majeur dans « Walk on the Wild Side », la chanson de Lou Reed.

Elles étaient comme des œuvres d’art incarnées, ce qui semblait être le concept absolu à l’époque. Les parias, toutes les Holly Woodlawn, les Jackie Curtis et les Candy Darling, commençaient à se frayer un chemin vers la surface, comme l’ensemble de la scène gay/trans. Andy Warhol était au cœur du mouvement, avec tous ces films fantastiques qu’il tournait avec Paul Morrissey. En outre, il y avait Divine, qui jouait ses pièces dans le off de Broadway – des théâtres underground, comme le Theater of the Ridiculous –, et les Cockettes, ainsi que Sylvester et les Angels of Light, qui venaient de San Franscisco. Toutes ces choses-là se produisaient au même moment, toutes étaient interconnectées et suscitaient d’innombrables combinaisons créatives.

Eh bien, comme j’étais curieuse de découvrir le groupe d’Elda, j’ai pris son numéro. Environ une semaine plus tard, je lui ai passé un coup de fil pour savoir quand avait lieu leur prochain concert.

— Oh, le groupe s’est séparé, m’a-t-elle répondu.

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Amanda, Elda, et moi… Stillettoes.

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Joan Jett et moi. Des pures fi lles de l’underworld.

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