CHAMP CONTRE 1778-0306 Quelle sociologie pour le travail

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Semestriel • numéro 12• nouvelle série • novembre 2012 GRAND ENTRETIEN AVEC ANSELM JAPPE « La financiarisation et la spéculation sont des symptômes » DOSSIER : TRAVAIL ET ACTION COLLECTIVE EN TEMPS DE CRISE Introduction par Mélanie Guyonvarch et Jean Vandewattyne Les effets de la récession dans la filière automobile en France / René Mathieu et Armelle Gorgeu Travailler dans une industrie en crise(s): le cas des chantiers navals de Saint- Nazaire / Pauline Seiller La crise ne date pas d’hier : enquête parmi les cadres, ingénieurs et techniciens (2001 - 2006) / Mélanie Guyonvarch et Gaëtan Flocco Répondre au dumping salarial par la grève ? Le cas de l’Aéroport de Genève / Nicola Cianferoni Les syndicats grecs dans le contexte de crise économique / Christina Karakioulafis Défis et perspectives pour le syndicalisme en Espagne / Antonio Antón Morón La crise et ses effets vus par des syndicalistes allemands de l’IG Metall / Meike Brodersen et Jean Vandewattyne Quand les réformes du marché du travail favorisent l’insécurité socio-professionnelle / Stéphen Bouquin CONTRE-CHAMP Résistance, autonomie et implication des salariés. Quelle sociologie pour le travail ? / Daniel Bachet NOTES DE LECTURE

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Semestriel • numéro 12 • nouvelle série • novembre 2012

GRAND ENTRETIEN AVEC ANSELM JAPPE « La financiarisation et la spéculationsont des symptômes »

DOSSIER :TRAVAIL ET ACTION COLLECTIVE EN TEMPS DE CRISE

Introduction par Mélanie Guyonvarch et Jean Vandewattyne

Les effets de la récession dans la filière automobile en France / René Mathieuet Armelle Gorgeu

Travailler dans une industrie en crise(s) : le cas des chantiers navals de Saint-Nazaire / Pauline Seiller

La crise ne date pas d’hier : enquête parmi les cadres, ingénieurs et techniciens(2001 - 2006) / Mélanie Guyonvarch et Gaëtan Flocco

Répondre au dumping salarial par la grève ? Le cas de l’Aéroport de Genève /Nicola Cianferoni

Les syndicats grecs dans le contexte de crise économique /Christina Karakioulafis

Défis et perspectives pour le syndicalisme en Espagne / Antonio Antón Morón

La crise et ses effets vus par des syndicalistes allemands de l’IG Metall /Meike Brodersen et Jean Vandewattyne

Quand les réformes du marché du travail favorisent l’insécuritésocio-professionnelle / Stéphen Bouquin

CONTRE-CHAMP

Résistance, autonomie et implication des salariés.Quelle sociologie pour le travail ? / Daniel Bachet

NOTES DE LECTURE

Cover2012def 10/12/12 22:03 Page 1

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sommaire

grand entretien « La financiarisation et la spéculation sont des symptômes, non les causes de la crise »

Entretien avec Anselm Jappe réalisé par Gaëtan Flocco et Mélanie Guyonvarch 1

dossier Travail et action collective en temps de crise introductionMélanie Guyonvarch et Jean Vandewattyne 13

Les effets de la récession sur le travail ouvrier dans la filière automobile en France : regards croisés d’ouvriers, de représentants syndicaux et de médecins du travailRené Mathieu et Armelle Gorgeu 19

Travailler dans une industrie en crise(s) : le cas des ouvriers des chantiers navals de saint-Nazaire1 Pauline Seiller 33

La crise ne date pas d’hier. enquêtes parmi les cadres, ingénieurs et techniciens (2001-2007)Mélanie Guyonvarch et Gaëtan Flocco 49

répondre au dumping salarial par la grève ? Le cas de l’aéroport international de Genève (aiG) Nicola Cianferoni 65

Les syndicats grecs dans un contexte de crise économique Christina Karakioulafis 77

Difficultés et perspectives pour le syndicalisme en espagneAntonio Antón Morón 89

La crise et ses effets vus par des syndicalistes allemands de l’iG metall Meike Brodersen et Jean Vandewattyne 105

Quand les réformes du marché du travail favorisent l’insécurité socio-professionnelleStephen Bouquin 121

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contre-champs résistance, autonomie et implication des salariésQuelle sociologie pour le travail ?Daniel Bachet 139

notes de lecture Xavier Dunezat, Jacqueline Heinen, Helena Hirata, Roland Pfefferkorn – Travail et rapports sociaux de sexe, Rencontres autour de Danièle Kergoat

(Jean-Daniel Boyer) 149

Annie Thébaud-Mony, Véronique Daubas-Letourneux, Nathalie Frigul, Paul Jobin (dir.) – Santé au travail : approches critiques

(Hervé Polesi) 151

Maurizio Lazzarato (2011) – La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale

(David Jamar) 153

Didier Fassin – La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers

(Marc Loriol) 155

Isabelle Forno – Travail, peurs et résistances. Critique de la victimisation du salarié,

(Françoise Piotet) 159

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sommaire

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grand entretien

«La financiarisation et la spéculation sont des symptômes, non les causes de la crise»

Entretien avec Anselm Jappe réalisé par Gaëtan Flocco et Mélanie Guyonvarch

Né en Allemagne en 1962, Anselm Jappe est philosophe et enseigne l’esthétique en Italie. Il réside actuellement en France. Il est l’un des représentants de la « critique de la valeur ». Ce courant théorique international trouve ses racines surtout dans les oeuvres du penseur allemand Robert Kurz, mais aussi dans celles du philosophe américain Moishe Postone et du philosophe français Jean-Marie Vincent. Il a appar-tenu au groupe Krisis qui rassemblait depuis 1987 les théoriciens allemands de ce courant ; depuis sa scission en 2004, il collabore avec la revue Exit ! dirigée par Robert Kurz. Après avoir grandi en Allemagne, Anselm Jappe part faire des études de philosophie en Italie, où il rédige un mémoire sur Guy Debord sous la direction de Mario Perniola. Il en tirera un premier ouvrage intitulé Guy Debord, paru en Italie en 1993, puis édité en France chez Via Valeriano en 1995 et chez Denoël en 2001. En 2000, il soutient à l’École des Hautes Études en Sciences sociales (Paris) sa thèse de doctorat, qui est à l’origine du volume Les aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur paru en 2003 chez Denoël. Il y développe sa conception de la théorie de la valeur à partir d’une lecture renouvelée de Marx. En 2004, il publie aux éditions Lignes/Léo Scheer L’avant-Garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord, qui rassemble quatre essais sur l’héritage situation-niste. Enfin, en 2011, et en pleine crise économique et financière, Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques paraît aux éditions Lignes. L’ouvrage est un recueil de textes récents, revus et augmentés pour l’occasion. On y trouve

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2entre autres une analyse originale de la crise financière, et un questionnement sur les limites de la pensée de gauche. Intéressés par ce regard iconoclaste porté sur cette crise qui défraie la chronique, mais sceptiques quant à l’annonce d’une « décomposition » imminente du capitalisme, nous avons décidé de rencontrer ce penseur atypique. L’en-tretien a été l’occasion de revenir sur son parcours intellectuel, sur une présentation concise de la critique de la valeur et surtout sur l’analyse qu’il livre de la crise et de sa thèse du « déclin » ou de « l’autodestruction » amorcée par le capitalisme. .

1 – Le cheminement intellectuel de jeunesse

Nous voudrions, pour commencer, aborder votre parcours intellectuel et poli-tique, afin de comprendre le cheminement jusqu’à votre positionnement actuel

Anselm Jappe : Jemesuisformésurtoutsurdesamitiésetdansdesgroupespolitiquesàl’école:àlafindesannées1970enAllemagne,àColognepourêtreprécis.Àcetteépoque-là,au-delàdesagitationsplusdirectementpolitiques(laguerreauVietnamvenaitdeseterminer),au-delàdesprotestationsvisantseulementcertainsaspectsdel’ordreexistant,ilyavaitdesapprochesassezradicales,oùl’onprotestaitcontrel’ensembledesconditionsdeviedominantes.Onpeutlesconsidérercommeuneespècederévolteexistentielle–quim’attiraitbeaucoup.Jecroisqu’ilyaunefortedifférenceàceniveauentrelesannées1970etmaintenant:aujourd’hui,dansl’altermondialisme,parexemple,ontrouvesouventdesprotestationsessentiellementmoralistescontrelesguerres,lesexploitationsdutravaildesenfants,lesdévastationsdelanature,etc.Maisàl’époquedontjeparle,nousétionsnombreuxàvivreavecl’im-pressiontrèsnettequelemonden’estpaslàpournousfaireplaisir,maisaucontraire,commeondiraitdanslesbanlieues,«pournousniquer».Leschosesétaientalorsbeaucoupplustranchées:ainsi,l’écoleétaitvraimentressentiecommerépressive;desconflitsassezfortsauseindesfamillesétaientàl’ordredujour;ilexistaitencoreleservicemilitaire;ilyavaitenAllemagnedes«vieuxnazis»quit’apostrophaientdanslaruesitutraversaisaurouge.Ilrégnaituneséparationasseznetteentreceuxquiétaientdanslasociétéetceuxquiétaientcontreelle.EnAllemagne,encoreplusqu’ailleurs,lefaitd’êtreanarchisteoucommunisteétaitconsidérécommeincompréhensible,presquecommeillicite.Nousestimionsquecemonden’étaitpaslàpournousfairedescadeaux,etqu’ilfallaitplutôtsedéfendrecontrelui.Celam’apoussétrèstôtàm’intéresserauxthéoriesradicales.Jemesituaisdansuneoptiquedecontestationdesinstitutions.Beaucoupd’idéesrelevantdumarxismehétérodoxecirculaientdanscesmilieux-là,etilyavait,parmimescamarades,unvéritableenthousiasmepourdécouvrirdeslivresnouveauxetpoursortirdessentiersbattus.J’aicommencéalorsàmefamiliariseraveclapenséedeMarx.Maiscen’étaitpasencoreunelecturesystématique.Lepremierlivredecritiquesocialequej’ailuaétéL’homme unidimensionneldeMarcuse,puisLa Dialectique de la Raisond’AdornoetHorkheimer.Etj’aieuunbonprofesseurdephilosophiequim’afaitdécouvrirLa Dialectique de la RaisonetLes

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3 manuscrits de 1844deMarx.Cestextesm’impressionnaientaussipourleurcôtéstylistique.Unamiunpeuplusâgém’afaitconnaîtrelessitua-tionnistes;maisaudébutleurcritiquedumilitantismegauchiste–auqueljeparticipaispendantquelquesannéesavecferveur–m’étaitpresqueincompréhensible.

2 – La stabilisation d’une réflexion : entre l’École de Francfort, les situationnistes et la pensée de Marx

Verslafindel’adolescence,j’aidoncrencontrélesdeuxpôlesautourdesquelsdevaitsedéveloppermaréflexionjusqu’àaujourd’hui:l’ÉcoledeFrancfortetlessituationnistes,etdemanièreplusgénéralelapenséedeMarx.

À19ans,jesuispartifairedesétudesdephilosophieassezclas-siquesenItalie.Lesannées1970avaientététrèsagitéesdanscepays-là,maisdanslesannées1980c’étaitlecalmeplat.Ilyavaittrèspeud’ac-tivitépolitique.PendantmesdernièresannéesenAllemagne,jem’étaisdéjàdétachédel’activismemilitant.Cequinem’apascomplètementempêchéparlasuitedeparticiperàd’autresformesd’activité«pra-tique».Ainsi,j’aianimé,pendantdeuxans,dansunepetitevilleenItalieuncomitéquis’estopposé–etavecsuccès–àl’installationdedeuxantennesdetéléphoniemobile.

ÀlafindemesétudesuniversitairesenItalie,j’aireprisdemanièreapprofondiel’étudedestextessituationnistes.EncherchantunexemplaireitaliendeLa Société du spectacle,livrealorssemi-clandestin,j’airencon-tréMarioPerniolaquiavaitbienconnulessituationnistesvers1968.Ilétaitdevenuprofesseurd’esthétiqueàRomeetm’aproposédefaireunmémoire(tesi di laurea)aveclui.J’aitravaillésurleconceptde«findel’art»chezTheodorAdornoetGuyDebord.Ensuite,j’aiutiliséunepar-tiedecematérielpourécriremonlivresurDebord,etuneautrepartiepourrédigerl’essaisurAdornoetDebordquisetrouvedansmonlivreL’avant-garde inacceptable.Àl’époque,j’avaisaussicommencéunelecturesystématiquedeMarxetdeLukács.

3 – La thèse principale défendue : une critique radicale de la valeur

Après,jesuisvenuenFrancepourmondoctorat.Aumêmemoment,vers1992,j’aiapprisl’existencedelacritiquedelavaleurenAllemagne,c’est-à-direlestravauxdeRobertKurzetdelarevueKrisis,fondéeen1987.Lapremièrelectureaétépourmoiunevéritablerévélationintellectuelle.C’étaitfoudroyant!Iln’yapasdefiliationdirecteentrelessituationnistesetlacritiquedelavaleurallemande,maisj’ytrouvaislemêmedegrédecohérencethéoriqueetderadicalité,uneradicalitépasseulementdanslaforme,maisaussidanslefond:unemiseendiscussiondufondementmêmedessociétéscapitalistes.Lacritiquedelavaleurétaitaxéesurcemotunpeumagiquede«marchandise».Dansmeslecturesantérieures,

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4j’avaisdéjàremarquéquelagrandeimportanceaccordéeàlacritiquedela«marchandise»caractérisesouventlescritiquessocialeslespluspro-fondes.Lesapprochesbaséessurlacritiquedelamarchandisepossèdentenplusuncôté«existentiel»,parcequ’ellesmettentendiscussion,passimplementquelquesnuisancesparticulières,maisnotremodedevieentier,notremanièred’êtresatisfaitsdelavieoupas.

Justement, cette critique de la valeur, de laquelle vous vous réclamez et que vous développez dans Lesaventuresdelamarchandise, est-ce que vous pourriez en dire quelques mots ?

Anselm Jappe : Enquelquesphrases,c’estl’idéequelasociétécapitalisten’estpasseulementunesociétédiviséeenclassesetbaséesurl’exploita-tionéconomique,maisqu’ilyaunautreniveauplusprofond.Ceniveau,àladifférencedel’exploitationetdeladomination,n’appartientqu’àlaseulesociétécapitaliste:lamarchandise,lavaleur,letravailabstraitetl’argent,quiconstituentsabasemême,nesontpasdesfacteursnaturels,supra-historiques,ontologiques,quiexistenttoujoursetpartout.L’aspectleplusimportantdel’œuvredeMarxestjustementleregardcritiquequ’ilportesurcescatégoriesmêmes.Ilavuqueledépassementdelasociétécapitalistenepeutpasseconcevoirsansundépassementdufaitmêmequelareproductionsocialeprennelaformed’uneproductiondevaleuràtraversletravailabstrait,quitrouvesonexpressionvisibledansl’argent.Jerappellecequ’estle«travailabstrait»ausensdeMarx:chaquetravail–matérielouimmatériel–possèdeunedoublenature.Ilesttoujoursd’uncôtéspécifiqueetconcret,maisilestaussi,enmêmetemps,unesimpledurée,unequantitédetempsemployésanségardaucontenu.Lavaleurdelamarchandisenedépendpasdesonutilité,maisdutempsindifférenciénécessaireàsaproduction–c’estlecôtéabstrait.Voilàpourquoilaproductiondemarchandisesestnécessairementaveuglefaceàtoutequestiondecontenuetsiincapabledeprendreencomptelequalitatif.Ilnes’agitpasnécessairementdela‘qualité’duproduitparti-culier,parcequeleluxesevendsouventtrèsbien.C’estlaqualitéentantque‘propriétéinhérente’quiestabsente:lecapitalvatoujourslàoùilréussitàsevaloriser,quecesoientdeshamburgersMcDonald’soudelanourriturebio,desavionsoudesbouquetsdefleurs,quecesoitenpol-luantlanatureouenl’assainissant,endisséminantdesminesanti-person-nelouendéminant.Sonindifférenceaucontenulerendmêmeaveugleàlaperspectivedesapropredestruction.

LacritiquedelavaleurdanslaformeélaboréeparKurzetparKrisisaffirmeenplus(iciils’agitd’unedifférenceavecl’analysedeMoishePostone)quel’accumulationdelavaleurcréeunedynamiquequipousselecapitalismeversunecriseabsolue.Celle-cin’estpasdueseulementàl’actiond’unennemiextérieur,commeleprolétariatoud’autresgroupessociauxdésavantagés.Elleestsurtoutlaconséquencedel’épuisementdelaproductiondevaleurcauséparlestechnologiesremplaçantletravail.Critiquerleconceptdeluttedeclassesn’équivautpasdutoutàrenonceràl’idéed’antagonismesocial,maissignifiereconnaîtrequ’êtreexploitésestdevenuaujourd’huipresqueunprivilègedansunmondeoùlevéri-

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5 tableproblème,c’estlamassedepersonnesquin’ontplusdeplacedanslesystème,mêmepaspourêtreexploitées.C’étaitunedespremièresaffir-mationsdeKurzquej’avaislue;ellem’avaiténormémentfrappé,parcequecelaintroduisaitunpointdevuetotalementdifférentparrapportàcequedisaittoutelagaucheradicaleàl’époque.

4 – D’une critique de la gauche radicale…

Est-ce que vous voulez parler de l’idée, défendue notamment par la gauche aujourd’hui, que la priorité réside dans le fait de pouvoir donner un travail à chacun, coûte que coûte ?

Anselm Jappe : Lorsquej’airejointlescollaborateursdeKrisisen1992,ilsétaientdéjàarrivésàlacritiqueduconceptmêmedetravail,alorsquepresquetoutelagauches’esttoujoursbaséesurladéfensedutravail.Krisis,aucontraire,soutenaitquelaréductiondel’activitéhumaineautravailestquelquechosequidoitêtredépassé.Cen’étaitpasseulementunrefus subjectif dutravail,telqu’ils’étaitdéjàrépanduencertainsmilieuxaprès1968(deshippiesauxopéraistesitaliensetàlamouvance«autonome»),entantquerefusde«perdresavieàlagagner».Krisisoffraituneexplica-tionentermesdecritiquedel’économiepolitique:letravailnepeutpasêtrelabasedel’émancipationhumaine.Cequenousnommons«travail»n’estpasidentiqueàl’«activitéproductive»,au«métabolismeaveclanature»(Marx).Letravailestplutôtune«abstractionréelle»d’originesociale:onyréduittouteslesactivitéspossiblesàleurseuldénominateurcommun,celuid’êtreune«dépensedecerveau,denerfs,demuscles»(Marx).Letravailestainsiunespécificitécapitaliste;ilnefautpasledéfendreouvouloirle«libérer»,maiss’enlibéreretorganiserlaproduc-tionselonlesbesoins.Danslecapitalisme,letravailestunbutensoi,nonunmoyenpouratteindredesbuts.

IlyavaitalorschezKrisiségalementdesaspectsquimeconvain-quaientmoins:surtoutlestracesd’unecertainetechnophilie,c’est-à-direlaconvictionqueletravailestdépasséhistoriquementparcequ’ilpeutêtreexécutéparlesmachines–affirmationquel’onretrouved’ailleursaussichezlessituationnistesaudébut.Laméfianceenverslatyranniedelatechnologieetl’idéologiedu«progrès»remonte,chezmoi,égalementàl’adolescence–IvanIllichestunautreauteurquej’ailuasseztôt.L’écritdeKrisisleplusconnuenFranceestprobablementtoujoursLe Manifeste contre le travail,publiépourlapremièrefoisen1999.Maisjenesouscriraisplusqu’àunepartiedesesthèses,parcequ’ilesttropprochedel’affirma-tionquec’estlatechnologiequivanouslibérer.LespositionsdeKrisisetd’Exit !àcesujetontensuiteévolué,aumoinschezunepartiedesescollaborateurs.

Mais sinon, que pensez-vous de l’idée que la distinction gauche/droite ten-drait aujourd’hui à s’effacer lorsqu’il s’agit d’expliquer la crise ?

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6Anselm Jappe : Là,onestfaceaugenredepopulismequej’aidénoncédansmesécrits.Ilexisteunecritiquedelafinanciarisationdel’écono-mieetdelaspéculation,qui,au-delàdesintentionssubjectivesdeleursauteurs,estassezvoisinedel’anticapitalismededroite.Cettecritiquedelafinancedevientviteunecritiquedesbanquiersescrocsquiaffamentlestravailleurshonnêtes.Là,onn’estpasloindesstéréotypesantisémites.LorsquejechoisissaisletitredemonlivreCrédit à mort,eninvertissantletitreduromandeCéline,jenejouaisquesurlesmots,sansallusiondirecteauxcontenusdeCéline.Maisaprèscoupjemesuisrenducomptequ’ilyavaitquandmêmeuneréférence,parcequeCélineaétéeffec-tivementunprécurseurdupopulismequidéfendlebonpeuplecontrelesparasitesprétendus.Évidemment,desmouvementsactuelscommeles«indignés»nes’yreconnaissentpasdutout.Maismalheureusement,onpeutquandmêmeretrouverdestracesdecegenredecritiquedanslemouvementaltermondialiste,làoùilselimiteàunecritiquedelaspéculationetdespoliticienscorrompus,aulieudes’attaquerquetroprarementaucapitalismeentantquesystèmedeproduction.

5 – …à une explication de la crise actuelle

Cela fait écho à une deuxième question : quelle explication fournissez-vous de la crise actuelle, exposée dans votre dernier ouvrage ?

Anselm Jappe : Ilfautinsistersurlefaitquelafinanciarisationetlaspé-culationsontdessymptômes,nonlescausesdelacrise.Ellesontprolongélavieducapitalismeaulieudelaraccourcir.Lecréditestl’élémentquitentedesubstitueruneaccumulationducapitalquinemarcheplusdepuislongtempsetnemarcheplusàcauseduremplacementdutravailvivant–ausensdelavaleur–parlatechnologie.Dèsledébut,l’accu-mulationcapitalistesetrouveprisedansunpiège:cen’estqueletravail«vivant»,letravailaumomentdesonexécution,quicréelavaleur.Lesmachinesnefontquetransmettrelavaleurdutravailquilesacréées.Lacourseàlarentabilitédutravail,inévitabledansunrégimedeconcur-renceentrecapitaux,poussecependantlescapitalistesàfairetravaillerchaqueouvrieravecunmaximumdetechnologie.Ilobtientainsiunavantagedansl’immédiat.Maislagénéralisationrapidedechaquenou-velleinventiontechnologiquefaitchuterlamassedevaleur,parcequelerôledutravailvivantdanslaproductionentièrediminue.

6 – Une distinction fondamentale pour comprendre la crise : travail productif – travail improductif

ChezMarx,leconceptde«travailproductif»n’arienàvoiravecsonutilitéréelle.«Productif»estletravailquiaideàreproduirelecapital.Enprincipe,sijepaieunsalaireàunouvrieretjevendssonproduitavecprofit,sontravailaétéproductif.Enrevanche,letravailpourl’achatduqueljedépensemonrevenu,sansunretourdel’argentinvesti,estuntravailnonproductif:sijevaischezlecoiffeur,ouaurestaurant,monargentdisparaît

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7 sansretour.Lecoiffeur,oulerestaurateur,n’estdoncpasuntravailleurpro-ductif,parcequ’iln’aidepassesclientsàreproduireleurcapital.

Aujourd’hui,ilestàpeuprèsimpossiblededéterminerdanslecasconcretqueltravailestproductifoupas.Laquestionestplutôtdesavoircombiendel’activitétotaledelasociétéestvouéeàdesactivitésquireproduisentducapital,etcombiennel’estpas.Lacréationd’unprofitpouruncapitalparticulier–uneentreprise–n’estpasuncritèresuffi-sant;ilfautregarderauniveauducapitaltotald’unesociétés’ilyaassezdecapitalproductif.Unexemple:dansl’usineclassique,c’étaitl’ouvrieràlachaînequiproduisaitlavaleur,etdoncleprofit.Celui–oucelle–quinettoyaitl’usineneproduisaitpasdelavaleur:ilétaitévidentquesonsalaireétaitunedéductionparrapportauprofitquelecapitalisteobtenaitàtraversl’ouvrier.Eneffet,plusilavaitdesouvriers,plusaugmentaitlamassedeprofit,etmoinsilyavaitdespersonnelsdenettoyage,mieuxc’étaitpourleprofit.Sil’onfaitdel’outsourcing,etonappelleuneentre-priseextérieurepournettoyer,lepropriétairedel’entreprisedenettoyageréaliseunprofitpourluienexploitantsesemployés–maisill’obtientauxdépensducapitalistequiainvestisoncapitaldansl’usineetquipaieleserviceexternaliséavecsesprofits.Lamassedetravailproductifnes’estpasaccrueavecl’externalisationdunettoyage,commeilseraitlecasavecuneaugmentationdunombredestravailleursd’usine(àconditionquechacunpuisseêtreutiliséselonlesstandardsdeproductivitédumoment).Onnepeutpastransformeravecuncoupdebaguettemagiqueletravailimproductifentravailproductif.Maisceniveaudelaréalité,accessibleseulementaveclesinstrumentsconceptuelsdelacritiquedel’économiepolitique,estnégligéautantparlediscoursnéolibéralqueparlesanalystesdegauche,quivoientpartoutdesnouvellessourcesdeprofitetd’exploi-tationprofitable...

Maislasociéténepeutpassepasserdesactivitésimproductives,quisontsouventlesplusnécessairesàlareproductionquotidienne.Improductivessontunegrandepartiedesactivitésenamontouenavalduprocèsproductif,demêmequetoutcequiestéducationetsanté,ainsiquelesecteurdelasécurité,enforteexpansion.Unsecteurproductiftoujoursplusréduit–àcausedel’automatisationdelaproduction–doitmaintenirdessecteursimproductifsenexpansioncontinuelle.C’estunedescausescachéesdel’endettementinévitabledesÉtats,etdoncaussidespolitiquesd’austéritéquifrappenttoujourslesdépenses«nonproduc-tives».

Et quelle en est la raison ? Est-ce que c’est pour occuper les individus avant tout en leur donnant des emplois ? Est-ce de cette façon que vous envisagez la croissance du secteur de l’aide à la personne, qui sont des activités impro-ductives au sens que vous venez de dire ?

Anselm Jappe : Danscecas-là,onproposesimplementauxchômeursd’allercirerlesbottesetfaireleslitsàceuxqui(provisoirement)sontencoreparmiles«gagnants».Danspresquetouslessecteursdelavie,latechnologieremplacelaforcedetravailhumaine,quidevientpeuàpeu

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8aussiarchaïque,inutileetinvendableque,disons,lacapacitéderéciterparcœurlaBibleoudeconstruiredescarrosses.Parmilesraresdomainesoùlesrichesacceptentdedépenserleurargentpourlaforcedetravailvivantplutôtquepourunobjettechnique,ilyales«servicesàlapersonne»–c’est-à-dire,sanseuphémisme,pouravoirdesdomestiques.Aucungad-getnepeutprocurerlemêmevilainplaisirquedonneàcertainslefaitd’avoird’autreshumainsàleurdisposition.Cettenouvelledomesticité,enforteaugmentation,necréepasdutoutdelavaleur,maispermetd’allé-gerlesstatistiquesduchômage.

Laquestiondutravailproductifounonproductifsembleêtretrèsthéorique.Elleacependantdesrépercussionspratiquesdirectes,carelleexpliquepourquoilabaseproductiveducapitalismeesttoujoursplusrestreinteetpourquoiilyaunrecourssimassifaucrédit.Sil’onn’admetpasquecelaestdûaumanquederentabilitéducapital,ontombefacile-mentdansdesanalysescommecelledeBourdieuetd’autresauteursquifondentleurcritiquedunéolibéralismesurlesagissementsprésumésdesociétésmystérieusescommelaSociétéduMontPèlerin:poureux,lenéolibéralismeestplusoumoinslefruitd’uneconspiration.

Maisilnefautpasseulementadmettrequ’ilyadescausesstructu-rellesàlacriseactuelle,ilfautaussivoirquelecapitalismeaépuisésespossibilitésd’accumulationdelavaleur.Ladatesymboliquedelafinducapitalismeentantqu’économieréelle,onpeutl’indiquerdansl’aban-dondel’étalonordudollaren1971.Poursauverl’économie,ilfallaitcréerdesvolumesdecréditquidépassaientabsolumenttoutcequiétaitconvertibleenor.Voilàpourquoijesuistrèspeuconvaincudetoutelacritiquequiestfaiteactuellementdelaspéculation.Biensûr,c’estimmoralquelesbanquesobtiennentdesprofitsénormes.Maistoutcelan’estquelaconséquencedequelquechosequiestplusgrandetquivientdeplusloin.Certainscommencentàledire,maisd’autres,surtoutleséconomistesdegauche,pensentquel’onpeutsimplementretournerauxannées1960,aupleinemploi,aukeynésianisme,àl’Étatsocial.Ilsrefusentdecomprendrequ’ilyadesraisonsquidériventdeladynamiquemêmeducapitalisme:onnepeutplusannulerlestechnologies,notammentlamicro-informatique,quiontréduitàuneportionminimeletravailvivant,laseulesourcedelavaleurmarchande.Pourlecomprendre,ondoitd’abordreconnaîtrequel’argent,lamarchandise,lavaleuretletravailsontdesconstructionscapitalistes,quisontvenuesaumondeàunecer-tainedateetquisontvouéesàdisparaîtreunjour.Maiscelavatotalementau-delàdel’horizondeséconomistesetdessociologuesdegauche:pourceux-là,onpeutsongeràuneautredistributiondelavaleuretdelasur-valeur,del’argent,dutravailetdelamarchandise,maisjamaisàunesortiedelasociétébaséesurcescatégories.Ilsjugenttoutdesuite«utopique»untelprojet,sansvoirquec’estladynamiquefolleducapitalismelui-mêmequiestentraindevidercescatégoriesetdelesabolirpeuàpeu–maissanspermettrel’émergencederiendepositifpourlesremplacer.Lagauche,danspresquetoutessesnuances,sembleconvaincuedel’éternitéducapitalismeetneveutquechangerdesdétails–cequi,paradoxale-ment,serévèleêtrevraiment«utopique»danslesensd’«impossible».

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1. Voir notamment le grand entretien de Moishe Postone, « Repenser la cri-tique du capitalisme à partir de la domination sociale du temps et du travail », Les Mondes du Travail, n° 9-10, 2011, p. 5-15.

7 – « L’illusion politiciste »

Alors, vous considérez donc que l’économie politique, le capitalisme possèdent finalement une logique propre, presque intrinsèque et indépendante de l’action de l’homme. Un peu à la différence de ce que dit Jacques Généreux dans son dernier livre, où il dit, « tout est politique, et finalement, en économie, tout est possible à partir du moment où il y a une volonté politique... »

Anselm Jappe : Oui,c’estl’illusionpoliticiste.Jesuisabsolumentd’accordavecMarxlorsqu’ilditquelescapitalistesnesontqueles«sous-offi-ciersducapital».Onseméprendtotalementsurlanatureducapitalismesionyvoitladominationd’unensembledepersonnessurd’autres.JepensequePostoneaététrèsclairlà-dessus1.S’ilyavaitquelqu’undanslacabinedepilotage,celaseraitmieux,parcequ’onpourraitsimplementleremplacerparunautrepilote.Or,nousnoustrouvonstousdansunevoi-turequimarchesansconducteur,etàunevitessefolle.Levéritablesujetducapitalismeestle«sujetautomate»:c’estleterme,apparemmenttrèsétrange,qu’utiliseMarxpourdirequ’iln’yapasunsujetconscientdanslecapitalisme,parcequelesujet,c’estlavaleur.ChezMarx,lefétichismedelamarchandisen’indiquepasun«voile»,n’estpasune«mystifica-tion»delaréalitécommel’ontcrubeaucoupdemarxistestraditionnels.Leconceptdefétichismedelamarchandisedécritunvéritablesystèmeoùl’hommeaprojetésespouvoirssurunobjetexterne.Demêmequele«sauvage»adorelestotems,nousconsidéronsl’argentoulecapitalcommedesdieuxtout-puissantssanscomprendrequecesontnousquitransféronsnotrepouvoirdanscesfétiches.Mais«derrière»iln’yapasdespersonnesquitirentlesficelles.Évidemment,lesdétailssontrégléspardespersonnes–ilexisteuneclassecapitalistequiaintérêtàmaintenircesystème.Maissonpouvoirdépenddesacapacitédeservirle«sujetautomate»delavalorisationdelavaleur.

8 – Une crise de légitimité du capitalisme ?

Nous voudrions maintenant aborder votre thèse de la « décomposition » du capitalisme ». Qu’entendez-vous par là ? S’agit-il pour vous d’une crise de légitimité du capitalisme ? Car tout laisse à croire que les populations sont loin d’être prêtes à remettre en question le système capitaliste aujourd’hui, y compris malgré la crise. Or, dans votre livre, il semblerait que vous soyez confiant dans l’idée d’un effondrement imminent du capitalisme et du pas-sage à une autre société ?

Anselm Jappe : Jenesuisnullementoptimiste.Nousvivonsdepuisaumoinsvingtansledéclinducapitalisme,etuneforteaggravationdelacrisesembleimminente.Toutefois,personnenepeutdirepourlemomentsic’estunebonnenouvelleoupas.Onpeutl’exprimeravecunemétaphore:c’estcommesil’onétaitdansuneprison,etonvoitqu’ellecommenceàprendrefeu.Laporteestcependantverrouillée,etl’onnesaitpassil’onvasortirdeprisonouêtrebrûlés.DanslapréfacedeCréditàmort,j’aibeaucoupinsistésurlefaitquelelienentrecriseetéman-

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10cipation,s’iln’ajamaisexisté,estdésormaiscoupé.Auparavant,lemou-vementouvrieretsesthéoricienspensaientquelecapitalismeétaitunsystèmestableentermesdereproductioninterneetquec’estl’oppositionduprolétariatquiymettraitunterme.Maissilecapitalismeétaitdépassédecettemanière,celaveutdirequel’alternativeseraitdéjàprêteetqu’ilsetermineraitàcausedelavictoiredecemodèlealternatif.Aujourd’hui,onsetrouvedanslasituationexactementinverse.Lecapitalismenevapasfinird’unjouràl’autre,maisilestquandmêmeentrédansuncycled’autodestruction,derégressionpermanente.Etc’estessentiellementparsalogiqueintérieurequ’ilestentraindes’enrayer.S’yajoutentlesfac-teursécologiqueseténergétiquesquirenforcentladésintégrationopéréeparl’épuisementdelavaleurmarchande.Riennegarantitcependantqueceladéboucherasurquelquechosedemeilleur–celanerestequ’unepossibilitéparmid’autres.Pendantlongtemps,j’avaispensé,commetantd’autresàgauche,quelacriseréveilleralesgensetlespousseraversdesalternatives.Maiscen’estpasdutoutsûr.Historiquement,lesluttespourl’émancipationontsouventeulieuàdesmomentsd’épanouissementdusystème,quandlesindividusnesesentaientpasunnœudcoulantàlagorge.Surquoiétaientbaséeslesrévolutionsclassiques,enRussieen1917ouenEspagneen1936?Ilyavaitdéjàuneautresociétéengermeàl’intérieurdelasociétéexistante,surtoutdanslecasespagnol.Ilyavaitdesartisansetdespaysansquiétaientencoreporteursd’uneautremanièredevivre.Ilsétaienttentésdeselibérerducapitalismeentantquecarcanquilesemprisonnaitdel’extérieur.Aujourd’hui,cettesituationn’estplusdonnée,aumoinsdepuislaDeuxièmeGuerremondiale.Danslessociétésoccidentales,lamarchandiseatotalementenvahitouteslescouchesdelasociété.Cequifaitquelesoppositionsrestentengénéralenferméesdanslecadremêmedelasociétéqu’ellesprétendentcom-battre.Mêmeaveclesrévoltesdesbanlieuesen2005,ilyavaitdesgau-chistesquivoulaientencoreyvoirdesrévoltessocialesouuneluttedeclasses.Peineperdue!Ils’agitplutôtdecrispationsintérieuresausystèmedelamarchandise.Cesémeutierssemblentessentiellementdesgensquiveulentavoirlamarchandisesanstravail.C’estcompréhensible,maisn’arienderévolutionnaire.Celaneveutpasdirequ’ilssontplusbêtesquelesanciensouvriers,maisqu’ilsnesetrouventpasdansunesituationd’extérioritécommelesanciennesclassesdominées.

9 – Contre les déterminismes individuels, l’espoir d’une émancipation humaine ?

Lacrise,entantquetelle,nefacilitedoncpasl’émancipationhumaine.Aucontraire:elleassombritencoreplusl’horizon.Lestravailleursclas-siquespouvaientencorevouloirs’emparerdesmoyensdeproduction,tandisquelachoselaplusterribledanslasituationactuelleestl’existencedes«déchetshumains»:lesnombreusespersonnesjetéesauxmargesquiontbeaucoupplusdedifficultésàélaborerquelquesprojetsalterna-tifs.Leursréactionspeuventalorsêtretoutaussibarbaresquelesystèmequilesexclut.Lefaitd’êtreunevictimenereprésentepasunesupério-ritéetnesesituepasaucœurd’unprojetalternatif.Celaveutaussidire

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11 qu’aujourd’huiiln’existepasuneclassedepersonnesquiestdestinéeàcritiquerourenversercettesociété.Nilesprolétairesclassiques,nilesmarginaux,nilesintellectuelsprécaires,nilesfemmes,nilesimmigrés,personne,aucungroupeentantqueteln’estplusprochequ’unautredelacritiquesociale.Cependant,cetteconclusionnemesemblepaspure-mentnégative:celaveutaussidirequ’ilexisteunemargedeliberté.

Différemmentd’uneopinionassezrépandue,lacritiquedelavaleurn’estpas‘déterministe’etnecomportepasdecroiserlesbrasetd’attendrelesévénements.Siledéclinducapitalismeesteffectivementdûàsapropredynamiqueetsedéroulepresquesansinterventionsconscientsdesacteurs,lesréactionsàcettesituationnesontpasdutoutprédéterminées.Lacrisepeutporteràlabarbariecommeàdeseffortsd’émancipation,etabsolumentrienn’estjouéactuellement.Commentquelqu’unsecom-portefaceàlafind’une‘civilisation’nedécoulepasmécaniquementdesaproprepositionsocio-économique,desaprofession,dupays,dusexe,ducouleurdelapeau.Pourmoi,lerôledelacritiqueestd’accompa-gnerl’émergenced’unespritpost-capitaliste,critiquantsesmanifesta-tionsencoreinsuffisantespourlepousseràallerplusloin,plutôtquedes’enthousiasmerdevantn’importequelleexpressiond’antagonisme,poursectoriellequ’ellesoit,etdevoirdéchanterbientôt,commedanslecasdes«printempsarabes».Letraditionnelcyclemaniaque-dépressifdumili-tantismepolitique,toujoursliéàl’actualitépolitique,mesemblefinale-mentdébouchersurunpessimismebeaucoupplusgrand–lesdéfaitesserépètentéternellement-quel’affirmationselonlaquellelecapitalismeestrégiparun‘sujetautomate’,maisqu’iln’estpasunefatalité,parcequesescatégoriesdebase,commelamarchandiseetletravailabstrait,sontdesfacteurshistoriques,etnondesdonnéeséternellesaveclesquellesnousserionsobligésànousarrangerinsaecula saeculorum.

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Money, Lex Drewinski (Allemagne)8e Triennale de l’affiche politique, Mons 2001

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dossier2Travail et action collective en temps de crise

Introduction par Mélanie Guyonvarch et Jean Vandewattyne

Les controverses sur la crise économique, apparue début 2007 avec lacriseditedes«subprimes»,sontnombreuses.Globalement,ellesopposenttroisgrandstypesdegrilledelecture.Seloncelles-ci,elleseraitsoitunecrise du néoliberalisme, soit une crise de suraccumulation à dominantefinancière, soit encorecommeunecrisede la surcréditisation (publiqueetprivée)seconjuguantenEuropeavecunedétériorationdelacompé-titivité.Mais, par-delà les divergences, les analyses convergent aumoinssur un point : la dégradation de la situation économique serait la plusgravedepuis laGrandeRécessionde1929.Defait,unerécessionmon-diale a succédé à la crise financière, se traduisant par un effondrementdes volumes deproduction avecd’importantes conséquences en termesd’emploietdechômage.Parallèlement,auniveaumondial,lapauvretéagagnéduterrainalorsquelaconcentrationdesrichessess’estconsidéra-blement accrue. Dès lors, il semblait incontournable qu’une revue telleLes Mondes du Travailconsacretoutundossieràcettequestion.

Audépart,l’objectifétaitderéunirdescontributionspermettantprin-cipalementdecerneretdedébattrede lamanièredont lacriseaffectaittantlestravailleursdansleurdiversitéquelesrelationsdetravail.Cepen-dant,àlalecturedespropositionsreçuesetplusencoredecellesretenues,l’intitulédudossier a étéquelquepeu reformulé : «Travailler en tempsdecrise»,quiétaitletitreinitialdel’appelàcommunication,estdevenu«Travailetactioncollectiveentempsdecrise».Enoutre,demanièreàfavoriserlacohérencedudossier, ilaétédécidédelimiterlescontribu-tionsàl’Europe,quiconnaîtunesituationtoutàfaitparticulièreencom-paraisonaveclesautresrégionsdumonde.

* Mélanie Guyonvarch, Centre Pierre Naville, Uni-versité d’Evry Val d’Essonne

Jean Vandewattyne, Univer-sité de Mons (UMONS) et Université libre de Bruxelles (ULB)

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14In fine,ledossiersecomposedehuitcontributionsstructuréesautourde trois niveaux d’analyse allant des réalités les plus locales au niveaueuropéen.

Quatrearticlesformentlepremierniveau.Ilsabordentlaréalitédelacrise et ses conséquences sur les relations collectivesde travaildansdif-férents secteurs de l’économie. L’industrie automobile est abordée parRené MathieuetArmelle Gorgeuquiontmenéuneenquêteauprèsd’ouvriers, de représentants syndicaux et de médecins du travail. Cesauteursmontrentcommentlacriseestutiliséecommemotifpouraccé-lérer le processus de détériorationdes conditions de travail et d’emploidébuté bien avant 2007.Pauline Seiller présente ensuite une enquêtesur leschantiersnavalsdeSaint-Nazaire :elleproposeuneréflexionsurlerapportàl’avenirdesouvrierslesplusstablesactifsdansunsecteurenrestructurationpermanentedepuislafindesannées1970etoùlerecoursmassifauxsous-traitantsetauxouvriersétrangerscrééd’importantesten-sions.LessecteursditsdepointeconstituentleterrainsurlequelGaëtan FloccoetMélanie Guyonvarchontmenéplusieursenquêtesauprèsdesalariésqualifiés, c’est-à-dire auprèsde travailleurs censés être lesmieuxadaptés aux exigences managériales. Leur contribution, portant sur laFrance,analyselarhétoriquedecrise,d’unepart,tellequ’elleestvéhicu-léedanslesstratégiesd’entreprisesetlesdiscoursmanagériauxet,d’autrepart,tellequ’elleestreçueparlessalariéslesplusqualifiés.Ilsmettentainsienévidencelapermanencedudiscoursdelacrisecommeleviervisantàenjoindre les salariés à faire l’effort de s’adapter aux « contraintes de lamondialisationfinancière ».Laquatrièmecontributionconcerne le sec-teuraéronautiqueavecunecontributiondeNicola Cianferoniportantsurunegrèveintervenueàl’aéroportinternationaldeGenèveetvisantàdénoncerladégradationdesconditionsdetravailetlabaissedessalaires.Si ceconflitneconstituepas laconséquencedirectede lacriseécono-miqueactuelle, l’auteurposelaquestiondel’apparition,sous lapressiondecelle-ci,derelationsdetravaildurablementplusconflictuellesdanscesecteurenSuisse.

Le deuxième niveau met beaucoup plus l’accent sur la dimensionnationale.IlestconstituépartroiscontributionsportantsurlaGrèce,l’Es-pagneet l’Allemagne.Christina Karakioulafis se focalise sur l’étatdusyndicalisme et des relations collectives de travail en Grèce juste avantque la crisen’éclate.Cette démarche lui permetdemieux faire ressor-tirl’impactqu’aeulacrisesurlessyndicatsgrecsetleurdifficultétantàorganiserlarésistancequ’àproposerdesalternativesàlapolitiqued’aus-téritéimposéeparlatroïkacomposéedelaCommissionEuropéenne,duFonds Monétaire International et de la Banque Mondiale. La difficultéà résister à la crise est également au cœur de la contribution d’Anto-nio Moronportantsurl’Espagneoùlagrèvedu29mars2012arepré-senté un véritable tournant contre l’offensive d’austérité du gouverne-ment de droite formé par le Parti Populaire. Enfin,Meike BrodersenetJean Vandewattynemobilisentuneenquêtequalitativeréaliséeauprèsdesyndicalistesdel’IGMetallpoursoulignercombienlediagnosticd’un«miracleallemand»doitêtrenuancédufaitdesconséquencespour lestravailleurs des politiques mises en œuvre. L’enquête attire également

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15 l’attentionsur lapermanencedepuisplusieursdécenniesd’unesituationdecrisequiatteintdurablementtouslestravailleurs,lesactifscommelesnon-actifs.

EnfinledossiersetermineparunarticledeStéphen Bouquinquimetenperspectiveceséclairagesnationauxparlebiaisd’uneanalysedespolitiquesderéformesdesmarchésdutravailmenéesenEurope,notam-mentdanslespaysduSud,quiyprennentlaformedevéritables«théra-piesdechoc»imposantl’austéritétoutenexigeantledémantèlementdesmécanismesdeprotectionsocialeafinderestaurerlacompétitivitédeceséconomiesparleretouràunfonctionnement«normal»dumarchédutravail.S’ilestpermisdedouterdeseffetsbénéfiquesdesmesuresprisessurleplanéconomique,ilestenrevancheévidentqueleurprincipaleffetindirectserad’accroîtrel’insécuritéprofessionnelle.

Au-delàde lavariétédesniveauxd’analyse,chaquearticleprivilégieaussi certains aspects de la réalité socio-économique observée comme,parexemple,lespolitiquesdesmarchésdutravail, lesentreprises,lesdis-coursmanagériaux,lessyndicatsetlesmouvementssociauxouencorelesperceptionsdessalariés.Ilenressortunegrandediversitéetrichessedespointsdevuedéveloppés,quipermetdesatisfaireàunobjectifprimordialde ce dossier : décrire la façondont s’incarnent les perturbations et lesmanifestationsdecettecrisedanslesmondesdutravail.

A l’intérieurdecettediversité, lescontributions fontégalementres-sortirdenombreuxetimportantspointsdeconvergencequirenforcelacohérence(outoutdumoinsunecohérence)d’ensembledudossier.Troisdecesconvergencesméritent,ànosyeux,d’êtreexplicitementsoulignées.

Premièrement,lacrisetouchediversementlessecteurs,lespaysetlespopulations, même si tous sont déstabilisés. La Grèce, en premier lieu,maisaussil’EspagneetplusglobalementlespaysduSuddel’Europeontété frappés de plein fouet par un affaissement des conditions d’emploietdevie,parcontrasteavecl’EuropeduNord.Pourautantqu’ilssoientdéstabilisés,lessalariésallemands,françaisousuissesnelesontpasdanslesmêmesmesuresetlesdifférencesinternessontaussipalpables,notammentenFrance,entre lapopulationouvrière traditionnelle,dans l’automobileouleschantiersnavalsetlapopulationdescadres,ingénieursetmanagers,quoiqu’égalementtouchéspardesplansderestructuration.

Deuxièmement,lacrisevientretravaillerlesrapportsdeforceentrelesacteurssociauxtoutenfaisantémergerdenouveauxacteursquiviennentquestionner les organisations traditionnelles et conduisent dans certainscasàdesprisesdepositionsassezinédites.Cettequestiondelaredéfini-tiondesrapportsdeforcetraversequasimenttouslesarticles.Ellemontredestravailleursetdesorganisationssyndicalessurladéfensivevoiremêmeenprofonddésarroipar rapportauxpolitiquesgouvernementalesd’aus-téritéetauxpolitiquesdecompétitivitédesentreprises.Parallèlement,lesarticlessurlaGrèce,l’EspagneetlaSuissepointentl’apparitiondenou-vellesdynamiques socialesportéesnotammentpar les jeunes et lespré-

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16caires.Lecasdel’Espagneestàcetégardleplusmarquant.C’esteneffetlà que le mouvement des indignés - indignados - est né au printemps2011.Unmouvementquiaétéinitiépardesgroupesdejeunesmilitants.NéàlaPuertadelSoldeMadrid,ilarapidementessaiméenEuropemaisaussien-dehorsavecnotamment«OccupyWall-Street »auxEtats-Uniset son slogan : «Nous sommes les99%».Comparativementauxorga-nisationssyndicales,lesindignésinnoventenutilisantlesréseauxsociauxpour mobiliser et leurs revendications font une place importante à ladémocratiedirecte.TantenEspagnequ’enGrèce,l’articulationentrel’an-cienmouvementsocialetlenouveaumouvementsocial,pourreprendreune terminologie très tourainienne, est intéressante à observer. Si, parcontraste,l’articlesurlesgrèvesàl’aéroportinternationaldeGenèvepeutparaître plus classique, ces dernières dénotent cependant par le fait quelepersonnelnonsyndiquéaétéinvitéàparticiperauxassembléesetqueles grévistes ont été impliqués dans toutes les décisions inhérentes auxconflits.Ceconflittémoignedoncdeprofondesremisesencausedepra-tiquessyndicalesplustraditionnellesconsistantnotammentàéloignerlestravailleursduprocessusdenégociation.

Troisièmepointdeconvergence,etnondesmoindrespuisqu’ilconsti-tue la trame–plusoumoinsexplicitement–de tout ledossier, a-t-onaffaireàune«crise»?Sesitue-t-ondansunelogiquederuptureoudecontinuitéaveclasituationdepluslongterme,antérieureà2007?Sil’onse rapporte à une définition simple, la crise économique désigne com-munémentun affaissementbrutal de la croissance économique, commeilapudéjàenexisterdansl’histoireducapitalisme(Clerc,1999).Lacrisemondialequidéfraielachroniquedepuisseptembre2008relèvedecetteconceptiontrèslargementpartagée,endésignantl’éclatementd’unebullefinancièreetimmobilière,ayantentraînéunerécessionéconomiquedanslaplupartdespays industrialisés.Maisc’estbienplutôt sur lacontinuitéque sur la rupture avec la période antérieure à la survenue de la crisequ’insistentl’ensembledescontributions.Encesens,lesmanifestationsdecesperturbationséconomiquessontcertesduesàunenchaînementd’évé-nements ayantprovoquéd’innombrables faillitesd’organismesdecréditset une contagion à l’ensemble de la sphère économique (Trémoulinas,2009);maislescausesdetelsphénomènesseraientàrechercherplusenamont,cettecrises’inscrivantdansunetemporalitébienpluslonguedontlesoriginesremontentàlacrisedesurproductionetdevalorisationquiaéclatéeaudébutdesannées1970(premierchocpétrolier)etquifutsui-vie,danslesannées1980,parletriomphedesthèsesnéo-libéralespermet-tantaucapitalismefinancieretàson«ivresse»spéculativedesedéployermondialement.Lanouveautésesituedoncducôtédelacriseducapital(ou de l’accumulation à dominante financière) tandis que la stagnationvoirelarégressiondesrevenussalariauxetladéstabilisationdelacondi-tionsalarialeseraientlargementantérieuresàl’éclatementdelabulledessubprimes.Là-dessusvientsegrefferunrenouvellementdel’appareilpro-ductifetunenouvelledivisioninternationaledutravail.Ceprocessusestnotammentparticulièrementvisibledanslessecteursdel’industrielourde(leschantiersnavals,sidérurgie…)qui,danslesannées1970,ontétéparmilespremiersvictimesdelacrisemaisaussidansbiend’autressecteurstels,

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17 parexemple,l’industrieautomobile.Danslesentreprises,ceprocessusestégalementvisibleauniveaudessalariéssoumisàdesdiscoursetdesstraté-giesd’entreprisequifontdel’instabilitépermanentel’aiguillonprincipalde l’activitééconomiqueetbanalisentainsi l’idéedelacrisecommeunétatnormalduvécucontemporaindutravail.

RÉFÉRenCes CitÉes

Clerc Denis (1999), Déchiffrer l’économie, 13ème éd, Paris, Syros.

Trémoulinas Alexis (2009), Comprendre la crise, Paris, Bréal.

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La génération des chômeurs fait son chemin, Gert Frost (R.D.A)2e Triennale de l’affiche politique, Mons 1982

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*Chercheur CNRS- CRES-PPA et Chercheur associée CRESPPA

Les effets de la récession sur le travail ouvrier dans la filière automobile en France :

regards croisés d’ouvriers, de représentants syndicaux et de médecins du travail

René Mathieu et Armelle Gorgeu*

Résumé  : Cet article s’appuie sur des entretiens réalisés d’octobre 2010 à avril 2011, période de reprise provisoire après la récession de 2008-2009, auprès d’ou-vriers, de représentants syndicaux et de médecins du travail d’usines de la filière automobile. Nos interlocuteurs ont tous fait état d’une détérioration de l’emploi et des conditions de travail depuis plusieurs années qui s’est aggravée avec la récession. Celle-ci a été l’occasion d’accroître la pression envers le personnel ouvrier, de suppri-mer des postes et de durcir les modes de management, pour réduire les coûts, même dans des usines peu touchées par les baisses de commandes. La perception par les ouvriers de la récession diffère en fonction de l’usine et de l’atelier où ils travaillent, de l’emploi qu’ils occupent, et du chômage partiel qu’ils ont subi.

Mots clés : Crise structurelle - Chômage partiel - Intensification du travail - Délo-calisations de production - Réorganisations

The effects of the recession on workers in the automotive industry in France: viewpoints of workers, union leaders and occupational physicians

Abstract : This article is based on interviews conducted from October 2010 to April 2011, temporary recovery period after the 2008-2009 recession, with workers, union leaders and occupational physicians from factories in the automotive industry. The interviewees have all noted a deterioration of employment and working conditions for many years which has worsened with the recession. This has been an opportunity to increase pressure on the workers, eliminate jobs and tighten management methods to reduce costs, even in plants unaffected by lower orders. Workers’ perceptions of the recession differ depending on the factory and the workshop in which they work, the type of work they do, and the short-time work they have suffered.

Keywords : Structural crisis - Short-time work - Intensification of work - Reloca-tion of production - Reorganizations

La filière automobile en France, c’est-à-dire les constructeurs et leursfournisseurs, a été très touchée par la récession consécutive à la crisefinancièredelafin2008,quiaentraînédesfermeturesd’usinesfournis-seursetdesconflitsimportantscontrelesplanssociaux(Perrin,2012).Ladégradationde l’emploidanscettefilière,antérieureà la récession,estàreplacerdans lecadredestransformationsdelastructuredel’emploienFrancedepuisunetrentained’années,etnotammentde2000à2008.

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1. La baisse de l’emploi industriel de 13% de 2000 à 2008 a concerné tous les secteurs, mais elle a été plus forte dans les biens de consommation (-23,3%), l’automobile (-15,6%), et les biens intermédiaires (-15,2%) que dans les biens d’équipement (-8,1%) et l’agroalimentaire (-3,2%).

2. Les entretiens auprès d’ouvriers ayant participé à l’enquête Sumer se sont déroulés à leur domicile et précèdent ceux auprès des deux autres catégories.

3. Les résultats de l’enquête SUMER 2003 (Arnaudo et alii, 2004) montrent que depuis 1994, l’exposition des salariés à la plupart des risques et pénibilités du travail a eu tendance à s’accroître, surtout pour les ouvriers et les employés, qui sont notamment de plus en plus exposés aux produits chimiques. Les ouvriers, qui représen-tent près du quart de la population active, subissent un cumul de pénibilités or-ganisationnelles, physiques, et psychosociales, qui a été mis en valeur par une étude de la DARES réalisée sur la base des données de cette enquête (Waltisperger, 2007). L’enquête conditions de travail de 2005 montre que la catégorie ouvrière est la seule à avoir connu un accroissement des pénibilités physiques entre 1998 et 2005. Arnaud Mias (2010) note qu’en 2005 plus de la moitié des ouvriers « subit quatre pé-nibilités ou plus (chiffre en progression) » et que pour les ouvriers la progression entre 1998 et 2005 est particulièrement marquée pour le port de charges lourdes, les mouvements douloureux ou fatigants, les secousses et vibrations et les bruits intenses.

Depuis 1978, l’emploi dans le secteur industriel a connuunebaissequasimentininterrompue,de1,3%paranenmoyenne,soitunedestruc-tionannuellede60000postes,quandlesservicesmarchandsencréaient150000paran(Bouvier,Pilarski,2008).Surlapériode2000-2008,l’em-ploidansl’industrieadiminuéde500.000personnes,passantde3,86mil-lions de salariés à 3,36millions, soit de 16% à 13%de l’emploi total(Gauron,2010)1.LadirectionduTrésor,danslerapportsurladésindus-trialisationenFrance(Demmou,2010)estimequedeuxmillionsd’em-plois industrielsontdisparuen trente ans, tandisque lapertedevaleurajoutéepourl’industrieestsurcettepériodede40%.CommeGuillaumeDuval (2010) le souligne,269000emploisontété supprimésdans l’in-dustrie entre début 2008 et fin 2009, soit une baisse de 7,7 % sur deseffectifsdéjàfortementcomprimésaucoursdesannéesprécédentes,cecialorsmêmequelessuppressionsd’emploidesintérimairestravaillantdansl’industrieont concerné121000personnes.Cedéclin serait leproduitd’unchoix,celuid’uneéconomiepostindustriellefondéesurlesservices,servipardesmesurescommelesexonérationsdescotisationssocialesenfaveurdesemploispeuqualifiés(Gauron,2010).

Cetarticles’appuiesurdesentretiens,réalisésd’octobre2010àavril2011,avecdesouvriers,des représentants syndicauxetdesmédecinsdutravaild’usinesdelafilièreautomobile,danslecadred’unepostenquêtefinancéeparlaDARES,suiteàl’enquêtestatistiqueSurveillancemédicaledesexpositionsauxrisquesprofessionnels(SUMER)de2009.Ilanalyseleseffetsdelarécessionsurl’emploietlesconditionsdutravailouvrierencroisant lesregardsdeces troiscatégoriesd’interlocuteursetenmettanten relief le ressenti desouvriers interrogés.Trentequatre entretiensontétéeffectués,dixneufavecdesouvriers(dontseptfemmes),septavecdesmédecinsdutravailinterentreprises,ethuitavecdesreprésentantssyndi-caux2.LesrégionsconcernéessontlaBretagne,leNord-Pas-deCalais,laLorraineetlaFrancheComté.LapostenquêteSUMERportesurtreizeusines,troisusinesconstructeurs,etdixusinesfournisseurs.Nosinterlocu-teursfonttousétatd’unedétériorationdel’emploietdesconditionsdetravaildepuisplusieursannéesqui s’estaggravéeavec la récession.Celledesconditionsdutravailouvrierdanscettefilière(Ardenti,Mathieu,Gor-geu,2010)s’inscritdanslecontexteplusgénérald’uneaugmentationdesrisquesprofessionnelsetdespénibilitéspourlesouvriersquiaétémiseenvaleurparlesrésultatsd’enquêtesstatistiquesrécentes3.

1 – L’impact de la récession sur l’emploi et les heures travaillées

1.1 Une dégradation de l’emploi depuis plusieurs années qui s’est accélérée avec la récession

Lacrisefinancièreetéconomiquede2008-2009aaffectéunefilièredontl’emploiétaitenbaissedepuisplusde troisans (Ardenti,Mathieu,Gor-geu,2010).Ainsidurantl’année2005leseffectifsavaientdiminuéde2%chezlesfournisseursautomobiles,cetteréductionétantlaplusimportante

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4. En 2006, 23 cessations de paiements ont été enregistrées chez les équipementiers de rang 1 (c’est-à-dire ceux qui travaillent directement pour les constructeurs), soit une hausse de 53,3 % par rapport à 2005.

depuishuitans,et lesannées2006-2007ontétédesannéesnoirespourl’emploi chez les équipementiers et les autres fournisseurs automobiles,suite à lamévente de certains véhicules et surtout à des délocalisationsdeproductionsdans lespaysàbas salairesde l’Europe 4.Durant lepre-mier semestre 2006, laFédérationdes Industries desEquipements pourVéhicules (FIEV) aurait comptabilisé 5000 suppressions de postes chezses adhérents et estimait que les effectifs de ces derniers qui étaient de124260 à lafinde2005 seraient ramenés à 110000 à l’horizon2010(diminution de 12 %). Ces prévisions ne concernaient que les équipe-mentiers et n’incluaient pas les autres fournisseurs automobiles, notam-ment ceux classés en mécanique, caoutchouc, plastiques etc., qui ontréduit leurs effectifs au premier semestre 2006, et prévoyaient d’autressuppressionsd’emploisen2006et2007.

Fin2008desmesuresontétéprisesparlesPouvoirsPublicspourlasauvegardede l’industrieautomobile.L’Etataaccordéauxconstructeursunprêtde sixmilliardsd’euros surcinqans sousconditionsdeneplusopérer de délocalisations, dene fermer aucun site, dene réaliser aucunplansocialen2009.Lessuppressionsd’emploischezlesconstructeursontétéréaliséessousformededépartsvolontairesnégociés,cequin’apasététoujourslecaschezleséquipementiersetautresfournisseurs,oùilyaeuen2009denombreuxlicenciementsetfermeturesd’usines.Laseuleaidedédiéeauxfournisseursareposésurlamiseenplacedufondsdemoder-nisationdes équipementiers,financépar l’Etat, parPSAetRenault.Cefondsdevait faciliter,viadesalliances, l’émergencedefournisseursd’en-vergureeuropéenne.Quantàlaprimeàlacasse,elleaeupeud’effetssurl’emploienFrance,carelleaconcernéessentiellementlespetitsmodèlesdevoituresproduitsdanslesusineslocaliséesdansdespaysàbassalaires.MalgrélesmesuresprisesparlesPouvoirsPublics,l’année2009aététrèsmauvaisepourl’industrieautomobile.D’aprèsl’UsineNouvelle(n°3180du18février2010),Renaultaconnuen2009unepertenettede3,1mil-liardsd’euros,celledePSAétantde1,16milliard,et,enFrance,laproduc-tiondeRenaultachutéde19%etcelledePSAde13,6%.

A la fin 2010 et début 2011, lors de nos entretiens, la conjonc-ture automobile est meilleure. D’après un article sorti en octobre aumomentduMondialdel’automobile(Robishon,LeNagard,2010),unepetiteaccélérationdelaproductionsefaitsentirsurlessitesfrançaisdesconstructeurs, après les vastes plans de départ mis en œuvre les annéesprécédentes,etlegroupePSArecommenceàembaucherenFrance,avec2000 recrutements en CDI d’ici fin 2010, dont 1150 pour des postesd’opérateursdeproduction.Cesrecrutementssontloindecompenserles12500 départs volontaires cumulés les trois années précédentes et s’ac-compagnentd’unrecoursaccruauxCDDetà l’intérim,aveclaconsti-tution d’une équipe de nuit à durée variable. Cette amélioration de laconjonctures’estfaitsentirsurtoutdanslesrégionsoùlesusinesdemon-tage des constructeurs sortent plusieurs nouveaux modèles de voitures.Dans ces usines et dans celles des fournisseurs qui endépendent, il n’yaplusdechômagepartielfin2010,etilpeutyavoirconstitutiond’uneéquipedenuitàduréevariable,composéedepersonnesenCDDàtemps

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22partiel.Parcontredansd’autresrégionsquibénéficientmoinsdelasortiede nouveaux modèles de voitures et sont spécialisées dans des modèleshautsdegamme,lasituationàlafin2010restepréoccupante,etlechô-magepartielesttoujoursd’actualité.

1.2 Le cas des usines analysées dans la post-enquête

Larécessionde2008-2009aétédiversementressentieparnosinterlocu-teurs, carcertainesusinesontété très affectéeset le sont toujours, alorsqued’autresn’ontété touchéesqu’à lafin2008etaudébutde l’année2009. Les trois usines constructeurs concernées par notre enquête ontconnudesréductionsd’effectifssanslicenciementsavant2008,maisseulel’usinedemontagedeRennesaététrèsfortementtouchéeparlaréces-sionetl’estencorelorsdesentretiens,carelleestspécialiséedanslesvoi-tureshautdegamme.Laproductiondunouveaumodèle,endémarragefin2010pourremplacerdesmodèlesenfindevie,estlimitéeàlamoitiédecelledesannéesprécédentes,cequisignifiedessuppressionsd’emploisenperspectivemalgréleplandedépartsnégociés5.Lesdeuxautresusinesconstructeursontétémoinsaffectéesparlarécessionetplustardivement,en2010,maisl’uned’entre-ellesanéanmoinsproposéunplandedépartsvolontairesdès2009.Lasituationdesusinesfournisseursesttributairedecelle de leurs principaux donneurs d’ordres, ce qui explique que cellesqui travaillentexclusivementpour l’usinedemontagedeRennessoientparticulièrementtouchées,cequin’estpaslecasd’usinestravaillantsur-toutpourlesconstructeursallemandsoupourlesusinesdemontagedeFranche Comté ou d’Alsace. Fin 2010, début 2011, la situation semblemeilleuredanslaplupartdesusinesétudiées.

Les effets de la récession en termes d’emploi et de diminution desheures travaillées ont été immédiats ou différés, de courte durée oudurables.Touteslesusinesétudiéesont,dèsqu’ellesontététouchéespardesbaissesdecommandes,renvoyéleursintérimairesetleurpersonnelenCDDetfaitduchômagepartiel.Plusieursusinesconstructeursetfournis-seursontproposédesdépartsoudesmutationsdanslecadred’unvolon-tariatplusoumoinscontraint,mêmecellesquiontétépeutouchéesparla récession. Celle-ci a pu être une occasion pour licencier comme entémoignentlesproposd’unouvrieretd’unmédecindutravaildanscetteusinefournisseurde220personnespeuaffectéeparlacriseéconomique.Unlicenciementde81personnesaeulieuen2009,« sous prétexte de la crise alors que la récession n’avait rien à voir avec ce licenciement »(unouvrier).Ladécisiondefaireunplansocialavaitétéprisedès2007,àlasuited’uneétudefaitecetteannéelàquimontrait « qu’il fallait réduire les ratios et ren-tabiliser la boite » (lemêmeouvrier).Audépartlessuppressionsd’emploisnedevaientsefairequepardesdépartsvolontaires.Enréalité,celaaétéunvrailicenciement,quis’estfaitdanslaprécipitation,etquiaétésourced’angoisseetderancœurs.D’aprèslemédecin,unbonplansocialavaitéténégocié,etbeaucoupdegenssouhaitaientpartirdetous lesâges,plutôtdesanciens, lamoyenned’âgeétantde35-40ans:« Les gens ayant 20 à 25 ans dans le secteur automobile sont usés, démotivés, ils voulaient partir » (lemédecin).Orcenesontpaslespersonnesquiledésiraientquisontparties.

5. Le site de montage Citroën de Rennes a mis en place en 2009 un Plan de Redéploiement des Emplois et des Compé-tences. D’après le dossier de presse du site daté du 9 juillet 2010, 1792 personnes ont adhéré à ce plan de départs volontaires pour un objectif fixé à 1750 départs. D’après ce document, le site de Rennes comptait 8480 personnes en janvier 2008 et 6476 en juillet 2010, dont 76 % d’ouvriers, 17,5 % d’employés, de techniciens et de maîtrise et 6,5 % de cadres.

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23 « La liste des licenciés a été annoncée au dernier moment, juste avant la fermeture annuelle pour vacances. Les gens ont eu un courrier pour leur annoncer qu’ils étaient licenciés et ne devaient pas revenir à la rentrée » (lemêmemédecin).Unétablis-sement fournisseuren logistique,dédiéeà l’usinedemontagedeRennesa ferméfin2009, leconstructeur ayantdécidéden’avoirplus surce sitequ’unseulfournisseurpourlivrerensynchronel’usinedemontage.L’ou-vrierinterrogéquiytravaillaitaétéreprischezleconcurrent.

La reprise d’activité, provisoire ou plus durable selon les établisse-ments, a entraîné une surcharge de travail et un recours important auxheures supplémentaires, certaines considérées comme obligatoires (pourrembourser les heures non travaillées précédemment ou dans le cadred’accordssurletempsdetravail),d’autresdanslecadreduvolontariat(oud’un soitdisantvolontariat,car lapressionétait importante). Iln’yavaitpasd’embauchepourremplacerlesdéparts,niderecoursauxintérimairessi le surcroît de travail était jugé provisoire. Ceux-ci n’ont été repris«qu’aucomptegoutte»,etgénéralementpendantunecourtedurée,saufsilareprises’avéraitplusdurablequeprévu.

Lespratiquesenmatièredechômagepartielontétéaussi trèsdiffé-rentesd’uneusineàl’autre.Enrèglegénérale,auseind’unemêmeusine,les personnes n’ont pas été affectées de la même manière, y compris àl’intérieur de la catégorie ouvrière. Le nombre d’heures non travailléesavarié selon l’atelier et selon lespostesde travail.Desouvriersontététrèstouchés,d’autrestrèspeu,voirepasdutout.Ceuxquin’ontpasoupeu connu de chômage partiel étaient spécialisés en logistique ou tra-vaillaientdansunatelierdestinant saproductionàunconstructeuralle-mand n’ayant pas vraiment ressenti la récession commeVolkswagen oupourdesmodèlesdevoituredegammeinférieurecontinuantàsevendreenraisondelaprimeàlacasse.Lesheuresnontravailléesétaient,selonlesusinesetlesmoments,payéesdanslecadreduchômagepartiel(àdestauxvariantde75%à95%d’après lespersonnes interrogées),prises sur lescongésetlesRTT,ouàrécupérerpardutravailobligatoirelesamedioupardesheuressupplémentairesnonpayéescommetelles,danslecadredesaccordsannuelsoud’accordsmettantenplacedescompteurspersonnali-sés.Certainsontconnuunmixtedecesdifférentessolutions.Lerecoursimportant aux heures supplémentaires, lors de reprises plus ou moinsdurables,acrééégalementdesinégalités.Certains,surtoutdesjeunesayantfaitdesempruntspouracquérirunlogement,sonttrèspreneurs,alorsqued’autres, usés, souhaitent pouvoir refuser si celles-ci ne sont pas obliga-toires,maisilspeuventêtresanctionnésencasderefus.Celaaétélecaspourcetteouvrièrede51ansquiaétécontraintedetravaillerentravailposté(unesemainelematin,unesemainel’après-midi),alorsqu’elleétaitparchoixdepuisdixansenéquipepermanentedenuit.

1.3 La perception de la récession par les ouvriers interrogés

Laperceptiondelarécessionesttrèsdifférenteselonlespersonnescarleseffetsdecelle-cidépendentdelarégion,del’usineetdel’atelieroùellestravaillent, de l’emploiqu’ellesoccupent et du chômagepartiel qu’elles

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24ontsubi.Lapériodeoùlesouvriersdisentavoirété lesplustouchésestégalementtrèsvariable.Certainespersonnesressententcetterécessionnonpascommeconjoncturellemaiscommestructurelleenraisondesrestruc-turationspermanentesetdesdélocalisationsdeproductionsdanslespaysà bas salaires. L’annéeoù l’inquiétude a été la plus importante pour lesouvriersenquêtéspeutêtre2006ou2007.Enfin,plusieurspersonnesper-çoivent la récession commeunprétextepour justifier des changementsindésirables et des réorganisations entraînant une détérioration de leursconditions de travail et des suppressions d’emplois.C’est notamment lecasdetroispersonnesquisontenchômageaumomentdel’entretien.

Pourcetouvrierde58ans,Robert,salariéd’unconstructeur,enchô-magedepuisjanvier2010,cen’estpaslarécessionquiestàl’originedelafermeturedel’atelieroutillagesoùiltravaillait.Ilsentaitdepuislongtempsquecelui-ci allait être supprimé.Laproductionbaissait progressivementdepuis2000,lesdépartsn’étaientpasremplacés,touteslespersonnesquiytravaillaientavaientplusde50ans,leséquipementsétaientvétustes.Lerapatriement de cet atelier fin 2008 au sein de l’usine du constructeurn’étaitquel’étapeultimed’unprocessusdécidéplusieursannéesaupara-vant.Pourluilarécessionde2008-2009aaccélérélafermetured’unate-lierenpertedevitesse,lafabricationd’outilsn’étantplusfaiteenFrancemais à proximité des usines demontage du groupe implantées dans lespaysàbascoûts,notammentenRoumanieetenInde.Ladétériorationdesconditionsdetravail suiteàcerapatriementet l’annoncedesasup-pression,ontincitélesouvriersdecetatelieràaccepterleplandedépartsnégociés:« on nous a proposé un plan pour partir, on ne savait pas où on allait, ce n’était pas pour partir en retraite. Autant partir que de rester travailler ailleurs. Je pense que l’indemnité n’était pas mal.»(Robert).Cetouvrieradûdonnersadémissionpouradhérerauplandedépartsnégociés,maisilconsidèrequ’ilaétélicencié,carl’usineneluiapasproposédelereclasser.

Deuxautrespersonnes,unouvrieretuneouvrière,quiétaientl’uneenCDI, l’autreenCDDaumomentde l’enquêteSUMER2009, sontsansemploiaumomentdel’entretienfin2010,maiscen’estpaslaréces-sionquiestmiseenreliefdansleurspropos,maislemodedegestiondeleurusine.Pourlepremier,sonlicenciementpourinaptitudesuiteàunedépressionprovoquéeparundéclassement,n’aaucunlienavec laréces-sion,« il n’y a pas eu de problème de crise, de conjoncture, un à trois jours de chômage partiel, un petit peu, presque rien ».Sondéclassementestdûunique-ment aux nouvelles formes de management introduites par la nouvelledirection,leresponsablelogistiquequivoulait« révolutionner la logistique » étant « le bras droit »dudirecteur.Laseconde,quitravaillaitenCDDdansuneusine très touchéepar la récession,necomprendpasqu’elleaitété« virée à cause de la crise »enseptembre2009ainsiquesixautrespersonneshandicapéesenCDD,«alorsquelesintérimairesquin’étaientpashandi-capésontétégardéspourfairelemêmetravail».

Dans l’ensemble l’inquiétude face à la récession apparaît davantagepour les ouvriers rencontrés dans leurs réponses à l’enquête SUMER2009,oùtreizepersonnessurdixneufconsidéraientqueleuremploiétait

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6. « Le modèle de la lean production s’apparente au modèle toyotien dont il constitue une adapta-tion dans le contexte de systèmes productifs nord américain et européen » (Valeyre, 2010). Les prin-cipales caractéristiques de ce modèle sont la qualité totale, le juste à temps, l’amélioration continue, la polyvalence, et le travail en équipe.

7. Le lean manufacturing consiste à « compacter » les usines en réduisant les surfaces de production, à resserrer les postes de travail, à supprimer les déplacements, tout ce que l’ouvrier a besoin étant placé à son poste de travail.

menacé,quedanslesentretiensmenésfin2010oudébut2011,oùseulsquatrehommesdeplusdequaranteansexprimentdescraintesconcer-nantleuremploi.Lasituationest,rappelons-le,meilleuredanslaplupartdesusinesoù travaillent lesouvriers interrogés lorsde l’entretienqu’en2009.Leurspropossontplusaxéssurl’incertitudedansleursperspectivesd’aveniretsurleseffetsàmoyenoulongtermedutravailsurleursantéque sur leursproblèmesd’emploiàcourt terme.Une souffrancequivaau-delàde l’insécurité immédiate, c’est aussi cellequi semanifestedanslescabinetsdesmédecinsdutravail,commelemontrentlesproposdecemédecin.« Ce n’est pas tant l’angoisse de perdre son emploi qu’une angoisse d’une autre nature. Il y a moins d’intérimaires, moins de manœuvre. Les gens ont peur de ce que l’on va exiger d’eux. Il n’y a plus de porte de sortie, leur avenir est de rester opérateur toute leur vie. On s’use sans espoir d’en sortir. Si je n’y arrive plus qu’est ce que je deviens ? Le groupe a été touché par la récession, et l’usine n’est pas bénéficiaire. Il y a une refonte des postes depuis 2009, et des spécialistes sont venus travailler sur la recomposition. Le discours officiel, c’est l’accroissement de la productivité, celle de la qualité, et l’amélioration des conditions de travail, mais le but c’est d’enlever des personnes. Les gens disent qu’ils ont davantage de fatigue et qu’ils n’ont plus le temps de récupérer ».

2 – L’impact de la récession sur l’organisation et les conditions de travail

Organisation du travail et conditions de travail sont liées car, pour nosinterlocuteurs, les conditions de travail se seraient détériorées avec larécessionsuiteauxréorganisationsqu’elleauraitprovoquées.

2.1 Une accélération des réorganisations

Dans lesusinesétudiées, larécessionaété l’occasiond’accroître lapres-sionenverslepersonnelpourréduirelescoûts,aveclamiseenplaceoule renforcement des méthodesToyota. Les différents interlocuteurs ren-contréss’opposentà ladiffusiondecesnouvelles formesd’organisationsquiintensifientletravailetàcelledesmodesdemanagementdéshuma-nisésmisenplaceenparallèle,quiprovoquentdestensionsaveclessupé-rieurs hiérarchiques et une dégradation de l’ambiance. La détériorationdesconditionsdetravailseseraitaggravéeaveclarécessionparcequelestransformations de l’organisation avaient comme principal objectif desupprimer des postes de travail. En même temps, les méthodes de ges-tiondelamain-d’œuvreseseraientdurciespourlesmêmesraisons,mêmedansdesétablissementspeutouchésparlacrise.Lerejetparlesmédecinsdutravail,lesreprésentantssyndicaux,etlesouvriersdetoutcequiatraità la lean production 6,notamment le lean manufacturing 7, lamiseen lignedesmachines,etlesméthodesjaponaisesquiconsistentàchronométreretàfilmerlesouvrierspouraccroîtrelescadencesetréduirel’effectif,estàrapprocherderésultatsplusgénérauxtirésd’enquêtesstatistiques.Lesliensentrelalean production,l’intensitédutravailetlesrisquespourlasantédessalariés, ont été mis en valeur par les recherches d’AntoineValeyre quis’appuientsurlesrésultatsdesenquêteseuropéennessurlesconditionsde

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26travail,notammentdecellede2005,quiportesurles27paysdel’Unioneuropéenne (Valeyre, 2010). AntoineValeyre distingue deux nouvellesformes d’organisation du travail, celle des organisations apprenantes oùlessalariésdisposentd’unelargeautonomie,etcelledesorganisationsenlean productionoùlessalariéssontconfrontésàdessituationsd’autonomiebeaucoup plus restreinte et contrôlée.Ces deux nouvelles formes d’or-ganisation sont comparées à deux formes plus anciennes, l’organisationtaylorienne, et les organisations en structure simple. Si les organisationsapprenantessontenruptureaveclemodèletaylorien,lesorganisationsenlean productionenconserventdenombreuxtraits.Ilmontrequelescondi-tionsdetravailsontparticulièrementdégradéesdanslesorganisationstay-loriennesetdanscellesen lean production.Les risquespour la santéet lasécurité sont importantsdanscesdeux formesd’organisation,puisqu’en2005, lesproportionsdesalariéseuropéensdéclarantqueletravailporteatteinteàlasantéétaientde44%en lean productionetde43%enorga-nisationtaylorienne,contreuntierspourl’ensembledessalariés(Valeyre,2010).Certainstroubles,ceuxliésauxrisqueschimiques, lesblessuresetlestroublespsychologiques,sontnettementplusfréquentsdanslesorga-nisationsen lean productionquedans lesorganisations tayloriennes.C’estdanslesorganisationsenlean productionquelescontraintesderythmedetravailet lesdynamiquesd’intensificationdutravail sont lesplus impor-tantes,cequiexpliquelesnombreusesatteintesàlasantédanscetteformed’organisation.

Danslesusinesconcernéesparlapostenquête,l’organisationenleanproductionprédomine,enraisondesexigencesdequalitétotale,dejusteàtemps,d’améliorationcontinue,deluttecontrelestempsmorts,deres-ponsabilitésaccruespourl’opérateur.Maisenpratiques’yajouteuncer-tain retourde l’organisation taylorienne, avecune répétitivitédesgestesaccrue, une division des tâches plus importante, surtout ces dernièresannéesoùlapolyvalenceetletravailenéquipesontremisencausepourréduirelescoûts.Ilyaainsidanscesusinesuncumuldesinconvénientsdecesdeuxformesd’organisations,notammentdepuislarécession,etuneautonomieplusréduitequ’ilyaquelquesannées,d’oùdesrisquesaccruspourlasantédesouvriers,carlesexigencesàleurégardsontenaugmen-tationenraisondesnombreusessuppressionsd’emplois.Cemédecindutravail d’une usine fournisseur s’inquiète ainsi des effets délétères de laréorganisationencoursdanssonusine:« Le lean manufacturing, c’est-à-dire la production maigre dans un contexte de demande changeante, cela ne va pas amé-liorer les choses, bien au contraire. On pense à la place des autres pour chasser les mauvais gestes, on reconfigure en permanence, on fait la chasse au gaspillage. On m’a montré un aménagement dans ce cadre. Je pense que cela enlève de l’autono-mie aux gens. On leur demande de moins réfléchir et les chefs d’équipe auront une charge plus importante. C’est une réorganisation qui risque de dégrader encore les conditions de travail. Des gens des méthodes du constructeur se sont proposés de venir aider à faire la réorganisation ».Ceretourdel’organisationtayloriennepourraits’expliquerparlamiseenconcurrencedesusinesfrançaisesaveccellesdespaysdel’estdel’Europe,carlestravauxsurlesmodèlesd’orga-nisationquis’appuientsur l’enquêteeuropéennede2005sur lescondi-tions de travail montrent que dans ces derniers pays prédominent à la

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27 foislesorganisationsenleanproductionetlesorganisationstayloriennes(Valeyre,2009).

2.2 Une détérioration des conditions de travail depuis plusieurs années aggravée par la récession

Ladétériorationdesconditionsdetravailquiapparaîtdanslesproposàlafoisdesouvriersetouvrières,desreprésentantssyndicaux,etdesmédecinsdutravail,nesemblepasdueseulementàlarécessionde2008-2009,maisà une crise plus structurelle qui se fait sentir dans la filière automobiledepuisaumoinslasecondemoitiédesannées2000suitenotamment,rap-pelons-le,auxdélocalisationsdeproductiondanslecadredelamondiali-sation.Néanmoinslarécessionsembleavoireuunimpactimportantsurlesconditionsdetravaildespersonnesinterrogées,ycomprisdecellesquidisent avoirpeu ressenti celle-ci, en raisonde l’accélérationdes réorga-nisations,maisaussipourlesusinesfournisseurs,delapressionaccruedeleursdonneursd’ordres.

Enpériodederécession,danslesusinesfournisseurs, lescommandessont passées au dernier moment, par petits lots, ce qui occasionne desdysfonctionnements dans l’organisation du travail et une surcharge detravail car l’objectif de l’usine est de satisfaire les demandes des clientsdanslestempsimpartis.Lesouvrierssubissentalorsunaccroissementdescadences;ilspeuventêtrecontraintsdetravaillerenmodedégradé,c’est-à-diremanuellement,sanspouvoirutiliserlesautomatismesinstalléspourréduire lapénibilitédu travail,en raisonde ladiversitédescommandes.Ils sont soumisàune tensionnerveuseplus importanteavecunemargede manœuvre plus réduite que d’habitude, en raison du peu de tempsdontilsdisposent.Aveclaréductiondeslots,lescontainerssonttousdif-férentsetpluspetits,cequiobligeàporterdavantage,à sepencher.Lesdysfonctionnements liés auxmodificationsdans lamanièredepasser lescommandes et d’opérer les livraisons sont sources de risques accrus detroublesmusculo-squelettiques (TMS),dedorsalgies,d’accidentsdu tra-vail,de stress.D’aprèsunreprésentant syndical,enpériodede récession,« on est de plus en plus serviable avec les clients…on ne peut rien leur dire, rien leur demander ».

La situation est aggravée lorsque ce sont les clients qui fournis-sent les composants, comme le montrent nos interlocuteurs dans lecas d’une usine fournisseur spécialisée dans le montage de colonnesdedirection.Lesconstructeurssontalorsenpositiondedominationàlafoiscommefournisseursetcommeclients.Ilsexercentunepressiondans laviequotidiennede l’usinecarbeaucoupdechosesdépendentd’eux,notammentlatailleetlaconfigurationdescontainers,quipeu-ventprovoquerdesdorsalgieschezlessalariésquilesportent,surtoutsicescontainersneleurpermettentpasd’utiliserleséquipementsd’aideà lamanutention.Seul lecoût intéresse les constructeurs, cequiveutdirequ’ilsnetiennentpascomptedesconditionsdetravaildansl’usinefournisseur.

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28Acettepressionaccruedesclients,s’ajoutecelledesétatsmajorsdesgroupesquicontrôlentlesusines.Lesétablissementsfournisseurs,oùtra-vaillent les personnes interrogées, appartiennent quasiment tous à desgroupes importants,qui,pour laplupart, sontàcapitauxétrangers (alle-mands, américains, indien). Les directions de ces groupes, localisées àl’étranger, « profitent de la récession pour serrer la vis des usines, y compris de celles peu touchées par la récession » (un représentant syndical). Cette pression des états majors se diffuse dans les usines le long de l’échelle hiérarchique : les « chefs »,cadresetagentsdemaîtrise« essaient de manager comme ils le peu-vent, et avant tout dans leur intérêt » (le même représentant syndical). Lasituationn’estpasnécessairementmeilleuredanslecasd’usinesdépendantdegroupesfrançais,notammentdecetéquipementier,largementimplantédanslemonde,quiaprofitédelarécessionpouraccroîtrelaconcurrenceentre sesusines,délocaliserdesproductions, supprimerdesemplois, fer-merdesusines.Ilamisenplaceen2010dansuneusineconcernéeparla post enquête le lean manufacturing, ce qui intensifie le travail et dété-riore les relations déjà tendues des ouvriers avecunehiérarchie ressen-tiecommeméprisante,commelemontrentcesproposdetroisouvrières.« La hiérarchie nous estime très bas »;« On a l’impression que l’on fait jamais rien de bien…on nous le fait sentir, ça ne va jamais » ; « Vous avez l’impression d’être dans une secte…parole d’évangile, vous n’avez pas à penser…nous sommes les bras et eux la tête ».

Ladisparitiond’usines,d’ateliers,etde façonplusgénérale lesdélo-calisations de productions, outre les problèmes d’emploi qu’elles entraî-nentpourlespersonnesdirectementconcernées,peuventoccasionnerdesdysfonctionnementsenmatièred’approvisionnementetdemaintenancequi détériorent les conditions de travail. C’est le cas dans les usines deLorraine de ce groupe sidérurgique indienoù la fermeture de l’aciérieen2009aprovoquédesproblèmesd’approvisionnementquiperturbentlaproduction,etoùlemanqued’investissements,notammentenmainte-nance,adégradélesconditionsdetravaildesouvriersdeproduction,carquand ilyadespannesquimettentà l’arrêt les robots, les salariés sontobligésdetravaillerenmodedégradé.

Autreseffetsdelarécession,unaccroissementdesinégalitésentrelespersonnesdanslamêmeusine,dûnotammentauxmodalitésdurecoursau chômage partiel, et une montée de l’individualisme en raison de lapeur du chômage, ce qui ne facilite pas les résistances collectives. Larécession a favorisé une augmentation des discriminations, notammentà l’égard des femmes et des handicapés, comme l’ont précisé plusieursde nos interlocuteurs. Certains représentants syndicaux considèrent quela récession a anesthésié toute formede résistance, et celad’autantplusque les débrayages, même de quelques heures, diminuent le salaire desouvriers.Cepessimismeestsurtoutvisibledans lesusinesoùladivisionsyndicaleesttrèsimportante,notammentdanscetteusinefournisseuroùlesyndicatmajoritairefaitcausecommuneavecledirecteur,oudansdesusinesoù les réductionsd’effectifsont été importantes etont concernésurtoutlesplusjeunes.Danscertainesusines,cesont,eneffet,lesouvrierslesplusjeunesquisontlespluscombatifs,cesonteuxaussiquiexpriment

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29 leplusleurmécontentement.Leniveauderésistanceàladétériorationdesconditionsdetravailpourraits’êtreaccruaveclarécessiondanslesusinesoù lesréductionsd’effectifsontconcernésurtout lesplusâgés, fatalistes,et au contraire s’être réduit dans celles où elle a entraîné un vieillisse-mentdelamain-d’œuvreouvrière.Dansquelquesusines,lesreprésentantsfontétatdepuis2008d’unemontéedesvoixenfaveurdeleursyndicat,parcequ’ilestleplusrevendicatif,etd’uneconflictualitéplusimportante,notammentdemouvementsdedébrayagesspontanésdusau« ras le bol » età« un pic de stress »,faceàladégradationdesconditionsdetravail.

2.3 Une intensification du travail fortement ressentie depuis la récession

La récession n’incite pas les ouvriers interrogés à minimiser les risquesprofessionnels et à accepter sans se plaindre la détérioration de leursconditions de travail. Bien au contraire, la plupart ressentent davantagela pénibilité et l’intensification de leur travail. Même les personnes quisont relativement satisfaitesde leur travail reconnaissentqu’ellesontdesennuis de santé en lien avec leur travail. Ces ennuis sont récents pourdesouvrièresetouvriersjeunesquifontlelienentrel’intensificationdeleurtravailsuiteà larécessionet lestroublesqu’ilscommencentàavoir.C’estlecasdequatrepersonnes,troisouvrièresetunouvrier.Lapremièreouvrière(28ans),régleureninjection,quitravailledansuneusinefour-nisseurayantlicenciéfin2008etdébut2009,commencedepuisunanàavoirunesciatiqueparintermittence,ettoutrécemmentàavoirmalauxmainsà forcedeserreretdedesserrer lesmoules,« ça me fait peur ».Lamauvaise conjoncture n’a fait qu’aggraver ses conditions de travail déjàpénibles,cariln’yaplusassezdepersonnel,etdepuislafin2009aveclareprise,elleaétéobligéedefairedesheuressupplémentaires,« si on refuse il y a allusion au licenciement par le directeur »ajoutet-elle.Laseconde(38ans),moniteurdansuneusinefournisseurpeutouchéeparlarécession,aétédéclasséecommeagentdeproduction sousprétextede la récession,« fin 2008, début 2009, c’est un moment dur où les intérimaires ont été renvoyés. Je remplaçais en production quatre intérimaires. Les cadences étaient plus faibles au départ, mais elles ont augmenté ensuite. Je me suis disputé avec le chef car il y avait trop de travail ».Sontravaildeproductionluiaoccasionnédes« ennuis de santé au niveau cervical, c’était parce que j’étais trop grande par rapport à mon poste de travail ».Latroisièmeouvrière(40ans),quiestopératrice«spécia-liste»dansuneusinedemontaged’unconstructeur,commenceàavoirdes troublesmusculo squelettiques, « J’ai un problème au niveau du coude depuis deux ans, le bras qui porte l’ordinateur, et je prends des cachets quand j’ai mal…selon le mouvement que je fais…ça me gêne dans ma vie quotidienne ».Depuis larécession, l’intensitédesontravail s’estaccruecaràsonpostel’effectifs’estréduit(deuxpersonnesaulieudetrois)etlenombred’opé-rationsaaugmenté.Unouvrierde28ans,adjointauchefdepostedansuneusinefournisseurpeutouchéepar larécession,seplaintdetroublesauditifsliésaubruit,maisaussidetroublesd’estomacetd’eczémaenrai-sondesachargedetravail:« On était à trois à faire mon boulot. Maintenant je suis seul, et ils demandent de plus en plus. Je suis officiellement à 35h, j’en fais 45h. Depuis la crise, ils ont décidé de ne plus embaucher, et de restructurer sans embauche ».

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30Les ouvriers et ouvrières ont connu en 2008-2009 beaucoup dechangements dans leur situationde travail, pertes d’emploi rappelons-ledans le cas de trois personnes, déclassements, modification de l’organi-sationdeleurtravail,etc.,dontilsseplaignent,mais ilsnefontpastou-jourslelienaveclarécession,carcesontdeleurpointdevuelesmodesdemanagementqui en sont à l’origine, comme lemontrent lesproposde cette ouvrière. « Les changements pour nous, c’est de la détérioration, ils veulent toujours plus de rendement, moins de personnel. Tout ce qu’ils peuvent grapiller, ils grapillent, ils le font toujours…maintenant, il faut toujours travailler et ils nous mettent devant le fait accompli. C’est nous qui devons nous adapter au poste. Le moins de personnes possible sur un espace réduit. On se déplace le moins possible (deux pas au lieu de cinq)…on piétine au poste…je ne m’adapte pas ».Seuls quelques unsmontrent que c’est à l’occasion de la récession queleursituations’estdégradée.C’estlecasdedeuxouvrièresd’unemêmeusinefournisseurpeutouchéepar larécessionquiontétédéclasséesfin2008.Monitrices,ellesontété remisesenproductioncommeagentsdeproduction en gardant lemême salaire.Pour elles, c’est leur comporte-ment«d’insoumis»,etleursmauvaisesrelationsavecleursupérieurhié-rarchique qui expliquent ce déclassement, mais elles reconnaissent aussiquel’effectifdemoniteursaétéréduit lorsdelarécession.Lesrelationssontbeaucoupplustenduesdepuislarécessionaveclessupérieurshiérar-chiquesquiexercentunepressiontrèsimportantepourréduirelestempsmortsetintensifierletravail,etquisemblentavoirunpouvoirexorbitant,celui de déclasser notamment et de bloquer les carrières et les salaires.L’entretienannueld’évaluationpermeteneffetausupérieurhiérarchiquederépartir,selonsonbonvouloirouselondesgrillescomplexes,lesaug-mentationsindividuellesdesalairesentrelespersonnessoussaresponsabi-lité,certainesnerecevantrien.

en conclusion : une relation étroite entre la détérioration de l’emploi et celle des conditions de travail

Dans lafilière automobile, la récession a touchédesusinesqui, pour laplupart,avaientdéjàsupprimédesemploisetconnudecefaituneinten-sificationdu travail.Elle a accéléréunmouvement, amorcédepuisplu-sieurs années, de réorganisations de la production et de standardisationdumodeopératoiredontl’objectifestderéduirelescoûtsetd’augmen-ter la productivité du travail. La récession a aggravé la situationde tra-vaildesouvriersenréduisantleurautonomieetleursespacesdeliberté,et en augmentant les exigences à leur égard sans contreparties, commelemontrent lesproposde l’ensembledenos interlocuteurs.Cette situa-tioninquiètelesreprésentantssyndicauxetlesmédecinsquiontpeudemoyenspours’opposerà l’intensificationdutravail,surtoutquandilyades craintes en matière d’emploi. La plupart des ouvriers interrogés serendent compte que l’intensification accroît les risques pour leur santé.Plusieurs jeunes qui ne supportent plus leur travail envisagent de quit-terl’établissementoùilstravaillent.Despersonnesdeplusde40anssontinquiètespourleuravenir.Lesseulespersonnesquisemblentrelativementsatisfaitesdeleurtravaillorsdel’entretienoccupentunemploispécifique

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31 dans leur usine, animateur logistique, moniteur flux matières, moniteurcoordinateur, et mouleur en fonderie, dans le cas des hommes, et dansceluidedeuxfemmes,despostesd’opérateurs«polyvalent»ou«spécia-liste».Leurtravailleurpermetd’avoirunecertaineautonomieoudegar-derdesespacesdeliberté,ettoutess’entendentbienavecleurscollèguesetleurssupérieurshiérarchiques.

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33 Travailler dans une industrie en crise(s) : le cas des ouvriers des chantiers navals

de Saint-Nazaire1

Pauline Seiller*

Résumé  : Cet article propose d’engager une réflexion sur le rapport à l’avenir des ouvriers les plus stables dans une industrie cyclique : les chantiers navals. La construction navale est un secteur où les crises se succèdent et où les modes de gestion de la main-d’œuvre font la part belle à la sous-traitance, nationale et étrangère. Dans ce cadre, les ouvriers dits « maison » sont pris dans des relations de travail complexes avec les ouvriers de la sous-traitance : ils sont mis en concurrence et développent des formes de mépris croisé. La présence massive des sous-traitants et des ouvriers étran-gers exacerbe également le sentiment d’incertitude du lendemain pour les ouvriers les plus stables.

Mots-clés : Ouvriers, Crises, Incertitude, Relations de travail, Chantiers navals

Abstract : Working in an industry in crisis: the case of shipyard workers of Saint-Nazaire (Pauline Seiller)

This paper analyses the ways integrated and “steady” workers who work in a cyclical industry (shipbuilding) see their future. Shipbuilding is an industry where crises are observed on a regular basis. This industry deals with these crisis by using local and foreign subcontractors’ workers. This context creates some complicated relationships between the workers who are directly hired by the shipbuilding and the subcontrac-tors’ workers. They are in competition and develop a form of mutual disdain. What’s more, the massive presence of local and foreign subcontractors’ workers intensifies the uncertainty for the future felt by the most steady workers.

Key Words  :  Blue-collar workers; Crisis; Uncertainty; Work relationships; Ship-yards.

Lesouvriersdelagrandeindustriesontprisdansunensembledemuta-tionsindustriellesbienconnuesdessociologues:évolutionsdesméthodesde travail,usagemassifde l’intérim,développementde la sous-traitance,recoursàlamain-d’œuvreétrangèreetc.Orcestransformationscondui-sent à l’éclatement des statuts professionnels et reconfigurent le travailouvrier (Gorgeu et al., 1998 ; Beaud, Pialoux, 1999 ; Durand, 2004 ;Monchatre,2004).Danscecadre,lessalariéslesplusstablessemblenteux-mêmes «déstabilisés » (Castel, 1999). J’apporterai iciunéclairage sur laconditiondecesouvriersstablesdelagrandeindustrieentempsdecriseà partir du cas des chantiers navals de Saint-Nazaire. Ce site industrielpeut fonctionner commeun « laboratoire social » desmutations indus-triellescontemporaines,d’unepart,parcequ’ilesttraverséparcesévolu-

*Doctorante et ATER en sociologie à l’Université Paris Descartes / CERLIS (Centre d’étude sur les liens sociaux) [email protected]

1. Je remercie Pascal Barbier, Lise Bernard et Anne Mon-jaret pour leurs suggestions sur des versions antérieures de cet article. Je remercie également les membres du comité de rédaction de la revue Les Mondes du travail pour les remarques et suggestions qu’ils ont adressées à cet article.

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34tionsquireconfigurent lemondeouvrieret,d’autrepart,parcequ’ilestéclairantpourcomprendrelesconséquencesdescrisessurlestravailleurs.Eneffet,laconstructionnavaleestuneindustriecyclique,dépendantedescommandesdenaviresparlesarmateursettrèslargementtouchéeparlescrises(voirencadré).Lesmodesdegestiondelamain-d’œuvresontparconséquent étroitement dépendants de cette incertitude continuelle dusecteurdelaconstructionnavale.L’entrepriseexternalisetoutunpandesaproduction:auxchantiersnavals,environ80%de laproductiond’unnavireestsous-traitée,dont15à20%pardesentreprisesétrangères2.Cenetdéveloppementdelasous-traitanceseretrouvedansunnombrecrois-santd’entreprises3etimpliquelacohabitationdesalariés«ducœur»avecdes salariés «de lapériphérie » (Linhart,Maruani,1982).Auxchantiersnavals de Saint-Nazaire cohabitent donc des ouvriers salariés de l’en-treprise donneuse d’ordres, des ouvriers sous-traitants, et des ouvrierssous-traitantsétrangers.Quelssontleseffetsdescrisessuccessivesdanslaconstructionnavalesurcesouvriers?

Lescrisesontd’aborddesconséquencessurlestravailleurslesmoinsintégrés:lesintérimairessontlespremiersàsouffrirdespériodesdenon-activité aux chantiers navals ; certaines petites entreprises sous-traitantesont fermédufaitde leurtropgrandedépendancevis-à-visdudonneurd’ordres ; des ouvriers étrangers 4 quittent le site lorsque la charge detravail est insuffisante. Pourtant, jem’intéresserai principalement ici auxouvrierslesplusstablesdecetteindustrie,lesouvriers«maison»-appelés«Chantiers»enréférenceaunomtraditionneldel’entreprisedonneused’ordres«Chantiersdel’Atlantique»5-quicumulentstabilitédel’emploiet rapport au travail positif.Onpeut émettre l’hypothèseque les expé-riencesdecesouvriersstablessontreconfiguréesentempsdecrise(s)parla présence des ouvriers « extérieurs » : ils sont pris dans de nouvellesrelationsdetravailetleurrapportàl’avenirestétroitementdépendantdel’incertitudepropreàleurindustrie.

Jemontreraitoutd’abordenquoilesouvriers«Chantiers»formentun segment professionnel stable dans un cadre d’éclatement des statuts.J’analyserai ensuite le système d’interdépendances (Elias, Scotson, 1997)dans lequel ils sontpris avec lesouvriers sous-traitants car ces relations,entre coopérationset conflits,mettentenévidence les conséquencesdel’externalisationdu travail sur lequotidiendesouvriers.Enfin, jem’in-terrogerai sur leur rapport à l’avenir dans une industrie où les crises sesuccèdent.

Cetteréflexions’appuiesuruneenquêteethnographiquemenéeauxchantiersnavalsde2006à2011.J’airéalisédesobservationsponctuellesàborddesnaviresetautourdusite(dansdescafés,lorsdedébrayages,etc.).J’aiégalementeffectuédesentretiensavecdesouvriers«Chantiers»(33),avecdessous-traitantsfrançais(5),avecdesouvriersétrangers(8),etavecdes personnels de l’encadrement (12).Enfin, j’ai réalisé une analyse desdocumentsd’entreprise.

2. Il s’agit essentiellement d’entreprises européennes. Néanmoins, certaines entreprises hors Union Eu-ropéenne ont aussi travaillé sur le site.

3. 60 % des entreprises en France sous-traitaient en 1984 ; 87 % en 2003 (Per-raudin et al., 2006 : 7)

4. Lorsque j’évoque les ouvriers « étrangers », je fais référence aux ouvriers étrangers en termes de nationalité. Ils sont généralement présents à Saint-Nazaire dans le cadre de déplacements professionnels au sein de leurs entreprises nationales, sous-traitantes du donneur d’ordres ou sous-traitantes de « rang 2 ». Lorsque je fais référence aux ouvriers « extérieurs » j’inclue tous ceux qui ne sont pas salariés de l’entre-prise donneuse d’ordres (sous-traitants nationaux et étrangers).

5. Comme le fait Nico-las Roinsard dans son article sur les ouvriers des chantiers navals de Saint-Nazaire, je désignerai par « Chantiers » l’entre-prise donneuse d’ordres anciennement « Chantiers de l’Atlantique », et par « chantiers navals » le site industriel dans son en-semble. (Roinsard, 2012).

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35Les crises aux chantiers navals de saint-Nazaire

Implanté à Saint-Nazaire en 1862, le premier chantier naval (chantier de Pen-hoët) fait travailler 1 800 ouvriers mais, dès 1866, le chantier arrête son activité. En 1882, les Chantiers de Penhoët sont rouverts et les Ateliers et Chantiers de la Loire s’implantent aussi à Saint-Nazaire. 12 500 ouvriers travaillent alors dans la construction navale à Saint-Nazaire. Au lendemain de la guerre, la crise de 1919 entraîne des licenciements et c’est l’intervention de l’Etat en 1922 qui permet de relancer l’industrie de la navale. Par la suite, la crise économique de 1929, qui affecte tous les secteurs d’activité, touche durement les Chantiers, qui subiront ses effets jusqu’en 1938 (en 1933, les effectifs des chantiers chutent brutalement de 5 300 à 3 400 personnes). La Seconde Guerre Mondiale et les bombardements à Saint-Nazaire contraignent les Chantiers à fermer. En 1955, les deux chantiers fusionnent et Saint-Nazaire devient « la capitale de la construction navale » (Rochcongar, 1999 : 101). Les chantiers navals sont à nouveau menacés en 1960, car leur configuration et les modes de production sont inadaptés face à la concurrence mondiale. Dans les années 1970, les crises se succèdent encore : le carnet de commandes est intégralement vide entre 1976 et 1978, les périodes de chômage partiel se multiplient et s’éternisent. Cette situation se renouvèle en 1984 et 1985. Entre 1989 et 1995, l’activité des chantiers navals se recentre sur les paquebots mais seuls neuf paquebots sont construits durant cette période. Le chômage partiel touche les bureaux d’études durant l’année 1993. En 1994, un plan de réorganisation est par consé-quent mis en place, plan qui permet d’utiliser massivement la sous-traitance. Plus récemment, on recense trois crises notables dans la construction navale à Saint-Nazaire : de 1995 à 1997 ; en 2003 et 2004 suite au départ du Queen Mary 2 et du fait des conséquences des attentats du 11 septembre 2001 sur le marché de la croisière ; de 2008 à 2010 à cause de la crise financière. Les sala-riés ont dû faire face à plusieurs reprises à des périodes de chômage technique. Ces crises ont contribué à faire de la sous-traitance aux chantiers navals, une sous-traitance structurelle. A partir de 1995, les chantiers navals, optent pour une sous-traitance globale. Ils se recentrent sur les métiers de la coque métal-lique et confient ensuite à des entreprises sous-traitantes des zones entières du navire. Depuis, la direction des Chantiers a réaffirmé sa volonté de développer la sous-traitance. Sur le Queen Mary 2, la sous-traitance était massive et le don-neur d’ordres favorisait une « sous-traitance exotique » (Tripier, 2004 : 176). En décembre 2006, le directeur des achats annonçait dans le journal interne de l’entreprise : « Les sous-traitances vont être généralisées ». Dans ce cadre, les effectifs des ouvriers « maison » sont passés de 2770 en 1995 (sur un ensemble de 4456 salariés) à 1554 en 2006 (sur 3622 salariés). Cette chute des effectifs est dépendante d’une part des non-remplacements des départs en retraite et, d’autre part, des plans de départs volontaires qui ont été mis en place à plu-sieurs reprises (acceptés par 250 salariés en 2010). Les récents rachats succes-sifs de l’entreprise témoignent également du maintien difficile de la construction navale à Saint-Nazaire : propriété d’Alstom jusqu’en 2006, les Chantiers ont été rachetés par Aker Yards (un groupe norvégien) en 2006, puis par STX (un groupe coréen) en 2008. De plus, l’Etat est intervenu pour « sauver » l’industrie de la navale : depuis 2008, l’Etat français est actionnaire à 33,24% de STX France.

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361 – La fragmentation des conditions ouvrières : le statut favorable des ouvriers « Chantiers ».

Lesmodesdegestiondemain-d’œuvreauxchantiersnavalsfontcoexis-terdesouvriersdontles«intégrationsprofessionnelles»(Paugam,2000)sonttrèshétérogènes.Danscecadre,lesouvriersdel’entreprisedonneused’ordres formentun«noyaustable»desalariés.Mêmesi leur statutestremis en cause par les évolutions de l’organisation de la production, ilssont des ouvriers « privilégiés » aux yeux des ouvriers extérieurs. Leurpositionestenviéesurlesiteparcequ’ilstravaillentauseind’uneentre-prisequileurpermetuneinscriptiondurabledansl’emploi,qu’ilsbéné-ficientdesprotectionsoffertesparcettegrandeentreprise,etqu’ilsjouis-sentdeconditionsdetravailspécifiques.

1.1 Les « Chantiers », des « fonctionnaires » ?

L’entreprisedonneused’ordresrecruteprincipalementsessalariésenCDI.Laplupartdessalariés«Chantiers»débutentauxchantiersnavalsparunemissiond’intérim,missionquifonctionnecomme«unesortedelonguepérioded’essai»(Roinsard,2012:202)avantl’embaucheenCDI.Cette«normeduCDI»permetàcesouvriersuneinsertiondurabledansl’em-ploi.DécrocheruneplaceauxChantiersc’estdonclagarantied’unesta-bilitédel’emploicommel’exprimeDavid,ouvrier«Chantier»,dontlepèreetlegrand-pèretravaillaientdéjàauxchantiersnavals:

« Et comment vous êtes arrivé aux Chantiers ?Ah ! Je suis allé aux Chantiers parce que je voulais y rentrer. Tout simplement pour avoir la sécurité de l’emploi comme les fonctionnaires ! [rires] Après dix-quinze ans d’intérim ça devenait terrible […]. Et puis c’est ce que je disais tout à l’heure, il y a la sécurité de l’emploi. On rentre aux Chantiers, on se dit quand même, on n’est pas fonctionnaire, mais quand même pas loin ! »

(David, 40 ans, ouvrier « Chantier », juillet 2007)

Lacomparaisonaveclesfonctionnaires,répanduedanslediscoursdesouvriers«Chantiers»,n’estpasanodinedans le secteur industrielprivétandisque « laprobabilitédes salariésdeperdre leur emploi etde fairel’expérienceduchômageafortementaugmenté»(Paugam,2000:79).

De même, aux yeux du personnel extérieur, qui travaille dans desentreprises sous-traitantes, cette norme d’emploi donne aux ouvriers«Chantiers»unstatutde«privilégiés».Cesdifférencesdestatutsentre« Chantiers » et sous-traitants ont toujours existé (car la constructionnavale a toujours eu recours à la sous-traitance), mais elles apparaissentrenforcées par lamultiplicationdes entreprises sous-traitantes sur le siteindustriel:

« On avait aussi des différences aussi comme ça avant, on a quand même tou-jours été considéré un peu nantis aux Chantiers, encore un peu plus mainte-nant. »

(Michel, 58 ans, technicien « Chantier », élu CFDT, octobre 2008)

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6. Ces ouvriers sous-trai-tants ne représentent pas l’ensemble de la population sous-traitante, caractérisée plutôt par sa flexibilité (selon la CGT, près de 80% des sous-traitants ont des conditions d’emploi précaires). Cependant, parmi les ouvriers sous-traitants enquêtés, certains s’estiment « mieux lotis » que les « Chantiers » : Jean, 37 ans est tuyauteur-soudeur dans un grand groupe industriel et son coefficient salarial est de 255 alors que, à niveau égal de qualification, les ouvriers « Chantiers » sont au coefficient 190 ; de même, selon Alberto, un ouvrier italien en Cdi dans son entreprise Italienne : « Je connais pas les prix de Aker [le donneur d’ordres de 2006 à 2008] mais je crois pas que ce sont des prix… c’est clair que nous on gagne plus que les gars d’Aker. » (Alberto, 49 ans, ouvrier sous-traitant, Italien)

Si lesouvriers«Chantiers» sontperçuscommedes«nantis»,c’estdoncparcequ’ilscohabitentavecdesouvriersextérieurs,dontlescondi-tionsd’emploisontmoinsavantageuses.Cependant,certainsouvriersdelasous-traitancesont«mieuxlotis»queles«Chantiers»: ilsdisposentd’un emploi stable dans de grands groupes industriels et bénéficient desalairesplusavantageuxquelesouvriers«Chantiers»6.Malgrétout, lesouvriers«Chantiers»fontfigurede«fonctionnaires»surlesiteindus-triel.

Cetteinscriptiondansl’emploistablegarantieparledonneurd’ordrescontribue au prestige de l’entreprise.Thomas, serrurier, avait postulé àl’âgede20ansmaisn’estentréauxChantiersqu’à32ans:

« Et à 20 ans, vous aviez envie de rentrer aux Chantiers ?J’avais envie.Pourquoi ?L’image de marque Chantiers était bien déjà tablée. Et on était sûr de faire la pérennité de notre famille. Au niveau pécuniaire, tous les mois on aurait eu un salaire, tous les mois ci, tous les mois ça… »

(Thomas, 40 ans, ouvrier « Chantier », juin 2006)

« L’image de marque » de l’entreprise contribue à faire des ouvriers«Chantiers»ungroupede«nantis»,de«privilégiés»,de«fonctionnaires».

1.2. Les « avantages maison »

«L’imagedemarque»dudonneurd’ordrestientégalementauxavantagessalariauxqueconfèrent les grandes entreprises.Cesdernièresoffrent eneffetdesgarantiesetdesprotectionsauxsalariésparleurs«avantagesmai-son»(Pinçon,1987:71).AuxChantiers,cesavantagessontlessuivants:un treizièmemois de salaire, des primes variées, unemutuelle de santépriseenchargeparl’entreprise,etc.Laprimedetravailsalissant,distribuéeauxouvriersparleurhiérarchielorsqu’ilsontréaliséunetâchedansunezonede travailparticulièrement sale, fournitunbonexempledesdiffé-rencesdestatutsentreouvriers«Chantiers»etouvrierssous-traitants:

« Quelles sont les relations entre les gars Chantiers et les gars en sous-traitance ?Gary : Elles sont vachement ambigües ces relations. La direction fait tellement… Comment expliquer ça ? Nous on est un peu montrés du doigt en tant que nantis on va dire. On a quelques accords d’entreprise, on a un peu d’acquis, on a un vestiaire… c’est des choses qui paraissent complètement…Alexis : Les douches, un vestiaire c’est obligatoire !Gary : Nous le travail qu’on a, on a des primes de travail salissant… Si on a fait un travail sale, le chef on va pouvoir aller le voir – ça fait encore partie des relations qu’on a entre chefs et ouvriers – on va pouvoir lui demander une prime de douche, on va pouvoir lui demander parce qu’on a eu un travail dégueulasse. La plupart des sous-traitants arrivent ici en bleu, quand ils arrivent le lundi matin il est propre, mais quand ils repartent le vendredi leurs bleus ils sont dégueulasses, ils sont plein de graisse… »

(Alexis, 40 ans, et Gary, 35 ans, ouvriers « Chantiers », élus CGT, mars 2010)

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38Par lesprimesdont ilsbénéficient, lesavantages salariaux,maisaussiles conditions de travail (le vestiaire, les douches), les ouvriers « Chan-tiers»sont,làencore,perçuscommedes«nantis».

L’implantationsyndicaleparticipeaussiaumaintiend’unestrated’ou-vriersstables.Alorsque«lamain-d’œuvrepériphériquen’estpresquepasorganisée syndicalement » (Durand, 2004 : 198), les syndicats « Chan-tiers»restentrelativementpuissantsetgarantissentcertainesprotections7.A l’inverse, les entreprises sous-traitantes disposent d’une faible implan-tationsyndicale(à l’exceptiondesgrandsgroupes industrielsde lasous-traitance)8:

 « Et il n’y a pas de syndicats dans ces boîtes là [les entreprises sous-traitantes] ?D’abord, les entreprises sous-traitantes c’est souvent des structures plus petites avec une implantation syndicale inexistante. Il n’y a pas d’organisation syndicale dans 90% des cas. Le pire c’est les entreprises qui viennent des pays étrangers. Parce qu’il y a des pressions qui sont liées… y compris les Polonais, il y a des pressions qui sont liées à la famille qui est restée dans le pays d’origine : «Bouge pas le petit doigt parce que sinon on te renvoie chez toi et on va te virer». Il y en a quelques-uns qui ont témoigné de ça. »

(Jean-Michel, 45 ans, dessinateur « Chantier », élu Force Ouvrière, mars 2007)

Lesouvriers«Chantiers»disposentderessourcespourdéfendreleursta-tut.SergePaugamamontrécommentlessyndicatsparticipentàlatransmissiond’un«espritmaison»pourlesagentsEDF(Paugam,2000:159).Parcequ’ilsassurentlatransmissiondel’histoirecollectivedel’entreprise,etqu’ilsprotègentlestatutdesouvriersmaison,lessyndicatsdeschantiersnavalscontribuentàlaconstruction,etaumaintien,d’uneidentitécollective«Chantiers».

1.3. Travail ouvrier et conditions de travail

Parleurrapportautravailégalement,lesouvriers«Chantiers»sedistin-guentdetouteunefranged’ouvrierssous-traitantsdontlesconditionsdetravailpeuventêtremarquéesparunepénibilitéplusimportante.

Les ouvriers « Chantiers » exercent des métiers traditionnels de laconstruction navale (ajusteur-traceur, charpentier fer, soudeur). Cesmétiersdelamétallurgiesontvalorisésparcequ’ils’agitdepostesd’ou-vriers qualifiés et qu’ils sollicitent un fort engagement physique et descompétences en lecturedeplans.Leur travail bénéficie aussi d’unpres-tigeimportantparl’imagepositivedelaproductionàlaquelleilspartici-pent:lespaquebotsdeluxeessentiellement.Dansl’ensemble,lesouvriers«Chantiers » tirentdes formesde satisfaction au travail et s’y engagentfortementparladépensephysiquequ’ilimplique,parleurappartenanceàunegrandeentrepriseetparlafiertéqueleurprocurentlesproduitsfinis.

Certains ouvriers sous-traitants exercent eux aussi desmétiers pres-tigieux puisqu’une partie de la sous-traitance de spécialité est dédiéeà l’aménagement des navires (les marbriers en fournissent un bonexemple 9). Cependant, les ouvriers des entreprises extérieures, et plus

.

7. Le taux de syndicalisation dans l’entreprise donneuse d’ordres s’élève à un peu plus de 10% tandis qu’en France, il se stabilise autour de 8%, et est inférieur à 5% pour les ouvriers des entre-prises privées entre 2001 et 2005 (Wolff, 2008)

8. C’est pourquoi a été créée en 1999 l’USM CGT (Union des syndicats de la métallurgie), union du syndicat de l’entreprise donneuse d’ordres, du syndicat des intérimaires et des syndicats des sous-trai-tants, dont la revendication principale est « Un site = un statut ». Sur ce point, voir Pernot, 2008

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9. Ils posent le marbre dans les locaux les plus prestigieux du navire : casinos, salles de restaurant, halls etc. Les marbriers que j’ai rencontrés étaient des ouvriers Portugais.

10. En 2007, pour 2 700 salariés « Chantiers » (dont un millier d’ouvriers) il y avait plus de 6 000 sous-traitants sur le site.

encorelesouvriersétrangers,sontlesseulsquisontsollicitéspourle«saleboulot », celui «dontondevrait avoirunpeuhonte » (Hughes,1997 :5).Ilnefautpasenconclurequetouslesouvriersétrangersexercentdesmétiersenbasdelahiérarchieouvrière,maisle«saleboulot»esteffec-tuéuniquementpardesouvriersétrangers.Lesmétiersouvrierséclairentdonc les distinctions entre « Chantiers », sous-traitants, et sous-traitantsétrangers.

Deplus, lesouvriersmaison jouissentdeconditionsde travail favo-rablescommemelesuggéraituneouvrièresous-traitante:

« Les gars Chantiers sont des privilégiés ! Nous on n’a pas de beaux bleus comme vous ! [Alors que je portais un bleu estampillé « Chantier »] »

(journal de terrain, mars 2006)

La segmentation du marché du travail implique des conditions detravail souvent peu satisfaisantes pour les sous-traitants.Tandis que lesouvriers«Chantiers»disposentd’outilsetd’équipementsfournisparleurentreprise,lematérieldessalariés«périphériques»estsouventinadéquat.L’analyse de Nicolas Jounin sur les ouvriers du bâtiment le confirme :«Les sous-traitantset les intérimairesontgénéralementmoinsdedroitsque les ouvriers de l’entreprise générale, etmoins de possibilités de lesfairevaloir»(Jounin,2008a:195).NicolasJouninmetégalementenévi-dencelesdifférenciationsdesconditionsdetravailselonlanationalitédesouvriers.Aborddesnavires,alorsque laplupartdesouvriers travaillentenbleu,j’aivucertainssous-traitantsétrangersenblue-jean,parfoissanscasquesouavecdeséquipementsdeprotectionpérimés.

Matériellementetsymboliquement,lesouvriers«Chantiers»consti-tuent une frange d’ouvriers stables, voire même privilégiés, malgré lescrisesquetraverserégulièrementl’industriedelanavaleetlesmodesdegestiondemain-d’œuvreassociés.

2 – Les effets de la sous-traitance sur les relations de travail

La sous-traitance structurelle dans une industrie cyclique implique de«nouvelles»relationsdetravailpourlesouvriers.Bienquecesrelationsnesoientpasfoncièrementnouvellespuisquelasous-traitanceatoujoursexistédanslaconstructionnavale,ellessontperçuescommetellesparlesouvriersauvudel’évolutiondunombredesous-traitants10.Lesinterdépendancesentre « Chantiers » et sous-traitants sont complexes et ambivalentes, à lamanièredesétablisetmarginauxétudiésparNorbertEliasetJohnL.Scot-son(Elias,Scotson,1997).Ellesoscillententrecoopérationsetconflits.

2.1. « si le travail est mal fait » : dévalorisation réciproque entre « Chantiers » et sous-traitants

Mes observations des relations de travail m’ont permis d’identifier unmécanismededévalorisation réciproque à l’œuvre entre, d’unepart, les

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40ouvriersnationauxet lesouvriersétrangerset,d’autrepart, les «Chan-tiers » et les sous-traitants.Oncomprend relativementbien la tendancedes « privilégiés » à dévaloriser le travail des autres ouvriers, qui pour-raient remettre en cause leur statut justement.Mais cette dévalorisationest réciproqueet lesouvriers sous-traitants,nationauxcommeétrangers,«résistent»faceauxouvriers«Chantiers».

Detelsconflitssedonnentàvoirenpremierlieudanslesinteractionsentrelesouvriers«Chantiers»etlesouvriersétrangersàtraversdespro-poscomme« si le travailestmal fait…».Auxyeuxdesouvriersnatio-naux,lesouvriersétrangerstravaillentcertesvite,maismal.Cependant,lesouvriersétrangersrésistentàcesformesdedévalorisationd’abordpardes«contestationssilencieuses»(Jounin,2008b)quipassentparlevold’outilsoulefaitdefeindreunenonconnaissancedelalangue11.Dansleursdis-courségalement,ilsstigmatisentlesouvriersnationaux.Dupointdevuedesouvriersétrangers,lesouvriersfrançaisseraientdes«feignants»:

« […] Parce que, on travaille bien et vite. Alors les Français…Les Français travaillent moins vite ?Ca fait pause. Cigarette…Vous ne prenez pas de pause vous ?Non. Une heure pour manger à midi, c’est tout.Vous n’arrêtez jamais pour prendre un café ?Non, non. Eux à 9h arrêtés, jusqu’à 9h30. Un café, une cigarette… Nous non ! »

(Brojan, 29 ans, ouvrier sous-traitant, Croate, avril 2010)

« Ils savent qu’ils ont 35 heures à faire. Et, toutes les dix minutes ils font une pause. Bonjour par ci, bonjour par là, un café, tiens on va fumer une clope ? Et la journée se termine comme ça »

(Marcello, 36 ans, ouvrier sous-traitant, Italien, mars 2007)

Ils dévalorisent ici les ouvriers nationaux du fait de leur usage dutemps dans le travail, ici à travers la question des pauses.Aux yeux desouvriersextérieurs,lespausesprisesparlesouvriersmaisonfonctionnentcomme un révélateur de leur manque d’investissement dans le travail.Cettereprésentationde«l’ouvrierfrançais»entreencontradictionaveclamanièredontlesouvriers«Chantiers»valorisentladépensephysique(Schwartz,1990).Lareprésentationqu’ontlesouvriersétrangersduchô-mageenFrancerenforceégalementcesentimentdedévalorisation:

« Le chômage, le chômage ici en France… tu veux travailler, tu trouves du tra-vail ! Mais il y en a beaucoup qui profitent du système. Donc c’est vrai quelqu’un qui veut pas changer son métier et tout ça… Mais quelqu’un qui veux travailler il trouvera toujours du travail. Moi j’en trouve plein ! Plein ! J’en refuse même ! [Il fait des travaux non déclarés en plus de son travail aux chantiers] Et il y a beaucoup de Français…, je dis ça parce que je paye des impôts tout ça, et je trouve que les impôts sont beaucoup augmentés »

(Vladi, 50 ans, ouvrier sous-traitant, Russe, janvier 2007)

11. Les ouvriers étrangers ne parlent pas tous le fran-çais ou l’anglais. Cependant, le fait de feindre l’incom-préhension linguistique est une pratique relativement courante selon les supervi-seurs que j’ai rencontrés.

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12. Aker Yards est le nom de l’entreprise donneuse d’ordres qui exploitait les chantiers navals de 2006 à 2008.

LeregardquelesouvriersétrangersposentsurlechômageenFrance,qui semblesuggérerque lesouvriers françaischoisiraient leurconditiondechômeur,associelàencorelestravailleursfrançaisàdes«fainéants».

Cette dévalorisation réciproque ne caractérise pas uniquement lesrelationsentrenationauxetétrangersautravail,ellesedonneaussiàvoirdans les interdépendances entre lesouvriers «Chantiers » et l’ensembledesouvrierssous-traitantsconcernantlasécurité.Lesouvriersmaisononttendance à critiquer les comportementsdangereuxet irresponsablesdessous-traitantsconcernantlasécuritéautravail(Jounin,2008).Al’inverse,lesouvrierssous-traitantsreprochentàl’entreprisedonneused’ordreslestolérances accordées aux ouvriers « Chantiers » vis-à-vis des règles desécurité.Seloneux,lesouvriers«Chantiers»sontmoinsvisésparlescar-tonsjaunes,quisanctionnentlesouvriersquineportentparleurséquipe-mentsdeprotection:

« Ils ne les mettent pas à leurs gars ! Moi j’en ai pris un une fois. J’étais dans un magasin à Aker 12. Je sors et j’étais juste devant en train de lire alors j’enlève mes lunettes. L’autre il est arrivé comme ça et carton jaune ! […] Oui ! Et puis à coté de ça y avait un groupe de personnes «Chantiers», des ouvriers d’Aker et ils n’avaient pas leurs lunettes ! Alors je lui ai dit : «pourquoi vous ne leur mettez pas le carton jaune ?» Le gars il me dit qu’il fait ce qu’il veut et que ce n’est pas pareil. Je ne sais pas moi mais faut être raisonnable quand même ! »

(Clément, 37 ans, ouvrier sous-traitant, avril 2007)

Lesregardscroisésentresous-traitantset«Chantiers»témoignentdelacomplexitédes relationsde travail entredesouvriers aux statutspro-fessionnels fortementdifférenciés.Si lesouvriers «Chantiers » semblent« faire la loi»àborddesnaviresenconstruction, lesouvriers sous-trai-tantssedéfendentencritiquantletravaildessalariésdudonneurd’ordres.Cette dévalorisation est similaire à celle mise en évidence par BrunoMahoucheàproposdesréparateursdelignestéléphoniques:lesstatutairesaccusentlesautresdemaltravailler;pourlesnon-statutaires,lesstatutairessontdesfonctionnaires(Mahouche,2010).Auxchantiersnavals,ladistinc-tionentreétrangersetnationauxvientamplifiercemécanisme.

2.2. Les formes de coopération dans le travail

Sil’éclatementdesstatutsd’emploidansl’industriecontemporainesemblemettre en concurrence les salariés et conduire à des formes de conflitsentrelesouvriers,ilexistetoutefoisunecoopérationtechniqueetmaté-rielleentre«Chantiers»etsous-traitants.L’universdu«bord»,propreàla constructionnavale,place lesouvriersdansunmêmeenvironnementdetravail,contrairementàl’industrieautomobileparexempleoùlessous-traitants travaillent dans leurs propres ateliers.Cette nécessaire coopéra-tiontechniqueetmatérielle-et«l’obligationd’entraide»entreouvriers(Brochier,2011:23)-passeparlestransmissionsde«coupsdemain»etd’astuces, leprêtdesoutils, lesdiscussionsdetravailet lesrésolutionsdeproblèmestechniquessanspasserparlahiérarchie.

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42Cettecoopérationdans letravailn’occultecependantpas lepouvoirsymboliquedesouvriers«Chantiers»vis-à-visdesouvrierssous-traitants.Ils s’estimenteneffetprioritairesdans le travailcommelemontreTho-mas,unouvrier«Chantier»:

«  Ça se passe bien avec les sous-traitants ?Ça se passe bien parce qu’ils tiennent à garder leur place. Et moi, Chantier, je suis prioritaire. Je m’octroie des… Même aujourd’hui, je me suis octroyé des gestes, une position que je n’aurais normalement pas dû prendre. […] J’ai été voir di-rectement le sous-traitant. Je crois que c’était un Polonais. Avec les mains, je lui ai demandé si c’était son lot, il m’a dit oui. Je lui ai demandé de mettre ça propre.Et il l’a fait ?Oui, ils ne veulent surtout pas faire mal. Ils veulent pas faire de bruit tout en préservant leur travail. »

(Thomas, 40 ans, ouvrier « Chantier », juin 2006)

Lesouvriersdel’entreprisedonneused’ordresdisposentdepetitspouvoirssurlesouvriersd’autresentreprises,etd’autantpluslorsqu’ils’agitdesouvriersétrangers.Cespouvoirsleurconfèrentuneautoritésymboliquepuisqu’ilsdon-nentdesconsignesdirectementauxouvriersextérieurs,sanspasserparlahié-rarchie,ounerespectentpaslacoordinationprévuedestravaux.

On aperçoit également des formes de coopération entre « Chan-tiers»etsous-traitantsàtraverslesrésistancesorganiséesparlesouvriers«Chantiers»poursoutenirlesouvrierssous-traitants(etplusparticuliè-rement lesouvriersétrangers). Ilsont,parexemple, initiéet soutenu lesmanifestations desouvriers étrangers dans des cas denonpaiementdessalaires13.Maiscesinitiativesvisentégalementàdéfendrelestatutmêmedesouvriers«Chantiers»:

« On se bat pour que ces gens là aient le même statut que nous et que quand ils auront le même statut, notre patron il aura plus besoin d’aller les chercher quoi… Il n’y a plus lieu d’aller les chercher. »

(Alexis, 40 ans, charpentier fer « Chantier », élu CGT, mars 2010)

Cetextraitd’entretientémoignedelapositionambigüedesouvriers«Chantiers»vis-à-visdesouvrierssous-traitants.Ildonnedesindicessurlerapportàl’emploidesouvriers«Chantiers»,quejevaisdésormaisana-lyser.

3 – Des stables en crise(s) : le rapport à l’avenir des ouvriers « Chantiers »

Lafragmentationdesstatutsd’emploicomplexifielesrelationsdetravailentre ouvriers. Leurs expériences au travail, dans une entreprise où lescrisessesuccèdent,façonnentdeplusuntypederapportàl’emploimar-quéparl’incertitudechezlesouvriers«Chantiers».Lesattitudesvis-à-visde l’avenir de la constructionnavalediffèrent selon la trajectoire socio-professionnelledesouvriers:unepartiedesouvriers«Chantiers»semble

13. Entre 2003, des équipes de travailleurs Indiens, Roumains et Grecs se sont mises en grève pour non paiement de leurs salaires. L’USM-CGT a initié et sou-tenu ces mouvements et certains ouvriers « Chan-tiers » y ont participé.

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43 confiantequantàl’avenirdeleurentreprise;lesautresontpeurdulen-demainetcritiquentviolemmentlesmodesdegestiondemain-d’œuvreauxchantiersnavals.

3.1. « Ca fait soixante-dix ans que les Chantiers doivent fermer et ils sont toujours là! »

Malgrélescrisesrégulièresdanslaconstructionnavale,touteunefrangedesouvriers«Chantiers»nesemblepas inquiètepour l’avenirde l’en-treprise.Cesontdesouvriersavecunfortancragelocalquipeuventfairevaloir un « capital d’autochtonie » (Retière, 2003). Ils détiennent uneconnaissance approfondie sur l’industriede lanavale et sur l’histoiredel’entreprise.Pourcesouvriersnazairiens,l’incertitudepropreàl’industriedelanavaleestréelle,maisellenemenacepasleursemplois:

« Ca fait des années qu’on entend que le Chantier ça va fermer, fermer, fermer. Et ils sont toujours là ! Moi je ne m’inquiète pas pour ça »

(Luc, 39 ans, ouvrier « Chantier », février 2006)

« Ca fait soixante-dix ans que les Chantiers doivent fermer et ils sont toujours là ! Faut pas écouter ce genre de trucs… »

(Cédric, 25 ans, ouvrier « Chantier », février 2006)

Ces ouvriers stables et confiants détiennent effectivement uneconnaissance fine de l’histoire des chantiers navals par leur intégra-tionprofessionnelleauxChantiersetpar leurhéritage familial.Eneffet,les ouvriers qui s’estiment protégés sont majoritairement ceux qui ontune expérience longue au sein de l’entreprise : ils sont entrés rapide-ment aux Chantiers après l’obtention d’un diplôme professionnel danslamétallurgie et y ont fait leur carrière complète. Ilsmettent en avantun certain attachement à l’entreprise qu’ils estiment pérenne. Certainsjeunes ouvriers insérés depuis moins longtemps aux Chantiers, commeCédric,tiennentégalementundiscoursconfiantvis-à-visdel’avenirdelaconstructionnavalecarleursparentsougrands-parentsonttravaillédansl’entreprise.Puisquel’histoireprofessionnelledeleursparentsmontrequelacriseestroutinedanslaconstructionnavale,cesjeunesouvriersintério-risentl’incertitude.L’ancragelocaletfamilialconfèreauxtravailleursdesformesdeconfiancemalgrélasituationincertainedel’entreprise.

3.2. L’incertitude du lendemain

Al’inverse,certainsouvriers«Chantiers»s’inquiètentdudéveloppementdelasous-traitanceetdesrachatssuccessifsdel’entreprise.Lesboulever-sementsdeleurentrepriseparticipentseloneuxau«grignotagedeleurstatut»(Linhart,Maruani,1982:31).Ilssoupçonnentleuractivitéprofes-sionnelledepouvoirêtreprochainementsous-traitée,lesexcluantalorsdustatutfavorablequej’aidécritprécédemment.Commel’aformuléJean-MariePernot,«auxChantiers,l’inquiétudeaunnom:lasous-traitance.Commeun cancer, c’est elle qui ronge la vie de travail, avec son alliéel’intérim»(Pernot,2008:26).

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44Lapeurdulendemaincaractériseunefranged’ouvriersdontlestra-jectoiresprofessionnellesontétéplusmorcelées.Jean-Pauladécrochétar-divementunCDIauxChantiersaprèsavoirexercédes«petits»boulotsdansdifférentssecteurs(restauration,bâtiment,etc.):

« Là vous ne conseillerez à personne de rentrer aux Chantiers ?Non personne. Surtout pas un jeune. Ça va fermer.Ah vous pensez que ça va fermer ?Ouais, c’est une question de temps. Ça va fermer.Pourquoi vous pensez ça ?Pour moi c’est inévitable.Parce que ça tourne pas bien ?Il y a à peu près deux ou trois ans on disait qu’on allait garder une cellule et tout baser sur la tôlerie, mais petit à petit tous les autres corps de métiers, on va sous-traiter. Bah vas voir le nombre de tôliers qu’il reste maintenant à bord ! Il n’y a plus de tôliers. Je sais pas combien ils sont, mais avec tous les anciens qui sont partis avec l’amiante et les postes qui sont pas renouvelés, c’est fini. La tôlerie, on va chercher des Polonais, on va chercher des Portugais, que ce soit pour la tôlerie ou autre chose d’ailleurs. Donc bah, c’est terminé quoi. Les autres corps de métiers c’est pareil, tout ça c’est sous-traité. Nous, on nous a dit qu’on allait garder un petit noyau pour faire les portes. Même les escaliers que nous on est en train de monter, c’est terminé, ils veulent pas garder ça. On va dire… une dizaine d’années et ce sera déjà beaucoup. »

(Jean-Paul, 47 ans, ouvrier « Chantier », mai 2006)

Lapremièresourced’inquiétudedecesouvriers«Chantiers»résidedans laplaceprisepar la sous-traitance : seloneux, elle empiète sur lesactivitésdu«noyaustable».

Ces peurs du lendemain impliquent parfois des formes de racismelorsqu’ilestquestiondelasous-traitanceétrangèrecar,auxyeuxdecer-tainsouvriers«Chantiers»,lesétrangersleur«piqueraient»leursemplois.Ainsi,unepartiedesouvriers«Chantiers»s’inquiètedelamanièredontl’entreprisemetenconcurrencelessalariés:

« On a eu les Indiens, les Polonais etc. Ce qui a bloqué un peu c’est au niveau salarial. Employer des personnes à quatre euros c’est facile. Surtout qu’ils ont eu des problèmes pour se faire payer… Au départ il y a eu des paroles dites, ça c’est certain. Mais vu les problèmes qu’ils ont eu après… […] Maintenant c’est facile pour un patron de payer des gens quatre euros mais ça fait pas travailler les gens de la région. Je pense qu’ils devraient faire travailler les gens de la région avant tout. Après on en revient sur la qualité. Beaucoup de choses ont été à re-faire. On n’a pas du tout la même façon de travailler. Il y a des incompréhensions par rapport à la langue déjà, par rapport aux plans. […] On a toujours eu des Italiens, des Anglais, là ça passait. Mais prendre le travail, excusez-moi l’expression, alors que sur place on a du chômage. Tout ça pour les payer moins cher ! »

(Pierre, 40 ans, ouvrier « Chantier », mars 2007)

Cediscoursmontrequelaquestionduracismeouvrierestcomplexe(Beaud etPialoux, 2006) carPierremet en évidence l’ambivalence des

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45 nationauxvis-à-visdesétrangers:d’unepart,ilpointelesdifficultésquerencontrent les ouvriers sous-traitants étrangers (en termes de salairesetderespectdudroitdutravailfrançais)et,d’autrepart,ilstigmatiselesouvriersétrangersquiviennent«prendreletravail»desouvriersnatio-naux.Cette ambigüité caractérise lamanièredont les ouvriers «Chan-tiers»sereprésententlaprésencedesouvriersétrangers.

Il est relativement rare que les relations entreouvriers nationaux etouvriers étrangers aux chantiers navals prennent la forme de conflitsouverts. Les ouvriers qui ont tendance à s’en prendre fortement auxétrangers sont les ouvriers « les plus faibles » comme l’a rappelé Phi-lippeBataille(Bataille,1997:146).Lesproposd’Agnès,uneouvrièrequis’estimemal reconnuedans son travail, etqui a souffertdenombreusesdifficultésavecsahiérarchie,l’illustrent:

« Ces Polonais, tout, ça qui commencent à venir prendre notre boulot… Main-tenant, on leur fait comprendre qu’on est chez nous. »

(Agnès, 27 ans, ouvrière « Chantier », mai 2006)

Lesouvriers«Chantiers»quis’inquiètentdel’avenirdel’entrepriseetdelaprésencedesouvriersétrangers sontdes salariésauxtrajectoires sociopro-fessionnellesheurtées:leurinscriptiondansl’emploidurables’estfaitetardi-vementou ils tirentpeude satisfactionsde leur travail.SelonNouriaOuali«leracismeconstitueundesmodesd’expressiondestensionsquitraversentlemondedutravail»(Ouali,2009:99).Lesouvriersquisubissentplusfortementlesévolutionsdutravailsontainsilespluscritiquesvis-à-visdesétrangers.

Conclusion

L’objectifdecetarticleétaitdemontrerleseffetsdescrisessuccessivessurle travail et l’emploidesouvriers lesplus stablesde la grande industrie.Dansletravail,lesouvriers«Chantiers»doiventdésormais«faireavec»desrelationsdetravailaveclesouvrierssous-traitantsetlesétrangersquisont,onl’avu,complexesetambivalentes.Certes,desformesdecoopéra-tionexistententrelesdifférentssegmentsouvriersenprésence.Maisleursrelations peuvent également prendre la forme d’évitements, de dévalo-risations,deconflitsetc.Or,cesinterdépendancesinfluentsurlerapportàl’avenirdesouvriers:lasous-traitanceetlerecoursàlamain-d’œuvreétrangère transforment le rapport à l’emploi d’une partie des ouvriers«chantiers».Ilsapparaissentfinalementdéstabiliséspar«ladureépreuvedelaconcurrenceautravail»(Beaud,Pialoux,1999:62).Cettemiseenconcurrencedesouvrierspeutaussidonnerlieuàdesdiscoursracistesdelapartdesouvrierslesplusstablesvis-à-visdesétrangers.Leracismeauxchantiersnavalssemblesedévelopperentempsdecrisecommel’asug-géréPhilippeBataille:«Defaçonplusgénérale,lesdifférentescriseséco-nomiquesquiontponctuéledéveloppementindustriel sesonttoujoursrévéléspropicesàladiffusiondesentimentsxénophobes»(Bataille,1997:147). Dans une industrie comme la construction navale, où la crise estroutine,lesouvriersétrangerssontrégulièrementstigmatisés.

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46Danscecadre,lesouvriers«Chantiers»tententd’organiserladéfensede leur statutparplusieursvoies, laprincipale reposant sur les syndicatsrelativementpuissants implantésdans l’entreprise. Ilsparticipenteneffetau maintien du statut favorable des ouvriers « Chantiers ». De plus, ilsinitientetsoutiennentlesrevendicationsdesouvrierssous-traitantsnatio-nauxetdesouvriersétrangerspourleurassurerdemeilleuresconditionsdetravailetdesprotectionsvis-à-visdeleuremploi.Decefait,lessyndi-cats s’exposentauxcritiquesd’unepartiedesouvriers«Chantiers»quis’inquiètentdelaprésencedesétrangers.Letravaildesorganisationssyn-dicales,quiviseàobtenirunstatutuniquepourtouslesouvriersdusite,est donc remis en cause par une frange d’ouvriers stables. Cette ques-tiontémoignedesconséquencesdel’évolutiondesmodesdegestiondelamain-d’œuvreentempsdecrisesurl’activitésyndicale,quidisposedepeuderessourcespourunifierunmondeouvriertraversédetensionsetdedévalorisations.

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Giuseppina Caci (Belgique)11e Triennale de l’affiche politique, Mons 2011

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* Centre Pierre Naville, Université d’Evry-Val d’Essonne ; [email protected] et [email protected]

La crise ne date pas d’hier. Enquêtes parmi les cadres, ingénieurs

et techniciens (2001-2007)

Mélanie Guyonvarch et Gaëtan Flocco*

Résumé : La crise financière apparue en 2007 est souvent appréhendée comme un tournant majeur. Sans nier les impacts délétères qu’elle a pu exercer sur le travail et l’emploi, l’article montre que la rhétorique de crise est récurrente dans les entreprises. Pour cela, il s’appuie sur deux enquêtes réalisées auprès de salariés qualifiés entre 2001 et 2006 en France. L’analyse rappelle ainsi que les stratégies d’entreprise et les discours managériaux visaient déjà à adapter les salariés et les organisations à un contexte économique en permanence en crise. Elle observe également que l’économie apparaissait aux salariés comme complexe, inéluctable et naturelle, à l’image de la crise aujourd’hui, tandis que les tensions du travail étaient déjà l’œuvre.

Mots-clés : crise financière / discours managérial / rapport au travail / restructura-tion / stratégies d’entreprise

“The crisis”, a recurrent reference in the labor field

Abstract : The financial crisis, which has appeared in 2007, is often regarded as a major turning point. Without denying the deleterious impacts that have been caused on work and employment, the paper highlights that the crisis rhetoric is recurrent in the firms. With this aim in view, it relies on two surveys conducted amongst high skilled workers between 2001 and 2006 in France. The analysis reminds firms’ strategies and managerial discourse already aimed at adapting workers and organi-zations to an economical context in constant crisis. It also emphasized that economy appeared to the workers to be complicated, unavoidable and natural, as the today crisis, while labors tensions were already applied.

Key words : financial crisis / managerial discourse / commitment to work / com-pany restructuring / firm strategy

La crise économique et financière survenue en 2007 a eu des consé-quences durables sur le fonctionnement des marchés, des firmes et dumondedutravail:denombreusesentreprisesontmisenœuvredesplanssociaux ou ont eu recours au chômage technique, affectant les salariésdemanièrevariéeetaccentuant laprécarisationdutravail (Trémoulinas,2009).Les interprétationsde ses causes sontmultiples.Unensembledetravauxarguentqu’elleproviendraitd’unebulleimmobilièreapparueen2007 et qu’elle se serait progressivement diffusée à la sphère financièrepuis,pluslargement,à«l’économieréelle»(Aglietta,2008;Sapir,2008;Orléan,2009).Ilsmettentainsienexergueletournantmajeurconstitué

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50par l’enchaînement d’événements en2007-2008 (faillites debanques etd’organismesdecrédit,krachdesboursesmondiales,etc.)ayantconduità cette situation. D’autres approches avancent la thèse quasi inverse del’existenced’unecriselongueducapitalisme,survenueàlafindesannées1970,etdontladimensionfinancière–avecsescrisesàrépétition–seraitune conséquenceplutôt qu’une causepremière (Amiech, 2009 ;Géné-reux,2010;Jappe,2011;Kurz,2011).

Dans leprolongementde cette secondeexplication, cette crise 1nerelève-t-ellepasd’unerhétoriquebienantérieureà2007,nettementper-ceptibleàtravers lespratiquesorganisationnelleset lesdiscoursmanagé-riauxdesentreprises?L’articlemontrequelesdéstabilisationsdumondedu travail et de l’emploi n’ont pas attendu l’effondrement des placesfinancièresmondialespoursedéployeravecforceetparfoisviolence.Cesdernièresrévèleraientainsitoutautantdel’effondrementactueldecesys-tèmequedesaprospéritéantérieure.

Deuxenquêtesauprèsd’unecentainedesalariésqualifiés–managers,ingénieursettechniciens–ontétémenéesentre2001et2007dansdiverssecteurs en France (industrie pharmaceutique, conseil en management,énergie,aérospatiale,télécommunication).Ellesconfrontentunesituationde plans sociaux donnant lieu à des licenciements et une situation diteordinairedetravail(cf.«Repèresméthodologiques»).Onyperçoitunebanalisationde l’idéede crise etune tensionpermanenteprovenantdusystèmefinancier.Ceciengendredesformesmultiplesdefragilisations,ycomprisdansdessecteursditscompétitifsetpourdessalariéscensésêtrelesmieuxarméspours’adapteràsesexigences.

Lapremièrepartieanalyselafaçondontcetterhétoriquedecriseper-manentes’incarnedepuisplusieursdécenniesdanslespratiquesdesentre-prisesetlesdiscoursmanagériaux.Lasecondeexamineleseffetsproduitsparcetterhétoriquedecriseauprèsdesalariésqualifiésdegrandesentre-prises, illustrant à nouveau leur antériorité par rapport à la période de2007-2008.

repères méthodologiques : La présente analyse repose sur deux en-quêtes qualitatives réalisées auprès de salariés qualifiés, censés être les mieux adaptés aux pratiques et discours innovants des entreprises. Les entretiens ont été menés dans des situations dites « de routine » ou « ordinaires » et dans des situations de restructurations 2. La première enquête a été réalisée de 2001 à 2003 dans quatre grandes entreprises localisées en région pari-sienne. Ces entreprises appartiennent aux secteurs de l’industrie pétrolière, de l’électronique, de l’aérospatiale et de l’ingénierie nucléaire. 55 entretiens ont été réalisés avec des ingénieurs d’études, ingénieurs d’affaires, chefs de projet, analystes « marketing », experts en qualité ou encore des managers tels que des chefs de départements ou de direction.

1. Dans le sens commun, la notion de crise revêt plusieurs acceptions. Nous l’envisageons ici comme l’apparition d’une phase grave et de forte pertur-bation, voire de remise en question d’une tendance. C’est précisément cette signification qui est fré-quemment appliquée au domaine économique. Une crise économique désigne alors communément un affaissement brutal de la croissance économique, comme il a pu déjà s’en produire dans l’histoire du capitalisme (Clerc, 1999). La crise mondiale qui défraie la chronique depuis septembre 2008 relève de cette conception très largement partagée. Elle désigne l’éclatement d’une bulle financière et immobilière, ayant entraîné une récession économique dans la plupart des pays industrialisés.

2. José Allouche et Janine Freiche définissent les restructurations comme « un ensemble diversifié d’opérations de réorganisa-tions interne ou d’alliances avec d’autres partenaires, voulues ou subies, et qui entraînent des modifica-tions dans les configurations d’activités, les implantations géographiques, la structure du capital et l’emploi » (Allouche et Freiche, 2007 : p. 1). Nous ne considérons ici que des restructurations ayant donné lieu à des ré-ductions d’effectifs, ici dans le cadre de plans sociaux. Les autres entreprises, en situation dite de routine ou ordinaire ne se définissent ici que par le fait qu’elles ne sont pas en situation de plan social au moment de l’enquête.

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La deuxième enquête porte sur deux plans de licenciements collectifs. 69 entretiens ont été menés avec des cadres d’entreprise ou managers et des techniciens de recherche, tous licenciés pour motif économique. Ces plans sociaux sont intervenus entre 2003 et 2007 dans un grand groupe de l’indus-trie pharmaceutique et dans une Société de Services et d’Ingénierie Informa-tique (SSII). Les secteurs d’activité touchés appartiennent à des secteurs dits de pointe, réputés rentables au vu des normes en vigueur. Ces entreprises suppriment pourtant les emplois de salariés qualifiés, censés posséder les ressources adéquates pour «rebondir» face au licenciement.

Ces enquêtes ont eu essentiellement recours à des entretiens semi-directifs approfondis d’une durée comprise entre 1h30 et 3h. Le choix des enquêtés a été effectué selon des variables telles que l’âge, le sexe, le degré d’ancienneté, le niveau hiérarchique ou encore la fonction occupée. Les salariés étaient interrogés sur leur activité, son organisation, ainsi que sur leur rapport au travail et à l’entreprise. L’enquête en situation de routine a particulièrement insisté sur les points de vue portés par ces salariés sur l’économie actuelle, à l’image de la mondialisation de l’économie, des plans sociaux, des fusions ac-quisitions, des marchés financiers, du pouvoir des actionnaires, etc. L’enquête en situation de crise a quant à elle mis l’accent sur leurs perceptions de la perte d’emploi et des répercussions de celle-ci dans leur trajectoire sociopro-fessionnelle et personnelle.

Au cours de ces deux recherches, l’accès au terrain s’est effectué le plus sou-vent par l’intermédiaire de salariés que nous connaissions personnellement ou avec le concours de syndicalistes et de consultants. Ces « alliés », comme les appellent Stéphane Beaud et Florence Weber (1998), nous ont permis d’entrer en contact avec les responsables des ressources humaines et des comités d’entreprises des différentes organisations afin d’obtenir l’autorisation de réaliser une enquête au sein de leur organisation.

1 – De l’instabilité permanente dans les pratiques et les discours des entreprises

L’idée d’une crise permanente se manifeste en premier lieu au niveaudes stratégiesd’entrepriseetdesévolutionsde l’organisationdu travail :lamondialisationfinancièreconstitueàcetitrelatoiledefondindispen-sablepourcomprendrequelaréussitefinancièrepuisseproduiredessup-pressionsd’emplois,dansuncontextederestructurationsdecompétitivité.La rhétorique de crise s’exprime en second lieu à travers des discoursmanagériaux,induisantdesreprésentationsetdespratiquesdegestionderessourceshumainesparticulières.L’instabilitépermanenteestdoncanaly-séedanslecadredesstratégiesd’entrepriseensituationordinaire(1.1),decellesmenéesensituationderestructuration(1.2),ainsiquedesdiscoursmanagériaux(1.3).

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521.1. en situation ordinaire : les transformations incessantes des organisations

Depuislafindesannées1970,lesorientationsstratégiquesetl’organisa-tiondutravaildesentreprisessesontprofondémenttransformées.Pourlescomprendre, ilestnécessairede lesresituerdans lecontextedelamon-dialisationfinancière,exerçantunepressionsansprécédentsurlemondedutravailetdel’entreprise(Plihon,2004).Undiscoursdiffusinvoquedescontraintes extérieures inédites : le pouvoir des actionnaires, la concur-renceinternationaleouencorelacentralitéconféréeauxmarchésetauxclients.Cet ensemble de justifications s’impose commeune réponse audéclindesgrandestendancescaractérisantlecapitalismedesannées1945-1975 : une production de masse impulsée par l’offre, des entreprises àtailleplusréduite3,desmarchéslocauxetnationaux,desdirectionsd’en-treprisesnonatomiséesparl’actionnariat.

Leséconomiescapitalistessontentréesdansuneèrenouvelleàl’oréedesannées1980, suiteà l’épuisementdumodèle fordistedeproductionetde consommationdemasse.C’est àpartir de cettepériodeque s’estmiseenplacecequiestcommunémentappelélaglobalisationfinancière(Michalet, 2002). En France, de nouvelles politiques économiques ontencouragéledésengagementdel’Étatdansl’économieetontfavoriséladérèglementationfinancière.Ellessesontaccompagnéesdeprivatisationsqui ont transformé les orientations stratégiques des grandes entreprises.Ainsi, lerôledesactionnairesestdevenudeplusenplusimportantdanslepilotagedesentreprises,avecnotammentl’instaurationdela«gouver-nanced’entreprise»(Pérez,2002).Désormais,ceserontcesacteurs–sou-vent lointains et désincarnés – qui justifieront, dans les entreprises, desdécisionstrèsfluctuantesetparfoiscontradictoiresentreelles.

Les fusions-acquisitions se sont également multipliées au cours desdeux dernières décennies, ajoutant à la contrainte actionnariale cellede la concurrence internationale. Pour affronter cette dernière, la créa-tiondegrandesconcentrationscapitalistiquespermetdegagnerdespartsdemarché tout en visant à l’amélioration de la compétitivité en abais-sant les coûts de main-d’œuvre grâce aux délocalisations d’activités. Lalogique des filiales s’est considérablement développée, s’accompagnantd’unrecoursdeplusenplusfréquentàlacontractualisationinterneetàlasous-traitance.Enoutre,lesentreprisessesontrecentréessurleursacti-vitésdebase–«lecœurdemétier»–cequiafréquemmentgénérédesréductionsd’effectifsetdes reclassementsde salariés (Plihon,2004).Cesstratégiesd’entreprisesinéditesrépondentàunesituationdecrise,enten-dueausensd’uneadaptationpermanenteàunesériedecontraintesexté-rieuresissuesdelamondialisationfinancière.Lanécessitédeseconformeràcescontraintesextérieures semanifesteégalementauniveaumicroso-cial de l’organisation du travail, dont les maîtres-mots sont la réactivitéet la flexibilité.Dans les entreprises dehautes technologies étudiées, lescontraintesfinancièressontdésormaisdéclinéesauplusbasdeséchelonshiérarchiques. Elles prennent la forme d’objectifs que les salariés quali-fiés–managers,ingénieurs,techniciens–sedoiventd’atteindre,lessou-

3. C.-A. Michalet situe le début du développe-ment de grands groupes multinationaux à partir des années 1960, annonçant l’avènement d’une « confi-guration internationale du capitalisme » (2002).

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4. Selon François Dupuy, « nous sommes passés d’une période où les produits (biens ou services) étaient rares, à une période où ce sont les clients qui le sont » (Dupuy, 2005 : p. 11).

mettantdèslorsàuneobligationderésultats(Cousin,2004).Unmana-gertravaillantdansuneentreprisedelanceursdesatellites,résumebienlamanièredontcettetendancestructuresonactivité:

« J’ai deux objectifs à atteindre, en ce qui me concerne et les gens qui travaillent avec moi. C’est respecter des dates de lancement et des plannings. Donc c’est clair, quand on a dit « on lance le 20 juin », et bien il faut lancer le 20 juin, il ne s’agit pas de trouver des prétextes pour lancer le 21, ça c’est évident. Puis après, c’est la réduction des coûts, ce sont les deux moteurs. Les deux moteurs, chez moi, c’est la réduction des coûts et le respect de la date de lancement. »

(52 ans, directeur des opérations de lancement).

Ces contraintes inédites auxquelles les salariés doivent impérative-ment se soumettre s’incarnent également dans la prépondérance accor-dée au client.Alors que sous le modèle fordiste, l’offre déterminait lademandedanslecadred’uneproductionstandardiséetrèspeudiversifiée,aujourd’hui,lacontraintes’estquasimentinverséeetlesentreprisescher-chentàs’adapterauplusprèsdesexigencesdelademande4.

L’ensembledecesstratégiesetdecespratiquesorganisationnellesenvigueurdepuisaumoinstroisdécenniestémoignentbiendelanécessitédesentreprisesàs’adapteràunnouveaucontexteéconomique,celuidelamondialisationfinancière.Sicederniern’estpastoujoursdéfinidecettefaçon,ilreprésentepourtantbienunesituationdecriseéconomique,danslesensd’unétatinstableprésentécommelanorme,bienantérieureàlacrisefinancièreetéconomiquede2007.Cettepériodedecrise,envisagéesur un long terme depuis la fin des années 1970, marque en effet uneréelle rupture avec les caractéristiquesde la phase antérieuredu capita-lisme,entre1945et1975.Cettesituationdecriseestencoreplusmani-festelorsquelesentreprisesdecenouveaucapitalismeengagentdesres-tructurations.

1.2. en situation de restructuration : une invocation systématique de « l’instabilité des marchés »

Un autre aspect qui nuance l’idée d’une rupture entre la crise actuelleet lasituationantérieuredumondedutravailapparaît lorsqu’onanalyselesstratégiesdesentreprisesprocédantàdessuppressionsd’emploi.Nousnous situons ici dans le cas – restreint en nombre, mais primordial entermes de poids économique et financier – des firmes multinationalescotéessurlesmarchésfinanciersetemployantplusieursmilliersdesalariésdans différents pays du globe.Ces dernières sont soumises à lamise enplaced’un«PlandeSauvegardedel’Emploi»(PSE)régiparleCodeduTravail.Or,l’étudedestextesréglementairesdonnedesindicationssurlesjustificationsmisesenavantparlesdirectionsd’entreprisepourexpliquerladécisiondelicencier.

L’accentyestmissur«l’instabilitépermanente»desmarchésfinan-ciers. Ces justifications soulignent aussi plus largement l’ensemble des«risques»etdes« incertitudes»quipèsentaujourd’hui sur l’économie

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54mondialeet sur ledevenirde l’entreprise.L’acuitéde laconcurrenceetde la compétitivité internationale est également mise en exergue. Celaconduit ces entreprises à souligner la « nécessité » de consentir à des«sacrifices»entermesd’emploisafind’assurerla«survie»dugroupe.Ladéconstructiondeces argumentaireset l’analysedes justificationsénon-céesmontrent qu’il n’y a pas de caractère inévitable pour légitimer leslicenciements,maisquedeschoixdegestionensontàl’origine(T.Boyer,2003) 5.Celaestnettementvisibledans lesdeuxentreprisesen restruc-turation étudiées : le groupe pharmaceutique qui ferme son centre deRechercheetDéveloppementenantibiothérapiesoulignelanécessitédesauvegarder la compétitivité du groupe au niveau international. Sa sur-vieestencesensremiseencauseparlapertede « leadership »auquelilrisquerait, à moyen terme, d’être confronté. L’idée de crise est percep-tibleàtraversunerhétoriquede«guerreéconomiqueetfinancière»quisejoueraitentrelesgroupesdusecteur.Lecaractèrestratégiquedecetteréorganisationrésidedanslechoixdeserecentrersurlesactivitéslesplusprofitables(maladied’Alzheimer,oncologie,diabète,médicaments « block-busters » capablesdegénérerplusd’unmilliardd’eurosdechiffred’affairesparan)audétrimentdes«populationsnonsolvables»(lesvaccinsenvoyésenAfriqueprincipalement).Danslecasdelasociétédeconseil,l’activitéestfortementréduite,enraisondel’instabilitédumarchéetdelanéces-saireadaptationàlasituationdecriserésultantdesincertitudesquipèsentsur le secteur (crise de septembre 2001, caractère erratiquede l’activitéconseil,concurrenceforte).

Pources raisons,ces restructurationspeuventêtrequalifiéesd’offen-sives.Iln’existepasàproprementparlerdedonnéesattestantdeleurpartrelativeparmil’ensembledesréorganisationsd’entreprises.L’objectifn’estd’ailleurspas tant la représentativité statistiquedescasévoqués 6quedesoulignerl’importancedesquestionsquecelapose.

Premièrement, lesraisonsavancéespar lesdirectionsd’entreprises fontexplicitement référence, ou de façon à peine masquée, à une recherched’amélioration de la compétitivité. C’est pourquoi, tout en affirmant lanécessité de détruire des emplois, les entreprises fournissent des donnéesfinancièresetéconomiquestémoignantdeleur«bonnesanté»auvudesnormesfinancièresenvigueur.Parexemple,legroupepharmaceutiquefer-mant soncentredeRechercheetDéveloppement seprésentecomme lechampionfrançaisdudomainepharmaceutiqueetundesprincipauxlea-dersmondiauxqui se doit de supprimer des centaines d’emplois afindeconserversapositiondanslacompétitioninternationale.Partant,ceslicen-ciementsnepeuventêtreconsidéréscommedesdysfonctionnementsponc-tuels,maisreprésententaucontraireuneconséquence«normale»dufonc-tionnementéconomiqueglobaldanslequels’insèrentcesgrandsgroupes.Àcetitre,prospéritéetcrisegénèrentlemêmetypedephénomènes,ainsiquelemontrel’analysedelacrisefinancièreparFrédéricLordon(2009).

Deuxièmement, la continuité avec la période de récession actuellerésidedanslefaitquel’idéedecriseestunressortimportantutilisédanslesstratégiesdecesentreprises.Celle-ciestentendueausensd’uneins-

5. L’auteur fait apparaître la nature stratégique de la décision de suppressions d’emplois, souvent incarnée par un modèle d’argumen-tation très redondant : « Le marché a conduit l’entre-prise à de mauvais résultats auxquels il convient de réagir par une amélioration de la productivité qui passe par des licenciements dou-loureux mais indispensables à la survie de l’entreprise » (Boyer, 2003 : p. 3).

6. La banalisation des licen-ciements signifie aussi que beaucoup de ces réorgani-sations n’apparaissent pas dans les statistiques usuelles relatives aux restructura-tions.

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55 tabilité incessante demarchés potentiellement versatiles auxquels il fautnécessairement s’adapter.Cela justifie par lamêmeque la «masse sala-riale»soit lavariabled’ajustementprivilégiéecommel’exposaitRachelBeaujolindanssonétudesurlesréductionsd’effectifs(Beaujolin,1999).

1.3. L’omniprésence des rhétoriques du changement et de l’adaptation des salariés

Lesdiscoursmanagériaux–pourautantqu’ilsnedéterminentpascom-plètementlespratiques–jouentégalementunrôlemajeurdans l’émer-gencedenouvellesnormesorientant le rapport à l’emploi et leur légi-timation.Or, ils sontmarqués par la prégnancedes « incertitudes » quiseraientconstitutivesdel’emploimoderneetparunerhétoriqueappuyéeduchangementpermanent.Lespointsdevuedecesacteursenchargedel’applicationdeslicenciementssontainsicentréssurunefortevalorisationde lamobilité,de l’instabilitéprofessionnelleetdesrupturesconsidéréescommeautantde«transitions»dansunparcours«nécessairement»dis-continu.Cesreprésentationssontérigéesennouvellesnormesexigéesdessalariésetcommesourcespotentiellesd’épanouissementpersonnel.

Plusieurs procédés perceptibles dans leurs discours traduisent cetteidée. Cela passe notamment par une euphémisation systématique deseffets douloureux induits par la perte d’emploi et l’évitement de phé-nomènes jugés négatifs : le « redéploiement » remplace les restructura-tions, la « dynamique de potentialisation des personnes » se substitue àleur licenciement,uneattitude«proactive»figure ladémarcheàadop-ter face à la perte d’emploi, pour ne citer que quelques exemples. Enoutre,l’oppositionestérigéedefaçonrécurrenteentreune«conceptionanglo-saxonne»durapportautravailetàl’emploiadaptéauxnouvellesexigences économiques et un «modèle français » jugédépassé.La pre-mièreestfocaliséesurlaflexibilitéetlarecherchedeperformanceindi-viduelle tandis que le second incarne à leurs yeux les valeurs opposées.C’est d’ailleurs la principale raison avancée pour expliquer les « rigidi-tés»persistantesdanslagestiondesplanssociauxetdeslicenciementsenFrance. Lorsqu’ils sont interrogés sur les causes de la prépondérance decesnouveauximpératifsrequisdessalariés,cesacteurss’accordentsurunensembledetransformationsquiensontàl’origine:lessoubresautséco-nomiques, l’exigence actionnariale et une compétition entre travailleursà l’échelle internationale sont autant d’aspects qui les font parler d’une« guerre économique » à laquelle il faut se résoudre. Ce climat hostileestdécrit avecuneneutralitéde rigueur,voireavecuncertaincynisme,commeun élément à part entière du rapport au travail auquel doiventseconformer les individus.Siplusieurs interprétationspermettentd’ex-pliquercespositionnementsdesgestionnairesdesressourceshumaines,iln’endemeurepasmoinsqu’ilsvéhiculentunevisionlargementbanaliséedelacriseetdulicenciement.

Enquels sens parle-t-on ici d’une rhétoriquede la crise ?Les dés-tabilisationsgénéréespar le licenciementsontbanaliséesdufaitdecetteeuphémisation systématique des aspects négatifs liés à la perte d’emploi

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56d’unepartetdelavalorisationdelamobilitéetduchangementd’autrepart. Davantage qu’un «parler creux» managérial (Dujarier, 2001), celainduitunensembledereprésentationsauxquelsdoivents’adapterlessala-riés,a fortiori les salariésqualifiéscensésmieuxarméspouraffrontercesévolutions diffuses. Il y règneun climat général de guerre économiqueetd’adaptationàcetteinstabilité,cettedernièredevenantlanorme.Cetteconceptionde lamobilité etdu licenciement revêt certesuneviolencesingulièredufaitdelacriseéconomiquede2007-2008.Néanmoins,cesdiscoursluisontbienantérieursetonlestrouvedéjàlargementprésentsavant cette date. C’est pourquoi on peut estimer que les discours pro-musdepuislacrisesurlanécessaireadaptabilitédessalariéstrouventd’unecertaine façon leurs sources dans des évolutions de plus long termedudiscoursmanagérial.

En outre, au-delà de sa dimension idéologique, cette prégnance duchangementrenvoieégalementàdesmodalitésconcrètesdegestionpropresàla«citéparprojets»étudiéeparLucBoltanskietÈveChiapello(1999).Lamobilitéesteneffetuneressourceindispensableetvaloriséedansunmondequiseraitdevenu«connexionniste».Lesauteursmettentenévi-dencel’oppositionentre«mobiles»et«immobiles»,faisantdelamobi-litéetdelacapacitéauchangementdesressourcesprimordialesdansunmondeenréseau(p.451).Faceàcesnouvellesvaleurs,lesprincipesd’en-racinementlocaletdefidéliténesontplusreconnuscommedesnotionspositivesetvalorisées.Cesapprochestrouventd’ailleursuncertainéchodans des travaux sociologiques comme l’analyse de La société du risque d’UlrichBeck(1986)etcelled’AnthonyGiddens(1998)pourqui l’in-certitude dans les domaines du travail et de l’emploi rencontre l’assen-timent « d’une grande partie des travailleurs […] qui en espèrent unemeilleure compatibilité de la vie de famille et de la vie professionnelle,ouplusdelibertédansleurrapportautemps»(p.308-309)7.Denom-breux travaux sociologiquesmettent l’accent sur les aspects potentielle-mentpositifsdecesrisques,commel’opportunitédechangementetl’in-novation(LeBreton,2000;Peretti-Watel,2001).D’autresfontl’élogedelamobilitéetdeladiscontinuitédesparcoursprofessionnels,enétudiantles«carrièresnomades»(Jones&DeFilippi,1996;Arthuretal.,2000;Sanexian,1994).

Faceàcettepermanencede l’idéedecrise,onpeutavancer l’hypo-thèsed’unecontinuitéentre lacriseactuelleetsonévocationquasi sys-tématique. Si celle-ci prend la forme de l’instabilité des marchés et delanécessaireadaptabilitéconstanteexigéedessalariés,ilresteàexaminerquellessontlesrépercussionsdecesexigencessurlessalariés,etlamanièredontilslesviventdansleurtravail.

2 – Les effets de la rhétorique de crise sur les salariés qualifiés : des symptômes déjà anciens

L’undesrésultatsdenosenquêtesamontréque lespratiqueset lesdis-coursdesentreprisesvisaientdéjàlanécessitédes’adapteràlacriseéco-

7. Toutefois, cette assertion n’est pas accompagnée de l’analyse des représenta-tions de ces acteurs dont il décrit sommairement les réactions.

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57 nomique, avant même 2007-2008.Ainsi, les effets de la rhétorique decriseetdesincertitudespermanentesn’étaient-ilspasdéjàégalementper-ceptiblesauprèsdessalariésqualifiés,avantmêmelacrisefinancièrepropre-mentdite?Deuxaspectsnouspermettentderépondrepositivementàcetteinterrogation : d’une part, les représentations que se font ces salariés desphénomèneséconomiquesetd’autrepart,lestensionsqu’ilsviventauquo-tidien,quecesoitdansuncontextederoutineoubienderestructurations.

2.1. Des phénomènes économiques complexes, inéluctables et naturels

Aucoursdesrecherchesmenéesen2001eten2006,desformesderepré-sentationsbienparticulièresdel’économiesontapparueschezlessalariésqualifiés.Or,cesreprésentationsrappellentlamanièredontestappréhen-déelacrisefinancièreactuelle.

En premier lieu, les managers et ingénieurs éprouvent des difficul-tés à comprendre l’environnement économiquedans lequel évolue leurentreprise. Certes, la plupart des salariés rencontrés parviennent à don-nerun avis général sur lamondialisationde l’économie, safinanciarisa-tionoubienencore à commenter lesorientations stratégiquesdécidéespar leurs dirigeants. Mais le plus souvent, ils reconnaissent leur incom-pétence au regarddes logiquesqui animent l’économie contemporaine.Ainsi, Sébastien (25 ans, analyste en stratégie d’entreprise), amorce uneexplicationdufonctionnementdesmarchésfinancierspourrapidementyrenoncer,avouantnepassavoir«quoidirelà-dessus»car«c’estvraimentuneautreproblématiqueetcen’estpas[son]pointfort…».Bienavantlacrisede2007-2008,lesgrandestendancesdel’économiecontemporaines,souventmentionnéespourjustifierlesdécisionsadoptéesdanslesentre-prises, sont peu lisibles par les enquêtés. La dimension énigmatique desprocessus économiques et financiers, abondamment commentée par leséconomistesaujourd’huidansuncontextedecrise,étaitparconséquentdéjàlargementressentieparlessalariésqualifiés.Unfortsentimentd’im-puissance face à de telles évolutions accompagne cette méconnaissancedesphénomèneséconomiques,avec laconvictionque«nulautrechoixn’estpossible».Ici,c’estlarhétoriquedelacompétitionetdelasurviedel’entreprisequi est intériorisée et qui permetd’asseoir le caractère iné-luctabledesstratégiesd’entreprisedans lecadrede laglobalisation.Faceaux licenciements, nombreux sont les cadres à reconnaître « qu’il s’agitd’une réalité de l’entreprise face à laquelleonnepeut rien » (Élise, 28ans,responsable«qualité»).Lorsqu’ondemandeàSoniadeseprononcersur lamondialisationde l’économie,elledoutequecequ’elleait àdiresoit«trèsintéressant»puisque,«bah,detoutefaçon,onnepeutpasfaireautrement».Àlalimite,pourAndré(62ans,ingénieurd’études),laques-tionderapprocherentreeuxlesgroupesindustrielsneseposepas,cardetoutefaçon,«c’estçaoucrever!»s’exclame-t-il.Parailleurs,lerecoursauxmarchésfinanciersparuneentreprisedevientfortjustifiablesi«c’estpour maintenir la survie de la société ». Enfin, en ce qui concerne lafinanciarisationdel’économie,Hélène(55ans,ingénieurd’affaires)pensequ’«onn’ypeutpasgrand-chose,onestprisdansunetellevaguemon-dialedanscettedirection».

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58Larhétoriqueconsistantàsoulignerlecaractèreinéluctabledechan-gementsdouloureuxetd’uneinstabilitépermanenteétaitparconséquentdéjà intégrée par ces salariés qui considèrent ces phénomènes écono-miquescommenaturels. Ainsi, très souvent,derrière lecaractère inévi-tabledesorientationséconomiquessedissimuleunevisiondu«marché»mupardesforcesnaturelles–forcessurlesquellesleshommesn’auraientplusaucuneprise.Parexemple,Xavier(39ans,chefdesection)reconnaîtqueleslicenciements,«c’esttrèsmalheureuxpourlesgensquisontpassésparça»,maispourlui,«çaparaîtpresquenaturel,c’estlaloidumarchéet franchement, [il]nevoitvraimentpas commentonpeut s’opposer àça».LorsqueYves,unautrechefdesectionâgéde45ans,s’interrogesurlesraisonsquiconduisentlesentreprisesàlicencier,ilenconclueluiaussique«lemarchémondialestcequ’ilest,ilyasûrementdessecteursquis’appauvrissent en termes de volume d’activité et de débouchés qui seréduisent,c’estpeut-êtredeschosesnaturellesquoi».LepointdevuedeJacques(52ans,chefdedépartement)illustreégalementlapersonnifica-tionetla«naturalisation»dumarchéquandilévoquelasituationdesonentreprisefaceàlaconcurrenceinternationaledeslanceurs:

C’est le marché international qui veut ça. Si on ne réduit pas les coûts, on ne lancera plus de fusées. Les Américains sont moins chers. Et les Russes, n’en par-lons pas... ils ont des fusées sur étagères qu’ils bradent carrément... On est obligé de se caler sur le marché mondial quoi, comme tout le monde. Alors là, de ce côté-là, du point de vue commercial, on s’inscrit complètement dans la politique de mondialisation... Il y a les Russes, il y a les Japonais, il y a les Chinois, il y a les Européens, bah, il faut faire des coûts compétitifs, on est condamnés à ça...

Cette naturalisation consiste en la légitimation de l’évolu-tion contemporaine de l’économie à l’aide demotifs qui ne sont nisociaux, ni politiques. L’ordre social et économique est alors appré-hendécomme«unsimpleprolongementde l’ordrenaturel»(Terray,2002:p.16).

Aujourd’hui,laprofusiondesdiagnosticsdelacriseétablisparleséconomistes rend sa compréhension souvent des plus impénétrables.Onremarqueaussiquelesmesuresapportéespourlarésorber–quelleque soit leur efficacité – ne se situent pas à la portée des citoyens,mais plutôt à l’échelle des autorités et des institutions nationales etinternationales.Deplus, lesexplicationsavancéespourrendre intelli-gibles les fondementsdecette crise consistent souvent à l’assimiler àun dysfonctionnement naturel du capitalisme (avec l’usage de méta-phores climatiques ou médicales).Autant de manières d’appréhenderla crise financière actuelle dans les médias et par les experts, qui nevontpassansrappelerlesregardsportésparlessalariésqualifiéssurlamondialisationetsesconséquences,etcebienavant2007-2008:com-plexitésdesmécanismeséconomiques,sentimentsd’impuissanceàleurégard, assimilation à des forces naturelles. De telles perceptions sontdoncloind’êtreinéditesetpropresàlacrisefinancièreactuelle.Ilenvademêmedestensionsdurapportautravail,quiluipréexistentaussilargement.

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59 2.2. Un rapport au travail sous tensions

Ces tensions prennent la formede remises en cause, de critiques, voired’épreuvesprofondesquibouleversentlesindividusetlescollectifsdetra-vail.En ce sens, la rhétoriquede crise actuellen’a fait qu’accentuer lescontradictionsauxquellesilsétaientdéjàconfrontés.

Ensituationderoutine,cestensionsprennentlaformed’unecoexis-tenceentrelegoûtpourcertainesdimensionsdeleurtravailetlacondam-nationdesorientations stratégiquesde leurentreprise.Dansunpremiertemps, ces salariés qualifiés considèrent en effet leur activité commeattractiveenraisondestâchesdiversifiéesqu’ellecomporte:ilsapprécientparexemplelapartdecréativitéetd’imaginationqu’ellerequiertetinsis-tent toutparticulièrement sur les satisfactionsprocuréespar les relationsentretenuesaveclescollègues, lesresponsableshiérarchiques, les fournis-seursouencorelesclients.C’estcequelaisseentendreGabrielle,39ans,informaticiennedansungroupepétrolier:

« On apprend soit en se tournant vers le métier des gens, c’est-à-dire les gens pour qui l’on va concevoir quelque chose, soit en travaillant sur des produits différents. Donc on acquiert sans cesse des connaissances, soit dans le domaine technique, soit dans le domaine fonctionnel, ça c’est le gros intérêt de l’informa-tique, c’est un milieu qui évolue tout le temps, donc il faut toujours se remettre à niveau, ça c’est vraiment le point positif ».

Maisdansunsecondtemps,cesmêmessalariésformulentdansleurstémoignages de nombreuses critiques à l’égard des situations de travail,desonorganisationetplusglobalementdelastratégiedel’entreprise.Ilsdéplorent par exemple les difficultés, voire l’impossibilité qu’ils rencon-trentàapprofondircertainestâchesettoutsimplement,«àbienfaireleurtravail»(Clot,1995;Dejours,1998).Cesdifférentescritiquesconfèrentdèslorsunedimensionambivalenteàleurspropos,oùl’onperçoitcom-biens’entrechoquentdifférenteslogiques.C’estainsiqueGabrielletem-pèresonappréciationinitialedesontravaild’informaticienneenémettantdesérieusesréservesàl’égarddelafusiondontestl’objetsonentreprise,aumomentdel’entretien:

« Est-ce que c’est vraiment la peine de faire ça ? Est-ce que cela ne va pas être remis en cause dans trois mois ? Est-ce que l’on ne fait pas fausse route carré-ment ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux attendre ? Ou est-ce qu’il ne faut pas au contraire se dépêcher de le faire, comme ça on aura déjà pris cette option et cela nous couvre du reste ? C’est une situation difficile à vivre, je trouve, en ce moment parce que, en plus, elle s’installe un petit peu dans la durée. On a deux fusions coup sur coup, donc bon… et ça, c’est difficile à vivre. Et du coup, on ne sait plus trop si l’on doit vraiment se lancer à fond dans son travail ou si l’on doit attendre ».

D’autres appréciations contradictoires se font également jour, demanièreplusfloue, lorsqu’elles concernentnotamment la référence à laperformanceautravail.L’attitudeconsistantàêtresouspressionetàsur-

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60monterdesdéfisestfréquemmentprésentéeparlesenquêtéscommeunemotivationetunesourcedeplaisirmajeures(LeBreton,2004).Simulta-nément, ils soulignent toutefois les difficultés qu’une telle logique peutgénérer : vivre son travail trop intensément ou de manière excitantepeutavoirdesconséquencesnégativessursoietsursonentouragedirect,conduisantparfoisàladéfectiondecertains.Lescadresparlentd’unespi-ralequis’autoalimente: identifiéscommeautonomesetperformants, ilsentretiennentcetteimageenréclamanteux-mêmesdesobjectifstoujoursplusélevésqu’ilssaventpourtantproduiredeseffetstoutàfaitnéfastes.CephénomèneestbienillustréparlesproposdeRichard,unchefdesectionde40ans,dansuneentreprised’ingénierienucléaire:

« De toute façon, on est un peu pris au piège parce que, finalement, plus on de-mande de boulot, plus on en a. Si on fait ce que l’on a à faire à peu près correc-tement, on recharge encore plus la barque. On est considéré comme quelqu’un de performant et on ne peut pas se contenter, à ce moment-là, je pense, de ce que l’on a. Il faut en demander plus parce qu’on a une évolution de salaire qui est intéressante également. Donc c’est une espèce de boucle qui s’autoalimente et il faut en redemander parce que sinon, après, je dirais que c’est l’image... ».

Lorsquecettesituationderoutineestmenacée,voireremiseenques-tionparunerestructurationd’activitéet/ouunplansocial,lesenjeuxdif-fèrentquelquepeu,maisc’estégalement l’accentuationdes tensionsquiprévaut.L’épreuvedulicenciementetlesconditionsdelaréductiond’ef-fectifsengendrentpourcescadresunesituationd’équilibreprécairequel’onpeutcaractériserd’«adhésionsansattaches».Làencore,detellesten-sionsliéesàl’incertitudedel’emploinesontpasnouvellesetontpuêtreobservéesdemanièrebienantérieureautournantde2007-2008.

D’un côté, le risque diffus de licenciement et la permanence desincertitudesexacerbentlaconcurrenceentresalariésetlarecherched’ef-ficacitédans le travail : elle génèrefinalementune adhésion renouveléeauxdiscoursde l’entreprise,ayantpourbutprincipald’êtreépargnéparles réductions d’effectifs. Certains salariés mettent par exemple l’accentsurlesrépercussionspotentiellementpositivesdecesincertitudesdansletravail. Ils abordent lamobilitécommeunedes sourcesde libertés,per-mettantdeconstruireàleurguiseleursparcoursprofessionnels.Lerisquequeconstituelelicenciementpeutalorsfairefiguredemotivationsdansletravail,afinde«sedépasser».Celapeutparfoisprendrelaformed’unepressionaccruesurlesobjectifsàatteindre,notammentauseindesentre-prisesoùlesrestructurationssontdevenuesmonnaiecouranteetsesuc-cèdentrégulièrement.Cesélémentsprésentsdanslesdiscoursdecertainscadres pourraient témoigner d’une apparente appropriation positive decettebanalisationdulicenciement8.

D’unautrecôté,lemêmerisquediffusdelicenciementetcettemêmepermanence des incertitudes engendrent une distanciation vis-à-vis del’investissement au travail auquel on ne se sent plus « attaché ». Pertede confiance, sentiment d’injustice, retrait, cynisme, tous soulignent demanièrevariéeladistanciationetlaperted’attachesconsécutiveaulicen-

8. Ce résultat est immédia-tement à nuancer, car ce type de réactions peut aussi renvoyer au souci de «sau-ver la face», accentué par leur position d’encadrant dans l’entreprise, l’adhésion n’étant alors qu’un consen-tement contraint.

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61 ciement.Celarenvoiepourcertainsàlarupturedescommunautésdetra-vailauxquellesilssesentaientappartenir,balayésparcesmouvementsderestructurations,oubienàunattachementplusindividualistequ’ilsentre-tenaientvis-à-visdeleuractivité.Ainsi,ceuxquisoulignaientlesélémentspotentiellementpositifsde lamobiliténuancent aussitôt en rappelant leprofiltrèsparticulierdespersonnesconcernées–cadressupérieurs,plutôtjeunes,sanschargefamiliale–etlecaractèretemporaired’untelrapportautravail.D’autresdiscourssontplusambivalentsetexprimentcetteten-siond’uneadhésionquine faitplus sens,carellen’estplusproductricede liens.Certains auteursparlentd’une «flexibilitéde l’attachement » :l’entrepriseenjointeneffet les salariésàuneadhésionprofondetoutenpouvantleursignifieràtoutmomentqu’ellen’aplusbesoind’eux.Celafavorise l’expression d’une subjectivité « capable simultanément de semobilisermassivementetdesedésinvestirrapidement»(Gaulejac,2005:p.153).Ilyadoncunetensionquipeutparfoisdonnerlieuàdesarran-gementsquecertainsdéploientpours’accommoderdelasituation,maiscesfaçonsde«faireavec»sonttoujoursindividuelles,etfinalementfra-gilesetprovisoires.

Conclusion

La crise financière et économique apparue en 2007 est souvent analy-sée comme un évènement en rupture avec les tendances économiquesantérieures.Incarnantunesituationexceptionnelleetquasimentsanspré-cédent, celle-ci estbrandie comme la justificationde toutes les restruc-turationsactuelles,transformantlescontoursdesmondesdutravailetdel’emploi.Sansniersesconséquencesréelles,leprésentarticleamontréquelarhétoriquedecrise,sespratiquesetsesconséquencessurlerapportautravaildessalariéssontfinalementloind’êtreinédites.Cettethèses’inscritdanslesanalysesconsidérantlacrisefinancièrenonpascommeunecausepremière, mais davantage comme le résultat d’une crise plus globale etprofondequetraverselecapitalismedepuislafindesannées1970.Ainsi,larhétoriquedecriseestdéjàprésentedans lesstratégiesd’entrepriseetlesformesmodernesd’organisationsdutravailquivisentàs’adapterauxcontraintes de la mondialisation financière. Cette rhétorique transparaîtdemanièreencorepluséclatantelorsquelesentreprisesserestructurentetlicencientdansl’optiqued’êtrepluscompétitives.Cespratiquessontalorsconfortées par un discours managérial appelant à la mobilité, au chan-gementet l’adaptationpermanente.Enfin,cetétatdecrisedurablen’estpas sans conséquences sur lamanièredont les salariés vivent cesboule-versements économiques et leur travail.Au cours des années 2000, desconceptionsfatalistesdel’économiesesontfaitesjour,ainsiquetoutunensembledecontradictionsetde tensionsprésentesdans le rapportquelessalariésqualifiésentretiennentavecleuractivité.Ilyafortàparierquedetellesreprésentationsdel’économieetdutravailaientpeuchangédansle contextede crise actuelle. Si endéfinitive, la crisen’est pasnouvelleetqu’elleestconsubstantielleau«nouveaucapitalisme»(Plihon,2004),commentdès lors envisager lesmesuresprisespour résorber ses récentssoubresautsetconvulsions?Ilnoussemblequesidessolutionsdesortie

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62durablede crise sont à rechercher, ellesdoivent reconsidérer l’ensembledesstructureslesplusprofondesducapitalisme.

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* Haute école de travail social et de la santé, EESP de Lausanne (Suisse), Centre d’études des capabilités dans les services sociaux et sanitaires (CES-CAP). [email protected]

1. Entre 1996 et 2008, la moyenne annuelle des journées de travail perdues est de 2,9 pour 1000 sala-riés en Suisse contre 25,4 au Royaume-Uni, 87,4 en Italie et 125,3 en Espagne. Source: Office fédéral de la statistique

2. Le bassin franco-valdo-genevois est une agglomération transfron-talière d’environ 800 000 habitants, dont Genève constitue le pôle. Environ 8 500 personnes travaillent sur le site aéroportuaire.

Répondre au dumping salarial par la grève ? Le cas de l’Aéroport International

de Genève (AIG)

Nicola Cianferoni*

Résumé  :  Des salariées de trois entreprises actives à l’Aéroport international de Genève (Swissport, Dnata et ISS Aviation) se sont mises en grève au cours de l’an-née 2010. Cet article souhaite montrer que leur mobilisation s’inscrit dans l’histoire des relations collectives de travail sur le site aéroportuaire, sans être la conséquence directe de la crise économique de 2008.Deux éléments d’explications sont proposés : d’une part, le développement d’un sentiment d’injustice lié à la faiblesse des rému-nérations pour un métier très pénible, et, d’autre part, l’attitude du syndicat consis-tant à intégrer l’ensemble des salariées dans l’action collective. Le déroulement de ces conflits est néanmoins marqué par la pression que le chômage exerce sur le personnel.

Mots  clefs  : Dumping salarial, grève, restructuration, syndicalisme de lutte, sous-traitance.

Does  the  economic  crisis  encourage unionism based on  struggle and agita-tion? A case study of the Geneva International Airport (Nicola Cianferoni)

Abstract: Some employees of three airport operating companies in Geneva (Swiss-port, Dnata and ISS Aviation) went to strike in2010. This article aims to show that their mobilization is in line withthe history of industrial relations on the airport, which is not the direct result of the economic crisis of 2008. Two explanations are proposed: firstly, employees developing a sense of injustice associated with low wages for their hardjob; secondly, the attitude of the trade union attempting to integrate all employees in the collective action. The course of these conflicts is marked however by the pressure of unemployment on employees.

Keywords:  Wage dumping, strike, restructuring, unionism based on struggle and agitation, outsourcing.

Les grèves sontplutôt rares enSuisse 1.Et, pourtant, en2010 les arrêtsdetravailsesontmultipliésàl’AéroportInternationaldeGenève(AIG),l’un des plus grands pôles d’activité du bassin franco-valdo-genevois 2.Deuxconflitsenparticulierontfaitlaunedesmédiaslocauxàplusieursreprises.Lepremier a éclatédansdeuxentreprises concurrentesdans letri des bagages pour les compagnies aériennes, Swissport et Dnata, enjanvier 2010. Le deuxième, qui s’est étalé de juillet à novembre 2010,concerne ISSAviation, entreprise chargée de nettoyer les avions. Leurpointcommun: leursactivités sontplacéesenavaldeschaînesdesous-traitanceétabliessurlesiteaéroportuaire,etlescompagniesaériennessontdoncleursprincipalesdonneusesd’ordre.

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66Le contexte de ces grèves estmarquéparune crise économique etsocialequin’apasépargnéleCantondeGenève:l’attestent,d’unepart,lafaibleaugmentation(0,53%)duproduitintérieurbrut(PIB)entermesréelsetd’autrepartl’augmentationduchômage,de5,7à7%,entre2008et2010.Peut-onpourautantexpliquer ledéclenchementdecesgrèvespar ce contexte particulier de crise ? Cet article souhaite montrer quelamobilisationdupersonnel3s’expliquepardesraisonscomplexes,spé-cifiquesàl’histoiredesrelationscollectivesdetravailsurlesiteaéropor-tuaire.Ledéroulementdecesconflitsestnéanmoinsmarquéparlapres-sionquelacriseéconomiqueexerce,notammentparlechômage,surlessalariée·s.

Lapremièrepartiedecet article 4 revient sur le rôleque jouent lespolitiques publiques (l’État de Genève étant propriétaire de l’aéroport)et lafinanciarisationdes entreprises concernées dans la dégradationdesconditions de travail et la baisse des salaires dénoncées par les grévistes–unprocessusquitrouvesesoriginesbienavantlacrisede2008.Nousnous intéressons, ensuite, au déroulement de chacun de ces conflits enprenantsoin,dansunetroisièmepartie,d’enanalyserlessimilitudesetdif-férences. Il s’agirad’expliquer les difficultés rencontrées par les salariéesengagées collectivement dans un rapport de force qui leur est globale-ment peu favorable. Nos sources d’informations reposent sur plusieursobservationseffectuéestoutaulongduconflit5,untémoignagecollectifdegrévistes6etledépouillementsystématiquedesarticlesdepresse,destractsetdescommuniqués(desemployeursetdesgrévistes).

1 – Un site aéroportuaire traversé par des tensions sociales croissantes

En décembre 2009, le dépôt d’une pétition « pour l’amélioration desconditionsdetravail»,signéepar1151personnes,estlapremièreexpres-sioncollectived’unmalaisepartagéparlessalarié·e·stravaillantsurlesiteaéroportuaire.Lepersonnel dénoncenotammentdes salaires insuffisantsetlapénibilitédesconditionsdetravail.Partantduconstatquelamiseenconcurrencedessalariée·sprenddel’ampleursurlesiteaéroportuaire,lessignatairesexigentl’applicationsystématiquedelalégislationsurletravail,le renforcement desConventions collectives de travail (CCT) ainsi quelecontrôledusiteaéroportuaireencollaborationaveclessyndicatsetlesreprésentantsdupersonnel.Danslecourrierquiaccompagnelapétition,lasectionTraficaérienduSyndicatdesservicespublics(SSP-TA)7précised’ailleursque« les employés concernés envisagent aujourd’hui sérieusement de recourir à des moyens de lutte syndicaux. »CettemissiveinterpelleavanttoutlerôledugouvernementduCantondeGenève(Conseild’État) 8,pro-priétairede l’établissementaéroportuaire,maisaussiceluidesentreprisesdesous-traitance.

L’aéroport(AIG)aeneffetlestatutd’unétablissementautonomededroitpublic.C’estlaraisonpourlaquellelesconcessionsoctroyéesàdesentreprisestellesqueSwissportetISSAviationsontsoumisesà laclause

3. Le présent article ne saurait faire abstraction de la dimension de genre des protagonistes. Pour que celle-ci apparaisse clairement, nous nous référons aux grévistes de Swissport, tous de sexe masculin, en utilisant le genre masculin ; aux grévistes d’ISS Aviation, essentiellement de sexe féminin, en utilisant le genre féminin ; et à l’ensemble des grévistes (Swissport et ISS Aviation) en utilisant la forme neutre féminisée.

4. Cet article figure parmi les communications du 4e Congrès international des associations francophones de science politique, sur le thème « Être gouverné au 21e siècle », qui s’est tenu le 20-22 avril 2011 à l’Uni-versité Libre de Bruxelles.

5. Nous avons revêtu une position d’observateur participant en nous rendant aux piquets, aux manifesta-tions ainsi qu’aux réunions du comité de soutien aux grèves chez Swissport et ISS Aviation.

6. Un entretien avec le personnel d’ISS Aviation a été effectué au cinquante-septième jour de grève. Cf. « Grève chez ISS-Aviation : “T’es là pour travailler et c’est tout” », Revue en ligne www.alencontre.org, 11.9.2010 (avec Hans Oppliger).

7. Le Syndicat des services publics (SSP) est la plus grande organisation syndicale du secteur public et parapublic que ce soit au niveau de l’État fédéral ou de celui cantonal ou communal. Son nombre d’adhérents atteste néan-moins sa faible représenta-tivité : le SSP fait valoir 35 124 membres en 2009, ce qui correspond à 4,66% de

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l’ensemble des salarié·e·s syndique·e·s en Suisse. À cela, il faut encore ajouter sa fragmentation interne qui varie selon les régions et les professions (hôpitaux, écoles, etc.). C’est pourquoi la combativité de sa section « Trafic aérien » active à l’Aéroport international de Genève fait exception dans ce contexte.

8. Le Conseil d’État désigne le pouvoir exécutif (gouver-nement) de la République et Canton de Genève

9. Le transport aérien figure parmi les régimes de marché soumis aux traités internationaux de l’Organisation mondiale du commerce (OMS), pour lesquels l’octroi de conces-sions est subordonné à un appel d’offre. Le commandi-taire peut en outre imposer certaines dispositions au su-jet des conditions de travail et des salaires (cf. Marchés publics, Bureau de l’inté-gration DFAE/DFE, Berne, juin 2010 et l’art. 20(5) du Règlement sur la passation des marchés publics (RMP) de la République et Canton de Genève).

10. Quant aux autres com-pagnies aériennes, Lufthansa et Swiss représentent 19 % du trafic aéroportuaire, Air-France et KLM 10 %, British Airways et Iberia 9 %.

11. Les activités à « faible valeur ajoutée » désignent celles à forte densité de main-d’œuvre, où la part des coûts salariaux est importante.

12. Le Grand Conseil désigne le pouvoir législatif (parlement) de la République et Canton de Genève

desmarchéspublics,àsavoirlerespectdesconditionsdetravailusuellesdelabranchepourtouslescontratspassésavecdesfournisseursprivéspor-tantsurl’acquisitiondefournituresoudeservices.9LeConseild’adminis-tration(CA)de l’AIGmènetoutefoisunepolitiquequiviseàaccroîtrelacompétitivitédel’aéroportparlamiseenconcurrencedesentreprisesetdessalariéeslorsdurenouvellementdesconcessionsaéroportuaires.Lebut consiste à fairede l’AIGunpôleplus attractifpour les compagniesaériennes,desorteàcomblerlevidelaisséparSwissairquiavaitdécidé,en1996,deconcentrersesactivitéssurl’aéroportdeZurich.En1996,Swis-sairavaitunepartdemarchédominante,situéeà46,7%,progressivementremplacéepar l’offrede ses concurrents.LedépartdeSwissair aprofiténotammentàlacompagnielow cost Easyjet,dontlapartdemarchéestpas-séede1%en1998à35%en2009.10

Tant le maintien des compagnies low cost reliant des localités relati-vement peu distantes que la création de nouveaux long-courriers audépartdeGenèveconstituentdoncunvéritableenjeudansuncontexteinternationaldeconcurrenceentreplates-formesaéroportuaires.Lasous-traitancedesactivitéspériphériquesditesà«faiblevaleurajoutée»11tellesquel’assistanceausol, l’enregistrementdespassagers, ledéplacementdesbagages, le nettoyage, etc., est un des leviers pour accroître la rentabi-litédesentreprisesdonneusesd’ordre,àsavoir lescompagniesaériennes.Celles-ciappliquentleprincipeduhubconsistantàorganiser,surchaquesite aéroportuaire, leurs activités autourd’uneplateformedecorrespon-dances. Le moindre dysfonctionnement ralentit donc la fréquence desvols,cequinuitàlafluiditédesactivitésetpèsesurlesfinances(Durand,2004:142-146).Ceschaînesdesous-traitancesesontdéveloppéessuiteàlafaillitedelaholdingSAirGroup,propriétairedelacompagnienationaleSwissairainsiquedesesnombreusesfiliales,en2001.Ainsi,lesstatutsdontbénéficiaitlepersonnelontétédémantelésaumomentoù,aveclaratifi-cationdesaccordsbilatérauxavecl’Unioneuropéenne(UE),en2002,lemarchéaériensuisseintégraitlemarchéeuropéen,entièrementlibéralisédepuis1997.

Or,c’estprécisémentauseindeDnata,SwissportetISSAviation,troisentreprisesdesous-traitanceissuesdelalibéralisationdusecteuraéropor-tuaire,quelesconflitssociauxontéclaté(cf.encadré1).Leurspropriétairessontdes fondsd’investissement,desprivate equity,dont l’activitéconsisteà acheter des entreprises pour les revendre quelques années plus tard àunprixplusélevé,soitenentiersoitenappartements.Pouratteindrecetobjectif,cesentreprisessonttenuesdemaximiserleurrentabilité,carc’estbien cet indicateur qui détermine le prix de vente de l’entreprise. Enraisondesmargesderentabilitérestreintesdesentreprisessituéesenavaldeschaînesdesous-traitance, l’enveloppesalariale(lenombredesalariésmultipliéparleniveaudessalaires)etlaproductivitéconstituentlelevierprincipalpourassurerlarentabilisationdesactivités.

Cettevolontéderendrel’AIGpluscompétitifauprixd’unedégrada-tiondesconditionsdetravailestsoutenuepartouteslesforcespolitiquesélues au sein du parlement genevois (Grand Conseil) 12 et représentées

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68dansleCAaumêmetitrequelescompagniesaériennes,lepersonneldel’établissementaéroportuaireet lesdépartementsfrançais limitrophes.AusommetduCAfigurent,d’unepart,leConseillerd’ÉtatmembreduPartilibéral-radical 13 François Longchamp en tant que président et, d’autrepart, Lorella Bertani (membre du Parti socialiste genevois) etThierryLombard(associé-gérantdelabanquegenevoiseLombardOdier&Cie)entantquevice-présidents.

Dnata, swissport et iss aviation : trois entreprises haute-ment financiarisées

Swissport est le numéro un mondial de l’assistance aérienne au sol. Il s’agit d’une entreprise multinationale dont le siège se trouve à Opfikon (Suisse). Elle emploie quelque 108 000 salariées et a fait l’objet de plusieurs rachats : pour un montant de 580 millions de francs suisses (CHF) par le fonds britannique Candover en 2002 ; de 1,002 milliards de CHF par le fonds espagnol Ferrovial en 2005 ; et de 900 millions de CHF par la société française PAI Partners en 2010.

Dnata est un concurrent de Swissport qui emploie environ 12 000 personnes. Son siège se trouve à Dubaï (Émirats arabes unis). Propriété de l’Investment Corporation of Dubaï, elle a repris les activités de Jet Aviation Handling AG en 2007.

ISS Aviation est la filiale d’une multinationale, ISS Holding A/S, qui emploie près de 500 000 salariées dans quelque cinquante pays. Son siège se trouve à Copenhagen (Danemark). Depuis qu’elle a été rachetée pour 2,95 milliards d’euros en 2005, elle est contrôlée par la banque d’affaires états-unienne Goldman Sachs et par le fonds d’investissement suédois EQT. Au cours des cinq dernières années, la filiale suisse de ISS Holding A/S a généré un profit opérationnel qui l’a placée au sommet du classement des filiales de la mul-tinationale, ce qui lui a valu le prix ISS World Champion Award 2008-2009.

Lapolitiquedugouvernementcantonalet l’importantessordusec-teur bancaire à Genève ont stimulé l’arrivée de hedge funds, holdings,sociétés de trading, etc. avec comme conséquence de faire cohabiter surletarmacunéventailallantdescompagnies low cost auxjetsprivéspourhommesd’affaires,cequiencourageunegestiondifférenciéedelamain-d’œuvre.Surlesiteaéroportuairetravailleaujourd’huiunpersonneldontlesconditionsd’emploiet leniveaudes salairesobéissentàunedivisionsocialeetsexuéedutravail.Ainsi,dansunmêmeaviontravaillentdessala-riéessituéesauxdeuxextrémitésdelapyramidesociale:ilya,d’unepart,despilotesmajoritairementdesexemasculinetd’origineeuropéenne;et,d’autrepart,desnettoyeuses immigréesdesexeféminin.Lesemployeursdespremierssontlescompagniesd’aviationtandisqueceuxdessecondessont leurs sous-traitants respectifs. La pénibilité accrue des conditionsd’emploi n’épargne toutefois aucunede ces catégories.C’est ainsi pourcesmêmesraisonsqu’unconflitdetravailavaitéclatéennovembre2007

13. Le Parti libéral-radical (PLR) est considéré comme le représentant des intérêts du patronat suisse.

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14. PUSH est l’acronyme de « Personal Union SAir Holding ». Il s’agit d’un syndicat maison créé en 1993 par Swissair lors du renouvellement de la CCT de l’entreprise, dans le but de négocier des CCT spécifiques aux différents services.

auseind’unegrandecompagnieaériennefrançaise,maisdontlamobili-sationétaitportéeparleshôtessesdel’airetlesstewards(Barnier&Ben-soussan,2010).

2 – Deux luttes ouvrières dans un contexte de crise

Enoctobre2009,l’entrepriseSwissportconnaîtunconflitquisecristal-liseautourd’uneaugmentationsalarialejugéeinsuffisanteparlessalariés.Pourcontrerl’oppositiondel’organisationsyndicalelaplusreprésentative,ladirectionsoumetlanouvelleConventioncollectivedetravail(CCT)auvotedupersonnel:celui-cil’approuveofficiellementavec84%devoixfavorablesetuntauxdeparticipationde78%.Cescrutinn’esttoutefoispaslégitimeauxyeuxd’ungrandnombredesalariés,aucunreprésentantdupersonneln’ayantpuassisteraudépouillementduvoteet,ce faisant,en garantir le secret. SeulPUSH, syndicatmaisondirectement contrôlépar l’employeur 14, décide d’accepter cette augmentation. Le 2 janvier2010, les salariés,deshommesquitravaillentdans lesecteurdesbagagesauseindedeuxentreprisesconcurrentes,DnataetSwissport,décidentdesemettreengrève,soutenusparleurssyndicatsrespectifs.

Chez Dnata, où aucune CCT n’était en vigueur au moment de lagrève,lessalariésreprennentrapidementleurtravail:ladirectionaccepted’engagerdesnégociationspourconclureuneCCTqui tiennecomptedes revendications du personnel. Le conflit s’installe en revanche chezSwissport.LesgrévistesrevendiquentuneCCT«forte»avecàlaclefuneaugmentationsalariale, larevalorisationfinancièredutravail irrégulieretla suppression des pénalités financières en cas demaladie du personnel.Lepersonnelétantremplacépardescollègueszurichoiset lespompiersdel’aéroport,appelésenrenfortpourcasserlagrève,l’accèsauxpostesdetravailetplusgénéralementàlapisteleurestinterdit.Legouvernementgenevois (Conseil d’État) refuse aussitôt d’intervenir formellement dansce conflit avantde rencontrerunedélégationdupersonnel le 7 janvier2010.

Lesfrontssedurcissentauhuitièmejourdegrèvequandunequaran-tainedesalariésnon-grévistesdeSwissport,travaillantsurlapiste,décidentdedébrayeruneheureetde rejoindre lepiquetdegrèvequi se trouveà l’extérieur de l’aéroport,malgré lamenace proférée par les agents desécuritédeneplusleslaisserentrer.Ainsi,lapossibilitéquelemouvementdegrèves’étendeauxsalariésdelapiste,risquantdeparalyserl’ensembledel’aéroport,sembleavoirétévraisemblablementdécisivedansl’issueduconflit.Lespartiesdécidentdes’asseoiràlatabledesnégociationsdurantles trois joursqui suivent.Le12 janvier2010,aprèsonze joursde lutte,lesgrévistesapprouventenfinl’accordconcluentreladirectiondeSwiss-portetleSSP-TA,lequelprévoitnotammentuneaugmentationdesalaired’environ190francssuisses(CHF)parmois(larevendicationinitialeétaitde250CHF), la suppressionde lapénalité salarialede20%pour les3premiersjoursdemaladie(surprésentationd’uncertificatmédical)etunemeilleurerétributiondeshorairesdenuitetdudimanche.L’accorddefindegrèvenedonnetoutefoispasentièrementsatisfactionàlapremièredes

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70quatrerevendications,àsavoiruneCCT«forte»,appliquéeàtoutes lesentreprisesdelabranche.

La grève : une forme d’action collective très encadrée en suisse

À l’issue de la Première Guerre mondiale, les tensions sociales sont très fortes dans toute l’Europe, et la Suisse ne fait pas exception. Suite à la grève géné-rale de 1918 qui en a constitué le point culminant, le gouvernement suisse (Conseil fédéral) 15 exprime la volonté de réglementer le marché du travail en combinant prévention des conflits sous l’égide de l’État et répression de tout mouvement revendicatif des travailleurs (Debrunner, 1986). Les années de l’entre-deux-guerres sont une période décisive pour la généralisation de relations collectives de travail à caractère semi-corporatiste, basée sur l’arbi-trage obligatoire des conflits de travail pour les parties liées à une Convention collective de travail (CCT) (Mach, 2006).

L’arbitrage des conflits de travail relève de la compétence des Offices can-tonaux de conciliation qui, conformément à la Loi fédérale sur le travail dans les fabriques du 18 juin 1914, sont chargés de prévenir et de concilier les conflits de travail, de favoriser la conclusion de CCT entre syndicats et patro-nat, et d’édicter les contrats-type de travail 16. Ils apportent leurs jugements sur les litiges de travail comme instance judiciaire cantonale dans les limites fixées par la loi. Les parties contractuelles doivent s’abstenir de tout moyen de lutte (grève et lock-out) durant 45 jours au moins à compter du début de la conciliation. Cet arbitrage a été rendu obligatoire en 1936, le Conseil fédéral redoutant que la dévaluation du franc suisse n’engendre des conflits portant sur les salaires.

Hostiles à une ingérence de l’État dans les relations collectives de travail, le patronat et les syndicats ont décidé de signer les accords dits de « paix du travail » le 19 juillet 1937. Ils instituent la résolution des conflits par un sys-tème d’arbitrage et par l’interdiction de tout moyen de lutte durant la validité des CCT. D’abord introduits dans l’industrie (horlogerie, métallurgie et ma-chines), ces accords s’étendront aux autres secteurs à partir des années 1950 (Aubert, 1989). L’évolution des journées de travail perdues suite à une grève depuis 1911, en Suisse, atteste que la conflictualité a considérablement baissé après les dernières vagues de grèves de 1945-1946 (Oesch, 2007 : 343).

Quelquesmoisplus tard, c’est chez ISSAviationque les salariées semettentengrève.Denombreusesemployéessontengagéescommeauxi-liaires,mais travaillent régulièrement au-delàde leur tauxd’emploi sansbénéficierpourautantdesconditionsdupersonnelfixe.C’estpourquoidesprocéduresjudiciairessontenclenchéesauTribunaldesprud’hommes,maisnepermettentpasderégularisercessituations.Cesdémarchesindi-viduellesconstituentnéanmoinsledébutd’unemobilisationcollectiveauseindel’entrepriseavantqu’ISSAviationprésentedenouvellesconditionsd’engagementàpartirdu1erjuillet2010,lesquellesprévoientladispari-

15. Le Conseil fédéral désigne le pouvoir exécutif (gouvernement) de la Suisse.

16. Les contrats-types de travail sont des contrats de référence dont l’applica-tion concerne certaines branches non soumises à des CCT.

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17. Ce chiffre repose sur un salaire brut médian et stan-dardisé de 6 675 CHF, en 2010, pour le secteur privé uniquement. Source: Office cantonal de la statistique

18. Le « congé sous réserve de modification » ou « congé-modification » est une pratique assez large-ment admise par le droit du travail suisse consistant à notifier le licenciement d’un salarié si celui-ci refuse d’accepter une modification de son contrat de travail.

tiondesmécanismes salariaux liés à l’âgeet à l’ancienneté.LadirectionavaitannoncélarésiliationdesdeuxCCTenrespectantledélaidepréavisdesixmois,luipermettantainsid’appliquerdesbaissessalarialespouvantatteindre 1 300 francs suisses (CHF) par mois. Ce dumping salarial estvécucommeuneinjusticepar lepersonnel,car lesnouveauxsalairesnesontplusàmêmedelepréserverdelapauvreté.Sil’onconsidère,d’aprèsl’Office statistique de l’Union européenne (Eurostat), le seuil de pau-vretécommeétant60%dusalairemédianbrut,danslecasduCantondeGenèvecelacorrespondàunsalairebrutmensuelde4005CHF17.Forceestdeconstaterquelessalairesqu’ISSAviationsouhaiteimposer,quivontde3340à3550CHF,sontlargementendessous.

Lagrève,conduiteprincipalementpardesfemmesnettoyeusesd’avi-ons, démarre le 9 juillet 2010. L’entreprise fait appel à des intérimairesainsi qu’à des employées travaillant chez ISS Aviation à Zurich poureffectuerletravaildesgrévistes.Cesdernièresseheurtentdesuiteàplu-sieursmesuresd’intimidationvenantaussibiendel’employeur,desauto-ritésdel’aéroportetdelapolice.Lespartiesenconflitcampenttoutl’étésurleurspositionsetlagrèveprendl’allured’uneguerredetranchées.Cen’estqu’àpartirdespremiersjoursdeseptembrequ’ISSAviationadopteunenouvelle stratégie.L’entreprise décided’évincer le syndicatmajori-taireSSP-TAennégociantuneCCTavecPUSH,lemêmesyndicatmai-sonde Swissport, qui ne comptait pas un seul adhérent au début de lagrève.Ladirectiondécidedesoumettreauvotedupersonnelcettenou-velleCCT,qui neprévoit pas d’améliorations sensibles par rapport auxcontratsindividuels,dansdesconditionsquisont« tout sauf démocratiques »d’aprèsplusieurs salariées, en raisonde lanumérotationdesbulletinsdevote(identifiablesparl’employeur)ainsiquedesmenacesdelicenciementàl’encontredesopposants.Lesgrévistesdécidentnéanmoinsdeprendrepartauvotepourexprimerleurdésaccord,conscientesd’êtrelesseulesàpouvoirporterle«non»àl’intérieurdel’entreprise.

Le 20 octobre 2010, la direction convoque chaque gréviste à unentretienindividuelquidoitsetenirauplustardle1ernovembrepourluiproposeruncontratdetravaildontlesconditionsontéténégociéesavecPUSH. S’agissant d’un congé-modification 18, tout refus est susceptibled’entraînerunlicenciement,raisonpourlaquellelesyndicatSSP-TAsug-gèreauxgrévistesd’apporterleursignature,desorteàsouscriredesnou-veauxcontratsindividuelssanspourautantarrêterlagrève.Parallèlementàcela,ladirectionrenonceàexpulserlesyndicatSSP-TAdel’entrepriseenengageantavecluidesnégociationsencoulisse,pourquelagrèvesetermineavantledélaifixépourlasignaturedescontratsindividuels.

Les parties parviennent ainsi à un accord le 2 novembre après 121joursdegrève,cequiestexceptionnelenSuisse.Cetaccordprévoitunefourchette salariale (de 3 550 à 4 510 CHF) plus élevée par rapport àcelle proposée dans le cadre des contrats individuels entrés en vigueurle1er juillet (de3340à3550CHF)etàcellede laCCTsignéeavecPUSHle22septembre2010(3500à3800CHF).Toutefois,lessalairesrestent inférieurs à ceuxde l’ancienneCCT résiliée par l’employeur et

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72valablejusqu’au30juin2010(de3658à4847CHF).L’ensembledecesfourchettessalarialesestrésumédanslegraphique1.Cesmontantsrestenttoujourssupérieursàceuxpratiquésàl’aéroportdeZurichoùiln’apasétépossibled’élargirleconflit.

L’accord de fin de grève protège explicitement les grévistes contretouterétorsiondel’employeur.Ilcomportenéanmoinsdeuxconcessionsàlafaveurd’ISSAviation:d’unepart,lesyndicatSSP-TAreconnaîtdanslesnégociationsuneorganisation«syndicale»directementcontrôléeparl’employeur:PUSH;d’autrepart,laCCTenvigueuràl’AIGseranégo-ciéeauniveaunationalexclusivement,cequiapoureffetd’imposeruneforme de tutelle à la direction syndicale qui a animé la grève. Cela aumomentoùune autre section syndicaleduSSP-TA, celle active à l’aé-roportdeZurich, accepte toujoursune fourchette salariale (de3205 à3555CHF)inférieureàcelleenvigueurpourlessalariéesd’ISSAviationtravaillantdansl’AIG.

Légende : fourchette des salaires entre l’entrée en service et la fin de carrière chez iss Aviation aux aéroports de Genève et Zurich. source : CCt

3 – spécifiques de deux grèves qui dérangent

Cequi rapproche ces deux conflits, c’est avant tout la précarité propreau personnel en grève : il s’agissait pour la plupart de jeunes précaires,immigrées et parfois domiciliées dans les territoires français limitrophes(frontaliers)–unecombinaisondefacteursquinefaciliteguèreledéve-loppement d’une présence syndicale sur la durée. L’organisation enflux tendu des activités aéroportuaires contraint ce personnel, employé

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73 principalement à temps partiel, à accepter des horaires de travail trèsvariables,cartoutavionenretardprovoqueuneaccélérationdesrythmesdetravail.Lapénibilitédesconditionsdetravailet laprécaritéde l’em-ploi sur l’ensemble du site aéroportuaire, dénoncées dans la pétitiondedécembre2009,amènentàconsidérerchacunedesgrèvescommelacom-posanted’unphénomèneglobal.Ilfautnéanmoinspréciserquecesmou-vementssedifférencientàlafoisparladimensionsexuéeetlatemporalitédelalutte.LagrèvechezSwissportaétémenéepardeshommes(baga-gistes)etaduré11 jours tandisquecellechezISSAviationaconcernéprincipalementdesfemmes(nettoyeuses)ets’estétaléesur121jours.Lamémoiredelapremièregrève,dontl’issueaétévictorieuse,étaitprésentedanscellequiasuivi.

Lestémoignagesquenousavonsrecueillisauprèsdesgrévistesattes-tentdel’existenced’unetripleformedeprécaritéquel’onretrouvesou-ventparmilesemploisféminins:ils’agitd’uneprécaritééconomique(bassalaires),temporelle(organisationirrégulièredutempsdetravail)etpro-jectionnelle (absencedeperspectivesdecarrière).L’acceptationdecettesituationdeprécarité,encequiconcernelaconditionféminine,nes’ex-pliquepasseulementparlechômagedanslamesureoù« elle résulte aussi de leur engagement dans une économie domestique qui ne permet pas un inves-tissement massif de la sphère professionnelle. […] Cette forme d’emploi apparaît ainsi comme une sorte de compromis social épousant à la fois la poussée de l’acti-vité féminine et la reproduction des rapports sociaux de sexe. » (Benquet,2011:39).Ilestnéanmoinsdifficiled’estimerdansquellemesurelamobilisationcontrecesformesdeprécaritéapermisderemettreenquestionladomi-nationmasculinedont lesenjeuxs’articulentavec lapriseenchargedutravaildomestique(Pfefferkorn:118-119).

Parmi l’ensemblede ces salariéesprécaires s’estdéveloppéun senti-mentd’injustice, liéàlafaiblessedesrevenusparrapportàladuretédesconditionsdetravail,etqui lesaamenéesàconsidérercommeinaccep-table la réalité du quotidien. Le syndicat SSP-TA a saisi ce méconten-tement pour développer une présence syndicale au cours des dix der-nières années, en soutenant les salariées auxprud’hommes, en récoltantles doléances exprimées par le personnel et en organisant celui-ci danslecadredesassembléesd’entreprise.Ilconvientainsidesaisirlerecoursàlagrèveenrelationaveclesévolutionsdelaconflictualité,dansuncadresocial et professionnelmarquépar des rapports dedomination et d’op-pressionsmultiples:c’estpourquoilagrèvecommeactioncollective« ne se suffit pas elle-même et n’est toujours pas significative en soi, mais […] est inscrite dans un processus de mobilisation plus ou moins linéaire, plus ou moins cumulatif » (Béroudetal.,2008:92).

L’invitation explicite du personnel non syndiqué aux assembléestémoignedelavolontéduSSP-TAderompreaveclapratiqued’unsyn-dicalismetraditionnellementorientéparladéfensedesesseulsadhérents.En adoptant des structures organisationnelles plus ouvertes, il souhaiteélargiràtermelecercledesmilitantssyndicauxparl’organisationdessala-riées éloignées de l’action collective. Les observations effectuées sur les

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74piquetsdegrèveontégalementpermisdeconstaterquelesecrétairesyn-dical du SSP-TA a toujours encouragé les diverses initiatives proposéesetprisesenmainparlesgrévistes,donnantainsiuncaractèrecollectifetdémocratiqueauxmobilisationsrestéestoutefoisminoritairesetisoléesauseindesentreprisesconcernées.Cettepratiquesyndicalevaà l’encontred’uneconceptiondusyndicalismeoùl’appareiltientàl’écartlessalariéesde lanégociation collective.Elle comporteplusieurs ressemblances avecl’organizing model of unionismadoptéauxÉtats-Unisparplusieurssyndicatsdèsledébutdesannées1980qui« se définit en rupture avec le syndicalisme traditionnel qui consacrait une part importante de ses ressources à ses seuls adhé-rents. [Ce nouveau modèle] entend précisément consacrer une part significative de ses efforts et de ses moyens à la syndicalisation d’une main-d’œuvre jusqu’alors demeurée hors du champ de tous les radars syndicaux (ouvriers des services, femmes, immigrés). »(Scandella,2009:124-126).

DanslagrèvechezISSAviation,lamajoritédupersonnelestnéan-moins restée à l’écartde l’actioncollectivepourplusieurs raisons. Il ya, tout d’abord, la crainte de perdre l’emploi en raison de représaillespatronales.Lalégislationsuisseautoriselarésiliationsansmotifs,etdanslaplupartdescassansindemnités,descontratsàduréedéterminéeavecunbrefpréavis.19Nouspouvonsmentionner,ensuite,lamarginalisationdetoutetraditionsyndicalecombative,ycomprisdanslesecteuraéro-portuaire, dans le cadre de ladite « paix du travail ».Dans une régionoùletauxdechômageestrelativementélevé20,lapressionexercéeparles employeurs sur le personnel, pour qu’il adhère au syndicatmaisonPUSH,apufairepreuved’efficacité.Enfin,l’origineimmigréeduper-sonnelnon-gréviste,majoritairementasiatique,aétésusceptibledecréerunecompréhensiondifférentedesenjeuxdelalutte.D’aprèslestémoi-gnagesdesgrévistes,cepersonnel,maîtrisantmal la languefrançaiseetcraignantdeperdre sonpermisde séjour, se seraitainsi laissé « instru-mentaliser»parl’employeur.Lemurentrecesdeuxcatégoriesdeper-sonnel,celuien lutteetnon-gréviste,n’étaitpaspourautantétanche :eneffet,lesmanifestationsdesolidaritéétaientnombreusesauxpiquetsde grève, au point d’être même décisives pour l’issue du conflit chezSwissport.Aucune manifestation ou agression du personnel non-gré-visten’aétérecensée.

ÀGenève,l’ensembledessyndicatsetdesforcespolitiquesdegaucheontparticipé,àdiversdegrés,auxactivitésducomitédesoutienauxgrèvesde Swissport et ISSAviation. Le soutien à la lutte a toutefois débordélespartissituésàgauchedel’échiquierparlementaire,danslamesureoùil incluaitégalement leMouvementdescitoyensgenevois (MGC),dontlarhétorique«anti-frontalière»estcelledel’extrêmedroite.Lesoutienaffirmé par le MCG lors d’une manifestation, qui n’était d’ailleurs pasdugoûtdetoutlemonde,témoignedesavolontédes’érigerendéfen-seurdescouchessocialeslesplusdéfavorisées;uneplacedésormaislais-séevacanteparlespartistraditionnelsdegauchequisesontadaptésauxpolitiquesnéoconservatricesmenéespar ladroiteaucoursdesdernièresannées. C’est pourquoi une certaine peur que « les travailleurs soientabandonnés»parlagaucheauprofitduMCGpourraitêtreàl’originede

19. D’ailleurs, selon l’Orga-nisation internationale du travail (OIT), les représen-tants du personnel ne sont pas suffisamment protégés contre des licenciements antisyndicaux (Molo, 2010 : 81-96).

20. En 2010, le taux de chômage moyen est de 7% dans le Canton de Genève alors qu’il est de 3,9% en Suisse. Source : Office can-tonal de la statistique

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21. La presse a repris les arguments exposés par ISS Aviation dans une annonce publicitaire intitulée: « Avec 14 grévistes, un syndicat irresponsable peut-il mena-cer 135 emplois ? » parue le 23 août 2010.

22. C’est le cas, par exemple, d’un article de la Tribune de Genève (21.8.2010) qui révèle l’existence d’une péti-tion de 69 non-grévistes, travaillant chez ISS Aviation, demandant que le syndicat SSP-TA mette un terme à la grève. L’inspection du travail attestera ensuite que les signatures avaient été récoltées au plus tard 6 jours avant le début de la grève.

plusieursmotionsparlementairesdéposéesauparlementgenevois(GrandConseil)parlePartisocialistegenevois(PSG)ensoutienauxgrévistes.

La tentativedes salariéesde faireconnaître leur lutte s’estheurtéeàl’hostilitédesmédias.LestroisquotidienséditésàGenève(LeTemps,LaTribunedeGenèveetLeCourrier)ontmêmerelayélacampagnelancéeparISSAviationpourdélégitimerlagrève,ens’appuyantsursoncaractèreminoritaire.21Certainsarticlesn’ontd’ailleurspasmanquédesusciterdesdoutessurlesérieuxdutravailjournalistique.22L’élargissementdelalutteparmi les salariées non-grévistes a été possible au sein du site aéropor-tuaire genevois (chez Swissport par exemple) alorsmêmequ’une jonc-tionaveclessalariéesd’ISSAviationtravaillantàl’aéroportdeZurichn’apasétéréalisée.LadirectiondelasectionzurichoisedusyndicatSSP-TAnesouhaitaitpasmobilisersestravailleurs,craignantquesonrôleinstitu-tionnelde«partenairesocial»soitremisencause.Eneffet,lafourchettesalarialequ’ISSAviationvoulaitimposeràGenèveserapprochaitdecelleque l’entreprise imposait à l’aéroport deZurich depuis longtemps avecl’accorddelasectionzurichoiseduSSP-TA.L’appuipolitiqueducomitéde soutien s’est révélé décisif lors de la grève chez ISSAviation, danslamesureoù il a empêchéune résolutiondu conflit par l’isolement, ledécouragement,voirel’évictiondesgrévistes.LerésultatdesdeuxconflitsattestequelesyndicatSSP-TAestparvenuàrenforcersa«fonctionrepré-sentativedusyndicalisme»,àsavoirsacapacitédeporterefficacementlesrevendications du collectif de travail dans la négociation collective avecl’employeur(Pernot,2010:284).

Conclusion

L’émergence d’un sentiment d’injustice parmi le personnel confronté àune dégradation des conditions de travail et à une baisse des salaires ajouéun rôle importantdans lesmobilisationsdupersonnel travaillant àl’aéroport.Letauxdechômagerelativementélevédelarégionaexercéunepressionsurlessalariéesenlutteaupointmêmedefaciliterlamiseenplace,parlesemployeurs,d’unsyndicatmaison(PUSH)danslebutdebriser lesgrèves.Lesconflits survenusdans lesentreprisesaéroportuairesétudiéesnesont toutefoispas laconséquencedirectede lacriseécono-mique de 2008. L’attitude du syndicat SSP-TA, consistant à associer lepersonnelgrévisteàtouteslesdécisionsinhérentesauxconflits,expliqueladéterminationdupersonnelen lutte,endépitdes intimidationsde lacampagnepatronalevisantàdélégitimerlesgrèvesens’appuyantsurleurcaractèreminoritaire.Lamiseenplaced’uncomitédesoutiens’estrévé-léefavorableàlaconstructiond’unrapportdeforcenotammentdanslecasd’ISSAviation,oùl’employeursouhaitaitunerésolutionduconflitparledécouragementetl’épuisementdesgrévistes.

Ilestencoretroptôt,aujourd’hui,poursavoirsilerecoursàlagrèvesur le site aéroportuaire, en 2010, reste une exception ou annonce desrelations de travail plus conflictuelles. Les tensions demeurent toutefoisencoremanifestesdansplusieursentreprisesdu secteur.Eneffet, leper-

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76sonnel dénonce plusieurs atteintes au respect des droits syndicaux seu-lement six mois après la fin du conflit chez ISSAviation et décide, enconséquence, de créer unObservatoire du respect des droits syndicaux,dont le rôlepourrait acquérirde l’importance les années àvenir.Cettestructure a pour but le recensement et la dénonciation publique desinfractions à l’exercice des droits syndicaux, faisant écho à la démarcheproposéeparlaFondationCopernicdanssadernièrenotesurlarépres-sionetladiscriminationsyndicale(Barnieretal.,2011:9-10).

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*Département de Sociolo-gie, Université de Crête

Les syndicats grecs dans un contexte de crise économique

Christina Karakioulafis*

Résumé : La crise de la dette publique grecque a entraîné d’importants changements institutionnels et politiques qui ont bouleversé le contexte syndical et ont conduit à une remise en question des stratégies et pratiques syndicales traditionnelles. Dans cet article nous exposerons, dans un premier temps, les caractéristiques du système des relations professionnelles jusqu’en 2010, année où les premières mesures législatives destinées à lutter contre la crise ont été votées. Ensuite, l’accent sera mis sur la ques-tion du renouveau syndical. Puis, nous aborderons les nouvelles données économiques qui ont émergé suite à la politique d’austérité budgétaire et nous verrons quelles ont été les réponses syndicales en termes de capacité de mobilisation et d’influence sur les politiques gouvernementales.

Mots-clés : Grèce - crise - dette publique – syndicats - renouveau syndical

Abstract : The Greek public debt crisis entail important institutional and political changes which upset the trade union context and led to a questioning of the tradi-tional trade union strategies and practices. In this article we shall expose, at first, the characteristics of the industrial relations system until 2010, year when the first legislative measures intended to fight against the crisis were voted. Then, the accent will be put on the question of the trade union renewal. Then, we shall approach the new economic data which emerged further to the budgetary austerity policy and we shall see what were the trade union answers in terms of mobilization capacity and influence on government policies.

Key Words : Greece - public debt crisis- trade unions- trade union renewal

Lacrisede ladettepubliqueenGrèceaentraînéd’importantschange-ments institutionnels et politiques,menant d’une part à un bouleverse-mentquasi-totalducontextedanslequelagissentlessyndicatsetd’autrepartàunemodificationdesrelationsdepouvoirdanslechampdesrela-tions professionnelles. Ces changements ont également conduit à uneremise en question des stratégies et pratiques syndicales traditionnelles.Enoutre, la rapidité des changements intervenus a pris les syndicats decourt,lesdépossédantainsidelapossibilitéd’élaborerdesstratégiesalter-natives.End’autrestermes,lessyndicatsgrecssontactuellementappelésàfairefaceàdenouveauxdéfissansyêtrevraimentpréparés.Aujourd’huideuxquestionsseposent:premièrement,danscecontexteéconomiqueetpolitiqueextrêmementdéfavorablepourlemondedutravail,lessyndicatsdisposent-ilsdesmargesd’initiatives,d’actionstratégiqueetd’interventionefficace? Deuxièmement, existe-t-il des possibilités pour un renouveausyndicalàlongterme?

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78Pour répondre à ces questions, nous exposerons dans un premiertemps les grandes caractéristiques du fonctionnement des relations pro-fessionnelles jusqu’en 2010, année où les premières mesures législa-tivesdestinéesàluttercontrelacriseontétévotées.Cepointpermettranotammentdesoulignerlesproblèmesdereprésentationetdeconfianceauxquelslessyndicatsgrecsétaientconfrontésjusteavantquelacrisedeladetten’éclate.Dansunsecondtemps,l’accentseramissurlaquestiondu«renouveausyndical»et,plusspécifiquement,surl’absencederéactionsdelapartdesappareilssyndicauxpourtenterdesurmonterlesproblèmesdereprésentationetdeconfiance.Dansuntroisièmetemps,nousaborderonsles nouvelles données économiques qui ont émergé suite à la politiqued’austéritébudgétaireadoptéedurantlapériodedelacriseetdesmémo-randums (2010-2012) et qui touchent les syndicats de manière directeouindirecte.Nousverronsquellesontétélesréponsessyndicalestantentermesdecapacitédemobilisationqued’influencesurlespolitiquesgou-vernementales.Enfin,enconclusion,nousreviendronssurlaquestiondupossiblerenouveausyndicaldanslesmoisetlesannéesquiviennent.Cecinous permettra de procéder à quelques estimations quant aux possiblesvoiesderenouveausyndicalenGrèce.

1 – Les syndicats grecs face à une profonde crise de représentation et de confiance

Dans sonhistoire, le systèmegrecdes relationsprofessionnellesaconnuune longuepérioded’interventionnismeétatiquequi a laissé samarquesurlarégulationdumarchédutravail,lastructuredelanégociationcol-lectiveetlefonctionnementdesorganisationssyndicales,amenantcertainsauteursàconsidérerlaGrècecommeunexemplede«corporatismeéta-tique»(Zambarloukou,2006).Danscecontexte, lecontrôleidéologiquedessyndicats(etl’exclusionoul’éliminationdesorganisationsàtendancecommuniste) allant jusqu’au choix des leaders syndicaux par l’État, lacréation des syndicats dits «rubber-stamps» destinés à soutenir les partismajoritaires au sein des élections syndicales et la falsification des résul-tatsdesélectionssyndicalesontétédespratiquescourantesdansl’histoirerécente du syndicalisme grec (Triantafillou, 2003). «Ainsi, - Comme lesouligneKatsanevas- du fait que les relations du travail étaient dirigées par le gouvernement, la plupart des organisations syndicales, tant locales que nationales, devinrent de simples lobbies auprès du parlement dans les ministères. Tout naturel-lement, elles favorisèrent l’établissement d’un “syndicalisme paternaliste” en tom-bant sous la coupe des partis politiques et des politiciens qui, s’inspirant de l’adage “diviser pour régner” opposèrent les uns aux autres les dirigeants syndicaux ambi-tieux et les diverses factions syndicales» (1985:113).

Depuislesannées1990,ondistinguecependantlessignesd’unemini-misationdel’interventionétatiqueetd’unrenforcementdel’autonomiecollectivedespartenairessociauxetcelasurtoutaprèslevotedelaloiins-tituantlesnégociationscollectiveslibresen19901.Cetteévolutionpeutêtrevuecommelerésultatdeschangementsissusdurétablissementdeladémocratieparlementaireen1974etde lamontéeaupouvoirduparti

1. En Grèce, la négocia-tion collective se déroule à trois niveaux: national, branche, entreprise. Jusqu’à très récemment, elle était réglementée par une loi de 1990 qui avait instauré la liberté de négociation sans intervention étatique, la négociation collective d’entreprise et avait prévu la mise en place d’un organisme indépendant de Médiation et d’Arbitrage.

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2. Les Centres de Travail sont des structures syndi-cales interprofessionnelles et départementales de 2ème niveau. Contraire-ment aux fédérations, les Centres de Travail n’ont pas le droit de négocier et de signer des conventions collectives.

3. Ce taux varie de manière importante entre secteur privé et secteur public. Ainsi, il est estimé à 15% dans le secteur privé, à 90% dans les services et entreprises publiques et à 51% chez les fonctionnaires

socialiste (PASOK) au début des années 1980 (Ioannou, 2000). Néan-moins, ceci ne signifie pas pour autant que les organisations syndicalessont devenues vraiment autonomes. En réalité, de l’interventionnismeétatiqueonestpasséàune«colonisation»desgroupesd’intérêtsetdelareprésentationpar lespartispolitiques (Lavdas,2005).Eneffet,bienquelePASOKaitsupprimépar levoted’uneloiaudébutdesannées1980lessyndicatsdits«rubber-stamps»,iln’apasmisfinàlatutelledespartispolitiques sur les syndicats (Lyrintzis, 1987). Dans les faits, les syndicatsontservidechevaldeTroieaupopulismeetauclientélismeduPASOK,lequeldesurcroîtn’étaitplusunclientélismetraditionnelinterpersonnelmaisdeplusenplusmanifestementune«machinepolitique»(Mavrogor-datos, 1997).Ainsi, malgré des changements institutionnels et législatifsimportantsdanslesannées1980et1990,lesyndicalismegrecrestejusqu’àaujourd’huitrèspolitisé.Lesprincipauxpartispolitiques(PASOK,Nou-velleDémocratie,PartiCommuniste,SYRIZA)sontreprésentésdirecte-mentdanslesorganisationsparlebiaisdefractionsorganisées.

Auniveauleplusélevé,lareprésentationestrelativementcentralisée,danslesensoùdeuxgrandesconfédérationssyndicalesexistent:laGSEEqui regroupe les travailleursdu secteurprivé,des servicespublicsetdesgrandes entreprises privatisées (banques, transports, compagnies d’élec-tricité et d’eau, télécommunications, etc.) et l’ADEDY qui représenteuniquement les fonctionnaires. C’est aux deux niveaux inférieurs desorganisationssyndicalesquel’onrencontreunefortefragmentationorga-nisationnelle:laGSEEsecomposede2347syndicatsde1erniveau,de62fédérationsetde75CentresdeTravail2,tandisquel’ADEDYcomporte1264syndicatsde1erniveauet52fédérations(Ioannou,2005).

Le taux de syndicalisation connaît une baisse assez importante pas-santd’environ34-37%pendantlesannées1980à22-24%audébutdesannées 1990, bien que les plus optimistes estiment ce taux à 29 % en2010 3 (Kouzis,2005 ; Ioannou,2005 ;Vernardakis,Mavreas&Patronis,2007).Labaissedestauxdesyndicalisationn’estévidemmentpaspropreàlaGrèce.Parmilesfacteursquiontalimentécette«désyndicalisation»enGrèce, ilyaprincipalementunecrisedereprésentationetdeconfiancedanslesstructuresexistantes.

Lacrisedereprésentationest liéeaufaitqueplusieurscatégoriesdetravailleurs en Grèce ne sont pas représentées par les syndicats. D’unepart,lessyndicatssontsous-représentéssurleslieuxdetravaildanslesensoùlamajoritédesentreprises(97%)sontdesPMEquiemploientmoinsde20personnes,seuilàpartirduquelunsyndicatd’entreprisepeutêtrecréé.D’autrepart, lescatégories lesplusvulnérablesdelamaind’œuvre(femmes, jeunes, précaires, chômeurs, immigrés) demeurent sous-repré-sentéesauseindessyndicats(Kouzis,2005&2007;Ioannou,2005;Kret-sos,2011&2012).

La crise de confiancene concernepas tellement le syndicalisme ensoi. Il s’agitplusd’undiscréditdes structures syndicalesexistantesetdumode de fonctionnement des syndicats. Diverses enquêtes ont mon-

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80tré que même parmi les travailleurs syndiqués, beaucoup n’avaient pasconfiancedans les structures syndicales et le tauxd’insatisfaction enversles organisations syndicales était très importantmême dans les lieux detravailoùlaprésencesyndicaleétaitforte(Vernardakis,Mavreas&Patro-nis,2007;VPRC,2010).

Cetteattitudenégativeenverslemouvementsyndicalorganiséestliéeau sentiment,partagéparbeaucoupde travailleurs,que lesdépendanceset intérêtspolitiques étaient souventplacés au-dessusdes revendicationset des intérêts des travailleurs. De plus, la sous-représentation des syn-dicats dans le secteur privé et sa sur-représentation dans les entreprisespubliquesetlesecteurpubliccréentlesentimentquelesyndicalismegrecestunsyndicalismede«travailleurslesmieuxprotégés».Dèslors,laprisededistancedecertainescatégoriesde travailleurspar rapportauxstruc-turessyndicalesexistantesainsiquele«fosséidentitaire»(Dufour&Hege,2010)crééparaissaientinévitables.

Certes, le tauxde syndicalisationne suffitpas à lui seul à expliquerlepouvoirdes syndicats.Plusieurs auteursontdémontré lanécessitédeprendreencompted’autresfacteurscomme,parexemple,lesprotestationset les actionsdirectes (Sullivan,2010), ainsique lenombreet l’ampleurdesgrèvesgénérales (Kelly,2011).De fait,malgré les signesdémontrantun affaiblissement des syndicats grecs, ils disposent encore d’une fortecapacitédemobilisation auprèsde leursmembres.En réalité, contraire-ment à ce qu’on pourrait attendre, la longue tradition d’intervention-nisme étatique et de tutelle n’a pas « étouffé » l’action syndicale.Ainsi,pourlapériodeentre1980et2006,parmiles72grèvesgénéralesenre-gistréesenEurope,33onteulieuenGrèce(Kelly,Hamann&Johnston,2011).Enfait,lesrelationsprofessionnellessontrestéestrèsconflictuellesenGrèce comme le prouvent les statistiques de grèves (Zambarloukou,2006).Cettecapacitédemobilisationestsurtoutprésentedanslesmilieuxdetravail lesplusprotégésetlesplussyndiqués(entreprisespubliquesetfonctionpublique).Enfin,l’ancrageinstitutionneldessyndicatsetlespro-tectionsdontilsbénéficient,etquel’ondécriraparlasuite,semblentaussiinfluencerlepouvoirsyndicaldemanièrepositive.

2 – La question du renouveau syndical au sein du discours et des pratiques des organisations syndicales grecques

Qu’ontfaitlessyndicatsgrecspourrépondreàcettecrisedereprésenta-tionetdelégitimité?Pourrépondreàcettequestion,nousnousappuie-ronssur latypologiederenouveausyndicalproposéeparFrege&Kelly(2003).

Lesétudescomparativessurlerenouveausyndicalontmontréquelesstratégiessyndicalesdépendentbeaucoupdudegréd’ancrageinstitution-neldessyndicats.Ainsi,lessyndicatslesmieuxétablisetenracinésdanslesystèmesociopolitiqueinvestissentmoinsdans lamobilisation,vuquelabaissedestauxdesyndicalisationneconstituepasunemenaceimmédiate

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4. Il s’agit des mobilisations qui ont suivi le meurtre de Alexandros Grigoro-poulos, âgé de 15 ans le 6 décembre 2008 par un policier au quartier Exarchia d’Athènes (considéré un quartier qui rassemble des groupes gauchistes et anarchistes). Les mobilisa-tions qui furent immédiates avaient un caractère massif et furent aussi souvent violentes.

pour leur survieetqu’elleapeud’impactàcourt termesur l’influencesyndicale. Ceci contrairement aux syndicats, dont la principale sourcedepouvoirestconstituéeparsesmembres(Baccaro,HammanetTurner,2003).

Lecasgrecconfirmebiencettetypologie.Mêmesilacrisederepré-sentation et de confiance était parfaitement connue et bien visible entermesde tauxde syndicalisation,ellen’apasété ressentiecommetellepar les responsables syndicauxet le termede « crise »n’apparaissaitpasdanslediscourssyndicalofficiel.Ainsi,aucuneffortstratégiquedemobili-sationetderenouveauorganisationnelouidéologiquen’aétéfait.Ledis-courssurlebesoinderenouveaun’estapparuofficiellementqu’en2010danslecadreduCongrèsdelaGSEE.Lanécessitéd’unemeilleureinté-grationdes catégories de travailleurs sous-représentés au sein des struc-tures syndicales a été soulevée à plusieurs reprises depuis le début desannées2000.Toutefoisellenes’estpastraduitepardesactionsconcrètesderecrutementdenouvellescatégoriesdemembres(Lambousaki,2010).Parconséquent,lesyndicalismegrecresteunsyndicalismedetravailleursconsidérés comme « lesmieuxprotégés », un syndicalismedemembresmajoritairement masculins et âgés. Même si on n’a aucune donnée surla participation féminine dans le mouvement syndical, les femmes sontincontestablement sous-représentées au sein des organes syndicaux deprisededécision.Concernantlesjeunestravailleurs,bienquelebesoindeleurmobilisationsoitreconnuaumoinsdepuis2004etquelaGSEEaitmisenplaceunComitédesJeunesTravailleurs,cettestructurefonctionnesurtoutcommeunforumdediscussion.Laseuleexceptionnotableà larègle concerne les initiatives prises au niveau législatif et au niveau dela négociation collective en ce qui concerne les salaires des jeunes tra-vailleurs(Kouzis,2005&2007;Kretsos,2011).Enfin,lestravailleurspré-caires et les chômeurs « se sentent plus proches » des syndicats debasequisesontdéveloppéssurtoutaprèsles«révoltesdeDécembre20084»etsuiteàl’attaqueàl’acide,àlamêmepériode,contreKonstantinaKou-neva,travailleuseimmigréeetsecrétairegénéraledel’Unionrégionaledesfemmes de ménage et du personnel domestique d’Attique. Sur le plandelaréformedesstructuressyndicales,rienn’aétéentrepris,bienquelaGSEEaitàplusieursreprises(depuis1983)exprimélavolontéderéglerleproblèmedelafragmentationsyndicalepardesfusions(Ioannou,2005).Encequiconcerne lesautresvoiesde renouveau,etendehorsdudis-cours syndical officiel, les coalitions avec d’autres mouvements sociauxrestentmarginales,cequiapparaîtcommenormalcomptetenuducarac-tère«atrophique»delasociétécivilegrecque.C’estaussilecaspourlasolidaritéinternationaleintra-syndicale,quin’apasétéconsidéréeparlessyndicatscommeétantprioritaire.

Plusieursraisonspeuventêtreavancéespourexpliquerlemanquederéactiondessyndicatsgrecs faceà labaisseconstantedestauxdesyndi-calisationetde la crisede légitimitédont elle témoigne.Unepremièreexplicationrésidedanslefaitque,jusquetrèsrécemment,lepouvoirdessyndicatsgrecsnedépendaitpasdunombredeleursmembresetdeleurprésence sur les lieux de travail. Il était en fait en grande partie assuré

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82par l’existence d’un contexte politique favorable aux organisationssyndicalesdu faitnotammentdes liensentre lespartispolitiqueset lessyndicats ainsi que des relations clientélistes entre les politiciens et lessyndicalistes.Unesecondeexplicationsetrouvedanslemodedefinan-cement des syndicats : ceux-ci ne dépendaient pas des cotisations deleursmembres,maisdesfondsfinanciersissusduFoyerduTravail5,unorganismepublicquiréattribuaitauxorganisationssyndicalesunepar-tie importante des cotisations salariales qui lui étaient versées.A titred’exemple,pour lapériode2007-2009,parmi lesressourcesfinancièresde laGSEE,plusde20millionsd’eurosprovenaientduFoyerduTra-vail, tandis que seulement 230000 euros provenaient des cotisationsdesorganisationsmembres.Demanièreparadoxale,bienqueladépen-dance financière ait été systématiquement critiquée et que la GSEEeut annoncé en 1992 sa volonté de renforcer l’autonomie financièredes syndicats,quandune loien1990aabolicefinancement, laGSEEa tout fait pour le réinstaurer (par une nouvelle loi en 1992) (Ioan-nou, 2005).Enfin,unedernière explication résidedans le principedela claused’extensionqui faisait que les conventions collectives signéesconcernaientautomatiquementlaplupartdestravailleursdanslesecteurprivé,indépendammentdufaitqu’ilsétaientmembresd’unsyndicatoupas. Par conséquent, lamobilisationdenon-syndiqués ne semblait pasnécessaire.Toutescesraisons,ajoutéesaufaitquelessyndicatsn’avaientpasdefactoaccèsauxtravailleursdans lesPMEouà lamaind’œuvretravaillant aunoir,n’ontpas favorisé l’investissement syndicaldansdesstratégiesderecrutementdenouveauxmembres.

3 – Crise de la dette publique et réponses syndicales

Depuis ledébutdel’année2010, laGrèceconnaît laplusgravecrisestructurelle de son histoire récente. La crise financière de 2008 s’estavérée « fatale aux précaires équilibres grecs » et n’a fait qu’accen-tuerdesproblèmesexistantstelsqueleniveauélevédudéficitpublic(Coriat & Lantenois, 2011 : 6). Un mois après les élections législa-tives d’octobre 2009 et la formation du gouvernement du PASOK,dirigéparGeorgiosPapandreou, lespremièresestimationsdubudgetfontapparaîtreundéficitde12,7%duPIB,ledoubledecequiavaitétéannoncé.Pouraffronterlacrisedeladettepublique,lesgouverne-mentsquisesontsuccédésaupouvoirde2010à20126ontprisunesériedemesuresd’assainissementbudgétairequiontétérenforcéesenmai2010aveclasignaturedel’accordsurleprogrammed’ajustementéconomique (Premiermémorandum) entre le gouvernement grec etla «Troïka » (Commission européenne,Banque centrale européenne,Fondsmonétaire international).Cesmesures,qualifiéesparKarames-sini(2010)de«thérapiedechocbudgétaire»,constituentlenoyaudelapolitiqued’austéritélaplussévèrejamaisappliquéeenGrècedepuisla Seconde Guerre mondiale. L’adoption de ces mesures a provoquéd’intensesprotestationssocialestoutenentraînantd’importantschan-gements sur le plan politique, institutionnel et économique qui ontprofondémentbouleversélesrelationsprofessionnelles.

5. Le Foyer du Travail était un organisme qui avait été créé en 1931 dans le but de gérer les cotisations obligatoires des employeurs et des salariés. Ses fonds étaient destinés au finan-cement des organisations syndicales et de certaines prestations sociales (pro-grammes de « tourisme so-cial », coupons pour l’achat de livres ou de sorties au théâtre, etc.)

6. Le gouvernement de PASOK, avec Georgios Pa-pandreou comme Premier Ministre, issu des élections d’octobre 2009 est resté au pouvoir jusqu’en novembre 2011. Suite à la démis-sion de Papandreou, c’est Loucas Papadimos qui est devenu Premier Ministre d’un gouvernement de coalition soutenu par trois partis politiques [PASOK, ND (Nouvelle Démocratie) et la partie droite LAOS (Alerte Populaire Ortho-doxe)]. Loucas Papadimos, considéré comme techno-crate était gouverneur de la Banque de Grèce pendant la période 1994-2002 et puis de vice-président de la Banque Centrale Européenne jusqu’en 2010. Il est remplacé en juin 2012 par le président du Conseil d’État, Panayotis Pikramme-nos, qui a dirigé le gouver-nement intérimaire nommé après l’échec des partis politiques à constituer un gouvernement stable à la suite des élections du 6 mai 2012. Après les élections du 17 juin 2012 est formé un nouveau gouvernement de coalition soutenu par trois partis [PASOK, ND (Nouvelle Démocratie) et la partie gauche DIMAR (Gauche Démocratique)] et Antonis Samaras (issu du parti conservateur ND) comme Premier Ministre.

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7. A titre d’exemple, l’ADEDY a entamé une procédure en illégalité des baisses des salaires et des pensions auprès de la Cour administrative suprême grecque, avec le soutien d’autres associations professionnelles (Associa-tion des avocats d’Athènes, Fédération des retraités de la fonction, Chambre tech-nique de Grèce, Association des journalistes d’Athènes etc.).

Les changements législatifs les plus importants ayant eu un impactdirect sur les relations professionnelles concernent la fonction publique,les entreprises publiques, le marché du travail privé et la négociationcollective.Les fonctionnairesont été les premiers à être touchéspar lesmesuresd’austérité.Ilsontsubi,entreautres,ungeldessalaires,lasuppres-sionou ladiminutiondediversesallocations,uneaugmentationde leurtempsdetravail,tandisqu’ungelouunediminutiondesembauchesontété introduitspour tout le secteurpublic.Les travailleursdesentreprisespubliques,quiontété ladeuxièmecibledesmesuresd’austérité,ontvuleurssalairesdiminuer,tandisquedanslestransportsencommuntouslesrèglementsetconventionscollectivesenvigueurontétésuspendus.Àcesmesuress’ajoutent lesprivatisationsprévuesentre2011et2013.Parallè-lement,etdemanièreplusradicaleaprèslasignatureduPremiermémo-randum,desmesuresontétéadoptéesdans lebutderéduire lecoûtdutravail:flexibilisationdumarchédetravailvialamodificationdescondi-tionsdelicenciements; introductionducontratd’essaid’unanpourlesjeunes chômeurs avecun salaire correspondant à80%du salairemini-mumnationaletd’uncontratpourlesjeunestravailleursavecunsalairecorrespondantà84%dusalaireminimumnational;augmentationdeladuréemaximaledescontratsdetravailintérimaire;réductionducoûtdutravailàtempspartiel,etc.Enfin,parmilesmesuresquiontaffectégrave-ment lanégociationcollective, lesplus importantesconcernent : l’intro-ductiondelaconventioncollectived’entreprisedite«spéciale»,quipeutêtresignéepourdesraisonsdemaintiendespostesdetravailetderenfor-cementdelacompétitivitédel’entrepriseetquipeutêtredéfavorableparrapportàlaconventioncollectivedebranche;lasuppressionduprinciped’applicationdelaconventionlaplusfavorableetduprinciped’extensiondes conventions collectives ; lapossibilitéde signerdes accordsd’entre-prisesdonnéenon seulementpardesorganisations syndicalesmais aussipardes«unionsdepersonnes»;lasubversiondel’Organismed’arbitrageetdemédiationquidoitdorénavant,poursesdécisionsdemédiationetd’arbitrage,prendreencomptelesdonnéeséconomiquesetdecompéti-tivitédel’entreprise,dusecteurd’activitéetdel’économiegrecqueplusglobalement ;etenfin l’impositionpar la loien2012d’unediminutiondusalaireminimumnationaldel’ordrede22%(etde32%pourlesjeunestravailleursdemoinsde25ans).

Tousceschangements,ajoutésauxmesuresd’ordrefiscalvotéesetàlahaussesansprécèdentdutauxdechômageontcrééunclimatdemécon-tentementgénéralauseindelasociétégrecque,quis’estégalementtraduitparunehaussedelaconflictualité.Dèslevoteen2010despremièresloisconcernantprincipalementlesfonctionnairesetlestravailleursdestrans-portsencommun,lesorganisationssyndicalesontorganisédesgrèves,desmanifestationstoutenutilisantd’autresmoyensdecontestation7.Ainsi,en2010, l’ADEDYaorganisé treizegrèvesetdouzemanifestationsnatio-nalesetlaGSEEcinqgrèvesetdeuxmanifestationsquiontcoïncidéaveccellesd’ADEDY–sanscompterunnombreimportantd’arrêtsdetravail.Lesmanifestationsquionteulieulejourdelagrèvegénéraledu5mai2010ontétéconsidéréescommelaplusimportantemobilisationdetra-vailleursdepuis la chutede ladictatureen1974 (Karamessini,2010).Si

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84l’ADEDYasurtoutdénoncé lesmesures touchant les fonctionnaires, lesprisesdepositionsdelaGSEEconcernaientautantlaréformefiscalequelaréformedesretraitesetdumarchédutravail.

Malgré le nombre important de grèves et de manifestations, unebipolarisation s’estopéréeau seinde la société– surtout à l’époquedupremier paquet demesures – avec d’une part, les fonctionnaires et lestravailleurs des entreprises publiques qui protestaient contre lesmesurestouchant leurs revenus et leur statut de travail et d’autre part, les tra-vailleursdusecteurprivédontunepartieimputaitauxfonctionnairesetauxtravailleursdesentreprisespubliquesunegranderesponsabilitédanslasituationéconomiquedupays.

En2011,suiteàl’intensificationdesmesuresd’austérité,laconflictua-lité s’estaccentuéetantdans le secteurpublicquedans le secteurprivé.L’InstitutduTravaildelaGSEEaenregistréautotal445grèvesetarrêtsdetravail,dont9grèvesgénéralesorganiséesparlesconfédérationssyndi-cales.Enmettantàpartlesarrêtsdetravail,240grèvesonteulieudanslesecteurprivé,91danslesecteurpublicet70danslesentreprisespubliques.Dans certains cas, cesmobilisations ont été suivies par l’occupation deslieuxdetravail,desministères,desorganismespublics,desadministrationslocales,etc.Laplupartdesmobilisationsétaientdesarrêtsdetravail(158),desgrèvesde24heures (200)oude48heures (84).Trèspeudegrèvesontdurépluslongtemps,lapluslongueétantcellequiatouchél’AciérieGrecque (Ellinika Halyvourgia). Sur les trois dernières années, outre lahaussedelaconflictualité,onasurtoutassistéàunemodificationduprofildesgrévistes etdesmanifestants.Étantdonnéque lesmesures touchentnonseulementlesconditionsdetravailmaisaussilesconditionsdeviedelamajoritédesGrecs,deplusenplusdepersonnestrouventdesraisonspourmanifester et l’intensification de la conflictualité coïncide avec lesmobilisationsorganiséesparlasociétécivilecontrelesmesuresd’austéritééconomique.Après lemouvement « Je ne paie pas » («Den plirono »)inspiréduprincipe«qu’onnevapaspayerleurcrise»,ontsuivilesmani-festations du mouvement des Indignés à la place Syntagma d’Athènesetdansd’autresvilles,durant lapériodedemaià septembre2011.BienquelesorganisationssyndicalessesoientàplusieursreprisesassociéesauxmobilisationsdumouvementdesIndignés,ilsemblequ’ellesn’ontpaspuabsorbercettedynamiquesociale,l’utiliserenleurfaveuretassurerainsiladuréedecesmanifestations.Ceciprobablementpourdeuxraisons:d’unepart,lemouvementdesIndignésaplusieursfoisdéclarésavolontéderes-terindépendantdestutellespolitiques,qu’ellesproviennentdespartisoudessyndicats;d’autrepart,certainspartiscommelePartiCommuniste(etparextensionleursfractionssyndicales)ontvuavecméfiancelesmobili-sationsdumouvementdesIndignés.

Lesmobilisationssyndicalesontmenéàuneconfrontationsanspré-cèdent entre la fraction syndicale PASKE (attachée au parti socialistePASOK)etlegouvernementduPASOK,tandisqu’en2012,onavuéga-lement la fraction syndicaleDAKE(attachéaupartidedroiteNouvelleDémocratie) se confronter aupartiNouvelleDémocratiequi a cosigné

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8. Début 2012, le chômage était estimé à 22,6 % (26,5 % pour les femmes, 52,7 % pour les jeunes de 15-24 ans, 60,4 % pour les jeunes femmes).

ledeuxièmemémorandumenfévrier2012.Àtitred’exemple,suiteauxgrèvesetauxarrêtsdetravaildanslestransportsencommund’Athènesenautomne2011(37joursdegrèvependant2moisetdemi), leprésidentdu Syndicat desTravailleurs dans lesTransports en commun d’Athènes(OASA),quiétaitaussisecrétairegénéraldelasectionsyndicalePASKE-OASA(attachéeauPASOK),aété«obligé»dedémissionnerdecesdeuxpostesparcequ’iln’avaitpas soutenu legouvernementduPASOK.Soncasestemblématiquedel’ébranlementdesrelationsentrelespartispoli-tiquesquiontsignélesdeuxmémorandumsetleursfractionssyndicales.Cen’estdoncpasparadoxalquecesderniersmois,beaucoupde syndi-calistes de PASKE et de DAKE, surtout dans les entreprises publiques,renoncentà leuraffiliationpolitiqueet soutiennentdésormaisdespartissedéclarantcontrelesmémorandums.

Depuisaumoinsdeuxans,lesrelationsdessyndicatsavecleursalliéspolitiques traditionnelsontdoncétégravementébranlées.Enplusd’uncontextepolitiquedéfavorablequineleurpermetpasdefonctionnereffi-cacementcommegroupesdepression,lessyndicatssesontvusmenacéstantsurleplanfinancierquesurceluidelanégociationcollective.Surleplanfinancier,une loide février2012estvenue supprimer leFoyerduTravailquiconstituaitdepuisdesdécennieslaprincipalesourcedefinan-cementdesorganisationssyndicales.Bienque,pourlemoment,lesfondsde cet organisme aient été transférés à l’OAED (organisme responsabledesallocationsdechômageetdelarecherched’emploi),lefinancementdes syndicats demeure extrêmement incertain. Quant à la négociationcollective,elleestmenacéededeuxcôtés :d’unepart, la situationéco-nomiquedéfavorable,avecuntauxdechômageélevé8etlesfermeturesincessantesd’entreprises(surtoutdesPMEetdespetitesentreprisescom-merciales)nelaissentpasbeaucoupdemargesdemanœuvre.En2010,lasignaturede laconventioncollectivenationale s’est avéréedifficile, avecles syndicatsquidemandaientdes augmentations salarialesde l’ordrede3% et les employeurs qui demandaient un gel ou une diminution dessalaires.Laconventioncollectivenationalefinalementsignéeprévoyaitungeldessalairespour2010etuneaugmentationdel’ordrede1,6%pour2011-2012. D’autre part, les lois récentes (suspendant le principe d’ap-plicationdelaconventionlaplusfavorable,introduisantparvoielégisla-tiveunediminutiondu salaireminimum,etc.)peuventêtre considéréescommeunemenacepour lanégociationcollective libre et l’autonomiedes partenaires sociaux. Ce point a d’ailleurs soulevé dans la lettre quelespartenairessociauxontenvoyéeenfévrier2012auPremierMinistreLoucasPapadimasdanslecadredelaprocédurededialoguesocialquiaprécédé levotede la loiconcernant ladiminutiondusalaireminimum.Danscettelettre,ilsmentionnententreautres:« Le dialogue social est une institution en matière de communication ; il est ancré dans le Traité de l’Union Européenne et devra constituer, dans notre pays également, le principal “outil” de négociation des accords et ses résultats devront être respectés. »et« Le maintien ultérieur du cadre de fonctionnement des conventions collectives demeure une ques-tion essentielle dans le domaine de l’autonomie collective et des négociations ».Lamême inquiétudeestexpriméepar lespartenaires sociauxdans lecadredes négociations pour la signature de la nouvelle convention collective

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86nationale.Pourcesmêmesraisons,dansunelettreenvoyéeauxpartenairessociaux (en juillet 2012) la GSEE a exprimé la volonté de faire signercettenouvelleconventioncollectiveausiègeetsousl’égideduBITafindene laisseraucunemargedecontestationducôtégouvernemental.LaConfédérationsyndicaleconsidèreque leBITpeut fonctionnercommegarantdansleseffortsdespartenairessociauxderétablirlecontenuetlaforceinstitutionnelledelaconventioncollectivenationale.

Conclusion

Cesdernièresannées,lesorganisationssyndicalesgrecquestraversentpro-bablementl’unedespériodeslesplusdifficilesdepuis leurfondation,vuqu’ellessontappeléesàagirdansuncontexteéconomique,politique,ins-titutionnel et plus généralement social radicalement diffèrent. La crisede ladettepublique,outre sonaspectéconomique, a remisenquestionlespratiquestraditionnellesdusystèmedesrelationsprofessionnellesetabouleverséenprofondeurlesrèglesdujeutantformellesqu’informelles.Et tout ceci de façon extrêmement brutale, si l’on considère que touts’est passé surunepériodede2-3 ans. Jusqu’à cemoment, les relations« d’échange politique » avec les partis politiques et les gouvernements,l’ancrage institutionnel,ainsique l’aisancefinancière (grâceauxsubven-tionsduFoyerduTravail),créantunmilieuextrêmementfavorablepourlessyndicats,neleurontpasfaitsentirla«crise»dereprésentationetdeconfiance.Ainsi, au-delà des discours officiels, on n’a pas vu de straté-giesconcrètesderenouveausurtouslesplans.Aujourd’hui,lesorganisa-tionssyndicalesdoiventfairefaceàplusieursdéfis:lesrelationsavecleursalliéspolitiquessesontébranlées,leursurviefinancièresembleincertaine,lecontexteéconomiqueneleurlaissepasbeaucoupdemargesd’action,l’autonomie de la négociation collective est menacée, des acquis et desprotectionssociales(obtenussouventdelonguedate)sontsupprimés.

Ilesttrèsdifficiledeconjecturerlefuturdesorganisationssyndicalesdans ce contexte et avant de procéder à une quelconque conclusion, ilest importantde faire certaines remarques concernant lepaysage syndi-cal actuel.Malgré l’amplification desmesures d’austérité, l’année 2012semble beaucoup moins conflictuelle que l’année 2011 qui l’était par-ticulièrement. Ceci peut avoir plusieurs explications. D’abord, bien quelesorganisationssyndicalessesoientralliéesauxmanifestationsorganiséespar la sociétécivilependant l’été2011,ellesn’ontpaspu intégrercettedynamiquepour«gagner»desmembres.Ensuite,cettepositionquel’onpourraitéventuellementqualifierdepositiond’attenteen2012peutêtreliéeaupaysagepolitiqueextrêmementflouetauxélectionsde juinquinelaissaientenrienprésagerdesmesuresàvenir.Ilfautaussiattendredesrestructurationsintra-syndicalesliéesauxrestructurationssurleplanpoli-tique.L’échecélectoralduPASOKet laréussiteélectoralede lagaucheradicale(SYRIZA)pourraientbouleversercomplètementlepaysagesyn-dical.Jusqu’auxdernièresélectionssyndicalesauseindelaGSEE,lafrac-tionPASKE– proche duPASOK - était dominante et le président delaGSEEétaitissudecettefractionsyndicale.Resteàsavoirquelsseront

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9.http://www.kanep-gsee.gr/theseis-apopseis/parembasi-apo-ton-proedro-tis-gsee-g-panagopoylo-schetika-me-to-rolo-toy-syndikalistikoy-kinimatos-simera-kai-tin-prooptiki-toy-gia-to-ayrio

les résultats au prochainCongrès de laGSEE (prévupour 2013) et dequellemanière leschangementsdans les rapportspolitiques intra-syndi-cales vont influencer les stratégies et l’action syndicales. Surtout si l’onprendencomptequelafractionpolitiquedupartiSYRIZAauseindelaGSEE(AytonomiParembasi)promeutun syndicalismede typemouve-mentsocial.Enfin,en2012,onconstateducôtésyndicaluneffortpourdévelopperdenouvellesalliancesavecl’autreacteurprincipaldesrelationsprofessionnelles:lepatronat.Eneffet,laGSEEtrouveparadoxalementdesalliésparmilesemployeursetsurtoutparmilespetitsemployeurs(Confé-dérationGénéraledesIndustrielsetCommerçantsdeGrèce–GSEVEE.)quiontparticipéàdesgrèvesgénéralespourprotestercontrelesmesuresfiscalesetl’austéritééconomiqueargumentantquecesdernièrescondui-sentàlafermetured’entreprisesetàdespertesd’emploi.Unautrepointcommunentrecesacteursestlanécessitéd’instaurerdesmesuresdecrois-sancepourredynamiserl’économiegrecque.Acecis’ajoutentdesinitia-tives,nonnégligeables,pourpréserverl’autonomiedelanégociationcol-lective.

Pourconclure,endehorsduchocprovoqué,lacrisepeutégalementêtrevuecommeuneoccasionuniquederenouveau(Kretsos,2011).Lessyndicatsgrecspourraienten«profiter»enfonctionnantcommecanauxd’expressiondumécontentementgénéral et d’agitation sociale.Dans cebut, ledéveloppementdenouveaux répertoiresd’actionetde solidaritéainsiquel’adoptiondespratiquesissuesdusyndicalismedebasepourren-forcer laprésence syndicaleauniveaudesentreprises (chose importantedansunpaysoùprédominentdesPME sans structures syndicales)peu-vent être un point de départ important. L’acceptation des problèmes etdesmalaisesmarquantl’histoiredumouvementsyndicalgrec,telsqueleprésident actuel de laGSEE,YannisPanagopoulos 9, les a reconnus lorsd’unedesesinterventionsrécentes,peutconstituerunpremierpas.

RÉFÉRenCes

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89 Difficultés et perspectives pour le syndicalisme en Espagne1

Antonio Antón Morón*

Résumé : Face à la persistance de la crise économique et depuis la mise en œuvre des politiques d’ajustement et d’austérité, le syndicalisme espagnol fait face à d’impor-tants défis. Les mobilisations récentes et en particulier la grève générale du 29 mars 2012, permettent de mettre en évidence deux dimensions fondamentales du syndi-calisme : une dimension substantielle ou à visée transformatrice, et une dimension sociale ou représentative. La signification sociopolitique du rôle des différents acteurs et les limites de l’action syndicale dans la gestion de la crise socio-économique, de même que le type de relations de travail, peuvent ainsi trouver une explication. Cette nouvelle conjoncture requiert une réflexion globale sur la stratégie syndicale. Il s’agit là d’un tournant historique pour le syndicalisme espagnol. C’est pourquoi après une évaluation critique et rigoureuse des événements passés, il sera aussi nécessaire d’ana-lyser les difficultés qu’il rencontre, les tendances actuelles et les perspectives.

Mots-clés : syndicalisme, relations de travail, mobilisations, crise

Abstract : In view of the persistence of the economic crisis and the implementation of adjustment and austerity policies, Spanish trade-unionism faces major challenges. Taking this context as the starting point, we realized an analysis of the latest events, especially the general strike of March 29, 2012, from which two dimensions emerge: a substantive or transforming influence dimension and a social or representative dimension. We explain the sociopolitical meaning of the action of the different agents and the limits of the trade-union action in the management of the socioeconomic cri-sis and the kind of labor relationships. This new situation requires an overall think-ing on unionist strategies. It is a historical turning point for unionism. Therefore, after a critical and accurate evaluation of the latest events, it will be necessary to analyse its difficulties, the current trends and the perspectives in view of a union action.

Key words : trade-unionism, labor relations, mobilizations, crisis

Lagravitéde lacrise,enparticulierdans lespayspériphériquescommel’Espagne,risquedepersisteraumoinsquatreansetseseffetssociauxetsur l’emploiconditionner toute ladécennieàvenir.Lapériodeactuelleest décisive pour déterminer la meilleure stratégie de sortie de crise,consoliderlemodèlesocial,éviterdesrapportsdetravaildeplusenplusrégressifsetenrayerlamontéedesinégalitéssocio-économiques.

Dansunesituationdecriseéconomiquepersistanteetauvudespoli-tiquesd’ajustementetd’austérité,lesyndicalismeespagnoldoitfairefaceà d’importants défis. Dans un tel contexte, l’analyse approfondie de lagrèvegénéraledu29mars2012permetd’illustrerdeuxdimensionsfon-damentalesdusyndicalisme:unedimensionsubstantielleouàviséetrans-

Professeur émérite Département de sociologie – Université Autonome de [email protected]

1. Communication présen-tée lors de la 2nde réunion Inter-congrés du Comité de Sociologie du Travail de la Fédération espagnole de Sociologie (FES), Bilbao, juin 2012.

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90formatrice,etunedimensionsocialeoureprésentative.Ellepermetaussid’expliquerlasignificationsociopolitiquedurôledesdifférentsacteursetles limitesde l’action syndicaledans lagestionde la crise socio-écono-miqueetletypederelationsdetravailquisemetenplace.

Cettenouvelleconjoncturerequiertuneréflexionglobalesurlastra-tégie syndicale,car il s’agit làd’untournanthistoriquepour le syndica-lismeespagnol.C’estpourquoiaprèsuneévaluationcritiqueetrigoureusede l’expérience passée, il sera nécessaire d’en analyser les difficultés, lestendancesactuellesetlesperspectives.

1 – 29 mars 2012 : un pas décisif contre l’offensive du gouvernement du Parti Populaire (PP).

Lagrèvegénéraledu29marsapermisauxcitoyensde s’exprimercol-lectivementetmassivementcontrelaréforme«agressive»dumarchédutravailetlescoupessocialesmisesenœuvreparlegouvernementduPP.Lalargeparticipationdestravailleursetdescitoyensreprésenteuneétapeindispensablepour freiner sonoffensive antisociale.Elle affaiblit sa légi-timitéet renforce lagauche socialeet lemouvement syndicaldans leurdemandedeconditionsd’emploidécentesetdepleinsdroits tant sur leplansocialquesurlemarchédutravail(FernándezToxo,2012;MientrasTanto,2012).

Ilestdifficiledefaireuneanalysedétailléeetcomplèteduniveaudeparticipation, en raison du manque de données fiables et de la grandedivergenceentrelesdifférentessources.SelonlessyndicatsdesCommis-sionsOuvrières(CC.OO.)etdel’UnionGénéraledesTravailleurs(UGT),lenombreofficieldegrévistess’élèveàplusde10millions,soit77%dessalariés(sansprendreencompteles1,3millionsdesalariéscontraintsauserviceminimum) (CC.OO., 2012a).Des sources patronales et gouver-nementales ont rapporté un « faible » suivi (15%dans l’administrationpublique)etlesmédiaslibérauxetdedroiteparlentmêmed’«échecsyn-dical ». Des médias proches de l’opposition socialiste ont souligné uneparticipationsignificativemaisnongénérale(«partielleousectorielle»).Plusieursenquêtesd’opinionontindiquéuntauxdeparticipationd’en-vironun tiersdes salariés (prèsdecinqmillions)coupléàunemajoritéopposéeàlaréformedutravail,maisquilaconsidèrentlégitime(Antón,2012a).D’autres indicateurs, tels que celui de la consommationd’éner-gieélectrique,situaientlagrèvegénéraleàunniveausimilaireàcellesde2010et2002,maisloindel’exceptionnelleparalysiegénéraledel’activitéproductricededécembre1988.

Cependant,plusieursélémentssaillantssontànoter.Enpremierlieu,laparticipationdescouches salariéesauxgrèvesaété supérieureàcelledu29 septembre2010 (et similaire à celle de2002)mais sa répartitionest inégale : très généralisée dans la grande industrie, la construction etlestransports,importantedanslesecteurpublic,enparticulierl’enseigne-ment, et faibledans lesPMEdu secteur tertiaire et le secteurfinancier.

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91 Demême,elleaeuunerépercussionimportantedanslesgrandscentresindustrielseturbainsetmoindredansleszonesoùlesecteurtertiaireestprédominantetdanslespetitesetmoyenneslocalités.Onaremarquéenparticulier un impact très supérieur dans le Pays basque et en Navarre(unpeumoinsenGalice)avecdesappelssimultanésàlagrèvedelapartdessyndicatsconfédéraux(CC.OO.etUGT)etdessyndicatsnationalistes(ELA,LAB,CIG…),encomparaisonavec2010oùilsavaientappeléàlagrèveàdesdatesdifférentes(juinetseptembre).

Endeuxièmelieu,onnoteunedifférencequalitativequantàlaparti-cipationauxmanifestations:elleapresquedoubléparrapportàlagrèvegénéraleprécédentejusqu’àatteindreunmillionetdemi(danscecas,onpeutcomptersurlesdonnéesobjectiveslesplusfiablesdel’espaceoccupédans lescentainesdemanifestations récentes, soitentreunetdeuxmil-lions),dont250000àMadridetBarcelone,représentantainsidansdiffé-rentescapitaleslaplusvastemobilisationdeladernièredécennie(depuiscellescontrelaguerreenIraken2003).

Entroisièmelieu,onnoteunenouvelledimensionquantà laparti-cipation:d’abord,uneplusgrandeimplicationdescouchesmoyennesoudesprofessionsqualifiées,enparticulierdel’enseignementetdelasanté,domaines qui ont vu leurs conditions de travail et leurs droits sociauxmenacés.Ensuite,onobserveuneplusgrandeprésencedesjeunesetdesétudiantsdanslesmanifestations,s’accompagnantdelaparalysiedesuni-versités.C’est un fait nouveau qui remonte à 2010mais qui désormaisse consolide et prend de l’ampleur. En parallèle, notons un plus granddéveloppement,avecdavantagedejeunes,denombreuxpiquetsdegrève,des groupes d’information et des concentrations locales dans un grandnombredevillagesetdequartiers.Laparticipationdesmilitantsdumou-vement[desindignés]du15maiaégalementeuuneinfluencepositive,demêmequeladisponibilitéd’unvastesecteursocialparticipantdefaçonpacifiqueauxmobilisationsouàdifférentsrassemblementscritiques.

Quatrièmement,uneconsciencecollectivemajoritaires’estexpriméesurlecaractèreinjustedecetteréformedutravailetdescoupessocialeset budgétaires, sur son fort caractère régressif et sur le déséquilibre desrelationsde travail avec le renforcementdupouvoirpatronal.L’extrêmeduretéetl’agressivitédecesmesures,seseffetsnuisiblespourlamajoritédelasociétéetlemanquedecrédibilitéduGouvernementduPPausujetdelacréationd’emploisetdelaprotectionsociale,ontrenforcél’indigna-tiondescitoyensetlégitimélarésistancepopulaire.Lespersonnesquiontsoutenucettemobilisation l’ont fait avecuneplusgrandeconvictionetdefaçonplusferme.Lapressionpatronaledanslespetitscentresdetravailenverslespersonnesensituationprécaireestapparueévidente,demêmequ’une plus grande conscience sociale sur les difficultés de s’exprimerlibrement.Celaexpliquelaparticipationpluslimitéequiprovenaitdavan-tagedelapeurdesconséquencessurl’emploiouleparcoursprofessionnelqued’uneréelledésapprobationdelamobilisationcollective.

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92Cinquièmement,bienquecettepolitiques’inscrivedanslacontinuitédes réformes régressives adoptées par le gouvernement socialiste depuismai 2010, une différence est à noter : cette politique a désormais deseffets cumulatifs plus graves pour les classes travailleuses et les relationsdetravailetsamiseenœuvreesttypiquedeladroite.Lepouvoirinsti-tutionneletmédiatiqueaétéplusdivisé.LesdirigeantsduPSOE(etlesmédias lesplusproches)n’acceptentpas cette réformedu travail etont«compris»cettemobilisationsyndicale,etbienqu’ilsn’aientpasmontréexplicitementleursoutienàlagrève,ilsn’ontpasmiséouvertementsursonécheccommecelaaétélecasle29septembre2010(Antón,2011).Unepartie de sa base sociale,mécontente de cette gestion impopulairesanspourautantvouloirs’impliqueractivementdanssonrejet,s’estsentieaujourd’hui plus à l’aise dans son attitude d’opposition à cette réformedutravailetacontribuéausuccèsdelamobilisationpourfaireobstacleau gouvernement (du PP). C’est pourquoi à l’augmentation de la par-ticipation, il convient d’ajouter deux facteurs nouveaux qui expliquentson impact social plus grand.Tout d’abord, avec la consolidation de lagauchesocialeoucritiqueetuneparticipationactivedansleconflitsocial,un autrevaste secteur social a rejoint ce rejetpopulaire. Il était aupara-vant soumisaux intérêtspolitiquesde l’appareil socialistequiprétendaitàlafoisdésamorcerl’indignationetlerefuscitoyensfaceàlaréformedutravail régressive, construire un coupe-feu contre la contestation socialeet éviter la désaffection envers le PSOE, objectifs qu’il n’a pas réussi àatteindre.Bienquecesoitlamêmepolitiqueantisocialequiestdélégiti-méesurlefond,ladifférencetientdésormaisaufaitquelaresponsabilitédesamiseenœuvreincombeauPPdontlediscréditestfonctionnelle-ment favorable aux intérêts électorauxduPSOE.Ensuite, cettemobili-sation populaire a permis de rompre le fort isolement institutionnel etmédiatiquedelaprotestationetdemettreenécheclestentativesdedis-créditerlessyndicatsetladéterminationdesgroupesdecitoyenscritiques,objectifsquelespartisdedroite(PPetCIU)ontcherchéàatteindresanssuccès;end’autrestermes,cettegrèvegénéraleaobtenuuneplusgrandereconnaissanceetvisibilitéauprèsdel’opinion,elleaétérelayéedansdif-férentsmédiasdecommunicationplusneutreset,enmêmetemps,elleaeuuneplusgranderépercussiondanslasociété.

Avantdeconclurecetétatdes lieux, ilconvientdesignaler lesactesisolésdeviolencedecertainsmilitantsàBarcelone,enmargedelamajo-ritédesmanifestantsetdesorganisateurs:ils’agitlàdeméthodeserronéeset contre-productives qui portent atteinte au caractère démocratique etpacifiquedelamobilisationpopulaire.Ilfauttoutdemêmetenircomptedumanquedepréventiondelapolice,saréactiondisproportionnéeetlesdoutessubsistantsurl’existencedefauteursdetroublesinfiltrésaumilieudesmanifestants.Cependant,malgré l’instrumentalisationmédiatiquedecertainsdeleursmoyensdecommunication,lespartisdedroiten’ontpasréussiàretournerl’opinionàproposdecettemobilisationcitoyennemas-siveetpacifique,niàenfaireunconflitd’ordrepublicoupermettreunerécupérationpardesminoritésviolentes(MientrasTanto,2012).

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93 Enrésumé,ledéroulementdecettegrèvegénéraleaapportélapreuvequ’uneactioncollectiveprogressisteétaitpossibleeta réaffirmé l’émer-genced’unevastegauchesocialeetde«groupesdecitoyens»indignés.À ces groupes davantage impliqués et actifs dans lamobilisation contrelescoupes sociales, se sontajoutées la sympathieet la solidaritéd’autrescitoyens, jusque-làpluspassifsetambivalents.Lapersévéranceet le ren-forcementdelarésistancedecepremierblocsocialontétédéterminantspour élargir l’opposition sociale actuelle à cette politique régressive etrestaurerunecrédibilitécitoyenne.Ils’agitlàd’unpasconsidérablepourrenforcerl’oppositionpopulaireàcespolitiquesantisocialesetdélégitimerlesresponsables(déjàmanifestedanslesrésultatsélectorauxenAndalousieetdans lesAsturiesquiontmisenévidence les limitesde laprétendueavancéedespartisdedroite).Les«groupesdecitoyens»ontfaitpreuved’une plus grande compréhension des objectifs justes, facteur clé pouraffaibliretrenversercettepolitiqueéconomiquerégressive.Malgrélesdif-ficultésévidentesàobtenir leretrait immédiatdelaréformedumarchédu travail, la mobilisation est parvenue à lui enlever toute légitimité etcrédibilité sociale et à optimiser les conditions sociopolitiques propicesàsonabolition(etcelledesdeuxprécédentes:laréformedumarchédutravailde2010etlaréformedelanégociationcollectivede2011).Ils’agitlàd’uneétapedécisivepourfaireobstacleàl’offensivelibéraleetrégres-sive du nouveau gouvernement du PP. Son plan antisocial est massive-mentrejeté.Cettemobilisationdansladuréeexigeavecténacitéuntour-nanttantencequiconcernelapolitiquesocio-économiquequecellequiviselemarchédutravail.Lapoursuitedelamobilisationestnécessaire,demêmequ’unestratégiedefermetépourrendrepossibleunedynamiquedeprofondchangementsocialenvued’unesortiedecriseplusjuste.

2 – Antécédents et contexte

L’Espagnesubitdepuisquatreanslefortimpactrégressifdelacrisesocio-économiqueetsagestionhégémoniquelibérale-conservatricequiontdegravesconséquencespour la société :chômagemassif, inégalités socialescroissantesetreculdesdroitssurlesplanssocialetprofessionnel.Ilexistedepuismai 2010un fort consensus dans les institutions européennes etespagnoles,autourdespolitiquesd’ajustementetd’austérité,ausujetdeladiminutiondesdépensespubliques,lapertedupouvoird’achatdessala-riésetlarestructurationrégressivedel’Étatsocial,négligeantlespolitiquesdecréationd’emplois, lesgarantiesdeprotectionsocialeet lafournituredeservicespublicsdequalité(Antón,2009).Desanalystesfontd’ailleursremarquerquelapoursuitedecettedynamiquepourl’Espagneetlespayspériphériquesdusuddel’Europe,surlesquatreprochainesannées,setra-duirapardenouvellescoupessocialesetdesproblèmesdecohésionbeau-coupplussérieux(Antón,2012e).

Unnouveaucyclepolitiqueacommencéaveclavictoireparlemen-taireduPP(renforcéeenCatalogneparcelledeCIU),quitendàutilisersa légitimité électorale renouveléepour continuerd’approfondir la voierégressive initiée par le précédent gouvernement socialiste. Cela porte

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94préjudiceàlacréationd’emploisdécentsetauxdroitssociauxetprofes-sionnels,etapourconséquenceleprolongementdecetteétapedesouf-francepourlamajoritédelapopulation.Sastratégiederéformesrégres-sivesestuneerreurcarelleoctroiedavantagedepouvoiretde richesseaux élites puissantes et privilégiées, ne garantit pas la sortie de la crise,et contribue à l’accroissement des inégalités. Cette politique est fragilecar elle ne dispose pas d’une légitimité populaire suffisante. Sa crédibi-litébaisseauprèsdescitoyens,mêmesielleresteimportantedanslabasesocialeduPP,sousprétextedel’héritagereçu.Elles’approfondirafaceàlapersistancemanifestedelastagnationéconomiqueetdel’emploi,etàladétériorationdesconditionsdevie,dureculdesdroitssociauxetdelamontéeduchômagepourlamajoritédelasociété.

Àl’automne2010,lorsdelapremièregrèvegénéralemassivedecettepériode, lemouvement syndical avait commemots d’ordre : «Commecela,non»et«Redressement,oui»(«Así,no»y«Rectificación,ya»).Iladéfenduuneorientationsocialepourdépasserlarésignationetl’impuis-sance face aux plans européens d’ajustement et d’austérité, et a stimuléunelargeréponsedémocratiquefaceauxcoupessocialesetauxréformesdumarché du travail. Ses objectifs revendicatifs sont toujours actuels etsont inscrits dans une initiative législative populaire pour bloquer cesréformesinjustesetgarantirlesdroitssociauxetlesdroitsdestravailleurs.Celaarenforcél’importanterésistancecitoyennequiaôtétoutecrédibi-litésocialeàcettepolitiquerégressive.

Cependant,laréformedutravailn’apuêtrestoppéeetfaceàl’affai-blissementdeladynamiquedemobilisationsociale,laluttedémocratiquepourl’arrêtdecettepolitiques’estpeuàpeuessoufflée.Parmilessecteurssociauxetsyndicauxlesplusimportants,onaobservéunecertainefrus-tration,amplifiéepar l’accord socialetéconomiquede février2011quiapprouvait les réductionsduniveaudes futures retraites, sansparvenir àtrouverunelégitimationsociale.Lesdirigeantsdesgrandssyndicatsavaientbonespoiràcemoment-làque leurcollaborationet l’essoufflementduconflitsocialallaientstopperlessuppressionsd’emploisetfairereculerlesprétentionspatronalesetinstitutionnellesvisantàaffaiblirdefaçondirectelacapacitédenégociationdesstructuressyndicales.Rienn’estpluséloi-gnédelaréalité.Lescoupessocialesacceptéesvontêtreappliquéesetlescontrepartiespromises auxappareils syndicauxmajoritaires, à savoiruneréformedelanégociationcollectiveapprouvéeàlamajorité,passerontàlatrappe.Legouvernementsocialisteamêmeimposéunenormerégres-sivequiaaffaiblilacapacitécontractuelledestravailleursetdessyndicats.Cesdeuxréformesdugouvernementsocialisteontétéunesortedepré-ludeàlatroisièmeémanantdugouvernementduPP,encoreplusvasteetagressive(Antón,2011).

C’est dans ce contexte qu’a resurgi l’expression collective d’unecitoyenneté active, cette fois canalisée non pas par l’initiative des diri-geants syndicauxmaisbienparcelledegroupesde jeunesmilitantsquiontinitiéensemblelemouvementdu15maiauprintemps2011.Celui-cimêlaitàl’actioncollectiveuneproportionimportantedejeunesgensen

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95 situationprécaire,bienqu’unepartiedeleurbasesocialeétaitprochedumouvementsyndicaletdelagauchesociale.Depuisle15mai,lesgrandesmobilisationssocialesontprispar lasuite laformedecampementspro-visoiresetderassemblementsmassifsjusqu’auxgrandesmanifestationsdu15 octobre. Des centaines de milliers de personnes ont fait vivre cettecitoyenneté active.Aveccettenouvellemobilisation socialemassive,uneindignation collective obstinée s’exprimait face aux conséquences de lacrise, critiquait la prise de distance de la classe politique vis-à-vis de lavolonté citoyenne et exigeait une véritable démocratisation des institu-tionspolitiques,demêmequedeschangementssociauxetpolitiquespro-gressistes.Elleareprésentéunfacteurpositifdansledéveloppementdelarésistancepopulaireetdelaparticipationcitoyenneetainfluencélascènesociopolitiqueetlesstratégiessyndicalesetpeut-êtreaussisondéveloppe-mentfutur(Antón,2011).

Le gouvernement du PP a approuvé et entend imposer, grâce à samajorité parlementaire, une réforme du travail profondément régres-sive qui faciliterait les licenciements et ferait baisser leur coût, réduiraitles droits et dégraderait les conditions de travail, rendrait le marché dutravailprécaire,limiteraitleslicenciementséconomiquesetlanégociationcollective.Lesobjectifsdecetteréformesontdoubles:d’uncôtéonviselasubordinationdestravailleursettravailleuses,l’abaissementducoûtdutravail et ledéveloppementde l’insécuritépour ceuxqui entrent sur lemarchédutravail,etdel’autreonpermetl’augmentationdesprofitsdesentreprisesetlerenforcementdupouvoirpatronalquidisposeraarbitrai-rementdessalariésetdeschômeurs.Ilenrésulteraitunfortdéséquilibredanslesrelationsdetravail:d’unepart,celaentraîneraituneplusgrandevulnérabilitédesclassestravailleusesetlamarginalisationdesreprésentantssyndicauxetd’autrepart,unplusgrandpouvoirseraitoctroyéauxchefsd’entreprise.Loindeconstaterl’échecdesprécédentesréformesdumar-chédutravailpourcréerdesemplois,dequalitéetdansladurée,etloinderépondreauxdemandescitoyennesdefairereculerlechômageetdegarantiruneprotectioncontre l’inemploi,cettecontre-réformedumar-chédutravailmiseenplaceparlePPapprofonditsoncaractèrerégressifetauraunfortimpactantisocial(Antón,2012c;Baylos,2012;CC.OO.,2012b,y2012c;Lago,2012;Lilloetal.,2012;TorresyGarzón,2012;ValdésyBaylos,2012).

En ce printemps 2012, la mobilisation des « groupes de citoyens »indignés doit faire face à deux graves problèmes : la gravité des consé-quences de la crise socio-économique et les politiques d’austérité, ainsiquel’effondrementdelalégitimitésocialeetdelaqualitédémocratiquedesactionsmenéesparlaclassepolitiquedominante.Cependant,untroi-sièmefacteuressentielachangé.Désormais,lemouvementsyndical(autreacteursocialdepoids)arouvertlavoieàl’expressionmassivedumal-êtrecitoyen, et une large base sociale commune ou mixte a pris part à sesappelsàlagrève,commecelaavaitétélecasl’andernierlorsdumouve-mentdu15mai.Lesgroupesdemilitantsàlatêtedumouvementontundéfiàreleverdansl’immédiat,sanss’éloignerdecettelargebasesocialenibasculerdans le sectarisme, en contribuantde façon autonome,unitaire

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96et non sectaire à renforcer la participation citoyenne contre les coupessociales et les insuffisances démocratiques du système politique (Antón,2012b).

Encetteannée2012,faceàlanouvelleoffensiveantisocialedugou-vernement de droite (du PP et de CIU), cette réponse massive du 29marsrenforcel’oppositionsocialeàlapolitiquedecoupessocialesetderéformes du marché du travail. Le mouvement syndical s’est montré àla hauteur des circonstances et a été protégépar denombreuxgroupessociaux etdes secteurs progressistes.Cependant, il convientde réfléchiràcertainesinterventionserronéesquiminentlaforceetlacontinuitéduparicollectifenfaveurduchangementsocialetdesdroitssociauxetdutravail.

3 – Les contradictions de la grève du 29 mars. Les difficultés du dialogue social

La grève générale du 29 mars est une étape décisive contre l’offensiverégressivedugouvernementduPP.C’étaituneactionjudicieusedessyn-dicatsquiontaffirméleurrôled’acteurssociauxessentielspourredonnerdelavoixaurejetpopulaireetfreinerlarégressionsociale.Elleaeuunimpact socialpositif etouvredenouvellespossibilitésdansuncontexteplus favorable pour poursuivre l’action syndicale et citoyenne contre lapolitiquede restrictions budgétaires, pour défendre les droits sociaux etledroitdu travail, demêmequ’unegestionplus justede la crise.C’estune tâchecommunedumouvement syndicaletde lagauche socialeetpolitiquequisontconfrontésauxmêmesdifficultésetlimites.Nousnousfocaliseronsicisurlesinterventionsdesgrandssyndicats,étantdonnéleurinfluenceet leurrôlecentral.Dans lesorientationsetdécisionsde leursdirigeants, il y a eu des succès et des échecs.Une réflexion critique etundébatconstructifsontdoncnécessairespourréaffirmerlesréussitesetéviterqueleserreursnesereproduisent.Lesalternativesimmédiatessontouvertes.Ilconvientd’entirerlesleçons,demieuxcomprendrelasignifi-cationdecetteréactioncitoyennedegrandeampleuretdel’insérerdanslecadreduprocessussocialantérieur.Ainsi,ilserapossiblededéfiniràlafoissonimpactultérieur,lesoptionsstratégiquesquis’offrentausyndica-lismeetlesperspectivesàmoyenterme.

L’actiondesdirigeantssyndicauxs’estd’abordrévéléehésitante,avecdesdiagnosticspeuréalistesetunestratégieambivalenteetcontradictoire(Antón,2011).Leursoutienauxtroisdernierspactessociaux,accordpourlanégociationcollective(ANC)de2010,pacteenfaveurdelabaisseducoûtdesretraitesen2011etaccordsalarialavecacceptationdepertedepouvoird’achaten2012,amenélemouvementsyndicalversuneimpasse.Cespactesontétélesymboledeconcessionssyndicalesdetailleacceptantlereculdesdroitssociauxetunedégradationdudroitdutravailpourlesclassestravailleuses.Cesconcessionsn’ontpaspermisdecontrerlesplansgouvernementaux et patronaux et n’ont pas empêché la mise en placedesréformesrégressivessuivantes:d’abordcelledelaréformedumarché

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97 dutravailduPSOE,ensuitecelledelanégociationcollective,duPSOEaussi,etenfinl’actuelleréformedumarchédutravailémanantdugouver-nementduPP.Ilsn’ontpasnonplusempêchéladétériorationdudroitsyndicaletdelacapacitédenégociationdesstructuressyndicales.

Lamiseenplacedecespactesgénérauxadémontréquelesprocessusinstitutionnelsdedialoguesocialn’ontapportéderésultatspositifsnipourles conditions de travail et les droits des couches populaires, ni pour lemaintiendel’équilibrecontractueldanslesrelationsdetravail.Lacollabo-rationdesdirigeantssyndicaux,soutenantcesreculs,neleurapasconférédavantagedecrédibilitésocialemaismisencauseleurlégitimitéfaceàlasociétéetleursbasessociales.Ainsi,ilsontaffaiblileurcapacitéreprésen-tativeetleurinfluencefaceauxpatronsetauxinstitutionspolitiques.Ladémonstrationdeforceetlesoutienpopulairedu29marsleurpermetdelesretrouverenpartie.Cependant,cetteplusgrandefaiblessesyndicaleaprofitéaupatronatetauxgouvernements(d’abordàceluiduPSOE,puis,de façon plus ferme, à celui du PP, en plus de certains gouvernementsautonomes)quiontpuimposerleursréformesrégressives.

C’est la raisonpour laquelle,dans lecontexteactuelde forteoffen-siveantisociale,misersurledialoguesocials’estrévéléinefficace:celan’apaspermisde faireobstacle significativementàcescoupes.Celan’apasdavantagepermisdegarantirlestatutetlastabilitédesappareilssyndicauxeux-mêmes.Danslestroisréformesdumarchédutravail,ilyaeuman-quementdansladéfensedestravailleursettravailleusesavecsubordinationau patronat et affaiblissement de la capacité régulatrice et contractuelledans la négociation collective, quand les syndicats étaient associés auxcommissionsparitairesouauxnégociationscorrespondantes.Lafonctionrevendicativeetreprésentativedanslanégociationcollectiveestremiseencause et affaiblie, et cela peut entraîner une plus grande impuissance àimpulserlechangement,demêmequ’uneplusfaiblelégitimitédesappa-reilssyndicauxfaceàleursbasessociales.

Depuisfortlongtemps,l’actionsyndicalerevendicativeetdynamiquestagnait lors de la négociationdes conventions collectives et restait sansrésultatssignificatifspourlescouchessalariées.En2002,lepremieraccorddenégociation collective (ANC)était défensif et comptait empêcher laréforme du travail du PP, sans succès. Cette réforme a pu être ralentiesuiteà lagrèvegénéraledecetteannéequiatoutdemêmepermisdesmodificationssubstantielles.C’étaitencoreunepériodedecroissanceéco-nomique, avecdesemplois stables,même surunmarchédu travail avecde vastes zones de précarité frappant en particulier les plus jeunes. Lesconflitssurlemarchédutravailontquasimentdisparu.Danslanégocia-tioncollective,lapressiondusyndicalismedebasen’apassemblénéces-sairepourrenforcerlesdroitset lacrédibilitédesesreprésentants.Ajou-tée à la relative instabilitéde l’emploi etdes conditionsde travail, cetteinertiepermettaitdecroireaumaintiendecetéquilibrecontractueletàl’aménagementdecettestructuredenégociation.Ellerenforçaitlarecon-naissanceinstitutionnelleetjuridiquedeplusieursdizainesdemilliersdesyndicalistesdansleurfonctiondenégociation,àtraversdescommissions

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98denégociationdesconventions,descommissionsparitairesetdifférentesfonctionsdemédiationetd’arbitrage,associéesà laparticipationinstitu-tionnelledenombreuxdirigeants syndicauxet à l’élargissementde leurappareilpourmettreenplacedespolitiquesactivesetdeformation.Cettelogiquedenégociationreposaitsurdesbasesfragilescarellenes’appuyaitpas sur une logiquede croissance économique et de l’emploi avecunerépartition équitable des revenus, c’est-à-dire avec des résultats revendi-catifs manifestes pour les classes travailleuses. Elle présupposait des liensétroitsavecsesbasessociales,importantsdanslesgrandscentresdetravailmaisplusfaibleparmilescouchestravailleusesdesPMEetlesjeunes.Aveclacriseetlespolitiquesrégressives,cetravailinstitutionneletl’investisse-mentdanslanégociationnesesontpasavéréssuffisants:lesentreprises,legouvernementsocialiste,puisceluideladroiteontalorsrognélestatutacquisparlesappareilssyndicaux.Lacriseéconomiqueetdel’emploi,lapression patronale, la politique institutionnelle d’austérité et la subordi-nationdudialoguesocialàunepolitiquerégressiveontmisenévidencela fragilité du statut de cette bureaucratie syndicale (Antón, 2010). Lessyndicats sont des instruments essentiels - reconnus par la Constitution-pourparticiperàlarégulationdesconditionssocialesetdetravail.Lesréformesdumarchédutravail,enplusderendrelesconditionsdetravailprécaires,ontaffaiblilacapacitédenégociationetlapressionsocialedescouchessalariéesetrenforcélepouvoirdesentreprises.Lasecondecom-posantecléetplus spécifiqueconcerne ledéséquilibredans les relationsdetravail,associéàl’affaiblissementdelacapacitéderégulationdesstruc-tures syndicalesdans lanégociationcollectiveet sur leplangénéral.Leschangementsnormatifsetinstitutionnelsquisontaujourd’huiapprouvésconsolident cette situation et auront des effets profondément régressifs,sur le marché du travail et sur le plan syndical dans les années à venir.Celapeutentraînerl’échecdesappareilssyndicaux,idéequis’inscritdanslavisionquelquepeucatastrophisteselonlaquellel’offensiveduPP«vatoutemporter»,ycomprislareconnaissanceetlastabilitédesdirigeantsdes grands syndicats. Et ce n’est pas tout. Dans les 4 500 moyennes etgrandes entreprises (comptant un million de salariés) soumises à leurpropre convention, la représentation syndicaleplus stable et la commis-siondenégociationvoient leurs fonctions réduites en faveurdupatronetdescommissionsd’arbitrage,cependantellesdisposentdedavantagederessources que le reste des petites entreprises en situation plus désavan-tageuse.Leurs travailleurset travailleuses,enparticulier lespersonnesensituationprécaire,sontlespremiersvisésparlesmesuresrégressives.

Lesattaquesactuellescontrelemondedutravailetlessyndicatssontlesplusimportantesdetoutel’histoiredeladémocratie.Laquestiond’unpossible tournant destiné à minorer le rôle régulateur, négociateur, ins-titutionnel et d’assistance des structures syndicales se pose désormais.Àlafinde l’année2010, suiteaubrasde ferdu29 septembre,uncertainmalaiseaplanéchezlesdirigeantssyndicauxfaceaurisqued’unprolon-gementduconflitsocialaveclespuissantsdupays.Pourévitercela,ilsontnourril’espoirqueledésamorçageduconflitsocialetleurcollaborationaupactedesretraitesleurpermettraientdemaintenirl’objectifstratégiqued’équilibredans les relationsde travail, à savoir la capacité contractuelle

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99 des structures syndicales, leur statut institutionnel et leur rôle dans lanégociationcollective.Lesréformessuivantesdumarchédutravailsesontchargéesdedémontrerlamaladressedecepronosticetlesconséquencesdecespactes,ainsiquelemanquedeprévisionetdepréparationpouryfaireface.LadernièreréformedutravailémanantduPP,particulièrementagressive,s’estavéréenécessairepourforcerlesdirigeantssyndicauxmajo-ritaires, au-delà des prétentions initiales de l’ignoreroude sous-estimerl’indignationsocialequ’elleaprovoquée,àreconsidérerlagravitédecetteattaqueetlanécessitéd’uneactionforteetfermeàsonencontre.

Sonabolitionn’estpasauprogrammepourl’instantetsonapplicationadéjàdegravesconséquences.L’autoritéetlesactesarbitrairesdespatronssontdéjààl’ordredujour.Enoutre,ledémantèlementdelanégociationcollective sectorielle et la marginalisation des commissions de négocia-tionetdescomitésparitairesdesconventionscollectives,donnantlepou-voirdécisionnelauxcommissionsd’arbitrageextérieuresausyndicalisme,peuvent gravement porter atteinte à sa fonction principale sur le planrevendicatifetdegarantiedesconditionsdetravaildesclassestravailleuses(Antón,2012c).Àcourtterme,il seradifficiled’apporterunemodifica-tionsubstantielleàcesréformesdontlapleineapplicationvaaccroîtrecesdynamiques régressives et cedéséquilibre audétrimentdu syndicalisme.Ilestimpossibledecomptersurunenégociationdefondaveclegouver-nementpourqu’il les retireou leschangede façonsignificative,mais ilconvientd’éviterdes’adapteretdesecontenterdelanouvellesituationensecachantderrièrelavolontédesauverquelquesbribesd’activitésyn-dicaleinstitutionnellepuisregarderdel’autrecôté.

4 – Perspectives de l’action syndicale et sociopolitique

L’unique alternative syndicale réaliste pour faire obstacle à cette offen-siverégressivedeladroiteestderenforcerladimensionreprésentativeetsociale du mouvement syndical et citoyen, en développant ses relationsavec laclasse travailleuseet lesgroupesdecitoyens indignés. Il s’agitdeconsoliderl’enracinementdesreprésentantssyndicauxdanssesbasestra-vailleuses,enparticulierdanslesPMEetchezlesjeunes,sansoublierlespersonnes sans emploi et professions qualifiées. En outre, avec d’autresgroupes de la gauche sociale et politique, il conviendra de stimuler etde porter les demandes sociopolitiques des citoyens (Navarro, 2012a, et2012b).Celasupposederéaffirmerlaconfianceetlacrédibilitédanssespropresbases sociales etde retrouver sa fonction revendicative etdyna-miquepourfairefaceàtoutecetteoffensiveantisocialeet luipermettrede gagner en légitimité, représentativité, influence et capacité contrac-tuelledanslenouveaucadredesrelationsdetravail,plusdisperséetdésa-vantageuxqu’imposel’applicationdesdernièresréformesdetravail.

Ils’agitderéorienterlastratégiesyndicale,dedépasserlapassivitéet,l’accommodementàlanégociationcollective.Cesystèmedeconcertationinstitutionnelledanslesquelss’estembourbélesyndicalismependantplusd’unedécennie,estaujourd’huienéchec(Antón,2011).Uneadaptation

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100aunouveaucontexteest indispensablepourenrayer lapertedeprestigeet de légitimité des dirigeants syndicaux avec leurs pactes stériles et latendancedespouvoirspolitiquesetéconomiquesàconsidérerlemouve-mentsyndicalcommeinsignifiant.Lasuppressiondunouveaucadrejuri-dique du travail et la reconnaissance du statut des structures syndicalessontunobjectif fondamental,quidoitêtrepoursuivienrenforçantpar-ticulièrement l’action syndicale dans les lieux de travail, au cœur d’unedynamiquegénéralederésistancefaceà larégressionsocio-économiqueetsurlemarchédutravail.Faceàlaconflictualitépresqueinexistantedanslesentreprisesetauniveaulocal,au-delàdesconflitssociauxetdesmani-festations générales, l’activité défensive et prolongée suppose de rompreavecl’inertieetdechangerlesprioritésdel’actionsyndicale.Laréponsedépendsurtoutdelacapacitédemobilisationdessyndicalistesdebase,desreprésentantsdirectsdes travailleursetdes travailleuses,dans les lieuxdetravail.Lanouvelle stratégiedesdirections syndicalesdevrait tendreverscelaenravivantlaculture,lesdynamiquesorganisationnelles,lesproposi-tionsetlesnouveauxhorizonsdechangementquiredonnentdel’espoiràleurbasesocialeetàtouslescitoyens.Étantdonnéleurinfluencesocialeetassociésàd’autresgroupessociauxprogressistes,ilsdevraientoffrirunedirectionetdes alternatives auxexigencesde renforcementd’un syndi-calismefortetuneplusgrandeparticipationdémocratiqueetcitoyenne,c’est-à-diredes instrumentspour améliorer les conditions sociales etdetravail,etimposerunedémocratiesocialeetéconomiqueavancée.

Undesaxesspécifiquesdelanouvelleorientation,faceàlanouvelleréalité qui s’impose, devrait être une plus grande dynamisation de l’ac-tion syndicale dans les entreprises et les secteurs d’activité, en réaffir-mant l’action revendicative lorsdesnégociationsdes conventions etdesaccords collectifs. Sa concrétisation dans les mobilisations sociales et lesavancéescollectivespeuts’avérerinégale.Ils’agiteneffetdecommenceràdesmomentsetdans les lieuxlespluspropices.Danstous lescas,celaprésupposelareconnaissancedel’échecdurécentaccordentrelesnégo-ciateurssyndicauxetlepatronatausujetdelaréductiondessalairesquis’estavéréinjusteetdommageableauxtravailleursettravailleuses(Antón,2012d). Cette dernière concession syndicale aux exigences patronales aété appliquée. Elle a confirmé la disposition des dirigeants syndicaux àacceptercereculetàgarantirlapacificationdesrelationsdetravaildansla négociation collective. La prétendue contrepartie pour les syndicatss’estfaitattendre.Lapromessedupatronatderespecterleconsensusdanslaprochaineréformedutravailetd’accepterunrecul limitédelacapa-citécontractuelledesstructuressyndicalesn’apasététenue.Ilestévidentquel’accordétaitinjusteetqu’enoutre,unefoissigné,cecompromisestdemeurépurerhétoriquepour lepatronatquicomptait surunprofondreculdesconditionsdetravailetdustatutdessyndicats.Sesconséquencessontvisibles:succèspourlepatronat(etlegouvernement)etéchecpourles syndicats.C’estune raison suffisantepourque lesorganesdirigeantsdesgrandssyndicatscontestentl’accordcité,aulieudecontinueràpro-tester.Celasupposel’ouvertured’unfrontderejetdesreculsdedroitssurlemarchédutravaildanslesentreprisesetlessecteursetlerétablissementdel’actionrevendicative.

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2. Avec l’accentuation des plans d’austérité, les mobilisations se sont effectivement poursuivies et renforcées en Espagne depuis le printemps 2012 comme en témoignent encore l’ « encerclement » par les groupes de citoyens indignés du siège du Congrès des députés à Madrid le 25 septembre 2012 (Note Le Monde du Travail).

Ledeuxièmeaxeconcernelaréponseauxcoupessocialesetenfaveurdes services publics et de l’État social. Les mobilisations exemplaires etles grèves du secteur de l’enseignement à Madrid et de la santé et desemploispublicsenCatalognesontdesexemplesàsuivreetàgénéraliser.Lesraisonsnemanquentpasencettepériodederestrictiondesdépensespubliques et de détérioration des prestations et services publics. L’élansyndicaletsocialdoitêtreprolongéetgénéralisé.

Letroisièmeaxeconcernel’orientationglobaledepoursuitedel’op-positionet larésistancesyndicaleetcitoyenne,après lerefusdugouver-nementduPPdemodifiersaréformedutravailetsesplansderestriction.Leprochaindéfiauralieuceprintemps,enmaietenjuin,etconsisteraenuneautrecontestationsocialemassivequipuisseaffaiblirlalégitimitédecettepolitique,enfavorisantladynamiquesociopolitiqueetainsiper-mettreunchangement,àtraversunrenforcementdumouvementsyndicaletdelagauchesociale,coupléàl’expressioncollectivedecettecitoyen-netéactive2.Lapolitiquedespactessociauxgénérauxn’estniréalisteniappropriée(Ramoneda,2012).Aveclamenacedesplansd’ajustementetd’austéritéplus importantsetuneaggravationdesconséquences socialesde la crise, il faudrait développer une dynamique crédible de résistancesociale et de changement du contexte sociopolitique qui prône desconditionsd’emploidécentesetdéfendelesdroitssociaux.

Les dirigeants des Commissions Ouvrières et de l’Union généraledestravailleursutilisentunlangagedouble(FernándezToxo,2012).D’uncôté, conscients des difficultés à parvenir à se rapprocher des objectifsrevendicatifs,ilsmenacentlegouvernementd’unemobilisationsoutenueetcroissante,démontrantainsiunefermetédansleursexigencesdechan-gementssubstantiels.D’unautrecôté,ilsmettentl’accentsurunefacettepluslimitéeetquelquepeuambiguë:larecompositiondudialoguesocial,commefreinauximpositionsdugouvernement,associéeàlareconnais-sance institutionnelledurôledesappareils syndicauxetà lagarantiedurééquilibrede leurcapacitécontractuelleetde leur statut.Maiscommeiladéjàétémentionné,nousn’ensommesplusaustadeoùledialoguesocial,entantqueconditionouvetosyndicalpourrégulerlesconditionset lesdroitssociauxsur lemarchédutravail,permettaitd’obteniroudemaintenircertainsdroitsoudumoins,d’éviterdescoupessubstantielles.Etlapromesseinstitutionnelledebientraiterlessyndicatsdépendd’uneentièresubordinationàsesplans.

Lasituationactuellealaissédeuxoptionspossiblesd’actioncollectiveauxsyndicats : 1) lanégociation institutionnelle et la collaboration aux accordsgénérauxrégressifspourlesclassestravailleusesquinerenforcentpasnonpluslesyndicalisme;ou2)desréponsesfermesetmassivespourcontrercesreculs,activerleursbasessocialesetlescitoyens,consoliderlareprésentativitéetl’en-racinementdusyndicalismeet sonunionavecd’autresmouvementspopu-laires, et conditionner et stopper ces coupes.Et c’est dans lamesureoù ladeuxièmeoptionseraconsolidéequedesnégociationspluséquilibréesetdesaccordspositifs(générauxetdanslecadred’unenégociationcollective)pour-rontêtreobtenuspourleursbasessocialesetlessyndicatseux-mêmes.

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102L’autre facetteest l’option individuellede la survieet l’adaptationàl’insécurité et la précarité. L’énergie que de nombreux jeunes mettenttraditionnellementdansl’éducationetlaformationnegarantitpasl’em-ploiqualifiéetl’ascensionsociale.Desdynamiquesdemécontentementetdemal-êtreenrésultent,avecdifférentesattitudesréactivesmaisaussidepeur,derésignationetdeségrégation.

Lagrèvegénéraledu29marsaétéunavertissementpopulaireclairetfermevisantàmodifiercettedynamique.Ellesupposeuneconsolidationdelagauchesocialecontrelarégressionetunrenforcementdumouve-ment syndical.Elle a fait l’objet d’un appel judicieux avecdesobjectifsjustes.Laparticipationpopulairemassiveapporteunenouvellelégitima-tion aux structures syndicales.Cependant, ce soutienn’est pas incondi-tionnel pour toute initiative ou accord. Les dirigeants syndicaux assu-mentunegranderesponsabilitédans lagestiondecettegrandecapacitésociale exprimée par cette citoyenneté active.Cela les oblige à clarifierleursobjectifsfondamentaux:retirerlaréformedutravailetlesdeuxpré-cédentes, faireobstacleà l’offensiveantisocialedugouvernementduPP,ouvrirlavoieauchangement.

Étantdonnéledéséquilibredanslesrelationsdepouvoirdemêmequelapersistanceetlafermetédelapolitiquerégressivedugouvernementdedroite,l’atoutfondamentalàutiliserpourlessyndicatsetl’ensembledelagauchesocialeseraitceluid’unerésistancesyndicaleetcitoyenne,intenseetprolongée.Celasupposelastimulationdelaparticipationdémocratiqueetlamiseenmouvementdescitoyens,lamodificationducontextesocio-politique,lamiseenplacedeconditionspourfaireperdretoutelégitimitéetabolircesnormesantisociales,lapromotiond’unchangementdepoli-tiquesocio-économiqueetd’emploi,lagarantiedesdroitssociauxsurlemarché du travail et enfin le renforcement de l’État de bien-être, pourunedémocratiesocialeplusavancée.

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Image-shift / Bildwechsel (Allemagne), 2011

MdT2_illus 7/11/12 10:35 Page 6

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*Doctorante en sociologie au centre METICES, Institut de Sociologie, Université libre de Bruxelles (ULB) - Chargé de cours à l’Uni-versité de Mons (UMONS) et à l’Université libre de Bruxelles (ULB)

La crise et ses effets vus par des syndicalistes allemands de l’IG Metall

Meike Brodersen et Jean Vandewattyne*

Résumé  :Cet article propose une lecture complémentaire voire alternative à celle, purement macroéconomique, qui présente l’Allemagne comme un « modèle » ou un « miracle » en raison de la manière dont son économie aurait fait face à la crise. Dans une première partie, l’accent est mis sur la manière dont l’économie allemande a traversé la crise financière ainsi que sur les mesures mobilisées par les entreprises afin de conserver le noyau « stable » des travailleurs (en CDI). Dans une deuxième partie, l’article s’intéresse au vécu subjectif et à l’interprétation de la crise par des syndicalistes de l’IG Metall. Leurs propos, recueillis en 2010 dans le cadre d’une recherche commanditée par la Rosa-Luxemburg-Stiftung, montrent que la crise de 2008/2009 n’est qu’un événement dans une expérience de crise permanente qui atteint durablement tous les travailleurs, en premier lieu les travailleurs précaires, mais aussi ceux qui ont été épargnés par les pertes d’emploi du fait des politiques de réten-tion du personnel.

Mots-clés :Allemagne, syndicats, crises, résistances, précarisations

Abstract  : Focusing on the crisis in Germany, the article attempts to contrast the widespread reading of Germany as a “model” for economic recovery and the preven-tion of unemployment. The opening chapter covers as well as the measures applied by companies in order to preserve the jobs of the qualified workers with “stable” contracts. We then focus on the way trade unionists of IG Metall, interviewed in 2010 as part of a research conducted for the Rosa-Luxemburg-Stiftung, perceived and experienced the crisis within their immediate working contexts. They suggest that the crisis of 2008/2009 is but one in a series of perpetual crises which des-tabilise even those workers whose positions were secured in part at the expense of a precarious, flexible labour force.

Key-words: Germany, trade unions, crises, resistance, precariousness

Dans lesdébatsentourant les impactsde lacrisefinancièrede2008et,dans un second temps, la crise des dettes publiques sur les économiesnationales, l’emploiet le travail, l’Allemagneaprisuneplace toutepar-ticulière. Considérée par The Economist comme « le grand malade del’Europe»en2002, l’Allemagneestdepuisquelquesannéesqualifiéede«moteur»voirede«modèle».Certainsanalystesetcommentateursn’hé-sitentd’ailleurspasàparlerde«miracle»pourqualifierlesperformanceséconomiquesdel’Allemagneetsacapacitéàmaîtriserlechômage.

Forceestcependantdeconstaterquecesdiscourssestructurentpourl’essentielautourdequelquesgrandsindicateursmacro-économiquestelsquelePIBetletauxdechômage.Enprivilégiantuneapprocheécono-miciste ou managérialiste de la réalité, ces discours occultent une par-

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1. Par la suite, nous ferons référence par la notion de « la » crise aux évènements survenus dans l’économie et le monde du travail à partir de 2008. Nous met-trons sa forme singulière entre guillemets car celle-ci correspond à son usage dominant dans les discours, ces derniers passant sous silence le caractère à la fois diversifié et permanent de la crise.

2. Les résultats ont été publiés, en Allemagne, sous la forme d’un livre : Detje, Richard; Menz, Wolfgang; Nies, Sarah; Sauer, Dieter (2011): Krise ohne Konflikt? Interessen- und Handlung-sorientierungen im Betrieb – die Sicht von Betroffenen, VSA, Hamburg.

3. Les hommes de confiance (Vertrauens-leute) sont des membres du personnel représentant le syndicat à l’intérieur de l’entreprise, formant un relais d’information et de recrutement de syndiqués, fonction complémentaire à celle du comité d’entre-prise. Ce modèle n’est cependant pas répandu dans l’industrie textile.

tie importantede la réalité.Parmi lespointsoccultés,deuxnousparais-sentfondamentauxàrelever.D’unepart,cesdiscoursfontabstractiondesconditionshistoriquesdelamiseenplacedesmesuresquiontpermisàl’Allemagnedefairefaceàlacrise.Pourtraverserlacrisede2008-2009,les entreprises allemandes se sont massivement séparées des travailleursintérimaires et des travailleurs en CDD – une main-d’œuvre précairedevenueunevariabled’ajustementdel’emploidanslespolitiquesdeges-tiondesressourceshumainesdesentreprisesallemandes–toutendeman-dantauxtravailleursàcontratàduréeindéterminéed’absorberunepartiedelacrisevialescomptesépargne-tempsetlechômageàtempspartiel.D’autrepart,ellepassesoussilencelesvécusde«la»crise1àunniveaupluslocal,c’est-à-direauniveaudesentreprises,etplusindividuel,c’est-à-dire sur un plan plus subjectif. Qu’en est-il finalement du personnelquiaconservésonemploigrâceauxpolitiquesderétentiondelamain-d’œuvre?Commentont-ilsvéculasituation?

Laperspectiveadoptéedanscetarticleconsistera,dansunepremièresection,àresituerlacrisede2008-2009dansuncadretemporelpluslarge.Aprèsavoirretracélamanièredontl’économieallemandeatraversé«la»crise,nous remonteronsdans le temps jusqu’aumilieudes années1980.C’est en effet à cette époque que l’Allemagne a commencé à rendreson marché du travail plus flexible en favorisant notamment l’intérim.Dans cette section,nous aborderons également la questiondes comptesépargne-tempsetduchômageàtempspartiel,lesdeuxmesurespharesdespolitiquesderétentiondupersonnelqualifié.Vusouscetangle,ilapparaîtclairementque lacrisede2008-2009nefaitqueprolongeretamplifierdesprocessusencoursdepuisbienplus longtemps.Dansunedeuxièmepartie,l’analysesecentrerasurleniveaudel’entreprise,carc’estpluspar-ticulièrement là et à l’intérieur des collectifs de travail que « la » criseentredanslaviedestravailleursetdonne–ounon–lieuàdesformesdemobilisationcollective.Cetteperspectivepermetégalementderendrecomptedelamultiplicitédessituationsetdesformesprisespar«la»crise.

Nous nous sommes à cet effet appuyés sur une étude qualitativeréalisée par l’ISF München etWISSENTransfer pour le compte de laRosa-Luxemburg-Stiftungen20102.Danslecadredecelle-ci,20entre-tiens individuels et 5 focus groupes ont été menés avec des « hommesde confiance » (Vertrauensleute) affiliés à l’IG Metall dans 11 entreprisesde l’industriemétallurgiqueetélectriqueainsiqu’avecdesmembresdescomitésd’entrepriseégalementmembresdel’IGMetallde5entreprisesde l’industrie textile, fournisseurs de l’industrie automobile 3. Globa-lement, ce sont ces secteursquiontétéparticulièrement touchéspar lacrise de 2008-2009. Cette recherche fait ressortir les représentations etlesinterprétationsqu’ontcesdéléguésdelacriseetelledonneunaperçuintéressantdelamanièredontcettecrises’estinscritedansleurvécuper-sonneletdansceluide leurscollègues.Parmi les limitesdecetteétude,relevonslefaitqu’ellenedonnelaparolequ’àunnombreréduitdedélé-guésappartenantaunoyau«stable»dupersonneldesentreprises,c’est-à-diredestravailleursqui,commeonleverra,n’ontpasétéparmilesprin-cipalesvictimesdelacrise.

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107 1 – L’Allemagne face à « la » crise

Avec une économie fortement orientée vers l’exportation, l’Allemagnen’aévidemmentpaséchappéàlacrisefinancièreetéconomique.Àpartirde lafin2008, elle vamêmeconnaître la récession laplus fortedepuisl’après-guerre.En2009, son tauxdecroissanceestde -4,7%contre, àtitreindicatif,-2,25%pourlaFrance.C’estsurtoutl’industrieallemandequiest touchéedeplein fouetpar lacriseetenparticulierdes secteurscommeceluidel’industrieautomobileetdesessous-traitants.

Toutefois,malgrésonampleur,larécessionde2008-2009n’ydonnepas lieuàuneexplosionduchômage.Aucontraire,de2008à2010, lestauxdechômageannuelssontmêmerestéslégèrementinférieursàceuxenregistrés de 2002 à 2007. Comme cela a été souvent souligné, cettemaîtrise du chômage reflète la volonté des décideurs – politiques, éco-nomiqueset syndicalistes–depréserver leplus longtempspossible« lesnoyauxqualifiésde l’industrie » (Hege,2009 :61).Parmi les raisonsdece choix, il y a le pari d’une crise plus conjoncturelle que structurelle,c’est-à-dired’unaccidentdeparcoursparrapportauquell’économiealle-mandepouvaitsecontenterdefairelegrosdosmoyennantdesmesuresdesoutiende l’activitécommecelles formant leKonjunkturpaketIIdejanvier2009.Pour lesdirectionsd’entreprise,undes enjeuxmajeursdecechoixétaitdemaintenirl’outilenétatderedémarrerdèslespremierssignesde repriseéconomique.Elles tiraient ainsi les leçonsde laprécé-dentecrisedurantlaquelleellesavaientconsidérablementréduitleseffec-tifspourensuiteéprouver, lorsdelareprise,d’importantesdifficultés«àretrouver les compétences requises sur un marché du travail sur lequellamain-d’œuvrequalifiéeseraréfie»(Hege,2009:61).Cemaintiendela main-d’œuvre a également été favorisé par les pactes pour l’emploi,qui, négociés dans la seconde moitié des années 1990, garantissaient lenon-recours aux licenciements et aux délocalisations en échange d’uneplus grandeflexibilité du tempsde travail et d’une réductiondes coûtssalariaux.En2009,cespactescouvraientencore730.000salariésdans lamétallurgieetilétaitdoncdifficilepourlesdirectionsdelesremettreenquestion.

Par rapport à la réalité de la crise et à son traitement, il convientd’insister sur le fait que son ampleur a varié considérablement d’unsecteur à l’autre et, à l’intérieur d’un même secteur, d’une entreprise àl’autre(Kirchner,Ludwig,etBeyer2012).Siceconstatn’ariendespé-cifiqueàl’Allemagne,ilyprendcependantdel’importancelorsqu’onlemet en lien avec l’évolution récente de la négociation sociale. Celle-cis’esteneffet«progressivementdéplacéedelabrancheversl’entreprise»entraînant une multiplication des « arrangements locaux (…) entre lesemployeurs et les conseils d’entreprise que les conventions collectivespeinentàencadrer»(BevortetJobert,2011:245).Ainsi,lesclausesd’ou-verture des conventions collectives permettent depuis les années 1990dedérogerauxcontrats tarifaires sectoriels.Dans lamétallurgiede l’Al-lemagne de l’ouest, ces clauses, appliquées depuis 1997, permettent deréduire les salairesdansdesentreprises se trouvanten situationdediffi-

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4. En 2009, la loi pour la sécurisation de l’emploi et de la stabilité permet, de surcroît, le chômage à temps partiel dans le cadre d’un engagement en intérim (Bundesagentur für Arbeit 2012). Les entreprises peu-vent donc faire fonctionner les intérimaires en leur sein de la même manière que leurs propres employés.

5 « Institut für Arbeits-markt- und Berufsforschung », Institut de recherche de l’Agence fédérale pour l’emploi.

culté économique (Buchholz, 2008, 24). En contribuant à l’éclatementdessituations,cettedécentralisationdelanégociationsocialeaccentuelesdifférencesentresalariésettendàramenerlesdiscoursauniveaudel’en-treprise. Ce dernier aspect est particulièrement présent dans les témoi-gnages recueillis les auteurs de la recherche menée pour le compte delaRosa-Luxemburg-Stiftung.Si leurspropos s’enracinentdans la réalitélocale,ilsontdumalàs’enextrairepourgagnerengénéralité.

Pour faire face à la crise tout en évitant de recourir à des plans derestructurations, lesentreprisesallemandessesontappuyéessurquelquesmesures clés dont le renvoi des intérimaires et autres travailleurs aty-piques,lerecoursauchômageàtempspartiel(Kurzarbeit)etauxcomptesépargne-temps–mesuresdontlesbasesontétéposéesbienenamontdeleurusageen2008-2009.

L’intérimetlesautresformesdetravailatypiqueontprisdel’ampleurenAllemagneàpartirdumilieudesannées1980,àlasuitedelaloipourlapromotiondel’emploiquipermetl’engagementdetravailleursàduréedéterminéesansraisonspécifiqueetquifaitpasserdetroisàsixmois lapériodelégaledel’emploienintérim(Buchholz,2008:25).Parlasuite,les conditions de recours aux travailleurs intérimaires vont encore êtreassoupliespourarriver,en2003,àabolirlesduréesmaximalesetl’inter-dictiondesengagementsréitérés4.Cesmodificationslégales,combinéesàlafortecroissanceduPIBen2006et2007(3,2et2,6%),permettrontundéveloppementconsidérabledel’intérimaupointquelesentreprisesalle-mandesoccupaient745.000 intérimaires en juin2008, c’est-à-direqua-simentaumomentdel’éclatementdelacrisefinancière.Aveclacrise,ilsvontêtreplusieursdizainesdemilliersàperdreleuremploi,dontunepartimportante chez les « constructeurs et sous-traitants de l’automobile, laconstructionmécaniqueetlachimie»(Hege,2009:65).Unepartimpor-tantedupoidsdelacriseadoncétéreportéesurlestravailleurslesplusprécairesetlesmoinsprotégés.

SilestravailleursenCDIontétéépargnéssurleplandel’emploi,ilsontnéanmoinsétémisàcontributionvia lescomptesépargne-tempsetle chômage à tempspartiel.En2009,unpeuplusd’un travailleur alle-mand sur deux disposait d’un compte épargne-temps, dont les modali-tésdefonctionnementvariaientfortementd’uneconventionàl’autre.Lastratégiedesentreprisesaconsistéàinviterlestravailleursàlessoldervoireà lesmettre en négatif. Lamobilisation de ce dispositif a été « favorisépar le faitque, lorsde ladernièrephasedecroissanceéconomique,cer-tains comptesontpuatteindredehautsniveauxd’actifs » (Zapf,2011 :26).Cequiaété«épargné»parlestravailleursadoncétémobilisépouréviter des licenciements. Quant au chômage à temps partiel, il a véri-tablement explosé en quelques mois passant de 50.000 travailleurs enseptembre2008à1,6millionsenmai2009,lestauxétantleplusélevésdanslaconstructionmécaniqueetl’industriemétallurgiqueetélectrique.Selonuneestimationde l’IAB 5, le recoursauchômageà tempspartielauraitreprésentél’équivalentde360.000emploisàtempsplein.PrésentenAllemagnedepuislaRépubliquedeWeimar,lechômageàtempspar-

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109 tiel a connu lorsde la crisede2008uneexpansion sansprécédent.Cerecoursmassifaétéencouragépardeschangementslégislatifsélargissantparexempletemporairementlapériodemaximaledechaqueapplicationà24mois.C’est l’Agencefédéralepourl’emploiquiaprisenchargelaplusgrandepartieducoûtdecettemesure:6milliardscontre5pourlesentreprises.

Commeonlevoit,l’économieallemandeadoncfaitfaceàlacrisede2008-09avecdesmesuresquipourl’essentielluipréexistaient.Depuislesannées1980, lemarchédu travail allemanda fait l’objetdenombreusesmesuresdestinéesàle«moderniser»,c’est-à-direàlerendreplusflexibleetplusadaptéauxexigencesdesentreprises.Parmielles,cellescontenuesdans l’Agenda2010ont véritablementmarquéune rupturepar rapportaupassé.Misenplace,dansuncontextesocio-économiquedifficile,parlesecondgouvernementdirigéparGerhardSchröder(2002à2005),cetAgendavaréduirelescontoursdel’Etat-providenceallemandcommeentémoignelesloisHartz,dunomdudirecteurdesressourceshumainesdeVolkswagenetprésidentdelacommissionchargéederéformerlemarchédutravail.Cesloisvontnotammenttransformerl’Officefédéraldel’em-ploi en des agences dynamiques de placement, encourager les contratsmini-jobsaussidénommés«jobsà400€»,réduireladuréedeversementdesallocationsdechômagede36à12moispourlesmoinsde55ansouencorepermettrel’engagementdechômeursàdessalairesinférieursàlaconventioncollectivedu secteur.Levotedes loisHartznedonnerapaslieu à une mobilisation de grande ampleur signe sans doute du désar-roide lagaucheallemandeetd’unepartiedumonde syndical faceauxmesuresàprendrepourredresser l’économieallemande.Ces lois témoi-gnentaussidelaperted’influencedusyndicalismeallemandparrapportà l’établissementdespolitiquespubliques.Unepertequi s’explique sansdouteautantparl’érosiondunombredetravailleurssyndiqués(letauxdesyndicalisationpassede39%en1960à35%en1990et19,3%en2009)queparl’empriseexercéeparlesthèses«blairiste»etnéo-libéralesurlaviepolitiqueallemande.Autotal,lespolitiquesmenéesdepuislesannées1980 vont considérablement réduire la part des salaires dans la richessenationale,creuser les inégalités salariales, fragiliser lesclassespopulaireetmoyenneainsiqu’augmenterlapauvreté.QuantauxloisHartz,ellesvonttoutparticulièrementcréerunmarchédutravailàbassalaire.

En2010,aumomentoùl’enquêteestréalisée,l’économieallemandeconnaîtune forte reprisede sonactivitééconomique,marquéeparunecroissanceduPIBde2,2%ausecondtrimestreparrapportaupremier,soit le tauxde croissance leplus élevédepuis la réunificationdesdeuxAllemagneen1990.C’estcetterepriserapidedel’activitéquipermettraàl’Allemagnedenepasdevoirprendred’autresmesurespourgérerunecriseprolongée.

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6. Cet extrait et les suivants proviennent des entretiens individuels et collectifs menés par Detje et ses collègues. Sauf exception, nous avons choisi de ne pas fournir d’indications se rapportant à l’auteur des propos retenus, celles-ci ne figurant pas systématique-ment dans le document cité.

2 – La permanence de la crise

Danslestémoignagesdessyndicalistesinterrogés,lacrisefinancièreetsesconséquencesn’apparaissentpasoupeucommeproducteursderupturesbiographiques.Cepointestétonnantcarilcontrasteaveclareprésentationclassiqueetmédiatiquedelacrisecommeétantunévènementbrusque,degrandeampleuretporteurderemisesencauseprofondes.Àl’inverse,leurreprésentationdelacriseestceluid’unprocessuslongdedégradationprogressivedesconditionsde travailetde l’emploi.Autrementdit,poureux, la crise a commencé bien avant l’éclatement de la crise financièrede2008etl’entréedel’Allemagneenrécession.Elles’inscritdanslepro-cessusdeflexibilisationdumarchédutravailetdeprécarisationdestra-vailleursquiestàl’œuvreenAllemagnedepuislemilieudesannées1980.

Plusieursraisonspeuventexpliquercetteabsencederupturebiogra-phique. Parmi elles, il y a le fait que – dans un nombre de cas limité–lesentreprisesetleurstravailleursontétépeutouchéespar«la»crise.Àcelavient s’ajouter le faitque les syndicalistes interrogés,comme lestravailleursstables,ontétérelativementépargnéssurleplandel’emploi..Enoutre,lorsquelarepriseaétérapide,«la»criseapparaîtraitdavantagecommeune« mauvaise grippe »à laquelle larepriseestvenuemettrefin.Unereprisevécuecommeunprofondsoulagement:« …tout le monde est content que ça roule à nouveau » (Detjeetal.2010,35).

Mais la raison principale de cette absence de rupture résulte dufaitque les syndicalistesn’ontplusconnudepuis longtemps uneexpé-riencedeprospéritéoudestabilitéparrapportàlaquellelesévènementsde 2008-2009 pourraient faire contraste.Au contraire, les syndicalistesmettentenavantunétatdecrisepermanentà l’œuvredepuisplusieursdécennies.Poureux, lacrisede2008-2009ne sedémarquepas,dans levécucollectifetindividuel,desmultiplescyclesdemenaces,pressionsetautres chantages sur l’emploi et les conditions de travail. En ce sens, lacrise de 2008-2009n’est considérée que commeune péripétie de plusdansunehistoire souvent trèsmouvementée.Lesdirectionsd’entreprisesontd’ailleursaccuséesd’utiliserlacrisepourmaintenirlapressionsurlestravailleurs etobtenir ainsides concessions successives lorsdesnégocia-tionssociales:

« Quelle entreprise ne connaît pas de crise ? Eux, ils ont toujours une crise…Depuis que je me souviens, c’est toujours la crise pour eux. Nous on va tou-jours mal…ils veulent toujours plus » 6.

Cettestratégiedemisesoustension,souventappuyéepardemenacesdedélocalisationoudefermeture,aamenélessyndicalistesetlepersonnelà faire de nombreuses concessions, telles que la suppression des primesdefind’année,l’augmentationdutempsdetravailetletravaildeweek-end,enéchanged’unegarantied’emploi.Lestémoignagesrecueillisfontd’ailleursapparaîtreunesortede«routine»enlamatière:

« En fait, on s’habitue aussi à cette mise en question permanente de l’emploi »

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111 Auniveaudel’entreprise,levécudominantdessyndicalistesestceluide la pression constante par rapport à l’emploi mais aussi aux rythmeset aux temps de travail. Les réalités locales sont ainsi marquées par unétatderestructurationpermanentquicrée,enretour,unsentimentd’êtreconstammenten situationdecrise.Pour lesdélégués interrogés, la crisen’aplusdedébutnidefin.Commelesoulignel’undeux,« la crise, c’est tout le temps ».

Le sentimentdemenaceetd’incertitude,dont les témoignages fontpart,estencorerenforcépar lesortréservéauxintérimaires,quicontri-buentàlacrainted’undéclassementsocial:

« Et (avec) cette pression due au déclassement social -dans tous les médias- [par rapport à] Hartz IV et dieu sait quoi d’autre, on se rend compte chez nous aussi que les charges psychiques et les maladies psychiques se multi-plient »

« Je crois que si aujourd’hui quelqu’un disait, vous devez travailler 300 heures ou quoi et vous gardez votre emploi – les gens le feraient. Juste par peur du déclassement social. Ça, c’est tellement grave, c’est incroyable. »

Il ne s’agit donc pas tellement d’un effort concerté pour traverserla crise, mais plutôt d’un climat général de menace et d’instabilité quifaitaccepterauxsalariésetauxsyndicatslesdégradationssuccessivesdesconditions de travail – climat dans lequel la crise ne représente qu’unmomentd’intensitéparticulière.

3 – Aggravation des tendances antérieures et opportunité gestionnaire

Pour le personnel bénéficiant des politiques de « rétention de main-d’œuvre»(Lallemant,2010:16), lesmesuresanti-crisesontvenuesnonseulementprolonger,mais exacerber des tendances présentes bien avantl’éclatementdelacriseenmatièredeflexibilisation,d’intensificationetdeprécarisationdutravailetdestravailleurs.

Ilenestainsidurecoursauxcomptesépargne-temps.Selonlessyn-dicalistes interrogés,cettemesuredeflexibilisationdutempsdetravailasouventétémise«discrètement»enplaceavecl’accorddescomitésd’en-trepriseet sansprotestationnotablede lapartdes travailleurs.Durant lacrise, ces comptes vont connaître des variations particulièrement fortes.Lorsdesannéesdecroissancede2006et2007,lestravailleursontpucré-diter leurcomptedenombreusesheures.Aumomentdelacrise, ilsontétéinvitésàlesviderrapidementetparfoismêmeàaccumulerdessoldesnégatifspouvant,selonlesdéléguéssyndicauxinterrogés,atteindrejusqu’à700heures,pourensuitelesfairerapidementremonterdanslepositifdeplusieurscentainesd’heures.Autrementdit,cestravailleursont«rattrapé»entrèspeudetempsunnombre importantd’heures. Ilenrésultedoncunesuccessiondephasesd’inactivitéoudefaibleactivitéavecdesphasesd’intense activité. Selon les syndicalistes, ces variations ont un effet très

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112déstabilisantpour les travailleurset lespériodesd’inactivitésne sontpasvécuescommedutemps«libre»oulibéré.Contrairementàcequipour-raitêtrecru,cetempsn’estdoncpasvécupositivement:

« Personnellement, pendant le chômage partiel, j’ai passé beaucoup de temps dans l’entreprise à parler avec beaucoup de collègues. Parfois, j’ai aussi travaillé dans le jardin et j’ai surtout lu beaucoup. Pourtant, c’était pas un bon moment pour moi, parce que ça m’a dérangé de savoir qu’après le chômage partiel les temps allaient être plus difficiles. »

Levécunégatifdelaflexibilitéestd’abordetavanttoutliéàlaflexi-bilitéelle-mêmeetlesalternancesdecourtesdurées:

« Mais maintenant, pendant la phase de reprise, on avait de nouveau des heures supplémentaires. Alors ils [les collègues] sont crevés. C’est-à-dire, par-fois ils en peuvent déjà plus maintenant, parce que c’était juste trop extrême. Donc pas comme ça une courbe légère, non : ça descend, puis rien, puis ça remonte. C’est comme ça qu’on doit faire à l’usine en ce moment. »

Maislestémoignagesmontrentaussiquelevécunégatifestamplifiépar le manque de planification, le manque de maîtrise personnelle destempsdevieetdetravail:

« Oui, ok, la plupart [des collègues], ils en avaient ras-le-bol au bout d’un mo-ment, parce qu’ils venaient au travail le lundi et puis on leur disait ‘vous pouvez rester chez vous le reste de la semaine’. Et que du coup, tu n’as aucun moyen de planifier. Et puis les gens sont mécontents parce que du coup on est à la maison et on n’a rien à faire. Et au bout d’un moment, ça devient ennuyeux. »

Par ailleurs, la réaction à « la » crise n’a pas simplement consisté àréduiretemporairementl’activité.Elleaaussidonnélieuàdesréorgani-sationsdutravailunefoislespremièresmesures«d’urgence»prises.Desouvriersqualifiés,quioccupaientdesfonctionsàforteautonomieetres-ponsabilité,sesontainsiretrouvésurlachaînedemontagepouroccuperdesposteshabituellementdévolusàdesouvriersspécialisés.Cestransfertsinternes,liésenpartieaurenvoidesintérimairesetdesautrestravailleursatypiques, ont fréquemment été vécus comme du déclassement profes-sionnel,générantdescraintesquantà l’aveniretremettantencausetantl’identitéquelamotivationdestravailleurs.

« Tu t’es dit : merde, où est-ce que je suis tombé ici ? Pourquoi c’est arrivé, ça ? En rentrant chez toi, tu as pensé, okay, j’ai survécu à la journée. Au moins je ne suis pas à la rue. Mais le lendemain tu as de nouveau râlé. Parce que tu ne t’en sortais pas avec le travail. Tu es habitué à autre chose depuis 10, 15 ans. Et puis ça a mis un certain temps. Certains n’ont pas surmonté ça, psychiquement, mentalement, ils sont tombés malades. »

Contrairement à la crise qui ne ressort pas comme un évènementtranchant,lapolyvalencesubieetimposéedanslafouléedesréorganisa-tionsetrationalisations,apparaîtdanslesbiographiesindividuellescomme

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113 uneexpérienceparticulièrementdéstabilisanteallant jusqu’àgénérerdescrisespersonnelles.

« À la base, je suis très content avec ce que je fais, je m’identifie avec ce travail. Je suis là en tant qu’ouvrier qualifié. Et puis d’un coup tu vas dans une ligne de production comme ça… Alors là d’un coup tu te dis…les angoisses…quelles angoisses ! Combien de temps vais-je rester ici ? Est-ce que je vais rester ici à jamais ? »

Avecces réorganisationsadhoc, lacrisea intensifié le recoursàdespratiquesàl’oeuvredepuisplusieursdécenniestellesquele«chaosmana-gement » et la mobilisation permanente des travailleurs, nécessitant descapacitésd’adaptationetdeflexibilité individuelles (Gaulejac2011).Lesréorganisations et autres rationalisations de la production auraient aussiengendréunechargedetravailsupplémentairepourlepersonnelrestant.Cettechargeestperçuecommeparticipantaurenforcementdel’intensi-ficationetdeladensificationdutravailquiétaitapparuelorsdesvaguesprécédentesdemodernisationdel’outildeproduction:

« La densification de l’activité, ça a commencé moitié/fin des années 1990 avec le travail de groupe etc. Tout ce merdier japonais… De plus en plus (de tâches) ont été reportées… sur le personnel, sur les ouvriers. Ça a l’air bien évidemment, d’organiser soi-même. Et ça, vous faites vous-mêmes, et ça, vous faites vous-mêmes, et ça, vous faites vous-mêmes. Et puis on se rend compte que oui, on fait tout nous-même, mais il nous manquent en gros deux per-sonnes…et on ne reçoit pas des gens en plus »

Pour certains délégués, la crise de 2008-2009 n’aurait finalementétéqu’unprétexteouuneopportunitépourfaireavancerdesprojetsderéorganisation du travail qui étaient dans les cartons des directions. Lesmenacessurl’emploiquefaisaitpeserlacriseauraitconduitlestravailleursàlesacceptersansréelleopposition.

4 – La crise comme rhétorique managériale

Même si « la » crise, présentée comme une contrainte extérieure àl’entreprise, a pu légitimer des concessions au nomde la pérennité desemplois stables, certains délégués syndicaux soupçonnent les directionsd’avoir instrumentalisé « la crise »pour forcer l’applicationde certainesmesuresd’économies.Vusouscetangle,laréalitédelacriserelèveraitplusdelarhétoriquemanagérialequedelaréalitédesfaits.

Cessoupçonssefondentnotammentsurlesincohérencesapparentesentrelesdécisionsprisesparlesdirections.C’estlecasdanslesentreprisesoù les phases d’inactivité ont alterné avec des phases de travail intense.Danscertainscas,lechômagepartielamêmecoexistéaveclerecoursauxheures supplémentaires,cequia jeté le trouble sur la situationréelledel’entreprise.

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7. Cette interprétation de « la » crise comme étant celle des autres rejoint par ailleurs des lectures plus largement répandues, comme en témoigne le mot d’ordre « pas question de payer LEUR crise ».

« Pourquoi on fait du chômage partiel si on a assez de travail ? Alors, l’opinion existe que l’employeur profite de tout ça pour s’assainir. »

Dans les entretiens et discussions de groupes menés dans les entre-prises du secteur automobile, « la crise » est explicitement désignéecommeunestratégiediscursive,unoutilutiliséparlesdirectionsd’entre-prisepourmaintenirdesrapportsdeforcequileursontfavorable:

«Je pense que la crise, telle que eux l’inventent, n’existe en fait pas vraiment…comme ils ont toujours essayé de nous le présenter, mais la soi-disante crise est utilisée par les entreprises pour augmenter les profits. Par exemple, des heures supplémentaires en même temps que du chômage partiel, c’est pas possible normalement. »

Mais l’enquête montre que la rhétorique de la crise a aussi deslimites.Ainsi, dans les entreprisesoù l’emploi faitpériodiquement l’ob-jetdemenaces–dedélocalisationparexemple–,l’argumentdelacrisesembleperdredesacrédibilitédufaitmêmedesarécurrence.Larépéti-tiondescrisesproclaméeset lesconcessionsquis’ensuiventrendentlestravailleurs particulièrement méfiants par rapport au discours même. Lacrise ne se distinguant plus en tant qu’évènement particulier, elle perdainsidesonpoidsentantqu’argument.Iln’estdoncpasétonnantquelacrisede2008-2009puisseapparaîtrecommeune fatalitéfictivedeplus,au sein d’un discours patronal destiné à faire pression sur le personnelet ses représentants syndicaux. Cette perspective conduit aussi certainsdélégués à s’interroger sur lebien-fondédesconcessions faites.Fallait-ilréellementlesfairepoursauverlesiteetl’emploi?Cedouteesttrèsper-ceptibledanslecasd’uneentreprised’électroménageroùlapérennitédusiteaétéobtenueàplusieursreprisesenéchangedeconcessionsdelapartdupersonnel:« Est-ce qu’on ne l’aurait pas aussi obtenu comme ça – sans les sacrifices ? »

Cenesontpasseulementlesréalitéslocalesetleursincohérencesquialimententlessoupçonsetlesdoutesdesdéléguésquantàlaréalitédelacrise.Danslecasdelacrisede2008-2009,cessoupçonsetcesdoutessesontvusamplifiésparlefaitqu’elleaétélargementperçuecommeintan-gible,abstraite,lointaineetdifficilementcompréhensible.

« Où est la crise? Qui a la crise ? D’accord, fin 2008, 2009, on a fait du chô-mage partiel. Mais la crise, elle est où? Le petit peuple n’a pas la crise…Ce sont nos banquiers, nos CAs/directions (Vorstände), ceux qui se font vrai-ment des thunes. Pour eux c’est la crise. »

Lacriseestperçuecommesesituantdansununiverslointainouvir-tuel,extérieuràl’entrepriseetsurlequell’action(individuelleousyndi-cale)n’auraitpasd’emprise.Celaincitecertainsdesdéléguésàinterpréterlacrisecommeétantcellede«ceuxlà-haut»,netouchantpaslemonderéeldel’entreprise.Pourd’autres,leseffetsconcrètementvécusdelacriseparaissent ainsi comme le résultat injustement subi d’une crise géné-réepar lespuissants7.L’impactqu’a lacrisesur lesconditionsdetravail

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115 apparaîtdoncsoitcommelefaitinjustedeprocessusgénérésailleurs,soitcommeunecontraintefacticequeladirectionfaitpesersurlesemploisàsonpropreavantage.

5 – Crise et mobilisation sociale

Ducôtédestravailleurs,l’absencedelecturecohérenteetintelligiblede la crise constitueunobstaclemajeur pour lamobilisation collective.Le fait que la crise semble à ce point éloignéedumonde signifiant dela production entrave en effet l’établissement d’objectifs et de stratégiesd’actionscollectives.Ladéconstructiondudiscoursmanagérial–quiestaussilargementlediscoursdominantdanslesmédias–estdoncprésentéecommeunenjeufondamentalparrapportàl’émergenceetaudévelop-pement de résistances face à la dégradation des conditions de travail etd’emploi.Quanddesmenacesrécurrentesdesdirectionssontdécrédibi-liséeslesdéléguéspassentdustadedusoupçonetdudouteàceluidelaremiseenquestionetdurefusd’obtempérer:

« Alors ils nous ont menacés, très poliment: ‘si vous ne signez pas ça, comité d‘entreprise, on délocalise à l’étranger.’ … Alors, au conseil d’établissement le personnel entier a dit: employeur, amenez les camions, on vous aide à rembal-ler. On n’accepte pas ça. Alors ils ont compris aussi qu’on était sérieux. – On produit toujours sur le site. »

Cedénouementpositifpermetderamenerlamenacemanagérialeaurangdebluffoudefictionstratégique.Acontrario,cetypederécitvientprouvernonseulementl’existencederésistancesdansuncontexteparti-culièrementdifficilepourlemondedutravailmaisaussilefaitquecetterésistancepeutêtreunestratégiegagnante.

Faceaucaractèredifficilementcompréhensiblede lacrise, les inter-viewésfontpartd’uneattentetrèsforteenverslesyndicattantsurleplanorganisationnelquediscursif.Poureux,lesyndicatdoitprendredesinitia-tivesentermesderésistancemaisaussiproposeretderelayerdesgrillesdelecturespermettantauxtravailleursdemieuxcomprendrelaréalitédanslaquelleilsagissent.Leshommesdeconfiancesedisentsouventinterpel-léspar les travailleurs afind’obtenirdes informations etde leur fournirdesexplicationsquantàlaréalitédelasituationdel’entreprise.

« Pleins de gens qui sont dans le syndicat, dont je le savais même pas, ils ve-naient d’un coup et disaient : toi, t’es notre homme de confiance, raconte…qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi on construit aussi peu de boîtes de vi-tesses ? Qu’est-ce que ça a à voir avec nous si en Amérique ils arrivent plus à vendre leurs maisons ? »

Cette demande d’information et de clarification est aussi très forteencequiconcernel’économie-monde,sonfonctionnementetsesméca-nismesdegouvernance:

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116« Tout ce bordel qu’on a – le soi-disant bordel : et comment on va s’en sortir ? Et là ça me manque un peu d’un travail d’explication, par exemple par notre syndicat ; [il faudrait par exemple] qu’on aille sur place et qu’on dise : écoutez, quatre samedis, [on rassemble] les hommes de confiance – [et on fait de l’information et de la] clarification (Aufklärung). »

Il est cependant clair que,même lorsque « la » crise est démasquéecommeunefiguredelarhétoriquemanagériale,lecontexteéconomiqueet son évolution n’en sont pas moins ressentis comme profondémentinquiétant pour les travailleurs.Les craintes se focalisent surtout par surl’emploi et laqualitéde l’emploi.L’avenir estvudemanière trèspessi-misteetunepartimportantedel’inquiétudeesttransféréesurlesgénéra-tionsàvenir:

« Je me dis okay, pour moi, c’est pas vraiment un problème, mais je me dis, mes enfants, ils doivent avoir un avenir aussi. (…) Mes enfants, ils vont avoir des problèmes dans l’avenir. Donc il faut un peu changer de chemin. »

Lapeurdel’avenir,c’estaussilapeurdudéclassementsocial.Pourlenoyaustabledestravailleursquiontbénéficiédespolitiquesderétentiondupersonnel,cettemenaceestprésenteviaparlesortréservéauxintéri-maires,quiontétéparmilesprincipalesvictimesdelacrise.Laprésencedesintérimairesparticipe,commelapolyvalencesoudainementimposée,àlaprécarisationsubjective(Linhart2006)destravailleursstables,cardis-posantd’unCDI.Elle symbolise sur les lieuxde travail etdans laquo-tidienneté ladégradationgénéraledumarchédutravailet,parcebiais,elleconcrétiselesmenacesdeprécarisation,demobilitésocialedescen-dante.Selon les syndicalistes interrogés, leur sortavisiblement fait l’ob-jetdedébats,decontroversesparmi les travailleursentre,d’unepart, lespartisansd’unesolidaritéenverslesintérimaireset,d’autrepart,ceuxquiacceptentlerôledevariabled’ajustemententempsdecrisetenuparcettecatégoriede travailleursparcraintedevoir leur situation s’aggraver.Lessecondsl’ontvisiblementemportésurlespremiers.Selonl’étude,lasau-vegardedesintérêtsdestravailleursstablesaeneffetlargementprimésurlasolidaritéenverslesintérimairesetleursituation.Lafaiblesolidaritéestaussialimentéeparledoubleécartementdelamobilisationcollectivequicaractérise les intérimaires. Ceux-ci sont en effet simultanément moinsmobilisés etmoinsmobilisables de par leur situation et leur faible pré-sencedanslesstructuressyndicales.

CequiestdécritparBuchholz(2008),auniveaumacrosociologique,commeunedualisation entre des « propriétaires d’emploi » et des per-sonnesdansdessituationsprécairessematérialisedanslesentreprisesnonseulementcommeunedivisionentrelesemployésenCDIetlesintéri-maires,mais aussi commeune division du personnel qui désamorce lesconflitsetlesrésistancescontrelesmesuresanti-crise.

Desdéveloppementsprécédents, il seraiterronédeconclureque lessyndicats se désintéressent du sort réservé aux intérimaires et qu’ils netrouventpasderelaisauniveaudestravailleursmieuxlotis.Parexemple,

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8. Dans les entreprises textiles, fournisseurs de l’industrie automobile, où l’intérim représente une voie courante pour le recrutement, le comité d’entreprise se positionne en revanche généralement (en dehors des temps de crise) en faveur d’une intégration des intérimaires dans le personnel stable.

9. Ministre des Affaires étrangères depuis 2009 et vice-chancelier entre octobre 2009 et mai 2011.

les interviewésapprouvent lacampagnemenéepar l’IGMetallen2010enfaveurdel’égalitésalarialepourlesintérimairesdelasidérurgie,quiaeneffetaboutiàlamiseàégalitédesintérimairesentermesdeconditionssalarialesdanscesecteur.Plus largement, lastratégiesyndicaleconsisteàessayerderéduirelemarchédel’intérim:parexemple,enrefusantl’en-gagement de nouveaux intérimaires et en luttant pour leur intégrationparmilepersonnelfixe8.

Selon les syndicalistes, la peur, résultant de l’insécurité économique,quis’estimposéecommeunenormalitédanslaviedesentreprises,génèreàsontourdelacolèrevis-à-visde«ceuxlà-haut»,c’est-à-diredesdiri-geantspolitiquesetéconomiques.Maiscettepeuretcettecolèrenesem-blentpassuffisantespourdonnerlieuàautrechosequedelarésignationetunpessimismegénéraliséquantàl’avenirdumondedutravail.Sil’onsefieaucontenudes interviews,cetteposturenesemblecependantpastémoigner d’un état d’apathie mais bien d’un profond sentiment d’im-puissancefaceàl’évolutionéconomiqueetauxrapportsdeforce.

L’idéequ’il « faudrait »menerdesactions fortes,commeenFrance,a été soulevée.Toutefois, aux yeux des interviewés, sa concrétisationseheurterait autant à unmanquede solidarité entre travailleurs qu’à la«mentalitéallemande»,consistantsurtoutà«selaisserfaire».Néanmoins,lesdéléguésinterviewésformulentlesouhaitd’unsyndicatpluscombatifsurleplanpolitiqueetplusincisifsurleplandespolitiquespubliques:

« …le syndicat doit devenir plus politique. En tout cas plus politique et plus radical. Pour qu’on ait plus de poids et qu’on puisse faire front à des gens comme Westerwelle 9 et Merkel. »

Ce dernier souhait tranche avec la représentation qu’ont les parti-cipants à la recherche des syndicats. Pour eux, ces derniers apparaissentdavantagecommedesinstitutionssocialesdeprotectionetdenégociationquecommedesorganisationsdelutte.Dansunmêmetemps,lesyndicatest identifiécomme« tout ce qui nous reste »,cequienfaitunesortededernierrempart.

Conclusion

Deux constats majeurs ressortent des témoignages des syndicalistesconcernantleurperceptionde«la»crisede2008-2009:«lacrise,c’esttoutletemps»et«lacrisen’existepas».Aussicontradictoiresetmutuel-lementexclusifsqu’ilspuissentparaître,cesdeuxconstatsrelèventenréa-litédelogiquesetd’évolutionsconnexes.

Lepremierrésumelefaitqu’aulieuderompreavecuneexpériencede prospérité et de stabilité antérieure, la crise de 2008-2009 s’inscritpourlestravailleursdansunprocessusdeprécarisationetdedégradationdesconditionsdutravailetdel’emploisurlelong-terme.Ceconstatrendégalementcomptedufaitquelesmesuresquiontétéprisesàl’encontre

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118delacrisenesontpas,dansleurmajorité,desmesuresadhocisoléesmaissebasentsurlestransformationsdumarchédutravailquisontintervenuesdepuislemilieudesannées1980.Auniveauindividuel,cettecriseperma-nenteestunpuissantfacteurd’incertitudequantàl’avenir–poursoietsesenfants–dufaitdesmenacesqu’ellefaitpesersurlemondedutravail.

Le deuxième constat renvoie d’abord au fait que la crise de 2008-2009aprisuneampleurvariéeselonlesentreprises.Encesens,lacrisede2008-2009apparaîtcommemultipleetdiverseselonsesmodalitéslocales.Deplus,lesmesuresprisespouryfairefaceontcontribuéàladivisiondestravailleurs entre les précaires, qui ont perdu leur emploi, et les noyauxstables,quiontétémisàcontributionprincipalementvial’adaptationdeleurtempsdetravail.«La»crisedontilexisteraituneimagecommuneetpartagéen’existedoncpas.

Maisl’absenced’imagecommuneetcollectivementpartagéeestéga-lementliéeaufaitquelacriseestlargementconsidéréecommeabstraite,lointaine.Cetteperceptionn’estpasuniquementàl’œuvreparmilessyn-dicalistesactifsdanslesentreprisesquiontétérelativementépargnéeparlacrisede2008-2009.Enoutre, lacrisen’apparaîtpascommecelledestravailleurs, de « l’homme ordinaire ».Au contraire, elle serait le fait etl’affairede«ceuxd’enhaut»,spéculateursetfinanciers,opérantdansunmondevirtuel.Lacrisene sembledoncplusentretenirde rapport aveclesdécisions et les fonctionnements auniveau local, à la foishorsde laresponsabilité et hors de portée des dirigeants d’entreprise mais éga-lementdes syndicats. Illisible et abstraite, la crise et lesmesures prises àsonencontren’apparaissentquerarementcommeunobjetsaisissablesurlequelilseraitpossibled’agircollectivement.

Maislepostulatdel’inexistencedelacriseexprimeégalementlefaitque«la»crise,commeévènementimpliquantdesmesurestouchantlestravailleurs, est interprétée, demanière plus oumoins explicite, commeune stratégie volontairement discursive de la part des managers et despatrons. Une stratégie,quivise in fine à accroître laflexibilitédumar-chédu travail et à intensifier le travail.Enfin, soulignonsque, si lacrisede2008-2009n’apasdonnélieuàdesconflitsimportants,ellen’estpaspour autantpassée sans critique.Lesmises encausepotentiellesdu sys-tèmeéconomiquesontcoupléesavec leconstatd’uneincertitudequantaufuturetunimaginairedelutteradicale.Lesuccèsdesrésistancescol-lectivesetsyndicalescontredesmesuresprisesaunomdelacrisesembledépendreengrandepartiedelacapacitédedéconstruirelediscoursquiréifielacriseentantqu’impératifextérieuretdelapossibilitédemobi-liseruneexpériencedelutte,contribuantàdésarmercemêmediscours.

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Professeur de sociologie Centre Pierre Naville, Université d’Evry – Val d’Essonne

Quand les réformes du marché du travail favorisent l’insécurité socio-professionnelle

Stephen Bouquin*

Résumé  : Depuis 2002, nous assistons en Europe à l’application de réformes qui poursuivent une réduction des protections de l’emploi au nom d’une plus grande effica-cité des marchés du travail. Depuis 2010, ces mesures se sont durcies et se surajoutent aux politiques d’austérité qui ont pour effet d’approfondir la récession sinon de freiner la croissance. Après avoir dressé un état des lieux social, nous mettrons en perspective les réformes en cours, puis nous analyserons l’argumentaire fondé sur des modélisations économétriques postulant une corrélation entre protection élevée et mauvaise perfor-mance du marché du travail pour ensuite mettre en évidence l’accroissement notable de l’insécurité socio-professionnelle.

Mots-clés : crise, marché du travail, économie, flexibilité, chômage, précarité, pauvreté.

Summary : Since 2002, we are the witnesses of labour market reforms that are redu-cing employee protections in the name of labour market efficiency. These measures became harder since 2010 and are nowadays combined with austerity policies that will cut growth and forster new recessions. In this article, we will analyse labour market reforms as a way to increase socio-professional insecurity. After an evaluation of the social situation in EU, we will analyse the rationale of the labour market reforms and confront the arguments in favour of it with some recent research that questions the corre-lation between high protection and low performance.

Key words : crisis, labour market, economy, flexibility, unemployment, casual labour, poverty.

introduction

Nousneferonspasde«lacrise»l’objetdecetarticle.Celle-cireprésenteunesorte«d’espritdenotretemps»dontlaréalitéhétérogèneetl’évolu-tioncomplexeappelleuneanalysespécifique.Toutaulongdesdernièresannées, certaines grandes firmes multinationales ont continué à réaliserdes profits tandis que le mouvement de concentration (rachats-fusions)sepoursuivait.Enmêmetemps,dupointdevuedessalariés,lanotionde«crise»,sielleaencoreunsens,estdifficilementassimilableàlapériodeouvertepar2008.

Dansunepremièresection,nousrassembleronslesdonnéessurl’étatde l’emploi depuis 2008 avecunemontéedifférenciéedu chômage, delaprécaritéetde lapauvreté.Dansunedeuxièmesection,nousprésen-teronslesréformesdumarchédel’emploi.Aprèsuneanalysecritiquedel’argumentairenéoclassiquequisous-tendcesréformes(sectionIII),noustraiteronsleseffetsdelacriseetdesréformesquil’accompagnent(sectionIV)pourconcluresurunesériedepropositionsexpliquantlapersistanced’unegouvernanceanti-crised’inspirationnéoclassiquealorsquecelle-ci

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1. à titre d’exemple, le Portugal aurait un taux de chômage réel de 12,5% en 2009 au lieu des 9,4% annoncés cette année-là. La part des chômeurs bé-néficiaires d’une prestation (chômage ou aide sociale) ne dépasse pas les 48% de la population au chômage. Voir Manuel Paz Campos Lima, « Unemployment at highest level in three de-cades”, Eiro, 31-03-2010,

produit des effets dévastateurs tant sur le planmacroéconomique qu’auniveaudelaconditionsalariale.

1 – L’état des lieux après la crise financière

Lacrisefinancièrede2008aétésuivieparunemontéeconjointeduchômage, de la précarité et de la pauvreté pour l’ensembledes pays del’UE(voirtableauenannexe).Maiscetteévolutionn’estpashomogène,cequel’onpeutaisémentcomprendrevulavariétédescontextesnorma-tifs,lesdegrésdeprotectionetaussil’expositionplusoùmoinsélevéeàlacrisedessubprimes.

Nous proposons d’analyser la situation sociale postérieure à 2008 àpartirdetroisclefsdelecturequesontlechômage,laprécaritéetlapau-vreté.MêmesilechômagemesuréàlamanièreduBITmasquel’ampleurdusous-emploi1,ildemeureunindicateurdel’étatdumarchédutravailetpermetdevoirsilacriseéconomiqueetfinancièreaétésuivieparunecrisesociale.

Taux de chômage zone Euro et UE27

Chômage zone euro et UE27 (millions)

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2. L’exception italienne s’explique par l’inexistence d’un véritable système d’assurance/ indemnisation de chômage.

3. Dans certains pays, comme la Pologne, la Bul-garie et la Roumanie, cette part monte jusqu’à15 à 20% de la population active. (voir annexe)

Auniveaueuropéen,lechômageaconnuuneremontéeimportante,atteignantpuisdépassantlesniveauxd’avant2008(graphique1).L’évolu-tionparpayslaisseapparaîtreplusieursconfigurations:

•Lapremièrecorrespondauxpayspériphériques(aveclespaysPIIGSàsavoirlePortugal,l’Irlande,l’Italie,laGrèceetl’Espagne).Danscespays,lechômageaugmentefortementetdépassefacilementles10%2.Lacrisedu secteur immobilier etune récessionprolongéeprovoquentdenom-breusespertesd’emploi,aveccertesdesspécificitésparpaysmaisaussidessimilitudescommeparexempleleretourd’uneémigrationmassivedelajeunessediplômée(150000paranauPortugal,GrèceetEspagne).

•Ladeuxièmeconfigurationsecaractériseparunchômagequiaug-mentemaisrestenettementdessousdes10%.Setrouventdanscettesitua-tion lespays scandinavesetceuxducentrede l’Europe (Autriche,Alle-magne,Pays-Bas,Luxembourg).

•Dansl’entre-deux,nousretrouvonsleRoyaume-Uni,laFranceetlaBelgiqueoùlechômages’estrapprochédes10%etoùlasituationéco-nomiqueetsocialetendàsedétériorer.EnFrance,nousavonspuobser-versuccessivementunemontéeduchômagedesjeunes(passantde17à23,5%),undurcissementdelaprécarité(mesuréeparle%depopulation«risquantlapauvreté»,passantellede12,5àplusde15%)et in fineunchômageatteignantles10%en2012.

• Les pays de l’Europe centrale suivent une trajectoire distincte despays du centre et du sud européen tout en se différenciant égalemententreeux.Certainsétats-membres,àl’instardelaPologne,delaSlovaquieetde laBulgarie,ontvuunniveaudechômagefortementdiminueraucours de la dernière décennie, pour passer de 18-20% à environ 10%.D’autrespaysontconnuuneévolutioninversée,avecuneaugmentationsignificativeduchômage,passantde5à10%(Hongrie),voireplus(paysBaltes).Uneanalysedémographiqueplusfineseraitnécessairepourjugerde l’impact de l’émigration (permanente ou saisonnière) sur le marchéde l’emploi. Mentionnons seulement que certains pays ont vu à la foislescampagnessevider(exoderural)etunepartiedelapopulationactiveémigrerverslespaysdel’Ouesteuropéen,attirésparlesemploisdanslebâtimentnotamment(Irlande,Espagne)3.Or,malgrélacrisedel’emploi,lephénomènederetourmassifaupaysd’originerestelimité.

Au niveau des taux de chômagemasculins et féminins, les donnéesagrégéesàl’échelleeuropéenne(àmanieravecprécautions)laissententre-voir une poussée du chômage des hommes. Le taux masculin passe de6,3%en2007à9,9%en2011,représentantprèsde70%delahaussedunombrechômeursentre2008et2011,tandisquelechômagedesfemmesaugmentait durant la même période de 7,4 à 9,7%. Le chômage desmigrantsdespays tiers (horspaysde l’Est)représententquantà lui20%au sein de cette composante de la population tandis que les salarié-e-ssemiounonqualifiésontégalementvulenombredechômeurspasserde15àprèsde20%.Enrésumé,legenremasculin(liéausecteurindustriel

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4. Le cas de pays « réser-voirs de main-d’œuvre » comme la Pologne est évidemment atypique ; le taux de chômage des jeunes y passe de 35-40% au début des années 2000 à 25% en 2010. Les données d’Eurostat fournissent des informations en termes de stock à un moment donné, sans pour autant fournir des informations en termes de flux. Un niveau élevé de chômage de jeunesse peut coïncider avec des durées de chômage raccourcies et le phénomène de tour-niquet entre CDD, intérim et le statut de demandeur d’emploi.

5 Eurostat voir notam-ment http://epp.eurostat.ec.europa.eu/tgm/table.do?tab=table&init=1&plugin=1&language=en&pcode=tessi180 (consulté 17 juillet 2012)

6. Le coefficient de Gini est une mesure du degré d’iné-galité de la distribution des revenus dans une société donnée, développée par le statisticien italien Corrado Gini. Le coefficient de Gini est un nombre variant de 0 à 1, où 0 signifie l’égalité parfaite (tout le monde a le même revenu) et 1 signifie l’inégalité totale (une personne a tout le revenu, les autres n’ont rien).

7. http://epp.eurostat.ec.europa.eu/tgm/table.do?tab=table&plugin=1&language=en&pcode=tessi190

8. Le taux de risque de pauvreté concerne les per-sonnes dont les revenus se situent en dessous de 60% du médian.

9. La subdivision des risques de pauvreté par statut donne des indications précieuses. La pauvreté

davantagefrappéparlarécession),lafaiblequalificationetlaconditiondemain-d’œuvreimmigréesurexposentaurisquedechômage.Demanièreencoreplusévidente,cesontlesmoinsde25ansquisubissentlacrisedel’emploi.Ainsi,mêmeenSuède,letauxdechômagedesmoinsde25ansestpasséde10%en2000à25%en2010;leRoyaume-Uniaconnulamêmeévolutionde12%à21%.Lechômagedesjeunestendàaugmenteràpeuprèspartout,reflétantleretardqueprendunegénérationauniveaudel’entréedansl’emploistable4.

Ilfautquelquesannéespouravoirdesdonnéesfiablespermettantunemise en perspective et des comparaisons internationales sur la pauvretéetlaprécarité.Lefaitqueladispersiondesrevenustendàs’éleverdepuis2007suggèreentoutcasuncreusementdesinégalités.En2005,danslazoneeuro, lequintile supérieurgagnait4,6 fois lemontantdes revenusdisponiblesduquintileinférieuret6ansplustard,l’écarts’estcreuséfor-tementpuisqueles20%lesplusrichesgagnentdésormais6foislemon-tantduquintileinférieur5.Uneanalyseparpaysmontrequecerapportoscillaitentre3,5et4ettenddésormaisàévoluervers5,cequiestloind’êtrenégligeable.Lecreusementdesinégalitéssevérifiedansl’évolutionducoefficientdeGini6;etl’onobserveiciquelespaysnordiquesvoientles inégalités s’approfondir (Allemagne, Danemark,Autriche glissent de0,25 à0,30) tandisqued’autres, déjàplus inégaux audébutdes années2000voientcetteinégalitéseconsoliderautourde0,30à0,357.

Les données statistiques sur la population « en risquedepauvreté »révèlentunesituationcontrastée8.Àpremièrevue,auniveaudel’UnionEuropéenne, la situation semble stable avec 15% de la population « enrisque de pauvreté » (tant pour l’UE15 que celle des 27), ce qui avec1 sur10demeurequand-mêmeun risque significatif 9.Certainspays, àl’instardel’Allemagne,voientle«risquedepauvreté»augmenterde11,5en2005à15,2en2011.D’autrespaysnordiquesontconnuuneévolu-tionsimilaireavecuneaugmentationde10à12,5%(Suède)oude12àpresque14%(Danemark).Dansd’autrespays,ildemeurestabletandisquedans les pays périphériques, il augmente et se rapprocheoudépasse les20%.

L’analysecomparéedelapauvretémetenévidencecombienlesins-titutions jouentunrôledepremierordre.BaptisteFrançonetMathildeGuergoat-Larivièremontrent,mêmeavec trèspeude recul (Françon&Guergoat-Larivièrel, 2011) combien l’emploi reste un facteur d’évite-mentdelapauvretétandisquelaprotectionsocialecontinueàjouerunrôled’amortisseursocial.Letauxdepauvretédeschômeursdansl’UE15s’élèveà8%pourlespersonnesenemploitandisqu’ilatteint41%pourleschômeurs.L’analyseparpaysindiquequelaprotectionsocialenepro-tègepasforcémentcontrelapauvretédepuisquesontappliquéeslesres-trictions des montants et des durées d’indemnisation.Ainsi, la pauvretédeschômeursvarieainside27%enSuèdeà56%auRoyaume-Unialorsquelamoyennesesitueà41%dansl’UE15.L’AllemagnefrôlelesniveauxduRoyaume-Uniavec51%dechômeurspauvrestandisquel’Espagnese

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laborieuse augmente en Allemagne (4,8% en 2005 à 7,2% en 2010), une évo-lution similaire à celle que connaît le Danemark (4,9 à 6,7%). Dans d’autres pays (Belgique, Autriche, Pays-Bas ou le Royaume-Uni), le nombre de travailleurs pauvres reste stable ou se tasse, d’environ 6 à 7% à 5%. Il est probable que cette évolution rend compte d’un changement de statut, les travailleurs pauvres étant devenus entretemps des chômeurs.

10. La stratégie européenne pour l’emploi se base sur l’analyse annuelle de la croissance (AAC) qui fournit à l’Europe des indications claires sur la direction à prendre au cours du « semestre européen », en lien avec les politiques économiques et budgétaires des états membres. Conformément à la stratégie Europe 2020, la stratégie européenne pour l’emploi « vise à créer des emplois plus nombreux et de meilleure qualité dans l’ensemble de l’Union euro-péenne». Elle encourageait à cette fin l’adoption de mesures destinées à at-teindre trois grands objectifs d’ici à 2020 : 1) porter à 75 % le taux d’emploi des 20-64 ans ; 2) abaisser le taux de décrochage scolaire à moins de 10 % et porter à 40 % au moins la proportion des 30-34 ans diplômés de l’enseignement supérieur ; 3) réduire d’au moins 20 millions le nombre de personnes touchées ou menacées par la pauvreté et l’exclusion sociale.

trouvedanslamoyennebasseavec37%dechômeursvivantsousleseuildepauvreté.

Decetétatdeslieuxsocial,nousretenonsdeuxchoses:primo,lacrisefinancière de 2008 a nourri une crise de l’emploi donnant lieu à uneremontéeduchômageàdesniveauxidentiquesousupérieursàceluidudébutdesannées2000.Ilexistedoncunecontinuitéforteaveclapériodeprécédente, y compris dans les volumes de personnes inemployés. Enmême temps, dans les pays de la périphérie, nous assistons à un décro-chagesocialplusprofond,touchantlemondesalariéetclassesmoyennes(commerçants, petits entrepreneurs, travailleurs indépendants). Secundo,l’UnionEuropéennesefractureavecd’uncôtédespayspériphériquesoùle triptyque chômage-précarité-pauvreté touche jusqu’à 20, 25ou30%delapopulationetd’autrepartdesrégionsetdesétatsoùlesmêmesten-dancesminentcertainementlacohésionsocialemaisrestentmalgrétoutplutôtminoritairesetnetouchent«que»10à15%delapopulation.

2 – Un néo-liberalisme continué ?

Depuis2010,lespolitiquesnationalesbudgétairesoud’emplois’élaborentenlienétroitaveclesprescriptionseuropéennes.Auparavant,disonsdepuisle début des années 2000 avec le sommet de Lisbonne, puis de façonplus formalisé avec l’Agenda 2020, les politiques d’emploi et les poli-tiques sociales étaient inspirées par des documents européens sans véri-tablevaleurcontraignante10.Citonsnotammentles‘Recommandations’,‘Communications’etautresLivresVertsadoptéesauseindelaCommis-sion Européenne à partir de multiples consultations, allant du ComitéEconomiqueetsociale(CESetUNICE)auParlementeuropéenenpas-santparleConseildesMinistresdesEtatsmembres.L’adoptionde‘lignesdirectrices’ en matière d’emploi incarnait un mode de gouvernance detypecoordonnésanspourautantprescrirelespolitiquesnationales.Pourpreuve,citonslefaitquelaBelgiqueapumaintenirjusqu’àaujourd’huiunsystèmed’indexationautomatiquedessalaires(l’échellemobile)etcemalgrélesremontrancesdescommissaireseuropéens.

Ceslignesdirectriceseuropéennesétaientcentréessurl’employabilitéetl’adaptabilitéducapitalhumain,considérantlaresponsabilitépublique(étatique) dans le développement d’un bien-être socio-professionnelcommel’apanagedel’Etatsocial«passif»del’après-guerre.Cependant,par-delà une vision cherchant un point d’équilibre entre compétitivitééconomiqueetbien-êtreindividuel,ilétaitencorepossiblededébattredelaqualitédel’emploi,delaformationtoutaulongdelavievoired’unesécurisationdestransitionsprofessionnelles.

Depuis l’éclatement de la crise de la dette souveraine auprintemps2010,unchangementdeméthode s’estopéré.LaStratégieEuropéennepourl’Emplois’insèredésormaisdansle«semestreeuropéen»etdevientuneinjonctionarticuléeàlapolitiqueéconomiqueetbudgétaire.DanslecasoùilestfaitappelauFondsEuropéendeStabilitéFinancière(quis’in-

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11. Ces aides proviennent du Fonds Européen d’ajus-tement à la mondialisation, doté de plus de 600 millions d’euros, il alloue des finance-ments pour des allocations de mobilité, de formation, de facilitation de l’auto-entrepruenuriat. Voir http://ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=326&langId=fr

12. La compétition sur le marché du travail doit être « parfaite » ce qui implique que les travailleurs sont payés individuellement selon la valeur marginale (la valeur de ce qu’ils produisent) à partir d’une réalité de marché (offre et demande de travail). Les contraintes sur la formation des salaires (salaire minimum, négocia-tion sectorielle et intersec-torielle) conduisent à une élévation du chômage car ils font en sorte que les salaires sont supérieurs au produit marginal individuel. Les régu-lations du temps de travail réduisent l’efficacité car un marché parfait ne connaît pas de frictions et les salariés définissent déjà de façon optimale leur durée de travail à partir du salaire établi par le jeu du marché. La législation protectrice introduit d’autres frictions artificielles car les salariés auront moins tendance à changer d’emploi et les coûts de recrutement s’élè-veront « artificiellement ». Les allocations de chômage sont forcément source de dysfonctionnement puisque les demandeurs d’emploi ne sont pas incités à la reprise du travail. Dans cette vision, les syndicats sont une source de distorsion dans la formation de salaires. Le non dit ici est que même la vente collective de la force de travail perturbe le jeu du marché.

13. Pour une analyse critique, voir Reed (2011).

tègreradansleMécanismeEuropéendeStabilitéetlePacteBudgétaire)assurantdesliquiditésquipeuventmanquerauxEtatsdèslorsquelestauxd’intérêtsonttropélevéssurlesmarchésfinanciers,uneméthodecondi-tionnelle qui s’applique. Il s’agit alors de combiner au sein d’unmêmeprogrammedesmesuresd’assainissementbudgétairevisantàréduirel’en-dettementd’unepartetdesréformesdestructuresurleplandelafiscalitéet dumarchédu travail d’autre part. Lamêmeméthode conditionnelles’appliquepourdesaidesfinancières(formationprofessionnelle,reconver-sion,etc.)encasderestructurationsquineserontdisponiblesquesil’Etatrecule l’âgedespré-retraitesou applique lespropositionsde la stratégieeuropéennedel’emploi11.

CetaperçudesréformesappliquéesouencoursdanslespaysPIIGSnouspermetdevoirecombienlesmesuresseressemblentetvisentsuc-cessivementàréduire ledegrédeprotectionsur leplaninterprofession-nel,àbriserlasolidaritédesrelationsprofessionnellesendécentralisantlanégociation collective auniveaude lafirme etfinalement à réduire lesstandardssociauxsurleplandusalaireminimum(Grèce,Irlande)oulesmontantsindemnitairesencasdelicenciement(Portugal,Italie).

Àl’évidence,cesréformesrenouentavecunevisionorthodoxe(néo-classique) dumarché du travail. L’argumentaire de cette approche a étéexposé pour la première fois dans les «Perspectives pour l’emploi » de199412.Cerapportreprésentelelocus classicusdelavisionnéoclassiquedutravail,considérantcelui-cicommeunemarchandise,unedenréeéchan-geableetmonnayable.Unevisionquiétaitdevenuehégémoniquetantducôté des décideurs politiques que du monde académique, contribuantà banaliser l’objectif d’un «marché du travail » libéré de toute régle-mentation et protection 13. Selon la théorie néoclassique, les marchés«parfaits»permettentauxacteursd’anticipertousleschocsinternesetexternesentransformantlesincertitudesenrisqueséchangeables,contrelesquelsilss’assurent.Enconséquence,touteinterventiondespolitiquespubliquesoudel’actioncollectivevisantàsécuriserles«agents»contrelesrisquesetlesincertitudesnepeuventquefausserle«jeudumarché»etréduirelescapacitésauto-correctricesdecemême«marché».Danscette perspective, les protections (droits sociaux), les régulations et lesgarantiescollectivesperturbentlejeudumarchéetinduisentdes«dis-torsions»sourcesdedysfonctionsauniveauduprixdutravailcommeau niveau de l’allocation des ressources (inadéquation entre offre etdemandedetravail).Ilenrésulteraitune«mauvaiseperformance»dumarchédutravail,mesuréeàl’auned’untauxd’emploitropbasetd’uncoûtdutravailtropélevé,pénalisantlacompétitivitédesentreprises.

Dans les «Perspectivespour l’emploi »de2006, les économistesdel’OCDEnuancèrentcettevisionultra-libérale.Aprèsplusdedixannéesderéformes,l’OCDEsembleadmettrequ’ilétaitàpeuprèsimpossiblededémantelerl’ensembledesrégulationsprotectrices.Àcelas’ajoutaitlefaitquecertainesétudeséconométriquesdémontraientquetouteslesprotec-tionsn’étaient pas forcément denature à réduire l’efficacité dumarchédutravail.PrenantappuisurlesexemplesduDanemarketdesPays-Baset

Page 131: CHAMP CONTRE 1778-0306 Quelle sociologie pour le travail

128la littératuresur lesmarchéstransitionnels, l’OCDEréorientaitalorssonorientationversunplaidoyerenfaveurdela«flexicurité»,laprotectiondes parcours professionnels et une approche « assurancielle » du capitalhumain(compétence,formationtoutaulongdelavie).LeLivreVertdelacommissioneuropéenne (2006)allaitdans lemêmesens,etcherchaitàconcilierunevisionessentiellementmarchandedutravailaveclasécu-ritéetl’autonomiedespersonnes.Pourlesprogressistes,l’objectifétaitdesécuriser les parcours socio-professionnels et les trajectoires, notammentàpartirdedroitsde tiragesuniverselsetdesprotectionsde lapersonne.Pourleslibéraux,ilfallaitdavantagevaloriserlecapitalhumainendeman-dantàl’individuconcernédeprendreenchargesonemployabilitéetdefavoriser l’adaptabilitéde son«capitalhumain » tandisque lapuissancepublique et les « partenaires sociaux »ne joueraientplusqu’un rôledefacilitateur.

Toutefois, avec la crise de 2008, les adeptes de l’approche néoclas-sique«ultra-libérale»opèrentunretourenforce.Poureux, lacriseestune « opportunité à saisir », une aubaine pour démanteler ce qui restedumodèle socialeuropéen.Uneétuderécente (Bernal-Verdugoetallii,2012a) réalisée par des économistes du FMI permet de « démontrer »combien l’impact d’une crise financière sur l’emploi dépend largementdelaflexibilitédesinstitutionsdumarchédutravail.Lamodélisationsta-tistique prouverait combien la flexibilité du marché du travail réduiraitladuréedel’impactdescrisesfinancières;l’ajustementsefaisantsurunepérioderesserrée.Danslespaysdotésd’unmarchédutravailplusrigide,l’impactnégatif sur l’emploi seraitdansunpremier temps atténué,maistendrait à persister plus longuement. La conclusion est limpide :mieuxvautavoirunajustementrapideetbrutalmaislimitédansletemps.L’ob-jectifessentieldespolitiquesseraitdenepasinhiberlacréationdepostesdetravailnideperturberlaréallocationdelamain-d’œuvre.

Observons qu’une telle étude mesure les effets sur une période desept ans, relativement courte, qui correspond à la duréemaximale d’uncycleéconomique.Ellenemesurenullementl’impactsurlanature(qua-lité) de l’emploi, ni sur les montants moyens de rémunération. L’argu-mentairenéolibéralrestedoncsuperficieletc’estsansdouteunedesrai-sonspourlesquellesl’analyseaétéapprofondiesurunepériodeprolongée(Bernal-Verdugoe.a.,2012b).Cettefois-ci,lesauteursveulentdémontrercombienl’augmentationdelaflexibilitédumarchédutravailestunfac-teurréducteurduchômage.Sebasantsurlesdonnéesde97pays,surunelonguedurée(1980-2008),ilsenarriventàlaconclusionque:l’«augmen-tation de la flexibilité institutionnelle dans la régulation du marché du travail a un impact statistiquement significatif tant sur le niveau du chômage global qu’au niveau des caractéristiques de celui-ci (durée de chômage, chômage de longue durée et des jeunes). Parmi les différentes indicateurs retenus, la flexibilité des conditions de recrutement et des coûts de licenciement semblent avoir l’effet le plus important »(p.12)

Peut-on raisonnablement soutenir de telles conclusions ? Pour unsocio-démographe (ou un macro-économiste), mettre en relation dans

Page 132: CHAMP CONTRE 1778-0306 Quelle sociologie pour le travail

129 une seule etmême équation les données de 97 pays, sur une périodedeprèsde trente ans tout encontrôlant l’ensembledesvariables, avecles inversions de causalités possibles, est en tout cas un exercice trèspérilleux. L’idée même de pouvoir produire des résultats « robustes »nousparaîthasardeuse.Eneffet, les tauxdechômage–dans le casdel’étudeduFMI, il s’agitdupourcentage inemployéde la forcedetra-vail–sont loind’êtrecomparablesdès lorsque l’onsortdupérimètreduG20oudespaysdel’OCDE.L’existenced’unsecteurinformeletlaporositédescatégoriesappartenantàlapopulationlaborieusefontquelesstocksetlesfluxstatistiquementisolablescorrespondentàdesréalitéstrèscontrastéesnullementcomparables.Deplus,l’étudefaitabstractiondes dynamiques macro-économiques. Si certains pays sont davantageavancésdans ledumpingsalarial (flexibilitéplusbaisseducoûtdutra-vail avecproductivitéconstante), leur avantagecompétitif est telqu’ilsdeviennentdesmachinesexportatricesquirendentdifficiled’appliquerailleurslesmêmesmesuresaveclemêmeimpact.Surlecontinenteuro-péencommeauniveauglobal,unenouvelledivisioninternationaledutravail s’est instaurée avec une interdépendance croissante des écono-miesnationales.Enconséquence,les«modèles»vertueuxsontdifficile-menttransférablesetencoremoinsgénéralisables,souspeinedeperdreleuravantagecompétitif.

Pour lesadeptesde ladérégulationetde laflexibilisationtoutazi-mut,lesmodélisationsetrégressionsmultilinéairesdetypepostfactumnesuffisent pas pour légitimer un agenda de réformes. Il faut égalementpouvoirmobiliserdesétudesprospectives,fournissantles«données»del’avenir,àpartirde scenarridedémantèlementdesprotectionsde l’em-ploi.DansunWorking Paper sur la croissancepotentielle après la crise,BouisetDuval(2011)cherchentàisolerlesfacteurspropulsantenavantla croissance et les gains de productivité. Conformément au modèlenéoclassique, ilsmesurent les effets d’un « relâchement » de la législa-tionprotectricedel’emploi,etnotammentunelimitationdessystèmesd’assurancechômage,l’applicationdepolitiquesd’emploi«actives»(lespolitiquesd’incitationderetouràl’emploidetypeworkfariste,(basésurlasanctionet leconditionnementdesallocations), l’allègementdusys-tème de taxation et last but not least le prolongement de deux ans del’âgededépartlégalàlaretraite.Danschaquedomaine,ilsontappliquédesscénariideréformesgraduellesetaccéléréespourl’ensembledespaysduG20.Dans lepremiercas, les réformessontappliquéesprogressive-mentsurunepériodedetroisouquatreannées,danslesecondcas,parune thérapiedechocdemesures appliquéesenunanoudeuxmaxi-mum.

Pourlesréformesaffectantlaprotectiondel’emploietlemarchédutravail, les gains potentiels pour lePIB/per capita et la productivité dutravail se situeraientàhauteurde4à6%àhorizonrespectivementde5et10ans(p.6).C’estdoncavecgrandecertitudequeBouisetDuvalénoncent l’assertionselon laquelle lacroissanceduPIBet laproducti-vitédutravailsontfonctiond’unedéréglementationetd’uneréductiondesprotectionsdel’emploi.

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1303 – La vérité des faits contre les modélisations

Certainesétudesmobilisant lamêmeméthodologieécornentparfois lescertitudesaffichées.Ainsi,uneétudebaséesurunepériodelongue(1960-2008),composéed’unpaneldetrentepaysindustrialisés,montrequeleschocsmacro-économiquessurletauxd’emploivarieselonlaconfigura-tion institutionnelle. Le scénario classique correspond schématiquementauxséquencessuivantes:

Récession => <davantage de retraits du marché du W> + <moins d’entrées sur le marché du W (prolongation d’étude) + <augmentation des licencie-ments> => augmentation du chômage + réduction du taux d’emploi (i.e. part des actifs employés sur population en âge de travailler)

Laconclusionde leur analyseéconométrique révèlequ’il existedesvariations significatives lorsque des amortisseurs sociaux de type tem-porels –Kurtzarbeit, i.e. le tempspartiel lié àunebassed’activité, et lesmesures d’âge telles que les pré-retraites – sont mobilisés en temps decrise. Ces « amortisseurs sociaux » peuvent même aller jusqu’à contre-balancer les effets des chocs macro-économiques, surtout du côté desjeunesetdestravailleursâgés.Mêmesionsupposequelesmesuresd’âgeontuneffetnégatif sur le sacro-saint tauxd’emploi (carellesautorisentles salariés seniors à se retirerdumarchédu travail), l’analyse statistiquedémontrequelessystèmesderetraiteanticipéeontunimpactpositifsurletauxd’emploidesjeunes(p.20).Ainsi,lorsquelesystèmedepré-retraiteestplus accessibleetplusétendu, lenombrede jeunesquientrentdansl’emploiaugmente,mêmeenpériodededestructiondepostesdetravail(p.22).Cesont-làdesrésultatsquiconfortentl’hypothèsefortementanti-néo-classiqueselonlaquellelesinstitutionsdesinsiderspeuventégalementbénéficier aux outsiders. L’idée qu’une régulation et des droits collectifsontnonseulementuneffetprotecteur,maiségalementun impact favo-rablesurl’emploin’estpasnégligeable.

D’autres économistes du travail (Vlandas et allii, 2010) ont cherchéà isoler davantage les déterminations dans le retour à l’emploi. Beau-coup d’études quantitatives se cantonnent à établir un lien de causalitésanséquivoqueentremesuresd’activationetretourà l’emploi.Biensûr,cesétudescontribuentàdiffuserlemodèle«workfariste»dansl’ensembledespaysdotésd’uneprotection sociale classique.Maispour l’équipedeTimothyVlandas, iln’yapas lieudecompareraussi sommairementdespaysdifférents,enisolantcommevariableindépendantelesmesuresd’ac-tivationetcommevariabledépendantelaperformancedumarchédutra-vail (mesurée au taux d’activité et taux d’emploi). En élargissant l’ana-lyse à des variables comme les services publiques de l’emploi (SPE), laformation, l’enquête deVlandas nuance les conclusions attendues. Leuranalyse indique notamment que les mesures d’activation fonctionnentuniquement dans un contexte de forte densité syndicale, de chômagefaible,d’uneformationprofessionnelleétendueetd’unservicepublicdel’emploideproximité.Dans la situation inverse, lesmesuresd’activationcontribuentàprécariserlestatutduchômeur,etn’entraventenrienune

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14. Voir notamment Chris-tian Hohendanner, Matthias Klemm, Markus Promber-ger, Frank Sowa (2012), Verschiedene formen der Ubergang ausi Ein euro jobs, IAB Disussion Paper / 22/20##; Eine mixed methods evaluation zu innerbetrieblichen übergan-gen aus offentlich gforder-ter in sozialverschicherungs-plflichtige beschäftigung ; Jens Alber, Jan Paul Heisig (2011), Do New Labour Activation policies work? A Descriptive analysis of the German Hartz Reforms. WZB, sept. 2011

érosiondutauxd’emploini lamontéedutravailprécaireetdesworking poors : « Les ressorts réels d’un retour à l’emploi demeurent flous d’unpoint de vue empirique et c’est en grande partie imputable à la fausseprémisse concernant l’efficacité présumée des programmes d’activation.Enréalité,bonnombredecesprogrammessontimpuissantslorsqu’ilfautréduirelechômage(Martin,inGrub,2001;Calmfors,Forslunde.a.,2001).

Cesétudescritiquesconduisentàconsidérerchaquevariablecommeétanttoujourscomposite,c’est-à-direà la fois«dépendante»et« indé-pendante».Ilenrésulteuneimpossibilitédedéterminer lesrapportsdecausalitéetencoremoinslapossibilitédedéterminerleurspoidsrespectifs(pondération).

La comparaison entre le Danemark et l’Allemagne en fournit unedémonstration(Schmitt,2011).Encroisant les tauxdeprotection légaleetcontractuelle,lemontantetladuréed’indemnisationd’unepartetlesvariationsdutauxd’emploietduvolumel’emploid’autrepart, l’auteurobservedesvariationsquicontestentlarationalitédesréformesprésentes.PourSchmitt,iln’yanirelationcausale,nicorrélation,directeouindi-recteentretauxd’emploid’unepartetdegrédeprotectionoude«rigi-dité » d’autre part.Ainsi, le Danemark a un indice de protection élevémaisn’aquetrèspeusouffertderefluxauniveaudel’emploi(p.13).Quiplus est, une centralisation de la négociation collective ou une coordi-nationplusélevéedans la formationdes salaires réduisent l’impactpro-cycliquedessalairesréelsetamortitlechocdelacrisesurlesrevenusdis-ponibles.Certes,danscesdeuxpays,l’auteurvoitégalementlaconditiondessalariéspeuqualifiéssedétériorerenpériodedecrise.Si les institu-tionsetlarégulationdumarchédutravailsontimportantspourlessala-riésetsicesgarde-fousnenuisentpasàl’activitééconomique,ensoi,ilsnepermettentpasforcémentdeprotégertoutlemonde.Schmittmontreensuitequeletauxd’impositionetlemontantdesrevenusdesubstitution(tauxdegénérosité)auDanemarkn’ontpasforcémentunimpactnégatifsur le tauxd’emploini sur le volumed’emploi (p. 36).Quant à l’Alle-magne, elle apparaît de plus enplus comme le laboratoire social où lessegmentsorganisésetprotégésdusalariatontétédansunpremiertempsdéstabilisésparlaréformedel’assurancechômagetoutenétantmissurladéfensiveparlespactesdeproductivitéinternesàlafirmepourenfinseretrouver«encerclés»par ledéveloppementd’untissu industriel (sous-traitants,fournisseurs)employantunemain-d’œuvreàdestauxinférieursauxstandardssociaux14.

Les modélisations économiques d’inspiration néoclassique ont encommundeconsidérerl’effetagrégédesréformesnéo-classiquescommehomogènes.Ellesfontabstractiondeseffetsinduitssurleplanmacro-éco-nomique (l’impact d’une baisse de la demande solvable sur les revenusfiscauxdel’Etatcommesurlevolumedesbiensetdesservices).Or,silamodérationsalarialeetlahaussedeproductivitéalimententlacompétitivitédesfirmes,commentpeut-onaffirmeraveccertitudequecettedernièredon-neralieuàuneprospéritéaccruedel’ensembledesagents?C’estbienàceniveauquelemodèlenéolibéraldecroissanceestentréencrise.Lesréformes

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132visantàréduirelesprotectionsetles«rigidités»vontcertainementconsolideroupropulserlacompétitivitédesentreprises–autrementdit,laprofitabilitédu capital investi –mais ellesont égalementpour conséquencede réduiretendanciellementlademandesolvable(lepouvoird’achatdisponiblepourlaconsommation).Unedescausessouventnégligéesduretournementdeten-dancequenousconnaissonsdepuis2008se situe justementdans la stagna-tiondesrevenussalariauxetlacréditisationdelasphèredeconsommationetdumarchéimmobilier(Husson,2008;Ramaux,2012).La«surcréditisation»qued’aucunscritiquentn’estquelaréponse«systémique»àl’épuisementdesressortsdelacroissanceparl’érosiondelademandesalariale(Husson,2012).Toutefois,cequis’avèreaujourd’huicommeproblématiquedupointdevuemacro-économique ne l’est pas forcément du point de vue micro-écono-mique.Autrementdit,dupointdevuede l’employeur individuel, lamassesalarialen’estenrienunpouvoird’achatmaisseulementuncoûtàréduire.

4 – Augmenter l’insécurité socio-professionnelle

La « crise » économique donne lieu à une dégradation des conditionsdeviedestravailleurssalariésetcelad’autantplusqueles«amortisseurssociaux»quesontl’assurancechômageontétéfragilisés.

Lorsqu’onétudiel’effetdelacrisesurlevécudessalariés,oncom-prendmieuxlafinalitédecertainesmesures.Ladimension«subjective»influesur lesconduites socialesau travail,quece soit sur leplande ladisponibilitépourl’actionsyndicale,lafixationdu«salairederéserve»(le montant à partir duquel un emploi est accepté), du « salaire d’ef-ficience » (montant à partir duquel l’engagement dans le travail aug-mente) ou encore l’élévation de la tolérance à l’égard des conditionsde travail pénibles ou stressantes. Pourmesurer le sentiment d’insécu-rité socio-professionnelle, des sociologues ont construit un indicateurbasé sur l’incertitudedegarder sonemploiet l’incertitudedepouvoirenobtenirunautreenpeude temps (Chung&VanOorschot,2011 :287-301).Ensélectionnantdanslabasededonnéesdel’enquêtesocialeeuropéennede2008-2009laquestion«pensez-vousprobabled’êtreauchômage les 12prochainsmois et de chercherun emploi pendant aumoins4semainesconsécutives?»,ChungetVanOorschotn’ontretenuquelesréponses«oui,trèsprobablement»et«oui,probablement».Cetéchantillon de personnes insécurisées a ensuite été analysé à l’aide devariables institutionnelleset socio-économiquesdespaysrespectifs.Lesanalysesbi-etmulti-variéesrévèlentquelesdéterminantsdusentimentd’insécurité sontmultiples :outre ledegrédeprotectionde la législa-tionsociale(montantetduréedesprestationsdechômage),ilfautéga-lement prendre en considération la présence des politiques actives dumarchédutravailetlesdonnéesmacro-économiques(tauxdechômageetcroissancePIB).

Demanière attendue, les allocationsmoins « généreuses » (en termesdemontant et deduréed’indemnisation) alimentent la peur individuelled’êtreconfrontéauxrépercussionsd’uneperted’emploi.Lesentimentd’in-

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133 sécuritén’estdoncpasdirectementdéterminépar la situationdumarchédutravailmaisaussiparledegrédeprotectionetlarobustessequeprocurelestatutd’assurésocial.Contrairementauxschémasinterprétatifsnéo-clas-siques,uneplusgrande«générosité»desprestationsdechômageauraituneffetbénéfiquesurlemarchédel’emploietpermettraitd’éviteruneexten-siondelacompétitioninteretintra-salariale.

Lacorrélationentrelesmesuresd’activation(workfare)etlesentimentd’insécuritésocio-professionnelleestmoinsunivoque.Danslespaysàtauxdechômageinférieuràlamoyenne(Scandinavie),lesmesuresd’activationsemblentsecorrélerpositivementaveclessentimentsdesécuritéprofes-sionnelle.Dansd’autrespays,enparticulierlaGrande-Bretagnemaisaussil’Allemagne,lesPays-BasetlaBelgique,lesmesuresd’activation,auraientplutôt un impact négatif sur le sentiment de sécurité professionnelle.Sachant que ce type de mesures raccourcit la période pendant laquellele demandeur d’emploi est autorisé à refuser des postes vacants pourcause de surqualification et d’une trop grande distance domicile-travail,oncomprendmieuxcombienl’activationestvécuecommeunemenace.L’activation,certainementdans lemodèleassuranciel,necorrespondpasforcément à l’accompagnementdu retourvers l’emploimaisplutôt à lacontrainted’accepterdesemploisdemoinsenmoins«convenables»dupointdevuedelaqualificationetdescompétences.Ils’ensuitunesortededésorganisationdumarchédel’emploiavecuneillisibilitégrandissantedupointdevuedesrecruteursetuneexacerbationdelaconcurrenceducôtédesdemandeursd’emploi.

Cette même étude montre aussi combien le droit et la conventiondéterminent la qualité de l’emploi. Dans les pays à forte segmentationsociale (clivage insiders/outsiders) et à taux de chômage élevé (à l’instarde la France), la législation n’est « sécurisante » que pour les insiders etapparaîtcommecaused’insécuritépourlesoutsiders(précaires).Cesder-niersdoiventgrimperlemursocialdel’emploistable(CDI,conditionsdelicenciementsplus stricts, etc.) avantdepouvoirexprimerun sentimentdesécuritésocio-professionnelle.Al’évidence,lasécuritédesunsapourcorolaire le sentiment d’insécurité des autres. Dans d’autres pays, où lasegmentationsocialeestmoinsprofonde,etoùl’emploistabledemeure-raitrelativementaccessible,lasécuritédesuns(insiders)sembleêtredavan-tage considérée comme source de sécurisation des autres (outsiders). Leclivageinterne/externeétantmoinsprofond,lesoutsidersonttendanceàconsidérerquesanslesprotectionsetlesgarantiescollectivesdes insiders,leurprécaritéseraitencoreplusétendue.

Une autre enquête récente sur l’état de l’emploi en Irlande(O’Connel, Russel, e.a., 2010) corrobore les résultats que nous venonsdecommenter.Nousreproduisonsiciuntableaucomparant lesrésultatsde2003 (enpériode«boom» immobilieretd’arrivéedesmigrants)et2009.Nousobservonsquelenombredepersonnesdéclarantdevoirtra-vaillerplusdurementestpasséde19à67%tandisquelenombreressen-tanttrèspeudeloyautéàl’égarddel’organisation/structure/firmegrimpeàprèsd’untiersdesrépondants.Lacriseseraitdoncvécuecommeune

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134contrainte à laquelle on se soumet involontairement… Le nombre depersonnes prêt à prendre d’autres (n’importe quelle) tâches pour resterdansl’organisationpassede27à48%.

Lamoitié des salariés rapportentune réductiondes effectifs au seinde leur serviceouorganisation au coursdesdeuxdernières années.En2009, près de 33% des répondants déclarent que leur sécurité profes-sionnelle s’était détériorée récemment, là où en 2003 seuls 4% décla-raientcela.Significativement,21%dessalariésontrapportéunreculdela rémunérationhoraire au cours des deux dernières années,mais cettemoyennemasqueunécartimportantentrelesecteurpublic(37%décla-rantunebaissedeleursalaire)etlesecteurprivé(16%).Plusdelamoitiédesrépondants(54%)ontéprouvéuneaugmentationdelachargedetra-vail(contre34%en2003).Toutaussiimportantsontleschangementsdansl’attitudeàl’égarddutravailcommeledémontreletableausurl’adaptabi-litéfaceauchangement.

Figure 2 Disponibilité pour travailler autrement (2003 et 2009)

2003 2009Je suis prêt à voir mes responsabilités augmenter 73.8 84.7

Je suis prêt à voir la charge de travail augmenter 44.3 56.9

Le niveau de technologie mobilisé dans le travail va augmenter 75.3 89.0

Je suis prêt à être davantage suivi et/ou dirigé dans mon travail 40.8 59.9

Le niveau de qualifications nécessaire pour exécuter correctement le travail augmente 78.8 92.1

Je dois travailler avec des horaires a-sociaux 30.9 45.9

Je suis responsabilisé dans l’amélioration du processus de travail - - 90.5

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135 en guise de conclusion

Risquons cette conclusion sous forme d’hypothèse: les réformes dumarché du travail visent le démantèlement des protections de l’emploi.Sortirdelacriseexige,selonleséconomistesmainstreamderemarchandi-serl’emploi,c’est-à-diredelerendreleplusfluidepossible,avecunajus-tement à la baisse du « prix du travail » par l’action de l’offre et de lademande(Crouch,2010;Offe,2010).Sansvouloirverserdanslesthéo-riesducomplot,ilsemblequelacartographiedessentimentsd’insécuritésocio-professionnelleconfortecetteanalyse.Dansuncontextemarquéparlararéfactiondespostesdetravail,parlamontéeduchômage(desjeunescommedecatégoriesplusâgées,parfoisqualifiés), lechoixderéduirela«générositédesprestations»,d’étendrelespolitiquesactivesdetypework-fariste,deréduirelesprotectionsdel’emploietdeflexibiliserlemarchédel’emploinepeutquesetraduireparunaccroissementdes«risques»,desincertitudesetdoncdusentimentd’insécuritésocio-professionnelle.Ainsi,lemanagementparlapeurneseraitplusl’apanagedequelquesdirectionsdes « ressources humaines » particulièrement cyniques mais une réalitédiffuse,touchantprogressivementl’ensembledusalariat.Cemanagementpar l’insécurité socio-professionnellene vise pas seulement à disciplinerle«travailvivant»maispermetaussid’agirenfaveurdesadévalorisationsurleplanmonétaire(larémunération).S’ilestencoretroptôtpourana-lyserdemanièreglobalelesattitudesdessalariées,lespremièresenquêtespermettentnéanmoinsdeformulerl’hypothèsequelaloyautéetl’impli-cationdansletravailserontrudementmisl’épreuve.

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3

1. Professeur des universi-tés, Centre Pierre Naville, Université d’Evry

contre-champs

Résistance, autonomie et implication des salariés

Quelle sociologie pour le travail ?

Daniel Bachet1

Résumé : La sociologie du travail centrée sur la mise en évidence de la « résistance » ou de l’« autonomie » des salariés dans l’entreprise ne peut offrir qu’une analyse très partielle de la portée et des limites des mobilisations à l’œuvre. Elle méconnaît le poids des structures et la finalité des entreprises et reste étroitement circonscrite à l’analyse des rapports directs qui s’instaurent dans l’atelier ou dans l’usine sans cher-cher à remonter vers les déterminants économiques et financiers de ces rapports. La sociologie du travail ne peut pas se construire en creux, en lieu et place d’une sociolo-gie des systèmes productifs, de l’entreprise et du capital. Elle doit articuler, au niveau de l’entreprise notamment, analyse microéconomique de la production de valeur et analyse sociologique des rapports de domination, de résistance et d’implication. L’au-teur montre que les formes de résistance et d’autonomie mais aussi d’implication ne peuvent se comprendre qu’en analysant préalablement les stratégies mises en œuvre par les entreprises et en intégrant toute l’épaisseur des rapports qui unissent le travail, les produits/services et les critères d’efficacité économique.

Mots clefs : résistance, autonomie, domination, stratégie d’entreprise, finalités insti-tutionnelles.

L’analysedepratiquesde«résistance»oud’oppositiondes salariésdansle travail est redevenueun thèmede rechercheen sociologiedu travail.L’objectifdesauteursestd’appréhenderà lafois ladominationmanagé-

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140riale et les formes d’opposition au travail. Pour certains de ces auteurs(Bernoux, 2004,Bélanger etThuderoz, 2010), l’objectif est de réhabili-ter la « créativité »des individusquiparviendraient ainsi à se soustraireaumoinsenpartieauxcontraintesobjectives(sociotechniquesetécono-miques) et subjectives (ordre symbolique imposé). Louis Pinto souligneà juste titreque la libertéoctroyéd’emblée aux individusn’entamepasvraimentl’ordresocialetquecesactionsderésistanceneparviennentpasnon plus à le subvertir en profondeur (Pinto, 2011). Il nous semble eneffet essentiel d’admettre que le rapport capital/travail demeure consti-tutivementdéfavorableautravailsalariéetàlaconditionsalariale,surtoutdanslapérioderécenteditenéo-libérale.

Cetteapprochen’estpaspropreàcertainssociologuesdutravail.Nousla retrouvonschezdeshistoriensquiont tentéà leur tourde relativiserlepoidsaccordéà l’autoritépatronaleauXIXesiècleen insistant sur lacapacité sans cesse renaissante des subordonnés à reconstituer des zonesd’autonomie. Ainsi, Patrick Fridenson insiste beaucoup sur les formessourdesdeconflitsquesontl’absentéisme,leturn-over,lefreinageoulesabotagepourmontrerquel’usineneserésumepasàdesmécanismesdedominationetdecoercition.

« (…) On a pu montrer qu’à chaque sophistication des systèmes de rémuné-ration et de primes répondait la recréation de savoirs et savoir-faire de la part des salariés pour trouver des moyens de s’ajuster à la subordination ou de lui opposer des contre-pouvoirs »

(Fridenson, 2003, p. 66).

Sonapprochemetavanttoutl’accentsurlesformesd’oppositionéla-boréespar lemondedu travail.Les salariés seraientdoncenmesuredes’ajusterdemanièrecritiqueàlasubordinationdansletravail.Cettegrilledelectures’appuiesurlaconditiondetoutprinciped’actionetdefonc-tionnement:prendreladistancejugéenécessaire,parfoisdemanièreirré-vérencieuse, à l’égarddes injonctions d’autorité, de façon à exercer sonactivité sousuneformesubjectiveacceptabledansdesconditionssocio-historiquesdonnées.

Pour autant, le termede « contre-pouvoir » est-il appropriédans lamesureoù il impliquenécessairementune relationproportionnée entrele pouvoir des uns et le contre-pouvoir des autres ? Peut-onutiliser letermede«contre-pouvoirs» lorsqu’ilestquestiondefreinage,desabo-tageetplusgénéralementderésistancedansletravailalorsquelesrèglesdujeuquistructurentlesmodesdedécision,d’orientationetdecontrôledansl’entreprisenesont,ànotreavis,quepassagèrementoupartiellementaffectéesparcesformesdecontestation?

1 – Redéfinir les cadres et les règles qui structurent le travail

Denotre point de vue, un des problèmes d’une certaine sociologie dutravailestdenepastoujoursparveniràreconstruirelesmécanismesd’in-

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141 terdépendance qui unissent les relations de travail et les règles d’actionplusstratégiquesstructurantlejeuéconomiqueetsocialdansl’entrepriseethorsdel’entreprise.

Les différentes formes de résistance ou d’opposition des salariés necréent pas à elles seules les contre-pouvoirs susceptibles demodifier enprofondeurlesrèglesdujeu.Cesontd’abordcesrèglesdujeuquistruc-turentetquidonnent(ounon)auxsalariéslapossibilitéd’allerjusqu’aubout de leur action.Enmême temps, les conduites de « résistance » et«d’opposition»peuvent,souscertainesconditions,devenirunpointd’ap-pui pour un programme de transformation si elles s’inscrivent dans unprojetpluslarged’interventionquicontestelarationalitédesnormesges-tionnairesclassiquesetquiparvientàlesrefonder(Lojkine,1998).

Demême,lorsquelesstratégiesd’entreprisevalorisentdesindicateursautresquelarechercheduprofitimmédiatetsesgrandeursassociées(prixderevientetmarges)quinesontquedescritèresfinanciers,enluisubs-tituant une grandeur économique beaucoup plus significative telle quela«valeurajoutée»(quiconstituelevéritablerevenudel’entreprise),lessalariésserontpeut-êtreenmesuredemieuxpenserletravailetlescollec-tifsdetravailenmeilleurecapacitépourparticiperàdesdécisionsargu-mentéessurleuractivitéprofessionnelle.Bienentendu,laclarificationdecertainesrèglesdujeun’épuisepaslesconflitsinhérentsaurapportsalarial(asymétriedespouvoirsetmodesdifférenciésderépartitiondesrichesses).Ellepermettoutefoisdenepasgénérerdelaconfusionautourdelapor-téemais aussi des limitesdes actionsde résistanceetde luttesmises enœuvreparlessalariés.

Pourlessalariés,l’activitédetravailestpourtoutagentune«valeur»en termesd’usageetde tempsqu’ilnégociedans lecadred’unrapportdesubordinationavecl’entitéjuridiquereprésentéeparla«société»(quinecoïncidepasforcémentavecl’«entreprise»ausensdestructurepro-ductive). L’agent produit des biens et/ou des services et/ou des modesdecontrôle,derégulationquil’impliquentetquil’engagent(etquipeu-ventdonnerunsensàsonactivité).Ilsepositionnesurunmarchéquiluiconfèrerasapropre«valeurd’échange».L’agentoccupeaussiuneplacedansladivisiondestâches(avecdesniveauxdifférenciésdecompétence,d’honneur,deprestigeetderémunération).Auseind’unsystèmefondésurdesdroitsdepropriétédansl’entrepriseetquis’appuiesurdesmodesd’organisationdepouvoirsasymétriques(àl’intérieurdusalariatetentreles salariés et les détenteurs de capitaux) il existe des imbrications hié-rarchiques de dépendances dessinant une sorte de gradient continu decontrôle,d’actionetdedomination(Lordon,2010).

Ainsi,les«épreuvesdutravail»neserésumentcertespasau«dramesalarial » comme le souligneAlexandraBidet (Bidet, 2011)mais si ellesrestent strictement attachées à l’analyse de « l’acte productif » au sensétroit du terme, elles resteront aussi cantonnées aux interactions immé-diatesdansdesespaceslocauxsansêtreenmesurederévélerlepoidssou-ventdécisifdeconfigurationsstructurellespluslarges.

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1422 – Le travail à l’épreuve des stratégies et des finalités institutionnelles de l’entreprise

Nous souhaitons montrer que l’analyse des comportements au travail(résistance, autonomie et implication) ne peut être dissociée des règlesdujeuquiordonnentlesdécisionsstructurantl’espacesocio-productifetlesfinalitésmêmesdel’entreprise.Lesstratégiesdel’entreprise,sonposi-tionnement sur le/lesmarché(s), les typesdeproduits/services fabriquésetproposéset lesmodesdemanagement adoptésouvrentdespossibili-tésdifférenciéspour les salariésd’exprimer leuraccord, leur implicationou leurdésaccord.Les formesmêmesde l’engagement (oududésenga-gement), de la rébellion ou de la militance ne surgissent pas ex-nihilo.Ellesseproduisentdansuncontextechaquefoislocaliséetspécifiquequiinfluesurlecomportementdesagents.

On peut donc se poser la question de l’intérêt des typologies quimettentenavantlesfiguresabstraitesetdésincarnéesdu«cynique»,du«militant»oudu«rebelle»dansl’entreprisecommelefontBélangeretThuderozsicelles-cirestentdétachéesdeleurconditiondepossibilitéoud’impossibilité d’action dans les rapports sociaux au sein de l’atelier, del’usineoudubureau.D’autantquel’évaluationdelaportéeréelledecesfigurespourtransformeroufaireévoluerréellementlesrapportssociauxn’estjamaisposéesérieusement.

Une autre interrogation renvoie à « l’efficacité »de l’action c’est-à-direàlaportéeréelledel’oppositiondessalariésdansununiversoùlesrègles d’action sont hiérarchisées (les décisions stratégiques relevant desdirections, les décisions tactiques et opérationnelles relevant plutôt descadresetdesexécutants).

« Le pas de côté - se désengager, individuellement, sous des formes plurielles, en conjoignant impertinence et imagination, selon les désirs d’engagement de cha-cun dans cette résistance - apparaît aujourd’hui comme une formule gagnante. Plus besoin de se compter à l’heure du débrayage - et d’enregistrer les gains et les pertes dans cette guerre sociale où tous les coups étaient permis mais où les munitions venaient vite à manquer, tant la peur rôdait et la répression était impi-toyable. Désormais, le non-renseignement correct des feuilles de production, par l’un ou par l’autre, désorganise plus surement encore l’adversaire… »

(op.cit., 2010, p. 454- 455).

Pourlemoment,leregardsurl’actualitééconomiqueetsurlesluttessocialesmontreque « l’adversaire »ne semblepas avoir été tropdésor-ganiséetqu’ilconcentreplusquejamaisl’essentieldespouvoirs.Lefaitde croire qu’il pourrait être déstabilisé si les salariés ne remplissent pascorrectement les feuilles de production relève d’une analyse qui resteenferméedanslasphèretrèsétroitedesinteractionsimmédiatesdetravail.Cetteanalysedemeuredéconnectéedesniveaux supérieursetverticauxdupouvoirstratégiqueetfinancierquistructurentprécisémentcesinte-ractions,etonvoitmalcommentlessalariésseraientencapacitédefairefaceefficacementàladominationdel’«adversaire»etàledésorganiser.

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143 Quepèsentl’«autonomie»etles«résistance»dessalariésdevantlesexigencesderentabilitéà15%qu’exigentlesgrandsgroupesindustrielsetfinanciers?L’évaluationdelaportéesymboliquemaisaussideslimitesstructurelles de l’action des salariés ne retire rien à la légitimité de cesrésistancesdontlesmodalitésconcrètesdelutterelèventtoujoursdeleurseuleappréciation.Sil’onencroitlessociologuesquivalorisentl’autono-mie,larésistanceetl’oppositiondanslemondedutravaildesannées2010,lesrèglesdujeupropresdusystèmeéconomiquedonneraientencoreauxsalariéslapossibilitédetrouverdesmargesdemanœuvrepourfairevaloirleurexistence.Lesjeuxet lestransgressionsaveclesrèglesseraientdoncencorepossibles!Maisdequel«jeu»s’agit-il?

Lespointsd’appuidelarésistancechezlestravailleursseraientconsti-tués par des « arrangements clandestins », des informations maquilléeset desmodes d’organisation informels de la qualité qui introduisent denouvelles«régulationsautonomes»(Reynaud,1989).Lessalariésseraientdonc«autonomes»dèsqu’ilssepositionneraientdanslesmargesetdanslesintersticesdesactivitésprescrites.GwenaëleRotappelle«autonomie»cettepossibilitéquis’offretoujoursausalariédeprendredureculvoiredes’extrairemomentanément des contraintes du travail prescrit et imposé.Dans cette perspective, lesmicro-autonomies que peuvent retrouver lessalariésdans leur travail sontquasimentplacées aumêmeniveauque lepoidsdescontraintesqu’ilssubissentetquisontexercéesparlesnormescapitalistesderentabilité.Ens’appuyantsurdesenquêteseffectuéeschezRenault,G.Rotsynthétiseainsisaconception:

« Il n’y a pas lieu de choisir entre une sociologie de la contrainte et une sociolo-gie de l’autonomie pour rendre compte des formes actuelles de la rationalisation industrielle, puisqu’il s’agit de deux faces étroitement imbriquées de tout fonc-tionnement organisationnel »

(Rot, 2006).

Cettemanièredenepasseprononcerclairementetdesuspendrelejugementenintégrantàlafois«l’autonomie»etla«contrainte»aucœurdelarationalisationindustriellecommesicelles-ciconstituaientenelles-mêmesdesexplicationsautosuffisantesrestetrèspeuconvaincante.Nouspensonsquecettealternativebinaireaétéconstruiteartificiellementetnerésumepasvraiment lestermesd’unproblèmequiengagebiend’autresdimensionstellesquelesstratégiesetlesfinalitésdesentreprises,lesrap-portsauxproduitsetauxmarchésoulescritèresdegestionquimesurentl’efficacitérecherchée.

3 – Le capital, le travail et l’entreprise

Laréférenceclassiqueaubinômecapital/travailsituel’affrontementsala-riés/management/directiondansunfaceàfaceoùparfoislecapitalrétro-cèdedes gains deproductivité aux salariés sous la pousséedes revendi-cations salariales et accorde une plus grande participation des agentsaux institutions représentatives (période fordienne).Mais le capital peut

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144continuerégalementàconserversapuissanceet sesprérogatives toutenlaminantlesconquêtessocialesantérieures(périodenéo-libéraleactuelle).Touteformedelutte(opposition,résistance)ouderecherched’autono-mien’aurapaspourconséquencedepermettreundépassementdesrap-portsdedomination surtout si elleprésupposedans son immédiateté lareproduction sansfindu rapportcapital/travail.D’où lanécessitéd’allerau-delàdesformesphénoménalesetdetrouverdespointsd’appuietdeslevierssusceptiblesderemettreenquestionlesrèglesdujeuactuellementdominantesdel’économieetdelagestionfinancièredesentreprises.

Danslecadredesrèglesdujeuactuelles,lesdétenteursdecapitaux(lespropriétaires,lesactionnairesetleursmandataires)sontceuxquioccupentdanslastructurequ’estla«société»(ausensjuridique)unepositiontellequecettestructureagitenleurfaveur.Lessalariéssontquantàeuxposi-tionnésdansunrapportde«subordination»vis-à-visdela«société»etdesdétenteursdecapitaux.Deplus,rappelonsque«l’entreprise»n’existepas juridiquement et qu’elle a été recouverte dès l’aube du capitalismeparla«société»(entitéjuridique)derrièrelaquelleopèrentlesdétenteursdecapitaux.Orc’estdansl’«entreprise»ausensdestructureproductivequeletravailprendtoutsonsenscommesourcedevaleuretdedévelop-pementà travers lesproduitset les servicesconçus, fabriquésetvendus.Ce sont donc les structures réelles d’action et leurfinalité ainsi que lescritèresdegestionchoisisquiorientent lechampdesmultiplesrapportsderésistance,d’autonomieoudecoopérationetd’implicationdesagentsdansl’entreprise.

Lecompromisentrela«contrainte»et«l’autonomie»estconstam-ment revendiquéchezdenombreux sociologuesdu travailmêmesicesderniersmettent surtout l’accent sur lescapacitésdesagentsdes’affran-chirdescontraintespourjoueraveclesconduitesd’opposition,decréati-vitéoudedéviance.Ilexistedepuislongtempsunclivageimportantentredeuxgrandesorientationsde la sociologiedu travail selon l’importanceaccordéeàladominationouàl’autonomieautravail.

4 – Controverses sociologiques : quelles ouvertures pour le travail ?

EnFrance,lessociologiedelacontrainteetdeladominationsontiden-tifiéesauxdifférentscourantsfaisantréférenceàl’œuvredeMarxetauxtravauxs’inspirantdel’œuvredePierreBourdieualorsquelasociologiedel’autonomie(etde«l’acteur»)trouvesoninspirationchezdesauteurstelsqu’AlainTouraine(surlesmouvementssociaux)ouplusclassiquestelJean-DanielReynaud(surlesrèglesdujeu)maisaussidanslestravauxdeMichelCrozier(l’analysestratégique)etdeRaymondBoudon(l’indivi-dualismeméthodologique).

UnregardparticulierdoitêtreaccordéautravailoriginaletsingulierdeStephenBouquin(Bouquin,2006,2008,2011).Sonanalysedes«résis-tancesautravail»nepeutpasêtreassimiléeauxapprochesquenousavonsdécritesendébutd’article.Lesrésistancessontprésentéeschezluicomme

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145 une volonté des travailleurs d’atténuer l’exploitation et de desserrer lescontraintes du contrôle managérial. Elles sont une réponse aux formesdetravaillesplusaliénantesetinhumainesquicaractérisentlecontratdesubordination du salarié vis-à-vis de l’employeur. Certes, les résistancessocialessedéploientenordredispersépourrépondreauxoffensivespatro-nalesmaisc’est«l’existencedecadresd’actioncollective»quien«saisis-santlesenjeuxsociauxdanslarelationdetravail»[…]«permetdehisserlessituationsàunautreniveaususcitantenretourunenouvelleréactionpatronale»(Bouquin,2008,p.43).S.Bouquinresteattentifauxrapportsde force dans le travail et évalue systématiquement le poids des actionssyndicalespourorienterlesrésistancesetpeserdanslesluttes.Autrementdit,contrairementàceuxquiappréhendentlesrésistancescommeautantdepossibilitésouverteschezlessalariésdes’extrairedescontraintesdeladomination mais qui ne caractérisent jamais la nature du système éco-nomique et social, cet auteur restitue les formes d’opposition des sala-riésen les inscrivant au seindedispositifsdedominationcontextualisésetcirconstanciés.DecepointdevueS.Bouquinprolongelestravauxdecertains courants critiques anglo-saxons (H. Braverman, M. Burawoy, P.Thompson)toutensouhaitantsedémarquerd’unelectureunilatéraleduconsentement.

Pourclarifierledébatentrelescourantscritiquesdelasociologiedutravail,ilestindispensabledebiendistinguerlanaturedesconduitesquel’on observe dans les grandes firmes positionnées sur le marché mon-dialouencorelesconduitesetactionsquisontcellesdessalariésdanslemonde des PME dont certaines peuvent faire valoir des stratégies plus« autonomes » etmoinsdirectement alignées sur les formesdecompé-titivitéenvigueur (par lesprixetpar les coûtsenparticulier).Certainssociologues du travail et du capitalisme ont mis en évidence les méca-nismes lourds orientés par les processus d’accumulation (Jean-PierreDurand,ThomasCoutrot)maisaussilesalternativesquisecherchentsousformesdecontrespropositionsportéesparlessalariésoupardesentrepre-neursdanslesdomainesdelagestionetdesstratégiesd’entreprise(DanielBachet,JeanLojkine,ThierryRochefort).

Dans le cadre d’une mondialisation néo-libérale caractérisée par ladérèglementationdesmarchésdesbiensetdesservicesetparladérégu-lation financière, les stratégies d’entreprise fondées sur la réduction descoûtsetenparticulierdescoûtsdutravailnelaissentquepeudemargesde manœuvre aux agents dans le travail. Les salariés peuvent toujourss’opposeretrésistermaisleurrésistanceestvouéeàn’êtrequepurementdéfensive.C’est ce que l’on constate en particulier lors des restructura-tionsdesociétésoudesdélocalisationsquisontautantdestratégiesimpo-séesunilatéralementparlesdétenteursdecapitaux.

Sienrevanche,lestrajectoiresdesagentsetleurformedemobilisationsont positionnées au seinde stratégies industrielles donnant à l’« entre-prise » la possibilité de valoriser les connaissances, les savoir-faire et lacoopérationdetouslesopérateurs,letravaildessalariésenseradifférem-mentaffecté.Cequiestenjeurelèveparconséquentprioritairementde

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146lafinalitéinstitutionnellequiestassignéeàl’entreprise.C’estàceniveauseulementquepeutêtrecomprisletravail,cequisupposedelecontex-tualiseretnondefairevaloirsonexistencedansunespacedesingularitéirréductibledétachéede sa structure socio-productiveet institutionnelled’accueil.Les formesde résistance,de lutteetd’implicationnepeuventpas s’expliquer par elles-mêmes dans un face à face entre les salariés etleurs«adversaires»ou«ennemis»incarnésparlesdirectionset l’enca-drement.Ellessecomprennentsurtoutparlesformesstructurellesquilesencadrent au sein des finalités spécifiques qui sont assignées aux entre-prises.

Il nous semble problématique de cantonner l’analyse et l’observa-tiondutravailauxintersticesetauxmargesdanslesquelless’organisentlatransgressionoularésistance.L’activitélaborieusenesedéroulenullementdansunesphèreétroite,celledesinteractionsimmédiatesoududécalageentreréeletprescrit;elleestégalementdéterminéepardeslogiquesquisejouentàdesniveauxsupérieurs,danslessphèresdelastratégieetdelagestion enparticulier. La recherched’unoptimumfinancier (rentabilitédescapitauxpropres)n’estpas la recherched’unoptimuméconomique,socialetécologiqueoud’uneperformanceglobalequivalorisel’activitéproductiveetparconséquentl’entrepriseetletravail.L’analysedutravailmaiségalementdesluttesetdesrésistancespeutnéanmoinsconstituerunpoint d’appui sous réserve qu’il permette ensuite de décrypter les liensunissantlesconfigurationsproductives(entreprises,biensetservices,mar-chés) et les modes d’évaluation de l’efficacité recherchée (type de pro-ductivitéetd’efficacitééconomique).Analyserletravailc’estmontrerlesouvertures possibles que la sociologie peut engager avec l’économie etlagestionenrepositionnantlesconduitesdessalariés(résistance,autono-mieetimplication)auseindecombinaisonsproductives,économiquesetfinancièresbeaucouppluslarges.

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notes de lecture4Xavier Dunezat, Jacqueline Heinen, Helena Hirata, Roland Pfefferkorn, Travail et rapports sociaux de sexe, rencontres autour de Danièle Kergoat, Logiques Sociales, L’Harmattan, 2010.

Hommages.C’estsansdoutelemeilleurqua-lificatif pour rendre compte de l’ouvragecoordonné par Xavier Dunezat, JacquelineHeinen,HelenaHirataetRolandPfefferkornautourdestravauxdeDanièleKergoat.

Hommagesscientifiquestoutd’abordquiper-mettent de revenir sur l’objet de la sociolo-gie de Danièle Kergoat et sur le concept derapportsocial.Acesujet,lelecteurconsulteraparticulièrement la contribution - en partiecritiquedePhilippeZarifian-quipréciselescontours du concept de rapport social pré-sentécomme«unerelationantagoniqueentregroupessociaux,établieautourd’unenjeu»;concept qui s’affirmera progressivement auplurieldanslesécritsdeDanièleKergoat.Lesrapportssociauxs’exprimentsoustroisformescanoniques – exploitation, domination etoppression – et se distinguent de ce fait desrelations sociales « immanentes aux indivi-dusconcretsentrelesquelsellesapparaissent»

puisqu’ils sont « abstraits et opposent desgroupes sociaux autour d’un enjeu » (p. 51).Par l’introduction des notions de pratiquessociales collectives et de lutte émergent lesliensquiunissentl’individuàungroupe.C’esteneffetàpartird’ellesque«legroupedevientactifentantquecollectif»etque«lecollec-tif accède à l’existence » (p. 52). Un rapportsocialapparaîtainsicomme«unetensionquitraverse la société»poursecristalliserautourd’enjeux, dont la « procréation (le contrôlede laprocréation)et le travail (ladivisiondutravailentre les sexes)» sontparticulièrementfondamentaux(p.53).

Après ce retour sur l’objet de la sociologiede Danièle Kergoat, l’ouvrage propose diffé-rentes contributions relatives aux méthodesd’investigation de l’auteure. Travail de ter-rain, travail d’équipe, travail entre disciplines,doute méthodique et échanges en résumentlescontours.Surcettethématique,l’articledeFrançoiseBlochintitulé«Lerapportàl’autredansl’actedetravailler»revient,danslalignéedeDanièleKergoat,surlesqualitésnécessairesà tout enquêteur, à savoir le souci de l’autreet la nécessaire prise en considération de sadignité. Il critique la tendance à « objecti-ver»autruilorsd’uneenquête,àposerl’autrecommeobjet,etinvitelechercheuràs’inter-

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150rogersursespratiquesensedemandant«pourqui [il-elle] travaille » et « au service de quimet-iloumet-ellesescapacités»etsesdécou-vertes(p.91).Cetarticledevraitàcetitreêtreproposéàlaréflexiondetoutenquêteuretdetoutsociologue.

La fécondité de l’approche de Danièle Ker-goat est ensuite rappelée à travers différentescontributions. Elle se fait jour au regard del’étudedesinégalitéshommes/femmesdanslasphère productive et domestique. La dimen-sionsexuéedelaclasselaborieuse,témoignantde lanécessitéd’articulerrapportssociauxdeclassesetdesexemaisaussid’âgeetderace,estainsimiseenexergueàl’instardelacontribu-tion deRolandPfefferkorn qui rappelle que« laclasseouvrièreadeuxsexes»etqu’ilestnécessaire de mettre en rapport simultané-ment « structures familiales et système pro-ductif»pourrendrecomptedelasituationdesfemmesdanslemondedutravail,danslesala-riatetdanslasphèredomestiqueetexpliquerle déni de compétences et de qualificationsdontellessontlesvictimes.Cetteféconditédel’approchedeDanièleKergoat est égalementvisibleà la lecturedescontributionsquisou-lignent sa pertinence pour étudier des situa-tionsvariées,quecesoitcellesdesconditionsde vie et d’emploi des femmes au Brésil, auMexiqueouenBulgarieoudessituationspluspersonnelles. La contribution de ChristopheDejours ou celle de Pascale Molinier mon-trentainsitoutl’intérêt,lesecours,lesoulage-mentet la libérationquepermet l’analyseentermes de rapports sociaux pour analyser lessouffrances au travail -notamment féminines-etcomprendrecertainspetitsfaitsàpremièrevue insignifiants,certainsdéfautsdevisibilité,de reconnaissance, certains manques de pou-voir,dontlaresponsabilitén’incombepasauxfemmeselles-mêmesmaisqui–misenchaîne–pèsentsurellescommeunechapedeplombinvisible » et produisent sur elles « une sortede tourment moral qui finit par rendre bêteaussi longtemps que ses ressorts sociaux nesontpaspercésàjour»(p.109).

Hommages militants et féministes ensuitequi rappellent d’une part l’engagement de

Danièle Kergoat et l’influence de celui-cisur ses écrits et ses analyses desmouvementssociaux;entémoigne,parexemple,sacapacitéà saisir la portée générale d’un mouvementsocial comme celui des infirmières à la findes années 1980 pour lequel elle avait forgél’expression d’« infirmière coordonnée », sedemandantàsonproposs’ilnedeviendrapas«unenouvellefigureemblématiquedumou-vementouvrierfrançais»»(p.195).

Hommages personnels enfin comme autantde témoignages de collègues, doctorant-e-s,éditeurouami-e-spourrappelerlesitinérairesde Danièle Kergoat ou souligner ses qualitésempathiques.

Dans ce concert d’hommages, le seul regretestpeut-êtredenepastrouverunecontribu-tiondeDanièleKergoatelle-mêmeprécisantce qu’est sa sociologie. Un de ses articles desynthèse cités ennotesdebasdepage auraitainsi pu trouver avantageusement sa placepourpermettreau lecteurd’entendrepleine-ment lavoixde l’auteure.Unarticleprésen-tantlepositionnementdel’analysedeDanièleKergoat par rapport à l’analyse de Marx, etsoulignant ses influences ou ses oppositionsaurait également pu mettre en exergue sesconceptsetsesanalyses.

Cesdifférentshommagesinvitentà(re)lirelesécritsdeDanièleKergoatpours’imprégnerdesasociologieetpours’eninspirer.

Jean-Daniel Boyer,

Université de Strasbourg,

Cultures et sociétés en Europe (UMR 7236)

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151 Annie thébaud-Mony, Véronique Daubas-Letourneux, nathalie Frigul, Paul Jobin (dir.), santé au travail : approches critiques, La Découverte,

2012

LeséditionsdeLaDécouvertenousproposentun ouvrage collectif de belle ampleur (360pages,16contributions)consacréàlasantéautravail. Le sous-titre annonce des approchescritiques:iln’yapastromperie.

L’introductiongénéraleouvreleproposparlamiseenlumièred’unepremièrefaiblessedelaconnaissance–enFrance,maispasseulement–desrelationsentreétatdesantéetconditionsdetravail :c’estparlesdonnéesd’indemnisa-tionde l’AssuranceMaladiequenousdispo-sonsd’unevisioncollectivesurlesujet.Or,lesdonnées assurantielles ne sauraient en aucuncas valoir pour données épidémiologiques :tropdebiaisentachentdesdonnéesdontilestsu qu’elles conduisent à une sous-estimationimportante du phénomène. Sous-déclarationdes accidents du travail, méconnaissance dupoidsdessuicidesliésautravail,ignorancedescancersrésultantd’uneexpositionprofession-nelmaisnesurvenantsouventqu’après lafinde la vie professionnelle…Autant de varia-tions sur le même thème, qui conduisent àlamême conclusion : il n’est pas possible deconstruire une connaissance statistique fiableau sujetde l’impact collectif du travail sur lasantéenpartantdesdonnéesd’indemnisationetdereconnaissance.

Dèslapremièrepage,danslespremièreslignesde l’introduction générale, le ton est donné.Tantdechosessemblentaujourd’huiencoreàconstruirequelelecteurpeutenavoirlever-tige:noussommesau21èmesiècleetletra-vailn’estpasencorepleinementpensécommeundéterminantmajeurdesantépublique.Carc’est de bien de cela qu’il s’agit ; les auteursdes différentes contributions explorent lesfacettesdecetenjeu,à traversquatregrandesentréesquistructurentl’ouvrage.

Ce sont les questions de production deconnaissancescientifiquesurlelienentretra-vail et santé qui ouvrent le bal. La premièrepartie s’intitule « Risques toxiques : science,industrieetproductiondeconnaissances».Lelecteurrelèveraqueleproposestcentrésurlerisquetoxique,cequin’épuisepas lesmoda-litésderisquepourlasantéquepeutprésen-ter le travail.Mais ce centrage sur les risquestoxiquesrendpeut-êtreplusaigue la surpriseque peut éprouver le lecteur qui découvre àquel point l’avancée en connaissances sur lesujetest laborieuse : laquestionde lapreuve,telle que la présente très justement AnnieThébaud-Monydanssacontribution,esttoutsaufévidenteetnerelèvepasuniquementduchamp scientifique. Entre silicose (BernardThomann,«Yoroke:lasilicoseauJapon»)etradioprotection (Paul Jobin, « Fukushima oularadioprotection,retoursurunterraininter-rompu»),noussommesinvitéàdeuxdécou-vertes en terre japonaise : il ne faudrait bienentendu pas en conclure que l’émergenced’une connaissance scientifique des impactsdu travail sur la santé est plus difficile auJapon.Laquatrièmecontributionduchapitre(« Seveso, une catastrophe sans victimes ? »),signéeLauraCentemeri,nouséloigneunpeuduchampsanté/travailetnousfaitentrerdansuneapprocheplus large,plusenvironnemen-tale.Si cet écartpeut surprendre à la lecture,letexten’enrestepasmoinspertinentdanslecadred’unchapitrequiéclairelesdifficultésàproduireundiscours scientifiquesur les rela-tionsentretravailetsanté:leslimitesdel’épi-démiologieàsaisirlaréalitédesconséquencessur la santé des populations que met enlumière l’auteure sontmanifestes.Nouspou-vonscependantinterroger lechoixéditorial :est-ceque l’inclusiondecettecontributionaétédécidéeparabsencedetextespluscentréssurl’articulationentresantéettravailpouvants’incluredans cettepartie ?Ce serait endirelongsurl’étatdefrichesduchamp.

Lasecondepartie («Quelles statistiquespourquelles connaissances en santé au travail ? »)vientrenforcerlesoptionscritiquesprisesdèsl’introductiongénéraleconcernantlaproduc-

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152tiondedonnées chiffrées, dont chacun sait àquelpointellessontdevenuesincontournablesdans le débat public : il faut le réécrire, lesdonnéesissuesdusystèmed’assuranceetd’in-demnisationne sauraient constituer unebasesolide pour l’élaboration d’une connaissancestatistiquefiable au sujetde l’impact collectifdu travail sur la santé. Comme dans la pre-mièrepartie,lescontributionsnousfontvoya-gerdansdifférentscontextes:Belgique,Suisse,Canada sont autant de contextes différents,dans le détail de leur fonctionnement régle-mentaire et légal, mais tellement semblablesdans la nature des difficultés qui produisent« l’invisibilité des lésions professionnelles »(pour reprendre le titre de la contributionsignéeparKatherineLippel etRachelCox :« Invisibilité des lésions professionnelles etinégalitésdegenre : lerôledesrèglesetpra-tiques juridiques»).Encequiconcerne spé-cifiquement le contexte français, traité parMarie-France Cristofari (« Des chiffres surla santé au travail enFrance :parqui ?pourquoi ? »), nous pouvons peut-être regret-ter l’absence de mention concernant l’ini-tiative du recueil sur les maladies à caractèreprofessionnelles (MCP) initié par le départe-mentSantéet travailde l’InstitutnationaldeVeilleSanitaire.Carletableaufrançaisestbiencelui que dresse Marie-France Cristofari : laconnaissance y est limitée soit par la naturedes informations recueillies lorsqu’elles relè-ventdufonctionnementassurantiel,soitparlalourdeurdedispositifsderecueiladhoc,baséssur l’interrogation de population représenta-tives.Danscecontextedeméconnaissance,lerecueilMCPquiproduit desdonnéesbaséessurlejugementcliniquedemédecinsdutra-vail semble êtreunepiste de grande amélio-rationde la situationquimériteque l’on s’yattached’unpointdevuecritique.

Le troisième chapitre (« Parcours et vécudes travailleurs : démasquer l’invisible ») se

concentre d’avantage sur un aspect métho-dologique,etquis’articuledefaçontrèsjusteavec les chapitresprécédents.Devant ladiffi-cultéqu’il y a à recueillirdesdonnées statis-tiques, l’approche par le curriculum laboris,c’est-à-dire l’histoire de vie professionnelle,de salariés touchésdans leur santépar le tra-vail est unoutil d’une incontestable richesse,que ce soit dans le cadre des cancers pro-fessionnels ou des accidents du travail. Lescontributions sont saisissanteset l’onpeutenvenir à s’interroger sur les raisonsde l’invisi-bilité des parcours dont il question de façontransversale : lequatrièmeetdernierchapitre(«Conflitsdecatégoriesensantéautravailetmobilisations sociales»)apportedesélémentsde réponse à cettequestion.Car les relationsentreétatdesantéetconditionsdetravailsontleterraindel’expressiondesrapportssociaux,etdoncde luttes. Il est à ce titrepossibledereleverqu’aucunecontributiondecedernierchapitrenetraitedemobilisations socialesdefemmes(alorsqueKatherineLippeletRachelCoxontmontré,quelquespagesplustôt,quelesrapportssociauxdesexesontégalementàprendreenconsidération)oudesalariéscaté-gorisablessuivantleurorigineouleurcouleurdepeau.

La lecture de l’ouvrage est stimulante. Ilpointe combien la santé au travail est unchampà investirpar les sciencesde l’humainetdelasociété.Soulignonspourfinirunder-nierpoint, ladimensionengagéedecertainstextesn’enlèverienausérieuxetà laqualitédes contributions, car c’est un engagementquiseveutavanttoutcritiqueetrespectueuxd’uneformedevérité,celledelafaçondontle travail s’inscrit durablement dans le corpsd’hommesetdefemmes,jusqu’àlamort.

Hervé Polesi

Université de Strasbourg

1 Gateau, M. (2007), « Du bouche-à-oreille à l’entretien « d’embauche ». Spécialisation des activités et formalisation du recrutement dans les associations de commerce équitable », in Sociologies Pratiques, n°15, pp. 123-134.

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153 Maurizio Lazzarato (2011), La fabrique de l’homme endetté. essai sur la condition néolibérale, Editions Amsterdam, Paris. Note de Lecture.

Selon l’auteur, le capitalisme aurait déployé,principalement depuis la fin des annéesquatre-vingts dix, une « économie de ladette ». La dette néolibérale ne se réduit eneffet pas à une simple opération comptable.Elle participe de la production de modes degouvernementet corollairementde « sujets »- l’Endetté, celuiqui, culpabilisépar ladette,est somméde rendre, dedonnerdes gages –autant que de formes d’asservissements à desmachines quasi automatiques de rembourse-ments.

Cet ensembled’affirmationsqui traversent lelivresupposent,pourêtreélucidées,desuivreun ensemble d’énoncés qui importent aussibien pour une économie politique et pourune sociologie du travail que pour l’actionpolitique.

Tout d’abord, l’emprise de la dette n’au-rait rien d’un accident mais découle d’actesvolontairesdeprédation.LaprivatisationdelacapacitédefinancementdesEtatsaccompagnel’endettementmassifdecesmêmesEtats1,etlesprivesurtoutdeleursmoyensd’actionsurla dette.Ainsi l’action des banques centralesse met à dépendre des flux financiers entredétenteurs privés de morceaux de dettes. Lavaleurdeladettefluctuealorsprincipalementselon des mécanismes boursiers. Répondre àces mécanismes a des conséquences directessurlacapacitédeproductionmonétaire(com-bat contre l’inflation, politiques de rigueurmonétaire). L’une des fonctions régaliennesdel’Etatdépenddefaitdemanièreaccruedesmécanismesfinanciers.

Ensuiteladetten’arien–làrésidelescandale– d’un « comportement excessif » propre aunéolibéralismepasplusquelafinancenes’op-

1 Le président de la réserve Fédérale, Volker, double en 1979 les taux d’intérêts.

poseraitàlasupposée«économieréelle».Aucontraire, ladetteest inhérenteaunéolibéra-lisme.Elleestdoublementproductrice.D’unepart, lemécanismedefinancement–l’auteurnous rappelle ici combien la monnaie-detteactualise des « promesses » de production –décide bel et bien des régimes de produc-tionetd’exploitationàvenir,dessecteursdits«porteurs » commedes secteurs «détruits ».C’estcequidistinguelefinancementpropreàla«monnaie-dette»,financière,du«pouvoird’achat»quinecirculequ’entrebiens«déjà-là », « déjà produit », « déjà financé » : « Laforce d’un capitaliste ne dépend pas du faitqu’ilestplusrichequ’unouvrier»(ibid.:65)maisqu’ildétermineladirectiondesfinance-ments.Lefinancement– lesensdesendette-ments– est doncpremierpar rapport à telleoutellerichessematérielleponctuelle.

Dans le même ordre d’idées, le capitalismeindustrielde la supposée «économie réelle »et le capitalisme financier sont intrinsèque-ment imbriqués. S’il est bien noté que lemanageurd’entreprises’incline,nefût-cequepar l’imposition de nouvelles normes comp-tables2devantl’actionnaireetlesgagesfinan-ciers,il fauttoutdesuiteinsistersurlamassedes investissements du secteur industriel lui-mêmedansledéploiementdesproduitsfinan-ciers.Ils’agiticidereteniraufondqu’iln’yapas de production capitaliste sans productionsystématiqued’unedettequi,elle,s’estprivati-séeetfinanciarisée.

Maisladetteestproductriceenunautresens,tout aussi redoutable. En effet, « L’écono-miede ladettedouble le travail,dans le sensclassique du terme, d’un ‘travail sur soi’, desorte qu’économie et ‘éthique’ fonctionnentconjointement. » (ibid. : 14). Il a longtempsété tentant de renvoyer dans les volutes del’idéologie cequi concernerait la conceptionde l’individu compatible avec la productioncapitaliste.Cesfiguresd’ailleursnombreuses–

2 Il s’agit de l’International Financial Reporting Standards, élaborées dans l’intérêt des actionnaires et appliquées depuis le 1 janvier 2005 aux entreprises européennes cotées en Bourse (ibid. : 79)

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154le«créatif», l’entrepreneur,etc.–neseraientalorsàanalyserquecommeunerésultantedesrapports de productions dits « réels ». L’ori-ginalité de Lazzarato tient ici à l’affirmationselon laquelle la production de subjectivitéfait partie intégrante de la production éco-nomique. Cette subjectivité – ici le « travailsursoi»-revêtdèslorsuneimportancetoutaussi première que l’étude du travail au sensclassiqueduterme.Cequeladetteproduiteneffet,c’estunhommecapabledepromettrede«seportergarantdesoi»(ibid.:35).Repre-nant Nietzsche autant qu’un Marx « trèsnietzschéen»(ibid.:44)pourquidéjàlecré-dit supposait bienune évaluationmorale desdébiteurs, de leurs relations sociales, de leurcomportement,brefl’exigenced’unmodedevieadhoc,Lazzaratoposelaproduction,parladette, de formes de culpabilisations générali-séesqui s’actualisent tantchez leconsomma-teur, chez le travailleurque chez l’usagerdesassurances sociales posés, tous a priori fautifsparce qu’endettés. L’endettement privé sup-pose le maintien des facultés de consomma-tion lorsque les salaires et allocations socialessontmaintenusd’autantplusbasquelesEtatsveulentdonnerdesgagesauxmarchés.Indus-trie, caisses d’assurances sociales et Etat sontsommés,euxausside«rembourser»,ouplu-tôt de se conformer à un comportement deremboursement d’une dette devenue infinie.Ainsi, lorsque l’UNEDIC se finance sur lesmarchés, c’est en effet une part de sa dettequi est rachetée et qui l’enjoint à rendre sescomportements conformes à la « confiance »desdits marchés, ce qui dans son cas signifie,rendre conformes ses usagers (sans emploi)à cette même « confiance ». La dette infi-nie de l’UNEDIC, qu’elle peut rembourserfinancièrement, se traduit alors endette infi-niedesusagersqueceux-ciontàremboursersousuneformeparticulière–ilsdisposentdepeudemonnaie-revenu–,celled’un«com-portement », d’une soumission aux évalua-tionsexternesdeleur«faculté»àtrouverunemploi (activation des allocations). Toute lacontractualisation de l’aide sociale se trouveainsi reliée aux mécanismes d’emprises de ladette,alorsquelafinance,plutôtqueleschô-meurs,précairesouintermittents,s’estinvitée

de fait,auxcôtésdes syndicatsetassociationspatronales,àlatabledesnégociationsdedroitssociaux héritiers des luttes du capitalismeindustriel.

L’hommeendettén’estmêmeplus ici« l’en-trepreneur de soi » des années quatre-vingts,thématisé par Foucault, à qui il était sommédesetransformeren«capitalhumain»ouen« capital compétence » à faire fructifier,maisceluiquidoitagircommes’ilenavaitunmal-grélafautequereprésentelefaitqu’iln’enapasassez.Ildoitbienplutôt«prendresursoi»lesrisquesquel’Etatoul’industrieontexter-naliséssurlui.

Cettesommationdontl’auteurprendsoindenousmontrer en quoi elle fonctionne bel etbien,quelquesoitleniveaude«conscience»des débiteurs, s’accompagne de modes devérificationssécuritaires.Ils’agitdevérifierlecaractèreactifdecetteprisesursoi,decapaci-tésderéactionsadéquatessusceptiblesdedon-ner«confiance».

Lecaractèreredoutabledecetteproductiondusujet endetté réside dans les transformationsd’affectsexistentielsfortscommelaconfiance,la créativité, les possibilités de changement.Ladite « confiance » dont on pourrait dire àla suite d’un autre philosophe cité par l’au-teur,WilliamJames,qu’elleestindissociabledetouteactionquiserisquedansl’indéterminé,detouteactionpotentiellementcréative,n’estplusiciqu’unemanièred’exigeruncompor-tementnonpluscréatifmaisdéjàréglé,apteàdonnerlesgagesauxpromessesdelafinance.Cetteinjonctionde«confiance»desmarchésconstitueenfaitune«méfiance»structurelleetunsoupçongénéralisésenverslesdébiteurs.C’estdoncl’undesressortsducorpssocial–laconfiance–quienplusd’êtrecanalisée,voitsonsenss’inverser.

Avec la canalisation dévoyée de la confiance,cequ’il s’agitd’enrayer,pour lesnéolibéraux,ce sont précisément, etmalgré leurs dénéga-tions,lesformesd’innovationsociale,decréa-tiviténoncapitalistes,etce,afintoujoursque

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155 lesfluxdefinancementstiennentleursproprespromesses.

Ladettecanaliseetdévoiedecepointdevue,non seulement la confiance et la créativitémais les « possibles », permettant des anes-thésies partielles des expérimentations diver-gentes.Ladette (et saméfiance sociale)codetoujours son propre « futur » et devient dèslors un instrument puissant de contrôle descollectifshumains,deleursaspirationscommede leur travail. Nous pensons ici au secteuren expansion des services qui, sous couvertdesgarantiesdequalitésàdémontrer,connais-sent une taylorisation telle que, pour les tra-vailleurs, les facultés collectives de décisionset d’évaluations propres, des zones d’indéter-mination(ibid.:106)–etdoncdepossibilitéde pensée – se réduisent à l’application deprocédures strictes, extérieures et découpéesmaisdontlestravailleurssevoientconférerensus la chargede la preuve (responsabilisation,auto-évaluationetstandardisationmachiniquedel’évaluation)3.

Cette emprise aurait cependant ses propresrisques.Toutd’abord,l’attaqueenversladettesouverainedesEtatsrisquebeletbiendepri-ver lecapitalismefinancierdecequi, infine,garantittoujourslesdettesprivées.Enfin,l’au-teurinscritsontravailaucontactdeluttesquipourraient se frayer lesmoyens techniquesetsubjectifs de déculpabilisation et au fond, de«désendettement».

Si nous conseillons la lecture de l’essai deLazzarato, c’est qu’il tente d’articuler ungrandnombredesituationslittéralementsousemprise(chômage,travail,élevagemême,etc.),alimentantledésird’articulerlesluttessocialesquilesconcernent.

David Jamar

Université Libre de Bruxelles

3. L’auteur prend quant à lui l’exemple de ces éleveurs confrontés à l’imposition de puces électroniques détermi-nant par avance le nombre de bêtes à faire paître dans tel ou tel lieu. Eleveurs et bêtes deviennent en même temps rouage d’une procédure automatique d’évaluation exté-rieure sur fond de méfiance de leurs propres capacités à rendre en comportements ce que la PAC, déficitaire, leur prête en argent.

Didier Fassin, La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, coll. La Couleur des idées,

Le Seuil, octobre 2011, 408 p.

Ayant réalisé un travail d’observation eth-nographique dans une BAC (brigade anti-criminalité) de la grande banlieue parisiennede mai 2005 à février 2006, puis de février2007à juin2007,DidierFassinrendcomptedesrelationsentrecetteforcedepoliceetleshabitantsdesquartierspopulaires,notammentlesjeunesissusdel’immigration.Sonenquêtedonneàvoirunrecoursanormaletbanaliséàlaviolence,bienau-delàd’unusagedelaforcerequisparlesnécessitésdel’intervention,àlafoissurleplanphysique(coups,sévicescorpo-rels,contraintes,etc.)quemoral(humiliations,insultes,intimidations,provocations,etc.).

En symétrique de l’interprétation culturalisteportée par les discours racistes sur la délin-quance, la thèse centrale est que les poli-ciers – enparticulier ceuxdesBACdans lesquartiers sensibles – seraient majoritairementportés par de profondes convictions racistesetun fortengagementpolitiqueà l’extrême-droite.Leuroriginesouventruraleouprovin-cialeetlaquasi-absencedediversitéd’originesdansleursrangsexpliqueraientleurincapacitéà comprendre et respecter les habitants desbanlieues populaires, notamment ceux issusdel’immigration,quileursontdécrits,durantleur formationetdans lesdiscourspolitiquesou médiatiques, comme des classes dange-reuses,des«sauvageons».Cesattitudesetopi-nionsracistessontalorsprésentéescommelesprincipalesmotivationsdespratiquesdiscrimi-natoires observées : embêter les jeunes noirsoubeursdescitésuniquementpourleurfairepayercequ’ilssontplusquecequ’ilsfont,lesprovoquer aubesoinpour leur apprendreoùestleurplaceenlesforçantàsesoumettreouenlessanctionnantencorepluss’ilsfontminedeserévolter,etc.

Si les comportements quedécritDidierFas-sinauseindecetteBACsontsouventrévol-tantsdufaitdel’injusticeetdesrisquesqu’ils

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156représentent (remise en cause de la légalité,dégradation du lien social et de la confiancedescitoyensdans les institutionsde leRépu-blique) et si le lienqui estprésentéentre lesprises de positions ouvertement racistes decertainsdespoliciers suivis et leurs actesdis-criminatoires est convaincant, la généralisa-tion que fait Didier Fassin à partir d’un casparticulier l’est beaucoup moins. Pour lui,on pourrait en effet extrapoler ses observa-tions à l’ensemble de la police, notammentles autres BAC de banlieues. Concernant lesattitudes politiques, il écrit ainsi : « Je n’aijamais entendu un agent de cette unité pro-noncer une phrase qui suggérât une penséede gauche. » Et quelques lignes plus loin, ilconclue:«Cequej’aidécritdansuncaspar-ticulierdoitêtre, logiquement, la règleplutôtquel’exception.»

Les travaux d’autres chercheurs ayant effec-tué des observations de terrain sur le travailpolicier et qui montrent des situations pluscontrastées sont soit ignorés, soit dénigrés :leschercheursqui fontétatde situationsdif-férentesdecelles rencontréesparDidierFas-sinn’auraient pas été capables de voir oudecomprendre véritablement ce qu’ils avaientsousleursyeux.Pourtantcesétudesmontrentjustement une grande variabilité d’un lieu àl’autrecequel’onpourraitqualifier«d’effetcommissariat»,voiremême«d’effetbrigade»danslaqualitéetl’efficacitédesrelationsavecle public. Du reste, cela peut aussi se remar-queràproposd’autresservicespublics.

La sociologie anglo-saxonne de la police,comme Didier Fassin le rappelle lui-même,a beaucoup questionné le lien entre racismeet pratique discriminatoires, les deux n’étantpas forcément liés. Un policier peut nourrirdes préjugés racistes, mais ne pas mettre enoeuvre pour autant de pratiques discrimina-toiress’il jugequecelavaà l’encontredesesvaleurs (par exempleuneéquitédans le trai-tement des usagers) ou de ses intérêts. Danslacirconscriptiond’undescommissariatsquej’ai étudié, réside une importante commu-nautéjuivesépharadeaiséedontlesmembresavaientlaréputationdeseplaindrefacilement

etd’avoirdesrelations;lespoliciersn’étaientpas particulièrement philosémite (et certainsmanifestaient même un agacement par rap-portàcequileurapparaissaituntraitementdefaveur à leur encontre),mais évitaient autantque possible de contrôler ou d’interpeler lesmembresdecettecommunauté(alorsqu’ilslefaisaient volontiers pour les personnes d’ori-ginemaghrébinequin’avaientpas lesmêmescapacités de rétorsion).A l’inverse, des poli-tiquesdiscriminatoirespeuventêtreobservéessans que cela découle forcémentd’intentionsracistes. Le fait de contrôler plus souvent lesmembres des minorités visibles, par exemple,peut être le résultat de routines profession-nellesayantpourbutdemaximiserl’efficacitédes contrôles. Il risque de se créer ainsi unesorte de prophétie auto-réalisatrice : si cer-taines catégories de personnes sont plus sur-veilléespourcertainstypesdedélits,nonseu-lement leurs comportements déviants serontplus souvent connus des services de policemais dans certains cas, ils pourront plus faci-lementêtrepoursuivisàtortettraitéscommedes délinquants (par exempleun consomma-teur de drogue pris pour un trafiquant, unjeuneprisàtortpouruncasseur,maisinscritauStic,SystèmedeTraitementdesInfractionsConstatées). Les policiers pourront ainsi sesentir légitimésdans leurspratiquesdiscrimi-natoires.

Les discriminations comme les problèmesrelationnelsaveclesusagers,oucertainescaté-gories d’usagers ne peuvent donc pas êtrecomprisesuniquementà travers leprismeduracisme ou de l’extrémisme politique choisipar Didier Fassin. Dans les quatre commis-sariatsoù j’ai pumenerdes entretiens etdesobservations avecValérie Boussard, SandrineCarolyetFabien jobard,nous avonsentendubeaucoup moins de remarques ouverte-ment racistes ou de professions de foi pourle Front National que dans l’exemple évo-qué par Didier Fassin. D’ailleurs, il était rared’entendre des discussions politiques entrepoliciers en faveur d’un parti ou d’un autre.Une des raisons de cette faible politisationapparente était que dans la plupart des bri-gadesobservées les agents avaient àcoeurde

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157 construire et d’entretenir collectivement unrépertoire de valeurs et de normes d’actionpartagéesquantauxinterventionsetsanctionsmisesenoeuvresansqued’éventuellesdiver-gences politiques ne viennent perturber ceteffort.Demême,pourbeaucoupdespoliciersrencontrés, ne pas multiplier les procéduresd’outrageouderébellion,s’imposerpar l’au-torité plutôt que par la force ou la violenceoumonterdesprocédurescorrectesdupointdevuejuridiqueettenantlaroutedevantuntribunal, étaient des signes de professionna-lismeetdecrédibilitéauprèsdescollègues,delahiérarchieoumêmedelajustice.

L’arbitraire et les marges d’appréciation quicommel’amontréMichaelLipskynesontpasl’apanage exclusif des policiers mais concer-nenttousles street level bureaucratsnesignifientpas, contrairement à ce qu’explique DidierFassin, qu’il y ait une absence de régulation.Ainsi,dansplusieursdeséquipagesquej’aipuobserver, un policier trop sévère, inéquitableouprovocateuraveclesusagers(rendantainsil’intervention plus difficile) peut être rappeléà l’ordre de diverses manières par ses collè-gues(remarquesoudoléanceunefoisl’usagerparti,utilisationdeplaisanteries,miseenqua-rantaine,etc.).Al’inverse,danslesbrigadesoùrègne une mauvaise entente entre collègues,oùiln’yapasd’accordssurlesnormesd’in-tervention ou de sévérité, les styles relation-nels,lesrelationsaveclesusagerssontsouventbeaucoupplustendues.Cen’estpasunhasardsilesenquêtesconsacréesausujetoulalecturedes faits divers montrent que les « bavures »policièresseconcentrentsouventsurquelquescommissariats(ouquelquesbrigades)dansles-quels la régulation des comportements indi-viduels par le groupe fonctionne mal.Ainsi,dans la BAC étudiées par Didier Fassin, lespoliciers semblent ne tous pas partager lamêmereprésentationdeleurrôlevis-à-visdesjeunes issus de l’immigration, mais n’en par-lentpasentreeuxetceuxquiréprouvent lesactesracistessontdansl’incapacitéd’exprimerleursdésaccords.Lefaitquedanslesquartiersles plus difficiles ne soient nommés que dejeunespoliciers inexpérimentés (alorsque les« anciens » ont depuis longtempsdemandé à

êtremutésdansdescirconscriptionsplustran-quilles)nefacilitebienévidemmentpascetterégulationcollective.

Si les policiers ont peu d’estime pour lesjeunesdescités,c’estpourunepartparcequelesinterventionsoùilssontamenéesàlesren-contrer sont peu prestigieuses dans l’échellede valeur policières (il s’agit plus « d’incivi-lités » que de délits caractérisés, de véritabledélinquance)etquelespoliciersont lesenti-mentqu’on leurdemandede faireun travail« d’éducateur social » qu’ils ne considèrentpas être le leur.Tous les métiers en contactavec un public – et non seulement les poli-ciers comme le suggère Didier Fassin – ten-tentderemodelerleursusagersouleurclientspardifférentsmoyens(sélection,travailsurlesreprésentations, sanctions positives ou néga-tives,etc.)pourlesfaireentrerdanslesformesidéales d’exercice de l’activité. La catégori-sationdes «bons»etdes «mauvais »clients,notamment permet de se concentrer plutôtsurceuxquipermettentdevaloriserl’identitéprofessionnelle.Al’inverselaprisededistanceréelleousymboliqueavecles«mauvais»usa-gerspermetdeminimiserlasouillureressentieet de marquer sa position comme celle d’unprofessionnel dont les actes,mêmes ceuxquiimplique violence, contraintes ou mauvaistraitements,peuventêtrelégitimés.Lesjeunesbeursoublacksdebanlieuereprésententl’ar-chétypedu«mauvaisclient»pourlespoliciersetl’interactionaveceuxn’estpasparticulière-ment recherchée endehors des interventionsrequises par la population ou l’obligation defaireduchiffre.

Deplus,danslescitéslesplusdifficilesquej’aipuobserver,lesgardiensdelapaixestimaientengénéraldifficiledeprocéderàuncontrôleou une interpellation sans une importantemobilisationdeforcesdepolices(cardeCRS,plusieurs véhicules). Ils étaient alors souventcontraintsde circulerdans cesquartierspourmarquer leur présence et chercher d’éven-tuelles voitures volées sans oser intervenirpar exemple quand ils voyaient un groupeconsommerde la drogueouun jeunepasserprèsd’euxen scooter sans casque.Celapou-

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158vait certes causer une certaine frustration etdesenviesderevanchesnotammentquandlesmêmesjeunessontcroisésendehorsdelacité.L’obligationdeplusenpluspressentedefaireduchiffre(plusdetimbres-amendes,demisesencause,unmeilleurtauxd’élucidation)avaitd’ailleursconduit leséquipagesobservésdanslesquartiersdifficilesàchercherdesconsom-mateursdedrogueendehorsdelacité,làoùilsétaientplusfacilesàinterpeler.

S’ilestindéniablequelespouvoirspolitiques,surtoutaprès2002,ontcherchéàinstrumen-taliser l’insécurité, à jouer des peurs et desoppositions entre catégories de français, celaneveutpasdire,commel’affirmeDidierFas-sin, que cela se soit directement répercutédans les comportementsde tous lespoliciers.Lespoliciersquenousavonsrencontrésnesesontpasparticulièrement reconnuset investisdans la luttecontre« laracaille»debanlieueetle«nettoyageauKarcher»préconisésparleprésidentdelaRépublique,préféranttoujourslachasseaux«vraisbandits»,mêmesicelle-ciest rare dans le quotidien des gardiens de lapaix.LebonaccueilréservéàNicolasSarkozyen2002étaitplusliéàl’espoir,d’ailleursassezvite déçu, d’une amélioration des conditionsdetravailetdesmoyenspourl’actionpolicièrequ’àuneadhésionà sonprogrammedemiseaupasdesbanlieues.

SiDidierFassinaobservéun traitementdif-férentiel suivant les catégories de population(plusgrandesévéritépourlesuns,plusgrandeclémence pour les autres), cela n’est pas dûuniquement au racisme supposé des poli-ciers (même si cela peut parfois être le cas),mais également au rapportde force entre lesdifférents protagonistes des interactions entrepoliciersetcitoyens.Lorsdenosobservationsdans quatre commissariats français présentantdes situations socialement bien différenciées,nous avons pu remarquer que les comporte-mentsjugésparlespolicierscommeinadaptésoumêmelesprovocationsouattitudesagres-sivesdelapartdesusagersàl’égarddespoli-ciers existaientdans tous lesmilieux sociaux.Ceque savaientbien les jeunesdebanlieues,c’est la probabilité qu’ils se fassent emmener

au poste pour une vérification d’identité (aumaximum de quatre heures) en cas d’inso-lenceoud’indisciplineperçueparlespoliciersest pour eux particulièrement forte. L’appa-rente clémence dont semblent parfois béné-ficier les membres des milieux plus aisés etd’origine ouest européenne peut être liée àplusieurs facteurs : toutd’abord la craintederépercussions(plaintesauprèsdelahiérarchie,des élus locauxoudesmédias), certaines despersonnescontrôléesneseprivaientd’ailleurspasde faire état auprèsdespoliciers de leursrelations. Par ailleurs, lesmembres des classessupérieures ont parfois des moyens de fairepasser leurmépris et leurmanquede respectàl’égarddespoliciersetdeleurtravailpardesformesquirendentplusdifficilelajustificationdessanctions,mêmesi lesgardiensdelapaixpeuventsesentirblesséspardetellesattitudes.Enoutre,l’observationd’uneattitudepolieetdécontractéesdelapartdepersonnesissuesdel’immigration permet assez souvent de désa-morcerl’hostilitéoulaméfiancedespoliciers.Lesinteractionsentrelapoliceet lescitoyenssont complexes, multiples, tout comme lesmécanismes qui produisent et entretiennentdesdiscriminations,etnesauraientreleverdela seule logique du contrôle et de l’humilia-tiondeshabitantsdesquartierspopulairesparlepouvoirpolicierpourdesmotifspolitiquesetidéologiques.

Marc Loriol

IDHE – CNRS

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159 isabelle Forno, Travail, peurs et résistances. Critique de la victimi-sation du salarié, Paris, Syllepse éditions,

col. Sens dessus dessous, 2012, 148 p.

Parmi les ouvrages en nombre croissant quitraitent des nouvelles pathologies du travailau seindesquellesfigurentenbonneplace lesrisquespsycho-sociaux, celui-cinedevraitpaspasser inaperçu pour plusieurs raisons. Il estécritparuneancienneDRHquiaexercécettefonction dans des entreprises allant de 400 à4000salariés«dansdessecteursd’activitéaussidifférentsquelapressequotidiennerégionale,lelogementsocial,ladiffusionaudiovisuelleetlesréseaux de télécommunication ». L’auteur estcertesd’abordunepraticiennerendantcompted’expériences trèsvariéesconvergeantversunmêmediagnosticquipourraitserésumeràuneabsence de considération des entreprises pourle travail plus encorequepour les travailleurs.Elleestaussicequel’onpourraitappeler«unpraticienréflexif»quiaprisletempsd’affinersondiagnosticens’appuyantsurlestravauxdeschercheurs(psychologues,psychosociologuesetergonomes essentiellement) à l’égard desquelsellen’hésitepas àprendre éventuellementdesdistancesfondéessursonexpérience.

Le style d’Isabelle Forno est très direct,découpé sans doute en de trop nombreuxparagraphes(unparphrase),maisponctuépardesformulesparticulièrementincisivesetper-cutantes.Lachargequ’ellemèneàmarchefor-céepourdénoncer laméconnaissancequ’ontles entreprisesde leurpersonneletdu travailqu’il effectue sonne particulièrement justetantilestévocateurdel’expériencevécue.

Le livre se décline enquatre chapitres oupar-ties : «unsalariéen souffrance(s),un salariéenméfiance(s), un salarié sous surveillance(s), unsalarié en résistance(s), pour conclure sur unenoteoptimiste:«Unsalariéplusvifquemort».

Les deux premiers chapitres présentent undiagnostic qui confirme celui posé non seu-lement par de nombreux chercheurs maisaussi par quelques rapports publics d’experts

concernant les pratiques de gouvernance desentreprises.Lesdeuxchapitressontconstruitssur le même rythme et leur intérêt résidedans la manière dont sont traités conjointe-mentlesfaitsetleurseffetscontradictoires.Parexemple, le contrat de travail qui est contratde subordination voit ses différentes clausesacceptéessansdiscussionparlessalariés:«leursubordination est consentie ».Dans lemêmetemps, lorsque desmodifications sont appor-tées au contrat de travail individuel concer-nant l’organisation du travail, les horairesetc., les salariés ne les contestent pas mais neles approuventpasnon plusenomettantdesigner les avenants à leur contrat, soulignantainsi « la suspensionduconsentement ». Demême,lesentretiensannuelsd’évaluationdelaperformance,«anxiogènespourlesdeuxpro-tagonistes qui s’y livrent » servent avant toutà l’évaluationde laperformancedumanager,chacun sachant par ailleurs que « les critèresd’appréciation essentiellement quantitatifs nepermettent pas de reconnaître le travail réel,celui qui mobilise l’intelligence, les quali-tés d’adaptation et d’innovation et le mana-gement de la performance se ferme commeunpiège sur tous les talents de l’entreprise »(P.24)Defait,letravailréeln’estpasreconnuet récompenséparceque l’entreprisen’arrivepasàlemesurer,conduisantà«unereconnais-sanceempêchée,suspendu,rendueimpossiblepar ignorance de la réalité du travail »(P.27).Dans ce contexte, non seulement les salariéssont«ensouffrance»mais ils sontaussi«enméfiance».Ilsontcertesdesdroitsprotecteursmais hésitent à s’en prévaloir, ils réprimentleurs plaintes parfois au détriment de leursanté,ilsnefontplusconfianceàl’entreprise.

Le troisième chapitre est construit sur unautrerythme.Onn’estplusseulementdanslamise en exergue des contradictions internesauxchoixgestionnaires,maisdans lacritiquedirecte du traitement des risques psycho-sociaux.Depuislajurisprudencesurl’amiante(2002), l’employeur, en matière de mala-die professionnelle et d’accidents du travail,est tenu non seulement à une obligation demoyensmais aussi de résultats. Les politiques

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160depréventionprennentuneimportancecrois-sante–cedontonpeutseréjouir–ellesontcependant,commeIsabelleFornoledémontreavecbeaucoupd’acuité,deseffetsparticulière-ment pervers en ce qui concerne les risquespsycho–sociaux(RPS):«unsalariésoussur-veillance », qu’on enferme dans un statut devictime«privédesescapacitésd’agir»(p.92),«dépistécomme faible »etquidevient insi-dieusement prioritairement éligible au licen-ciement. L’incapacité ou l’incompétence desentreprises à traiter elles-mêmes ces risquesles conduit à les sous-traiter à des cabinetsconseils-quel’auteurn’hésitepasàqualifierde«DiafoirusdesRPS»-pourquilemarchéflorissant des conditions de travail a été unevéritable aubaine et dont ils se sont déclarésspécialistes alors qu’ils ne sont capables, auxmieux,quedeglosersurlessymptômessanspouvoir agir sur les causes qui résident dansl’ignorance du travail réel et les défauts del’organisation.

Aprèsce sombre tableau, ledernierchapitrese veut plus optimiste qui observe la résis-tancedessalariés:«Qu’ils’agissederécalci-trance,dedissidence,derébellion,decontes-tationou,del’autrecôtédecetinvisiblebrasdefer,demotivation,decoopération,desoli-darité,nousassistonsàunemêmedéclinaisondecequej’appellerai«lacréativitédesindi-gnés » » (p.99).Après avoir rappelé les troisformes de défense relevée notamment dansla littérature critique : un maximalisme quiconduitàenfairebeaucoupplusquecequiestattendupournepasêtreprisendéfaut ;unminimalismeplus tactiquequi conduit àrefuserheuressupplémentairesouastreintes;un retrait enfin conduisant à une attitudestrictementinstrumentaleàl’égarddutravail,l’auteurincitelessalariésà«devenirrespon-sabledesoi».Car,eneffet,« les salariésontmisdutempsàcomprendrequeleurseffortsn’enseraientpaspourautantrécompensésetque le management, fut-il par objectifs, parla confiance, par la responsabilité, participaità une véritable fabulation managériale quine se concluait jamais par un happy end »(p.131).

PourIsabelleForno,leprincipedeprécautiontelquelemettentenœuvrelesentrepriseslesconduitàsetromperdemalade:cen’estpaslessalariésquilesontmaisletravaillui-mêmequecertainstravailleurs,renonçantaustatutdevictime, vont envers et contre tout chercherà réhabiliter. De manière un peu naïve sansdoute, Isabelle Forno redécouvre ce que lessociologues du travail décrivent et analysentdepuis les premières critiques du taylorismepratiquement concomitantes à sa mise enœuvre jusqu’à nos jours, montrant commentdetouttemps,etquellesquesoientlesformesd’organisation du travail, les salariés ont tou-jourssus’approprierleurtravailpourenfaire,selon l’expressiondePhilippeBernoux, «untravailàsoi».

Ce livre est important en raison du statutde son auteur et, bien sur, de son talent àdécrire et analyser de l’intérieur, sans polé-miques superflues, « la gestion des ressourceshumaines»danslesentreprisesfrançaises.Ellene dit pas autre chose que ce que les socio-logues, psychologues et juristes du travaildénoncent depuis des années. Le fait quece soit un ancien business partner qui le disechangeladonne.Alorsqueledébatestouvertsur la compétitivité des entreprises françaiseset les moyens de l’améliorer, on ne peutqu’êtrefrappéparl’absence,danscedébat,delaplaceéminentequedevraientyoccuperletravailetsonorganisation.

Françoise Piotet

Professeur émérite à l’université Paris I

Panthéon-Sorbonne

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[email protected]

Appel à contributions n°14

Sortieenseptembre2013Datelimitederemisedesarticles:finfévrier2013Responsabledudossier:AlainMaillard([email protected])

moBiLiTÉs eT moNDes DU TraVaiL

Lemot «mobilité » est aujourd’hui utilisé au pluriel et fait l’objet d’importants débats dans lessciencessociales.Onparledemobilitépourdésignerleschangementsd’emploi,demétier,dequalification,destatut,symbolesd’ascensionouaucontrairededéclassementdansl’échellesociale,maisaussiàproposdesdéplacementsdansl’espacegéographique(migrationsinternationales,trajetsprofessionnels,résidentiels,scolaires,touristiques…).Enoutre,onrencontreletermepourdésignerunnouveaurapportàl’espaceetautempsrendupossibleparl’usagedestechnologiesdelacommunication:internet,smartphone…C’estlamobilité numérique,laquelleconduiraitàla«mobiquité»,c’est-à-direlacapacitédesemouvoirdanslemondesansquittersondomicile.Lanotiondemobilitépeutmêmeseconfondreaveccelledetempssociaux(mobilitédetempsdetravail,detempslibre…).Certainsvoientdanslesmobilitésledéclindelavaleurtravailetlamontéedu«capitaltempslibre»,caractéristiqued’unesociétéplusindividualisée(cf.JeanViard,Éloge de la mobilité,Éd.Del’Aube,2006).D’autresestimentquela«mobilitéquotidienne»setraduitparunedispersionspatio-temporellequimarginaliselesplusfragiles(femmesseules,migrants,chômeurs,jeunes)etépuiselessalariéslesplusqualifiés.Pasassezdemobilitépourles«insulaires»,troppourles«navigateurs»(cf.ÉricLeBreton,Bouger pour s’en sortir,ArmandColin,2005).

L’enjeun’estpasdesmoindrespuisqu’unsociologuebritanniquecommeJohnUrryérigelanotiondemobilités(aupluriel)enunecatégoried’analysevisantàremplacercelledesociété,derapportssociauxdeclasses,degenre….Ilfaudraitdésormaismettrel’accentsurlesréseauxsociauxentraindesefaireetdesedéfaire,lesfluxtransfrontaliersd’objets,d’informations,d’images,detravailleurs,detouristes,demilitantsd’unenouvellesorte...Ilconviendraitd’étudierlesgroupesd’appartenancemobilesetfluides,expressiondenouveaux«modesdevoyageretd’habiter»(Sociologie des mobilités. Vers une nouvelle socio-logie ?,ArmandColin,2005).Bref,lanotiondemobilitéestaujourd’huidevenuepolyphonique,voirecacophonique.Ilsepourraitquesonusagetousazimutsconduisemoinsàéclairerl’analysedesprocessussociauxcontemporainsqu’àl’obscurcir…

Ledossiernevisepasàtranchercevastedébatmaisàréfléchir,àpartird’étudesdecas,surlesusagesactuelsdelanotiondemobilité.Lesarticlesnereviendrontpassurlaquestionclassiquedelamobilitésociale.Ilsapporterontdeséclairagestouchantauxformesdemobilitéquisesuperposentdanslesrelations spatiotemporelles :

- lamobilité géographique(lesdéplacementsphysiques)etsonrégimedetemporalitéslorsqu’ilssontdusàuncertaintyped’emploietdetravail,auxchangementscontraintsdesituationpro-fessionnelleetfamiliale,auxactivitéshorstravail.Lesquestionsdetransports,d’accélérationetdedispersionspatio-temporellesontunaspectimportant.

- lamobilité numérique(informationetcommunication),dueauxnouveauxoutilstechnologiques(Internet,smartphone…).Elletransformelesmodesdetravailetdevieenfaisantabstractiondesbarrièresphysiquesetenexigeantuneconnexionetunedisponibilitédontladuréeetl’in-tensitésontactuellementétudiées.Letravailleurinternautenavigueentreespacephysiqueetespacenumérique.Paradoxalementlamobiliténumériquepeuts’avérerapparenteetrameneràl’immobilitéphysique…

Lesarticlestraiterontl’uneet/oul’autredecesdeuxdimensionsdemobilité.Danslesdeuxcas,laques-tiondeslieuxdetravailetdevie,des«territoires»etcelledestemporalitésdevrontêtreconsidérées.Enfin,ilimportequelesobjetssoientconstruitstransversalement:enexplorantlesrelationsspatio-temporellesentreletravail,laviepersonnelleetfamiliale,lascolarité,lesloisirs,lesengagementsassociatifsetpoli-tiques…Lescontributeurséviterontdecloisonner la sphèredutravailetaborderontcelle-cidanssesrapportsaveclaviequotidienne,aveclesdifférentescomposantesdelaviesociale.

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BULLeTiN D’aBoNNemeNT

Nom et prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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