CHALUTIER DANS LA BRUME - Revue Des Deux Mondes

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AU PÉRIL DE LA MER CHALUTIER DANS LA BRUME 4 bord de /'Isabelle, chalutier de pêche du port de Boulogne: (Avril 1940) — Déborde tribord ! Embarque bâbord ! Gare le Charles, i l nous accolle !... Debout sur la passerelle, puissant comme une figure de proue, le patron lance les ordres, sans hâte, des phrases, hachées qui tonnent dans le porte-voix. ! La sortie du port est une manœuvre délicate, surtout à marée basse, parmi l'encombrement des bateaux : chalutiers, voiliers* dragueurs de mines, cargos battant pavillon de toutes les nations alliées ou neutres, dont la guerre semble intensifier l'activité sur cette rive de France qui regarde de si près l'Angleterre» C'est un matin de printemps un peu embrumé, vent d'ouest et houle active. Derrière nous, les maisons de Boulogne s'effacent tout de suite dans une buée, disparaissent comme dans un rêve... Voici que la mer nous a pris. Plus rien n'existe que ces lames qui frappent la digue à l'orée du port, nous soulèvent d ? <un bond violent, éclaboussant l'étrave et les hommes courbés veillant aux abordages. Lance la sonde électrique ! La dure moustache du capitaine, taillée en paillasson, a, dans le visage au teint de brique, ce hérissement des minutes d'inqUié- tude où les hommes, autour de lui, attentifs, suspendus à son geste, le sentent tout entier incorporé au navire. Comme si c'était la partie du chalutier qui pense et qui commande, ce bloc massif posé sur une paire de bottes, qu'on dirait sculpté dans un billot de chêne à grand coUps de hache dont les entailles

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A U P É R I L D E L A M E R

CHALUTIER DANS LA BRUME

4 bord de /'Isabelle, chalutier de pêche du port de Boulogne: (Avril 1940)

— Déborde tribord ! — Embarque bâbord ! — Gare le Charles, i l nous accolle !... Debout sur la passerelle, puissant comme une figure de

proue, le patron lance les ordres, sans hâte, des phrases, hachées qui tonnent dans le porte-voix. !

La sortie du port est une manœuvre délicate, surtout à marée basse, parmi l'encombrement des bateaux : chalutiers, voiliers* dragueurs de mines, cargos battant pavillon de toutes les nations alliées ou neutres, dont la guerre semble intensifier l'activité sur cette rive de France qui regarde de si près l'Angleterre»

C'est un matin de printemps un peu embrumé, vent d'ouest et houle active. Derrière nous, les maisons de Boulogne s'effacent tout de suite dans une buée, disparaissent comme dans un rêve... Voici que la mer nous a pris. Plus rien n'existe que ces lames qui frappent la digue à l'orée du port, nous soulèvent d?<un bond violent, éclaboussant l'étrave et les hommes courbés veillant aux abordages.

— Lance la sonde électrique ! La dure moustache du capitaine, taillée en paillasson, a, dans

le visage au teint de brique, ce hérissement des minutes d'inqUié-tude où les hommes, autour de lui, attentifs, suspendus à son geste, le sentent tout entier incorporé au navire. Comme si c'était la partie du chalutier qui pense et qui commande, ce bloc massif posé sur une paire de bottes, qu'on dirait sculpté dans un billot de chêne à grand coUps de hache dont les entailles

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LA BEVUE

firent saillir une'Carrure athlétique, les membres en massue, la tête puissante sur une encolure de taureau.

Le Jusant s'achève, i l j ta peu d'eau,dans la passe. Dix brasses, marque le cadran du sondeur ultra-son électrique — le sondeur à coups de trique, dit Jean-Baptiste, l'homme de barre, volon-tiersi facétieux;' *.<• •:• i

: Les deux hommes, le patron Foumier et le vieux Jean-Baptiste, sont seuls dans la cage de verre dont les embruns parfois mouillent la vitre. Tous deux aussi volumineux avec plus de pesanteur chez l'ancien, cravatés du même,fichu de couleur vive qu'affectionnent les pêcheurs du Nord et qu'ils portent avec une sorte de crânerie, les coins dressés sous le menton. Absorbés, ils n'échangent que des mots brefs, jaillis de leur commun souci : • .

— Encore la boueaille» qui vient !••• grommelle le vieux, hochant sur son torse en tonneau une tête énorme coiffée d'un invrai­semblable bonnet de police aux tons délavés, toujours posé de travers, la pointe sur l'œil» Par ce temps-là, faudra pas trop remonter, à cause des «marquises ». ,

Les marins boulonnais appellent ainsi les épaves de bateaux coulés pendant la grande guerre et qui sont nombreuses sur la routé dès cargos j quand le chalut « croche » dedans, i l est perdu.

. Deux •. petits . bateaux cordiers nqus frôlent, plus rapides, filant vers la haute mer. Cette nuit même, à la sortie du port, en chalutier en. ouvrit un du bout de son étrave. Trompé par les feux, que les règlements de guerre réduisent à l'extrême, le pelote croyait passer, sur l'arrière. Le cordier, coupé en deux, disparut en quelques secondes avec son équipage.

rrr- Vingt,.* vingt-cinq... trente— trente et un.,. Nous creur-sons, : nous creusons !• fait le. capitaine, dont le large visage s'éclaire sous le bonnet déteint. ,

— Ouest quart suroît ! Baptiste obéit d'un coup de barre.

>• r*~ File, le loch l . : Nous marchons à huit nœuds et demi. Autour de nous courent

les vagues au ventre lourd; elles roulent, sans crêtes, sans sur­saut̂ d'un rythme égal, Les nuages, au ciel, semblent refléter leur gaiop.mesuré, également gris, pressés, .monotones, dans l'atmosphère privée de lumière.

. La mer est peuplée dans ces entours du port. Des cargos

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AU PÉRIL DE LA MER

nous croisent, nous dépassent : le Tasùt* du Pirée,,une gigann tesque croix de Genève rutilante à son flanc Un navire hollan­dais avec son drapeau peint <i à l'avant, et sur l'arrière, un panneau aux couleurs nationales qu'éclaire, la nuit, une ligne de lampions. Il a hissé ses pavillons pour se faire arraisonner et le patrouilleur l'aborde. Un homme saute survie pont pour examiner les papiers, donner la route au cargo afin d'éviter les champs de mines. ' *« .

Alentour, dragueurs, patrouilleurs sont au travail, balancés par les longues vagues souples. Quelques hydravions évoluent, avec leur gros bourdon de moustique, entre les deux; mouton­nements gris du ciel et de la mer. ' i >

Voici maintenant le paquebot fourmillant d'uniformes kakis, bruissant de chants et de rauques appels, qui ramène les permis­sionnaires anglais de Folkestone à Boulogne. ; .

Toute une vie foisonnante sur l'eau qui exprime, comme ces trains de troupes sur la terre ferme, les camions sillonnant tes routes, lès villes bariolées d'uniformes, le grand bouillonnement du monoje dans le creuset de la guerre... j .

Sur le pont de l'Isabelle, les hommes s'affairent, en sabots et en gros'"bas de laine, roulant des hanches etdes épaules avec la carcasse du navire. On vérifie la trame du filet,1 les tabliers de la poche. Auguste, un marin d'Equihen au "visage raviné coupé d'une grande moustache, empile près du panneau d e l à cale, avec lès gestes anguleux de son lohgr corps maigre, le» Corbeilles qui serviront à trier le poisson. Par la porte de. droite, grande ouverte dans le posté avant, on aperçoit le cuistot qui remue les casseroles dans sa minuscule cuisine. Il a cuit déjà le café du départ, arrosé d'eau-de-vie comme i l convient, et le mousse, un peu titubant, portant un grand bidon dans ses mains encore potelées d'enfant, va distribuer à chacun, sur le pont, sur la dunette, dans les chaufferies, sa ration de « bistouille».

— Pater noster ! De nouveau mugit l'appel du capitaine pour la traditionnelle

prière à la sortie du port. Les départs sont émouvants sur cette mer peuplée de mines et d'épaves. . . :'

Alors, de toutes les ouvertures, les hommes surgissent : dii poste avant, de la cuisine, de la chambre des machines d'où l'on remonte par une raide échelle de fer, de la cale où Tarzan, le loustic de la bande, préparait en" chantant 1' « affatege » du

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poisson. Le mousse a lâché son bidon, Auguste ses corbeilles. Jean-Baptiste, la-haut sur la passerelle, les mains sur la roue à gouverner, fixe l'horizon avec une extraordinaire «xpresaîoh dans se» yeux bleus à fleur de tête, un peu troublés par l'âge. Gomme si un rêve l'emportait, la vision d'un monde supérieur où-il se fût trouvé de, plain-pied.; C'est un saint homme, ce mate­lot .dU' Pertel, élevé; jadis par une mère admirable dan* une famille de treize enfants ; et il y a une telle.sincérité dans chacun de ses gestes qui exprime une âme toute de droiture, de dévoue-.ment,,que, malgré son aspect comique, son amusante drôlerie de langage émaillée de- dictons où se concentre la sagesse popu­laire, cet homme qui ne sait même pas lire impose: Je respect. ... Il a été son bonnet.de police; et tous"les autres en bas sur le pont, le béret à la main, agenouillés dans leur grosse toile délavée qui fait des plis raides après la récente lessive, mar­monnent en chœur lea répons au Notre Père, au Je vous salue Marie, qu'amorce: le capitaine, tête nue, énorme.dans l'ouver­ture de la vitre,

La trépidation du moteur,- accrue par le ronronnement des avions proches, accompagne leur prière, avec la voix profonde de la mer, qui vient caresser les flancs du navire à chaque levée de sa pesante surface. Le vent d'ouest, lent et ,régulier comme le moutonnement de toute cette grisaille, joue à la cime du mât avec les pavillons multicolores dont les formes et les nuances écrivent dans le ciel le matricule de guerre du chalutier.

Et vient à nous un grand vol de mouettes, tourbillonnant, léger, en flocons déplumes de neige : un peu de lumière con­densée, dans toute cette blancheur virevoltante qui éclaire tout ,à coup de sa fantaisie, la tristesse de cette heure embrumée. : V'ià la famille, du marin* fait Jean-Baptiste, qui les salue ,de son.bonnet de,police, ayant achevé son signe de croix. C'est ceuxrlà qu'on voit le plus souvent !

MOUILLAGE DU CHALUT

«— Stoppe le moteur ! . Le. patron^, lancé l'ordre aux mécaniciens dans le porte*voix.

E t dans les. profondeurs du navire, la puissante respiration doucement s'alanguit.

— £arre tribord l v

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- C'est Pancrace qui est de quart en cette fin d'après-midi. On l'appelle aussi 1' « Infirmier », parce qu'il fit son service à l'Hôpital maritime de Cherbourg, ce matelot du Perte! dont le visage étrange est tout en nés : un nez invraisemblable, large, long, tordu, aplati du bout comme un fer à repasser, et qui semble tirer toute la physionomie vers sa comique protubérance où convergeât les rides, les ravines burinées par la fatigue et h» intempéries dans la chair couleur de lanterne allumée. • • VfsabeUe obéit, docile au geste du timonier, D'un glisse­ment doux, car la mer est très calme, elle dessine une large volute avec son étrave à peine visible tant la brume s'est épaissie. Elle se met travers au vent pour l'opération délicate du mouillage afin que le courant écarte le chalut et l'empêche de chavirer.

Une voile de tape-cul a été hissée à l'arrière et,-le long du plat-bord, l'immense filet s'allonge comme un reptile aux mille replis, flanqué de la double ligne de ses flotteurs en boules de verre et des diabolos, en forme de bobines, de bois cerclé de fer.

Hors cul I Auguste a pris la poche à pleines mains : le « cul de chalut »

aux mailles soigneusement vérifiées, car c'est cette extrémité du filet, la plus vulnérable et la plus précieuse, qui doit se gonfler tout à l'heure, de tout le gibier de la mer. Par brassées, en gestes rapides, il lance par-dessus bord la trame qui s'élargit dans i*ëau, flotte un instant.

; : —- Allez-y, partout. Quatre hommes à l'avant, trois à l'arrière, silhouettes rou-

gefitres rapiécées de couleurs vives, irréelles dans le brouillard, se penchent, se relèvent, les bras emplis de mailles brunes en vrac ; ils jettent au-dessus de la lisse, tous ensemble, le lourd filet, par saccades, puis les globes verts des flotteurs, dans leurs poches treillagées, qui maintiendront la lèvre supérieure de l'énorme gueule ouverte dans la mer.

%Ne restent plus à bord que le raban alourdi de chaînes qui ourle l'extrémité inférieure du filet et les diabolos qui doivent traîner sur le fond, raclant le sol pierreux des abîmes. Quelques courbettes encore des marins-fantômes aux vareuses couleur de brique brûlée, et dans le tintement des rouleaux ferrés qui s'entrechoquent, anneaux sonores d'un gigantesque serpent qui se tord, frétille sur le plancher du pont, sè cabre au

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bord du parapet, tout disparaît, s'engloutit dans les flots et la brume. 1

Tandis qu'au pied de la passerelle, le treuil commence à tourner, haletant, soufflant, geignant, sous la conduite de Mickey, un grand gars, jeune encore, dont la caractéristique — rare chez les marins — est de posséder sous son bonnet déteint un crâne tout à fait chauve : une boule de métal, poli qui fait s'esclaffer les autres. •

— On â photographié ta tête pour la mettre en haut du clocher de l'église, plaisantent les camarades, quand un grain l'oblige à se découvrir pour échanger son bonnet contré un suroît de toile goudronnée.

Miçkey, enveloppé comme un diable par la vapeur qui lui gicle dans les jambes, plus blanche et plus opaque que le brouil­lard, se démène dans un grand fracas d'engrenages,-de ferraille vibrante, de bois mouillé qui grince aux articulations. Avec Une précision rapide, ses grosses mains rouges manœuvrent les •leviers, les manettes ; et devant sa silhouette gesticulante dans < un nuage ouaté, les câbles d'acier frémissent, tendus, dans un déroulement sans fin. Ils passent par les rouleaux de direction parallèles à l'axe du treuil, viennent glisser sur deux poulies juchées tout en haut d'énormes potences métalliques qu'on voit dressées, l'une à l'avant, l'autre à l'arrière du bateau, le longdn la-lisse de tribord. Puis les câbles jumeaux, écartés de toute ta longueur du navire,; de la poupe à la proue, soutenant les deux commissures de la bouche du filet, filent doucement, s'enfoncent dans la mer.

Tout à coup, le bruit d'un moteur d'avion, proche, assourdi par l'épaisseur mouillée de l'air; puis un second. Bourdon lourd des oiseaux de guerre...

—.Tonnerre ! Un convoi ! Le capitaine bondit sur la corne de brume, tire la poignée..

Un beuglement remplit l'espace. Ces avions qui tournent au-dessus de nous, qu'on ne voit pas dans l'opacité de l'atmosphère, accompagnent sans doute un transport de troupes ou de maté­riel. Et c'est une rencontre redoutable, pour un chalutier gêné par la manœuvre du mouillage, que celle d'une caravane de cargos masqués par le brouillard, flanqués de torpilleurs, et dont les coupantes étraves peuvent jaillir à chaque instant, presque à portée de la main.

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r Mais bon, le mugissement qui répond, répercuté à plusieurs reprises le long du convoi, comme si dans cette vapeur dense couraient de mystérieux échos, ces grognements de bêtès sau-véges-hrrivent atténués, émoUssés par une épaisseur rassurante è'Iœnïkie lointain. '

— "Pas de danger pour cette fois. • ' Et,-penché sur le parapet de la passerelle où i l semble flotter

comme dans une nacelle parmi la nuée, le patron" poursuit là manœuvre, très calme.

—- Retire l'bosse. - François Fourmentin, dit « Fourre la main », un timide

garçon de dix-sept à dix-huit ans avec des airs de' fille, largué" le bout de film qui assurait la lourde armure dë fer dé la «planche » à lâ chaîne du câble.

— DbnUe un coup de masse sur la ferrure, François. '" " La tige métallique fait sauter, avec un bruit d'enclume, le

crochet qai ! retenait à une chaîne d'acier cette porte énorhié, bardée de fer, qu'on appelle « la planche », et qui s'appuie toUfe droite sur la potence, tribord avant. Il y en a quatre ainsi'sur le pont, accolées aux quatre potences de métal peint, deux à bâbord, deux à tribord. Quatre vantaux de forteresse, cloutés, traversés de barres de fer, imprégnés de sel et d'eau et de rouillé eni bavUrés. Mais bh n'utilise d'ordinaire que les plàhehès de tribord, car c'est de ce tfôté qu'on niouille le chalut L'appareil symétrique ne sert que lorsqu'une avarie oblige à mouiîfëf'lë filet de renfort, soigneusement roulé le long de la fisse de bâbord. ( - , -

• —- Allez» vire. Le treuil continue de faire gronder son. tonnerre de ferraille ;

et ce sont deux câbles nouveaux à présent qui se déroulent : W ;« bras », qui vont passer sur les poulies des deux potences, et saisissent de leurs muscles longuement étirés les planchés déjà vacillantes.

— Affale. François a faitmn geste. Bruit d'écroulement dans un tUmulteJ

d'eau sauvage qui gicle, bondit avec dès sursauts d'échinés souples, jaillit presque à hauteur du mât en blanches fontaines 1

d'écume. Le panneau s'est effondré, d'un coup, dans la mer. " ' u-* Paré derrière. Et c'est la seconde planche qui s'effondre à son tour, parnâ

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le fracas de l'eau giclée, dans un geyser de neige éclataut sou­dain d'une blancheur légère, aérienne.

Mickey, l'œil fixé sur ces bras d'acier frémissants de leur tension extrême, surveille leur déroulement, les guide, les suit par la pensée dans les fonds où ils se coulent, agrippé» aux vantaux pesants qu'ils tiendront debout sur les semelles, .dans l'ouverture de la gueule aux mailles brunes, pour l'ouvrir en large, sous la poussée de l'eau que ces mâchoires de bois; mordent obliquement.

—- Réchauffe. Cest aux mécaniciens à présent que s'adresse l'ordre trans­

mis P&r te chadburn. L'ahan de la machine, irrégulier d'abord, avec des arrêts, de subites éructations, de nouveau fait frémir les entrailles du navire. Et cette pulsation vivante s'intensifie, s'ordonne, mêle son rythme de poitrine d'acier aux bruits de férge, de trains déraillés, de poutres sciées avec des lames humides, que le treuil continue, strident, heurté, Criard, de déverser en fracas sur le pont. Doucement, Ytmbelle se remet en marche, décrit un arc pour se présenter debout au courant, contre lequel.elle lutte, souquant, peinant, crachant de là fumée par sa grosse cheminée trapue. ,

<—Files. > Le treuil s'emballe dans un vacarne assourdissant de tam­

bours, d'engrenages, sous la main d'un Mickey endiablé, presque invisible dans Ion nuage. C'est à toute allure maintenant que se déroulent les câbles fixés au filet, qu'on appelle les fUnes. Rigides sous la tension, ils paraissent sonores, comme les cordes de quelque gigantesque violon accordé aux vagues de la mer. Le chalutier commence son dur travail de bête de halage, tirant par le flanc, contre le vent, contre le flot, l'énorme poche raclante dont le poids lentement va s'alourdir.

— Haie dessus !...

Et voici deux hommes qui remontent en courant de l'arrière à l'avant du bateau, traînant au bout d'un câble Un volumineux crochet. La brume, qui s'allège, semble aller au-devant d'eux comme une fumée rabattue. Courbés sous l'effort, sans ralentir pourtant leur allure," ils viennent mordre avec cette mâchoire énorme qu'ils tiennent dans leurs mains — qui déjà glissait le long de la fune arrière — et happent la fune avant. Et —

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Largue le chien ! — la gueule le fer, serrant de ses crocs les deux câbles tendus à rompre, file vers la proue. Les dents ser­rées sur sa prise» c'est elle qui traîne avec une énergie de fauve ce ramassis de vivres qui commence de se former dans les fonds amers, sous la traction acharnée du navire.

Le treuil s'est tu. Un grand .calme flotte sur la mer, avec ses buées qui se lèvent pour un fugitif instant, se défont en écharpes, qu'une clarté diffuse nuance de tons, infiniment déli­cats de gris et de mauve. L'eau qui se découvre entre .leurs franges envolées est de métal pâle, verdâtre quand elle bouge. Et de grandes traînées laiteuses la parcourent, où la lumière est prisonnière, une lumière oblique de fin de jour,, qui nous arrive par tribord, douce à l'extrême dans son rayonnement de verre fumé. '

Sur le pont, qui luit d'humidité dans cette luminescence de bulle» les hommes s'occupent, parmi les objets déformés par ta** de gaze flottante, à préparer cette première levée du chalut qui

,est toujours un peu émouvante, comme si son résultat'faisait prévoir toute la suite de la campagne.

—- François, mets les « braises de gatte ». Le gamin, dont la silhouette toujours active éclate dans le

transparent du brouillard du vif orangé de son fichu,.dispose en rectangles, dans les rainures préparées d'avancé, les cloisons de bois qui portent ce nom bizarre, et dont l'assemblage constitué les « bacs » où sera versé le poisson au sortir du ehaluk -

Autour de lui, cinq ou six matelots, un peu fantastiques dans l'étrange lumière filtrée qui transfigure cette sorte de navire-fantôme flottant sur quelque océan de rêve, cinq ou six garçons

N aux foulards de flamme dispersent les « basquettes » d'Osier ou de métal qui serviront au tri du gibier de mer. -Ce soleil, qui sourit derrière les souples rideaux aux couleurs d'arc-en-ciel, qui est un peu chaud déjà en ce début d'avril, bien que ce soit presque le soir, ce soleil du printemps mouillé de la mer leur met la joie au cœur, et ils plaisantent en faisant leur besogne.

Si tu voyais l'étrave que t'as ! C'est à Pancrace que s'adresse ce quolibet ; un Pancrace

courbé sur un rouleau de filin qu'il lave soigneusement et dont le nez, vu de profil, s'allonge comme une proue de goélette d'assaut.

— C'est parce que la viande était pour rien quand il est né; on lui en a mis un trop gros morceau, s'esclaffe Jean-Baptistè

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qui traverse le pont de sa démarche lente et lourde, un peu dandinée, portant tout l'énorme poids de son corps, tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre de ses bottes de sept lieues. <

Pancrace, accoutumé aux plaisanteries,-les reçoit avec une imperturbable bonne humeur :

— Comme on dit, on n'est pas louis d'or, on ne plaît pas à tout le monde...

Taudis que dans sa petite cuisine où grésille le feu du poêle, Gaubert accommode pour le repas du soir le congre aux pommes' de terre, qu'il vient faire sauter dans la casserole sur le pas de la porte, esquissant des entrechats à la mode des music-halls:

Vlà l'cuistot... Et il raconte, avec sa verve comique qui lui assure toujours

Un grand succès de rire, la légende de la sole et de lagaude qui se disputaient, je ne sais plus à quel sujet.

— La sole, elle a tant r i qu'elle en a le bec tordu, la gaude a tant pleuré qu'elle en a gardé de gros yeux..' '

— Ce soir, clame Tarzan, qui surgit hors de la cale, son poil roux hérissé: autour du bonnet posé de travers, ce soir, Tarzan dans son film Femme de chambre, et Baby Pancrace dans sa dernière création l'Infirmier des GaUus.

Les camarades rappellent volontiers à Pancrace, qui n'en est pas très fier, le temps où il soignait les galeux.

— Et boum, boum, rataploum, Les marins sont épatants, Et boum, boum, rataploum, Les marins sont de bons enfants...

C'est Jean-Baptiste qui fredonne, tout seul, accoudé au bas­tingage à l'arrière du chalutier. Ses larges oreilles décollées ont l'air de chercher, grand largUe, la brise à peine sensible. Rêveur, pénétré à son insu peut-être par ce charme du soir embrumé, i l regarde, dans le sillage ourlé d'écume où le grand V ndir J'*s funes s'ouvre à l'infini, i l regarde ces routes irréelles d'eau pâle qui se perdent dans le lointain, serpentent, se rétrécissent, s'élar­gissent en étangs, un peu luisantes dans la clarté diffuse, parmi

1 de grandes plages de verre mat.

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AU PÉRIL DE LA MER 181

ON VA VIRER l

Ce matin, le rideau de brume est plus léger, qui nous entouré d'écharpes aux nuances d'aurore. Un soleil, très lointain sèmble-t-il, venu à travers mille épaisseurs de flocons neigeux qui ont divisé sa lumière en couleurs les plus douces du prisme, teinte l'eau de la mer, qu'on voit paraître entre les mousselines envolées, partout autour de notre vogue silencieuse.,

Nous glissons dans un monde de reflets, qu'un mirage semble propager à l'infini, moirés, un peu frémissants ou glacés comme une laque, modifiant à chaque seconde leurs pâles tonalités aux clartés de veilleuse. Opale vivante à tribord d'où la lumière nous arrive obliquement par l'arrière, soulignant les longues ondulations soyeuses de la surface. Verre bleui du côté de bâbord, d'un bleu de fumée qui, dans le sillage du navire, s'épure, .décou­vrant, dans un frémissement rapide, comme une sombré trans­parence.

Il est un peu féerique, cet univers sans dimensions où nous plongeons privés de tout repère, sans un coin,dé ciel, tout en reflets d'eau multipliés comme par un jeu de miroirs, doucei

ment brillants i>armi la fine enveloppe de gaze bleutée. Sur le pont, presque vide, on voit la brume courir en vagues

transparentes. Jean-Baptiste remplace au poste de commande­ment le patron qui dort; et son vaste corps, un peu somnolent dans l'aube, emplit la passerelle vitrée qui flotte comme! un ballon dans le brouillard.

— Le père Baptiste qui pêche une « gnole » ! (1) crie la voix moqueuse du mousse déjà éveillé, qui brandit, tout près des bacs à poisson, les roussettes et les chiens de mer encore vivants pour leur écraser la tête d'un coup sec sur les braises de gatte.

— On dort comme Napoléon I", avec les yeux ouverts, grogne le vieux marin qui fait une moue comique à la manière des enfants, plissant dans son visage plus large que haut sa grande bouche surmontée d'une râpe de poil gris.

Et comme le gamin interrompt sa besogne poUr taquiner un beau homard qui brille dans l'eau de là baignoire de tout le-luxe d'une cuirasse de sombre émail :

— A force de t'amuser avec c'te bête, t'auras une figuré

(1) Pêcher une « gnole », une mouette, o'est, dans le jargon des mate­lots, piquer un somme, le nez sur la poitrine.

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l i i • ••• T i A R E V U E

comme uiv homard !... J'voudrais que tu t'ferais embrasser le, doigt ! • h Justeâ"ce'moment; Comme si cette plaisanterie lui eut Jeté

Un sort, lé'mousse pousse uri cri : ; ' '—'T'm'ais pincé, face d'âne !

! ; 'Et iîriecoUe:sa main où le beau homard bleu resté accroché une seconde, battant bruyamment de la queue...

Sauf la bordée de veille à la route et aux machines, les hommes reposent sur leurs couchettes, enveloppés tout vêtus dans leurs rëches couvertures. On né dort jamais plus de deux henres dé suitèsur un chalutier, la manœuvre de levée'se répé-* tant toutes les trois heures, de nuit comme de jour; et c'est ainsi,' vers l'aube, que les corps écrasés de fatigué S'enfoncent plus profondément dans le sommeil. On entend le patron ronfler dans sa cabine. Et le bateau, qui traîne sans bruit son filet déjà lourd, évoque je ne sais quelle nef magique de la Belle au Bois

\ d'àrmarii qui s'en irait glissant dans des vallées de nuages fine­ment diaprés. Hélas ! la tâche urgente rompt vite le charme, • • - x i On va : v irer! . C'est la voix de Jean-Baptiste, tout à fait réveillé maintenant,

qui tonne du haut de la passerelle. Aussitôt, comme un écho à cet ordre fatidique qu'on entend si souvent tomber sur le pont, éclaté lé fr'àcàs du treuil au volant duquel Auguste a bondi, jailli'de je né sais quel trou de ratière.

Le bateau tout entier se secoue dans cette bourrasque de f er-ralll'e'qul grince, dominant la pulsation ralentie de la machine, bientôt tout à fait arrêtée. Par l'ouverture cintrée du poste avant, les hommes surgissent un à un. Ils émergent en haut de l'échelle, encore un peu titubants de sommeil, avec leurs blouses maculées, leurs grosses bottes. Us achèvent de capéler èn mon­tant''leurs tabliers cirés et se gantent d'énormes mitaines de fëUttfè rouge et blanc garnies de caoutchouc, qui font leurs mains pataudes ; un rayon'diffus tombé juste sur le pont les enflamme ôt fait -briller comme1 d'étranges armures incrustées de nacre les tabliers, les bottes constellées d'écaillés de poisson.

— Largue le chien ! Jimmy, ainsi baptisé parce qu'il ressemble à un gamin de

Londres, s'est précipité vers là poupe à grands pas de bottes, armé d*une barre de fer qu'il brandit comme une lance.

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— Décapelez ; attention les têtes ! Il a frappé d'un coup sec la mâchoire de la « vérine », ce

crochet, qui maintient assemblés les câbles remorqueurs du chalut. Et... frrr... les deux funes libérées, vibrantes comme des cordes de contrebasse, s'écartent, redeviennent parallèles, ten­dues chacune à leur potence comme à quelque gigantesque diapason.

— Tribord — Largo.

, T*-» Un peu de mou. ; C'est le capitaine maintenant qui lance les ordres, de la

passerelle où i l a repris sa place, sorti du sommeil comme d'un bain, avec une vigueur renouvelée.

Soyons parés 1 Le treuil avale les câbles dans un orage d'acier fêlé, de

chaînes tintinnabulantes. Et tout à coup : — Ho ! Ho !...

v C'est le ,cri des hommes qui, près de la potence arrière, regardent émerger la planche. Elle monte tout doucement, ruis­selante, avec son armure rouillée qui luit un peu dans les clartés éparses, au bout du branchoh raide comme une tige.

— Largo l — Amarre ! François, et Tarzan l'ont saisie, à l'instant qu'elle heurtait

la" potence ; comme par surprise, ils l'ont ceinturée d'une chaîne de fer. Et déjà, la seconde planche monte devant la potence de proue, saluée par le même cri — Ho !... Ho !... — des matelots penchés sur le plat bord, raides dans leurs tabliers cirés, ten­dant vers le panneau lourd, qui s'égoutte avec un bruit de cata­racte, leurs grosses mains de feutre flamboyant.

A présent, les funes s'enroulent, à grande allure du treuil emballé qui crache, fume, gronde avec sa voix de métal rouillé. Tous les hommes se sont alignés le long de la lisse, gços coléop­tères, dans leurs carapaces, leurs pattes rouges écartées du buste* Ils guettent la montée du filet, la poche giboyeuse qui tient leur fortune dans, ses mailles.

Même les mécaniciens, inutiles près des machines arrêtées, sont montés sur le pont. Leurs vêtements de toile bleue tranchent sur les lourdes silhouettes de cloportes cirés — et aussi leur allure de promeneurs, les mains dans les poches. Il y a là Car-

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nera, lé second mécanicien, qu'on appelle par ironie du nom d'un boxeur «élèbre, à cause de son aspect frêle, dë sa maigre figure allongée par les rides. Et les deux chauffeurs. Et Ferlicoe, le chef, dit « Remue là dedans » parce qu'il répète cë mot comme uflhtic, èn jurant et crachant. '

Baptiste, qui l'a vu venir du coin de l'œil, fredonne- en allant joindre son poste près de la lisse : .j

Elle Se remue tout doucement, ' Ah! c'est charmant /...

— Tonnerre, remue, espèce d'âne; remue,1 baudet, riposte le mécanicien, riant sous ses* sourcils froncés, sa casquette enfoncée sur'les yeux, qui lui donnent, bien qu'il aime la plaisanterie, un air constamment préoccupé.

La voix du capitaine, là-haut, continue de faire pleuvoir les ordres et les coups d'éperons :

— Mets-en un coup, Tarzan !... * — Bosse le gandineau. Une barre de bois vient d'émerger, dans un petit bouillonne­

ment d'écume, flanquée d'une boule métallique.! Le palan les enlève, les dépose sur le pont. Et, tout de suite, entre deux eaux, apparaissent les' flotteurs de verre à bouteille, ballottant dans leurs gaines ajourées, les brunes mailles flasques du filet ; puis, auprès des diabolos tordus par le remous, l'énorme poche gonflée à rompre, qu'on voit briller, dans la transparence, de sa pleine goulée d'écaillés d'argent. , >v

— Une belle levée ! s'exclament les hommes aux mains de feu. ' " ' (

, , Et, de nouveau, le patron dans sa tour de verre : . , -, — Envoyez vite les parpaillots ! Happés par le crochet du palan, les bouts de chaîne qui main­

tiennent les extrémités du filet passent la lisse, en toute hâte, pour éviter que le poisson, remontant, ne s'échappe de la poche; Déjà, une belle raie bouclée, qui a réussi à s'évader, nage à grands coups d'ailerons autour de la cage argentée. Micfcéy se précipite avec une épuisette, la pêche triomphalement.

— Embarquez le bourrelet ! ' : C'est le raban lourd de chaînes qui se balance à présent au'

crochet du palan, puis les diabolos entrechoqués à gand fracas d*éhclumes, qui s'écroulent en tonnerre sur le pont, parmi l'as-

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AU PÉRIL DE LA MER 185

sourdissant vacarme du treuil, toujours coléreux, enrhumé et criard.

. r—, Embarquez, le filet ! Voici la plus dure phase de la manœuvre. Car c'est à la main,

avec l'aide seulement du palan, qu'il faut soulever la trame flot­tante, la ramener sur le pont, puis haler près du bord le « cul de chalut » bourré de poisson, avant que le crochet ne l'enlève.

Tous les hommes, au commandement, courbés au-dessus du bastingage, saisissent à grandes brassées le filet qui les monde, tombe en vrac sur les bottes ruisselantes.

— Haie dessus ! Maintenant, arc-boutés des deux genoux à la lisse, le buste

au-dessus de l'abîme, ils s'agrippent à la poche émergeante, brillante d'argent neuf ; ils la tirent, d'un rude effort, crochant dans les mailles leurs gros doigts, tous penchés par la traction, du même côté, comme si quelque ouragan les avait couchés. Grappe humaine soufflante, suante, geignante :

— Oh ! là là... Oh ! Hé !... Leur long gémissement rythmé, qui s'étire, reprend, avec des

paroxysmes étrangement douloureux, se mêle au piaillement des mouettes venues en bandes tournoyantes au-dessus du filet pois­sonneux, qui vi,rent, voltent, se bousculent, dans un floconne-. ment de plumes, piquent des plongeons pour happer quelques minuscules merlans échappés des mailles distendues.

— Oh! là là... H 0 . . . 0 0 . . .

—- En avant, sonnez les cloches de Notre-Dame ! domine la grosse voix de Jean-Baptiste, qui entraîne les autres, souquant de son corps massif, dont l'inclinaison fait penser à quelque chêne trapu déraciné par la tempête.

• Un lourd crochet s'approche, sur l'épaule du mousse qUi le haie avec peine, un peu déjeté par la charge, au bout du câble métallique. Une volte, guidée par quatre mains expertes ; le cro­chet a saisi la boucle émergée du « rabote-cul », le filin qui serre l'extrémité de la poche. Et — Amène ! — rénorme bourse, étincelante de nacre et d'argent dans un rayon tamisé qui l'inonde, bourrée, tendue, ruisselante de marée, s'avance len­tement à hauteur d'homme, dans un balancement qui secoue des cascades sur le pont, parmi la retombée du grand filet flasque tout fleuri d'une mousse d'algues brunes, de coquillages rosés, d'étoiles de mer au liséré orange, et qu'anime le frétillement

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d'argent de mille petits poissons prisonniers dans ses mailles.. Quand la poche est à pic au-dessus des bacs, alors surgit un

homme étrange, casqué, cuirassé, botté de caoutchouc et de toile huilée : le cuistot, méconnaissable sous le suroît, : engoncé dans un vieux ciré noir tout effrangé, qui s'ouvre sur les côtés et lui pat les cuisses à la manière de pans de chemise.

., Un rôle difficile incombe au brave Gaubert, et lui vaut;cet accoutrement. Le voici qui s'avance au-dessous de la poche, dans la pluie d'eau de mer qui tombe sur les tissus cirés. Il a fait un geste, pour dénouer le raban qui étrangle le « çulde chalut » ; puis, souple dans sa raide gouttière, d'un bond i l recule.

Juste à temps pour éviter la cascade du poisson qui s'écroule hors du filet ouvert. Cascade vivante, colorée, dans lè soleil un instant dégagé des nuées, de nuances éclatantes et de doux reflets changeants, parmi des averses d'étincelles, des miroite­ments de sequins, de fines luisances d'émail. C'est un luxe inouï, sur le pauvre chalutier blindé de tôles rouillées, le Trésor de Saladin dans une fête de lumière qu'allume un fugace rayon, cette profusion d'or, de rose nacré, de corail volé aux mers du Sud et, frétillant dans une chair vive, ces chutes de paillettes bleues, couleur des nuits de Bagdad, ces palpitations d'argent parmi des blancheurs éclairées d'Orient comme des perles. Cou­lée de pierreries étoilée de tous les feux du ciel, frémissante de la froide vie secrète des fonds marins.

Tout l'équipage s'est rassemblé autour de la splendide ava­lanche. Silencieux, éprouvant peut-être confusément cette magnificence des couleurs et dé la lumière ; supputant aussi, avec un sens pratique qu'aiguisent les besoins quotidiens, le prix de la récolte. ../

Mais déjà, impitoyablement, la manœuvre a repris. La poche vidée, ballottante au bout de son crochet, retourne à la mer* entraînant l'immense réseau de mailles avec son jardin, de varech, de coquilles roses, ses jets d'argent vivant Les hommes, à pleins bras, la rejettent au-dessus de la lisse, pendant que le treuil, qu'Augjiste guide du fond de son nuage, fait entendre dans un tapage de forge son éternel grincement. , —Al lez , vire !

r— Allez, pousse 1 — Paré derrière !

. Et tandis que se poursuivent, réguliers comme un mécanisme

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d'horloge, les gestes, toujours les mêmes, qu'on répète toutes les trois heures, tandis que les planches s'effondrent de nouveau dans un geyser d'écume, que les funes se déroulent à grandirai cas de tambours et d'engrenages, quelques matelots, traînant les corbeilles, commencent le tri du poisson.

Il y en a de mille espèces. Les bacs débordent de eette grouil­lante matière précieuse que le soleil, libre un instant encore des nuées qui l'environnent, éclabousse de sa dansante pluie d'or.

Les hommes saisissent, par les ouïes, par la queue, avec une dextre rapidité, les bêtes encore ruisselantes, parées de cet éclat des grandes profondeurs qu'elles perdent si vite à-Pair libre'; ils les jettent, palpitantes, révoltées, crachant leur vessie tfata* toire comme une bulle de savon irisée de lumière, dans les cor­beilles alignées où elles se répartissent par genres. Le tas entier frémit sous les mains qui l'affouillent. Il bouge de battements de queues, de furieuses torsions, de bonds désespérés, parmi des jeux de couleurs-étourdissants dans les clartés toujours chan­geantes. / - Reflets de cuivre des merlans pâles, vêtus d'un humide

rayon de lune. Scintillant rubis des grondins au dos crénelé, qui dressent leur monstrueuse tête bardée d'épines. Azur frisson­nant des bars en cotte de mailles. Disques d'or des yeux de mer­lus, cerclés d'un noir anneau d'ébène. Fragiles écailles roses qu'agite une fièvre au dos des surmulets, parmi l'éventail de leurs nageoires, de cristal ombré d'orange.

Les brèmes secouent, dans leur tumultueuse agonie, des cui­rasses bleutées, sous le bleu cimier d'acier de leur crête dorsale. Les harengs, qui meurent vite, gisent raides dans leur loque verte saupoudrée de vermeil. Quelques maquereaux, rares en cette saison, sont de bondissants joyaux, qui font chatoyer au soleil l'émail glauque, l'indigo, entourés comme d'une traînée d'étoiles de brillantes émeraudes.^Et voici les plies enluminées de petites braises dans leur cendre mouillée ; le doux rayonne­ment de topaze aux flancs d'innombrables chinchards ; l'éclair d'argent des aiguillettes. Et des cailloux transparents, couleur de mer, des nacres de coquilles, d'étranges astéries en décora­tions polygonales ourlées de garance. Et d'indiscernables masses safranées, rosées, couleur d'orange et de flamme, qUe rehausse le cliquetis de lumière de millions de facettes argentées.

Toute une joaillerie marine, vivante, tourmentée, jaillissante,

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en tas croulants que limite curieusement, soulignant leur éclat, une frange à peiné vagissante, d'un blond rosé : amas d'éton­nantes araignées, velue^, trempées, engourdies, d'où se dégagent lentement, comme d'une mousse, les crabes, les bernard-I'ermite roses traînant leur 'coquille.

Les matelots ramassent à pleins paniers ce rebut de la récolte, pour le lancer à la mer, parmi les débris écrasés que l'essaim vorace des goélands, qui nous suit au sillage, pêche avec dès cris aigus, dé grands vols fous autour des mâts. Nous sommes enveloppés d'ailes, qui battent furieusement," tournoient dans Un délire de caquets, découvrent en de glissants virages le liséré noir de leurs pennes, la candeur de leurs queues duve­teuses,

Le mousse ne cesse de « caquer » le poisson plat, ce qui constitue sa besogne. Par les ouïes, en un tournemain, i l arrache leurs entrailles aux soles, carrelets, limandes, avant de les jeter dans la corbeille que Jimmy va peser à la romaine suspendue au grand mât. D'autres corbeilles sont déjà pleines.

— On peut faire marcher le cheval, crie Jean-Baptiste, s'em-parant de la manche de toile par où va gicleri'eau de mer qu'as­pire dans les profondeurs cette pompe drôlement baptisée par les matelots : a le cheval».

Le patron, de son observatoire, souffle deux fois dans le porte-voix : un signal convenu qui alerte en bas les mécaniciens. Et le torrent se déchaîne, inonde les corbeilles que les hommes passent, faisant la chaîne, à Jean-Baptiste, et qui resplendissent de l'éclat neuf du poisson lavé.

Les grosses pièces, on les nettoie dans la« baignoire » qu'em­plit une eau toute fraîche. Les congres s'y précipitent avec de grands claquements de queue ; des raies énormes étirent dans la fluide transparence leur ventre flasque ourlé de violacé. Une morue, égarée dans ces parages, et que le coup de filet a surprise, déploie nonchalamment son gros corps livide; les chiens de mer, les vaches de mer, à robustes saillies' de tnuscles, font des pirouettes.

—-Un jean-d'or ! clame Mickey, qui aime pour sa légende cë jean-doré vêtu d'un rayon comme une fée, horrible de dia­boliques piquants, et qui fait entendre, lorsqu'on l'arrache à-son élément, un grognement si plaintif que saint Pierre en eut pitié, dit-on, et le rejeta à la mer. Dans la limpide baignade, on dis-

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tingue, nettement, aux flancs de l'animal habillé d'arc-en-ciel, les deux marques, toutes "noires, des doigts du grand saint.

Le poisson lavé, on le dépose à présent dans des caisses, que le palan, mû de nouveau à l'aide du cabestan, va descendre dans'la cale. François et Tarzan sont à leur poste déjà, sous le panneau levé, près des baquets de glaçons.

— Tu peux affaler ! C'est Jean-Baptiste qui guide la manœuvre, du pont où i l

suspend au crochet ballotant les boîtes sans couvercle, scin­tillantes comme des coffrets de pierreries. H .

Plongeon des caisses dans la froide cellule poudrée de givre. Montée oscillante du crochet vide. Baptiste annonce chaque palànquée, d'une voix tonitruante, accompagnant son message de quelques plaisanteries : .<• , . . . ;

— Rougeots gris, carrelets, soles, limandes ! —r Gaudes,.les reines de la mer ! — Rougets, Soldats anglais, pantalons rouges I

• *

La brume s'est levée. Mais le soleil aussi a fui. Le ciel, très bas, pèse comme un opaque plafond où les nuages ne s'iridivi-dualisent pas. La mer ne vit que d'un frisselis léger, parmi ces teintes d'opale qui n'ont pas disparu, car un peu de lumière encore reste diffuse dans l'atmosphère. Et deci delà' des taches brillantes, d'argent fondu, s'agitent de frissons plus vifs, pfiis saccadés. Il y en a partout, de ces plages de métal liquide ; elles s'estompent dans la direction de l'invisible soleil, perdent leurs contours, s'unissent pour former une avenue'très large de miroir, élargie encore à l'horizon, et qui vient vers housVqui marche dirait-on au-devant du navire, de toutes ses ondulations moirées. Partout ailleurs, l'opale est d'une douceur hifinle, presque irréelle, avec une note dominante d'Un bleu laiteux1 qui au loin confond le ciel avec la mer.

Mais, victorieux, voici que le soleil de nouveau s'annonce. Au-dessous d'un gros nuage, qui s'ourle au sommet d'une bande irradiante, tombe sur l'eau toute une traînée de reflets en huit qui bougent, qui tournent, qui forment comme une immense hélice de lumière dirigeant vers nous sa spirale mouvante.

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RETOUR

"'Toujours là 'brume, ^denSë comme une eau trouble. Depuis douze'1 jours que nous naviguons entre les côtes invisibles de France et d'Angleterre, jamais elle ne s'est levée, cette nuée qui nous enveloppe, tantôt épaisse, tantôt allégée, traversée de lurnjère, jamais elle n'a déchiré sa trame que pour de brèves éclaircies; une radieuse journée quelquefois, belle comme un rêve, pareillement éphémère. A présent, nous voguons cap à l*est;

— C'est la bonne cap, celle qui ramène à Boulogne,- dit Jimmy qui tient la barre. < '• ' ~-'>N^us hë sommes pas cor'rindus, murmure le capitaine,

dont lëfe gestes tournent, avec une hâte soucieuse, du compas au cadran de la sonde, de la fenêtre ouverte SUT l'humidité grise à cette poignée qui actionne la déchirante sirène de brume. Je

- voudrais bien qu'on soit sorti dé cette poissé... Là navigation dans le brouillard, toujours redoutée des

marins plus que les tempêtes, est devenue particulièrement dan­gereuse depuis que les règlements de guerre ont réduit les feux .et supprimé les radiogoniomètres. Plus moyen, pour un pilote, de repérer sa position par l'intersection de deux messages venus de stations émettrices françaises ou britanniques. Et les pjiares, les tourelles, les bateaux-feux sont éteints, ou si pâle que dans ce nuage opaque aucun rayon n'en parvient jusqu'à nous..

Aussi les naufrages sont-ils fréquents ; abordages en mer, éclatement sur des mines, échpuages à la côte. Chaque semaine, c'est huit.ou neqf barques de pêche qui, rentrant au port, se jettent sur les rives heureusement sablonneuses des environs de Boulogne.. Sur ces plages, on peut sauver les hommes ét, quand la mer n'est pas violente, renflouer les embarcations. Mais; voici quelques, jours, dans un grain de noroît, la Suzanne-' ïJouise s'est éventrée sur les rochers d'Andresaelles ; corps et biens, elle s'est perdue.

Ce sont ces réflexions que mâche le capitaine avec le tuyau dé"àà pipé, sur ce chemin du retour dont i l atteint le point 1P pfns'critique.''Car c'est ici que changent de route les bateaux qui vtfnt de l'océan vers la mer du Nord ; ils viennent de deux quarts,, passant de l'est au nôrd-estr; et couper dans ces conditions'là

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manœuvre d'un convoi serait un grave péril pour un chalutier. Par précaution, on a ramené le filet à bord. Six hommes, :

dans la coursive, s'escriment de leurs navettes pour réparer les avaries. Courbés parmi l'amoncellement des mailles qui sentent l'écume et le sel, on voit leurs gestes lourds déformés par les bancs de brouillard qui passent sans cesse, roulant les uns der­rière les autres; les petites braises de leurs cigarettes font des zigzags dans ce fuyant nuage.

Très proche, une sirène hurle. Ce doit être un gros cargo, d'après le registre de la voix.

— S'il fait l'est-nordet, i l va passer derrière nous, dit le patron, inquiet, l'oreille tendue.

—> Il vient de l'arrière-bord, dit Jimmy, qui a abandonné un instant la barré au capitaine pour aller écouter sur le balcon.

Le long hurlement reprend, s'éteint, recommence, alternant en mesure avec le sinistre cri rythmé de Ylsdbelle.

Les hommes, dans la coursive, se sont redressés. Ils scru­tent, sans voir, cette opacité grise où flotte le meuglement sau­vage, comme d'une monstrueuse bête aux abois.

— T'en as une gueule ! gouaille Mickey, qui n'est pas très rassuré.

—- Éh ! oui, on t'a entendu, as-tu fini de gueuler ? C'est le cuistot qui fait écho, de la porte de sa cuisine, où i l

apparaît, grave, sa cuiller à pot à la main; fantôme un peu comique parmi cette nuée qui ondule autour de lui.

La voix du cargo s'éloigne; lugubre plainte qui n'en finit pas de mourir, comme du vent dans les halliers d'hiver.

— Il décroise, soupire le capitaine, un moment rassuré. i

Un silence tombe, coupé par le halètement de la machine, le bringuebalement de la chaîne de barre mal ajustée dans son conduit, et, toutes les minutes au moins, par l'appel angoissé de notre navire, qu'on dirait perdu dans les remous d'ombre où quelque maléfice le retient, tournant en rond pour une éternité.

Et tout à coup, un gros nuage, très noir, d'une rapidité d'aile, fond sur nous, surgi brusquement dans notre monde sans ciel; i l s'abat sur le grand mât, les vergues, les haubans, où sa sombre masse s'éparpille comme par miracle en des lignes palpi­tantes d'hirondelles, toutes transies, à demi mortes de fatigue. Leur essaim s'est perdu dans le brouillard, et elles viennent â

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LA BEVUE

nous, complètement désorientées, comme à quelque havre de salut. Elles sont si faibles, — peut-être ont-elles erré des jours, des nuits, sans trouver où se poser, — qu'elles ne peuvent plus faire un mouvement ; on les prend à la main comme de chaudes petites boules de plumes qui frémissent à peine dans lès paumes rugueuses des hommesf doucement refermées sur leur pitoyable détresse. Quelques-unes ont pénétré dans la passerelle, dans le poste avant où elles s'épandent sur les couchettes, dans la cabine du capitaine. Celui-ci en trouvera deux dans son sac, frileusement nichées au creux d'une couverture. Toute la nuity les pauvres bêtes épuisées demeureront dans notre flottante auberge, où les marins, qui ont sous leur rude écorce des déli­catesses de petites filles, les soigneront avec de doux gestes amusés, comme de minuscules'poupées de plume. Et demain, dès avant l'aube, évanouies comme un rêve, elles auront repris avec des forces neuves leur grand vol d'aventure.

A cette heure pourtant, la chute miraculeuse de ce nuage d'oiseaux ne distrait qu'en surface le souci des humains. L'atmo-, sphère devient plus noire, plus dense ; il semble que l'air soit lourd'et pèse aux épaules, et qu'une menace soit suspendue. La houle s'accentue; elle fait un bruit de1 fontaine devant l'étravf que balance en cadence un léger tangage. Et toujours ces sirènes, tantôt lointaines, tantôt proches jusqu'à nous étreindre soudain d'une angoisse.

* — Y en a un qui gueule ! dit Auguste, s'arrêtant, l'aiguille en l'air. ,

- — Et bien ! gueulez aussi. C'est Pancrace, qui lance la réplique en passant, les bras

chargés d'un gros chien de mer qu'il a ouvert en deux pour le sécher. Comme le bateau sera demain à Boulogne, les hommes font quelques préparatifs pour leur consommation familiale.

YVONNE PAGNIEZ.

Imprimerie E . Pigelet - Paris

D é p ô t l é g a l n» 345. - 4" trimestre 1947 - Editeur n« 1.

1« Directeur-gérant : Firmin Roz

L e R é d a c t e u r en chef 1 Li. J . Arr lgon