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Cesmortsquisetiennentparlataille

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©2015,GroupeArtègeÉditionsduRocher

28,rueComteFélixGastaldiBP521-98015Monaco

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ISBN:978-2-26807-746-8ISBNepub:978-2-26808-060-4

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Clara a vieilli. Plus silencieuse encore qu’avant. Elle achoisid’acheversaviedansunemaisonderetraitealorsqu’ellen’a que soixante-sept ans. Avec d’autres « vieux » plus âgésqu’elle. Pour se punir ? Elle ne m’a rien révélé à ce sujet.Cependant, jenepeuxpascomprendresadécisionautrement :quidécideraitdevivrelesdernièresannéesdesonexistenceencompagnie de fantômes qui perdent la boule et qui puent lapisse?Sansconsulterpersonne,Claraestvenues’installerdanslamaisonderetraitelaplusprochedesonanciendomicile.ElleaquittésanspréavislademeureoùÉliseetFredontpasséleurexistence,oùelle-mêmeestnée:pourquoinem’a-t-elleparléderienavantdevenirs’enterrerdanscemouroir?

Lebâtimentatroisétages.Dèsqu’onyentre,çapuelamort.Les plantes en plastique devant le comptoir d’accueil, commepourprouverqu’aucunevienepeuts’épanouir ici.L’ascenseuret ses relentsd’urineavantd’atteindre le troisième,oùClaraaéludomicile.

J’aieubeaum’étonner,lamenacerdel’abandonner,ajouterque je ne viendrais jamais la voir. Rien n’a pu la dissuaderd’acheversavieenenfer.Àmaremarque,elleamêmesourietadaigné lâcher que cet enfer-ci lui ferait oublier l’autre, celuiqu’ellevit à l’intérieurdepuismanaissance.Unegrosseboules’est formée dans ma gorge. Quel dommage lui avais-je donccauséennaissant?Lavenued’unenfantn’est-ellepastoujoursune fête ?PourquoiClaramehaïssait-elle ? Il n’y avait rien àajouter, même si je ne comprenais pas cette idée de vouloireffacerlemalparlemal.

Sans la décision de Clara, j’aurais découvert votre photoplus tard.Aprèssamort sansdoute,quand j’auraisdûvider lamaisoncommejelefaisaujourd’hui.Claraestpartie,lesmainsvides : elle n’a rien voulu emporter, quelques papiers etquelques vêtements à peine, ni un bijou ni une photo, à part

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celledemoi,àtreizeans,qu’elleconservedepuislorsdanssonportefeuille comme si c’était une icône. « Quand tu étais unepetitefille,quandtuétaisunepetitefille.»

Des mots rares dans sa bouche. Combien de fois, Claras’est-elle montrée affectueuse ? Pas plus qu’Élise, elle n’estdémonstrative. Et ces petitsmots du cœur, lorsqu’ils viennentpeusouvent,enacquièrentd’autantplusdepoids.Àtreizeans,jen’étaisplusunesipetitefillequeça.Jevoulaismêmequelesgarçonsme considérassent avec des yeux avides.Ma poitrine,hélaspascelledeFreya,meshanchesquis’arrondissaient,mesrèglescommeunepreuve irréfutableque,petite fille, jen’étaisplus. Il y avait aussi Fred dont le regard pesait sur moi trèssouvent.Et lesyeuxapeurésd’Élisequin’avaientplus riendelumineuxcommesur laphotooùvousvous tenezpar la taille.On aurait cru qu’elle craignait le diable. Je me demandais cequ’elleavaitvécupouravoirunetelletrouille.

Surprise totale. Clara m’a téléphoné un soir pourm’annoncer qu’elle s’installait dans unemaison de retraite. Jesuis restée sans voix. Elle a ajouté qu’il faudrait que jem’occupe de la villa, que je pouvais y élire domicile ou lavendre. Peu lui importait. J’avais fui cette demeure depuislongtemps ; comme un boomerang, elle me revenait dans lagueule.J’airéponduàClaraquecen’étaitpaspossible,quecemouroirn’étaitpaspourelle,qu’ellenepouvaitpasabandonneraussifacilementlelieuoùelleavaittoujoursvécu.

Sij’avaispu,j’auraisboutélefeuàcetteturne!Purifierparlesflammesjusqu’aumoindresouvenir!Mais,mêmesij’aiplusdecouragequ’ÉliseouqueClara, je tiensd’ellesune frilositécoupable quim’empêche d’aller au terme demes désirs. Sanscompter ce besoin irrépressible de comprendre, que je cultiveavecuneobsessionbrûlante,cetteexigencedesavoirpourquoil’existence d’un être peut déraper si fort que, dans sa fatale

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glissade,ilentraînesafamilleentière.Et vous êtes là, sur la photo, cachés entre les pages d’un

vieux traitédescaresses.Voussouriez,vousêtesàdeuxsur letremplindubonheur,àl’aubedevotremariage,peut-êtreest-ceun souvenir de fiançailles ! Élise et Fred. De vous, Clara adétruit toutes les photos. Quand vous êtes morts, elle a brûléjusqu’à lamoindre image qui aurait pu rappeler votre passagesur la terre.Sansmeconsulter.Commeelle l’afaitpourentrerdanscehomepuant.Elleatoujourspréférémeplacerdevantlefaitaccompli.CommeFred.Avecuneviolenceàpeinecontenue.

Clara est debout, devant le poêle qui ronfle avec fureur.Àsespieds,parterre,lesalbumsvidésdeleursclichésd’ÉliseetdeFred,maisd’elleaussi,Clarapetitefille,Claraheureuse.Et,danslesflammes,setordentlessouvenirs.J’entredanslapièce,je remarque lecarnage, jehurle :«Maisputain,pourquoi t’asfaitça?»Etellesourit,oui,c’esttrèsrare,ellesouritavantdeme répondrequ’elle a agi ainsi pourpurifier son âme.Sans laphotodénichéeparhasarddansLecoupleetl’amour,deFredetÉlise,jeneposséderaispaslamoindreimage.

Jenecroispasqu’onseguérisseenpratiquant lapolitiquedelaterrebrûlée.Jecroisqu’onretrouvelalumièrelorsquel’onpeut comprendre. Et si j’avais possédé plus qu’une photo devous deux, si j’avais pum’imprégner de vos portraits à diversmoments de votre vie, Élise et Fred saisis sous des anglesdifférents,peut-êtreyverrais-jeplusclair,peut-être saisirais-jepourquoi,unsoir,maviefilaàtouteallureversledésespoir.

Claraaplutôtétédugenreàseroulerenbouleetà laisserpleuvoirlescoupsdusort.Chacunsurvitcommeillepeut.Iln’yapasàjuger: touslesmoyenspourremonteràlasurfacesontbonslorsqu’onsenoie.D’elleoudemoi,quialeplussouffert?Cela aussi s’estime mal : on pénètre dans l’univers de ladouleur,c’esttout,etl’onserrefortlesdentspournepascrier.

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Il s’appelait Frédéric. Quel sourire du destin ! Quelleironie!UnFrédéricquieûtpumeguérirdeFred!Jenesuspasce qu’il devint, comment il se reconstruisit après mon injusterejet.Jesongeaiàlui,desmoisdurant,enpleurantamèrement,en lissant mes cheveux avec le souvenir de la tendresse qu’ilavaitdanslesyeuxlorsqu’illesposaitsurmoi,lesyeuxduseulhommequim’habillaitdesonregard,mêmesijedevinaisqu’ildésiraitavecaviditémedécouvrirnue.Enlerejetant,j’aiperdubeaucoupderespect.Celuiqu’ilavaitpourmoietceluiquejemeportaisàmoi-même.

J’airaméeneauxtroubles.J’avaisvingtetunanset,avantaujourd’hui,c’estundesraresinstantsdemavieoùj’aitentédecroire au bonheur. À la maison, je ne pouvais rien laisserdécouvrir demes sentiments. Ceux-ci auraient effrayé Élise etClara,etilsauraientfaitrireFred.Jerefusaisd’offrirlemoindreplaisir à cet homme-là. Je cachai ma peine. Comme Élise etClaram’avaientsibienapprisàlefaire.Jememuraidansmontravail.Lecabinetd’avocatdeFredavaitgrandienimportanceetilm’avaitengagée,commeClara.Sansmêmemedemandermonavis.Lesilencedesdeuxfemmesmemenaàcéder.Commeelles,malgré l’horreur et sans doute à cause de celle-ci, j’étaishabituéeàobéir,àoubliermapersonneavecqui,poursurvivre,j’avais coupé tout contact depuis le soir de mes treize ans,quatre mois et onze jours. J’avais honte de moi et, lorsqu’oncultivecesentiment,onn’estpasunebonnecompagnepoursoi-même.

Et soudain apparut Freya. Quelques semaines après marupture avec Frédéric. Dans la rue, ornée d’un sourireplantureux et d’un décolleté plus merveilleux encore. Freya atoujours aimé la vie et elle l’exprime avec bonheur. J’auraisvoulunepas la reconnaître,maisellehabitaitenmoi,dans lesplis de l’amitié et des regrets. Quand elle me vit, son sourire

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monta à son zénith et elle explosa d’un rire franc. Comme sinous nous étions quittées la veille ! Comme si, jamais, je nel’avaistrahie!«Jesavaisquejetereverrais,machérie,jesavaisetj’ensuissiheureuse!»

MaFreya.Ellemesuivaitàlatracesurlescheminsducœur.Ellem’ainvitéeàprendreuncafé.Ellem’aparlédesesétudes,de ses amours et j’étais contente qu’elle neme demandât riensurmoi. Elle n’avait pas besoin de le faire. Elle savait. À unmoment,elles’esttue,m’aregardéedanslesyeux.«J’aiapprispourFrédéric.Jesuis toujours tonamie.Tupeuxmeparlerdetoisituasenvie,seulementsituasenvie.»Quelledélicatessedanssavoix,danssonregard,danssesmots.Commentpouvait-elle savoir pour Frédéric ? J’aurais tant aimé que personne nesût rien. Jeme suis cabrée, bien entendu. « Je n’ai pas envied’enparler,tucomprends?»Jesaisqu’ellealuladétressedansmesyeuxclairsetdurscommel’acier.J’étaisincapabledelaluidissimuler.Leregardqu’elleposaitsurmoim’afaitlâcherpriseet,quand,enfin, elleaosé laquestionque je redoutaisdepuisdes années, j’ai chaviré. «Pourquoi as-tumis tant de distanceentre nous ? Pourquoi as-tu fourni tant d’efforts pour cesserd’êtremonamie?»J’airacontédescommencements,sansoserparlerdetout.Ellem’aécoutéesansm’interrompre.Avecamour.Lorsque, la voix baignée de larmes, je me suis tue, elle m’aembrassée tendrement et a murmuré : « Je suis là, je seraitoujourslà.»

Freya est une des seules personnes à ne m’avoir jamaismenti.

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Et,vous,malgrévotreairmutinsurlaphoto,vousmentiez-vousdéjàlorsquecelle-ciaétéprise?Élisesemblesincère,maisFred,malgré la joyeuse jouvence qui s’exhale de sa personne,laissedécouvrirqu’àlui,onnelafaitpas.C’estdanssesyeuxdominateurs,danssonregardclairetglacéquel’onpeutdevinerqu’iln’estpasuntendre.

Élise était-elle conne ou a-t-elle été victime de sestromperiesdèslepremierjour?Lesdeux,sansdoute.L’amourrendaveugle,dit-on.C’estsansdoutepourcelaqu’ellen’apaslulescouteauxdansleregarddesonaimé.Etlui,mêmeàvingt-trois ans, devait déjà être passé maître dans l’art de lamanipulation. J’en ai été victime et je sais dans ma chaircombien il peut retournerune situation à sonavantage.QuandÉlise a pris consciencequ’il luimentait, il était trop tard ; ilsétaientmariéset, à l’époque,onnebaguenaudaitpasavecunepromesseéternelle.Élisen’apluseud’autrechoixquedesubirsonmaître.

Laphotoneracontepasquandsoncalvaireacommencé.Pasplus que les « Je ne me souviens pas » de Clara. Tout a étéconcoctépouroublier,poureffacer.CommesilesactesdeFredconcernaientlafamilleavantdel’accuserlui-même.Àl’époquedemes treize ans, il aurait suffi d’un grain de sable pour quetout fût différent, pour que je pusse continuer à fréquenterFreya,àm’alimenterdesonbonheurdevivre,pourquejecrussequ’avantl’amertumeetlahaineexistaitlajoie.CegraindesabledanslesmachinationsdeFredeûtpuêtreÉliseouClara.Plutôtque de se libérer, elles se sont entravées mutuellement. Iciencore,jenesauraisansdoutejamaiscommentFredaréussicetourdepasse-passe:pardesmensongesouatés,pardesmenacesoupardescâlineriesquilesmaintenaientsoussacoupe?

Ellesm’enseignèrentqueFredétaitlemaître,qu’ilnefallaitpaslecontredire,qu’ilfallaitleréjouirpourquelaviefûtbelle.

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Audébut,cene futguère facileet,unefoisdeplus,Freyafut auprès de moi. Vivre seule, me retrouver libre de mesmouvements, avoirdu tempsà consacrer àma solitude, existersans la crainte que Fred apparût soudain et qu’il exigeât unenouvellefoisplusdemoiquejenepouvaisetquejenevoulaisluidonner.

Mais,malgrémonéchappéeverslalibertéaprèsmesheuresde travail, malgré mes fugues joyeuses avec Freya durant lesweek-ends, Fred était là, oppressant, froid comme un coup decouteau, m’imposant au bureau un rythme infernal et ne semontrantjamaissatisfaitdecequejefaisais.Ilsevengeaitavecminutie,entreprenaittoutpourmefaireamèrementregrettermonaudace,maisjeserraislesdents,répondaisàsescoupsbasparle silence : ne pouvais-je pas être fière demoi, n’avais je pasréussiàmelibérerdesonemprise,n’étaitcepaslapremièrefoisdemonexistencequejem’offraisunespacedeliberté?

Freyamerépétaitdefoutrelecamp,delaisserlàcediableetsoncabinetdemerde;elleavaitdesmotsdurs,poivréscommede la menthe, pour mieux me convaincre sans doute, mais,malgré mon désir d’éloigner à jamais Fred de moi, je ne pusfaire ce pas supplémentaire. Je n’en avais pas la force,j’attendaisquelavieréglâtmonproblèmeavecluienlefaisantmourir.Malgrélaruadequej’avaislancéeenquittantlamaison,jedemeuraisprisonnièredecethommequim’avaittoutapprisettout pris ; je n’avais jamais travaillé que pour son cabinetd’avocat et je n’imaginais pas me lancer sur le marché del’emploidont jeneconnaissais rien.Etsi jepartais,queferaitClara, elle que j’abandonnais aux délires domestiques dudéviant?C’estl’argumentauqueljem’accrochaislorsqueFreyadéclaraitquej’étaisfolle.JenepouvaispaslaissertomberClaraplusquejenel’avaisdéjàfait.«Etelle,merétorquaitFreya,a-t-elleagiautrementavectoi?»

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J’avaisfinipartoutraconteràFreya,monhistoire,dumoinscequej’ensavaisàl’époque.Lesbrisures,lesilence,lesilence,les brisures ! C’était un soir, chez moi, dans mon petitappartementtoutneuf;j’aiparlédurantdeuxheureset,pasunefois, Freya, ma douce amie, ne m’a interrompue. Elle pleurasilencieusementaumomentoùjemetus,ellepleuralongtempsaprès encore et c’est moi, la malheureuse, l’éprouvée, qui cesoir-là dus la prendre dans mes bras pour la consoler. J’avaisouvertunebrèchedanslaviedeFreya;ellequiavait toujourscultivélajoienepouvaitpascroireaumalheur.

À quoi songe Clara dans son mouroir, si elle est encorecapablederéfléchiràquoiquecesoit?N’est-ellepaspartie,làbas,danscetteespècedeboutdumonde,pouroublier,grâceàlamisèredesonquotidien,l’horreurdesavie?Cequ’ellem’afaitsubirparsonsilencecoupable,parsapassivité,parsalâcheté?Par son étonnante faculté de soumission à cet homme qui fitd’elle un jouet, qui l’utilisamieux qu’il ne le fit avecÉlise ?Mêmesinousneparlâmesjamaisderien,jesuispersuadéequeClarasavait.Dèscesoirdemestreizeans,quatremoisetonzejours.Etaujourd’hui,maintenantqu’ellevasansdoutebientôtmourir, jemedemandepourquoielleneditrien.Dequoiavaitellepeur?Deperdresonemploi,desefairejeterhorsdecettemaisonquipuaitl’horreur?C’estcequiauraitpunousarriverdemieux.QuitterFred,neplusvivresoussesbasques,courbéeparsesdésirsetsesordres.Maislamalédictiondesfemmesquesubitnotrelignéedevaitêtrelaplusforte.D’ÉliseàClaraetdeClaraàmoi,mauditesetbafouées,demèreenfille.Frednousaapprisàdevenirsesprisonnières.

Sur la photo, lorsque vous vous mangez des yeux, mondestin est écrit. Fred dominateur et son Élise subjuguéeracontent l’histoire de Clara soumise et la mienne déchirée.Dans le regard qu’elle porte sur lui, Élise laisse clairement

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entendre que, de cet homme, elle acceptera tout, qu’il est sonmaître annoncéet son idole supposée.Bienentendu,Élise eûtpucesserdel’aimer,serévolter,maisvoilà:moiquisuislefruitultimedecetristeromanpeuxaffirmerquecenefutpaslecas.Élise l’aima toujours, même si, à la fin, elle le craignaitdavantage qu’elle ne l’appréciait, même si à Clara, avant demourir, elle demanda pardon et qu’à moi, elle en aurait sansdoute avoué davantage si son gourou n’était entré dans lachambreàl’instantoùelleallaitlibérersonâme.

Est ce parce qu’il avait étémis en appétit par les caressesqu’il avait prodiguées aux seins fermes de Freya que Fredmetoucha pour la première fois le soir demes treize ans, quatremoisetonzejours?Ladatedemonhistoirequieffaçalesautressouvenirs. Ceux de mes promenades avec Fred, ceux de meséclats de rire sur ses genoux, ceux des secrets d’enfant que jepartageaisavec leseulhommedemavie,puisquemonbaladindepères’enétaitexcluavantquejepusseleconnaître.Àpartirdecetinstant,jerelusmarelationavecFredet,danschacundesgestesdouxqu’ileutpourmoi,jeplaçaidusoupçon.Cettefoisoùilm’avaitserréetrèsfortcontresapoitrinelorsquej’avaisdixans,étaitceparceque?…Cematinoùilm’embrassasurlecoinde laboucheaumomentoù jequittais lamaisonpour l’école,était cepour?…Etce soirdemes sixansoù il entradans lasalledebainsalorsque j’yétaisnuesousprétexted’yprendresonrasoir,étaitceaussi?…

Quand je lui racontai cela, l’incroyable fut queFreya s’envoulut. Elle affirma que, sans elle, rien neme serait peut êtrearrivé. « Je l’ai excité sans le vouloir,ma chérie,mais, en luipermettant de caresser mes seins, j’ai ouvert la boîte dePandore : s’il avait pu se permettre cela avecmoi sans que jehurle,nepouvaitilpasexigerdavantagedetoi,sapetitefille?»Commentpouvaitellepensercela?Fredétaitunmaladedepuis

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joursetilentredansmachambresansquejememéfie.Ilyvientfréquemment pour vérifier si j’étudie mes leçons ou si j’aibesoind’aide. Il s’approchedansmondos;concentréesurmesmaths, je ne lui accorde pas d’attention, pressée d’achever cesexercicesdeproduitsremarquables.Sesmainsseposentsurmesépaules, descendent versmapoitrine et, soudain, cen’est plusmongrandpèrequiestlà,maisunprédateur.Touts’accélère,jecrie,jecrie,jecrie,mais,commecesoirlà,aucunsonnesortdema bouche, personne ne peut entendremon appel au secours,Fredrit,jecrieencore,Fredrit,jemeréveilleensueur.

Freyam’affirmeque le jouroù jepourraicriervraiment, jeme libérerai, qu’alors je recontacterai la petite fille heureusedont Fred a brisé l’existence et la confiance, celle qui nouspermet de poser des gestes simples, non contrôlés, des gestesqui n’ont peur de rien parce qu’ils ne savent pas que la peurexiste.Freyaparleavecdouceur,sanschercheràmedonnerdeleçon;jesaisqu’ellem’acceptetellequejesuis,qu’ellen’aimepas une image et qu’elle voudrait tant me rendre la facultéd’émerveillementqueFredm’aravie.

Surlaphotooùvousêtestouslesdeux,ÉliseetFred,Fredet Élise, je voudrais distinguer une faille qui me permettraitd’affirmer que vous ne paraissez pas heureux, un détailperturbantquiindiquequeFredétaitdéjàunmonstre,maisrien,rienquedeuxêtresquisetiennentparlatailleavectendresseetquisedisentqu’ilssontheureux.Jevousjalouse:jamaisjen’aipu accepter qu’un homme m’enlace ainsi, jamais je n’ai puaccorder à personne cette confiance que je lis dans le regardd’Élise.

Destroisfemmesduclan,cefutellequiconnut leplusdebonheur.Jen’aijamaisrienvuquiressemblâtàdelajoiesurlevisage de Clara. Elle a toujours été triste et jeme dis parfoisqu’il existedesgens chezqui lapoisse s’inscrit dans le corps

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dèsavant lanaissance.ParcequeClaran’a jamaissouri,parceque Clara n’a jamais éclaté de rire; c’est peut être elle qui achangé Fred, qui l’a transformé en prédateur, Clara et sonéternelletristesse,Claraetlemalheurromancédanssesyeux.

Commentétaitellelorsqu’ellefutpetitefille?Ellearefusédem’enparler,secontentant, lesraresfoisoùje luiaiposélaquestion,desaréponsefétiche:«Jenemesouvienspas,jenemesouvienspas.»ÉlisenefutguèreplusbavardeetFred,avecunlargegestedesbras,commes’ilallaitentameruneplaidoirie,lâchait : « Clara a toujours eu une fève dans le cul, c’estlamentable.»

J’étaispetite;saphrasemechoquait,maism’amusaitaussi.J’imaginais cettepâle femmequidevait êtremamèreavecunefèveentrelesfesses.Aumoins,çalarendaitunpeumarrante!Je ne comprenais pas lemépris de Fred, je neme rendais pascompteque,sionl’aime,nefûtcequ’untoutpetitpeu,onneparlepasainsidesa fille. Je trouvaisnormalqu’ÉliseetClarane se révoltent pas parce que je les avais toujours vues vivrecommedesombres.

Quand jesuisnée,Claraavaitvingtetunans.Ellenem’ajamais rien racontéde sonenfanceoude sonadolescence.A telle connu un peu de bonheur ? A t elle fréquenté d’autresgarçonsavantde rencontrer cepèrevolagequi fut lemien, cetaventurier fugueur parti sans laisser d’adresse ? S’est ellerévoltéecontrel’omnipotencedeFred?Clarafaitpartiedecesfemmesquidonnentl’impressionden’avoirjamaisvécudecrised’adolescence, comme si elles étaient brisées avant de pouvoirnaîtreàellesmêmes.

Etcesilencedontelles’entoure!Cevisageferméquitientloind’elle toute tentativede séduction, tout espoir de contact.Au cabinet, les visiteurs passaient souvent devant son bureausans même la saluer. Ce n’était pas par impolitesse, je l’ai

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compris avec le temps, c’était parce qu’ils ne la voyaient pas.Même nue sur un podium, Clara serait passée inaperçue.Moiaussi, souvent, je me suis surprise à la traverser du regard,commesiellen’existaitpas.

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mère,estunmystèreque j’aipréférééluder, tremblantau fonddemoidesavoirpisquecequejesaisdéjà:monpèreestpartiparcequ’iln’étaitqu’unpâleaventurierdescœurs,monpèrealarguéClaraenceinteparcequ’ilachoisideneprendreaucuneresponsabilité. J’aipréféréne jamaismedemandercequiavaitpu se passer entre Fred et lui, ni comment cet homme auraittrouvé sesmarques dans une famille gérée par un despote quin’acceptaitpasd’autresrèglesquecellesqu’ilédictait.Aufond,le fait que mon père ait été déclaré sujet tabou par Fredm’arrangeaitbien.

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Elle bavait, écroulée dans son fauteuil, la tête mollementpenchée sur sa poitrine, les yeux vides, marmonnant le mot«photo»,grognant,marmonnant.J’aiprismoncourageàdeuxmainsetj’aiprononcécettephrasequej’avaisrépétéemillefoisà la maison, seule d’abord, devant Freya ensuite, tentantd’éprouverdelalégèretéoùiln’yavaitqueduvide:«Bonjour,maman.Çava?»

Elleacontinuédebavercommesiderienn’était.J’aiposéla main sur son épaule, l’ai doucement secouée, ai répété :«Bonjour,maman.Çava?»Cettefois,ellea tournélesyeuxversmoi.J’yai luune interrogation.Lesmotsatteignaientsoncerveauavecdifficultéet j’aimesurécombien l’infirmièreet lemédecinétaientprochesdelavéritéquandilsaffirmaientqu’ellese laissait glisser vers la tombe. D’un coup, comme un cield’orage,sesyeuxsesontassombris;elles’est raclé lagorgeetelleadéclaréclairement:«Jenesuispastamère,jenesuislamèredepersonne,tun’aspasledroitdem’appelercommeça.»

Jem’attendaisàtout,saufàcesmots-là.J’auraisvouluqueFreyafûtàmescôtés,pourmepincer,pourmeconfirmerquejene rêvais pas. Putain ! Voilà qu’après les efforts que j’avaisfournis pour lui dire «maman », cette vieille garceme lâchaitunephrasepareille!Jesuisrestéesansvoix,lafixantavecdesyeuxsisurprisqu’ellearéagietm’ademandésij’avaisavalédetravers. Nous n’avions plus échangé une aussi longueconversation depuis des semaines ! J’ai tenté deme calmer enrespirant lentement et je lui ai répondu qu’elle ne pouvait pasnierêtremamère,mêmesielleavaittoujourslaisséauxautreslesoindes’occuperdemoi.

Freyaavaitraison.Ilétaitimportantd’exprimercesmotsquej’avais enfouis en moi. Après la première phrase éjectée, uneautresuivitetuneautreencore.J’inondaiClaraderancœur,dedésarroi, je lachargeaidupoidsdesonabsencequiavaitpesé

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surmesépaulesdurantmonenfanceetaprès.C’étaitàsontourd’ouvrirdesyeuxgrandscommedessoucoupes;elleavaitrelevélatête,avaitcessédebaver,selaissaittranspercerparmesmotssans pouvoir réagir. La tempête était trop forte; ma raisonmesoufflait de me taire, de laisser là cette vieille femme, del’abandonner à ses fichus secrets, mais l’émotion trop vivem’obligeaitde lui jeterà la figurecevided’amourquim’avaittantfaitsouffrir.Jeréussisàconserverpourmoicesoirdemestreizeans,quatremoisetonzejoursetlesquatre-vingt-dix-neuffoisoùFredm’agressa,jeneparlaiqued’ellequim’avaitmiseaumondesanspouvoirmegarderunpèreetsansjouersonrôledemère.

Soudain,enungestevifdontjenel’auraispascruecapable,elleagrippamonbras,metiraverselle;sesyeuxmesemblèrentincendiésparunehaine féroceet,danssesmots,brûlaientdesflammesinfernaleslorsqu’ellemebalançad’unevoixcriardeetbrisée : « Pour êtremère, il faut l’avoir désiré. Je n’ai jamaisvoulutanaissance;ellem’aétéimposée.»

Une infirmière, sans doute alertée par les bruits de notreconversation agitée, est entrée dans la chambre à cet instant.Qu’a-t-ellelusurnosvisagespours’émouvoir?LaréflexiondeClaram’avaitfigéeetellesemblaitavoirépuisésesforcesdanscet aveu cruel. Ses yeux s’étaient éteints, elle avait lâchémonbras et sa tête penchait à nouveau sur sa poitrine.L’infirmièrem’ademandécequisepassait,s’estapprochéedeClarapendantque je me prenais les pieds dans une réponse bredouillante.«Elles’estfâchée,jenel’aijamaisvuedanscetétat.»Lajeunefemmem’aréponduqueClaraallaitmal,qu’ilfallaitlaménager.Jemesentaismiseencause,accuséedenuireàlasantédecettemère qui n’avait jamais voulu ma présence auprès d’elle. Desmots-couteaux comme ceux-là s’enfoncent dans la chair et ylaissentuneblessureprofonde.

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l’avoirchoisiepouraccompagnermavie,heureusequ’ellem’aitélue,moi,commesameilleureamie.«Jevousemmerde!»avaitcriéFredlejouroùj’avaisquittélamaisondelahonte.Luiquim’avaitapprisàdétester leshommesetquiavait tout faitpourles éloigner de moi ne pensait pas que je puisse être capabled’amour.L’idéel’exaspérait.Frednem’avaitpasdétruitecommeilavaitbriséÉliseetClara.Avecmoi,iln’avaitpaseulederniermotetcelaluiétaitinsupportable.

«Cesmortsquisetiennentparlataillesontenterrésetnoussommesvivantes!»mesoufflaFreya.Jemerapprochaid’elle,tendre,apaisante,sereine.Mêmelorsquel’ombreestcompacte,lalumièreydénichetoujoursunefissureoùellesefaufileavantdefleurir.

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Dumêmeauteur

ChezDescléedeBrouwerAvecl’Intime,2009.Pontdésert,2010.Reçoisetmarche,2011.Jolielibrairedanslalumière,2012.Levieilenfant,2014.

ChezGrasset-JeunesseDepuistamort,2004.Monpireami,2006.Voleurdevies,2008.Àmoitiévide,2009.Jevoudr@isquetu…,2011.

CherKeréditionsLesaventuresdeBobTarlouzeArrêtetonbaratin,2013.Miseenscène,2014.BonsbaisersdeKaboul,2015.

ChezMaraboutCléspourlapaixintérieure,2014.

ChezMijadeLaremplaçante,1996.RueJosaphat,1999.Adoblues,2002.

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MonsieurBonheur,2003.Vidéopoisse,2007.Lecoupablerêvé,avecAndré-PaulDuchâteau,2007.Tabou,2008.JournaldeJamila,2008.L’amouràboire,2008.Aurorebarbare,2008.Rosebonbon,noirgoudron,2009.Roseafghane,2012.Laforêtplénitude,2013.Lestylo,2014.Jet’enverraidesfleursdeDamas,2014.

ÀLaRenaissanceduLivreL’arbreàfrites,2011.BartchezlesFlamands,2012.L’écoleaufeuetlesprofsaumilieu,2013.Moi,ministredel’Enseignement,2014.

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