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CHAPITRE SE REPRÉSENTER ET DIRE LE MONDE DÉVELOPPEMENT DE L'INTELLIGENCE ET DU LANGAGE CHEZ LES PPJMATES Jacques Vauclair et Bertrand L Deputte « Un mode d'intelligence, quel qu'il soit, ne peut être compris que si nous trouvons l'analogue dans notre propre intelligence ; c'est là une condition de la psychologie animale qu'il nous faut accepter résolument. Ou la conscience des animaux ne nous est pas accessible, ou si elle l'est, elle ne nous est connue que comme fonction de la nôtre. » ESPINAS, 1877, Des sociétés animales L'homme serait-il le seul animal pédagogique, le seul capable défaire de l'apprentissage un acte volontaire et conscient destiné à enseigner à l'autre ? Les singes comme les hommes sont des machines cognitives ; leur cerveau produit des images mentales qui les rendent capables d'anticipation et d'innovation, c'est- à-dire d'adapter leurs expériences passées à des situations nouvelles. Mais peuvent-ils se représenter les états mentaux des autres ?

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C H A P I T R E

SE REPRÉSENTERET DIRE LE MONDE

DÉVELOPPEMENT DE L'INTELLIGENCEET DU LANGAGE CHEZ LES PPJMATES

Jacques Vauclair et Bertrand L Deputte

« Un mode d'intelligence, quel qu'il soit, ne peut être compris que si noustrouvons l'analogue dans notre propre intelligence ; c'est là une condition de lapsychologie animale qu'il nous faut accepter résolument. Ou la conscience desanimaux ne nous est pas accessible, ou si elle l'est, elle ne nous est connue que

comme fonction de la nôtre. »ESPINAS, 1877, Des sociétés animales

L'homme serait-il le seul animal pédagogique, le seul capable

défaire de l'apprentissage un acte volontaire et conscient destiné

à enseigner à l'autre ? Les singes comme les hommes

sont des machines cognitives ; leur cerveau produit des images

mentales qui les rendent capables d'anticipation et d'innovation, c'est-

à-dire d'adapter leurs expériences passées à des situations nouvelles.

Mais peuvent-ils se représenter les états mentaux des autres ?

Jacques
Texte tapé à la machine
Aux origines de l'humanité P. Picq et Y. Coppens (Eds)
Jacques
Texte tapé à la machine
Paris : Fayard
Jacques
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Jacques
Texte tapé à la machine
(pp. 288-329) 2001
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Page 289 :Le regard scrutateur de cetorang-outan soulève unevieille questionphilosophique : l'animalpossède-t-il des capacitéscognitives proches de celles

de l'homme ?

La psychologie ordinaire attribue sans vergogne aux animaux des étatsmentaux, des pensées, des sentiments, des émotions, voire le langage.

En un mot, tout le répertoire des actes et des intentions humaines est géné-reusement accordé à une grande partie du monde animal, et tout particu-lièrement aux animaux familiers, avec lesquels ces « expériences mentales »sont vécues au quotidien. Cette tendance n'a apparemment pas été remiseen cause par les injonctions des philosophes qui, depuis Descartes, ontaffirmé l'opposition radicale entre la toute-puissance de la pensée et l'auto-

matisme aveugle de l'animal machine.La psychologie animale comparée et l'éthologie cognitive, qui se sont fixéespour objectif l'étude scientifique des comportements des animaux, de leurscapacités d'apprentissage et de leur intelligence - s'agissant des capacités àrésoudre des problèmes ou encore à communiquer -, apportent une répon-se moderne à ces conceptions. Leur problématique est issue des préoccu-pations des évolutionnistes qui, à la suite de Charles Darwin, ont cherchéles précurseurs biologiques de l'esprit humain. Cette démarche, synthétiséedans le présent chapitre, vise à cerner les caractéristiques communes auxcomportements intelligents des primates humains et non humains, maisaussi à mettre en évidence ce qui distingue ces comportements de la cogni-

tion et du langage humains.

S i le problème de l'existence de facultés mentales chez l'animal est unevieille question philosophique qui, dans la tradition occidentale,

remonte au moins à Aristote et à sa distinction entre âme sensitive etâme rationnelle, elle a été profondément renouvelée par la naissanced'une pensée technicienne au xvne siècle. Celle-ci a notamment conduitDescartes à opposer fortement l'activité adaptative des animaux, guidéepar l'instinct, à la « raison » spécifiquement humaine et liée à la présence enl'homme d'une âme immortelle. Le dualisme cartésien a d'une certainefaçon figé les positions, et il faut attendre le xixe siècle pour voir se déve-lopper les études sur le comportement des animaux et les premières ten-tatives de comparaison entre leurs performances - leurs « facultés

mentales » - et celles de l'homme.En France, de nombreux penseurs tels Condillac, Leroy, Flourens ou encoreEspinas ont contribué à créer au sein même de l'étude de l'animal une dis-tinction entre l'instinct, considéré comme un moteur adaptatif du compor-tement, directement lié à l'organisation somatique, et une capacit(discernement, intelligence) calquée sur les propriétés humaines sans toutefois en posséder le degré d'abstraction. Les recherches et les objets d étu-de qui définissent les domaines de l'éthologie et de la psychologie animale,favorisés par la naissance du transformisme, résultent peu ou prou de cetdistinction relativement ancienne (Lamarck, 1809; Darwin, 1871;.Léthologie s'intéresse à l'ensemble des comportements qui permetteanimaux de s'adapter à leur environnement naturel, tandis que la psyc

logie comparée se focalise sur certaines des fonctions de la cognitioncomme l'apprentissage, la résolution de problèmes ou la mémoire, en pre-nant pour référence la cognition humaine (Vauclair, 1995, 1996). Cettedernière vise à mieux connaître le fonctionnement cognitif des animauxtout en proposant des modèles qui permettent d'éclairer l'origine phylogé-nétique de la cognition humaine.

Apprentissage, intelligence et cognition

Au sens le plus général, l'apprentis-sage consiste à acquérir desconnaissances sur le monde physiqueet social ou à les modifier en fonctiondes besoins et/ou des contraintes del'environnement. Cette définition estcependant trop vague pour se suffireà elle-même et les psychologues onttenté de lui donner une dimensionplus technique avec l'ambitiond'appréhender ainsi les processusresponsables à la fois desphénomènes d'acquisition et deceux liés aux changements.Aussi, dans la perspectivecontemporaine, l'apprentissagerevient à acquérir ou à modifier unereprésentation de l'environnement.Cette nouvelle approche renvoie aufait que l'apprentissage, chez l 'animalcomme chez l'homme, repose sur unsystème organisé et dynamique deconnaissances. Ces représentationssont construites à partir des sensa-tions, des perceptions et des actionssur l'environnement. L'expériencepassée joue ici un rôle déterminantdans l'établissement et dans lesmodifications des connaissances.On le voit, les conceptions modernesde l'apprentissage renvoient àd'autres concepts, comme celui de

cognition, lui-même mis en parallèleavec la notion d'intelligence. Leterme «cognition», relativementancien dans la langue française,a connu un regain d'intérêt avecle développement de l'intelligenceartificielle et des sciences cognitives,qui regroupent - outre la psychologie- la linguistique, les neurosciences,la logique et l'informatique.Vieux concept d'essence philoso-phique, l'intelligence se rapportepour sa part à la faculté, longtempsconsidérée comme le propre del'homme, de connaître, d'apprendreet de résoudre des problèmes.Appliqué à l 'animal, ce conceptprend un sens quasi métaphorique:une espèce est intelligente si elle semontre capable d'adaptation et desurvie. En raison de sa connotationphilosophique, la notiond'intelligence a été peu à peuabandonnée dans les sciencescognitives au profit de celle, plusneutre, de cognition, qui permet deprêter, même de façon hypothétique,des capacités intelligentes à desanimaux, voire à des robots.La notion de cognition est doncutilisée aujourd'hui dans denombreuses disciplines intéressées

par la façon dont un système -animal, machine, ou humain - meten oeuvre des processus d'apprentis-sage et de traitement de l'informationpour résoudre un problème posédans son environnement actuel. Uncertain nombre de critères sont néan-moins nécessaires pour distinguer uncomportement cognitif d'une simpleréponse automatisée. Parmi ceux-ci,on retient habituellement laflexibilité, la nouveauté et une capa-cité de généralisation à des contextesdifférents de la situation de départ.La flexibilité de la réponse supposeque l ' individu est en mesure de réagirde manière adéquate lorsqu'il doitfaire face à des conditions inatten-dues dans son environnement. Laréponse choisie doit aussi êtrenouvelle. On reconnaît donc lanouveauté au fait que la réponseélaborée n'est pas ia simple mise enœuvre de comportements prépro-grammés dans le système nerveux.Enfin, un moyen inédit, construitpour résoudre un problème insolite,doit pouvoir être généralisé à descontextes comparables oupartiellement différents de ceux quiont initialement provoqué sa miseen œuvre.

Les travaux de Charles Darwin, pour qui la sélection naturelle et l'adapta-tion constituent les principaux mécanismes de l'évolution, ouvrent la voiea la psychologie comparée. Dès son second ouvrage, The Descent of Mon

*»71), il envisage explicitement la question de l'origine de l'homme,-espèce humaine y est appréhendée, au même titre que les autres espèces

Anales, comme le produit évolutif de formes anciennes. Lauteur postulees mécanismes responsables de l'évolution s'appliquent aux caractères

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physiques mais aussi au fonctionnement mental. Ce dernier se serait pro-gressivement perfectionné sous l'effet de la sélection naturelle.«Chez les animaux supérieurs, les facultés mentales [telles que l'imitation,l'attention, la mémoire et le raisonnement], quoique si différentes par ledegré, sont néanmoins de même nature que celles de l'espèce humaine»(Darwin, 1871), affirme-t-il ainsi, posant le principe d'une continuité entreles facultés mentales de l'animal et celles de l'homme.Bien que Darwin envisage, chez l'animal, l'existence d'attitudes équiva-lentes à celles des humains, il reste prudent quant à l'attribution de laconscience et d'une capacité langagière à toute espèce animale supérieure.Mais cette circonspection ne l'empêche pas de considérer que plusieursconstituants du langage sont déjà présents dans la communication ani-male (chant des oiseaux, cris des singes). De tels éléments, en se combinantavec le développement des capacités mentales, doivent dès lors conduire defaçon inéluctable au développement du langage humain.René Descartes avait consacré l'idée d'un dualisme entre l'homme (l'esprit)et l'animal (la machine). Avec sa thèse continuiste, Darwin contribue d'unecertaine manière à humaniser de nouveau les animaux ou à « animaliser »l'homme. Ses idées font surtout de l'étude du comportement animal un ins-trument essentiel pour la compréhension du comportement humain. Car sil'on admet que l'homme a évolué à partir de formes animales plus primi-tives, alors l'étude du fonctionnement mental devient primordiale pourcomprendre les précurseurs biologiques de l'esprit humain.Le programme de recherche étant dessiné, restait à le réaliser et à donnerun contenu à cette vie mentale ainsi postulée chez les animaux. Plusieurs

Éthologie, éthologie cognitive et psychologie animale

L'éthologie puise ses racines théo-riques dans les conceptions darwi-niennes de l'adaptation et de lasélection naturelle, mais aussi dansl'approche naturaliste inaugurée pardes zoologistes et des naturalistescomme Jean-Henri Fabre. L'éthologiemoderne est dominée par les nomsde NikoTinbergen, Konrad Lorenz etKarl von Frisch - ce dernier ayantreçu en 1973 le prix Nobel dephysiologie et de médecine -, dontles travaux ont largement contribuéà une meilleure connaissance del'éthologie animale et des bases bio-logiques du comportement humain.Depuis près de trente ans, sousl ' impulsion de Donald Griffin, uneéthologie dite cognitive tente de

réactiver le projet des premiers dis-ciples de Darwin, à savoir l'étude des« expériences mentales conscientes »des animaux. Ainsi, pour D. Griff in ,le domaine social, en particulier lescommunications entre espèces et àl'intérieur de la même espèce,constituent autant de «fenêtres» surl '« esprit animal ». Le domaine d'ac-tion privilégié des éthologistes, qu'ilssoient ou non cognitivistes, porteainsi sur l'observation des animauxdans leur environnement naturel.Tandis que les éthologistes explo-raient les caractéristiques de l'organi-sation des comportements prépro-grammés, un courant de recherche,essentiellement nord-américain, s'estdonné pour objectif de mettre à jour

les formes de base de l'apprentissageanimal, comme le conditionnement,à travers des expériences réalisées enlaboratoire. La psychologie animale,ou psychologie comparée, est issuede ce courant. Depuis une trentained'années, sous l ' influence de la psy-chologie cognitive humaine, cettediscipline vise à mettre en évidenceles grandes fonctions cognitives quiinterviennent dans la perception,l'apprentissage ou l'attention, lamémoire ou encore la résolutionde problèmes chez l 'animal. Uneautre de ses ambitions consiste àappréhender les analogies mais aussiles différences entre ces fonctionstelles qu'elles s'expriment chezl 'animal et chez l'homme.

élèves du fondateur de la théorie de l'évolution, notamment GeorgeJ. Romanes dans Animal Intelligence (1882), s'y attachèrent.Suite à l'avènement du courant béhavioriste, incarné par John B. Watsonpuis par B. Frédéric Skinner, ces travaux connurent de nombreux avatars.En réduisant l'étude du comportement à celle des relations existant entredes stimulations environnementales et des réponses de l'organisme, lesreprésentants de l'école béhavioriste s'interdisaient toute spéculation quantà ce qui pouvait se passer à l'intérieur de la « boîte noire » et tout recours àdes concepts comme ceux d'intelligence ou de conscience. Aussi cetteapproche ne tarda-t-elle pas à rencontrer les critiques de nombreux psy-chologues, comme E.C. Tolman, intéressés par les modes d'élaborationconstruits par les animaux pour gérer leurs relations à l'environnement.Cette approche, dite cognitive, en psychologie animale se vit renforcée parles développements de la psychologie cognitive humaine. Des psycho-logues mais aussi des éthologues, à travers l'éthologie cognitive, s'en récla-ment aujourd'hui.Certes convaincu de l'existence d'une certaine continuité entre les diversesespèces animales et l'homme, Darwin n'en pensait pas moins que « l'hom-me est l'être unique auquel on puisse avec certitude reconnaître la facultémorale [...], et cela constitue la plus grande de toutes les distinctions quel'on puisse faire entre les animaux et l'homme ». Il soulignait d'autre partque, « chez les humains, la croyance à des agents spirituels pénétrant par-tout paraît être universelle et provient, selon toute apparence, des progrèsimportants faits par les facultés du raisonnement, surtout ceux de l'imagi-nation, de la curiosité et de l'étonnement » (Darwin, 1871).

UNE CERTAINE CONTINUITÉDES STRUCTURES CÉRÉBRALES

ENTRE PRIMATES HUMAINSET NON HUMAINS

D'ÉTONNANTES ASYMÉTRIESMORPHOLOGIQUES COMMUNES

a sélection naturelle que propose Darwin s'exerce sur le génome des indi-vidus, donc sur les supports matériels de la mise en place de structures. La-ontinuité des fonctions mentales n'a de sens qu'en relation avec une conti-

Ile, une homologie, des structures cérébrales qui sous-tendent ces fonc-ns- Sa mise en évidence permet de statuer sur l'existence d'un passé

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Avant Arrière

Niveau de coupe

Asymétries morphologiques.En haut et ci-contre,asymétries droite/gauchedu planum temporal chezl'homme.Ci-dessous : surface du planumà gauche et à droite chezle chimpanzé.

(D'après P. Gannon et al, 1998.)

Avant

Planum ptemporal

Ventricules

Planumtemporal

GaucheDroit

Arrière

phylogénétique commun, même si les perfor-mances comportementales peuvent être diffé-rentes du fait de la complexité d'unfonctionnement en réseaux de ces structures.À l'instar des hommes, les primates anthropoides- chimpanzés, gorilles, orangs-outans - présententd'étonnantes asymétries morphologiques entre leshémisphères cérébraux. C'est ainsi que le planumtemporal, région de la partie supérieure du lobetemporal activée dans les traitements linguis-tiques, est généralement plus développé dans l'hé-misphère gauche que dans l'hémisphère droit,chez l'homme comme chez le chimpanzé.En 1998, P. Gannon et ses collaborateurs del'Institut national de la santé de Washington, auxÉtats-Unis, ont montré que le planum du côtégauche était significativement plus grand quecelui du côté droit dans 94 % des cerveaux dechimpanzé examinés. De telles variations pour-raient indiquer que le cerveau droit et le cerveau

gauche remplissent des fonctions différentes chez le chimpanzé, commec'est le cas chez l'homme. Des asymétries ont également été observées sur

, structures cérébrales voisines, par exemple sur la scissure de Sylvius.r tte structure, qui délimite la partie supérieure du lobe temporal, est pluslongue dans l'hémisphère gauche que dans l'hémisphère droit. Commel'ont montré les travaux de l'anthropologue D. Falk (université de NewYork) cette asymétrie de la région sylvienne est présente chez des anthro-noïdes (orangs-outans et chimpanzés) mais aussi, bien que dans unemoindre mesure, chez les macaques.

UNEFONCTIONNELLE

Induite par ces asymétries morphologiques, une latéralisation cérébralefonctionnelle a notamment été établie sur le plan de la motricité manuelle.Gorilles et babouins, étudiés par J. Vauclair et J. Fagot en 1993, manifestentune utilisation préférentielle de leur main gauche pour la résolution d'unproblème demandant des mouvements finement régulés.Des recherches récentes conduites par W. Hopkins, du Yerkes RégionalPrimate Research Center, à partir de tests impliquant une coordination desdeux mains, ont révélé que les chimpanzés communs et les bonobos préfèrenttenir dans leur main gauche un tube à l'intérieur duquel se trouve de lanourriture, et utilisent leur main droite pour en extraire les aliments. Surl'ensemble de la population testée, 67 % des chimpanzés montrent une pré-

dilection pour leur main droite.T. Matsuzawa, de l'université de Kyoto, a observé pour sa part des chim-

panzés sauvages en Guinée. Ses travaux indiquent que les chim-panzés utilisent plus

fréquemmentdes prises

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La coopération entre lamain, l'outil et le cerveau estune des caractéristiquesfondamentales de la cognitionchez les grands singes et leshommes.

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La collecte de certainesnourritures suppose desreprésentations mentalescomplexes.

de précision - en opposant le pouce et l'index - avec leur main droite qu'avecleur main gauche. Cette latéralisation est toutefois moins marquée que cellemise en évidence par les tests manuels chez l'homme (entre 90 et 95 % dedroitiers).D'autres asymétries fonctionnelles apparaissent dans les traitements cogni-tifs des perceptions visuelles ou auditives. Par exemple, les macaques duJapon, étudiés par M. Petersen et ses collaborateurs en 1978, discriminentavec une meilleure précision de l'oreille droite - et donc par l'hémisphèrecérébral gauche - les cris faisant partie de leur répertoire vocal. Cette spé-cialisation est comparable à l'avantage global de l'hémisphère gauche del'homme dans le traitement de la parole.Ces différences de latéralité dans le traitement des signaux de communica-tion ont également été observées par M. Hauser (université de Harvard) surdes groupes de macaques vivant en semi-liberté. Ce psychologue a employéune technique astucieuse consistant à diffuser, au moyen d'un haut-parleurdissimulé dans la végétation, des vocalisations faisant partie du répertoiredes macaques adultes. Confronté à un tel signal, le singe, assis devant undistributeur de nourriture, tourne spontanément la tête en direction duhaut-parleur. Bien que ses deux oreilles soient en mesure de traiter le signalauditif, une telle attitude ne doit rien au hasard. Tourner la tête d'un côteou de l'autre conduit en effet à augmenter l'intensité du stimulus sur

-pi '

l'oreille bien orientée et à activer en conséquence plus spécifiquementmisphère controlatéral à l'oreille ainsi stimulée. Les résultats obtenus

montrent que près de 80 % des macaques tournent l'oreille droite vers lehaut-parleur en réponse aux vocalisations de leur espèce. Ce biais est éga-lement observé chez l'homme à partir d'un protocole expérimental similai-re au cours duquel sont proposés des mots parlés. Il conforte l'idée selonlaquelle les informations acoustiques spécifiques, chez les primates, sontcontrôlées de façon préférentielle par l'hémisphère gauche.Dans le domaine de la vision, les macaques et les chimpanzés, étudiés en1993 par R. Morris et W. Hopkins, manifestent une prééminence de leurhémisphère droit dans la reconnaissance des expressions faciales. Cettepréférence est, ici encore, à mettre en parallèle avec la spécialisation chezl'homme de ce même hémisphère pour l'analyse des formes globales ou desvisages. Ces travaux concernant les primates non humains ont donc permisd'infirmer l'opinion largement répandue selon laquelle seule l'espècehumaine présenterait une latéralisation hémisphérique.En conséquence, l'anatomie comparée nous fournit de solides argumentspour fonder une psychologie comparée entre les primates, humains et nonhumains. Eexistence d'asymétries hémisphériques chez les primates actuelsmontre en outre que le langage articulé n'aurait pas joué un rôle déterminantdans leur apparition, contrairement à ce qu'on a parfois pu penser. Cetterelative indépendance de l'organisation cérébrale humaine par rapport aulangage - au moins sous sa forme moderne - induit donc la présence préa-lable de spécialisations hémisphériques fonctionnelles tant au niveau de laphylogenèse qu'à celui de l'ontogenèse.Cette évidente continuité des structures cérébrales ne doit pas pour autantnous conduire à éluder les incontestables différences observables entre lesdiverses performances comportementales et cognitives des primates,homme inclus.

DES PERFORMANCES COGNITIVESDIFFÉRENTES

Pour éclairer ce difficile débat sur la comparaison des processus cogni-tits entre primates, il est utile de distinguer les compétences portant surles connaissances des partenaires et de soi - « cognition sociale » - decelles qui concernent les connaissances sur le milieu physique - « cogni-tion non sociale ». Dans ce dernier cas, il s'agira de l'ensemble des com-portements liés à la manipulation des objets, comme l'usage des outils,mais aussi à la compréhension d'une certaine complexité du milieu, desApports entre ses éléments et de la gestion de l'espace ou des déplace-ments.

pte distinction est d'ordre purement méthodologique car, dans la vie

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quotidienne d'un primate, ces deux modes de cognition fonctionnent enparallèle. Toutefois, utilisée par les auteurs au cours de leurs recherchesexpérimentales, elle permet de définir de façon précise les objets sociauxet non sociaux sur lesquels opère la cognition et d'en dégager aussi bienles spécificités que les similitudes.L'objet social se caractérise par sa mobilité et sa versatilité, qui sontcontingentes de l'action même du sujet, tandis que l'objet physique secaractérise par sa stabilité et sa prédictibilité. Selon le psychologueJ. Piaget, la connaissance d'un objet, quel qu'il soit, est une conséquen-ce de l'action du sujet. La connaissance de l'objet social se différenciealors de celle de l'objet physique par le fait que sujet et « objet social»sont de même nature, appartenant à la même espèce animale, et inter-agissent. Manipulé par le sujet, l'objet social, contrairement à l'objetphysique, réagit à la sollicitation.

SON

LA

Quelques comportements typiques, pour certains spontanément produitsdans l'environnement naturel, permettent d'illustrer les capacités cogni-tives des anthropoïdes. Il s'agit des comportements liés à l'organisation del'espace, à la catégorisation, aux compétences protonumériques ainsi qu'àl'usage des outils et à la résolution de problèmes.

^utilisation de représentations spatiales élaborées

Une expérience réalisée en 1973 par le psychologue E. Menzel, de l'uni-versité de New York, offre un exemple remarquable de restructuration del'information acquise au cours des déplacements dans l'espace. Un expé-rimentateur cache de la nourriture en 18 lieux différents d'un enclos de4 000 m2 occupé par 8 singes en empruntant un parcours délibérémentcompliqué. Un chimpanzé observe la scène juché sur les épaules d'unsecond expérimentateur qui suit le premier. Lanimal informé, appelé lea-der, rejoint ensuite ses congénères et le groupe entier est lâché dans l'en-clos. On observe non seulement que le leader retrouve presque tous lesaliments cachés, mais qu'il visite les lieux approvisionnés en prenant unchemin plus court que celui de l'expérimentateur. Ce comportement,que Menzel a appelé la « stratégie du voyageur de commerce », consisteà se rendre, à partir de n'importe quel lieu, vers celui qui est le plusproche. Autrement dit, le chimpanzé organise son déplacement derecherche indépendamment du recueil séquentiel des informationsopéré lors de la phase de camouflage de la nourriture.Au cours de l'expérience menée, en 1997, par A.C. Cramer et C.R.Gallistel - tous deux psychologues à l'université de Californie à Los

BIDO

Angeles -, des singes vervets testésindividuellement observent un expé-rimentateur qui se déplace de façonaléatoire à l'intérieur d'une pièce dontle sol comporte plusieurs caches. Leurtâche consiste à retrouver un alimentdissimulé par l'expérimentateur dansquelques-uns des 25 trous dispo-nibles. Les résultats montrent que,comme les chimpanzés de Menzel, lesvervets ignorent l'ordre des approvi-sionnements afin de réduire la distan-ce parcourue. Il apparaît en outre quele choix de la destination suivante esttoujours influencé par la position d'aumoins deux sites à visiter, bien que lenombre de trous approvisionnés nesoit jamais supérieur à six.Une autre situation expérimentale,baptisée « expérience du losange », aapporté des informations complémen-taires sur ces stratégies spatiales. Dansce cas de figure, le singe doit choisir deretourner ou non à son point de départ.Lorsque ce point de départ n'est pasréapprovisionné, le trajet le plus courtconsiste à se rendre d'abord aux deuxemplacements centraux, puis à l'empla-cement le plus lointain. C'est ce quefont les animaux dans près de 75 % des cas. En revanche, lorsque le pointde départ est réapprovisionné, la stratégie la plus économique revient àvisiter l'un des deux emplacements centraux, à aller ensuite vers le point leplus lointain et à inspecter le second emplacement central lors du trajet deretour. Le choix d'une telle route est observé dans plus de 80 % des cas.Enfin, dans une situation de répartition asymétrique de la nourriture(4 lieux v/s 2), pour tous les essais, les singes se rendent d'abord sur la zonela mieux approvisionnée. Une telle stratégie atteste qu'au-delà du premieremplacement visité la décision est prise en fonction de l'emplacement d'aumoins deux caches.Ces différents résultats confirment que les primates non humains utilisentdes représentations spatiales élaborées lorsqu'ils ont à entreprendre desdéplacements. Elles suggèrent également que les informations concernantles relations spatiales, y compris les distances, sont conservées dans desreprésentations, comme si les singes élaboraient des équivalents de cartesgéographiques mentales.

G'— - _ "~2

Trajets suivis par troischimpanzés dans l'expériencede E. Menzel.Ces parcours montrentque les chimpanzés ontorganisé leurs déplacementsà partir d'une représentationcartographique de façonà visiter un maximum de lieuxen minimisant le cheminà parcourir.

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Le casssage des noix chezles chimpanzés d'Afriqueoccidentale atteste decapacités cognitivescomplexes mises en œuvredans le milieu naturel.

L'usage d'outils adaptés à une fin

Selon Benjamin Beck, de l'université de Chicago, un objet doit, pour mer'ter la qualité d'outil, être détaché de son environnement en vue de provoquer de façon efficace un changement dans la forme, dans la position oudans la condition d'un autre objet, d'un autre organisme ou de l'utilisateurlui-même.Tous les anthropoïdes utilisent, dans des proportions variables, desoutils non seulement pour obtenir de la nourriture, mais également dansle cadre de comportements autocentrés (se gratter le corps à l'aide d'unebaguette), dans des contextes agressifs (jet de branches en direction d'unadversaire) ou dans d'autres situations encore (utilisation de grandesfeuilles ou de branches pour se protéger de la pluie, par exemple). Lesobservations de Jane Goodall ont permis de mettre en évidence la gran-de variété des usages des chimpanzés de Tanzanie. L'examen des compé-tences cognitives qui accompagnent l'utilisation d'outils montreclairement que les chimpanzés sont capables de se représenter la naturede la tâche à effectuer. En choisissant l'outil adapté, ils prouvent qu'ilssavent planifier l'ensemble des actions (notamment l'organisation destrajets) conduisant au but à réaliser.La description fournie par Christophe Boesch du cassage de noix par leschimpanzés de Taï, en Côte-dTvoire, illustre la mise en place de ces dif-

férents processus cognitifs (voir Boesch, chap. 4). Pour ouvrir ces noixtrès dures, les chimpanzés utilisent en effet des pierres de granité enguise de marteaux et des souches en guise d'enclumes, qui constituentde véritables ateliers. Dans un premier temps, les chimpanzés sélection-nent les meilleures pierres (le granité est rare en forêt) avant de se diri-ger vers un atelier. En suivant plusieurs chimpanzés, les chercheurs ontpu constater qu'ils transportaient leurs pierres tout en inspectant lesnoyers (du genre Panda ou Coula), éparpillés dans la forêt. Ainsi, d'unepart, les chimpanzés mémorisaient la position respective d'au moinscinq pierres et, d'autre part, ils parcouraient un trajet minimal pourapporter les « marteaux » sur les différents sites riches en noix. Ces stra-tégies confortent l'hypothèse, issue des travaux de Menzel, selon laquel-le les chimpanzés possèdent une représentation « interne » élaborée -une « carte cognitive » - de l'organisation spatiale de différents élémentspertinents dans leur environnement.Les trois espèces de singes anthropoïdes utilisent des outils mais le chim-panzé est de loin celui qui en a l'usage le plus actif et le plus diversifié. Chezles singes non anthropoïdes, seules quelques espèces isolées, comme lescercopithécidés (macaque, babouin) et les capucins (Cebus), se serventd'outils. Les macaques s'aident parfois de pierres pour briser les coquillesd'huître ou écraser des scorpions. En captivité, ils tirent profit de différentsobjets longiformes pour se procurer de la nourriture placée hors d'atteintedes mains ou de la bouche. Létude des babouins du Cap, qui se réfugientpour dormir sur des corniches dans des lieux escarpés, a par ailleurs révé-lé que les animaux provoquaient des chutes de pierres en direction desscientifiques qui les observaient. S'il est difficile de connaître avec certi-tude le degré d'intentionnalité d'un tel comportement, les chercheurs ontobservé que les babouins déclenchaient ces chutes après s'être déplacés à laverticale de leurs « cibles ».

Un niveau d'abstraction et de conceptualisation élevé

Les capacités affichées par les primates à classer les objets physiques etsociaux en catégories d'équivalence représentent un dornaine stratégiquede l'étude comparative de la cognition. Il s'agit notamment de détermi-ner si les singes sont, comme l'homme, capables de former des concepts,ou du moins de regrouper des objets en catégories en les classant sur labase d'un critère commun. En l'absence d'une telle capacité, chaqueobjet ou événement est perçu comme unique et les généralisationsdeviennent impossibles.De nombreux travaux ont été conduits sur la catégorisation perceptive (res-semblances visuelles) entre des objets appartenant à une même catégorie.Ainsi, les résultats d'une expérience réalisée en 1988 par les psychologuesuAmato et Van Sant, de l'université Rutgers, ont montré que des singescapucins étaient à même non seulement de discriminer des diapositives en

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fonction de la présence ou de l'absence d'humains, mais aussi de classcorrectement de nouvelles diapositives. L'interprétation de pareils résultatpourrait conduire à soutenir l'existence du concept d'humain chezsinges. Toutefois, la prudence s'impose dans l'attribution d'un niveau élevde conceptualisation. En effet, l'examen des erreurs commises par les suiettestés indique que les singes orientent leur réponse en fonction de la pré-sence d'indices absolus - par exemple des points rouges - sur un nombrenon négligeable de diapositives d'humains et non sur la base d'une catégo-risation abstraite de nature conceptuelle.Un autre domaine de recherche, prometteur pour l'étude des processus decatégorisation, repose sur le recours à des catégories fonctionnelles et signi-ficatives pour les singes mais n'impliquant pas de telles ressemblances per-ceptives. Les tests de catégorisation menés en 1998 par Dalila Bovet etJacques Vauclair sur des babouins ont fourni des pistes intéressantes. Ilsportaient sur l'opposition des catégories « nourriture »/«non-nourriture »À la suite d'un apprentissage réalisé sur une seule paire d'objets - unepomme et un cadenas -, les babouins ont généralisé leur discrimination àtous les autres objets présentés (80 au total). On peut donc en déduire quela catégorie « nourriture » existe de façon spontanée chez le babouin. Deplus, cette discrimination est maintenue même lorsque les objets sont rem-placés par des photographies. Des mangabés à collier ont manifesté unemême capacité sur la base d'un autre protocole dans lequel seules étaientutilisées les réponses spontanées des sujets et leurs fixations visuelles surdes représentations de fruits ou de figures abstraites présentées simultané-ment sur deux écrans d'ordinateur (Poussier, Deputte et Blois, à paraître).

Les comportements de catégorisation

Dans la nature, les capacités decatégorisation se manifestent chez lesanimaux par une réponse adaptée àun nouveau stimulus qui ressemble àdes stimuli déjà rencontrés. Ainsi unécureuil reconnaîtra-t-il infaillible-ment un gland bien que tous lesglands ne soient pas identiques.Une question importante pour larecherche concerne le niveaud'abstraction sous-jacent auxcomportements de catégorisation.De spectaculaires études ont étémenées en 1976 sur le pigeon parRichard Herrnstein et ses collabora-teurs afin de mettre en évidence cettecapacité. Les pigeons ont été entraî-nés à discriminer, dans un ensemblede 80 diapositives, celles qui repré-

sentaient ou non des arbres. La tech-nique utilisée consistait à montrerune seule diapositive à la fois. Lepigeon était récompensé par de lanourriture quand il donnait un coupde bec (sa réponse) sur une clé situéesous la diapositive montrant un arbreou une partie d'arbre (le stimuluspositif). Les réponses données à laprésentation du stimulus négatif (dia-positive ne comportant pas l'élémentarbre) ne faisaient l'objet d'aucunegratification. Après un grand nombrede séances d'entraînement, la plupartdes pigeons ont discriminé correcte-ment les deux sous-ensembles. Pourles auteurs, les pigeons étaient parve-nus à un certain niveau d'abstractiondans la mesure où ils se montraient

capables de généraliser le conceptd'arbre à des spécimens d'arbrespour lesquels ils n'avaient pas été

entraînés.Les capacités de discrimination dupigeon ne se limitent pas à desconcepts comme l'arbre, dontl'importance est évidente pour unoiseau. D'autres recherches ont eneffet montré que cet animal étaitcapable de différencier les scènesaquatiques comportant des poissonsde celles où les poissons étaientabsents. Ces capacités ont même étémises en évidence pour d'autrescatégories naturelles (humains,

pigeons) et pour des formesarbitraires comme la lettre A ou

le chiffre 2.

Chez les babouins, l'expérience décrite plus haut s'est poursuivie avecl'examen de leurs capacités à former une relation abstraite du type

pareil »/« différent ». Bien que les sujets aient fini par répondre correcte-ment de manière significative avec de nouvelles paires d'objets, l'apprentis-saee a été nettement plus long que dans l'expérience menée avec lescatégories « nourriture »/«non-nourriture ».Enfin une troisième expérience a permis de confirmer les compétencesprécédemment démontrées. Cette fois, les babouins ont été placés ensituation d'utiliser leurs facultés de catégorisation et leur aptitude à for-mer une relation abstraite. Autrement dit, ils ont été testés pour leurcapacité à classer dans la catégorie « pareil » deux objets différents - unepomme et une banane, une pierre et un cadenas - mais appartenant à lamême catégorie « nourriture » ou « non-nourriture ». Les deux babouinsont montré leur capacité à classer des paires d'objets en fonction de larelation existant entre les catégories apprises. Ces résultats suggèrent undegré d'abstraction et de conceptualisation élevé ainsi qu'une capacité àréaliser un appariement conceptuel jamais démontré à ce jour chez dessinges non anthropoïdes.Parmi les quelques expériences portant sur l'appariement conceptuel,seuls les chimpanzés étudiés en 1983 par David Premack (université dePennsylvanie) puis, en 1987, par Roger Thompson (Franklin et MarshallCollège de Lancaster, États-Unis) sont parvenus à juger l'équivalenceanalogique entre deux paires d'objets partageant une relation d'identité(AA et BB) ou de non-identité (CD et EF), et ce par opposition avec lanon-équivalence entre une paire d'objets identiques (AA) et une paired'objets différents (AA et CD). De tels résultats mettent en évidence lesprémices d'un raisonnement en vue de la résolution de problèmeslogiques.

Les prémices d'un raisonnement logique

Plusieurs recherches ont porté sur la capacité des primates à maîtriser desproblèmes comportant une forme de raisonnement logique, comme c'est lecas dans la maîtrise de l'inférence. Une situation typique de raisonnementdit inférentiel implique qu'un sujet comprenne que, si A est plus grand queB et B plus grand que C, alors A est plus grand que C.Pour contourner la difficulté induite par la modalité linguistique,D. Gillan, de l'université de Pennsylvanie, a choisi en 1991 de présenterà trois chimpanzés des paires de récipients de couleur différente. Lundes deux récipients (désigné par +) de chaque paire contient une plusgrande quantité de nourriture que l'autre (désigné par -). À chaqueessai, les animaux sont entraînés à choisir le récipient le mieux pourvu.Les quatre paires de récipients sont désignées par A-B+, B-C+, C-D+ et

-E+. Parvenu à la fin de l'apprentissage, chaque chimpanzé se montrecapable de sélectionner le bon récipient. Le test consiste alors à présen-

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ter une nouvelle paire de récipients, BD, pour laquelle le sujet, s'il r>cède par inférence transitive, doit choisir le récipient D. Les résultats dtest indiquent que seul un chimpanzé sur trois choisit systématiquementle récipient D.L'expérience dénote chez ce chimpanzé la présence d'un raisonnementéquivalent à l'inférence transitive. Ses « raisonnements » intégreraient ainsien une représentation unique et ordonnée, des informations à propos d'ob-jets séparés ou de paires d'objets. Le choix de l'élément correct (dans le testde la relation de transitivité) serait déterminé à partir de cette représenta-tion de la séquence des récipients prenant en compte celui qui, au sein dela paire, contient le plus de nourriture. Des compétences de nature iden-tique avaient déjà été mises en évidence sur des saïmiris - des singes sud-américains - lors de tests réalisés en 1977 par B. McGonigle etM. Chalmers.

Numérosité et opérations de comptage : des compétencescomparables à celles de l'enfant

La capacité d'un primate à évaluer des quantités constitue un atout adapta-tif et quotidien évident, ne serait-ce que pour la recherche de nourriturelorsqu'il s'agit, par exemple, d'estimer la quantité de fruits présente dans unarbre. Plusieurs aspects de cette question, comme la numérosité (chez lemacaque) et les prémices d'opérations de comptage (chez le chimpanzé),ont été étudiés chez les primates.La numérosité, c'est-à-dire la capacité à évaluer de petites quantités (jusqu'à4, 5 éléments) sans activité de comptage explicite, a été éprouvée en 1998par Elizabeth Brannon et Herbert Terrace (université de Columbia, États-Unis). Ces auteurs ont montré que les macaques rhésus étaient capables dediscriminer la numérosité de stimuli visuels et de détecter leur disparité

ordinale.Dans une première phase de l'expérience, quatre images contenant chacuneentre 1 et 4 items de forme, de taille et de couleur aléatoires sont projetéessur l'écran tactile d'un ordinateur. Les singes sont récompensés par de lanourriture s'ils touchent les items affichés suivant leur ordre ascendant (de1 à 4). Au cours de la phase de test, des stimuli nouveaux (comportant de1 à 4 items) sont affichés. Il s'agit là encore pour les singes de répondreselon l'ordre ascendant. Les résultats aux premiers essais indiquent que lessujets continuent à tenir compte de l'ordre ascendant du nombre des itemsreprésentés sur les nouvelles images indépendamment de toute autredimension non pertinente, comme la taille, la forme ou la couleur. La per-manence d'une telle estimation est ensuite testée en présentant aux deuxsujets des nombres inédits compris entre 5 et 9. Les résultats montrentqu'ils continuent à tenir compte de l'ordre des items pour produire leursréponses, quelle que soit la composition des paires proposées.La tentative d'opération de comptage la plus aboutie a été menée en

La numérosité qui consiste àévaluer de petites quantitéssans comptage se manifestechez les singes et les grandssinges.

1989 par Sally Boysen et Gary Berntson, de l'université d'État de l'Ohio,avec une femelle chimpanzé nommée Sheba. Celle-ci est tout d'abordsystématiquement entraînée à associer divers objets (oranges, cuillères,piles, etc.) à des disques métalliques portant chacun un certain nombrede points (de 1 à 7). Dans un deuxième temps, ceux-ci sont remplacéspar des chiffres arabes. La tâche pour le sujet consiste à indiquer lenombre d'items en choisissant la carte correspondant à ce nombre. Unephase de compréhension du nombre est ensuite introduite en affichant

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un chiffre sur un moniteur vidéo. Sheba doit alors choisir le disque r>leur du nombre de ronds correspondant au chiffre affiché. Une foisdiverses correspondances maîtrisées, la phase de comptage proprerndite peut commencer. Sheba est conduite dans trois lieux différents dlaboratoire. Des objets alimentaires - au nombre de un, deux ou troissont déposés dans ces différents sites. Après sa visite des lieux, Sheba estreconduite à son point de départ. Là, elle doit sélectionner un carton correspondant au nombre total d'objets visualisés. Dès la première séanceexpérimentale, les choix sont corrects dans 80 % des cas. De plus lechimpanzé n'est pas perturbé dans ses « comptages » lorsque, ultérieure-ment, l'objet est remplacé par un carton portant un chiffre (phase decomptage symbolique).Ces recherches attestent que les primates non seulement sont capables demettre en œuvre des processus cognitifs variés et élaborés, mais que ceux-ci présentent des caractéristiques en grande partie comparables à la cogni-tion de l'homme, et notamment à celle de l'enfant.

Monde de primates, monde de symboles

Soumis à différentes situations, les primates sont donc capables d'en extrairedes éléments abstraits et de leur appliquer des traitements de type conceptuelet logique. Leurs capacités de représentation et d'utilisation d'opérations ontégalement été démontrées à l'occasion des recherches sur l'usage et la com-préhension de symboles. Bien que ces travaux, essentiellement américains,soient généralement présentés dans le cadre des études sur les rudiments dulangage articulé, nous avons choisi d'aborder ce domaine en restant dans lecadre de la cognition non sociale. En effet, ces études ont certes un aspectd'échanges interactionnels, mais celui-ci demeure interspécifique (communi-cation entre un chimpanzé et un expérimentateur, par exemple), alors que lacognition sociale telle que nous l'entendons ne concerne que les échanges et

communications intraspécifiques.Au cours d'une expérience déjà ancienne, J. Wolfe a appris à des chimpan-zés à manipuler un outil pour se procurer un aliment. Lorsque, à la placedes aliments, on présente aux sujets des jetons qui leur permettront dansun deuxième temps de se procurer de la nourriture, les chimpanzés conti-nuent à utiliser leurs outils pour amasser des jetons. Ceux-ci fonctionnentcomme de véritables « outils abstraits », thésaurises ou même volés par cer-tains chimpanzés avant d'être échangés contre des denrées. Cette recherchemontre bien que ces anthropoïdes utilisent parfois des objets (ici les jetons)

comme des substituts d'autres objets (la nourriture).

La langue des signes n'est pas la langue des singesToutes les tentatives d'apprentissage d'un langage vocal à des anthropoïdes sesont soldées par des échecs (voir aussi Lestel, chap. 8). Dans les années 1950,les Hayes, un couple de chercheurs américains, tentèrent d'enseigner l'anglais

, un chimpanzé nommé Vicki. Après de longs mois d'apprentissage, Vicki nefaisait qu'articuler péniblement quatre sons ressemblant aux mots «papa»,

marna », « cup » et « up ». On sait aujourd'hui que de telles tentatives ne pou-vaient être couronnées de succès dans la mesure où l'appareil phonatoire desnrimates non humains n'est pas adapté à la production des sons de la parolehumaine. Il fallait donc aborder différemment les capacités liées au langage.À la fin des années 1960, Allan et Béatrice Gardner réussirent à exploiter laremarquable facilité d'imitation gestuelle des chimpanzés. Washoe, unchimpanzé de huit mois, reçut un entraînement intensif pour apprendrel'Ameslan, le système de communication gestuelle des sourds nord-améri-cains. Au bout d'environ trois ans, Washoe possédait un vocabulaire de68 signes consistant essentiellement en objets, actions et injonctions(« encore ! », « viens ! », « dehors ! », etc.), enrichi par la suite pour atteindre150 «mots». Au cours des échanges entre le chimpanzé et l'expérimenta-teur dans des contextes très finalisés (se nourrir, sortir, se promener), cesmots, parfois combinés en séquences de trois à quatre éléments, formaientdes «phrases» comme «vous/moi/sortir/vite».Le même langage par gestes a été enseigné, avec apparemment moins deréussite, à un autre chimpanzé, Nim, étudié en 1979 par H. Terrace. Celui-ci, en procédant à l'analyse détaillée des conditions et du contexte de laproduction des « phrases » construites par Washoe et Nim, n'a pas détectéde véritables règles de type syntaxique, même élémentaires - comme l'ordred'apparition des mots - dans l'organisation et la combinaison des signes. Ila en revanche observé que plus de 70 % des productions de Nim consis-taient en simples reproductions des gestes que son professeur avait exécu-tés devant lui quelques secondes plus tôt.

Et le signe créa le mondeD'autres groupes de chercheurs ont abordé les capacités «linguistiques»des anthropoïdes à l'aide de techniques résolument artificielles (voir aussiLestel, chap. 8). C'est le cas de David Premack, qui a appris à une femellechimpanzé prénommée Sarah à manipuler sur un tableau aimanté de petitsobjets en matière plastique. Sarah a été longuement entraînée à associer lesmorceaux de plastique de forme et de couleur différentes à des objets, desactions, des caractéristiques d'objets et d'actions et même à des connecteurslogiques du type « si... alors ». Ainsi était-elle en mesure de comprendre la«phrase» conditionnelle suivante: « Si Sarah prend la pomme, alors Mary(le professeur) donne du chocolat à Sarah. » Au cours de l'une de ces expé-riences, Sarah a été entraînée à choisir les qualificatifs applicables à unepomme placée devant elle. Elle a associé au fruit les qualificatifs « rouge »,« rond » et « muni d'une queue » - qualificatifs symbolisés par trois piècesde plastique. Par la suite, ce n'était plus l'objet « pomme » qui était présen-te par l'expérimentateur mais le « mot » désignant la pomme, en l'occur-rence une pièce de couleur bleue et de forme triangulaire. Bien que lescaractéristiques apparentes du signal soient opposées à celles du contenu,

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Sarah fournissait de nouveau une description correcte de la pomme rperformances témoignent de la capacité de l'anthropoïde à se représentun objet à partir d'un signal non seulement arbitraire, mais qui présente dpropriétés physiques contradictoires avec l'objet concerné.Une caractéristique importante du langage concerne la dénomination ou 1désignation, c'est-à-dire le fait de regrouper les objets dans une entité pluslarge. Cette activité, proprement linguistique, suppose des compétencesdéjà à l'œuvre dans les comportements de catégorisation. Un exemple decatégorisation fonctionnelle nous est fourni par deux chimpanzésSherman et Austin, étudiés en 1980 par Sue Savage-Rumbaugh du YerkesRégional Primate Research Center. Sherman et Austin se sont montrésaptes à catégoriser des objets ou leurs substituts symboliques en deuxclasses, les « outils » d'un côté, les « nourritures » de l'autre. Dans cetteexpérience, les chimpanzés ont été entraînés à représenter les objets et lescatégories correspondantes à l'aide de lexigrammes ou de figures géomé-triques arbitraires pouvant apparaître par simple contact sur un écran.Les deux primates apprennent dans un premier temps à associer un lexi-gramme à différents objets dont certains sont des objets alimentaires etd'autres des outils (tournevis, marteau, pince, etc.). Ils étudient aussi les lexi-grammes représentant la classe des «nourritures» et celle des «outils».Ensuite, confrontés au modèle arbitraire que représente par exemple l'objet« banane », Sherman et Austin sont capables de presser le lexigramme « nour-riture », de même que face au lexigramme représentant l'objet « tournevis » ilsactionnent correctement la touche « outil ». Autrement dit, Sherman et Austinnon seulement possèdent la faculté d'assigner un label aux objets physiques,mais sont en mesure de donner un label à leurs substituts - c'est-à-dire auxlexigrammes représentant les deux catégories concernées.Une autre approche de la catégorisation à l'aide de substituts symboliquesa été initiée par les époux Gardner, qui ont proposé un test de vocabulaireà quatre chimpanzés (dont la fameuse Washoe) conduits à communiquer àl'aide du langage des sourds. Dans cette expérience, les primates, aptes àreconnaître au moins un exemplaire de chacune des catégories (parexemple un chien, une fleur, une chaussure, etc.), devaient indiquer l'ap-partenance d'un objet nouveau présenté sur une diapositive. Les quatrechimpanzés sont parvenus à associer correctement cet objet au signe ges-tuel représentant la classe générique ; ils ont fait par exemple le geste dési-gnant le « chien » en voyant n'importe quelle image de chien. Pour lesauteurs, de telles performances suggèrent que ces anthropoïdes sontcapables de constituer de véritables catégories conceptuelles.

Joindre le geste à la visionKanzi, un chimpanzé nain, ou bonobo, étudié en 1986 par S. Savage-Rumbaugh, a utilisé des lexigrammes pour communiquer avec les expéri-mentateurs et répondre à leurs instructions données en anglais (voir ausLestel, chap. 8). Les phrases les plus rapidement comprises concernaient

les relations «action» + «patient» puis «action» + «patient» + «locatif» -r exemple, «aller chercher une tomate dans le réfrigérateur». Les mes-

ses les plus complexes maîtrisés par Kanzi impliquaient de répondre àdes mots en tenant compte de leur position dans la phrase, en différenciant

r exemple l'expression «prendre un objet» de l'expression «donner unobjet à X».Sur le plan de la production, Kanzi s'est montré capable, en combinantl'usage des lexigrammes et celui des gestes, d'émettre des requêtes à proposd'objets ou d'actions et d'indiquer, à la demande de l'expérimentateur, lenom des objets présents au sein de son environnement. Les requêtes pou-vaient combiner les lexigrammes « action 1 » + « action! » + geste d'indica-tion, par exemple la séquence « chasser/cacher » accompagnée d'un gestevers une personne particulière. Surtout, contrairement au chimpanzé Nimsuivi par H. Terrace, près de 80 % de l'ensemble des productions de Kanzis'avéraient spontanées. Mais ses combinaisons de lexigrammes et de gestes,qui comportaient deux ou trois éléments, exprimaient toujours desdemandes afin d'attirer l'attention de l'expérimentateur vers des lieux, desobjets ou des activités. Il est toutefois intéressant de noter que les produc-tions de Kanzi satisfont aux critères retenus par les spécialistes du déve-loppement du langage, permettant de les qualifier de «productionsgrammaticales primitives». Ainsi, quand Kanzi, confronté à plusieurssortes de fruits, désire obtenir une banane et utilise le lexigramme corres-pondant, son choix est en rapport avec le symbole précédemment sélec-tionné. De plus, Kanzi emploie les symboles graphiques dans l'ordre auquelse réfère l'expérimentateur, l'action précédant l'objet de l'action - parexemple, le symbole pour « chasser » est placé avant le geste désignant lapersonne avec laquelle Kanzi veut jouer.

Du chimpanzé à Homo loquens, des symboles différents

Aussi spectaculaires soient-elles, les performances des animaux ne sont pasassimilables aux compétences linguistiques, et ceci pour plusieurs raisons.L'une d'entre elles tient aux différences entre les progrès réalisés par leschimpanzés (par exemple Kanzi) et ceux des enfants humains au cours dela période d'acquisition du langage. En premier lieu, Kanzi est beaucoupplus lent qu'un enfant puisque trois années lui sont nécessaires là où uneseule suffit au petit d'homme. De plus, au bout de ces trois ans, les combi-naisons de lexigrammes et/ou de gestes sont beaucoup moins nombreuseschez le bonobo que chez l'enfant. Enfin et surtout, 96 % des symboles uti-lisés par Kanzi sont produits dans un contexte impératif, c'est-à-dire surdemande, alors que l'enfant utilise le langage dans un contexte informatifou déclaratif pour apporter des informations sur le monde. Par ailleurs, siion compare les messages produits par Kanzi et sa compréhension desexpressions transmises en anglais, on s'aperçoit que les premiers restent enretrait par rapport à la seconde. Cette différence pourrait être due au fait

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que son système de production est limité à la manipulation de lexisrammsur un clavier.Les psychologues, comme A. et B. Gardner, affirment que leurs « élèves »maîtrisent l'essentiel des caractéristiques du langage. Face à eux, la plupartdes spécialistes du langage soutiennent une position radicalement discontinuiste. Ainsi Noam Chomsky a-t-il prétendu en 1968 que le langage étaitpréprogrammé dans le cerveau de l'enfant, sous la forme notamment d'unnoyau de base irréductible définissant des « unités primitives », comme parexemple la relation entre un agent et l'action qu'il effectue. Ces «primi-tives » constitueraient, selon cet auteur, une « grammaire universelle »Certaines des performances de Kanzi contredisent pourtant cette affirma-tion. Patricia Greenfield, de l'université de Californie, et S. Savaee-Rumbaugh ont ainsi montré en 1990 que Kanzi comprenait et surtoutproduisait des combinaisons de deux éléments ayant entre eux une relationsémantique comparable à celle de la syntaxe anglaise - par exemple unecombinaison entre action et objet. Si la grammaire universelle postulée parN. Chomsky peut dès lors s'appliquer à certaines des productions desanthropoïdes, il devient difficile de fonder la spécificité de l'homme sur laseule présence de règles syntaxiques élémentaires.Les considérations qui précèdent sont issues d'une analyse du langage à sonniveau le plus évolué, c'est-à-dire tel qu'il se manifeste chez des adultescompétents. Il ne faut donc pas s'attendre à ce que les chimpanzés les plusdoués sur le plan «linguistique» affichent un tel niveau de maîtrise.D'ailleurs, la capacité à dissocier un signe verbal de la réalité qu'il désignene constitue qu'une acquisition relativement tardive. Autour de l'âge decinq ans, les enfants attribuent aux mots des caractéristiques propres, dis-tinctes de celles des objets ou des événements qu'ils désignent. Ainsi,quand on leur demande d'indiquer un mot long, il arrive qu'ils indiquent« train », désignant un objet long ! La capacité à saisir que les mots peuventavoir une existence indépendante des propriétés de leurs référents n'estmaîtrisée chez l'enfant que vers l'âge de sept ans. Et la compréhension ducaractère arbitraire des noms attribués aux objets peut prendre encore plus

de temps pour s'installer définitivement.Il est donc probable que la forme et le contenu de la dissemblance entre lesperformances des chimpanzés et celles de l'enfant soient largement influen-cés par les comportements choisis pour la spécifier. La comparaison entreles compétences des chimpanzés à produire des équivalents du langage etleur faculté de compréhension peut se révéler fructueuse pour illustrer

cette idée.Les capacités de Kanzi, âgé de cinq ans et demi, ont été systématiquementcomparées à celles d'enfants de deux ans par S. Savage-Rumbaugh. En1993, Kanzi et les enfants ont été exposés à des mots ainsi qu'aux lexi-grammes utilisés dans les échanges avec le bonobo. Les tests traditionnelsse rapportant à la compréhension du langage ont ensuite été mis en œuvre.Ils ont consisté à présenter aux sujets un ensemble identique comportant

Les capacités cognitives desgrands singes révélées enlaboratoire sont-ellesnaturelles ou résultent-ellesdu jeu des interactions entreces grands singes et leshommes, dans un contexte quise limite à exprimer des désirsou des besoins ?

660 phrases nouvelles du type : « Mets le lait dans le café », ou encore : « Vachercher les raisins qui se trouvent dans le réfrigérateur. »II ressort de cette comparaison que Kanzi comprend de telles phrases avecla même précision que les enfants de deux ans dans la mesure où il exécu-te correctement les actions demandées par l'expérimentateur. Ce niveau decompréhension suggère qu'il maîtrise l'association de différents mots aussibien que la capacité à en inverser l'ordre. À partir de ces données, lesauteurs ont conclu que les potentialités utiles à la compréhension du lan-gage articulé ont probablement précédé l'apparition du langage dans l'évo-lution de l'homme. Les recherches précédentes semblent compatibles avec'es données liées à l'ontogenèse, selon lesquelles la compréhension du lan-

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gage précède bien sa production dans le développement de l'enfant Celétant, s'il est vrai que le bonobo est plus performant pour comprendre le langage de l'homme que pour le produire - indépendamment du fait que sonappareil phonatoire est inadapté pour produire les sons de la parole -, il faut

tenter d'évaluer de façon adéquate les conséquences induites par la maîtrisede telles capacités. En se situant dans une perspective évolutive, les éton-nantes performances du bonobo sont bien difficiles à interpréter, à moins defaire l'hypothèse que la compréhension a évolué en l'absence du langage Sitel est le cas, quelle est alors la fonction adaptative de la compréhension si safonction complémentaire, la production, n'est pas présente ?Ce problème se pose dans des termes similaires pour certaines capacitésd'imitation qui n'apparaissent que chez les chimpanzés élevés par l'hommeEn outre, les mêmes questions peuvent être soulevées pour certaines utili-sations d'outils observées en laboratoire mais pas dans la nature.Eenvironnement défini par l'homme jouerait-il donc un rôle dans l'émer-gence de certaines capacités cognitives, ces dernières n'ayant apparemmentpas d'équivalents dans le répertoire de l'espèce soumis pendant des millé-naires aux pressions de la sélection ?

LESSES LA

La vie sociale consiste dans des interactions quotidiennes et répétées avecdes congénères durant plusieurs années. La cognition sociale peut impli-quer l'existence d'une représentation des partenaires, pour les différenciernon seulement de congénères appartenant à d'autres groupes, mais les unsdes autres. Ces représentations incluent donc l'identité des partenaires ainsique la nature des relations qui les lient. Ces dernières possèdent un carac-tère essentiellement dynamique, et c'est leur dynamique, sous-tendue pardes phénomènes de communication, qui entraîne le recours à des « straté-gies » sociales pouvant atteindre un haut degré de complexité.

Communiquer sans langage

Au sein d'un groupe social, tous les modes de communication - vision,audition, phonation, toucher, olfaction - peuvent être impliqués dans lesinteractions. À l'instar de la conversation, les interactions revêtent donc uncaractère multimodal, c'est-à-dire qu'elles impliquent le recours simultanéà deux ou plusieurs modalités. La quantité d'informations qu'offre un sujetà ses partenaires par sa simple présence, par sa situation dans l'espace - enréférence aux autres membres du groupe ou à l'environnement au senslarge -, ou encore par ses déplacements, est loin de se limiter - du moinspotentiellement - à un nombre restreint de signaux spécifiques.Les vocalisations des primates ne possèdent pas le caractère symbolique des

mots du langage parlé, même s'il existe quelques rares exemples de vocali-sations qui, ayant une même fonction d'alarme, sont différentes selon leprédateur qu'elles désignent. Chez les vervets, les individus qui perçoiventces cris réagissent de manière adaptée sans avoir vu le prédateur (voirDeputte et Vauclair, chap. 6). À la seule écoute de l'« alarme à l'aigle» émise par un partenaire, un individu fuira en direction des abris ter-restres. Il s'agit toutefois du seul exemple vraiment indiscutable d'une com-munication précurseur d'une certaine « sémantisation » des signaux chezles primates non humains. À cet égard, il est intéressant de noter que lesvocalisations des anthropoïdes ne présentent pas cette caractéristique.Néanmoins, les chimpanzés, notamment lorsqu'ils interagissent entre eux,développent une gestuelle très élaborée complétée par une grande expres-sivité faciale.

Ce caractère multimodal de la communication est également présent dansles interactions sociales humaines malgré la prééminence du langage parlé.Gestes, mimiques faciales ou même attouchements constituent autant d'in-formations susceptibles de compléter, de confirmer, voire de démentir lesénoncés verbaux, mais aussi d'informer sans qu'intervienne le langageparlé. Les vocalisations subsistent par ailleurs chez l'homme sous la formede cris, d'interjections, d'exclamations. D'autre part, les modulations de lavoix représentent des indices émotionnels décodables par les partenaires.

L'ontogenèse sociale passepar le jeu qui, chez certainesespèces, implique parfoisles adultes.

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314 Se représenter et dire le monde 315

Le caractère symbolique du langage a notamment permis une commun'tion de type « référentiel ». Les mots désignent les choses et, dans cettforme de communication, l'émetteur joue un rôle prépondérant pour « faisavoir » à un partenaire et échanger avec lui sur un « état du monde »Chez les primates non humains, la communication est de type « inférentiel». Le rôle principal est joué par le récepteur qui traite, en plus dusignal, un maximum d'informations extraites du contexte dans lequel ilévolue. Ces informations peuvent notamment concerner l'orientation etle comportement global de l'émetteur, la proximité relative entre ce der-nier et d'autres membres du groupe ou certains éléments de l'environne-ment. Lindividu récepteur doit souvent, en l'absence d'informationsclaires, ajuster le plus précisément possible son comportement. Parexemple, seule une vocalisation associée à un regard orienté vers lerécepteur peut fonctionner comme un appel, à condition toutefois quece dernier réagisse. La communication de type « inférentiel » existe éga-lement chez l'homme : elle est présente au niveau de la communicationverbale d'une part - des inférences sont faites sur le sens à donner auxmots ou au message véhiculé - et de la communication non verbaled'autre part. Dans ce dernier cas et à l'instar des primates non humains,des indices visuels contextuels sont alors traités.En dépit de la puissance « réfèrent!elle » du langage, il est parfois difficile àdeux humains parlant la même langue de parvenir à un accord. De fait,pour que ce dernier puisse être total, encore faut-il que les deux protago-nistes sachent gérer le « non-dit » et les « malentendus ». Or une partie deceux-ci peut être décodée au cours d'une interaction «vraie», c'est-à-direlorsque les deux protagonistes sont en présence physique l'un de l'autre,par le traitement des indices non verbaux mentionnés précédemment(Deputte et Vauclair, 1998). Les humains qui ne parlent pas la mêmelangue font un large usage, au cours de leurs échanges, de la communica-tion non verbale, en particulier des gestes - comme la désignation -, desmimes et des mimiques faciales.Chez les primates, homme inclus, le regard et l'orientation du corps,indices perçus par le regard des autres, jouent un rôle fondamental dansles interactions sociales. Il faut peut-être y voir une conséquence dudéveloppement extraordinaire des régions du cerveau impliquées dans laperception et le traitement des informations visuelles. Chez la plupartdes simiens, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la rencontre entredeux regards est soigneusement évitée. Si elle survient, le regard perçucomme une menace générera une réaction d'évitement chez le parte-naire. Dans un deuxième cas de figure, l'un des primates - voire les deux- accompagnera ce regard d'informations sonores pacifiques atténuantson caractère agressif. Ce paradoxe n'existe pas chez les anthropoïdesqui, à l'image des hommes, utilisent le regard mutuel comme une véritable

interaction en soi.

LE VISAGE, DELES HUMAINS, DEINDIVIDUELLE LES

Certains phénomènes laissent supposer que les primates sont capables dereconnaître chacun des membres de leur groupe. En premier lieu, la pri-matologie a montré que la nature du partenaire constitue le facteur essen-tiel dans la différenciation du comportement social d'un individu au coursde son ontogenèse. De plus, les travaux menés en 1987 par Barbara Smuts,de l'université de Californie, ont mis en évidence l'existence, entre certainsindividus au sein d'un groupe, d'alliances stables. D'autres études révèlentdes capacités à discriminer sa propre espèce d'autres catégories de stimulivisuels.Établir l'existence d'une reconnaissance individuelle implique de démon-trer que, au-delà d'une discrimination, il existe une catégorisation ne com-portant qu'un seul élément par classe. Les preuves expérimentales fontencore défaut. Toutefois, l'existence d'une reconnaissance individuelle fon-dée sur la modalité visuelle est établie chez les primates, du moins chez lessimiens et les anthropoides. Ainsi, M. Philip en 1983 puis H. Bauer etS. Boysen en 1994 ont montré que les chimpanzés étaient capables dereconnaître leurs congénères à partir d'indices visuels et auditifs. En 1987,Verena Dasser, de l'université de Zurich, a pour sa part mis en évidencechez deux femelles macaques de Java l'existence d'un «concept social»,c'est-à-dire de la capacité à utiliser une catégorie abstraite analogue à notreconcept d'affiliation mère-enfant. La chercheuse a démontré que cesfemelles étaient capables de reconnaître d'après des diapositives desmembres de leur groupe et d'associer correctement des représentations dediverses parties du corps d'un partenaire à celle de son faciès. NeucianeGomes da Silva et Bertrand Deputte (1999), de leur côté, ont mis en lu-mière la reconnaissance individuelle des mangabés. Les sujets devaient toutd'abord discriminer n'importe quelle représentation d'un individu desreprésentations d'autres individus, puis montrer qu'il considérait commesimilaires les différentes représentations d'un même individu. Au cours decette expérience, les mangabés sont parvenus à identifier individuellementplusieurs partenaires de leur groupe social, dont leur mère.Chez l'homme, la reconnaissance individuelle est attestée dans la plupartdes situations ordinaires de la vie sociale. Une telle compétence s'établitessentiellement à^partir du visage des congénères, comme l'ont montré lestravaux de E Flahaut (1989). Véritable outil social, le visage permet d'êtrereconnu par les autres. Ces derniers peuvent également détecter dans leregard et les mimiques faciales des indices renforçant, infirmant ou confir-mant le langage. Le paradoxe réside dans le fait que son propre visage estinvisible à chacun. De fait, dans la nature, seules les surfaces des eaux stag-

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Reconnaissance devantle miroir.Test de la tache de G. Gallupavec un chimpanzé.

nantes peuvent fournir aux primates, comme ce fut sans doute le cas noles premiers hommes, l'opportunité d'être confrontés à leur image réfléchiLa connaissance de soi et, par la suite, la reconnaissance de soi dans unmiroir (voir aussi Anderson, chap. 9) n'interviennent que tardivement -aux alentours de deux ans. Cette capacité est considérée comme une prémière étape - et comme un prérequis - dans la formation de la consciencede soi. Confrontés pour la première fois à un miroir, les humains, enfantset adultes, et les primates non humains réagissent comme s'ils étaient pla-cés en présence d'un congénère. Le caractère acquis d'une telle compéten-ce conduit à postuler qu'une conscience de soi préexiste à lacompréhension de l'image spéculaire comme étant l'«objet du sujet»Apprendre à se reconnaître dans un miroir implique de prendre en comptel'absence de réponses contingentes du reflet. On peut alors se demander sila capacité à soutenir le regard de l'« autre » ne constitue pas une conditionnécessaire à la reconnaissance de soi dans un miroir.De fait, parmi les primates non humains, seuls les anthropoides manifes-tent une reconnaissance de soi, attestée par les réactions à une image spé-culaire. Celles-ci ont été mises en évidence au cours d'un test imaginé auxÉtats-Unis par Gordon Gallup en 1970. De jeunes chimpanzés ont été misen présence d'un miroir pendant dix jours. Au début de l'expérience, ils secomportaient vis-à-vis de l'image spéculaire comme s'ils étaient en présen-ce d'un congénère. Ce type de réponse disparut presque complètementaprès quatre jours d'exposition au miroir et fut alors remplacé par des

éponses autocentrées. Chaque sujet fut alors anesthésié et l'expérimenta-teur plaça une tache de peinture rouge au-dessus de ses yeux ou sur l'unede ses oreilles, en s'assurant que la marque colorée ne pouvait être détectéeni au toucher ni à l'odorat. À leur réveil, les singes furent de nouveau mis

présence du miroir. On put alors observer qu'ils se regardaient attenti-vement touchaient la tache de façon répétée, la frottaient puis examinaientet flairaient longuement le doigt qui avait été en contact avec elle.Seuls les chimpanzés et les orangs-outans réussissent le test de la tachecolorée. Leur comportement se rapproche ainsi de celui d'un enfant dedeux ans confronté au même test. Tous les gorilles testés - à l'exceptiond'un gorille du nom de Koko ayant reçu un entraînement de type «lin-guistique » -, de même que tous les autres primates non humains, échouentà ce test, ne dépassant pas le stade des réponses sociales face à l'image reflé-tée par le miroir. Toutefois, l'absence de reconnaissance de son image spé-culaire n'implique pas nécessairement une incapacité à utiliser le miroirdans la localisation d'objets. En 1985, l'équipe de E. Menzel a mis en évi-dence la capacité des primates à utiliser le miroir pour guider leursrecherches manuelles en vue d'obtenir une récompense. Ils s'adaptaient auxmodifications induites par le reflet, c'est-à-dire aux inversions haut-bas oudroite-gauche, dans les mouvements de leur main.D'autres auteurs ont prouvé que des macaques, des capucins et des manga-bés, impuissants à identifier leur image spéculaire, étaient en revanchecapables d'obtenir des récompenses cachées en observant les mouvementsde leur main dans un miroir.La représentation, ou peut-être la conscience de son corps, semble doncpréexister à la conscience de soi. Il est vraisemblable que, dans le cadred'une vie sociale impliquant la gestion de relations avec les autres, un indi-vidu parvienne à se situer, à associer ses actions et les réponses contin-gentes fournies par les partenaires.

LA DE SOI

Lexistence pérenne de réseaux interdépendants de relations socialesimplique qu'un primate sache quelle est sa place au sein du groupe. Cette« connaissance sociale de soi » s'établit au cours des interactions et n'im-plique pas nécessairement une forme élaborée de conscience de soi. Vivresocialement nécessiterait donc des formes plus ou moins élaborées d'« attri-bution».

Les processus d'attribution peuvent prendre différentes formes dans la viesociale des primates non humains. Lattitude des babouins hamadryas nouspermettra d'éclairer ce type de relations. La structure sociale de base decette espèce est de type « uni-mâle/multi-femelles », dans laquelle un mâleexerce un contrôle strict sur un certain nombre de femelles (voir Van Hooff,chap. 5). Plusieurs de ces unités sociales coexistent au sein d'une structu-

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re sociale d'ordre supérieur dans laquelle les mâles présentent entreune «hiérarchie de dominance». Dans des expériences conduitesH. Kummer, de l'université de Zurich, en 1973, un mâle est mis en présence d'un couple déjà établi depuis longtemps ou dans lequel la femellmontre une préférence marquée pour « son » mâle. Le premier mâledésigné par l'auteur comme le «rival», tandis que le mâle du couple estappelé le « propriétaire ». En faisant jouer alternativement à chaque mâle lerôle de propriétaire et de rival, H. Kummer a montré que les rivaux respectaient toujours la «possession» du propriétaire, même s'ils occupaientun rang plus élevé que celui-ci dans la hiérarchie. Le système de la hiérar-chie de dominance, qui donne aux individus dominants une priorité d'ac-cès aux femelles et à la nourriture, se trouve ainsi inhibé. Lorsqu'aucun desmâles n'est à portée de la femelle, seuls les mâles de rang inférieur ou inter-médiaire respectent totalement la relation mâle propriétaire-femelle.La communication sociale consiste à la fois à décoder les signaux émis parles partenaires et à informer ces derniers. Il faut se demander maintenantquel degré de contrôle possèdent les singes sur leur comportement aucours des interactions sociales. Cela revient à s'interroger sur le caractèreintentionnel ou non des échanges communicatifs. Lorsqu'un individu sedirige vers un congénère, il peut avoir décidé soit d'occuper sa place, soitde l'obliger à partir, soit encore de venir l'épouiller ou se faire épouiller.Lissue de l'approche est pour une grande part fonction de la relation entreles deux partenaires. Mais comment savoir si l'issue résulte davantage dutraitement d'informations de la part de l'« approché» que d'« intentions »affichées de la part de l'« approcheur » ?Étudiant l'émission des cris d'alarme des singes vervets, Daniel Dennett adéfini en 1983 plusieurs niveaux d'intentionnalité. Les vervets produisenttrois types de vocalisations d'alarme acoustiquement distincts selon que leprédateur repéré est un aigle, un python ou un léopard. Dans cette expé-rience, Tom est le vervet émetteur, Sam le vervet observateur. En premièreintention, la vocalisation d'alarme de Tom correspond à une manifestationd'anxiété qui diffère selon la nature du prédateur. Lintentionnalité est, à cestade, de degré 0. Le chercheur considère ensuite que l'intentionnalité estde niveau 1 si Tom, émettant une vocalisation d'alarme au léopard, veut (lesitaliques sont de Dennett lui-même) que Sam coure se percher dans unarbre. Une intentionnalité de niveau 2 impliquerait que Tom veut que Samcroie en la présence d'un léopard et réagisse à cette menace en allant se réfu-gier dans un arbre. Enfin, une intentionnalité de niveau 3 signifierait queTom veut que Sam croie que Tom veut que Sam aille se mettre en sécurité enhaut d'un arbre. Ces niveaux d'intentionnalité formalisent des «disposi-tions intentionnelles » qui témoignent de la complexité de la vie sociale des

primates.Une telle échelle ne constitue pas un simple exercice de l'esprit dans lamesure où elle permet de choisir le niveau le plus approprié pour décrireles comportements observés, et surtout de proposer un cadre pour conce-

oir des situations expérimentales. Ainsi, selon ceterne, l'attribution n'apparaît qu'avec une inten-

tionnalité de niveau 2. Plusieurs exemples concer-ant des prises de décision chez le chimpanzé,

rapportés par Frans De Waal en 1987, paraissentconformes à ce niveau. Ils mettent aussi en éviden-ce un phénomène lié à celui de l'attribution: latromperie (déception en anglais). Si, par son com-portement, un sujet informe un partenaire enconnaissant par avance sa réponse, il peut alorsmanipuler l'information.En se fondant sur les anecdotes en rapport avec lescomportements de tromperie, deux chercheursécossais, Andy Whiten et Richard Byrne, ont pro-posé en 1988 une classification de la tromperiechez les primates en distinguant cinq grandes caté-gories: la dissimulation, la distraction, la créationd'une « impression », la manipulation de l'attentiondu partenaire par l'utilisation d'un tiers et enfinl'orientation de cette attention vers un « bouc émis-saire». Comme le rappelle E De Waal, de tellesanecdotes suggèrent l'existence de « feintes inten-tionnelles» chez les primates. En l'absence depreuves expérimentales, il reste bien entendu pos-sible d'avancer une hypothèse alternative faisantappel à une intentionnalité de niveau 0.Des études de laboratoire réalisées sur des chim-panzés par Guy Woodruff et David Premack en1979 apportent des éléments de preuves.Préalablement à leur étude, les deux chercheursproposent une définition opérationnelle de la tromperie : celle-ci requiertde la part de l'émetteur d'un message qu'il comprenne et contrôle les effetsde ses actions sur le destinataire. Woodruff et Premack mettent alors enœuvre un contexte expérimental propice pour évaluer les capacités del'émetteur à moduler les informations transmises. Ce faisant, ils analysentl'aptitude des chimpanzés à induire activement en erreur un partenaireainsi que leur propension à être eux-mêmes dupés.Le principe de l'expérience fait intervenir un humain et un chimpanzé quivont communiquer entre eux sur la localisation d'un aliment caché dans unrécipient. Deux récipients identiques sont placés dans une pièce dont lechimpanzé est séparé au moyen d'un grillage. Lorsqu'il voit que l'un descontenants est rempli de nourriture, le chimpanzé a la possibilité de trans-mettre l'information à un partenaire humain en indiquant de la main ou dupied la localisation du récipient intéressant. Mais l'animal est confronté àdeux types de partenaires. Lun, amical et coopératif, se montre tout dispo-

L'épouillage entre dans laritualisation des rapportssociaux entre individus. Ce futlongtemps le cas dans lespopulations humaines, mêmedans les périodes historiquesrécentes.

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se à partager la nourriture. L'autre se présente en revanche commeconcurrent susceptible de garder les aliments pour lui seul. Les deux tvnde partenaires se distinguent non seulement par leur comportement m 'aussi par la façon dont ils sont vêtus. Le partenaire amical, le « bon » r>0

une blouse verte et affiche un large sourire, alors que le compétiteur 1«méchant», porte une blouse blanche, des lunettes sombres, un mascm

devant la bouche et a des gestes brusques.Deux types de tests sont proposés : un test de « production » pour lequel 1chimpanzé donne des informations au partenaire humain qui ignore l'ernplacement du bon récipient, et un test de compréhension où l'anthropoïdeutilise les pointages fournis par le partenaire humain afin de déterminerlequel des deux récipients est approvisionné. Dans ce dernier cas, le «bon»indique toujours le bon récipient alors que le « méchant » désigne toujours

le récipient vide.Les résultats du test de production montrent que le «bon» partenairehumain est en mesure de décoder le comportement du chimpanzé afin d'ef-fectuer un choix correct (après 120 essais environ). Le comportementtypique des animaux consiste à se rendre près du grillage, à passer unemain ou un pied à travers celui-ci et à regarder alternativement le parte-naire et le récipient. Ces gestes ont une fonction de pointage évident. Audébut des tests, le comportement des chimpanzés est identique à l'égard desdeux types de partenaires. Toutefois, après quelques essais, le «méchant»a plus de peine à « lire » le message transmis par le chimpanzé. Le pointa-ge disparaît du répertoire de l'animal et les performances du « méchant »deviennent comparables à celles qu'aurait données une recherche effectuéeau hasard. Lun des chimpanzés trompe même délibérément le « méchant »

en indiquant du pied le récipient incorrect !Dans la situation de compréhension où les rôles sont inversés, troissujets sur les quatre testés utilisent correctement les indications fourniespar chacun des partenaires humains, même si, au début du test, tous leschimpanzés suivent d'abord les indications, fausses, fournies par le

« méchant ».Pour G. Woodruff et D. Premack, la flexibilité que démontrent ces com-portements dans les deux situations est l'indice que les chimpanzés mani-festent une réelle capacité à la tromperie. Les contraintes et la complexitéde la vie sociale pourraient avoir favorisé l'émergence de ce que ces auteursont appelé, en 1978, une «théorie de l'esprit» (theory of mind), attestéequand un individu attribue à un autre des états mentaux, des croyances ou

des intentions, comme dans le cas de l'expérience décrite.Chez l'homme, l'attribution à autrui d'états mentaux concerne des com-portements variés tels que la croyance, l'intentionnalité, le doute, maisaussi plus simplement la capacité à comprendre comment des objets et desévénements apparaissent à autrui - autrement dit, la compréhension dupoint de vue que peut avoir l'autre d'une situation. Une étude deD. Premack menée en 1985 sur des enfants de trois et quatre ans atteste

Se représenter et dire le monde

jusqu'à cet âge, les enfants sont incapables d'attribuer aux autres uneconnaissance différente de la leur.Une expérience d'attribution de savoirs a été réalisée en 1990 sur quatrehimpanzés par Daniel Povinelli, du Centre de recherche de New Iberia, en

Louisiane. Au cours de ces travaux, le chimpanzé a dû utiliser une infor-mation transmise par deux humains et se rapportant à la localisation d'unenourriture convoitée.Le dispositif expérimental comprend quatre récipients, chacun recouvertd'un cache. Au début du test, les deux humains sont présents, puis leparieur sort et l'initié cache des aliments dans l'un des quatre récipients. Lechimpanzé peut observer l'initié agir sans toutefois voir le récipient aumoment de son approvisionnement. Ensuite le parieur, qui, aux yeux del'animal, ne sait rien de l'emplacement de la nourriture, entre dans la pièce.Chacun des humains désigne alors un récipient. Linitié pointe toujours ledoigt dans la direction du récipient plein, alors que le parieur pointe tou-jours vers un récipient vide. Après ces pointages, le chimpanzé peut action-ner la manette pour récupérer le récipient convoité.Les quatre chimpanzés ont rapidement appris à réagir aux pointages del'initié et à ne pas tenir compte des indications fournies par le parieur pourse procurer la nourriture cachée. Néanmoins, deux d'entre eux ont eubesoin de plus de 150 essais pour parvenir à identifier les rôles respectifsdu parieur et de l'initié. La distinction opérée par les chimpanzés pourraittoutefois reposer non sur la connaissance possédée respectivement par leparieur et par l'initié, mais sur une discrimination plus simple, l'un (l'ini-tié) étant constamment présent pendant le test tandis que l'autre (leparieur) quitte la pièce puis y rentre. Pour contrôler ce facteur expérimen-tal, un test critique de transfert a été conduit : le parieur et l'initié restentdans la pièce pendant qu'un troisième humain cache la nourriture. Mais,juste avant la dissimulation, le parieur recouvre sa tête d'un sac de papier.Dans cette phase, trois chimpanzés sur quatre continuent à suivre les indi-cations données par l'humain qui a vu l'emplacement du récipient appro-visionné. Povinelli et ses collègues en concluent que les chimpanzés saventque celui qui a assisté à un événement possède une connaissance différen-te de celui qui était absent. Les réactions des chimpanzés démontreraientainsi qu'ils sont capables d'attribuer certains états mentaux, en l'occur-rence « savoir » et « deviner », à des partenaires humains.Une étude comparable menée en 1991 chez le macaque par les mêmeschercheurs a pourtant fourni des résultats contraires: aucun des quatremacaques testés n'a réussi à faire la distinction entre les désignations duparieur et celles de l'initié, même après de longues séances d'entraînementet l'introduction d'indices supplémentaires. Ainsi, les macaques se sontmontrés incapables de réaliser des prédictions sur l'état de connaissancedes différents protagonistes de la situation.11 est intéressant de corréler la reconnaissance de son image spéculaire et lacompétence à attribuer des savoirs. Si la reconnaissance de soi constitue un

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indice de la conscience de soi, alors cette capacité de réflexion surmême devrait permettre d'attribuer des états psychologiques ou érnot'nels aux autres. Le fait que le chimpanzé se reconnaisse dans le miroiqu'il soit en mesure de réaliser des prédictions à propos des états mentdes autres conforte cette hypothèse. De façon parallèle, l'incapacité nia 'festée par d'autres primates, comme les macaques, à se reconnaître dans 1miroir et à attribuer des états mentaux est également compatible avec 1

théorie de Gallup.D'autres pistes semblent par ailleurs pertinentes à explorer en vue derechercher des indices d'une « théorie de l'esprit». C'est le cas pour les dif-férentes formes d'enseignement et de pédagogie. Une relation de type péda-gogique implique en effet que l'enseignant attribue une ignorance àl'enseigné et se montre capable, dans une pédagogie active, de modifiercette attribution en fonction des performances de l'enseigné. Or lesexemples « fiables » de pédagogie active sont extrêmement rares dans la lit-térature primatologique et demeurent limités aux chimpanzés.

Ce survol des recherches d'éthologie cognitive et de cognition compa-rée tente de rendre compte des principaux acquis d'une discipline très

jeune, puisque les travaux de terrain sur le comportement des chimpanzés,comme ceux de J. Goodall, ont débuté il y a seulement une trentaine d'an-nées, précédant de peu les recherches de laboratoire de A. et B. Gardner et

celles de D. Premack.En constatant, dès 1976, que les capacités en matière de cognition nonsociale des anthropoïdes s'exerçaient seulement en milieu «artificiel»,Nicolas Humphrey de l'université de Cambridge, avançait l'idée que ledéveloppement des capacités cognitives chez les primates serait fonction dela complexité de leur vie sociale. Ajoutons à cette proposition que les autrestraits, comme le développement cérébral, une longue période d'immaturitéet une grande longévité, sont aussi des facteurs importants susceptibles de

permettre l'émergence de capacités cognitives élaborées.Ehypothèse de Nicolas Humphrey, qui n'a toujours pas, à ce jour, reçuconfirmation, a du moins le mérite de poser le problème de la relationentre la cognition non sociale et la cognition sociale. Ce faisant, ellevalide la démarche préconisée par D. Premack ou H. Kummer, consistantà démontrer, en situation expérimentale contrôlée, les capacités cogni-tives des primates dans le domaine non social, avant de les extrapoler audomaine social. La cognition est alors envisagée comme un phénomènegénéral. De fait, les habiletés décrites comme appartenant au domaine«non social» de la cognition (relations d'identité et d'équivalence,dénombrement, catégorisation, raisonnement analogique...) existentaussi dans le domaine « social » de la cognition. Ainsi, reconnaître unpartenaire revient à montrer des capacités à la discrimination et à la caté-gorisation. De même, s'associer à un allié au sein d'un groupe social sup-

se l'évaluation préalable de relations d'identité et de quantités numé-

riques, etc.c chez les primates non humains, l'intelligence créatrice générée par la

mplexité de la vie sociale s'est propagée dans le domaine non social, ellevst limitée au niveau d'acquisitions individuelles faute d'avoir constituén système général de communication référentielle (Deputte et Vauclair,

1998). Ainsi, dans un groupe de primates, l'absence d'un mode de com-munication adéquate du savoir individuel ne favorisera pas le savoir del'ensemble de la communauté. Si, au contraire, une espèce dispose d'unmoyen de partager la connaissance, le savoir d'un groupe de même tailledeviendra rapidement au moins égal, voire supérieur à la somme dessavoirs de chacun (Deputte et Vauclair, 1998). Le langage, en tant quemoyen de partage de la connaissance, aurait ainsi permis à l'homme dedevenir un Homofaber, puis un Homo sapiens, par une accélération expo-nentielle de la connaissance des milieux, sociaux et non sociaux, et de leurmaîtrise, notamment à l'aide de systèmes de mise en mémoire et de trans-mission intergénéra tionnelle.Où situer, à la lumière de ce qui vient d'être présenté, le propre de l'hom-me ? En d'autres termes, à quel moment la rupture a-t-elle été consomméeentre les anthropoïdes et l'espèce humaine ou proto-humaine? S'il paraîtbien ardu d'apporter une réponse précise et définitive à cette question cen-trale, les recherches disponibles fournissent des repères solides pour tenterde cerner le problème de la continuité/discontinuité entre l'homme et lesautres primates.Bien qu'aucun programme expérimental n'ait été systématiquement entre-pris pour tester l'identité des compétences cognitives simultanément dansles deux domaines de la cognition, de nombreux travaux sont disponiblespour chacun de ces champs. Les données résultant des expériences rap-portées dans ce chapitre plaident en faveur d'une certaine continuité dansles processus cognitifs entre les primates et l'homme. Cette hypothèse estinférée essentiellement à partir de l'existence de systèmes de représentationchez toutes les espèces étudiées. Cela étant, parallèlement à l'existence degrandes fonctions cognitives communes à l'ensemble des primates, lesconnaissances actuelles nous contraignent à postuler des ruptures. Celles-ci tiennent d'abord à l'existence d'outils de communication spécifiquementhumains.

Pour se convaincre de l'existence d'une discontinuité entre l'homme et lepongidé, il suffit d'examiner les performances du plus brillant des animauxétudiés, le fameux bonobo Kanzi, et de les comparer à celles de nos enfants.Les travaux des pédopsychologues montrent que, dès l'âge d'un an et demi,la modalité informative domine avant de devenir systématique vers deuxans et demi - elle représente alors plus de six productions sur dix. Le rele-vé des performances de Kanzi, constituées de combinaisons de lexi-grammes et de gestes d'indication, conduit à une répartition totalementMiérente de celles réalisées par l'enfant puisque son « langage » - Kanzi est

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Communication animale et langage humain : des différences d'organisation et de fonction

Communication et langageaffichent un certain nombre depropriétés communes. Présentechez la plupart des espèces ani-males, du moins chez les espècessociales, la communication peutse définir comme un phénomènesocial d'échanges entre deux ouplusieurs congénères. À cet effet,elle recourt à un code de signauxspécifiques dans le cadre desfinalités globales de survie(reproduction, protection,alimentation) et de cohésion dugroupe. Les interactions entre descongénères, quel que soit le canalutilisé (visuel, auditif, olfactif), sontdonc autant de communications.Les informations échangées sontvariées: les signaux communicatifspeuvent renseigner sur l'identitéde l'émetteur, ses motivations, maisaussi son environnement (présenced'un prédateur, de sourcesalimentaires, etc.). Entre la paradesexuelle de l'épinoche, lacommunication par gestes deschimpanzés et les échangessonores des mammifèresaquatiques, il existe bien entendudes différences, à la fois en termesde complexité et de flexibilitédu message. Cependant, tousces échanges participent manifeste-ment d'une organisation socialepropre au groupe ou à l'espèceconcernée.Le langage, quant à lui, peut êtredéfini comme un système à la foiscommunicatif et représentatif. Ilrepose sur une convention socialequi attribue à certains substitutsreprésentatifs, les signifiants (quicorrespondent aux mots), le pou-voir de désigner d'autres substituts,les signifiés (c'est-à-dire les signifi-cations véhiculées par les mots).En 1960, un linguiste américain,C. F. Hockett (1 960), s'est attaché àinventorier les caractéristiques dessystèmes de communication des

animaux et de l'homme. L'un destraits les plus caractéristiques dulangage qu'il ait relevés concernela propriété de déplacement, àsavoir la possibilité de se référerà des objets et à des événementséloignés dans le temps et dansl'espace du locuteur. Cettepropriété inhérente aux signes lin-guistiques permet aussi d'évoquerverbalement des choses qui n'ontpas de localisation spatiale ou nese produisent jamais. La doublearticulation constitue une autrepropriété unique aux signes lin-guistiques. Les unités de niveausupérieur, les monèmes, qui consti-tuent les premières unités de signi-fication, sont composées d'unitésde niveau inférieur, les phonèmes.Enfin, une troisième caractéristiqueimportante se rapporte àl'arbitrarité. Pour Ferdinand deSaussure, le signe se définit commeune relation établie non pas entreles éléments matériels que sont lessons (ou mots) et les contenus aux-quels ils réfèrent, mais entre desimages ou des représentationsconstruites sur le matériau pho-nique d'une part, sur le matériauréféré d'autre part. L'arbitrarité dusigne est donc bien plus quel'établissement d'un rapport entredeux réalités (par exemple un sym-bole graphique et une action ouun objet de la réalité). Ainsi, deuximages mentales, l'une phoniqueet l'autre «de sens», sont produitesà partir de deux domaines distinctsde la réalité. Ce rapport entre lesdeux types d'images est arbitrairedans la mesure où chaque languenaturelle procède à une analyseet à un découpage des imagessonores et des images de sensqui n'obéit à aucune motivationidentifiable. Cette arbitrarité dite« radicale » s'avère beaucoup pluscomplexe que celle manifestéepar les chimpanzés ayant appris

un « langage». Il est intéressantd'observer que tous les événementscommunicatifs humains n'utilisentpas nécessairement des substitutsreprésentatifs. Il en va ainsi decertaines séquences communica-tives non verbales, comme lesvocalisations des bébés, dontla fonction est de signaler un étatd'inconfort à la mère. Dans laplupart des cas, néanmoins, la

représentation fait partie intégrantedu phénomène de communication.La position défendue dans cechapitre postule que le langage telqu'il apparaît chez l'homme résulted'une double évolution, biologiqueet sociale, qui a conduit àfusionner les deux fonctionsreprésentative et communicative.Enfin et surtout, les systèmes decommunication des primates nonhumains, qu'ils soient spontanésou appris dans le contexte dulaboratoire, se distinguent trèsnettement les uns des autres parleur fonction. Les recherches surl'acquisition du langage ont ainsimontré que les premiers motsemployés par les enfants servaientsoit à formuler une demande(un objet, de la nourriture, parexemple) - cet usage décrivant leurfonction impérative ou injonc-tive -, soit à communiquer leur inté-rêt pour le monde. Autrement dit,l'enfant communique pour partagerson intérêt pour un objet, uneaction ou une situation, en dehorsde tout contexte de demande.Grâce à la modalité déclarative, lelangage a pour fonction d'apporterune information sur le monde et del'échanger avec autrui. Cettefonction déclarative, en tant queforme élaborée d'attentionconjointe, distingue fondamentale-ment la communication humainede la communication animale, ycompris de celle des anthropoïdes

les plus sophistiqués.

1 rs âeé de huit ans - se révèle injonctif pour 96 % des productions. Cette.. jtaûon du bonobo dans l'usage des lexigrammes à une seule modalité

it sans doute être partiellement expliquée par les contraintes de sonvironnement expérimental. En effet, celui-ci l'incite fortement à émettre

APS demandes en vue d'obtenir des objets ou d'accomplir des activités. Cesvnériences n'en révèlent pas moins que, si Kanzi et les autres pongidésnt appris la fonction de référence d'un substitut, ils n'en font pas un

isaee spontané en dehors du cadre restreint dans lequel les symboles sontacquis.

Si les humains sont si prompts à utiliser leurs premiers mots pour com-menter le monde et partager leurs connaissances avec les autres, c'est vrai-semblablement parce que ces compétences référentielles n'apparaissent pasde novo. En réalité, ces capacités sont préparées bien avant l'acquisition dulangage à travers un ensemble d'activités de communication précoces entreun adulte compétent et l'enfant : celles-ci comprennent en particulier l'at-tention conjointe pour les objets. Jérôme Bruner, psychologue à l'univer-sité de Harvard, a mis en évidence le fait que l'enfant, vers quatre-six mois,suit le regard de sa mère pour fixer son attention sur le même objetqu'elle. Ce contexte d'attention conjointe se complexifie par la suite avecl'adjonction du geste de pointage permettant de «désigner» avec unemeilleure précision la localisation de l'objet ou de la tierce personne, ciblesde cette mobilisation visuelle.

Pour en revenir à la comparaison entre pongidés et humains, les signauxdes premiers remplissent un seul objectif: obtenir un résultat tangible àpropos d'un objet ou d'une action. Cette fonction est observée à la fois dansles échanges appris entre les chimpanzés ou entre les chimpanzés et leurs«professeurs». Le langage humain, quant à lui, en plus de cette fonctioninstrumentale, contribue surtout à attirer l'intérêt de l'autre sur des objetsou des événements parce que ces objets ou événements existent et qu'il estpossible de les désigner avec des mots.

Pour conclure, l'usage des lexigrammes ou des gestes par les chimpanzésne permet pas de déduire que ces symboles ont la même fonction que lessignes linguistiques humains, car la maîtrise de la fonction instrumentaledes lexigrammes dans le contexte des situations de tests est suffisante pourconduire à un usage adapté de ceux-ci.

La comparaison des compétences communicatives et attributives (inten-tionnalité et théorie de l'esprit) des primates humains et non humainspermet de générer d'autres éléments de discontinuité que ceux liés aulangage. Ainsi, il faut souligner que les caractéristiques de la structurelangagière se retrouvent également dans le « langage des signes ges-tuels», que ce langage soit utilisé spontanément, en association avec lelangage articulé, ou qu'il constitue un système de communication com-plet, comme c'est le cas du langage des sourds. Cette forme d'organisa-uon va de fait sous-tendre l'ensemble des conduites relationnelles de

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Chimpanzé cherchant àattraper un objet dans l'eau.

l'espèce humaine. Un exemple parmi d'autres concerne la fabricationl'usage des outils.Comme nous l'avons vu plus haut, Jane Goodall a montré que les chipanzés de Tanzanie façonnaient différents objets en vue de les utiliscomme outils pour se procurer de la nourriture. Ces outils sont cependantlimités dans leur usage, et leur fonctionnalité demeure unique (l'alimentation). De plus, ils ne s'insèrent pas dans des contextes variés, selon une nrocédure qui ressemblerait à la polysémie des signes linguistiques. Ainsiaprès avoir péché ses termites à l'aide d'une branche, le chimpanzé ne l'uti-lise pas pour taquiner quelque autre animal non comestible, ou pour securer les dents ou les oreilles. La plupart du temps, l'outil est abandonnéaprès son usage immédiat par le chimpanzé. De même, la pierre qui lui aservi pour casser ses noix n'est pas réutilisée pour la fabrication d'un autremarteau plus perfectionné. Eoutil du chimpanzé, contrairement à celui del'homme, n'est pas davantage conservé dans un but d'échange avec un autreoutil ou objet, et encore moins en vue de confectionner quelque ornementqui n'aurait d'autre valeur qu'esthétique.L'outil de l'homme et celui du chimpanzé sont distincts car seul le premierest inscrit dans la durée. André Leroi-Gourhan (1965), pour qui l'enchaî-

ment des diverses étapes de la fabrication d'une hache de pierre équivautmaniement d'une «syntaxe», a correctement envisagé cette permanen-de l'outil et, dans son caractère d'universalité, sa grande parenté avec let Ces caractéristiques sont apparemment absentes du répertoire com-

ortementaï'des chimpanzés et, de façon plus générale, de l'ensemble ducomportement des animaux qui utilisent des outils.S'il est vrai que le chimpanzé peut reconnaître sa propre image dans unmiroir il n'utilise pas cette compétence pour l'intégrer dans ses relationsavec ses congénères en prêtant attention à son apparence et au regard queles autres portent sur lui-même, comme le font les humains. Aucun prima-toloeue n'a d'ailleurs jamais pensé rendre compte de cette autoperceptionanimale en termes de « narcissisme » ou de pudeur.Les différences observées dans les signaux du langage ou dans l'imputationd'états mentaux ont des conséquences considérables sur la cognition desprimates et celle de l'homme (Vidal et Vauclair, 1996). Lattribution desavoirs, de croyances aux autres et, par conséquent, la compréhension deleur rôle comme agents dotés d'intentions s'évaluent déjà dans l'engage-ment des enfants dans des activités conjointes tripartites incluant au moinsun partenaire et un objet. Ces conduites, que J. Bruner a qualifiées d'atten-tions conjointes (pour les personnes ou pour les objets), ont des répercus-sions majeures pour l'insertion de l'enfant dans sa culture. MichaelTomasello et Joseph Call, de l'université d'Emory (1993), ont désigné sousle nom d'apprentissage culturel la découverte par l'enfant des outils, lesartefacts et les autres symboles de sa culture. Un tel apprentissage leconduira à participer à l'histoire cognitive et sociale de son espèce quand iltentera de reproduire les relations d'intentionnalité qu'entretiennent lesadultes avec ces objets culturels.

Le fait de concevoir les congénères humains comme des agents intention-nels à travers l'apprentissage culturel aura à son tour des conséquencesmajeures sur l'évolution des rapports entre les protagonistes impliquésdans les échanges. En effet, à la différence de l'enfant, qui apprend à la foispar imitation et sous l'effet d'actions pédagogiques délibérées, ranimai pro-gresse par l'observation : l'acquisition individuelle d'un comportement sefait à partir de l'observation d'un congénère compétent. Cette formation, demême que celle qui repose sur les essais et les erreurs, rend compte de faitdes acquisitions, y compris les plus complexes, des animaux, comme c'estle cas par exemple pour l'usage des outils par les jeunes chimpanzés.Labsence chez les animaux adultes de tentatives « pédagogiques » vis-à-visde leurs congénères et d'incitations à être imités pourrait donc vraisembla-blement résulter de l'inaptitude de ces adultes à attribuer des états mentauxaux autres. Cette difficulté attributive concerne en particulier la progéni-ture et se traduit par une incapacité à repérer le fait que les jeunes n'ont pasles mêmes connaissances que les adultes. En effet, pour qu'il y ait actiondirecte à but pédagogique de la part d'un parent, il faut que celui-ci détecteune différence entre sa propre connaissance et celle de l'enfant, ceci afin

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de pouvoir prendre les mesures nécessaires au rétablissement des deuxniveaux de connaissance. Autrement dit, l'absence d'une capacité attribu-tive rendrait impossible toute tentative pédagogique.Les phénomènes décrits précédemment vont incontestablement dans lesens de l'hypothèse d'une discontinuité entre les primates humains et nonhumains. Néanmoins, plusieurs réserves doivent être formulées ici. En pre-mier lieu, pareille affirmation ne diminue en rien l'intérêt ni la complexitédes comportements spontanés ou appris des primates non humains. Lamise en évidence de ces différences a pour seul objectif de poser le plusclairement possible les bases d'une comparaison entre les compétencescognitives et communicationnelles des primates actuels et des humainsactuels.En second lieu, les compétences manifestées par les pongidés présententbien des similarités avec certaines conduites de l'enfant, notamment à tra-vers l'aspect impératif des échanges communicatifs ou le fait que la com-préhension des signaux de communication précède leur production. Maison ne peut postuler la correspondance totale entre les capacités de l'enfantet celles des pongidés. Le chimpanzé, le bonobo et l'homme forment aprèstout des espèces différentes. Leurs spécificités les ont entraînés à déve-lopper leurs propres mécanismes pour communiquer et pour gérer leursrapports à l'environnement.

L'espèce humaine a toutefois singulièrement développé, vraisemblablementdepuis quelques centaines de milliers d'années seulement, un système decommunication unique: le langage. Les bases neuroanatomiques des spé-cialisations cérébrales qui sous-tendent le traitement de la parole chezl'homme - comme c'est le cas de l'asymétrie du planum temporal - sontpourtant présentes chez les pongidés et chez d'autres primates comme lemacaque. :i semble d'ailleurs que ces spécialisations hémisphériques aientaussi des fonctions communes entre l'homme et le singe sur le plan com-portemental, permettant notamment la gestion du découpage temporel desvocalisations chez le singe et des phonèmes pour l'espèce humaine.Au final, les études portant sur les primates accréditent l'idée que les com-posants définissant les compétences linguistiques ont pu apparaître à diffé-

rents de l'évolution des primates. Mais c'est incontestablementchez l'homme moderne (Homo sapiens sapiens) que toutes ces données -cognitives et communicatives - se sont combinées en un seul système, à lafois complexe et très performant: le langage et ses fonctions dérivées.'

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Le singe capucin a uncoefficient cérébral, autrementdit une taille relative ducerveau, qui dépasse cellede l'homme. L'émergence descapacités cognitives complexesne se limitent pas auxchimpanzés et aux hommes.