Celles que nous avons été.

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I Le trac. Telle une peur qui la possédait, une angoisse, qui l’habitait. Il déversait, en elle, un sentiment de vulnérabilité extrême, l’imprégnant d’une nausée désagréable, mais supportable. Elle ferma les yeux. Elle avait presque du mal à trouver son souffle. Elle posa ses deux mains sur son ventre, inspira profondément en bloquant ses poumons et en gonflant sa poitrine. Puis, elle relâcha, d’un seul coup, en appuyant sur son estomac. Ses yeux mirent quelques secondes à se réadapter à la lumière des spots qui lui faisaient face, lorsqu’elle les rouvrit. Elle perçut alors son reflet, net, dans le miroir, et s’en détourna. Elle ne supportait plus de s’examiner, de voir qu’une mèche avait bougé, que son rouge à lèvre s’était estompé. Ses doigts s’enroulèrent automatiquement autour d’une des angl aises qui ornaient sa chevelure. Comme à son habitude, elle avait dégagé son épaule gauche, pour accueillir le manche de son violoncelle. Son regard se posa sur son téléphone, juste à côté d’une tasse de café déjà froid. Elle appuya sur le bouton de mise en route. L’écran s’alluma : pas de nouveau message. Elle soupira. Soudain, la porte de la loge s’ouvrit, allant s’écraser sur une des chaises apposées au mur. Une jeune femme, légèrement plus âgée qu’elle, à l’air de famille évident, pénétra dans la pièce en la dévisageant, les yeux ronds : «Mais enfin, June, qu’est-ce que tu fais? Ils t’attendent ! » June Kinsley leva les yeux vers sa sœur aînée, Hailey Kinsley. Elle se contenta de sourire, sa mâchoire crispée puis, son visage se ferma : « Ils sont arrivés ? » demanda-t-elle. Hailey sembla confuse un instant, puis secoua la tête : « Non. » Elle s’approcha de June et posa ses deux mains sur ses épaules, la forçant à faire face au miroir. Mais la jeune femme s’obstina à ignorer son reflet, fixant l’un des coins de la glace. Hailey sourit : « Tu connais papa, toujours au dernier moment, » murmura-t-elle. June ne bougea pas. Elle sentait les mains chaudes de sa sœur détendre toutes les contractures des muscles dans son dos. Sa grande sœur avait toujours eu cette capacité à la calmer, quelle que soit la raison de son angoisse. Pourtant, il y avait trop de choses dans son esprit, trop de pensées qui la hantaient désormais pour qu’elle puisse complètement se laisser aller. Son ouïe se fit de moins en moins précise, remplacée par un sifflement continu, pénible. Sa respiration devint de plus en plus saccadée. Elle sentit ses yeux la brûler légèrement, elle secoua la tête, mais la loge devint petit à petit floue, pour complètement disparaître. « June ! » Le cri d’Hailey la fit sursauter. Le sifflement disparut, la lumière de la pièce retrouva sa clarté d’origine. Elle pouvait sentir que les doigts de sa sœur s’étaient resserrés sur sa peau, dans une étreinte presque douloureuse. June leva les yeux vers elle, dans le miroir : « Ça va bien se passer, » murmura Hailey, confiante. Il n’y avait aucune once d’hésitation ou de tremblement dans sa voix.

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Deux soeurs se retrouvent après s'être perdues de vue pendant près de 5 ans.(ce sont les 3 premiers chapitres du premier roman de fiction écrit par Gaëlle Marenco.)

Transcript of Celles que nous avons été.

  • I

    Le trac. Telle une peur qui la possdait, une angoisse, qui lhabitait. Il dversait, en elle, un

    sentiment de vulnrabilit extrme, limprgnant dune nause dsagrable, mais supportable.

    Elle ferma les yeux. Elle avait presque du mal trouver son souffle. Elle posa ses deux mains sur

    son ventre, inspira profondment en bloquant ses poumons et en gonflant sa poitrine. Puis, elle relcha,

    dun seul coup, en appuyant sur son estomac. Ses yeux mirent quelques secondes se radapter la

    lumire des spots qui lui faisaient face, lorsquelle les rouvrit. Elle perut alors son reflet, net, dans le

    miroir, et sen dtourna.

    Elle ne supportait plus de sexaminer, de voir quune mche avait boug, que son rouge lvre

    stait estomp. Ses doigts senroulrent automatiquement autour dune des anglaises qui ornaient sa

    chevelure. Comme son habitude, elle avait dgag son paule gauche, pour accueillir le manche de

    son violoncelle.

    Son regard se posa sur son tlphone, juste ct dune tasse de caf dj froid. Elle appuya sur

    le bouton de mise en route. Lcran salluma : pas de nouveau message. Elle soupira.

    Soudain, la porte de la loge souvrit, allant scraser sur une des chaises apposes au mur. Une

    jeune femme, lgrement plus ge quelle, lair de famille vident, pntra dans la pice en la

    dvisageant, les yeux ronds :

    Mais enfin, June, quest-ce que tu fais? Ils tattendent !

    June Kinsley leva les yeux vers sa sur ane, Hailey Kinsley. Elle se contenta de sourire, sa

    mchoire crispe puis, son visage se ferma :

    Ils sont arrivs ? demanda-t-elle.

    Hailey sembla confuse un instant, puis secoua la tte :

    Non.

    Elle sapprocha de June et posa ses deux mains sur ses paules, la forant faire face au miroir.

    Mais la jeune femme sobstina ignorer son reflet, fixant lun des coins de la glace. Hailey sourit :

    Tu connais papa, toujours au dernier moment, murmura-t-elle.

    June ne bougea pas. Elle sentait les mains chaudes de sa sur dtendre toutes les contractures des

    muscles dans son dos. Sa grande sur avait toujours eu cette capacit la calmer, quelle que soit la

    raison de son angoisse.

    Pourtant, il y avait trop de choses dans son esprit, trop de penses qui la hantaient dsormais pour

    quelle puisse compltement se laisser aller. Son oue se fit de moins en moins prcise, remplace par

    un sifflement continu, pnible. Sa respiration devint de plus en plus saccade. Elle sentit ses yeux la

    brler lgrement, elle secoua la tte, mais la loge devint petit petit floue, pour compltement

    disparatre.

    June !

    Le cri dHailey la fit sursauter. Le sifflement disparut, la lumire de la pice retrouva sa clart

    dorigine. Elle pouvait sentir que les doigts de sa sur staient resserrs sur sa peau, dans une treinte

    presque douloureuse. June leva les yeux vers elle, dans le miroir :

    a va bien se passer, murmura Hailey, confiante.

    Il ny avait aucune once dhsitation ou de tremblement dans sa voix.

  • June sourit faiblement, elle savait que sa sur croyait en elle, plus encore quelle-mme. Ctait

    comme cela, convenu.

    Elle sobserva : la couleur carlate pose sur ses lvres quelques minutes auparavant, avait

    compltement disparu, pour laisser place au rose ple et ordinaire de sa bouche. Elle se dgagea

    doucement de lemprise dHailey, et se pencha pour saisir son rouge lvres. Elle lappliqua avec

    souplesse puis, en tamponna le surplus avec un mouchoir. Elle scarta, finalement, de la table et Hailey

    se poussa, afin de lui laisser la place de se lever.

    June portait lune de ces robes, prtes par les maisons de grands couturiers. Le haut, dont le col

    rond dgageait ses clavicules saillantes, tait dun blanc parsem de roses noires brodes la main. Une

    ceinture fonce relevait sa taille, surmonte dun assemblage de pierres noires et de mtal dor qui

    formait un genre de fleurs modernes aux ptales dessins de triangles et autres traits gomtriques. Le

    bas tait beaucoup plus sobre, il sarrtait au-dessus de ses genoux, laissant dcouvrir ses jambes fines

    et ses mollets galbs, qui allaient soutenir la caisse de linstrument durant le rcital. Elle avait chauss

    des talons noirs brillants. Elle naimait pas vraiment les chaussures hautes, mais, elle avait, avec

    lexprience, remarqu que la position assise supportait mieux les talons aiguilles, et que cela

    embellissait ses jambes, quelle que soit sa tenue.

    Le sourire dHailey slargit :

    Tu es magnifique, murmura-t-elle, admirative.

    Elle sapprocha de June et la serra contre elle. June resta les bras ballants, puis ses bras entourrent

    les paules de sa sur, la serrant contre elle, un peu plus fort.

    Hailey, il faut que je te parle de quelque chose, chuchota-t-elle dans son oreille.

    La jeune femme scarta de sa cadette, et la regarda droit dans les yeux. June baissa les yeux, les

    lvres pinces, elle dglutit. Plus les secondes scoulaient, plus elle sentait ses yeux devenir humides :

    Cest pr-

    Entre dans une minute ! La voix dans le haut-parleur la coupa net.

    June se mordit les lvres puis soupira, fixant sa sur. Hailey sapprocha delle pour lui frotter le

    haut des paules :

    Tu vas leur en mettre plein la vue! lencouragea-t-elle.

    June hocha la tte, perdue dans ses penses. Elle ny tait pas parvenue, elle navait pas pu lui dire.

    Le sourire de sa sur la fit douter, peut-tre valait-il mieux quelle ne sache pas. Aprs tout, si elle tait

    heureuse, ctait ce qui comptait, non ?

    Hailey tendit son bras pour lui indiquer le chemin jusqu la porte :

    Maestro, dclara-t-elle de manire magistrale. June lui rendit son sourire et suivit sa main.

    Le Lincoln Center tait lune des salles New-Yorkaises les plus rputes. Le btiment avait t

    pens pour une redynamisation du visage urbain de la ville, dans les annes cinquante. Il possdait une

    dizaine de salles de concert et de reprsentation, qui avaient toutes t penses pour que lacoustique et

    la vue, de chacun des spectateurs, y soient optimales.

    Lorsque June savana sur la scne dans les coulisses, le parquet en bois grina sous ses pieds.

    Elle pouvait entendre des voix chuchoter, rire et tousser derrire le lourd rideau opaque qui lui faisait

    face. Elle sagrippa au tissu et lcarta lgrement.

  • Cette foule qui tait venue lcouter la fascinait. Quelle tait lhistoire de chacune des personnes

    prsentes ? Pourquoi venaient-elles la voir, elle, ce soir ? Avaient-elles t conseilles par des amis ?

    Etaient-elles l sur invitation ? Venaient-elles avec leur matresse, leur amant, leur famille ? June ferma

    les yeux, et laissa tomber le rideau.

    Elle devait se concentrer, ne pas laisser son esprit vagabonder dans ses penses. Elle plaa son

    pouce sur son front et appuya, fort. Ctait un moyen que lui avait appris sa mre. Depuis quelle tait

    petite, chaque fois que les penses lenvahissaient, elle utilisait cette technique, et cela la calmait

    immdiatement.

    Soudain trois coups francs rsonnrent. La quitude, petit petit, sempara de la salle. Seules

    quelques quintes de toux subsistrent. Elle ouvrit les yeux. Son manager sapprocha delle et hocha la

    tte.

    Ctait elle. Le millier de personnes de lAnnie Tully Hall avait fait silence pour laccueillir sur

    sa mythique scne, pour la premire fois de sa jeune carrire.

    Elle se redressa, quelquun tira le rideau pour lui ouvrir un passage, puis un autre, lui tendit son

    archet et son violoncelle. Elle les saisit pleines mains, aprs lavoir remerci mi-mot.

    Laccs sa chaise tait assez rapide. Pourtant, devant ces inconnus, ces personnes quelle navait

    jamais vues, cela lui paraissait comparable une expdition pour lEverest. Son pas, quelle voulait

    assur, lui parut plutt tendu alors quelle avanait. Elle serra un peu plus fort larchet dans sa main

    droite, caressant la mche de crins avec son pouce, le faisant glisser de haut en bas. Chacun de ses pas

    rsonna dans lensemble de la salle, les talons de ses chaussures martelant le bois comme des maillets

    qui enfonaient un clou rythme rgulier. Elle sarrta devant la chaise sans jeter un regard au public.

    La lumire, du ct spectateur, avait dj t teinte, laissant les projecteurs, dune chaleur intense,

    clairer la scne et, plus spcifiquement, lendroit o elle tait place.

    Elle se tourna, faisant face la salle comble, les spots lblouirent, elle plissa les yeux. Elle se

    dcala vers sa gauche, poussa le tissu de sa robe vers lavant, pour quil ne la gne pas et sassit. Le

    grincement des pieds de mtal de son sige, sentendit en cho. Elle baissa les yeux et rapprocha le

    violoncelle devant elle. Encore ce grincement. Elle nosa plus bouger. Quelquun toussa, puis un autre.

    Elle se rappela avoir lu quelque part que les toussotements, chez un spectateur, pouvaient signifier

    un ennui profond. Elle leva les yeux. Malgr lobscurit, elle pouvait deviner quelques visages, surtout

    dans les premiers rangs. Elle parcourut le troisime, et tomba sur Hailey. Sa respiration sarrta. Les

    yeux vifs de sa sur lencouragrent. Elle lui fit un clin dil. June inspira profondment.

    Elle plaa le manche dans son cou, le contact du bois et des chevilles de linstrument contre son

    paule lapaisa. Elle leva sa main droite, larchet lhorizontale, et sa main gauche, prte faire vibrer

    ses doigts sur les cordes.

    Elle appuya sur lune dentre elles, en faisant lgrement trembler sa main, tandis que larchet

    glissait sur la table dharmonie.

    Elle ferma les yeux, laissant la puissance de la musique vibrer contre elle. En elle.

    *

  • Mary Kinsley appliqua prcautionneusement son rouge lvres. Elle devait dsormais porter des

    lunettes pour se maquiller, ce qui ntait pas des plus pratiques. Notamment, lorsquil sagissait de poser

    une pointe de noir sur ses cils. Elle saisit un mouchoir et le plaa entre ses lvres. Elle ferma la bouche,

    laissant le papier simprgner du surplus de rouge et la rouvrit.

    Elle sapprocha du miroir et plissa les yeux. Le rsultat qui sy reflta parut la satisfaire. Elle

    scarta du lavabo et retira ses lunettes. Elle secoua son poignet gauche, faisant en sorte que la manche

    tombe un peu plus sur son avant-bras, puis, elle plaa le cadran de sa montre face elle.

    Ils taient extrmement en retard. Sils ne partaient pas dans les minutes qui suivaient, ils ne

    parviendraient pas accder la salle avant la fermeture des portes principales.

    Charles ?

    La voix de Mary rsonna dans toute la maison, alors quelle sortait de la salle de bain. Elle replaa

    ses manches et ajusta son col, tout en avanant vers la seule pice o son mari passait ses journes et ses

    nuits, tel point, quil lavait surnomme LAntre.

    Ctait une chambre de taille ridicule compare aux autres pices de ltage, et mme de la

    maison. A lexception de la salle deau du rez-de-chausse, qui comprenait de simples toilettes et un

    lavabo indpendant, et qui avait fait lobjet dune anne de pourparlers avec larchitecte qui stait

    occup des plans.

    Ctait de trs agrables latrines en soi, mais lorsque vous y tiez assis, vos genoux empchaient

    la fermeture de la porte en bois de chne. Erreur du soi-disant contrematre. Lhomme stait tromp

    de plusieurs dizaines de centimtres en croyant que larchitecte avait crit un au lieu de sept, ce qui avait

    videmment provoqu un lger dcalage des toilettes crant un espace risible pour pouvoir placer ses

    jambes lorsque vous deviez y accder. Cela avait t amusant jusqu ce que les petites soient assez

    grandes pour se cogner contre la porte chaque fois quelles utilisaient les lieux. Ctait alors devenu

    un jeu : celle qui se ferait attraper la porte entrouverte, dans une position compromettante.

    Cependant, quand ses enfants avaient quitt la maison familiale, Mary Kinsley navait plus

    jamais utilis cette pice deau. La laissant aux souvenirs de ses deux filles, devenues des adultes

    indpendantes. Une sorte de mausole ddicac. Mme leurs chambres avaient changes, les meubles

    utiliss, les posters retirs, des draps neufs placs sur les lits, mais pas les toilettes. Elles taient restes

    telles quelles.

    Quoi quil en soit, LAntre de son mari, avait t si bien emmnage, quelle donnait cette

    impression insense, dtre immense.

    Mary poussa la porte, les gonds grincrent.

    Il faudra peut-tre penser faire quelque chose pour cette porte. Lhuiler, par exemple,

    remarqua-t-elle. Charles tait assis son bureau, lui faisant face. Il avait les deux mains pleines dencre,

    poses sur ses tempes :

    Hmmm, non! Sinon, je perdrais toute lefficacit de cette alarme de premier choix, au

    mcanisme unique et infaillible. Car, vois-tu

    Il plaa son bras gauche le long de sa poitrine, sa main droite vint elle se loger sous son menton,

    lindex en direction de Mary. Elle soupira et leva les sourcils. Il continua :

    Les gens ne se mfient pas dune simple et innocente porte. Quand ils vont pour louvrir, ils ne

    simaginent pas dclencher tout un systme dalerte sophistiqu, et cest essentiel pour

    Il sinterrompit et la dvisagea. Il analysa ses habits de la tte aux pieds, puis remonta sur son

    visage. Elle pencha la tte et sourit.

  • On sort ? demanda-t-il. Elle serra les dents et se redressa, ses deux mains places sur ses

    hanches :

    Dis-moi que tu plaisantes.

    Il haussa les paules et plissa son il gauche :

    Je plaisante ? Mary contourna le bureau, sempara dune des lingettes sur la commode

    appose au mur et sapprocha de son poux. Elle lui saisit les mains, et commena nettoyer lencre

    noire tale sur chacun de ses doigts.

    Charles Kinsley tait crivain. Ou, comme il aimait se surnommer, un faiseur dhistoires. Ds

    lapparition des premiers ordinateurs de bureau pour grand public, il avait catgoriquement refus de

    travailler sur ces engins diaboliques. Il leur avait prfr sa vieille et fidle machine crire. Et ainsi,

    chaque fois quil crivait, ses mains se retrouvaient semblables aux mares noires des phalanges. Ce qui

    ne cessait de dsesprer sa femme.

    Charles Kinsley, je vous demande un minimum dattention.

    Elle avait parl distinctement, dtachant chacune de ses syllabes. Il la fixa intensment, ses mains

    taches toujours dans les siennes. Ctait, comme si, le temps avait cess de scouler autour deux,

    comme si, le mcanisme du continuum, dlibrment dfaillant, stait emball pour finalement cesser

    dexister.

    Ta fille, Charles. Le rcital est ce soir.

    Les yeux de Charles scarquillrent. Il avait oubli, non pas quil ny apportait aucune

    importance, bien au contraire. Mais le temps, ce fameux continuum, lui jouait souvent des tours de

    passe-passe. De plus en plus, en vieillissant, celui-ci avanait tellement vite quil en oubliait les dates,

    les jours. Il narrivait pas croire que lvnement quil avait plusieurs fois cercl de rouge sur son

    carnet de bord, soit dj l.

    Il baissa la tte :

    Cest affligeant, je ne suis pas digne dtre pre, souffla-t-il.

    Mary qui tenait encore ses mains, prit une profonde respiration. Elle avait appris connatre son

    mari, au fil des annes passes ses cts.

    Ils staient rencontrs luniversit. Charles tait tudiant en lettres et Mary rentrait dans sa

    premire anne de mdecine. Ils avaient connus ce que certains appellent le coup de foudre. Cela avait

    t comme une vidence, presque troublante, tellement, elle en avait t singulire. Sans se connatre,

    ils avaient pass toute une soire ensemble et chang leur premier baiser. Ce mme soir, ils avaient fait

    lamour. Il ny avait pas eu dhsitation, pas de questionnement. Ds les premires secondes passes

    ensemble, ils avaient eu cette trange sensation de se connatre depuis toujours. Les deux inconnus

    taient devenus en quelques heures, deux amants qui, quarante ans plus tard, se dsiraient autant, avec

    la mme passion intacte.

    Mary prit ses deux mains contre elle, et lui sourit. Il souleva la tte. Elle ne dit rien. Dun simple

    regard, elle lui avait tout dit. Il hocha la tte, elle libra ses mains. Puis, elle scarta tandis quil se

    levait.

    Elle alla pour sortir de la pice quand il linterrompit :

    Je dois mettre le costume noir ? demanda-t-il. Sa femme se retourna, ses yeux taient pleins

    de malice :

  • Oui, Charles, le noir sera parfait.

    Je dteste ce costume Je peux mettre des baskets avec, au moins ? Elle fit la moue.

    Daccord, daccord. Costume noir, chaussures vernies.

    Mary pouffa et savana dans le couloir, rajustant une nouvelle fois son col. Ce tissu tait

    incontestablement, lun des pires quelle nait jamais port, mais ctait la tenue la plus chic quelle

    possdait, et ce soir, elle voulait honorer sa fille.

    Mary ? La voix de Charles tait imperceptiblement trangle, elle se tourna lgrement.

    Oui ?

    Son mari tait dans lencadrement de la porte. Il lobserva, un doux sourire sur le visage.

    Je taime, murmura-t-il. Elle sourit.

    Moi aussi, je taime, rpondit-elle.

    *

    La voie rapide, qui menait de ltat du Vermont jusqu New York, tait lune des pires

    emprunter, tant la circulation y tait intense: elle tait constamment encombre. Il ny avait pas un jour

    ou une heure, o les automobilistes pouvaient envisager dy rouler tranquillement.

    Et le vendredi aprs-midi, tait certainement lune des journes parmi les plus redoutables.

    Dans la voiture, Mary appuya sur le bouton source de lautoradio. Des notes de piano

    accompagnes par du saxophone, emplirent lhabitacle.

    Mais et les infos trafic ? rpliqua Charles.

    Route encombre, vous mettrez plus de temps pour vous rendre dans ltat de New York que

    vous ne le pensiez, peut-tre devriez-vous appeler votre fille pour vous excuser de cette absence au

    premier grand concert de sa carrire Tu veux que je continue ?

    Charles leva les yeux au ciel et grommela quelque chose dinaudible avant de se concentrer sur

    la route. Mary senfona dans son sige et se laissa bercer par la musique. Ctait une rcente reprise

    dune de ces chansons romantiques chantes par Frank et Nancy Sinatra. Elle tourna sa tte vers la

    fentre, une main place sous son menton, ses doigts dlicatement poss sur sa joue.

    Les arbres recouverts de neige lavaient toujours fascine. Leurs branches, surtout, pliant sous le

    poids de cette glace, sans rompre, comme le ferait un roseau sous leffet de vent. Ils lui semblaient si

    imposants, voire immortels. Pourtant, il suffisait dune simple tempte, plus violente que prvue pour

    les draciner, et leur enlever toute majest. Lhiver pouvait parfois tre rude dans cette partie de

    lAmrique, mais cette anne avait t assez clmente. Les routes taient facilement praticables en ce

    dbut du mois de Dcembre, ce qui, souvent, ntait pas le cas.

    Ses yeux se fermrent. Puis, berce par le mouvement perptuel de la voiture, et, la douce

    musique qui avait remplac le silence entre elle et Charles, elle sassoupit.

    Charles remarqua le corps de sa femme saffaisser ct de lui. Il jeta un coup dil au

    rtroviseur, il y avait tellement de voitures quil ne voyait plus la fin de la file derrire eux.

    Soudain, le comportement du conducteur devant lui linterpella. La camionnette blanche scarta

    dun coup sec, se mettant sur la bande darrt durgence. Charles sentit ses mains se crisper sur le volant,

  • puis, lensemble de son corps, se raidir compltement. Il se recula dans son sige, tout en appuyant sur

    le frein de toutes ses forces. Il avait cette impression insense, de toucher la pdale sans avoir aucune

    action sur la clrit du vhicule. Au bout de ce quil lui parut une ternit, le paysage sembla

    simmobiliser autour deux. La diffrence de vitesse rveilla Mary en sursaut. Elle se redressa, jetant

    dabord un coup dil Charles pour lui demander ce quil fabriquait, puis, son regard suivit le sien.

    Comme un film diffus image par image, au ralenti, elle put voir la dcapotable rouge vermeil

    leur foncer droit dessus. Elle tait certaine que si on lui avait demande den prciser les moindres dtails

    de carrosserie, cela aurait t un jeu denfant pour elle.

    Elle avait pens que, mourir, serait plus douloureux, moins immdiat. Ctait, en ralit,

    comparable un endormissement violent pour une nuit ternelle.

    Semblable une mise sous anesthsie gnrale, sans possibilit de rveil.

    *

    June garda les yeux ferms aprs avoir dplac, une dernire fois, larchet sur les cordes. Sa

    respiration tait haletante, elle sentait encore la caisse vibrer entre ses jambes, sous leffet de lcho de

    la dernire note. Elle essaya de se concentrer sur son souffle, afin de le calmer. Un silence assourdissant

    rsonna soudain dans ses oreilles. Seul son cur semblait couvrir de ses battements, en rythme rgulier

    et vif, labsence de sons.

    Et, soudain, tel le tonnerre qui accompagne un clair dans le ciel, les applaudissements retentirent

    dans lensemble de la salle. Elle entendit des froissements de tissus. Puis, les paumes des mains,

    scrasant les unes contre les autres, ne formrent plus quun seul rythme rgulier, presque jouissif.

    Elle ouvrit les yeux. Toute la salle stait leve. Les projecteurs avaient t placs sur les

    spectateurs et elle pouvait dsormais voir la totalit des visages lui sourire.

    Son regard sarrta sur les deux siges vides devant elle, la place o auraient d se tenir sa sur

    et son compagnon, Sam. Les applaudissements devinrent sourds. Elle sentit son cur sacclrer de

    nouveau dans sa poitrine, mais de faon irrgulire, beaucoup moins agrable. Elle eut le souffle coup.

    Le sourire quelle affichait devint alors forc, automatique. Elle eut soudain envie de pleurer.

    Sans raison apparente, elle sut.

    Elle sempressa de saluer les spectateurs et sortit de scne. Derrire le lourd rideau de velours

    rouge, elle aperut deux silhouettes dans le fond des coulisses. Toutes les deux de dos, lune, plus grande

    que lautre, les deux mains poses sur les paules de la plus petite. Elle ne prit pas la peine dattraper la

    bouteille deau que lui tendait son assistante. Elle marcha droit vers Hailey et Sam, sans rflchir :

    O sont papa et maman ?

    Sam se retourna vers elle. Elle navait jamais, jusqu cet instant prcis, connu cette expression

    qui se dessinait sur son visage. Il semblait compltement perdu. Il avait lair hagard, tels les enfants qui

    tournent sur eux-mmes plusieurs fois de suite, et qui se laissent envahir par un tourdissement

    instantan, en stoppant leur corps dansant :

    June, je

    Hailey se retourna avant quil ne puisse prononcer une phrase complte. Son maquillage stait

    compltement dissip, elle avait les yeux humides, irrits. Son nez tait devenu carlate force de

  • lessuyer, et, il restait des traces de larmes, le long de son cou, jusqu ses clavicules. Elle tait encore

    secoue par de lgers sanglots quelle tentait tant bien que mal, de contenir. June les regarda tour tour,

    langoisse qui lhabitait navait jamais t aussi forte :

    Quy-a-t-il ?

    Il est arriv quelque chose, June dit sa sur.

    Hailey leva les yeux vers Sam, il plaa sa main dans la sienne pour lui donner un semblant de

    courage. June secoua la tte, elle ne comprit pas. Elle se refusait comprendre.

    Quoi, quoi ? Elle simpatienta. Langoisse devint plus douloureuse, insupportable. Elle posa

    son poing ferm sur sa poitrine : elle se sentait oppresse et commenait manquer dair.

    Hailey sourit faiblement, mais aucune sincrit ntait apparente dans cette espce de rictus quelle

    offrait sa cadette.

    Tu devrais tasseoir, dit-elle. June frona les sourcils, la main de plus en plus enfonce dans

    son thorax.

    Non, je ne massois pas ! Quest-ce quil y a ? Dis-moi !

    Elle avait cri, les techniciens autour deux avaient cess leurs affairements pour les observer.

    Papa et maman ont eu un accident Hailey sembla dglutir avec difficult. Elle hsita. June

    avait ce dsir insens de la secouer pour que les mots sortent deux-mmes de sa bouche. Elle pouvait

    sentir lensemble de ses articulations se contracter sous leffort surhumain quelle faisait pour se

    contrler.

    Un accident de voiture, finit par dire Hailey.

    June relcha lgrement le poing contre elle-mme. Elle sourit sa sur :

    Mais ils vont bien, hein ? Ils tont appel. Ils vont bien

    Elle avait rpt cette phrase pour quelle rsonne comme une vidence consistante dans sa tte.

    Les yeux dHailey se mirent briller plus intensment, une larme coula le long de sa joue, suivie dune

    autre, elle les essuya avec le reste dun mouchoir dj bien us. Elle ne pouvait plus parler. Sam posa

    une main sur son paule et la fit sasseoir sur une des chaises en bois disposes autour deux.

    Et, toujours en contact avec Hailey, il se tourna vers June. Les yeux de la jeune femme taient

    carquills, elle donnait cette impression de devenir dmente.

    Il prit une profonde inspiration, puis, dclara :

    Je suis vraiment dsol June, ils sont morts Ils sont morts tous les deux sur le coup. Cest

    termin.

    Sam pronona ces mots dans un calme plat, sans motion, sans accent, sans artifice. La ralit de

    ceux-ci tant suffisante pour les rendre plus lourds quils auraient d ltre.

    Non

    La voix de June strangla. Elle devait sasseoir, ses jambes ne la tenaient plus. Mais elle ne

    trouva pas de chaise assez proche. Elle scroula sur le sol, sa robe scrasant sous son poids. Elle ne se

    rendit pas tout de suite compte quelle stait mise crier. Un cri plaintif, semblable un animal en

    dtresse. Des bras la soulevrent, elle ne sentait plus son corps, tait-elle encore vivante ? Elle narrivait

    plus dfinir si ses membres taient disloqus ou toujours fixs son corps chancelant. Sa vision devint

  • floue, elle cria plus fort, elle sentit un got lgrement plus sal en avalant sa salive. On la posa sur une

    des chaises. Elle sentit des bras lentourer puis un corps entier la prendre contre lui.

    June enfona son visage dans le tissu noir port par sa sur, touffant les pleurs qui la secouaient

    en rythme rgulier :

    a va aller June, je suis l. a va aller

  • II Cinq ans plus tard.

    NEW-YORK

    Les bruits de la ville taient attnus par le double vitrage de la chambre coucher, mais pas assez

    pour quHailey ne les entende pas. Elle se retourna dans son lit, ses deux paumes places lune contre

    lautre, sous sa joue. Le contraste entre ses mains glaces et son visage brlant la fit frissonner. Elle

    soupira, ses deux yeux grands ouverts, fixs sur la bue qui stait forme le long de la vitre.

    Elle naimait pas dormir les volets clos. Le confinement cr par lobscurit langoissait. La

    lumire du jour ne lavait jamais empche de dormir. Elle avait eu, pendant longtemps, cette capacit

    sassoupir nimporte o, nimporte quand. Mais ctait une aptitude quelle avait perdue, ou qui,

    priori, tait devenue une option dont son corps avait dcid de se passer, du jour au lendemain, sans lui

    laisser de pravis.

    Alors, elle attendait. Elle restait dsormais les yeux bants dans le vide, souhaiter que son rveil

    daigne sonner le coup de glas qui lui permettrait de retrouver le chemin de son quotidien monotone et

    de la sortir de son errance nocturne. Elle avait pourtant tent doccuper ce temps subsidiaire qui lui avait

    t offert. Mais elle navait jamais t doue de patience pour crire ou peindre, lapprentissage dun

    instrument de musique tait quelque chose que son voisin napprcierait gure : particulirement en

    plein milieu de la nuit et, elle prfrait encore rester allonge dans le noir, sexasprer du silence

    perturb par les bruits nocturnes de la ville, plutt que de se mettre aux mailles et ctes du tricot.

    Elle se retourna et fit face son rveil, les chiffres rouges carlates du cadran lblouirent presque.

    Encore une minute et la voix de Daniel Forbes rsonnerait ses oreilles. Lenthousiasme permanent de

    cet animateur radio lui semblait quelque peu exagr. Elle avait essay, de multiples reprises, de

    permuter de station. Mais, entre la musique classique et les canulars compltement purils des autres

    radios, elle stait rsigne imaginer le stupide sourire qui se dessinait sur le visage quelle associait

    la voix de cet homme, chaque fois quil annonait un nouveau programme. Au moins, elle avait la

    mto du jour et un journal assez condens, ce qui lui permettait de ne pas avoir allumer sa tlvision

    ds le petit matin.

    A lapparition du six, en btonnets carlates, sur le rveil digital, la voix nasillarde de lanimateur

    emplit la chambre :

    Bonjour New York, il est six heures, et cest une merveilleuse journe qui sannonce, soleil et

    chaleur ! Donc prof-

    Hailey avait appuy si brutalement sur le bouton darrt, quelle sentit encore lempreinte de celui-

    ci, sous ses doigts, pendant quelques secondes. Pas de journal aujourdhui. Le silence. Ctait tout ce

    qui lui importait, cet instant prcis.

    Elle se redressa dans son lit. Sa tte devint plus lourde et elle sentit une lgre barre se former au

    niveau de son front. Elle frona les sourcils. Il valait mieux quelle prenne de laspirine dans les

    prochaines minutes, sinon elle devrait endurer une migraine insupportable jusquau soir.

    Elle retira llastique qui ne tenait plus quune quantit infime de ses cheveux. Elle passa une

    main sur sa tte, dmlant les quelques nuds qui sy taient forms durant sa courte nuit. Il tait

    essentiel quelle se la lave avant de partir travailler. Elle ne se souvenait plus quand remontait son

    dernier shampoing, mais le chignon quotidien quelle infligeait sa chevelure naidait pas la garder

  • brillante et souple. Elle avait beau essayer dutiliser le minimum de produits pour maintenir ses cheveux

    dans un semblant dordre irrprochable, ils se bornaient lui rendre la vie impossible.

    Hailey navait jamais t, une de ses femmes, ferventes des ultimes tendances, strictement

    habilles via les derniers numros de magazines de mode fminine. Elle aimait shabiller. Elle aimait la

    mode. Mais souvent, elle ne la comprenait pas. Son style restait assez classique, cela avait t en partie

    dtermin par la nature de son travail, mais galement par un dsir personnel de ne pas tre originale.

    Elle apprciait dtre capable de se fondre dans la masse, de passer inaperue, dtre oublie. Attitude

    quelle ne pouvait, dcidment, pas se permettre davoir dans sa position de suprieur hirarchique. Le

    confort faisait galement partie de ses critres en matire dhabillement. Elle tait probablement la seule

    directrice associe dune des plus puissantes banques du monde porter des converses avec tailleur pour

    discuter dun dossier sensible, avec ses partenaires.

    Classique mais rebelle. En tout cas, ctait sa forme de rvolte.

    Elle poussa compltement les draps au pied de son lit et stira longuement, apprciant doucement

    la sensation de rveil qui se rpandait dans lensemble de son corps. Elle ferma les yeux et bascula son

    cou davant en arrire, puis de gauche droite, jusqu entendre craquer ses articulations. Elle se pencha

    vers sa table de nuit et ouvrit le premier tiroir. Elle sempara dune petite bote ronde et bleue, en retira

    deux des comprims quelle contenait, puis, elle les plaa dans le creux de sa main avant de les dposer

    dans sa bouche. Elle avala. Elle resta quelques secondes immobile, laissant tous ses sens, le temps de

    se ranimer. Elle prit finalement une profonde respiration et se leva.

    Elle remerciait tous les matins, la personne qui avait eu la brillante ide, de placer de la moquette

    dans toutes les chambres de son appartement. Le carrelage, glacial, tait une manire barbare de forcer

    son esprit saccommoder instantanment, au saut du lit, lagressivit du monde extrieur.

    Elle se dirigea vers le grand bureau qui lui faisait face. Ctait un meuble en chne massif, hrit

    de ses parents. Le seul mobilier quelle avait voulu rcuprer lorsquelle avait emmnag New York.

    Elle avait pass son enfance dessiner sur ce bois, pleurer sur des pseudos chagrins damour, rire

    des derniers commrages de lcole primaire, rviser ses devoirs de mathmatiques et veiller jusqu

    laube pour rdiger ses dissertations. Elle navait jamais eu de facilits lcole, mais elle y avait t

    brillante. Par la force de sa persvrance et de sa volont. Elle avait gard cette dtermination tout au

    long de sa scolarit et dans son travail ; ce qui lui avait permis trs rapidement, de gravir les chelons.

    En Amrique, il ny avait pas de rgles lies lge pour obtenir un poste, il suffisait davoir les

    capacits et la dtermination, pour le conqurir et lobtenir.

    Elle sassit sur la chaise pivotante et senfona dans le cuir. Elle frissonna lgrement au contact

    du froid, mais trs vite, elle sentit la chaleur de son corps se rpandre autour des points prcis o elle

    stait assise. Elle fit glisser la souris sous sa main. Lcran salluma aussitt, lui demandant de rentrer

    son mot de passe. Elle ne savait pas pourquoi elle avait gard cette scurit, elle navait rien cacher. Il

    ny avait pas denfants qui il aurait fallu dissimuler des dossiers indignes, pas de compagnon qui aurait

    pu tomber sur des photos compromettantes, et les seuls papiers top secret quelle navait jamais eu

    conserver sur son ordinateur, taient ceux concernant lanniversaire surprise de sa sur cadette,

    quelques annes plus tt.

    Elle se redressa et enfona machinalement les touches du clavier les unes aprs les autres. Elle

    avait le mme mot de passe pour tous ses comptes informatiques, mme pour ceux de son travail. Elle

    naimait pas les contraintes, surtout celles qui portaient sur des choses qui ne lintressaient pas. Elle

    avait appris les prvenir au possible. Et elle avait galement compris, ses dpens, que les contraintes

    venaient souvent des autres, et que par consquent pour les viter, il fallait quelle sisole. Elle sen tait

    accommode. Elle tait lillustration vivante de lexpression : Mtro. Boulot. Dodo.

    Dpressive ? Non. Raliste et dfaitiste, plutt.

  • Lcran lui souhaita la bienvenue, et son bureau apparut, elle cliqua sur longlet de lexplorateur

    et choisit le favori qui la dirigea directement sur ses mails. Une centaine denveloppes fermes

    apparurent lcran. Elle souleva le menton et soupira bruyamment. Avec la souris, elle slectionna

    lensemble des mails ; elle les regarda plus attentivement. La plupart tait de la publicit, des invitations

    ou des promotions, seuls trois messages retinrent son attention. Elle les dcocha, et cliqua sur la

    corbeille. Sa bote mail devint tout coup beaucoup plus agrable regarder. Elle sourit lgrement,

    satisfaite, son regard se posa sur la pendule qui, depuis quelle tait rveille, martelait chaque seconde,

    avec une rgularit presque affligeante.

    Il tait temps de noyer ce bruit barbare dans une musique plus agrable. Elle rduit la fentre sur

    lcran de la machine et cliqua sur un dossier intitul Wake-Up sur son bureau, elle slectionna le

    premier fichier. Des notes de guitare lectrique dmarrrent, suivies de celles dune batterie, tandis que

    lentre de la voix du chanteur, entrana une monte du rythme. Hailey augmenta le volume son

    maximum. La commissure de ses lvres se releva compltement et son pied se mit taper contre le sol,

    en cadence avec la musique. Elle scarta du bureau et se leva, retirant son tee-shirt.

    Elle sapprocha de la grande glace qui prenait toute une porte de son placard mural, et tandis que

    la musique devenait de plus en plus forte, elle observa son reflet. Ses cheveux dun brun presque auburn

    lui arrivaient mi paules. Ses sourcils, dun noir profond, lui donnaient un air presque svre accentu

    par son nez droit et fin. Mais ses grands yeux dun marron quasi rouge, selon les changements de

    lumire, adoucissaient lensemble de son visage. Elle ne se maquillait jamais outrance, cependant

    lorsquelle dcidait de souligner son teint, elle essayait de mettre en vidence ses yeux, jouant avec le

    mascara et un peu de khl. Sa bouche, bien que trs jolie, tait plutt fine et ne lui permettait pas de

    porter des rouges assez vifs. Elle se contentait dun rose ple ou dun gloss transparent, ce qui, somme

    toute, lui convenait parfaitement. Elle avait appris sapprcier, et surtout saccepter telle quelle tait,

    sans pour autant arriver saimer vraiment. Elle se trouvait harmonieuse, non difforme. Cependant, elle

    ne se serait jamais qualifie de jolie, et encore moins de belle. Ces adjectifs, selon elle, ne pouvaient en

    aucun cas la dfinir.

    Elle vint plus prs de la glace, quelques centimtres sparaient son nez de celle-ci, de telle sorte

    que son souffle cra un nuage de bue, chacune de ses expirations. Elle tira sur le coin de ses yeux, les

    deux minuscules rides qui sy trouvaient disparurent. Elle ressemblait une de ses femmes au botox

    apparent, sur les magazines people, elle poussa ses lvres en avant. Elle tait dsormais limage exacte

    que ses collgues fminines passaient leur temps critiquer, autour dun caf. Elle laissa sa peau revenir

    sa place, et son regard parcourut le haut de son corps.

    Elle navait jamais t maigre, elle avait toujours gard des seins ronds et pleins avec un lger

    petit ventre, sans que cela ne linquite. Elle savait que si elle avait voulu le muscler, il aurait fallu

    quelle fasse du sport, et elle nen avait ni le temps, ni lenvie. Elle ne faisait pas de rgime proprement

    parler. Elle surveillait sa ligne, somme toute. Mais ctait davantage par rapport ses vtements quelle

    basait ses restrictions, que sur sa balance. Le jour o lensemble de son placard ne lui irait plus, elle

    reconsidrerait peut-tre la question dy prter plus attention.

    Elle passa ses doigts le long de ses clavicules, et remonta le long de son cou, soulevant lgrement

    le menton. La musique changea. Des notes plus douces emplirent la pice. Elle soupira et baissa les

    yeux. Elle avait gard la mme playlist depuis plusieurs mois, et certaines chansons navaient que trop

    de significations, prsent, pour quelle puisse les apprcier leur juste valeur.

    Son visage se ferma. Elle sloigna de la glace, tournant le dos son bureau et marcha vers la salle

    de bain. Elle ferma la porte derrire elle. Le son devint sourd, quasiment inaudible.

    *

  • Deux ans plus tt.

    Chri, je suis rentre !

    Hailey claqua la porte derrire elle. Elle posa les cls dans la corbeille situe lentre du corridor,

    ta son manteau et ses chaussures et retira les pingles qui retenaient ses cheveux, une une, tout en

    avanant dans le couloir. Ses longues mches brunes tombrent, les unes la suite des autres, sur ses

    paules. Elle secoua lgrement la tte et y passa ses doigts, afin de les organiser plus harmonieusement.

    Aucune lampe ntait allume. Ctait plutt exceptionnel, Sam laissait trs souvent lensemble

    de lappartement clair, lorsquil rentrait de sa journe de travail. Cela tait dailleurs devenu un sujet

    de dispute, ces dernires semaines.

    Hailey sourit. Avait-il enfin compris ? Si ctait le cas, elle se promit de ne pas pointer le

    changement, mais de faire en sorte quil comprenne quelle apprciait leffort.

    Sam ?

    Elle marcha vers la cuisine dans une semi-obscurit laquelle ses yeux saccommodrent

    rapidement. Elle entendit des douces notes de jazz devenir de plus en plus limpides, au fur et mesure

    quelle sapprochait. Puis, soudain, elle reconnut le timbre de la voix de son compagnon qui chuchotait.

    Elle frona les sourcils, elle ouvrit la bouche pour lappeler de nouveau, mais elle ft interrompue par

    un rire clatant. Un rire de femme.

    Elle stoppa net et resta fige, pendant quelques secondes, tous ses sens en alerte. Elle sentait son

    cur battre dans sa poitrine, prt en sortir, tout moment. Elle avana lentement, toujours dans

    lobscurit. Et, alors quelle atteignait la cuisine, elle les aperut. Ce fut dabord le postrieur dnud de

    Sam, lgrement couvert par une chemise dboutonne quelle vit. Puis, son regard remonta sur les bras

    placs autour de son cou, qui taient termins par de longues et fines mains, parsemes dune multitude

    de bagues, pour se finir sur une manucure impeccable.

    La tte de celui, avec qui, elle partageait sa vie et son lit, depuis presque huit ans, tait enfouie

    dans la poitrine de cette autre, dont la chevelure blonde platine le dissimulait presque entirement,

    rendant ses chuchotements imperceptibles. Les mouvements rguliers du bassin de Sam, concidant avec

    ceux du dos de lintruse, ne laissaient Hailey aucun doute quant la nature de la relation qui se dvoilait

    devant elle.

    Brusquement, lun des bras de la jeune femme vint agripper le rebord du marbre sur lequel elle

    tait assise, et sur lequel Hailey passait son temps plucher ses lgumes, cuisiner ses plats, avant de

    les mettre au four. La blonde plaa son autre main sur la tte de Sam, lagrippant tellement fort,

    quHailey en eut presque mal pour lui. Puis, elle laissa chapper un long cri plaintif, tandis que les

    mouvements de Sam avaient acclr leur cadence.

    Hailey savana dans la pleine luminosit de la pice, et sans rflchir, elle applaudit. Sam

    simmobilisa aussi sec. La blonde, haletante releva la tte si vite quelle se cogna contre la porte du

    placard juste au-dessus. Elle hurla de douleur envoyant un coup de genou dans les ctes de Sam qui en

    eut le souffle coup. Il scarta delle, se tenant le ct gauche bless, avec ses deux mains.

    Salope ! parvint-il articuler. Son pantalon tait compltement descendu aux chevilles

    lempchant de marcher normalement pour calmer la douleur. Son pnis fier et droit commenait

    lentement saffaisser comme un vulgaire membre sans vie.

    La jeune femme descendit du plan de travail en se tenant la tte, elle tait compltement nue.

    Hailey se dgota de chaque infime parcelle de ce corps ferme et jeune. Elle devait avoir une vingtaine

  • dannes tout au plus, un piercing au nombril, et une pilation complte du maillot. Elle saisit ses affaires

    parpilles sur le sol et se dirigea vers Hailey, pensant quelle allait la laisser passer. Mais, ctait sans

    compter sur lanimosit que ressentait la jeune femme dans lensemble de son corps.

    Elle saisit les bras de la demoiselle qui entouraient le cou de son compagnon quelques secondes

    plus tt, les serrant aussi fort quelle le pouvait ; elle esprait profondment que son treinte laisserait

    un hmatome violac sur les membres de cette intruse. Puis, elle la poussa contre Sam qui tait toujours

    pli en deux sous le coup de la douleur.

    La fille se mit trembler, et Hailey tait certaine que labsence de vtements, ny tait pour rien.

    Elle croisa les bras, et savana calmement vers les deux amants, un grand sourire sur les lvres. Elle

    sarrta moins dun mtre deux. Et, se baissant, elle saisit le string rest au sol. Elle sapprocha delle

    et dclara :

    Je crois que cela vous appartient ? Hailey tendit le string en le secouant. La blonde lattrapa

    rapidement de peur quelle saisisse cette occasion pour la frapper. Sam savana lgrement, il

    commena bredouiller des mots incomprhensibles. Hailey le regarda intensment, lil narquois, la

    bouche pince :

    Oui, je tcoute mon cur, tu as quelque chose dire ?

    Elle attendit, son regard toujours fix sur lui. Il jeta un coup dil la jeune fille, puis revint sur

    Hailey. Il savana les deux bras devant lui comme pour la prendre contre lui :

    Ce nest pas du tout ce que tu crois, chrie, je

    Hailey lavait saisi par la cravate reste dtache sur le col de sa chemise, elle rapprocha les deux

    cts du tissu et serra. Il se mit galement trembler.

    Sam tait grand et trs mince. Sa corpulence de jeune gringalet maladif, avait tout de suite rebut

    Hailey quand ils staient rencontrs. Elle ne voulait pas fondamentalement dun compagnon robuste

    avec des bras forts et gnreux, mais elle ressentait le besoin de se sentir un minimum en scurit,

    protge. Ce qui, avec Sam, lui avait sembl impossible raliser, au vu de sa corpulence.

    Ctait surtout son intellect qui lavait sduite. Diplm dHarvard, il avait t lun des plus jeunes

    juges au barreau de New York. Ils staient rencontrs alors quelle ntait encore quune stagiaire la

    banque. Ctait lui, qui lui avait propos daller boire un verre. Il avait quatre ans de plus quelle, ce qui

    lpoque paraissait un foss. Elle avait t impressionne par ses facilits lui parler de tout et de

    nimporte quoi, amener un sujet sur les derniers marchs de lconomie de Wall Street, denchaner

    avec une analyse compare des films de Tex Avery. Il la faisait rire. Souvent. Et en moins dun an, ils

    avaient emmnag ensemble.

    Cela navait pas t le coup de foudre, mais elle avait aim cet homme. Elle avait apprci tous

    les instants partags avec lui, mme les plus durs. Il avait t son premier amour et son unique partenaire

    depuis. Et elle avait cru, fermement, passionnment, quil le resterait, toute sa vie, jusqu sa mort.

    Pardon ? Ce nest pas ce que je crois ?

    Elle se mit rire, en premier lieu ironiquement, mais, ensuite, cela devint nerveux. Elle leva sa

    main et frona les sourcils avant de regarder Sam, droit dans les yeux : Je mexcuse. Vraiment, je

    Elle retrouva son calme et se tourna vers la blonde : Il doit y avoir une mprise.

    Elle hocha la tte et revint sur Sam :

    Javais cru que vous tiez en train de baiser sur mon plan de travail, mais jai d me tromper ?

    Elle se retourna vers la jeune fille, un large sourire sur le visage : Sa queue sest btement glisse dans

    votre vagin, alors quil trbuchait Il est tellement maladroit. Elle revint vers Sam :

  • Ce que jai du mal comprendre, cest, pourquoi tu as gard tes habits et elle non ? Une sorte

    de ftichisme peut-tre, ou alors

    Elle ouvrit un peu plus sa bouche, simulant dtre outrage :

    Non, tu ne lui as tout de mme pas donn les clefs de notre appartement ?

    Enfin, chrie, voyons, tu sais que je naurais jamais

    Hailey lcha sa cravate, et plaa sa main autour de son cou, serrant fermement au niveau de la

    carotide. Sam grimaa de douleur. Le sourire dHailey stait effac, ses pupilles, compltement

    rtrcies, rendant la couleur rouge de ses iris, surrelle :

    Si tu prononces une seule fois de plus le mot chrie, je te bute. Tu mas comprise ?

    Il hocha la tte. Elle relcha lgrement sa prise. Son regard sembla sapaiser pour la premire

    fois, depuis plusieurs minutes. Elle reprenait petit petit possession de ses moyens. Elle baissa les yeux :

    Combien de temps ? Son regard sattarda sur ce sexe qui lavait tant de fois satisfaite. Lenvie

    de le couper, leffleura une dixime de seconde, puis, elle ferma les yeux :

    Jattends.

    Ctait la premire fois, rpondit-il presque aussitt. Il fallait quil essaye. Il aimait Hailey, ou

    du moins, il croyait laimer. Ce ntait quun simple fantasme de senvoyer en lair avec une autre sous

    son propre toit. Est-ce que cela comptait vraiment ?

    Il sourit, Hailey ricana. Elle se tourna vers la blonde, sa main toujours pose sur le cou de Sam.

    Combien ? Sam la supplia du regard, mais la blonde tait terrifie, elle ne pensait plus qu

    une seule chose dsormais : partir. Sloigner le plus loin possible de cette folle, quelle croyait, plus les

    secondes scoulaient, de plus en plus capable de commettre un meurtre.

    Cinq mois, dit-elle. Sa voix vibrait, mais Hailey savait quelle navait pas menti, elle se tourna

    vers Sam. Son emprise redevint plus ferme. Le facis de Sam montrait une douleur bien relle ainsi que

    de la culpabilit mle une honte quasi palpable.

    Comment avait-elle pu tre aussi stupide ?

    Les sminaires, les dners tardifs, les rceptions de dernire minute auxquels elle ntait pas

    convie. Ctait sous ses yeux, une vidence mme. Et elle navait rien vu, depuis cinq mois. Elle sentit,

    une nouvelle fois, cette haine insense semparer delle. Lmotion devint si vive, quelle ne parvint

    plus la retenir.

    Elle scarta de Sam, qui fut soulag de la voir se dtendre un peu. Puis, dans un lan, quelle

    nessaya mme pas de retenir, son poing alla scraser une allure extravagante sur la joue de lhomme.

    Sam scroula au sol sous leffet du choc.

    Hailey ne sentit plus sa main pendant quelques secondes, avant quune douleur aige parcourt son

    bras, jusqu lpaule. Elle la secoua par rflexe et ouvrit la bouche pour respirer plus fortement. Sam

    sassit par terre effleurant de son pouce lendroit atteint par la main dHailey, sa lvre suprieure

    lgrement ouverte avait dj doubl de volume et il sentit du liquide chaud, couler le long de son

    menton.

    Putain, a fait mal ! Hailey avait les larmes aux yeux. Toute sa colre stait dissipe, elle se

    sentait beaucoup mieux, malgr son poing qui commenait enfler et devenir bleu. Elle se tourna vers

    Sam et dirigea son index droit sur son visage.

  • Tu te casses ! Tu mentends ? Je ne veux plus jamais te revoir. Tu prends ta pouf, tes costumes

    et tu dgages de ma vie ! Elle sapprocha de lui et saisit son menton pour quil la regarde droit dans

    les yeux. Elle percevait les pulsations de son sang samplifier dans son bras endolori :

    Est-ce que je suis claire ? Il hocha la tte, il pleurait. Hailey fit la moue et se redressa :

    Tous mes vux de bonheur.

    Elle recula sans se tourner et sinclina devant eux, ses deux mains formant un doigt dhonneur.

    *

    De nos jours.

    La multitude de personnes qui venait se servir au Starbucks de son quartier, avait toujours

    impressionn Hailey, il ntait pas rare quelle fasse plus dune demi-heure de queue pour obtenir son petit-djeuner. Elle avait dj tent de changer dendroit, mais les muffins de lenseigne la sirne verte avaient un got unique, quelle navait retrouv nulle part ailleurs. Elle soupira, il restait encore une personne devant elle avant quelle puisse commander. Elle sortit son tlphone portable de son sac, elle avait dj reu deux nouveaux mails. Lhomme en costume noir devant elle scarta pour la laisser passer. Elle sapprocha du comptoir, replaant son combin, au fond de son sac :

    Bonjour, je voudrais un Macchiato et un muffin aux myrtilles sil-vous-plat.

    Le jeune serveur acquiesa. Ctait un jeune noir dune beaut exotique assez inhabituelle dans

    les rues de New York, il devait peine tre sorti du lyce. Il avait un de ces grands sourires clatants

    qui vous donne envie de le lui rendre expressment. Il lui demanda son prnom, et elle eut le rflexe de

    regarder le sien inscrit sur son badge : Barney. Leurs deux prnoms rimaient.

    Elle baissa les yeux. Elle aimait noter les petits dtails qui rendaient sa vie un peu moins

    ennuyeuse, cela la rassurait de sapercevoir dune certaine faon que rien de tout ce qui lentourait tait

    immuable. Que chaque jour pouvait apporter son lot de mystres et doriginalit. Mme si cela sarrtait

    un quotidien dune banalit affligeante.

    Barney tapota sur le clavier devant lui avant de lui annoncer la somme, elle sortit un billet de vingt

    dollars sur lequel, il lui rendit la monnaie. Elle scarta pour laisser son tour la personne suivante,

    changeant un rapide sourire avec elle.

    Elle sappuya sur la vitre observant les diffrents produits quils proposaient ; elle connaissait la

    carte presque par cur dsormais, mais chaque fois, elle remarquait un terme, une photo qui lui avait

    chapp la fois prcdente. Son regard sarrta sur le jeune Barney qui prparait sa mousse de lait chaud,

    la faisant fumer grce la buse vapeur intgre chacune des trois machines expresso qui trnaient

    derrire le comptoir. Elle tait hypnotise par la dextrit de chacun de ses gestes. Il devait faire plus de

    mille cafs par jour, pour lui ces mouvements taient devenus sa routine. Pourtant, il avait su conserver

    une certaine application chaque tape, le distinguant sensiblement de ses collgues. Hailey plissa les

    yeux, le manque de sommeil se faisait dj ressentir. Elle allait encore devoir dpasser son quota de

    cafine si elle voulait tre performante un minimum.

    June ?

    Hailey sursauta et se retourna immdiatement vers la voix stridente qui avait rsonn dans son

    oreille. Ctait celle de lune des serveuses qui tenaient, dans ses mains, un grand caf et un sac en papier

    tout aussi consquent. Sur le gobelet, Hailey put dchiffrer quatre lettres, crites au marqueur noir, qui

    lui donnrent des frissons malgr, la chaleur de lendroit, et le manteau fourr quelle portait : June.

  • Une main aux ongles vernis de rouge savana pour semparer du sac tendu. Mais avant quHailey

    ne puisse la discerner, quelquun saisit son bras, la forant se tourner :

    Madame ? Cest vous, non ?

    Le ton tait impatient, cela devait faire plusieurs fois quon lappelait. Hailey regarda les doigts

    poss sur son bras, puis, confuse, elle remonta vers le visage de lhomme qui lavait saisie. Elle semblait

    tellement bouleverse, quil la lcha aussitt, pour poser une main plus rassurante sur son paule.

    Madame, a va ? demanda-t-il, son ton stait radouci. Elle hocha mcaniquement la tte. Elle

    se retourna vers lendroit o la main avait saisi le gobelet, mais il ny avait plus personne. Elle la chercha

    des yeux, dans la foule. On commenait la fixer intensment. Elle pouvait sentir les regards et les

    chuchotements directement dirigs vers elle.

    En levant un peu plus ses yeux au-dessus de la foule, il lui sembla la reconnatre, la porte

    dentre, rajustant son chapeau de laine blanc sur la tte. Hailey se dgagea de la main de lhomme,

    puis, elle saisit son caf et son muffin, remerciant succinctement Barney. Sous les yeux de plus en plus

    de clients, qui avaient commenc sintresser aux vnements, elle essaya de se frayer un chemin

    jusqu la sortie.

    Lorsquelle se retrouva dehors, la luminosit lblouit soudain. Elle plaa une main au-dessus de

    ses sourcils. Son regard parcourut lensemble des pitons, ses yeux vifs lui donnaient un air dment. Sa

    respiration stait acclre ; elle pouvait sentir chacun des battements de son cur, taper, contre sa

    tempe. Une goutte de sueur perla sur cette dernire. Elle frissonna, sous leffet de la surprise, elle avait

    oubli de fermer son manteau et de remettre son charpe avant de sortir. Le froid hivernal, glacial,

    commenait semparer de chacun de ses membres, les engourdissant lentement, les uns aprs les autres.

    Elle plaa son muffin dans son sac main et attrapa son bonnet, avant de lenfoncer sur sa tte, puis,

    elle croisa les bras, immobile.

    Cest lorsquelle fut bouscule une troisime fois, alors quelle se tenait en plein milieu du trottoir,

    quelle dcida de laisser tomber.

    Il ny avait aucune explication raisonne pour que sa sur se trouve ici, cet instant prcis.

    Ctait absolument insens.

  • III

    PARIS

    June enfona son front dans loreiller sur lequel sa tte reposait. Elle savait que lorsquelle se

    lverait, son mal de tte samplifierait de manire incontestable. Elle frona les sourcils, un got pteux

    subsistait dans sa bouche. Elle essaya davaler, mais sa gorge tait trop sche. Elle sappuya sur ses deux

    mains et se redressa lentement. Elle fut blouie par la forte lumire du soleil de la mi-journe, qui

    pntrait dans toute la pice. Elle se laissa retomber aussi sec. Elle soupira. La douleur commenait dj

    sinstaller, pernicieusement, au-dessus de son arcade sourcilire.

    Elle ferma les yeux. Quelque chose bougea ct delle. Elle ralisa, tout coup, quelle ntait

    pas seule dans son lit. Elle pouvait sentir la chaleur de lautre corps, contraster avec la fracheur des

    draps, du ct oppos. Elle se tourna pour voir de qui il sagissait. Pendant une minute, ses yeux durent

    sadapter la luminosit provenant de lentrebillement des volets de la pice, puis, petit petit, le

    visage devint plus net. Sa chevelure dore navait plus aucune forme et elle avait quelques marques

    imprgnes dans sa peau, dues aux draps, mais elle se souvenait parfaitement de cette jeune femme.

    Marianne ? Maureen ? Marie ! Le prnom de sa mre, mais avec ie, la franaise.

    June sattarda sur ses traits fins : elle stait endormie sur ses deux mains, paumes poses face au

    matelas, poussant compltement loreiller contre le mur. Ses longs cils encore gorgs dun peu de noir,

    tremblaient, chacune de ses nouvelles inspirations. Ses sourcils, taient dessins tels deux virgules

    marron clair, soulignant les traits de son visage et son nez rond.

    Mme si, quelquefois, les rencontres dun soir quelle faisait taient assez dcevantes la lumire

    du jour, elle devait admettre que celle-ci, tait une belle prise.

    Marie stait endormie sur le ventre, les draps recouvrant peine son postrieur. June remarqua

    un tatouage la naissance du creux de ses reins, elle tira lgrement sur le drap pour admirer la pice

    dans son intgralit. La jeune femme bougea lgrement, mais continua soupirer, encore endormie. Il

    sagissait dune combinaison dtoiles associes des traits qui semblaient rivaliser entre eux par la

    finesse de chacun. June sourit, elle posa ses doigts le long de la colonne vertbrale de la jeune fille et

    remonta dlicatement, apprciant la douceur de sa peau et la contraction de ses pores au contact tabli.

    Elle prit finalement une profonde respiration et stira. Elle essaya de deviner la mto travers

    les fins rideaux qui habillaient ses fentres. Le soleil semblait tre au rendez-vous en ce dbut daprs-

    midi, mais lhiver Paris tait souvent capricieux, et, le froid, y avait ses habitudes.

    Elle poussa les draps et se leva. Sous ses pieds nus, le parquet grina, elle saisit une robe de

    chambre en soie et lenfila, ne prenant pas la peine de la fermer. Elle se dirigea vers la cuisine. Son loft

    tait un ancien entrept qui avait t amnag pour en faire un appartement. Tout se situait dans la mme

    pice, sauf la salle deau, qui possdait sa propre porte de sparation.

    Elle ouvrit le frigidaire, saisit un jus dorange dj entam, le dboucha et but directement au

    goulot. Le liquide frais raviva immdiatement lensemble de son corps. Elle en reprit une gorge, puis,

    reposa la bouteille dans la porte du rfrigrateur. Elle passa une main dans ses cheveux, pour essayer de

    les dmler un minimum, puis, elle alla sasseoir sur lun des tabourets en bois, disposs autour de

    lunique grande table qui trnait dans la pice. Il y avait des restes de croissants, achets la veille, elle

    en saisit un et mordit dedans. Elle se dlecta du got appuy de beurre de la viennoiserie, qui prit place

    au fond de sa gorge, pendant quelques secondes, avant den prendre une seconde bouche.

    De l o elle tait, June avait une vision globale de son appartement, la jeune Marie, compltement

    nue, encore allonge dans son lit, incluse. Cette dernire bougea lgrement, avant de se redresser, pour

  • compltement sasseoir sur le matelas. Elle observa autour delle, avant que son regard ne tombe sur

    June. Elle sempressa de saisir le drap, pour couvrir son haut dvtu.

    Bonjour, dit June, dans un fort accent amricain.

    Elle avait beau vivre en France depuis plus de quatre ans, elle navait jamais perdu son accent

    dorigine. Certains trouvaient cela sexy, elle tait persuade que ctait la seule chose qui lempchait

    de se fondre dans la masse. Marie sourit en posant une main sur son front, puis, sur sa joue. Elle semblait

    perdue. June connaissait bien cette expression pour lavoir vcue elle-mme, et pour lavoir, aussi,

    perue chez dautres.

    Elle se leva, sempara dun verre pos sur la table, et sapprocha du rfrigrateur.

    Jus dorange ? proposa-t-elle, en ouvrant la porte, sans prendre la peine de regarder la jeune

    femme.

    Celle-ci marmonna un oui peine audible. Ctait certainement la premire fois quelle se

    rveillait chez une inconnue, aprs une cuite. Et June ntait pas persuade que la gente fminine soit

    son terrain habituel de frquentation.

    Elle remplit compltement le verre, referma la porte et sapprocha delle. June sinstalla loppos

    do elle stait rveille. Elle tendit le jus, Marie le saisit et le but dun trait. Elle passa le dos de sa

    main sur sa lvre suprieure pour essuyer le surplus de liquide qui y avait stagn. Elle nosait pas

    regarder June dans les yeux.

    Bien dormie ? demanda cette dernire.

    Oui, merci. Elle avait toujours le regard fix sur la main qui tenait son verre, lautre, restant

    fermement serre sur le drap, qui lui offrait la seule protection possible entre elle et son hte.

    Ctait ta premire fois ?

    Marie leva les yeux vers June, elle avait deux saphirs aussi bleus que ceux de June taient verts

    meraude. Mais pas de ce bleu plutt vitreux quon avait lhabitude de voir chez certaines personnes.

    Non, chez elle, ctait un bleu plus profond, fonc, presque marine. June avait dfinitivement fait une

    conqute de premier choix la nuit prcdente. Elle se surprit mme la dsirer encore, malgr sa

    sobrit, ce qui tait assez inhabituel, surtout aprs une soire bien arrose.

    Marie la fixa sans dire mot.

    Cest bon ? demanda June. Elle sembla dconcerte. June montra le verre quelle tenait dans

    sa main. Elle le regarda, et, presque aussitt, hocha vigoureusement la tte. June sourit.

    Tu nes pas trs bavarde dis-moi. Je te fais peur ? Stonna-t-elle.

    Peut-tre

    June pouffa, elle sallongea un peu plus dans le lit :

    Cest la premire fois quon me la fait celle-l ! Elle ria. La jeune femme resta muette. Le

    regard de June se posa sur la main qui tenait le drap et remonta sur ses paules, pour enfin sarrter sur

    son visage. Marie la dvisagea, quelque peu gne par cette inspection silencieuse.

    Le moment est donc peut-tre mal choisi pour te dire que tu es trs belle ? June attendit sa

    raction. Marie se mit rougir. Cest bien ce qui me semblait.

    Elle se releva, et se mit debout, enlevant compltement le peignoir. Elle le jeta sur le lit, tout prs

    de Marie.

  • Tiens, couvre toi avec a ! Ce sera plus confortable que ton drap. Elle lui sourit avant de

    sloigner.

    Euh

    June se tourna vers elle, Marie avait saisi la robe de chambre laissant le drap retomber sur ses

    hanches. June ne put sempcher dadmirer son buste, avant quelle ne le dissimule derrire la pice de

    tissu.

    Je jai, Marie sclaircit la gorge et baissa les yeux. Si elle nosait pas regarder June

    auparavant, depuis que cette dernire stait compltement dnude devant elle, elle lvitait

    compltement. June la coupa et sourit :

    June Je mappelle June.

    Marie.

    Je men souviens, dit June, en acquiesant.

    Elle lui tourna le dos et marcha vers ce qui lui servait de dressing. Sur un tas dautres habits rouls

    en boule, elle saisit un tee-shirt extra large quelle enfila. Elle jeta un coup dil au petit miroir,

    positionn juste au-dessus de la commode. Elle avait toujours eu une taille trs fine. Ses longues jambes

    la faisaient paratre plus grande quelle ntait, alors quelle atteignait peine plus dun mtre soixante-

    cinq, en ralit. Elle navait pas coup ses cheveux depuis plusieurs mois ; ils lui arrivaient dsormais

    la taille. Une crinire auburn, qui, la lumire du soleil, la faisait passer pour rousse. Elle la tenait de

    son pre.

    Elle saisit ses cheveux deux mains et attrapa un des lastiques, placs sur la commode, pour les

    attacher. Elle se retourna vers Marie qui stait leve et avait enfil la robe de soie gnreusement offerte,

    la fermant solidement, grce une anse forme dun simple nud.

    Tu fumes ? demanda June.

    Un peu, Marie rougit encore.

    Un peu Peut-tre Tu es parfois sre de ce que tu veux ? June rit.

    La jeune femme alla rpliquer, mais elle soupira simplement et passa un doigt sur son sourcil

    droit, baissant les yeux. June alla vers la grande table principale et attrapa un paquet de Marlboro. Elle

    en sortit deux cigarettes, dont une, quelle tendit Marie. Elle alluma la sienne, avant de lui passer le

    briquet.

    June tira sa premire bouffe et observa Marie. Sa peau tait nette et dlicate, ses oreilles,

    uniquement perces au lobe, taient ornes de petits diamants, simples, sans artifice. June se mit penser

    que la seule fantaisie quelle ne stait jamais accorde, tait le tatouage quelle portait dans le dos.

    Alors que Marie alluma sa cigarette, les ongles manucurs et lanneau, surmont dune pierre de

    plus dun carat, quelle portait lannulaire gauche, confirma June dans ses dductions.

    Elle se dplaa pour aller sasseoir nouveau sur un des tabourets. Marie la suivit du regard.

    Alors dis-moi : quest-ce quune fille de bonne famille, suppose se marier dans lanne vient

    faire au Rochowist ?

    June fit tomber quelques cendres dans un verre vide. Elle navait jamais voulu de cendrier. Pour

    elle, un verre tait un simple contenant, et pour cette fois-ci, il contiendrait ses cendres. Le regard de

    Marie se posa sur sa bague, puis, il revint sur June :

  • Mes amies ont pens que ce serait une ide originale pour mon enterrement de vie de jeune

    fille.

    June gloussa et se pencha sur le tabouret stirant compltement en soufflant vers le plafond de

    lappartement. Un nuage alla se perdre dans les airs.

    Elles ne simaginaient pas quel point elle serait originale, dclara June. Elle se remit

    droite faisant face Marie, elle replaa la cigarette dans sa bouche, et aspira dessus. Lextrmit devint

    rouge. Elle expira nouveau de la fume.

    Le silence se fit, exclusivement rompu par le bruit des cigarettes consommes et les respirations

    des deux femmes. Le regard de June vint se poser une nouvelle fois sur la grande baie vitre qui lui

    faisait face. Elle laissa glisser son pouce sur ses lvres, perdue dans le vide de ses penses.

    Vous venez do ? Marie avait cras sa cigarette dans le verre utilis par June pour jeter ses

    cendres. June aspira une nouvelle fois sur son mgot et le jeta galement.

    New York.

    Elle avait dclar cela sans motion, sans envie, sans regret. Comme elle aurait annonc le montant

    final de lensemble des courses la caisse dun supermarch. Elle observa Marie qui ouvrit de grands

    yeux. Ctait souvent leffet quelle crait en annonant sa provenance.

    New York. La ville o tous les rves taient possibles, o les dsirs, les plus fous, devenaient

    senss. June croisa ses mains et les plaa sous son menton.

    Waouh Je rve depuis toute petite daller l-bas, Marie baissa les yeux et son regard se

    bloqua nouveau sur la pierre son doigt. Elle soupira.

    June frona les sourcils :

    Ton fianc ne peut-il pas ty emmener en lune de miel?

    Christian est, Marie leva les yeux vers June, mais elle vita son regard, essayant de cacher

    sa gne par un sourire. Ses mains la trahirent, elle jouait avec ses doigts, les entrelaant, les frottant et

    les tortillant dans tous les sens :

    Il naime pas voyager, murmura-t-elle.

    June resta silencieuse. Marie lobserva en souriant. Ctait un de ces faux sourires qui veulent

    vous assurer que tout va bien, alors quau fond, rien ne va.

    Tu dois beaucoup laimer, dclara finalement June. Le sourire de Marie seffaa, ses yeux

    devinrent brillants.

    Je fais de mon mieux.

    June la dvisagea. Marie scarta de la table et alla se placer devant la baie vitre sous le regard

    soutenu de son interlocutrice.

    June avait choisi sa vie de bohme dans les rues troubles de la capitale. Elle pouvait parfaitement

    comprendre comment on pouvait renoncer ses dsirs pour maintenir un niveau de vie confortable.

    Mme si, ce ntait plus, sa philosophie dexistence. Cette jeune femme, sublime, qui avait tout pour

    elle, allait bientt renoncer ses rves simplement parce que son schma de socit idale ly obligeait.

    June prit une profonde inspiration et se leva. Elle sapprocha lentement de Marie qui avait toujours

    son regard fix sur la vitre sans pour autant prendre conscience de la vue qui soffrait elle.

  • Je nai pas le choix, vous comprenez ? murmura Marie. Elle sentit une larme coulait le long

    de sa joue. June posa sa main sur son paule, travers la soie fine, elle pouvait sentir la chaleur de son

    corps. Elle sapprocha et chuchota:

    On a toujours le choix. Marie se tourna lgrement vers June qui savanait un peu plus pour

    lui faire face. Son regard sattarda sur sa bouche.

    Sa lvre suprieure tait imperceptiblement plus fine que son infrieure. La dmarcation entre sa

    peau ple et le rose marqu de chacune de ses lvres, tait dlicatement brillante. Mme si elles taient

    lgrement entrouvertes, la commissure chaque coin restait close, laissant seulement deviner ses deux

    incisives centrales grce au jeu dombres et de lumires. Les deux lgers ronds qui formaient larc de

    cupidon donnaient limpression dtre le haut dun cur continuant sur la partie infrieure de sa bouche,

    la pointe de celui-ci formant une ombre exquise sur la naissance de son menton.

    Marie se mordit les lvres et dglutit. June remonta pour la regarder droit dans les yeux. Elle

    savana pour ntre plus qu quelques centimtres de son visage, puis, elle posa une main sur lanse

    que la jeune femme stait applique faire, quelques minutes plus tt, avant de tirer dessus. Sans aucune

    rsistance, celle-ci se dfit. Elle fit glisser ses mains sur ses hanches menues et lattira vers elle, avant

    de lembrasser.

    Ce ft un long et prcieux baiser. Elle se souvenait vaguement de ceux quelles avaient changs,

    la nuit passe, mais celui-ci avait un got diffrent, moins impratif. Il semblait tre dsir, plus quun

    simple contact charnel, destin commencer, quelque chose de plus profond, de plus implicite. June

    bougea peine, empoignant lhabit pour le lui retirer entirement, mais Marie bloqua ses mains. Elle les

    agrippa solidement, ses yeux toujours clos. Elle secoua doucement la tte :

    Je ne peux pas.

    Sans forcer, June dgagea lune de ses mains et la glissa dans le cou de Marie, saisissant quelques

    mches blondes entre ses doigts. Elle posa son menton dans son cou, sa bouche la hauteur de son

    oreille. Elle pouvait sentir lodeur de ses cheveux se mler son parfum, une note dlicate de rose

    releve de fleur doranger et de coton.

    Dommage, murmura June. Ses doigts taient rests sur sa nuque. Elle pouvait sentir son pouls

    sacclrer sous sa paume. Elle dplaa dlicatement sa joue contre celle de Marie, apprciant la douceur

    de sa peau sur la sienne. Elle leva le menton, son regard dirig vers le ciel :

    You cannot find peace by avoiding life,* chuchota posment June.

    Elle scarta de Marie. Elle tait dsormais quelques centimtres de son visage, elle pouvait

    sentir lair chaud de son souffle caresser sa joue droite. Son nez effleura celui de la jeune femme, elle

    percevait tous les dtails de sa peau, tous ses pores et la dlicatesse de chaque battement de paupire.

    Elle la fixa intensment, ses yeux allant de gauche droite, puis, de droite gauche, sans perdre une

    seule de ses expressions.

    Virginia Woolf, souffla Marie. Sa voix tremblait un peu. Le visage de June sillumina, elle

    sourit, satisfaite :

    Tu connais tes classiques.

    Marie hocha la tte, une seule et unique fois, pour acquiescer. Elle baissa les yeux :

    Je je devrais y aller, dit-elle en essayant de se convaincre elle-mme, que ctait,

    vritablement, ce quelle dsirait. Elle releva son visage.

    June navait pas boug. Elle prit une profonde respiration, le regard toujours fix sur Marie. Elle

    voulait apprcier le dessin de chaque ligne de son visage pour le photographier et le garder en mmoire.

  • Elle empoigna la paire de rubans qui servaient de ceinture la robe de soie et, elle les rapprocha. Sa

    main effleura la peau de Marie pendant un dixime de seconde. Elle la sentit se contracter, puis joignant

    les deux pans du tissu, elle cra un nud parfait, avec deux anses, quasi identiques.

    Tu sais o me trouver, souffla June. Tellement doucement que Marie put lire sur ses lvres,

    chaque syllabe qui sen dtachait. Son sourire slargit avant quelle ne scarte compltement de la

    jeune femme.

    June vivait Paris depuis plus de quatre ans maintenant. Sexpatrier pour une Amricaine avait

    t beaucoup plus simple dun point de vue administratif que cela laurait t linverse. Ce fut

    essentiellement par rapport la langue franaise quelle avait eu du mal sintgrer au cours des

    premiers mois. La complexit de ce langage qui sapparentait au code secret de lamour, ne lavait jamais

    attire durant ses tudes, pas plus que pour son instruction personnelle. Ce ntait que lorsquil avait

    fallu quelle se fasse comprendre, pour pouvoir simplement vivre, quelle stait efforce apprendre

    les subtilits dune des grammaires les plus indcises au monde.

    Elle avait pourtant rapidement trouv sa place. Trs vite, elle avait compris que, pour survivre

    dans un monde o nimporte qui pouvait vous acheter, il fallait savoir se vendre. Elle avait appris

    prendre conscience de son corps, et de son utilit. Les maigres conomies quelle avait rcupres, en

    partant de New York, staient dilapides en quelques semaines et, il avait bien fallu quelle trouve une

    alternative.

    Donner du plaisir des inconnus et en recevoir, contre de largent, tait venu elle assez

    naturellement. Un homme dun certain ge lavait abord, un soir, alors quelle faisait ses courses la

    suprette du coin, il lui avait propos daller boire un verre dans son htel, avant de monter dans sa

    chambre.

    Ce ft sa premire fois, comme un viol consentant de son ingnuit, elle avait, ce jour-l, perdu

    ses espoirs et sa dignit. Elle navait jamais eu de relation plus intime que de lamiti avec quiconque,

    avant de prendre la dcision de partir de New York. Cela ne lavait jamais intresse, elle avait prfr

    se consacrer la musique et senfermer dans sa chambre, plutt que de sortir avec des jeunes gens de

    son ge. Elle avait appris longuement observer les autres, elle tenait cette attitude de son pre :

    contempler de loin pour mieux comprendre, pour mieux apprhender le contact humain.

    Puis, aprs la mort de ses parents, la musique, laquelle elle avait consacr toute son existence,

    tait devenue si pnible quelle stait promise de ne plus jamais toucher, ou approcher, un violoncelle

    de sa vie. Et elle avait imagin que sloigner de sa terre natale, laiderait oublier.

    Mais oublier ce qui lavait nourrie pendant presque un quart de sicle, navait pas t aussi ais

    quelle laurait pens. Elle rvait souvent quelle rejouait le rcital, quelle revivait lannonce de Sam :

    elle scroulait encore et encore, scrasant sur son instrument, senfonant dans un liquide noir, pais,

    qui ltouffait, avant de se rveiller en nage.

    Aprs plusieurs soires arroses, elle avait dcouvert que lalcool laidait ne plus penser, mieux

    dormir ; alors, sans rellement en prendre conscience, elle stait habitue sendormir avec un taux

    dalcoolmie lev, pour calmer ses angoisses et cesser de rflchir.

    Ctait comme cela quelle avait rencontr Louis, un jeune barman qui avait ouvert un after dans

    les quartiers les plus malfams de la capitale. Comme tous les hommes quelle avait rencontrs, il lavait

    dabord considre comme un simple plaisir dun soir, et comme tous ceux qui lui avaient propos de

    largent contre la disponibilit de son corps, elle avait accept. Elle avait appris que ctait la solution la

    plus efficace et la plus rapide pour se constituer un capital consquent, et, en dfinitive, un confort de

    vie ingal, mme si, en soit, cela tait lune des plus risques.

  • Cependant, Louis, avait t le dernier. Non pas par un choix passionn qui laurait pousse

    arrter, mais par une stratgie professionnelle, et pour son honneur propre. Au lieu de la rmunrer pour

    une partie de jambes en lair rgulire, il lui avait propos de travailler pour lui, en tant que barmaid,

    ainsi quune place fixe o dormir. Il y avait mis une seule condition, quelle cesse ses activits

    nocturnes : il ne voulait pas tre accus de proxntisme.

    Plus que de la piti, Louis avait vu en June un potentiel indit pour son business et, il ne sy tait

    pas tromp : elle avait trs vite appris lart des cocktails et des figures de shakers, y ajoutant assez

    rapidement, sa touche personnelle. Tellement, que lensemble de ses inventions et mlanges indits,

    tait devenu trs recherch, dans le milieu.

    Cela faisait dsormais trois ans quelle travaillait pour Louis, lquipe du Rochowist tait devenue

    sa deuxime famille, allant, avec sa nouvelle vie.

    Quand elle poussa la lourde porte blinde en ce dbut de soire, elle fut accueillie par le sourire

    clatant de Patrick, qui lui tint la porte alors quelle se glissait lintrieur.

    Patrick tait leur videur, un grand nounours dans un monstre de muscles. Cinq heures de salle par

    jour, et June pouvait presque distinguer, vue dil, les muscles de ses bras gonfler, un peu plus, chaque

    jour. Elle lavait dj vu clater un pichet de bire dune seule main, comme sil sagissait dune simple

    allumette.

    Alors quelle sapprochait de lui pour lui faire la bise, elle sentit son after-shave lui chatouiller les

    narines. Elle frona les sourcils et se recula lgrement :

    Changement de parfum ? demanda-t-elle. Elle avait toujours apprci les fragrances

    masculines, mais petites doses. Elle tait la premire aimer se blottir dans le creux de lpaule de ses

    amants pour sentir leur odeur. Mais ce soir-l, elle avait limpression que son ami, stait plong dans

    un bain de plusieurs dizaines de flacons de cent millilitres.

    Il tira sur le col de chemise pour y plonger son nez et hocha la tte :

    Oui, ma femme aime beaucoup celui-ci, a lexcite comme une puce

    June se fora sourire et dtourna le regard, elle ne put sempcher dimaginer Patrick avec sa

    femme dans une position incongrue. Elle secoua la tte pour chasser cette pense et savana le long du

    couloir qui menait au club :

    Peut-tre un peu moins la prochaine fois, scria-t-elle avant de passer la seconde porte, Pour

    que je ne sente pas la cocotte toute la soire, murmura-t-elle entre ses dents.

    Lendroit tait dj plong dans une lumire semi-tamise, June sapprocha du comptoir et y posa

    son sac. Une jeune femme aux cheveux noirs se redressa et lui fit un grand sourire :

    Salut June ! Elle se pencha en avant pour lembrasser. June se mit sur la pointe des pieds, la

    serveuse grimaa en scartant : Tu as rencontr Patrick sur le chemin

    June pouffa et leva les yeux au ciel : Je sens ce point ?

    Ah, l, cest plus sentir, cest empester !

    June soupira. Elle tira sur son tee-shirt et lapprocha de son nez. Une odeur violente dafter-shave

    la saisit, elle rejeta aussitt le tissu loin de ses narines, une mine dgote sur le visage. Elle souffla et

    se mit rire, lorsque son regard revint vers son amie.

    Ingrid tait de deux ans plus jeune que June, serveuse pour Louis depuis quelle avait quitt

    luniversit, elle tait, immdiatement, devenue amie avec la jeune amricaine ds son arrive au

  • Rochowist. Elle avait cette dsinvolture, qui distinguait les jeunes de sa gnration, et cette insouciance,

    qui avaient tout de suite attir June. Elle tait lexemple mme de ce que June dfinissait comme les

    tattooed girls : cheveux bne, coups au carr, ongles aussi sombres, tatouages sur la plupart des

    parcelles visibles de son corps, et piercings linfini. Pourtant, sous cette apparence assez rock-and-roll,

    Ingrid dissimulait une sensibilit profonde : diplme des beaux-arts, elle avait pour ambition douvrir

    son propre salon de tatouage et conomisait ainsi, chaque euro gagn, pour raliser son futur projet.

    Elle avait, plusieurs fois, propos June de la baptiser en matire dencre noire, mais son amie

    tenait lintgralit de son corps, et plus encore, elle ne supportait pas les aiguilles, quelles quelles

    soient. Alors, par compensation, elle lavait souvent autorise dessiner sur sa peau, pour entraner sa

    dextrit. Il ny avait pas dambigut dans leur relation, elles taient amies, et cela leur convenait

    parfaitement, toutes les deux.

    Bon, allez, de toute faon, il fallait que je me change. June retira compltement son haut : elle

    portait un corset noir, et une jupe en cuir. Le code couleur du Rochowist tait assez strict pour les

    employs, et selon les termes de Louis, il fallait attirer lil du client mais pas au point o il soit prt

    vous sauter dessus. La limite tait dlicate, souvent, aisment franchissable, mais Patrick tait l pour,

    et savait, dissuader les opportunistes.

    Elle passa de lautre ct du bar et jeta son tee-shirt dans limmense container qui leur servait de

    vidoir. Ingrid leva les sourcils :

    Tu sais que a se lave quand mme ? sexclama-t-elle.

    June lui fit un large sourire :

    Je vis au jour le jour, dit-elle, saisissant un verre cocktail vide quelle remplit de glace.

    Elle le posa sur le comptoir. Ingrid escalada le bar pour sy asseoir, ne lchant pas June des yeux.

    La jeune femme saisit deux verres de tailles diffrentes, un en mtal et lautre transparent. Elle plaa le

    transparent devant elle et saisit un des citrons parmi ceux dj aligns sur le bar, elle y fit une lgre

    fente laide dun couteau et pressa le fruit, laissant son jus scouler dans le verre.

    Pourquoi du citron ? demanda Ingrid. June la regarda sans rpondre, semparant dune

    bouteille au liquide rose ple. Elle en versa une quantit lgrement suprieure au citron dans le mme

    verre.

    Lacidit du citron va contredire lamertume du jus de Cranberry et, le Cointreau cest ce qui

    donne cette impression dpaisseur au cocktail, expliqua June en ajoutant quelques gouttes de lalcool

    brun.

    Cest un cosmo ? questionna la jeune femme. June hocha la tte. Le Cosmopolitan tait sa

    boisson prfre, principalement, parce quil contenait de la vodka, et que, ds le premier verre, elle

    pouvait sentir leffet de lalcool, semparer de tout son organisme.

    Elle termina de remplir le verre en compltant le tout avec le fameux spiritueux immacul, et elle

    jeta la glace, quelle avait place dans le verre cocktail. Elle en ajouta dans le mlange de jus et dalcool

    jusquau bord, couvrit le verre transparent par celui en mtal, et appuya lgrement. Elle fit glisser ses

    doigts le long des deux verres pour vrifier ltanchit.

    Ingrid lobservait, fascine, June avait une lgance mle une certaine arrogance dans ses

    gestes, qui donnait envie de boire nimporte lequel de ses cocktails.

    Elle saisit le montage form dans ses deux mains et secoua. Cela dura quelques secondes, le temps

    que le mtal se recouvre deau sous leffet de la condensation cre par le contact avec la glace. Elle

    renversa le contenu dans le verre mtallis, retira le transparent, puis, se rapprochant du verre pied,

  • elle y vida le cocktail, retenant la glace laide dune passoire adapte. Ingrid se pencha pour saisir le

    verre, mais June larrta :

    Attends ! Elle saisit une orange, et zesta un morceau de sa peau, avant de semparer de son

    briquet dans lune des poches de sa jupe. Elle se rapprocha du verre, la pelure crase entre ses doigts

    et elle enclencha le briquet. Elle rapprocha la flamme de lcorce dorange, et lorsque celle-ci la toucha,

    une plus grande flamme se rpandit dans lensemble du verre, disparaissant aussi vite quelle tait

    apparue.

    Lorange, cest ma touche personnelle, chuchota June en tendant le verre Ingrid, elle y avait

    laiss flotter le morceau dcorce utilise. La jeune femme porta le verre ses lvres, fermant les yeux

    pour apprcier chacune des saveurs que lui dlivrait son palais. Elle respira profondment avant de

    rouvrir les yeux :

    Je ne sais pas comment tu fais, jai limpression que tes mlanges sont de plus en plus dlicieux

    et insolents chaque fois.

    Insolents ? June frona les sourcils. Ingrid reprit une gorge et descendit du comptoir lui

    tendant le verre. June le saisit, le buvant aussitt dune seule traite.

    Oui, jai constamment ce sentiment quils rivalisent entre eux, celui qui donnera le plus

    rapidement le tournis leur consommateur.

    June sourit, le liquide lui brla la gorge avant de laisser un arrire-got sucr, lger, au fond de

    celle-ci.

    Le premier verre lui donnait toujours un lger vertige, quel que soit lalcool quelle prenait, une

    douce sensation de perdre pied, de se laisser emporter dans une espce de flou existentiel o rien ne

    pouvait latteindre. Elle ferma les yeux et prit une profonde inspiration.