Ce que la littérature sait de la mort

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GRAND ENTRETIEN AVEC PASCAL QUIGNARD DOCUMENTS EXCLUSIFS SAINT-EXUPÉRY INTIME www.magazine-litteraire.com - Novembre 2012 CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 € 3:HIKMKE=^U[UU\:?a@f@c@p@k; M 02049 - 525 - F: 6,00 E DOSSIER CE QUE SAIT DE LA LITTÉRATURE LA MORT STEFAN ZWEIG INÉDIT : SES DERNIÈRES LETTRES DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT LA MORT CE QUE SAIT DE LA LITTÉRATURE

description

Depuis que les hommes écrivent et meurent, la littérature sait beaucoup de choses sur la mort. On en donne ici quelques aperçus. Sur les écrivains majeurs ; sur la mort dans l'histoire littéraire, au théâtre ou dans l'imaginaire ; sur ses attraits, sa violence et son horreur, voire la possibilité qu'aurait la littérature elle-même de s'éteindre.

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grand entretien avec Pascal quignard

documents exclusifssaint-exuPéry intime

www.magazine-litteraire.com - Novembre 2012

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3 Éditorial

Novembre 2012 | 525 | Le Magazine Littéraire

Édité par Sophia Publications74, avenue du Maine, 75014 Paris.Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94Courriel : [email protected] : www.magazine-litteraire.com

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Rédaction

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

Directeur de la rédactionJoseph Macé-Scaron (13 85)[email protected]édacteur en chef Laurent Nunez (10 70) [email protected]édacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) [email protected] de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) [email protected] artistique Blandine Perrois (13 89) [email protected] photo Michel Bénichou (13 90) [email protected]édactrice Enrica Sartori (13 95) [email protected] Valérie Cabridens (13 88)[email protected] Christophe Perrusson (13 78)Directrice administrative et financièreDounia Ammor (13 73)Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)

Marketing directGestion : Isabelle Parez (13 60) [email protected] : Anne Alloueteau (54 50)

Vente et promotionDirectrice : Évelyne Miont (13 80) [email protected] messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74)Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31

PublicitéDirectrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96)Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) [email protected]é culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) [email protected] communication Elodie Dantard (54 55)

Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) [email protected]

Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.

Commission paritairen° 0415 K 79505. ISSN- : 0024-9807

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.Copyright © Magazine LittéraireLe Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros.

Président-directeur général et directeur de la publicationPhilippe ClergetDépôt légal : à parution

Par Joseph Macé-Scaron

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L e Magazine Littéraire est, depuis le mois d’octobre, en librairie. Plus exac-tement, notre magazine lance la col-lection « Nouveaux regards », qui a pour ambition de poser un œil neuf

sur les grands auteurs de la littérature française et étrangère. Dans cet esprit, nous publions trois ou vrages : Virginia Woolf, Stefan Zweig et Louis- Ferdinand Céline (1). Les premières pierres d’une longue aventure éditoriale.Fidèle à sa vocation encyclopédique, Le Magazine Littéraire rend compte à tra-vers ces trois recueils de lectures buis-sonnières, de critiques modernes, d’ana-lyses imprévues, « parce qu’une œuvre qui ne change pas de sens à chaque époque est une œuvre morte ». On dit que Schopenhauer craignait moins les vers qui allaient se nourrir de son corps que les critiques qui se tenaient prêts à se pencher sur son œuvre. Il savait que le boulevard des grands hommes en littérature conduit parfois à une impasse et combien la renommée littéraire se donne pour mieux se dérober.Zweig, l’arpenteur de l’âme humaine, Woolf, le désir du désir, Céline, le messager de nos apocalypses qui avait pourtant bien pris soin d’uriner autour de son œuvre pour dégoûter les critiques : « Je suis qu’un petit inventeur, et que d’un tout petit truc ! qui pas-sera pardi ! comme le reste ! comme le bouton de col à bascule ! » Thèse, antithèse, foutaises. Ni Woolf, ni Zweig, ni Céline ne passent, et le dialogue qu’ils ont entrepris avec le lecteur ne cesse de recommencer.

Pour écrire une biographie d’auteur, encore faut-il reconnaître à ce dernier une certaine valeur. L’idée que tout le monde n’est pas

digne d’avoir une Vie paraît aller de soi. De fait, comme le montre un récent ouvrage (2), les bio-graphies à l’époque moderne concernent d’abord les « illustres », terme qui ne désigne pas les artistes ou les créateurs mais tous ceux qui entrent dans l’histoire par le fracas des armes. Il est plus impor-tant d’élargir les fron tières de l’empire que de déplacer les bornes de l’esprit humain. Comment est-on passé progres sivement de la gloire de l’an-tique « vers une gloire des créateurs modernes

contemporains » ? Toute pratique encomiastique porte, en elle-même, une contradiction qui finit par dynamiter ces Vies il-lustres. Prenons Alonso de Contreras. Grand capitán, encensé par Lope de Vega, admiré par Ortega y Gasset et Jünger. Ses Mémoires veulent tant prouver, tant éblouir, que les dragons de la fiction écrasent l’infan-terie des faits. Il n’est pas parvenu jusqu’à nous comme roi caché des mo-risques mais parce qu’il est un écrivain qui possède un des styles les plus riches et,

en même temps, les plus concis du xviie siècle.

I l a traqué l’indispensable comme d’autres traquent le tigre de Blake. Les éditions Perrin viennent de rééditer la magnifique biographie

de Laurent Greilsamer consacrée à René Char (3). Il a l’orgueil des modestes. Roué et généreux. Ermite hautain et ami de fer. Lecteur exigeant dont l’appétit de chair et d’amour paraît insatiable. À peine ou vertes, ses lettres flambent et embrasent ses des-tinataires. Vulcain ayant chaussé les sandales d’Her-mès, il se détourne de l’actualité, « cette viande sour-noise », et entretient dans le même mouvement un dialogue passionné avec ses contemporains. À cet égard, les pages qui relatent sa relation avec Camus sont lumineuses. « Poète colossal et insoumis », écrit Greilsamer. Char est « une force qui va », dirait Hugo. Prendre appui sur cette biographie pour repartir à la quête d’un Char débarrassé de toutes ses scories et de ses petites mythologies. Char combattant, et qui vécut en poète. Un de nos illustres.

[email protected]

(1) Virginia Woolf, Stefan Zweig, Louis-Ferdinand Céline, ouvrages collectifs, env. 220 p., 9,90 €.(2) Écrire des vies. Espagne, France, Italie, xvie-xviiie siècle, Marie-Madeleine Fragonard, Hélène Tropé, Danielle Boillet (dir.), éd. Presses Sorbonne Nouvelle, 200 p., 21 €.(3) René Char, Laurent Greilsamer, éd. Perrin, « Tempus », 758 p., 12 €.

Vies illustres

Vulcain ayant chaussé les sandales d’Hermès, René Char se détournait de l’actualité, « cette viande sournoise ».

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Novembre 2012 | 525 | Le Magazine Littéraire

Rencontre avec David GrossmanUn entretien inédit avec l’écrivain israélien, alors que sort en français son nouveau livre, Tombé hors du temps. Récit pour voix (éd. du Seuil).

Survit-on au Nobel ?Au lendemain de l’annonce du prix Nobel, retour sur le parcours de certains de ces écrivains adoubés par Stockholm.

Le cercle critiqueChaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.Su

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n° 525 Novembre 2012Sommaire

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Perspectives :� Saint-Exupéry Cahier critique :� Mathias Énard Dossier :� Ce que la littérature sait de la mort Entretien :� Pascal Quignard

Abonnez-vous page 91

Ce numéro comporte 5 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart abonnement Quo Vadis, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart La Croix et 1 encart VPC Tintin sur une sélection d’abonnés.

Le premier mot : Dom Juan, de Molière, ou la stratégie du rideau de fumée.

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs

Perspectives 8 Antoine de Saint-Exupéry 8 Les traits d’union de Saint-Ex,�

par Alain Vircondelet 9 Son couple avec Consuelo,�

par Martine Martinez Fructuoso 10 « Exquise maman »,� par Olympia Alberti 12 Pilote de guerre, par Chantal Chawaf 14 Un jardin où se poser,� par Nathalie Nabert

L’actualité 16 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois 28 Le feuilleton de Charles Dantzig

Le cahier critique 30 Mathias Énard,� Rue des Voleurs 32 Xavier Patier,� Chaux vive 32 Pascal Quignard,� Les Désarçonnés 33 Sido,� Lettres à Colette 1903-1912 34 Thierry Hesse,� L’Inconscience 34 Marie-Hélène Lafon,� Les Pays 35 Anne Berest,� Les Patriarches 36 Alain et Catherine Robbe-Grillet,�

Correspondances 38 Philip Roth,� Némésis 39 Lucile Bordes,�

Je suis la marquise de Carabas 40 Abha Dawesar,� Sensorium 41 Will Self,� Le Piéton de Hollywood 42 Pascal Mérigeau,� Jean Renoir 44 Salman Rushdie,� Joseph Anton.

Une autobiographie 46 La Poésie du Brésil.

Anthologie du xvie au xxe siècle

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Le dossier 48 Ce que la littérature sait de la mort

dossier coordonné par Gilles Ernst 50 Au xxe siècle,� chroniques d’une mort

éludée,� par Gilles Ernst 52 Au théâtre,� des planches au cercueil,�

par Marie-Claude Hubert 54 Le roman moderne,� ou l’art de se tuer,�

par Gilles Ernst 56 Dépouilles effeuillées,� par Patrick Bergeron 58 Des spectres partagés,� par Jean-Bernard Vray 60 Ainsi fut dit et se dit le sida,�

par Joseph Lévy et Lucie Quévillon 62 Les Liaisons dangereuses, par Catriona Seth 64 Des gothiques aux décadents :

la mort vous va si bien,� par Patrick Bergeron 66 Victor Segalen,� par Martine Courtois 68 Sartre au pied du mur,� puis de l’autre côté,�

par Jean-François Louette 70 André Malraux,� par Jean-Louis Jeannelle 72 Au soleil noir de Giono,� par Éric Briot 74 Claude Simon,� la route des limbes,�

par Michel Bertrand 76 Derrida,� autoportrait à la mère mourante,�

par Lawrence D. Kritzman 78 Ci-gît et renaît la littérature,� par William Marx 80 Bibliographie

Le magazine des écrivains 82 Grand entretien avec Pascal Quignard 88 Visite privée Edward Hopper au Grand Palais,

par Philippe Besson 92 Inédit Lettres d’Amérique,

de Stefan et Lotte Zweig 96 Le premier mot Dom Juan, de Molière,

par Laurent Nunez 98 Le dernier mot,� par Alain Rey

En couverture : illustration de Lorenzo Mattotti. Vignette de couverture : Stefan Zweig vers 1920 (Rue des archives/SPPS).© ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Prochainnuméroenventele29novembreDossier : Ce que la littérature

sait de l’autre

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Perspectives

Les traits d’union de Saint-ExupérySoixante-dix ans après Pilote de guerre et Le Petit Prince,� retour sur un homme hanté, dans sa vie et dans ses textes, par les liens défaits – et ceux qu’il faut susciter ou entretenir.Par Alain Vircondelet

Saint-Exupéry à Toulouse, en 1932. Toutes les archives illustrant ces pages proviennent du livre Antoine de Saint-Exupéry. Histoires d’une vie, qui vient de paraître chez Flammarion (lire bibliographie p. 15).

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souveraine de l’intégrité – morale, physique, territoriale –, l’Aéropos-tale, l’avion, l’écriture, la quête amou-reuse idéale, l’amitié) ou au contraire défait (la fracture œdipienne, l’im-possible unité, la guerre, la dilution de l’être dans la mondialisation, la fin des villages et l’avènement des cités-Babel, la calomnie). C’est avec la conscience acérée de ce à quoi son humanité l’expose que Saint- Exupéry va tenter de vivre, difficilement, pas-sionnément, mais toujours avec le désir farouche de s’engager, non pas seulement de témoigner, mais d’en-gager, comme il le disait, sa chair et son sang dans l’existence.

Jeté dans le mondeL’expérience du lien commence dans sa petite enfance, quand il dit s’être senti jeté dans le monde. La mort du père, trop tôt survenue, celle de son frère, dont il voit le cadavre dans le pompeux lit funèbre, qu’il photo-graphie, le laissent désemparé. La clôture familiale s’effrite, ne protège plus des angoisses et des peurs en-fantines. Très vite, la demeure fami-liale, le château de Saint- Maurice-de-Rémens, devient un monde magique, organisé, à l’intérieur duquel il se sent à l’abri des coups du sort. Nulle clôture n’est toutefois étanche. À l’aléatoire, à l’éphémère, il va oppo-ser des images inviolables, indisso-lubles, inaltérables : la mère, le lit maternel, la petite chambre au poêle bleu, l’odeur de Noël, la table dres-sée recouverte d’une nappe blanche sans plis, le jardin, la chapelle, tout ce qui tisse des liens, empêche l’éparpil lement et l’éclatement. Ces images fondatrices, quelquefois plus rêvées que vécues, deviendront peu

Le Petit Prince à lire aux enfants des écoles, mais on neutralisa discrète-ment ses chefs-d’œuvre, Vol de nuit, Terre des hommes, Pilote de guerre et Citadelle. Sa famille, qui voulut cé-lébrer justement sa mémoire, l’em-bauma et en fit une image pieuse : il devint alors une icône intouchable, un monument national, un mythe. Reste cependant la question persis-tante de sa modernité et de sa pré-sence. Qui est au fond Antoine de Saint-Exupéry ? Qui se cache derrière le masque de cire dont on l’a recou-vert ? Et si le mythe ne parvenait plus à contenir les rugissements du « grand ours brun », ses douleurs et ses mi-sères, ses aveux bouleversants et ses coups de gueule énormes ? Celle qu’on avait cru définitivement évin-cée de son univers, sa femme légi-time, Consuelo de Saint-Exupéry, celle qui détenait les archives les plus complètes d’Antoine, sort peu à peu de l’oubli. Depuis l’an 2000, son léga-taire universel, José Martinez Fruc-tuoso, a décidé de céder au vœu de Consuelo : rendre publiques (pour ce qui peut l’être) ses archives, les sortir de leur nuit, de leurs malles, pour qu’enfin Saint-Exupéry apparaisse dans sa vraie lumière, d’homme, d’aviateur et d’écrivain. Devoir de mémoire, respect des lecteurs. Ren-dons grâce donc au « petit oiseau des îles », comme la surnommait Antoine, qui, en un dernier clin d’œil, facétieux et posthume, leva le voile sur les am-biguïtés et les tourments de son mari pour qu’il reste, dans ce xxie siècle, un point de référence.S’il est un motif majeur qui scande toute la vie et l’œuvre de Saint-Exu-péry, c’est celui du lien, qu’il soit per-pétué (la mère tutélaire et gardienne

I l ne connut aucun oubli, aucun purgatoire. Il est resté un des écrivains français les plus lus, les plus traduits dans le monde. Il dut subir cepen-

dant après sa mort le mépris des in-tellectuels et des universitaires qui ne le rangèrent jamais au rang de grand écrivain, et distillèrent le poison subtil de la rumeur, celle de n’avoir pas été un résistant. Pour cela on donna

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à peu idéales, fantasmatiques, et retisseront à leur manière les liens relâchés ou défaits.Le baptême de l’air qu’il effectue à l’insu de sa famille, en 1912, le révèle à lui-même. L’avion devient l’outil du passage, celui qui relie les mondes. Le rêve d’Icare n’est pas absent de cette révélation : voler, c’est relier, rejoindre, et rejoindre, c’est aussi aimer. Lentement, se mûrit alors une petite philosophie personnelle, une mythologie qui naît de ses manques. L’image tenace de l’enfant génial,

solaire et turbulent, véhiculée tant par sa mère que par sa sœur Simone, n’est pas toutefois totalement exacte. Il y a une part d’ombre et de silence, un imaginaire très crépusculaire qui se met en place. Antoine n’est déjà plus celui que la légende familiale a édifié, il n’ignore déjà rien des nuits de l’âme, des conflits inapaisés, des hivers intérieurs. Sa sensibilité exa-cerbée, son acuité sur le monde et les êtres a fait de lui un être en attente, entier, qui voudra défier les mon-tagnes et rendre compte de l’état du

monde. Ses exigences d’enfant envers sa mère témoignent de ce désarroi : petit garçon proustien qui attend dans le noir le rituel baiser maternel du coucher, il a tout compris de l’ef-facement de soi, de la disparition

L a vie du couple Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry peut faire penser à un tour-

billon. Née au Salvador et vivant à Paris, Consuelo rencontre à Buenos Aires Antoine, né en France et vivant en Argentine. Libres l’un et l’autre ils tombent amoureux immédiatement et se marient six mois plus tard en Provence, le 23 avril 1931. Antoine et Consuelo ont été, parmi les premiers, des citoyens du monde avant de devenir, pour l’éternité, les seuls habitants d’une minuscule planète, l’astéroïde 612, lui sous la forme d’un petit prince, elle sous la forme d’une rose. À la fois nomade et nostalgique de la maison familiale, voilà toute l’ambiguïté de la vie d’Antoine. Il désire tout et son contraire, entraî-nant son épouse dans une vie mou-vementée tout en lui affirmant poéti-quement qu’il a fait, selon ses mots, sa maison dans son cœur.C’est ainsi que, de Buenos Aires à New York en passant par le Maroc, l’Espagne, le Guatemala, le Japon et bien d’autres pays encore, le couple s’aime tout simplement. Il est son arbre, elle est sa rose, et rien ne peut vraiment les séparer, surtout pas les frontières. Ensemble ils vivent des aventures exceptionnelles, comme en 1935 où Consuelo accompagne Antoine lors d’une tournée de pro-motion des voyages aériens en Médi-terranée orientale. Du Maroc à la Grèce, les deux époux vont visiter les pays de cette côte et terminer le voyage à Rome pour y rencontrer le pape ! Mais, tout en inaugurant un

Son couple avec ConsueloLe prince et la rose

mode de vie moderne du couple, An-toine et Consuelo en seront aussi, par moments et à leur insu, les vic-times à force de vouloir tout conci-lier. Toujours en mouvement, comme à notre époque, ils ont chacun une activité indépendante et une vie propre. Lui est pilote et écrivain, elle est une artiste qui peint et sculpte, et ces deux personnalités très puis-santes mènent parfois une vie de bâton de chaise, entre bohème et vie d’artiste. Dans ce couple dont l’origi-nalité est un atout et une force pro-tectrice, c’est la qualité de la relation qui est primordiale, même si le carac-tère vibrionnant d’Antoine est un obstacle à tout projet calme et apaisé. Ils savent qu’ils peuvent compter l’un sur l’autre ; c’est ainsi qu’Antoine peut tout obtenir de Consuelo : l’attendre à toute heure du jour et de la nuit, sur le tarmac, à ses retours de vols au-dessus de la cordillère des Andes, à la grande époque de

l’Aéropostale, traverser New York pour dénicher une maison au bord de la mer pour écrire son dernier livre, Le Petit Prince. De son côté, Consuelo, qui a une vision plus ro-mantique du couple, sait que son mari, jamais, ne l’abandonnera vraiment et veille sur elle aux pires moments de la guerre. Cette vie tour-billonnante et itinérante est bien dif-férente de l’idéal conjugal classique. Antoine et Consuelo, tous deux à la recherche d’une terre promise inac-cessible, ont cependant compris, juste avant la séparation définitive et tellement douloureuse de 1944, que l’important ce n’était pas le but à at-teindre mais le chemin que l’on fai-sait ensemble pour y parvenir : « C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante. […] Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as ap-privoisé. Tu es responsable de ta rose… » (Le Petit Prince).

Martine Martinez Fructuoso

« Tonio, mon petit mari, mon horloge de sable, mon chevalier volant… Vous perdre et j’en mourrai… Tu es ma seule musique… Mon unique horizon c’est notre amour… »

Consuelo à Antoine

Toute dernière photo de Consuelo et Antoine à New York, avant le départ de l’écrivain à la guerre, en 1943.

Télégramme de Consuelo à son mari en 1941, alors qu’elle arrive à New York.

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C’est ainsi que, de Buenos Aires à New York en passant par le Maroc, l’Espagne, le Guatemala, le Japon et bien d’autres pays encore, le couple s’aime tout simplement. Il est son arbre, elle est sa rose, et rien ne peut vraiment les séparer, surtout pas les frontières. Ensemble ils vivent des aventures exceptionnelles, comme en 1935 où Consuelo accompagne Antoine lors d’une tournée de pro-motion des voyages aériens en Médi-terranée orientale. Du Maroc à la Grèce, les deux époux vont visiter les pays de cette côte et terminer le voyage à Rome pour y rencontrer le

! Mais, tout en inaugurant un

des Andes, à la grande époque de Antoine et Consuelo, tous deux à la recherche d’une terre promise inaccessible, ont cependant compris, juste avant la séparation définitive et tellement douloureuse de 1944, que l’important ce n’était pas le but à atteindre mais le chemin que l’on faisait ensemble pour y parvenir«ta rose qui fait ta rose si importante.

vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose…

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La vie des lettres La vie des lettres 16

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D e Raymond Radiguet, Coc­teau écrit : « Nous devînmes [Jean Cocteau et Max Jacob] ses classiques et il rêva de nous contredire. C’est pour­

quoi je devinai vite que cet élève deviendrait mon maître et m’apprendrait un ordre nou­veau. » En effet, Raymond Radiguet a beau­coup contredit ses contemporains en rêvant de les convertir à un « ordre nouveau », le sien. Son insolence n’épargnait personne, sauf Jean Cocteau et Max Jacob. Des cent quarante lettres inédites du recueil que pu­blient les éditions Omnibus, vingt­six leur sont adressées. On y trouve déclarations d’amour, remerciements et enthousiasme ; Radiguet écrit, sans ironie, le 10 avril 1921, à Max Jacob : « Il n’y a qu’une façon de parler de ton livre [Le Laboratoire central], c’est dire qu’il est merveilleux », et signe : « Ton adorateur ». À Cocteau, il écrit également qu’il l’« adore » et lui joint des poèmes à chaque envoi.L’affection de Cocteau et de Jacob le rendait non seulement gentil, mais brillant. Des dizaines d’articles publiés, ceux sur ses « clas­siques » sont de loin les meilleurs. On y retrouve l’auteur du Diable au corps, perspi­cace, imaginatif, créateur d’images simples et inattendues ; il n’avait pas seulement 20 ans, il avait aussi du talent. À propos de Cocteau dans « Rencontre avec Jean Cocteau », paru dans la revue La Table ronde : « Il récite tou­jours ses poèmes comme s’il s’agissait d’un compliment. Mais ses yeux ne sont plus des miroirs sans souvenirs. Il s’appelle Jean Coc­teau. Sans le vouloir il a inventé une nouvelle mélancolie : mélancolie des fêtes foraines, des feux d’artifice à l’heure où ils cessent. » Mais, si Max Jacob et Jean Cocteau étaient au­delà de ses jugements, André Breton, Louis Aragon et d’autres les subissaient.En 1920, Radiguet écrit à André Breton, son ami, que Les Champs magnétiques (recueil coécrit avec Soupault) sont « très ennuyeux » et qu’ils l’ont « beaucoup déçu ». Il tient à le féliciter pour sa dernière pièce, « admi rable » ; voilà l’adolescent de 17 ans qui, non sans intelligence, distribue les bons et les mauvais points aux fondateurs du surréalisme. Dans une lettre de 1919 à André Breton, il qualifie

édition�Radiguet, immortel roquetPar-delà le seul Diable au corps, deux imposants recueils rendent grâce à la précocité industrieuse du jeune homme fauché en 1923. Ils n’éludent pas, néanmoins, son arrogance et les décisives interventions de Cocteau.

Lettre de Radiguet à l’éditeur Bernard Grasset, 6 août 1923.D

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Aragon de « pantin » dont « les ficelles pour-raient être de meilleure qualité » ; Aragon, qui, la même année, lui écrivait : « Vos poèmes, je les mendie », « J’aime À LA FOLIE “Incognito” ». Voici Radiguet insensible, austère, presque injuste. Il se précipite, s’exalte, assomme, toujours dans l’excès. Sa « sagacité adolescente », remarquée par Julien Gracq, évidente dans ses romans, se transforme en pauvre irrévérence dans ses critiques. Présent dans les Lettres retrouvées et dans les Œuvres complètes, l’article « Notes secrètes sur quelques poètes cubistes » l’illustre. L’auteur y complimente Apollinaire, « le seul grand poète de ces vingt dernières années », glorifie Max Jacob, « qui fait bien tout ce qu’il fait », félicite Cendrars mais préfère « l’exotisme de Chateaubriand », et accable Pierre Reverdy, comparé à un « apôtre insignifiant », dont les poèmes sont « un amas de chevilles » fait « d’annotations sans intérêt » ; triste Reverdy.La fougue de Radiguet l’emporte au-delà du raisonnable, au-delà de l’intelligence – dont il n’était pas dépourvu –, jusqu’à la sottise. À ces moments, la prétention surpasse l’inso-lence. L’article « Dada ou le cabaret du néant » révèle un petit jeune homme péremptoire, réactionnaire et catégo-rique, qu’on aurait pu croi-ser à un meeting de Michel Debré dans les an-nées 1960 : « Je déteste la bohème, les farces me sont pénibles, et, pour ces deux raisons, le récit de la vie d’Alfred Jarry ne me transporterait pas d’aise. […] Dada se rapproche de la pire bohème, celle des Incohérents. Dada est un cul-de-sac auquel mène le chemin Oscar Wilde-André Gide (la besogne démoralisatrice de Wilde et, beaucoup plus près, le Lafcadio d’André Gide). » Il a toujours 17 ans, mais il est déjà vieux. Où est l’auteur du Diable au corps ? Envolé. Ou plutôt disparu derrière sa limite, Jean Cocteau. Jean Cocteau qui, avec Jacques Doucet, lui a recommandé d’aban-donner la poésie pour la prose, qui a corrigé ses romans (pour ne pas dire réécrit le der-nier), qui l’a enfermé pour le forcer à travailler et a combattu son alcoolisme ; Jean Cocteau qui, un jour, a décidé que Raymond Radiguet deviendrait le plus jeune romancier de l’histoire de la littérature française.

La postérité doit obéir aux faits : où Cocteau n’était pas, Radiguet ne brillait pas. Ses poèmes, pour être charmants, n’en sont pas moins mineurs et très proches des formes de l’époque (du cubisme mais aussi de l’école fantaisiste de Paul-Jean Toulet). À tel point qu’Apollinaire, irrité, lui avait reproché la trop grande ressemblance entre ses vers et des poèmes d’Alcools. Quant aux articles, plus ou moins intéressants, ils sont parsemés d’énor-

mités, de fanfaronnades inutiles ; et ses essais, pour n’être pas sans talent, restent des ébauches. Dans l’avant-propos à ce volume, Chloé Radiguet et Julien

Cendres disent de Radiguet qu’il n’était « ni prodige ni miracle ». Certes, mais sa produc-tion impressionne : quatre recueils de poésie, plus de cent trente poèmes, neuf pièces de théâtre, quarante-quatre articles, deux essais, six contes et nouvelles, une revue (Le Coq), deux romans (dont un est immortel), en moins de temps qu’il en faut pour dire 20 ans. Son œuvre ressemble au bazar charmant d’une chambre d’enfant avec, ici et là, des jouets dispersés à la hâte ; chambre transfor-mée en œuvre d’art par Cocteau qui a su y voir « un mariage entre la méditation et le jeu, entre l’ordre du premier de la classe et le désordre de l’élève qu’on renvoie du col-lège ». Un jour, lorsqu’on demandera qui était Raymond Radiguet, on répondra : un des meilleurs romans de Cocteau.

Arthur Chevallier

Première version du poème « Zéro ».

À lireLettres retrouvées, Raymond Radiguet,

édition établie par Chloé Radiguet et Julien Cendres, éd. Omnibus, 446 p., 21 €.

Œuvres complètes, Raymond Radiguet, édition établie par Chloé Radiguet et Julien Cendres, éd. Omnibus, 884 p., 25 €.

internetLes hypertextes de FlaubertLe centre Flaubert de l’université de Rouen a mis en ligne une page recensant tous les manuscrits de Flaubert accessibles sur le Net (flaubert.univ-rouen.fr/manuscrits/). Outre des liens avec l’excellent site Bovary.fr (où l’on peut consulter les feuillets de toutes les versions préparatoires du roman), cette page permet d’accéder au site que Tony Williams consacre au premier chapitre de la troisième partie de L’Éducation sentimentale. S’y retrouvent, en plus des manuscrits du texte, les scénarios et esquisses établis avant la rédaction. Pour découvrir la méthode flaubertienne au-delà de la légende du gueuloir.

Lettres de recommandationNon, une inclination précoce pour la littérature ne vous destine pas forcément aux affres du chômage. Le ministère de l’Enseignement supérieur a créé un site présentant aux littéraires de nombreuses possibilités d’orientation et décrivant 200 métiers qui leur sont accessibles. Pour ne pas désespérer la Sorbonne.

mavoielitteraire.onisep.fr/

revue Feuilleton,� cinquième épisode

Le Tour de France vu par l’anthropologue Éric Chauvier, une nouvelle inédite d’Aharon Appelfeld sur Prague, une autre de Joan Didion, un récit de l’écrivain américain Tom Bissell sur son

addiction à une fameuse série de jeux vidéo, un autre sur une opération ratée du Mossad, un reportage sur le culte du cargo aux Vanuatu… Tel est le sommaire riche et bigarré du cinquième numéro de la revue Feuilleton, en vente en librairie au prix de 15 €.

Où Cocteau n’était pas, Radiguet ne brillait pas.

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Critique

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Rue des Voleurs, Mathias Énard, éd. Actes Sud, 256 p., 21,50 €.

R ue des Voleurs obéit à la règle implicite qui régit le cercle très fermé des romans exceptionnels : il possède un triple fond. Certes, il parle de Prin-temps arabe, d’islam, d’intégrisme,

d’immigration, d’Europe. Autant de thèmes qui, d’emblée, relient Rue des Voleurs à notre actualité immédiate. Mais, sous l’utilisation de ces événements brûlants, Mathias Énard installe une mécanique souterraine, universelle, une mécanique finalement moins politique qu’humaine.Lakhdar a 20 ans. Il habite Tanger. La vie s’écoule paisiblement entre les sourates récitées distraitement et Bassam, l’ami d’enfance un peu simplet. Le passe-temps favori des deux compères : reluquer les touristes, « mater l’étrangère, surtout quand elles mettent des shorts et des jupes courtes ». Quand il est seul, Lakhdar dévore de vieux romans policiers fran-çais dénichés chez son libraire.Et puis survient la faute, l’impardonnable péché : surpris nu avec sa cousine Meryem, dont il est amou-reux, Lakhdar est mis à la porte. Son père le renie. Sa mère le pleure. Lakhdar se retrouve dans la rue, sans un sou, meurtri. Chassé du paradis familial pour avoir aimé sa cousine. Alors se dessine cette mécanique souterraine, organisée en faisceau : l’histoire d’un embrigadement religieux, social et amoureux. « Un triple emprison nement, même, ajoute Mathias Énard lorsque nous lui posons la question. Au fond, Lakhdar va errer de prison en prison. » Une prison religieuse : c’est Bassam, l’ami lourdaud, influençable, qui organise une rencontre entre Lakhdar et le Cheikh Nouredine. Ce dernier est barbu, il porte des costumes élégants. Il dirige le « Groupe pour la diffusion de la pensée coranique ». En échange d’une chambre et d’un salaire, il propose à Lakhdar de tenir la librairie du Groupe. Le jeune homme est ravi. Il prête peu d’attention au contenu idéologique des livres vendus. Mais voilà : l’idéologie islamiste ne reste pas sur les étals d’une librairie. Elle s’organise en réunions, se commente à voix basse, les poings serrés, et rêve d’explosion.Mathias Énard ne perd jamais de vue l’intériorité de Lakhdar. Le lecteur est au plus près de sa conscience et de son ressenti. Or le jeune homme est plus proche de Candide que d’Oussama Ben Laden… Lakhdar devine les appétits sanguinaires du Cheikh Noure-dine. Mais il résiste au lavage de cerveau islamiste car

il reste sur un questionnement pragmatique : où trouver de l’argent ? un toit ? La lutte contre la misère le rend imperméable à l’obscurantisme : son ventre vide fait plus de bruit que n’en fait la haine des barbus. Il se tient à la périphérie d’un cercle brûlant – tout comme Tanger, ville excentrée, s’est tenu un peu loin du Printemps arabe. « Je voulais un narrateur en dehors des événements, précise Mathias Énard. Qu’il puisse traverser le champ de bataille sans y prendre part. » Et lorsqu’une bombe explose à Marra-kech, c’est encore trop loin de Tanger. Que le Cheikh Nouredine et Bassam aient pu organiser ce carnage, c’est encore trop loin de la logique de Lakhdar : il n’y croit pas. Lakhdar ne se sépare jamais d’une forme de candeur bienveillante, doublée d’un solide sens pra-tique. Le lecteur s’accroche à lui comme au dernier bastion raisonnable au milieu du chaos.Parfois Lakhdar est obnubilé par les femmes. Il est prisonnier du souvenir de sa cousine, sanglé dans la nostalgie de sa mère. Il rencontre Judit, une jeune tou-riste catalane, qui l’obsède. Là encore, il s’en sort vain-queur. L’embrigadement amoureux n’a pas prise sur lui. Pour survivre, Lakhdar a besoin d’être terre à terre. On ne gagne pas l’Europe la tête farcie de haine et de désir. Pareil périple demande de l’organisation, de la froideur, un solide bon sens. Pourtant, lorsqu’il pose un pied en Espagne, il sait que tout va recommencer. Bassam et le Cheikh Nouredine le re-trouvent ; il n’a pas un sou ; Judit le délaisse. Le triple emprison-nement, encore. Jusqu’à ce que Lakhdar, avorton expulsé de la matrice familiale, se réveille. La portée destructrice de l’islamisme lui saute aux yeux. Alors il tue Bassam d’un geste calme. Du sang naît le sens. C’est un musulman qui élimine un islamiste. C’est aussi un être qui n’a cessé de lire et qui, de plus en plus éclairé, finit par commettre un meurtre. C’est un homme qui terrasse son dou-ble maléfique. Peut-on se débarrasser du mal en le fai-sant ? Au procès de Lakhdar, l’avocate explique qu’« il a mal lutté pour le bien ». Éternelle et vertigineuse

Au travers de l’intégrisme

Mathias Énard dans son jardin, septembre 2012.

Par Clara Dupont-Monod

E x t r a i t

Dans le métro de Barcelone j’ai repensé à l’explosion de Mar ra­kech, au Cheikh Nouredine quelque part en Arabie, et à Bas­sam, quelque part au pays des Ténèbres, à l’attentat de Tanger où cet étudiant avait trouvé la mort d’un coup de sabre – bien sûr, Barcelone c’était différent, c’était la démocratie, mais on sen­tait que tout cela était sur le point de basculer, qu’il ne fallait pas grand­chose pour que le pays entier tombe lui aussi dans la vio­lence et dans la haine, que la France suivrait…

Rue des Voleurs, Mathias Énard

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Critique

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question du bien… Du fond de sa cellule, Lakhdar a la réponse. Il est serein. Sa révolte n’était pas insensée. Quand il était libre, il devait se battre contre trois forces d’embrigadement. À présent, réellement écroué dans une prison, il est libre.Mathias Énard aurait-il écrit un roman camusien ? Il réfléchit. La réponse glisse dans un souffle, étonnante : « Je crois que, si j’ai écrit ce livre, c’est parce que je voudrais écrire un roman sur la Syrie et que je n’y parviens pas. J’y ai vécu cinq ans. Rue des Voleurs est un livre politique, philosophique, initia-tique. Mais c’est d’abord une façon de ne pas écrire sur la Syrie. »

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Dossier 48

Depuis que les hommes écrivent et meurent, la littérature sait beaucoup de choses sur la mort. De ce vaste « savoir », on ne donne ici que quelques aperçus. Les uns portent sur des écrivains majeurs ; d’autres sur la mort dans l’histoire littéraire, au théâtre ou dans l’imaginaire ; d’autres enfin sur ses attraits (nécrophilie), sa violence et son horreur, voire la possibilité qu’aurait la littérature elle-même de s’éteindre. Ces études sont traversées par quatre ligne de fuite. Elles montrent d’abord que le ressenti littéraire de la mort dessine des périodes de « basse tension », où la mort est stable et relativement sereine (une grande partie du Moyen Âge, par exemple), et d’autres de « haute tension », où soudain, rendue à la fois plus tragique et plus individualisée, elle amorce un tournant significatif. Ainsi, pour la mort de Manon Lescaut (1731) qui, inaugu-rant ce pathétique qui dure encore, est en France ce que la mort du héros éponyme de La Mort d’Ivan Ilitch (Tolstoï, 1886) – récit d’une mort uniment médicalisée, et partant sans aucune portée eschatologique – est à la littérature européenne.Second apport de ce dossier, mais implicite : le mystère qu’est la néantisation de la mort prise au pied de la lettre ne peut être levé et n’est toujours abordé que de biais. Donc avec des formes qui ouvrent sur l’informe et prêtent un semblant de vie à ce qui n’en a pas. Valéry : « La mort n’est regardée que par des yeux vivants » (Mauvaises pensées). Dont acte, disent les écrivains les plus lucides qui, sur ce plan au moins, se tiennent alors le plus près de la vérité ontologique.Il y a cependant une marge entre cette vérité et l’expérience réelle. C’est celle-ci qu’en général l’écrivain préfère. Non pour la laisser telle quelle. Au contraire, il l’enrichit en

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étendant sa durée ; il lui donne un décor et un public ; il insiste tantôt sur la sérénité du mourant, tantôt sur les ravages de la maladie ; il recourt aux métaphores et, au besoin, ouvre le ciel ou l’enfer : bref, il tend le plus souvent à faire un beau tableau. Parole périphérique et inessentielle, tonne Vladimir Jankélévitch (La Mort), qui, raillant le « babil » et le tumulte des mourants littéraires, aimerait qu’ils s’en allassent « pianissimo » ; approche trop sub-jective, note de son côté l’historien Michel Vovelle, qui pense qu’à tout prendre le testa-ment d’un bourgeois parle mieux qu’une élé-gie. Qu’importe cependant : si tenté qu’il soit par la mimésis réaliste, l’écrivain finit toujours par choisir la magie de la fiction.Tel est le privilège de la mort littéraire. Il en est un dernier, également abordé dans le pré-sent dossier, qui infirme tout ce qui a pu être écrit sur son caractère répétitif. L’a-t-on en effet assez dit, l’écrivain décrit toujours la même chose. Telle œuvre, Le roi se meurt, par exemple, provoque même en 1962 l’in-dignation : quoi ? ne sait-on pas que la mort existe ? Est-il bien utile de ressasser des lieux communs ? Ce à quoi on pourra objecter, outre que certains lieux communs ont la vie trop dure pour n’être que des lieux com-muns, que la redite des écrivains n’a pas par-tout et toujours le même relief. Non, elle s’adapte à son temps et à l’attente du public ; elle est la marque d’un tempérament ; elle opte pour tel genre plutôt qu’un autre, pour la mort violente plutôt que pour la « natu-relle », et, finalement, crée à partir de l’inva-riant sans âge un événement toujours neuf. Au jugement des contempteurs de la mort en littérature, c’est sans doute une fâcheuse transgression du réel. Mais que serait la litté-rature sans transgression ? G. E.

Jeune homme à la tête de mort, Paul Cézanne, huile sur toile, 1896-1898.

Dossier coordonné par Gilles Ernst

Ce que lalittératuresait de la mort

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Dossier 49

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