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Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (InaLF) [Le] roman d'un enfant [Document électronique] / par Pierre Loti CHAPITRE I p1 C' est avec une sorte de crainte que je touche à l' énigme de mes impressions du commencement de la vie, -incertain si bien réellement je les éprouvais moi-même ou si plutôt elles n' étaient pas des ressouvenirs mystérieusement transmis... j' ai comme une hésitation religieuse à sonder cet abîme... au sortir de ma nuit première, mon esprit ne s' est pas éclairé progressivement, par lueurs graduées ; mais par jets de clartés brusques-qui devaient dilater tout à coup mes yeux d' enfant et m' immobiliser dans des rêveries attentives- puis qui s' éteignaient, me replongeant dans l' inconscience absolue des petits animaux qui viennent de naître, des petites plantes à peine germées. Au début de l' existence, mon histoire serait simplement p2 celle d' un enfant très choyé, très tenu, très obéissant et toujours convenable dans ses petites manières, auquel rien n' arrivait, dans son étroite sphère ouatée, qui ne fût prévu, et qu' aucun coup n' atteignait qui ne fût amorti avec une sollicitude tendre. Aussi voudrais-je ne pas écrire cette histoire qui serait fastidieuse ; mais seulement noter, sans suite ni transitions, des instants qui m' ont frappé d' une étrange manière, -qui m' ont frappé tellement

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[Le] roman d'un enfant [Document électronique] / par Pierre Loti

CHAPITRE I

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C' est avec une sorte de crainte que je touche àl' énigme de mes impressions du commencement dela vie, -incertain si bien réellement je leséprouvais moi-même ou si plutôt elles n' étaientpas des ressouvenirs mystérieusement transmis...j' ai comme une hésitation religieuse à sondercet abîme...au sortir de ma nuit première, mon esprit nes' est pas éclairé progressivement, par lueursgraduées ; mais par jets de clartés brusques-quidevaient dilater tout à coup mes yeux d' enfantet m' immobiliser dans des rêveries attentives-puis qui s' éteignaient, me replongeant dansl' inconscience absolue des petits animaux quiviennent de naître, des petites plantes à peinegermées.Au début de l' existence, mon histoire seraitsimplement

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celle d' un enfant très choyé, très tenu, trèsobéissant et toujours convenable dans ses petitesmanières, auquel rien n' arrivait, dans son étroitesphère ouatée, qui ne fût prévu, et qu' aucun coupn' atteignait qui ne fût amorti avec une sollicitudetendre.Aussi voudrais-je ne pas écrire cette histoire quiserait fastidieuse ; mais seulement noter, sanssuite ni transitions, des instants qui m' ont frappéd' une étrange manière, -qui m' ont frappé tellement

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que je m' en souviens encore avec une nettetécomplète, aujourd' hui que j' ai oublié déjà tant dechoses poignantes, et tant de lieux, tantd' aventures, tant de visages.J' étais en ce temps-là un peu comme serait unehirondelle, née d' hier, très haut à l' angle d' untoit, qui commencerait à ouvrir de temps à autre aubord du nid son petit oeil d' oiseau et s' imaginerait,de là, en regardant simplement une cour ou unerue, voir les profondeurs du monde et de l' espace,-les grandes étendues de l' air que plus tard illui faudra parcourir. Ainsi, durant ces minutes declairvoyance, j' apercevais furtivement toutessortes d' infinis, dont je possédais déjà sans doute,dans ma tête, antérieurement à ma propre existence,les conceptions latentes ; puis, refermant malgrémoi

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l' oeil encore trouble de mon esprit, je retombaispour des jours entiers dans ma tranquille nuitinitiale.Au début, ma tête toute neuve et encore obscurepourrait aussi être comparée à un appareil dephotographe rempli de glaces sensibilisées. Surces plaques vierges, les objets insuffisammentéclairés ne donnent rien ; tandis que, aucontraire, quand tombe sur elles une vive clartéquelconque, elles se cernent de larges tachesclaires, où les choses inconnues du dehorsviennent se graver. -mes premiers souvenirsen effet sont toujours de plein été lumineux,de midis étincelants, -ou bien de feux de branchesà grandes flammes roses.

CHAPITRE II

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Comme si c' était d' hier, je me rappelle le soir où,marchant déjà depuis quelque temps, je découvristout à coup la vraie manière de sauter et de courir,-et me grisai jusqu' à tomber, de cette chosedélicieusement nouvelle.Ce devait être au commencement de mon secondhiver, à l' heure triste où la nuit vient. Dans la

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salle à manger de ma maison familiale-qui meparaissait alors un lieu immense-j' étais, depuisun moment sans doute, engourdi et tranquille sousl' influence de l' obscurité envahissante. Pas encorede lampe allumée nulle part. Mais, l' heure du dînerapprochant, une bonne vint, qui jeta dans lacheminée, pour ranimer les bûches endormies, unebrassée de menu bois. Alors ce fut un beau feu

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clair, subitement une belle flambée joyeuseilluminant tout, et un grand rond lumineux se dessinaau milieu de l' appartement, par terre, sur le tapis,sur les pieds des chaises, dans ces régions bassesqui étaient précisément les miennes. Et ces flammesdansaient, changeaient, s' enlaçaient, toujours plushautes et plus gaies, faisant monter et courirle long des murailles les ombres allongées deschoses... oh ! Alors je me levai tout droit, saisid' admiration... car je me souviens à présent quej' étais assis, aux pieds de ma grand' tante Berthe(déjà très vieille en ce temps-là), quisommeillait à demi dans sa chaise, près d' unefenêtre par où filtrait la nuit grise ;j' étais assis sur une de ces hautes chaufferettesd' autrefois, à deux étages, si commodes pour lestout petits enfants qui veulent faire les câlins,la tête sur les genoux des grand' mères ou desgrand' tantes... donc, je me levai, en extase, etm' approchai de la flamme ; puis, dans le cerclelumineux qui se dessinait sur le tapis, je me misà marcher en rond, à tourner, à tourner toujoursplus vite et enfin, sentant tout à coup dans mesjambes une élasticité inconnue, quelque chosecomme une détente de ressorts, j' inventai unemanière nouvelle et très amusante de faire :c' était de repousser le sol bien fort, puis de lequitter des deux pieds à la fois pendant

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une demi-seconde, -et de retomber, -et deprofiter de l' élan pour m' élever encore, et derecommencer toujours, pouf, pouf, en faisantbeaucoup de bruit par terre, et en sentant dansma tête un petit vertige particulier très agréable...de ce moment, je savais sauter, je savais courir !J' ai la conviction que c' était bien la première fois,

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tant je me rappelle nettement mon amusementextrême et ma joie étonnée.-ah ! Mon dieu, mais qu' est-ce qu' il a ce petit,ce soir ? Disait ma grand' tante Berthe un peuinquiète. Et j' entends encore le son de sa voixbrusque.Mais je sautais toujours. Comme ces petitesmouches étourdies, grisées de lumière, quitournoient le soir autour des lampes, je sautaistoujours dans ce rond lumineux qui s' élargissait, serétrécissait, se déformait, dont les contoursvacillaient comme les flammes.Et tout cela m' est encore si bien présent, que j' aigardé dans mes yeux les moindres rayures de cetapis sur lequel la scène se passait. Il étaitd' une certaine étoffe inusable, tissée dans lepays par les tisserands campagnards, et aujourd' huitout à fait démodée, qu' on appelait " nouïs " .(notre maison d' alors était restée telle que magrand' mère maternelle

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l' avait arrangée lorsqu' elle s' était décidée àquitter l' île pour venir se fixer sur lecontinent. -je reparlerai un peu plus tard decette île qui prit bientôt, pour monimagination d' enfant, un attrait si mystérieux. -c' était une maison de province très modeste, oùse sentait l' austérité huguenote, et dont lapropreté et l' ordre irréprochables étaient leseul luxe.)... dans le cercle lumineux qui, décidément, serétrécissait de plus en plus, je sautais toujours.Mais, tout en sautant, je pensais, et d' unefaçon intense qui, certainement, ne m' était pashabituelle. En même temps que mes petites jambes,mon esprit s' était éveillé ; une clarté un peuplus vive venait de jaillir dans ma tête, oùl' aube des idées était encore si pâle. Et c' estsans doute à cet éveil intérieur que ce momentfugitif de ma vie doit ses dessous insondables ;qu' il doit surtout la persistance avec laquelleil est resté dans ma mémoire, gravé ineffaçablement.Mais je vais m' épuiser en vain à chercher des motspour dire tout cela, dont l' indécise profondeurm' échappe... voici, je regardais ces chaises,alignées le long des murs, et je me rappelaisles personnes âgées, grand' mères, grand' tanteset tantes, qui y prenaient place d' habitude,qui tout à l' heure viendraient s' y asseoir...pourquoi

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n' étaient-elles pas là ? En ce moment, j' auraissouhaité leur présence autour de moi comme uneprotection. Elles se tenaient sans doute là-haut,au second étage, dans leurs chambres ; entre elleset moi, il y avait les escaliers obscurs, lesescaliers que je devinais pleins d' ombre et qui mefaisaient frémir... et ma mère ? J' aurais surtoutsouhaité sa présence à elle ; mais je la savaissortie dehors, dans ces rues longues dont je ne mereprésentais pas bien les extrémités, lesaboutissements lointains. J' avais été moi-même laconduire jusqu' à la porte, en lui demandant : " tureviendras, dis ? " et elle m' avait promis qu' eneffet elle reviendrait. (on m' a conté plus tardqu' étant tout petit, je ne laissais jamais sortirde la maison aucune personne de la famille, mêmepour la moindre course ou visite, sans m' êtreassuré que son intention était bien de revenir. " tureviendras, dis ? " était une question que j' avaiscoutume de poser anxieusement après avoir suivijusqu' à la porte ceux qui s' en allaient.) ainsi,ma mère était sortie... cela me serrait un peule coeur de la savoir dehors... les rues ! ...j' étais bien content de ne pas y être, moi, dansles rues, où il faisait froid, où il faisaitnuit, où les petits enfants pouvaient se perdre...comme on était bien ici, devant ces flammes quiréchauffaient ; comme

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on était bien, dans sa maison ! peut-êtren' avais-je jamais compris cela comme ce soir ;peut-être était-ce ma première vraie impressiond' attachement au foyer-et d' inquiétude triste, àla pensée de tout l' immense inconnu du dehors. Cedevait être aussi mon premier instant d' affectionconsciente pour ces figures vénérées de tantes et degrand' mères qui ont entouré mon enfance et que, àcette heure de vague anxiété crépusculaire, j' auraisdésiré avoir toutes, à leurs places accoutumées,assises en cercle autour de moi...cependant les belles flammes folles dans lacheminée avaient l' air de se mourir : la brassée demenu bois était consumée et, comme on n' avait pasencore allumé de lampe, il faisait plus noir. J' étaisdéjà tombé une fois, sur le tapis de nouïs, sansme faire de mal, et j' avais recommencé de plus belle.

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Par instants, j' éprouvais une joie étrange à allerjusque dans les recoins obscurs, où me prenaient jene sais quelles frayeurs de choses sans nom ; puis àrevenir me réfugier dans le cercle de lumière, enregardant avec un frisson si rien n' était sortiderrière moi, de ces coins d' ombre, pour mepoursuivre.Ensuite, les flammes se mourant tout à fait, j' eusvraiment peur ; tante Berthe, trop immobile sur sachaise et dont je sentais le regard seul me suivre,ne

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me rassurait plus. Les chaises même, les chaisesrangées autour de la salle, commençaient àm' inquiéter, à cause de leurs grandes ombresmouvantes qui, au gré de la flambée à l' agonie,montaient derrière elles, exagérant la hauteur desdossiers le long des murs. Et surtout il y avaitune porte, entr' ouverte sur un vestibule toutnoir-lequel donnait sur le grand salon plus videet plus noir encore... oh ! Cette porte, je lafixais maintenant de mes pleins yeux, et, pour rienau monde, je n' aurais osé lui tourner le dos.C' était le début de ces terreurs des soirs d' hiverqui, dans cette maison pourtant si aimée, ontbeaucoup assombri mon enfance.Ce que je craignais de voir arriver par là n' avaitencore aucune forme précise ; plus tard seulement,mes visions d' enfant prirent figure. Mais la peurn' en était pas moins réelle et m' immobilisait là,les yeux très ouverts, auprès de ce feu quin' éclairait plus, -quand tout à coup, du côtéopposé, par une autre porte, ma mère entra... oh !Alors je me jetai sur elle ; je me cachai la tête,je m' abîmai dans sa robe : c' était la protectionsuprême, l' asile où rien n' atteignait plus, lenid des nids où l' on oubliait tout...et, à partir de cet instant, le fil de mon souvenirest rompu, je ne retrouve plus rien.

CHAPITRE III

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Après l' image ineffaçable laissée par cette

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première frayeur et cette première danse devant uneflambée d' hiver, des mois ont dû passer sans querien se gravât plus dans ma tête. Je retombaidans cette demi-nuit des commencements de la vieque traversaient à peine d' instables et confusesvisions, grises ou roses sous des reflets d' aube.Et je crois que l' impression suivante fut celle-ci,que je vais essayer de traduire : impression d' été,de grand soleil, de nature, et de terreur délicieuseà me trouver seul au milieu de hautes herbes dejuin qui dépassaient mon front. Mais ici lesdessous sont encore plus compliqués, plus mêlés dechoses antérieures à mon existence présente ; jesens que je vais me perdre là dedans, sans parvenirà rien exprimer...

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c' était dans un domaine de campagne appelé " laLimoise " , qui a joué plus tard un grand rôledans ma vie d' enfant. Il appartenait à de trèsanciens amis de ma famille, les D, qui, en ville,étaient nos voisins, leur maison touchant presquela nôtre. Peut-être, l' été précédent, étais-je déjàvenu à cette Limoise, -mais à l' état inconscientde poupée blanche que l' on avait apportée au cou.Ce jour dont je vais parler était certainement lepremier où j' y venais comme petit être capable depensée, de tristesse et de rêve.J' ai oublié le commencement, le départ, la routeen voiture, l' arrivée. Mais, par un après-midi trèschaud, le soleil déjà bas, je me revois et meretrouve si bien, seul au fond du vieux jardinà l' abandon, que des murs gris, rongés de lierre etde lichen, séparaient des bois, des landes àbruyères, des campagnes pierreuses d' alentour. Pourmoi, élevé à la ville, ce jardin très grand, qu' onn' entretenait guère et où les arbres fruitiersmouraient de vieillesse, enfermait des surprises etdes mystères de forêt vierge. Ayant sans doutefranchi les buis de bordure, je m' étais perdu aumilieu d' un des grands carrés incultes du fond,parmi je ne sais quelles hautes plantes folles, -desasperges montées, je crois bien, -envahies par delongues

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herbes sauvages. Puis je m' étais accroupi, à la

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façon de tous les petits enfants, pour m' enfouirdavantage dans tout cela qui me dépassait déjàgrandement quand j' étais debout. Et je restaistranquille, les yeux dilatés, l' esprit en éveil,à la fois effrayé et charmé. Ce que j' éprouvais,en présence de ces choses nouvelles, était encoremoins de l' étonnement que du ressouvenir ; lasplendeur des plantes vertes, qui m' enlaçait de siprès, je savais qu' elle était partout, jusquedans les profondeurs jamais vues de la campagne ;je la sentais autour de moi, triste et immense,déjà vaguement connue ; elle me faisait peur, maiselle m' attirait cependant, -et, pour rester làle plus longtemps possible sans qu' on vînt mechercher, je me cachais encore davantage,ayant pris sans doute l' expression de figure d' unpetit peau-rouge dans la joie de ses forêtsretrouvées.Mais tout à coup je m' entendis appeler : " Pierre !Pierre ! Mon petit Pierrot ! " et sans répondre, jem' aplatis bien vite au ras du sol, sous les herbageset les fines branches fenouillées des asperges.Encore : " Pierre ! Pierre ! " c' était Lucette ; jereconnaissais bien sa voix, et même, à son petit tonmoqueur, je comprenais qu' elle me voyait dans macache verte. Mais je ne la voyais point, moi ;j' avais beau regarder de tous les côtés : personne !

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Avec des éclats de rire, elle continuait dem' appeler, en se faisant des voix de plus en plusdrôles. Où donc pouvait-elle bien être ?Ah ! Là-bas, en l' air ! Perchée sur la fourched' un arbre tout tordu, qui avait comme des cheveuxgris en lichen.Je me relevai alors, très attrapé d' avoir été ainsidécouvert.Et en me relevant, j' aperçus au loin, par-dessusle fouillis des plantes agrestes, un coin des vieuxmurs couronnés de lierre qui enfermaient le jardin.(ils étaient destinés à me devenir très familiersplus tard, ces murs-là ; car, pendant mes jeudisde collège, j' y ai passé bien des heures, perché,observant la campagne pastorale et tranquille, etrêvant, au bruit des sauterelles, à des sitesencore plus ensoleillés de pays lointains.) et cejour-là, leurs pierres grises, disjointes, mangéesde soleil, mouchetées de lichen, me donnèrent pourla première fois de ma vie l' impression mal définiede la vétusté des choses ; la vague conceptiondes durées antérieures à moi-même, du temps passé.

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Lucette D, mon aînée de huit ou neuf ans,était déjà presque une grande personne à mes yeux :je ne pouvais pas la connaître depuis bienlongtemps, mais je la connaissais depuis tout letemps

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possible. Un peu plus tard, je l' ai aimée commeune soeur ; puis sa mort prématurée a été un demes premiers vrais chagrins de petit garçon.Et c' est le premier souvenir que je retrouve d' elle,son apparition dans les branches d' un vieux poirier.Encore ne s' est-il fixé ainsi qu' à la faveur de cesdeux sentiments tout nouveaux auxquels il s' esttrouvé mêlé : l' inquiétude charmée devantl' envahissante nature verte et la mélancolierêveuse en présence des vieux murs, des chosesanciennes, du vieux temps...

CHAPITRE IV

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je voudrais essayer de dire maintenant l' impressionque la mer m' a causée, lors de notre premièreentrevue, -qui fut un bref et lugubre tête-à-tête.Par exception, celle-ci est une impressioncrépusculaire ; on y voyait à peine, et cependantl' image apparue fut si intense qu' elle se gravad' un seul coup pour jamais. Et j' éprouve encore unfrisson rétrospectif, dès que je concentre monesprit sur ce souvenir.J' étais arrivé le soir, avec mes parents, dans unvillage de la côte saintongeaise, dans une maisonde pêcheurs louée pour la saison des bains. Jesavais que nous étions venus là pour une chose quis' appelait la mer, mais je ne l' avais pas encore vue

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(une ligne de dunes me la cachait, à cause de matrès petite taille) et j' étais dans une extrêmeimpatience de la connaître. Après le dîner donc, àla tombée de la nuit, je m' échappai seul dehors.

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L' air vif, âpre, sentait je ne sais quoi d' inconnu,et un bruit singulier, à la fois faible et immense,se faisait derrière les petites montagnes de sableauxquelles un sentier conduisait.Tout m' effrayait, ce bout de sentier inconnu, cecrépuscule tombant d' un ciel couvert, et aussi lasolitude de ce coin de village... cependant, arméd' une de ces grandes résolutions subites, comme lesbébés les plus timides en prennent quelquefois, jepartis d' un pas ferme...puis, tout à coup, je m' arrêtai glacé, frissonnantde peur. Devant moi, quelque chose apparaissait,quelque chose de sombre et de bruissant qui avaitsurgi de tous les côtés en même temps et quisemblait ne pas finir ; une étendue en mouvement quime donnait le vertige mortel... évidemment c' étaitça ; pas une minute d' hésitation, ni mêmed' étonnement que ce fût ainsi, non, rien que del' épouvante ; je reconnaissais et je tremblais.C' était d' un vert obscur presque noir ; çasemblait instable, perfide, engloutissant ; çaremuait et ça se démenait partout à la fois, avecun air de méchanceté

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sinistre. Au-dessus, s' étendait un ciel toutd' une pièce, d' un gris foncé, comme un manteaulourd.Très loin, très loin seulement, à d' inappréciablesprofondeurs d' horizon, on apercevait une déchirure,un jour entre le ciel et les eaux, une longue fentevide, d' une claire pâleur jaune...pour la reconnaître ainsi, la mer, l' avais-jedéjà vue ?Peut-être, inconsciemment, lorsque, vers l' âge decinq ou six mois, on m' avait emmené dans l' île, chez une grand' tante, soeur de ma grand' mère. Oubien avait-elle été si souvent regardée par mesancêtres marins, que j' étais né ayant déjà dans latête un reflet confus de son immensité.Nous restâmes un moment l' un devant l' autre,moi fasciné par elle. Dès cette première entrevuesans doute, j' avais l' insaisissable pressentimentqu' elle finirait un jour par me prendre, malgrétoutes mes hésitations, malgré toutes les volontésqui essayeraient de me retenir... ce que j' éprouvaisen sa présence était non seulement de la frayeur,mais surtout une tristesse sans nom, une impressionde solitude désolée, d' abandon, d' exil... et jerepartis en courant, la figure très bouleversée, jepense, et les cheveux tourmentés par le vent, avec

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une hâte extrême d' arriver auprès de ma mère, del' embrasser, de me serrer contre elle ; de me faireconsoler de mille angoisses anticipées,inexpressibles, qui m' avaient étreint le coeur à lavue de ces grandes étendues vertes et profondes.CHAPITRE V

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Ma mère ! ... déjà deux ou trois fois, dans le coursde ces notes, j' ai prononcé son nom, mais sans m' yarrêter, comme en passant. Il semble qu' au débutelle n' ait été pour moi que le refuge naturel,l' asile contre toutes les frayeurs de l' inconnu,contre tous les chagrins noirs qui n' avaient pasde cause définie.Mais je crois que la plus lointaine fois où sonimage m' apparaît bien réelle et vivante, dans unrayonnement de vraie et ineffable tendresse, c' estun matin du mois de mai, où elle entra dans machambre suivie d' un rayon de soleil et m' apportantun bouquet de jacinthes roses. Je relevais d' une deces petites maladies d' enfant, -rougeole ou biencoqueluche, je ne sais quoi de ce genre, -onm' avait condamné à rester couché pour avoir bien

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chaud, et, comme je devinais, à des rayons quifiltraient par mes fenêtres fermées, la splendeurnouvelle du soleil et de l' air, je me trouvaistriste entre les rideaux de mon lit blanc ; jevoulais me lever, sortir ; je voulais surtout voirma mère, ma mère à tout prix...la porte s' ouvrit, et ma mère entra, souriante.Oh ! Je la revois si bien encore, telle qu' ellem' apparut là, dans l' embrasure de cette porte,arrivant accompagnée d' un peu du soleil et dugrand air du dehors. Je retrouve tout, l' expressionde son regard rencontrant le mien, le son de savoix, même les détails de sa chère toilette, quiparaîtrait si drôle et si surannée aujourd' hui. Ellerevenait de faire quelque course matinale en ville.Elle avait un chapeau de paille avec des rosesjaunes et un châle en barège lilas (c' était

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l' époque du châle) semé de petits bouquets d' unviolet plus foncé. Ses papillotes noires-sespauvres bien-aimées papillotes qui n' ont pas changéde forme, mais qui sont, hélas ! éclaircies et toutesblanches aujourd' hui-n' étaient alors mêléesd' aucun fil d' argent. Elle sentait une odeur desoleil et d' été qu' elle avait prise dehors.Sa figure de ce matin-là, encadrée dans son chapeauà grand bavolet, est encore absolument présenteà mes yeux.

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Avec ce bouquet de jacinthes roses, elle m' apportaitaussi un petit pot à eau et une petite cuvettede poupée, imités en extrême miniature de cesfaïences à fleurs qu' ont les bonnes gens dans lesvillages.Elle se pencha sur mon lit pour m' embrasser, etalors je n' eus plus envie de rien, ni de pleurer, nide me lever, ni de sortir ; elle était là, et celame suffisait ; je me sentais entièrement consolé,tranquillisé, changé, par sa bienfaisante présence...je devais avoir un peu plus de trois ans lorsquececi se passait, et ma mère, environ quarante-deux.Mais j' étais sans la moindre notion sur l' âge de mamère ; l' idée ne me venait seulement jamais de medemander si elle était jeune ou vieille ; ce n' estmême qu' un peu plus tard que je me suis aperçuqu' elle était bien jolie. Non, en ce temps-là,c' était elle, voilà tout ; autant dire une figuretout à fait unique, que je ne songeais à comparerà aucune autre, d' où rayonnaient pour moi la joie,la sécurité, la tendresse, d' où émanait tout ce quiétait bon, y compris la foi naissante et la prière...et je voudrais, pour la première apparition decette figure bénie dans ce livre de souvenir, lasaluer avec des mots à part, si c' était possible,avec des mots faits pour elle et comme il n' en existe

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pas ; des mots qui à eux seuls feraient couler leslarmes bienfaisantes, auraient je ne sais quelledouceur de consolation et de pardon ; puisrenfermeraient aussi l' espérance obstinée, toujourset malgré tout, d' une réunion céleste sans fin...car, puisque je touche à ce mystère et à cetteinconséquence de mon esprit, je vais dire ici en

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passant que ma mère est la seule au monde de qui jen' aie pas le sentiment que la mort me séparera pourjamais. Avec d' autres créatures humaines, que j' aiadorées de tout mon coeur, de toute mon âme, j' aiessayé ardemment d' imaginer un après quelconque,un lendemain quelque part ailleurs, je ne saisquoi d' immatériel ne devant pas finir ; mais non,rien, je n' ai pas pu-et toujours j' ai euhorriblement conscience du néant des néants, de lapoussière des poussières. Tandis que, pour ma mère,j' ai presque gardé intactes mes croyancesd' autrefois. Il me semble encore que, quand j' auraifini de jouer en ce monde mon bout de rôlemisérable ; fini de courir, par tous les chemins nonbattus, après l' impossible ; fini d' amuser lesgens avec mes fatigues et mes angoisses, j' irai mereposer quelque part où ma mère, qui m' aura devancé,me recevra ; et ce sourire de sereine confiance,qu' elle a maintenant, sera devenu alors un sourirede triomphante certitude.

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Il est vrai, je ne vois pas bien ce que sera ce lieuvague, qui m' apparaît comme une pâle vision grise,et les mots, si incertains et flottants qu' ilssoient, donnent encore une forme trop précise à cesconceptions de rêve. Et même (c' est bien enfantince que je vais dire là, je le sais), et même, dansce lieu, je me représente ma mère ayant conservéson aspect de la terre, ses chères boucles blanches,et les lignes droites de son joli profil, que lesannées m' abîment peu à peu, mais que j' admireencore. La pensée que le visage de ma mère pourraitun jour disparaître à mes yeux pour jamais, qu' ilne serait qu' une combinaison d' éléments susceptiblesde se désagréger et de se perdre sans retour dansl' abîme universel, cette pensée, non seulement mefait saigner le coeur, mais aussi me révolte, commeinadmissible et monstrueuse. Oh ! Non, j' ai lesentiment qu' il y a dans ce visage quelque chose d' àpart que la mort ne touchera pas. Et mon amour pourma mère, qui a été le seul stable des amours de mavie, est d' ailleurs si affranchi de tout lienmatériel, qu' il me donne presque confiance, à luiseul, en une indestructible chose, qui seraitl' âme ; et il me rend encore, par instants, unesorte de dernier et inexplicable espoir...je ne comprends pas très bien pourquoi cette

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apparition de ma mère auprès de mon petit lit demalade, ce matin, m' a tant frappé, puisqu' elle étaitpresque constamment avec moi. Il y a là encoredes dessous très mystérieux ; c' est comme si, à cemoment particulier, elle m' avait été révélée pour lapremière fois de ma vie.Et pourquoi, parmi mes jouets d' enfant conservés,ce pot à eau de poupée a-t-il pris, sans que je leveuille, une valeur privilégiée, une importance derelique ? Tellement qu' il m' est arrivé, au loin, surmer, à des heures de danger, d' y repenser avecattendrissement et de le revoir, à la place qu' iloccupe depuis des années, dans une certaine petitearmoire jamais ouverte, parmi d' autres débris ;tellement que, s' il disparaissait, il me manqueraitune amulette que rien ne me remplacerait plus.Et ce pauvre châle de barège lilas, reconnudernièrement parmi des vieilleries qu' on voulaitdonner à des mendiantes, pourquoi l' ai-je fait mettrede côté comme un objet précieux ? ... dans sa couleur,aujourd' hui fanée, dans ses petits bouquets rococosd' un dessin indien, je retrouve encore comme uneprotection bienfaisante et un sourire ; je croismême que j' y retrouve du calme, de la confiancedouce, presque de la foi ; il s' en échappe pour moitoute une émanation de ma mère enfin, mêlée peut-être

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aussi à un regret mélancolique pour ces matins demai d' autrefois qui étaient plus lumineux que ceuxde nos jours...en vérité, je crains qu' il ne paraisse bienennuyeux à beaucoup de gens, ce livre-le plusintime d' ailleurs que j' aie jamais écrit.En le notant, au milieu de ces calmes des veilléesqui sont favorables aux souvenirs, j' ai constammentprésente à ma pensée l' exquise reine à laquelle j' aivoulu le dédier ; c' est comme une longue lettre queje lui adresserais, avec la certitude d' être comprisjusqu' au bout, et compris même au delà, dans cesdessous profonds que les mots n' expriment pas.Peut-être comprendront-ils aussi, mes amis inconnus,qui me suivent avec une bonne sympathie lointaine.Et du reste tous les hommes qui chérissent ou quiont chéri leur mère, ne souriront pas des chosesenfantines que je viens de dire, j' en suis très sûr.Mais, pour tant d' autres auxquels un pareil amourest étranger, ce chapitre semblera certainement bienridicule.Ils n' imaginent pas, ceux-ci, en échange de leur

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haussement d' épaules, tout le dédain que je leuroffre.

CHAPITRE VI

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Pour en finir avec les images tout à fait confusesdes commencements de ma vie, je veux encoreparler d' un rayon de soleil-rayon triste cette fois,-qui a laissé en moi-même sa marque ineffaçableet dont le sens ne me sera jamais expliqué.Au retour du service religieux, un dimanche, cerayon m' apparut ; il entrait dans un escalier de lamaison, par une fenêtre entre-bâillée, et s' allongeaitd' une certaine manière bizarre sur la blancheur d' unmur.J' étais revenu du temple seul avec ma mère, etje montais l' escalier en lui donnant la main ; lamaison pleine de silence avait cette sonoritéparticulière aux midis très chauds de l' été ; cedevait être en août ou en septembre et, suivantl' usage

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de nos pays, les contrevents à demi fermésentretenaient une espèce de nuit pendant l' ardeur dusoleil.Dès l' entrée, il me vint une conception déjàmélancolique de ce repos du dimanche qui, dans lescampagnes et dans les recoins paisibles des petitesvilles, est comme un arrêt de la vie. Mais quandj' aperçus ce rayon de soleil plongeant obliquementdans cet escalier par cette fenêtre, ce fut uneimpression bien autrement poignante de tristesse ;quelque chose de tout à fait incompréhensible et detout à fait nouveau, où entrait peut-être la notioninfuse de la brièveté des étés de la vie, de leurfuite rapide, et de l' impassible éternité dessoleils...mais d' autres éléments plus mystérieux s' y mêlaientaussi, qu' il me serait impossible d' indiquer mêmevaguement.Je veux seulement ajouter à l' histoire de ce rayonune suite qui pour moi y est intimement liée. Desannées et des années passèrent ; devenu homme,

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ayant vu les deux bouts du monde et couru toutesles aventures, il m' arriva d' habiter, pendant unautomne et un hiver, une maison isolée au fond d' unfaubourg de Stamboul. Là, sur le mur de monescalier, chaque soir à la même heure, un rayonde soleil, arrivé par une fenêtre, glissait en biais ;

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il éclairait une sorte de niche qui était creuséedans la pierre et où j' avais posé une amphored' Athènes. Eh bien, jamais je n' ai pu voirdescendre ce rayon sans repenser à l' autre, celuide ce dimanche d' autrefois, et sans éprouver lamême, précisément la même impression triste,à peine atténuée par le temps et toujours aussipleine de mystère. Puis, quand le moment vint oùil me fallut quitter la Turquie, quitterce petit logis dangereux de Stamboul que j' avaisadoré, à tous les déchirements du départ se mêlapar instants cet étrange regret : jamais plus je nereverrai le soleil oblique de l' escalier descendresur la niche du mur et sur l' amphore grecque...évidemment, dans les dessous de tout cela il doity avoir, sinon des ressouvenirs de préexistencespersonnelles, au moins des reflets incohérents depensées d' ancêtres, toutes choses que je suisincapable de dégager mieux de leur nuit et de leurpoussière...d' ailleurs je ne sais plus, je ne vois plus ; mevoici de nouveau entré dans le domaine du rêve quis' efface, de la fumée qui fuit, de l' insaisissablerien...et tout ce chapitre, presque inintelligible, n' ad' autre excuse que d' avoir été écrit avec un grandeffort de sincérité, d' être absolument vrai.

CHAPITRE VII

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Au printemps, à la toute fraîche splendeur de mai,sur un chemin solitaire appelé : la route desfontaines...(j' ai cherché à mettre à peu près par ordre dedate ces souvenirs ; je pense que je pouvais avoircinq ans lorsque ceci se passait.)

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donc, assez grand déjà pour me promener avecmon père et ma soeur, j' étais là, un matin de rosée,extasié de voir tout devenu si vert, de voir sipromptement les feuilles élargies, les buissonstouffus ; sur les bords du chemin, les herbes montéestoutes ensemble, comme un immense bouquet sorti enmême temps de toute la terre, étaient fleuries d' undélicieux mélange de géraniums roses et de véroniquesbleues : et j' en ramassais, j' en ramassais de ces

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fleurs, ne sachant auxquelles courir, piétinantdessus, me mouillant les jambes de rosée, émerveilléde tant de richesses à ma discrétion, voulantprendre à pleines mains et tout emporter. Ma soeur,qui déjà tenait une gerbe d' aubépines, d' iris, delongues graminées comme des aigrettes, se penchaitvers moi, me tirant par la main, disant : " allons,c' est assez, à présent ; nous ne pourrons jamaistout cueillir, tu vois bien. " mais je n' écoutaispas, absolument grisé par la magnificence de toutcela, ne me rappelant pas avoir jamais vu rien depareil.C' était le commencement de ces promenades avecmon père et ma soeur qui, pendant longtemps(jusqu' à l' époque maussade des cahiers, des leçons,des devoirs) se firent presque chaque jour, tellementque je connus de très bonne heure les chemins desenvirons et les variétés des fleurs qu' on y pouvaitmoissonner.Pauvres campagnes de mon pays, monotones maisque j' aime quand même ; monotones, unies, pareilles ;prairies de foins et de marguerites où ences temps-là, je disparaissais, enfoui sous lestiges vertes ; champs de blé, avec des sentiersbordés d' aubépines... du côté de l' ouest, au boutdes lointains, je cherchais des yeux la mer qui,parfois, quand on était allé très loin, montraitau-dessus de

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ces lignes déjà si planes, une autre petite raiebleuâtre plus complètement droite, -et attirante,attirante à la longue comme un grand aimantpatient, sûr de sa puissance et pouvant attendre.Ma soeur, et mon frère dont je n' ai pas parléencore, étaient de bien des années mes aînés, desorte qu' il semblait, alors surtout, que je fussed' une génération suivante.

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Donc, ils étaient pour me gâter, en plus de monpère et de ma mère, de mes grand' mères, de mestantes et grand' tantes. Et, seul enfant au milieud' eux tous, je poussais comme un petit arbuste tropsoigné en serre, trop garanti, trop ignorant deshalliers et des ronces...

CHAPITRE VIII

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on a avancé que les gens doués pour bien peindre(avec des couleurs ou avec des mots) sontprobablement des espèces de demi-aveugles, quivivent d' habitude dans une pénombre, dans unbrouillard lunaire, le regard tourné en dedans, etqui alors, quand par hasard ils voient, sontimpressionnés dix fois plus vivement que les autreshommes.Cela me semble un peu paradoxal.Mais il est certain que la pénombre dispose àmieux voir ; comme dans les panoramas, par exemple,cette obscurité des vestibules qui prépare si bienau grand trompe-l' oeil final.Au cours de ma vie, j' aurais donc été moinsimpressionné sans doute par la fantasmagoriechangeante du monde, si je n' avais commencé l' étapedans un

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milieu presque incolore, dans le coin le plustranquille de la plus ordinaire des petites villes :recevant une éducation austèrement religieuse ;bornant mes plus grands voyages à ces bois de laLimoise, qui me semblaient profonds comme lesforêts primitives, ou bien à ces plages del' " île " , qui me mettaient un peu d' immensité dansles yeux lors de mes visites à mes vieilles tantesde Saint-Pierre-d' Oleron.C' était surtout dans la cour de notre maison quese passait le plus clair de mes étés ; il mesemblait que ce fût là mon principal domaine, et jel' adorais...bien jolie, il est vrai, cette cour ; plus ensoleilléeet aérée, et fleurie que la plupart des jardins deville. Sorte de longue avenue de branches vertes et

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de fleurs, bordée au midi par de vieux petits mursbas d' où retombaient des rosiers, des chèvrefeuilles,et que dépassaient des têtes d' arbres fruitiers duvoisinage. Longue avenue très fleurie donnant desillusions de profondeur, elle s' en allait enperspective fuyante, sous des berceaux de vigne et dejasmin, jusqu' à un recoin qui s' élargissait commeun grand salon de verdure, -puis elle finissait àun chai, de construction très ancienne, dont lespierres grises disparaissaient sous des treilleset du lierre.

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Oh ! Que je l' ai aimée, cette cour, et que je l' aimeencore !Les plus pénétrants premiers souvenirs que j' enaie gardés, sont, je crois, ceux des belles soiréeslongues de l' été. -oh ! Revenir de la promenade,le soir, à ces crépuscules chauds et limpides quiétaient certainement bien plus délicieux alorsqu' aujourd' hui ; rentrer dans cette cour, que lesdaturas, les chèvrefeuilles remplissaient des plussuaves odeurs, et, en arrivant, apercevoir dès laporte toute cette longue enfilade de branchesretombantes ! ...par-dessous un premier berceau, de jasmin de laVirginie, une trouée dans la verdure laissaitparaître un coin encore lumineux du rouge couchant.Et, tout au fond, parmi les masses déjà assombriesdes feuillages, on distinguait trois ou quatrepersonnes bien tranquillement assises sur deschaises ; -des personnes en robe noire, il est vrai,et immobiles-mais très rassurantes quand même,très connues, très aimées : mère, grand' mère ettantes. Alors je prenais ma course pour aller mejeter sur leurs genoux, -et c' était un desinstants les plus amusants de ma journée.

CHAPITRE IX

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... deux enfants, deux tout petits, assis bien prèsl' un de l' autre, sur des tabourets bas, dans unegrande chambre qui s' emplissait d' ombre àl' approche d' un crépuscule de mars. Deux tout petits

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de cinq à six ans, en pantalons courts, blouses ettabliers blancs par-dessus, à la mode de ce temps-là ;bien tranquilles, après avoir fait le diable,s' amusant dans un coin avec des crayons et desbouts de papier, -l' esprit inquiété d' une vaguecrainte cependant, à cause de la lumière mourante.Des deux bébés, un seul dessinait, c' était moi.L' autre-un ami invité pour la journée parexception-regardait faire, du plus près qu' ilpouvait. Avec difficulté, mais en confiancecependant, il suivait les fantaisies de mon crayon,que je prenais

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soin de lui expliquer à mesure. Et, de fait, lesexplications devaient être nécessaires, carj' exécutais deux compositions de sentiment quej' intitulais, l' une, le canard heureux ; l' autre,le canard malheureux. la chambre où cela se passait avait dû êtremeublée vers 1805, quand s' était mariée la pauvretrès vieille grand' mère qui l' habitait encore etqui, ce soir-là, assise dans son fauteuil de formedirectoire, chantait toute seule sans prendre gardeà nous.C' est confusément que je m' en souviens de cettegrand' mère, car sa mort est survenue peu après cejour. Et comme je ne rencontrerai même plus guèreson image vivante dans le cours de ces notes, jevais ouvrir ici une parenthèse pour elle.Il paraît que jadis, au milieu de toute sorted' épreuves, elle avait été une vaillante etadmirable mère. Après des revers comme on enéprouvait en ces temps-là, ayant perdu son maritout jeune à la bataille de Trafalgar, et ensuiteson fils aîné au naufrage de la Méduse, elles' était mise résolument à travailler pour éleverson second fils-mon père-jusqu' au moment où,lui, avait pu en échange l' entourer de soins et debien-être. Vers ses quatre-vingts ans (qui n' étaientpas loin de sonner quand

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je vins au monde) l' enfance sénile avait tout à coupterrassé son intelligence ; je ne l' ai donc guèreconnue qu' ainsi, les idées perdues, l' âme absente.Elle s' arrêtait longuement devant certaine glace,

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pour causer, sur le ton le plus aimable, avec sonpropre reflet qu' elle appelait " ma bonne voisine " ,ou " mon cher voisin " . Mais sa folie consistaitsurtout à chanter avec une exaltation excessive,la marseillaise, la parisienne, le chant dudépart, tous les grands hymnes de transition qui,au temps de sa jeunesse, avaient passionné laFrance ; cependant elle avait été très calme, àces époques agitées, ne s' occupant que de sonintérieur et de son fils, -et on trouvait d' autantplus singulier cet écho tardif des grandes tourmentesd' alors, éveillé au fond de sa tête à l' heure oùs' accomplissait pour elle le noir mystère de ladésorganisation finale. Je m' amusais beaucoup àl' écouter ; souvent j' en riais, -bien que sansmoquerie irrévérencieuse, -et jamais elle ne mefaisait peur, parce qu' elle était restée absolumentjolie : des traits fins et réguliers, le regardbien doux, de magnifiques cheveux à peine blancs,et, aux joues, ces délicates couleurs de roseséchée que les vieillards de sa générationavaient souvent le privilège de conserver. Je nesais quoi de modeste, de discret, de candidementhonnête

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était dans toute sa petite personne encore gracieuse,que je revois le plus souvent enveloppée d' unchâle de cachemire rouge et coiffée d' un bonnetde l' ancien temps à grandes coques de rubanvert.Sa chambre, où j' aimais venir jouer parce qu' ily avait de l' espace et qu' il y faisait soleiltoute l' année, était d' une simplicité de presbytèrecampagnard : des meubles du directoire en noyerciré, le grand lit drapé d' une épaisse cotonnaderouge ; des murs peints à l' ocre jaune, auxquelsétaient accrochées, dans des cadres d' or terni, desaquarelles représentant des vases et des bouquets. Detrès bonne heure, je me rendais compte de tout ceque cette chambre avait d' humble et d' ancien dansson arrangement ; je me disais même que la bonnevieille aïeule aux chansons devait être beaucoupmoins riche que mon autre grand' mère, plus jeuned' une vingtaine d' années et toujours vêtue de noir,qui m' imposait bien davantage...à présent, je reviens à mes deux compositions aucrayon, les premières assurément que j' aie jamaisjetées sur le papier : ces deux canards, occupantdes situations sociales si différentes.Pour le canard heureux j' avais représenté, dans

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le fond du tableau, une maisonnette et, près de

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l' animal lui-même, une grosse bonne femme quil' appelait pour lui donner à manger.le canard malheureux, au contraire, nageait seul,abandonné sur une sorte de mer brumeuse quefiguraient deux ou trois traits parallèles, et, dansle lointain, on apercevait les contours d' un mornerivage. Le papier mince, feuillet arraché à quelquelivre, était imprimé au revers, et les lettres, leslignes transparaissaient en taches grisâtres quisubitement produisirent à mes yeux l' impression desnuages du ciel ; alors ce petit dessin, plus informequ' un barbouillage d' écolier sur un mur de classe,se compléta étrangement de ces taches du fond,prit tout à coup pour moi une effrayante profondeur ;le crépuscule aidant, il s' agrandit comme une vision,se creusa au loin comme les surfaces pâles de lamer. J' étais épouvanté de mon oeuvre, y découvrantdes choses que je n' y avais certainement pas miseset qui d' ailleurs devaient m' être à peine connues.-" oh ! Disais-je avec exaltation, la voix toutechangée, à mon petit camarade qui ne comprenaitpas du tout, oh ! Vois-tu... je ne peux pas leregarder ! " je le cachais sous mes doigts, ce dessin,mais j' y revenais toujours. Et le regardais siattentivement au contraire, qu' aujourd' hui, aprèstant d' années, je le revois encore tel qu' ilm' apparut là,

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transfiguré : une lueur traînait sur l' horizon decette mer si gauchement esquissée, le reste du cielétait chargé de pluie, et cela me semblait être unsoir d' hiver par grand vent ; le canard malheureux,seul, loin de sa famille et de ses amis, sedirigeait (sans doute pour s' y abriter pendant lanuit) vers ce rivage brumeux là-bas, sur lequelpesait la plus désolée tristesse... et certainement,pendant une minute furtive, j' eus la presciencecomplète de ces serrements de coeur que je devaisconnaître plus tard au cours de ma vie de marin,lorsque, par les mauvais temps de décembre, monbateau entrerait le soir, pour s' abriter jusqu' aulendemain, dans quelque baie inhabitée de la côtebretonne, ou bien et surtout, aux crépuscules del' hiver austral, vers les parages de Magellan,quand nous viendrions chercher un peu de protectionpour la nuit auprès de ces terres perdues qui sontlà-bas, aussi inhospitalières, aussi infinimentdésertes que les eaux d' alentour...quand l' espèce de vision fut partie, dans la

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grande chambre nue et envahie d' ombre où magrand' mère chantait, je me retrouvai, comme devant,un tout petit être n' ayant encore rien vu du vastemonde, ayant peur sans savoir de quoi, et necomprenant même plus bien comment l' envie de pleurerlui était venue.

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Depuis, j' ai souvent remarqué du reste que desbarbouillages rudimentaires tracés par des enfants,des tableaux aux couleurs fausses et froides,peuvent impressionner beaucoup plus que d' habilesou géniales peintures, par cela précisément qu' ilssont incomplets et qu' on est conduit, en lesregardant, à y ajouter mille choses de soi-même,mille choses sorties des tréfonds insondés etqu' aucun pinceau ne saurait saisir.

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Au-dessus de chez la pauvre vieille grand' mèrequi chantait la marseillaise, au second étage,dans la partie de notre maison qui donnait sur descours et des jardins, habitait ma grand' tante Berthe.De ses fenêtres, par-dessus quelques maisons etquelques murs bas garnis de rosiers ou de jasmins, onapercevait les remparts de la ville, assez voisinsde nous avec leurs arbres centenaires et, au delà,un peu de ces grandes plaines de notre pays, qu' onappelle des prées, qui l' été se couvrent dehauts herbages, et qui sont unies, monotones commela mer voisine.De là-haut, on voyait aussi la rivière. Aux heuresde la marée, quand elle était pleine jusqu' au bord,elle apparaissait comme un bout de lacet argentédans la prée verte, et les bateaux, grands ou petits,

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passaient dans le lointain sur ce mince filet d' eau,remontant vers le port ou se dirigeant vers le large.C' était du reste notre seule échappée de vue sur lavraie campagne ; aussi ces fenêtres de ma grand' tanteBerthe avaient-elles pris, de très bonne heure,

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un attrait particulier pour moi. Surtout le soir, àl' heure où se couchait le soleil, dont on voyait delà si bien le disque rouge s' abîmer mystérieusementderrière les prairies... oh ! Ces couchers de soleil,regardés des fenêtres de tante Berthe, quellesextases et quelles mélancolies quelquefois ils melaissaient, les couchers de l' hiver qui étaient d' unrose pâle à travers les vitres fermées, ou lescouchers de l' été, ceux des soirs d' orage, quiétaient chauds et splendides et qu' on pouvaitcontempler longuement, en ouvrant tout, enrespirant la senteur des jasmins des murs... non,bien certainement, il n' y a plus aujourd' hui descouchers de soleils comme ceux-là...quand ils s' annonçaient plus spécialementmagnifiques ou extraordinaires, et que je n' yétais pas, tante Berthe, qui n' en manquait pas un,m' appelait en hâte : " petit ! ... petit ! ... viensvite ! " d' un bout à l' autre de la maison,j' entendais cet appel et je comprenais ; alorsje montais quatre à quatre, comme un petit ouragandans les escaliers ; je montais d' autant plusvite, que ces escaliers commençaient

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à se remplir d' ombre et que déjà, dans les tournants,dans les coins s' esquissaient ces formesimaginaires de revenants ou de bêtes qui, la nuit,manquaient rarement de courir après moi sur lesmarches, à ma grande terreur...la chambre de ma grand' tante Berthe étaitégalement très modeste, avec des rideaux demousseline blanche. Les murs, tapissés d' un papierà vieux dessins du commencement de ce siècle,étaient ornés d' aquarelles, comme chez grand' mèred' en bas. Mais ce que je regardais surtout, c' étaitun pastel représentant, d' après Raphaël, unevierge drapée de blanc, de bleu et de rose.Précisément les derniers rayons du soleill' éclairaient toujours en plein (et j' ai déjà ditque l' heure du couchant était par excellence l' heurede cette chambre-là). Or, cette vierge ressemblaità tante Berthe ; malgré la grande différence desâges, on était frappé de la similitude des lignessi droites et si régulières de leurs deux profils.à ce même second étage, mais du côté de la rue,habitaient mon autre grand' mère, celle quis' habillait toujours de noir, et sa fille, ma tanteClaire, la personne de la maison qui me gâtaitle plus. L' hiver, j' avais coutume de me rendrechez elles, en sortant de chez tante Berthe, après

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le soleil couché. Dans

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la chambre de grand' mère, où je les trouvaisgénéralement toutes deux réunies, je m' asseyais prèsdu feu, sur une chaise d' enfant placée là à monusage, pour passer l' heure toujours un peu pénible,un peu angoissante du " chien et loup " . Après tousles remuements, tous les sauts de la journée, cetteheure grise m' immobilisait presque toujours surcette même petite chaise, les yeux très ouverts,inquiets, guettant les moindres changements dansla forme des ombres, surtout du côté de la porte,entre-bâillée sur l' escalier obscur. évidemment,si on avait su quelles tristesses et quellesfrayeurs les crépuscules me causaient, on eûtallumé bien vite pour me les éviter ; mais on ne lecomprenait pas, et les personnes, presque toutesâgées, qui m' entouraient, avaient coutume, quandle jour baissait, de rester ainsi longtempstranquilles à leurs places, sans éprouver le besoind' une lampe. Quand la nuit s' épaississait davantage,il fallait même que l' une des deux, grand' mère outante, avançât sa chaise tout près, tout près,et que je sentisse sa protection immédiatementderrière moi ; alors, complètement rassuré, jedisais : " raconte-moi des histoires de l' île, à présent ! ... "l' " île " , c' est-à-dire l' île d' Oleron, était lepays de ma mère, et le leur, qu' elles avaient quittétoutes

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les trois, une vingtaine d' années avant ma naissance,pour venir s' établir ici sur le continent. Etc' est singulier le charme qu' avaient pour moi cetteîle et les moindres choses qui en venaient.Nous n' en étions pas très loin, puisque, de certainelucarne du toit de notre maison, on l' apercevaitpar les temps clairs, tout au bout, tout au bout desgrandes plaines unies : une petite ligne bleuâtre,au-dessus de cette autre mince ligne plus pâle quiétait le bras de l' océan la séparant de nous. Maispour s' y rendre, c' était tout un voyage, à causedes mauvaises voitures campagnardes, des barques àvoiles dans lesquelles il fallait passer, souventpar grande brise d' ouest. à cette époque, dans lapetite ville de Saint-Pierre-d' Oleron, j' avaistrois vieilles tantes, qui vivaient trèsmodestement des revenus de leurs marais salants, -débris de fortunes dissipées, -et de redevancesannuelles que des paysans leur payaient encore ensacs de blé. Quand on allait les voir à Saint-pierre,

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c' était pour moi une joie, mêlée de toutes sortesde sentiments compliqués, encore à l' état d' ébauche,que je ne débrouillais pas bien. L' impressiondominante, c' était que leurs personnes, l' austéritéhuguenote de leurs allures, leur manière de vivre,leur maison, leurs meubles, tout enfin dataitd' une époque passée, d' un siècle antérieur ; et

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puis il y avait la mer, qu' on devinait tout autour,nous isolant ; la campagne encore plus plate, plusbattue par le vent ; les grands sables, les grandesplages...ma bonne était aussi de Saint-Pierre-d' Oleron,d' une famille huguenote dévouée de père en fils àla nôtre, et elle avait une manière de dire : " dansl' île " qui me faisait passer, dans un frisson, toutesa nostalgie de là-bas.Une foule de petits objets venus de l' " île " ettrès particuliers avaient pris place chez nous.D' abord ces énormes galets noirs, pareils à desboulets de canon, choisis entre mille parmi ceuxde la grand' côte, polis et roulés pendant dessiècles sur les plages. Ils faisaient partie dupetit train régulier de nos soirées d' hiver ; auxveillées, on les mettait dans les cheminées oùflambaient de beaux feux de bois ; ensuite on lesenfermait dans des sacs d' indienne à fleurs,également venus de l' île, et on les portait dansles lits, où, jusqu' au matin, ils tenaient chaudsles pieds des personnes couchées.Et puis, dans le chai, il y avait des fourches, desjarres ; il y avait surtout une quantité de grandesgaules droites, en ormeau, pour tendre les lessives,qui étaient de jeunes arbres choisis et coupés dans

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les bois de grand' mère. Toutes ces choses jouissaientà mes yeux d' un rare prestige.Ces bois, je savais que grand' mère ne les possédaitplus, ni ses marais salants, ni ses vignes ;j' avais entendu qu' elle s' était décidée à les vendrepeu à peu, pour placer l' argent sur le continent,et qu' un certain notaire peu délicat avait, par demauvais placements, réduit à très peu de chose cetavoir. Quand j' allais dans l' île, quand d' ancienssaulniers, d' anciens vignerons de ma famille,

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toujours fidèles et soumis, m' appelaient " notrepetit bourgeois " (ce qui signifie notre petitmaître), c' était donc par pure politesse etdéférence de souvenir. Mais j' avais déjà un regretde tout cela ; cette vie passée à surveiller desvendanges ou des moissons, qui avait été la vie deplusieurs de mes ascendants, me semblait bien plusdésirable que la mienne, si enfermée dans unemaison de ville.Les histoires de l' île, que me contaient grand' mèreet tante Claire, étaient surtout des aventures deleur enfance, et cette enfance me paraissaitlointaine, lointaine, perdue dans des époquesque je ne pouvais me représenter qu' à demi éclairéescomme les rêves ; des grands-parents y étaienttoujours mêlés, des grands-oncles jamais connus,morts depuis bien des années, dont je me faisaisdire les noms et dont

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les aspects m' intriguaient, me plongeaient dans desrêveries sans fin. Il y avait surtout un certainaïeul Samuel, qui avait vécu au temps despersécutions religieuses et auquel je portais unintérêt tout à fait spécial.Je ne tenais pas à ce que ce fût varié, ceshistoires ; souvent même j' en faisais recommencer dedéjà racontées qui m' avaient plus particulièrementcaptivé.En général, c' étaient des voyages (sur ces petitsânes qui jouaient un rôle si important jadis dansla vie des bonnes gens de l' île), pour aller visiterdes propriétés éloignées, des vignes, ou bien pourtraverser les sables de la " grand' côte " ; ensuite,sur le soir de ces expéditions, se déchaînaient desorages terribles, qui obligeaient à camper pour lanuit dans des auberges, dans des fermes...et quand mon imagination était bien tendue versces choses d' autrefois, dans l' obscurité tout à faitépaissie dont je n' avais plus conscience : drelin,drelin, la sonnette du dîner ! ... je me levais ensautant de joie. Nous descendions ensemble, dans lasalle à manger, où je retrouvais toute la familleréunie, la lumière, la gaieté, et où je me jetaistout d' abord sur maman pour me cacher la figuredans sa robe.

CHAPITRE XI

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Gaspard, un petit chien courtaud, lourd, pasbien de sa personne, mais qui était tout en deuxgrands yeux pleins de vie et bonne amitié. Je nesais plus comment il avait été recueilli chez nous,où il passa quelques mois et où je l' aimaitendrement.Or, un soir, pendant une promenade d' hiver,Gaspard m' avait quitté. On me consola en medisant qu' il rentrerait certainement seul, et jerevins à la maison assez courageusement. Maisquand la nuit commença de tomber, mon coeur se serrabeaucoup.Mes parents avaient à dîner ce jour-là un violonistede talent et on m' avait permis de veiller plustard pour l' entendre. Aux premiers coups de sonarchet, dès qu' il commença de faire gémir je ne

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sais quel adagio désolé, ce fut pour moi commeune évocation de routes noires dans les bois, degrande nuit où l' on se sent abandonné et perdu ;puis je vis très nettement Gaspard errer sous lapluie, à un carrefour sinistre, et, ne sereconnaissant plus, partir dans une directioninconnue pour ne revenir jamais... alors les larmesme vinrent, et comme on ne s' en apercevait point,le violon continua de lancer dans le silence sesappels tristes, auxquels répondaient, du fond desabîmes d' en dessous, des visions qui n' avaientplus de forme, plus de nom, plus de sens.Ce fut ma première initiation à la musique,évocatrice d' ombres. Des années se passèrent ensuiteavant que j' y comprisse de nouveau quelque chose,car les petits morceaux de piano, " remarquablespour mon âge " , disait-on, que je commençais àjouer moi-même, n' étaient encore rien qu' un bruitdoux et rythmé à mes oreilles.

CHAPITRE XII

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Ceci maintenant est une angoisse causée parune lecture qu' on m' avait faite. (je ne lisaisjamais moi-même et dédaignais beaucoup leslivres.)un petit garçon très coupable, ayant quitté safamille et son pays, revenait visiter seul lamaison paternelle, après quelques années pendantlesquelles ses parents et sa soeur étaient morts.Cela se passait en novembre, naturellement, etl' auteur décrivait le ciel gris, parlait du ventqui secouait les dernières feuilles des arbres.Dans le jardin abandonné, sous un berceau auxbranches dégarnies, l' enfant prodigue, en sebaissant vers la terre mouillée, reconnut parmitoutes ces feuilles d' automne, une perle bleue quiétait

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restée à cette place depuis le temps où il venaits' amuser là, avec sa soeur...oh ! Alors je me levai, demandant qu' on cessâtde lire, sentant les sanglots qui me venaient...j' avais vu, absolument vu, ce jardin solitaire, cevieux berceau dépouillé, et, à moitié cachée sousces feuilles rousses, cette perle bleue, souvenird' une soeur morte... tout cela me faisait mal,affreusement, me donnait la conception de la finlanguissante des existences et des choses, del' immense effeuillement de tout...il est étrange que mon enfance si tendrementchoyée m' ait surtout laissé des images tristes.évidemment, ces tristesses étaient les très raresexceptions, et je vivais d' ordinaire dans l' insouciancegaie de tous les enfants ; mais sans doute, lesjours de complète gaieté, précisément parce qu' ilsétaient habituels, ne marquaient rien dans ma tête,et je ne les retrouve plus.J' ai aussi beaucoup de souvenirs d' été, qui sonttous les mêmes, qui font comme des taches clairesde soleil sur la confusion des choses entasséesdans ma tête.Et toujours, la grande chaleur, les très profondsciels bleus, les étincellements de nos plagesde sable, la réverbération de la lumière sur les

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chaux blanches des maisonnettes dans nos petits

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villages de " l' île " , me causaient ces impressionsde mélancolie et de sommeil que j' ai retrouvéesensuite, avec une intensité plus grande, dans lespays d' Islam...

CHAPITRE XIII

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" or, à minuit, il se fit un cri, disant : " voici," l' époux vient, sortez au-devant de lui. " et lesvierges qui étaient prêtes entrèrent avec lui auxnoces ; puis la porte fut fermée. après cela,les vierges folles vinrent aussi et dirent :" seigneur, " seigneur, ouvre-nous ! " mais il leurrépondit : " en vérité, je vous dis que je ne vousconnais " point ! " " veillez donc, car vous ne savez ni le jour nil' heure en laquelle le fils de l' hommeviendra... " après ces versets, lus à haute voix, mon pèreferma la bible ; il se fit un mouvement de chaisesdans le salon, où nous étions tous assemblés, ycompris les domestiques, et chacun se mit à genouxpour la prière. Suivant l' usage des anciennesfamilles

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protestantes, c' était ainsi tous les soirs, -avant le moment où l' on se séparait pour la nuit." puis la porte fut fermée... " agenouillé, jen' écoutais plus la prière, car les vierges follesm' apparaissaient... elles étaient vêtues de voilesblancs, qui flottaient pendant leur courseangoissée, et elles tenaient à la main des petiteslampes aux flammes vacillantes, -qui toutaussitôt s' éteignirent, les laissant à jamais dansles ténèbres du dehors, devant cette porte fermée,fermée irrévocablement pour l' éternité ! ... ainsi,un moment pouvait donc venir où il serait troptard pour supplier, où le seigneur, lassé de nospéchés, ne nous écouterait plus ! ... je n' avaisencore jamais pensé que cela fut possible. Etune crainte, sombre et profonde, que rien dans mafoi de petit enfant n' avait pu me causer jusqu' à cejour, me prit tout entier, en présence de

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l' irrémissible damnation...longtemps, pendant des semaines et pendant desmois, la parabole des vierges folles hanta monsommeil. Et chaque soir, dès que l' obscuritétombait, je repassais en moi ces paroles, à la foisdouces et effroyables : " veillez donc, car vous nesavez ni le jour ni l' heure en laquelle le fils del' homme viendra. " -s' il venait cette nuit,pensais-je ; si

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j' allais être réveillé par les eaux faisant grandbruit, par la trompette de l' ange sonnant dansl' air l' immense épouvante de la fin du monde... etje ne m' endormais pas sans avoir longuement fait maprière et demandé grâce au seigneur.Je ne crois pas, du reste, que jamais petit être aiteu une conscience plus timorée que la mienne ; àpropos de tout, c' étaient des excès de scrupules,qui, souvent incompris de ceux qui m' aimaient leplus, me rendaient le coeur très gros. Ainsi, je merappelle avoir été tourmenté pendant des journéesentières par la seule inquiétude d' avoir dit quelquechose, d' avoir fait un récit qui ne fût pasrigoureusement exact. à tel point que presquetoujours, quand j' avais fini de raconter oud' affirmer, on m' entendait balbutier à voix basse,du ton de quelqu' un qui marmotte sur un rosaire,cette même phrase invariable : " après tout, je nesais peut-être pas très bien comment ça s' estpassé. " c' est encore avec une sorte d' oppressionrétrospective que je songe à ces mille petitsremords et craintes du péché, qui, de ma sixièmeà ma huitième année, ont jeté du froid, del' ombre sur mon enfance.à cette époque, si l' on me demandait ce que jevoulais être dans l' avenir, sans hésiter jerépondais : " je serai pasteur, " -et ma vocationreligieuse

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semblait tout à fait grande. Autour de moi, onsouriait à cela, et sans doute on trouvait, puisqueje le désirais, que c' était bien.Le soir, la nuit surtout, je songeais constammentà cet après, qui se nommait de ce nom déjàplein de terreurs : l' éternité. Et mon départ de ce

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monde, -de ce monde à peine vu pourtant, et rien quedans un de ses petits recoins les plus incolores, -me paraissait une chose très prochaine. Avec unmélange d' impatience et d' effroi mortel, je mereprésentais, pour bientôt, une vie en resplendissanterobe blanche, à la grande lumière radieuse, assisavec des multitudes d' anges et d' élus, autour du" trône de l' agneau " , en un cercle immense etinstable qui oscillerait lentement, continuellement,à donner le vertige, au son des musiques, dans levide infini du ciel...

CHAPITRE XIV

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" une fois, une petite fille... en ouvrant un fruitdes colonies très gros... il en était sorti une bête,une bête verte... qui l' avait piquée... et puis çal' avait fait mourir. "c' est ma petite amie Antoinette (six ans et moisept) qui me raconte cette histoire, à propos d' unabricot que nous venons d' ouvrir pour le partager.Nous sommes au fond de son jardin, au beau moisde juin, sous un abricotier touffu, assis à noustoucher sur le même tabouret, dans une maison grandecomme une ruche d' abeille que, pour notre usagepersonnel, nous avons construite nous-mêmes avecde vieilles planches, et couverte avec des nattesexotiques ayant jadis emballé du café des Antilles.à travers notre toit en grossier tissu de paille,des petits

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rayons de soleil tombent sur nous ; ils dansent surnos tabliers blancs, sur nos figures, -à cause desfeuilles de l' arbre voisin qu' une brise chaude remue.(pendant deux étés pour le moins, ce fut notreamusement préféré, de bâtir ainsi des maisons deRobinson dans des coins qui nous paraissaientsolitaires, et de nous y asseoir, bien cachés, pourfaire nos causeries.) dans l' histoire de la petitefille piquée par une bête, ce passage à luiseul m' avait subitement jeté dans une rêverie :" ... un fruit des colonies très gros " . Et uneapparition m' était venue, d' arbres, de fruits

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étranges, de forêts peuplées d' oiseaux merveilleux.Oh ! Ce qu' il avait de troublant et de magique,dans mon enfance, ce simple mot : " les colonies " ,qui, en ce temps-là, désignait pour moi l' ensembledes lointains pays chauds, avec leurs palmiers,leurs grandes fleurs, leurs nègres, leurs bêtes,leurs aventures. De la confusion que je faisais de ceschoses, se dégageait un sentiment d' ensembleabsolument juste, une intuition de leur mornesplendeur et de leur amollisante mélancolie.Je crois que le palmier me fut rappelé pour lapremière fois par une gravure des jeunesnaturalistes, de madame Ulliac-Trémadeure, unde mes livres d' étrennes dont je me faisais liredes passages

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le soir. (les palmiers de serre n' étaient pas encorevenus dans notre petite ville, en ce temps-là.) ledessinateur avait représenté deux de ces arbresinconnus au bord d' une plage sur laquelle des nègrespassaient. Dernièrement, j' ai eu la curiosité derevoir cette image initiatrice dans le pauvre livrejauni, piqué par l' humidité des hivers, et vraimentje me suis demandé comment elle aurait pu fairenaître le moindre rêve en moi, si ma petite âmen' eût été pétrie de ressouvenirs...oh ! " les colonies " ! Comment dire tout ce quicherchait à s' éveiller dans ma tête, au seul appelde ce mot ! Un fruit des colonies, un oiseau delà-bas, un coquillage, devenaient pour moi tout desuite des objets presque enchantés.Il y avait une quantité de choses des colonieschez cette petite Antoinette : un perroquet, desoiseaux de toutes couleurs dans une volière, descollections de coquilles et d' insectes. Dans lestiroirs de sa maman, j' avais vu de bizarres colliersde graines pour parfumer ; dans ses greniers, oùquelquefois nous allions fureter ensemble, ontrouvait des peaux de bêtes, des sacs singuliers, descaisses sur lesquelles se lisaient encore desadresses de villes des Antilles ; et une vaguesenteur exotique persistait dans sa maison entière.

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Son jardin, comme je l' ai dit, n' était séparé denous que par des murs très bas, tapissés de rosiers,

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de jasmins. Et un grenadier de chez elle, grandarbre centenaire, nous envoyait ses branches, semaitdans notre cour, à la saison, ses pétales de corail.Souvent nous causions, à la cantonade, d' unemaison à l' autre :-est-ce que je peux venir m' amuser, dis ? Tamaman veut-elle ?-non, parce que j' ai été méchante, je suis enpénitence. (ça lui arrivait souvent.) -alors je mesentais très déçu ; mais moins encore à cause d' elle,je dois l' avouer, qu' à cause du perroquet et deschoses exotiques.Elle-même y était née, aux colonies, cette petiteAntoinette, et, -comme c' était curieux ! -ellen' avait pas l' air de comprendre le prix de cela,elle n' en était pas charmée, elle s' en souvenaità peine.Moi qui aurais donné tout au monde pour avoir euune seule fois, dans les yeux, un reflet, mêmefurtif de ces contrées si éloignées, -siinaccessibles, je le sentais bien...avec un regret presque angoissant, avec un regretd' ouistiti en cage, je songeais hélas ! Que,dans ma vie de pasteur, si longue que je pusse lasupposer, je ne les verrais jamais, jamais...

CHAPITRE XV

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je vais dire le jeu qui nous amusa le plus,Antoinette et moi, pendant ces deux mêmes délicieuxétés.Voici : au début, on était des chenilles ; on setraînait par terre, péniblement, sur le ventre etsur les genoux, cherchant des feuilles pour manger.Puis bientôt on se figurait qu' un invinciblesommeil vous engourdissait les sens et on allait secoucher dans quelque recoin sous des branches, latête recouverte de son tablier blanc : on étaitdevenu des cocons, des chrysalides.Cet état durait plus ou moins longtemps et nousentrions si bien dans notre rôle d' insecte enmétamorphose, qu' une oreille indiscrète eût pusaisir des phrases de ce genre, échangées entre noussur un ton de conviction complète :

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-penses-tu que tu t' envoleras bientôt ?-oh ! Je sens que ça ne sera pas long cettefois ; dans mes épaules, déjà... ça se déplie...(ça, naturellement, c' était les ailes.)enfin on se réveillait ; on s' étirait, en prenantdes poses et sans plus rien se dire, comme pénétrédu grand phénomène de la transformation finale...puis, tout à coup, on commençait des coursesfolles, -très légères, en petits souliers mincestoujours ; à deux mains on tenait les coins de sontablier de bébé, qu' on agitait tout le temps enmanière d' ailes ; on courait, on courait, sepoursuivant, se fuyant, se croisant en courbesbrusques et fantasques ; on allait sentir de prèstoutes les fleurs, imitant le continuelempressement des phalènes ; et on imitait leurbourdonnement aussi, en faisant : " hou ou ou ! ... "la bouche à demi fermée et les joues bien gonfléesd' air...

CHAPITRE XVI

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les papillons, ces pauvres papillons de plus enplus démodés de nos jours, ont joué un rôle delongue haleine dans ma vie d' enfant, je suis confusde l' avouer ; et, avec eux, les mouches, lesscarabées, les demoiselles, toutes les bestioles desfleurs et de l' herbe. Bien que cela me fît de lapeine de les tuer, j' en composais des collections,et on me voyait constamment la papillonnette enmain. Ceux qui volaient dans ma cour, à partquelques égarés venus de la campagne, n' étaient pastrès beaux, il est vrai ; mais j' avais le jardinet les bois de la Limoise qui, tout l' été,constituaient pour moi des territoires de chassepleins de surprises et de merveilles.Pourtant les caricatures de Topffer sur ce sujet

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me donnaient à réfléchir, et quand Lucette, merencontrant avec quelque papillon au chapeau,m' appelait de son air incomparablement narquois :" Monsieur Cryptogame " , cela m' humiliait

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beaucoup.

CHAPITRE XVII

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La pauvre vieille grand' mère aux chansons allaitmourir.Nous étions auprès de son lit, tous, à la tombéed' un jour de printemps. Il y avait à peinequarante-huit heures qu' elle était alitée, mais, àcause de son grand âge, le médecin avait déclaréque c' était pour elle la fin très prochaine.Son intelligence venait tout à coup de s' éclaircir ;elle ne se trompait plus dans nos noms ; elle nousappelait, nous retenait près d' elle d' une voix douceet posée-sa voix de jadis, probablement, -queje ne lui avais jamais connue.Debout à côté de mon père, je promenais mesyeux sur l' aïeule mourante et sur sa modeste grandechambre aux meubles anciens. Je regardais surtout

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ces tableaux des murs, représentant des fleurs dansdes vases.Oh ! Ces aquarelles qui étaient chez grand' mère,pauvres petites choses naïves ! Elles portaienttoutes cette dédicace : " bouquet à ma mère, " etau-dessous, une respectueuse poésie à elle dédiée,un quatrain, qu' à présent je savais lire etcomprendre. Et c' étaient des oeuvres d' enfance oude première jeunesse de mon père, qui, à chaqueanniversaire de fête, embellissait ainsi l' humblelogis d' un tableau nouveau. Pauvres petites chosesnaïves, comme elles témoignaient bien de cette viesi modeste d' alors et de cette sainte intimité dufils avec la mère, -au vieux temps, après lesgrandes épreuves, au lendemain des terribles guerres,des corsaires anglais et des " brûlots " ... pour lapremière fois peut-être je songeais que grand' mèreavait été jeune ; que sans doute, avant ce troublesurvenu dans sa tête, mon père l' avait chérie commemoi je chérissais maman, et que son chagrin de laperdre allait être extrême ; j' avais pitié de luiet je me sentais plein de remords pour avoir ri deschansons, pour avoir ri des causeries avec l' image

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de miroir...on m' envoya en bas. Sous différents prétextes, onme tint constamment éloigné pendant la fin de lajournée sans que je comprisse pourquoi ; puis on

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me conduisit chez nos amis, les D, pour dîneravec Lucette.Mais quand je fus ramené par ma bonne, vershuit heures et demie, je voulus monter tout droitchez grand' mère.Dès l' abord, je fus frappé de l' ordre parfait quiétait rétabli dans les choses, de l' air de paixprofonde que cette chambre avait pris... dans lapénombre du fond, mon père était assis immobile, auchevet du lit, dont les rideaux ouverts se drapaientcorrectement et, sur l' oreiller, bien au milieu,j' apercevais la tête de ma grand' mère endormie ; sapose avait je ne sais quoi de trop régulier, -dedéfinitif pour ainsi dire, d' éternel.à l' entrée, presque à la porte, ma mère et masoeur travaillaient de chaque côté d' unechiffonnière, à la place qu' elles avaient adoptéepour veiller, depuis que grand' mère était malade.Sitôt que j' avais paru, elles m' avaient fait signede la main : " doucement, doucement ; pas de bruit,elle dort. "l' abat-jour de leur lampe projetait la lumière plusvive sur leur ouvrage, qui était un fouillis depetits carrés de soie, verts, bruns, jaunes, gris etoù je reconnaissais des morceaux de leurs anciennesrobes ou de leurs anciens rubans de chapeaux.Dans le premier moment, je crus que c' étaient des

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objets qu' il était d' usage de préparer ainsi pour lespersonnes mourantes ; mais, comme je questionnaistout bas, un peu inquiet, elles m' expliquèrent :c' étaient simplement des sachets qu' elles taillaientet qu' elles allaient coudre, pour une vente decharité.Je leur dis qu' avant de me coucher je voulaism' approcher de grand' mère, pour essayer de luisouhaiter le bonsoir, et elles me laissèrent fairequelques pas vers le lit ; mais, comme j' arrivais aumilieu de la chambre, se ravisant subitement aprèsun coup d' oeil échangé :-non, non, dirent-elles à voix toujours basse,reviens, tu pourrais la déranger.Du reste, je venais de m' arrêter de moi-même,saisi et glacé : j' avais compris...malgré l' effroi qui me clouait sur place, jem' étonnais que grand' mère fût si peu désagréable àregarder ; n' ayant encore jamais vu de morts, jem' étais imaginé jusqu' à ce jour que, l' âme étantpartie, ils devaient faire tous, dès la première

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minute, un grimacement décharné, inexpressif, commeles têtes de squelettes. Et au contraire, elle avaitun sourire infiniment tranquille et doux ; elleétait jolie toujours, et comme rajeunie, en pleinepaix...alors passa en moi une de ces tristes petites

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lueurs d' éclair, qui traversent quelquefois la têtedes enfants, comme pour leur permettre d' interrogerd' un furtif coup d' oeil des abîmes entrevus, et jeme fis cette réflexion : comment grand' mèrepourrait-elle être au ciel, comment comprendre cedédoublement-là, puisque ce qui reste pour êtreenterré est tellement elle-même, et conserve, hélas !Jusqu' à son expression ? ... après, je me retirai sans questionner personne,le coeur serré et l' âme désorientée, n' osant pasdemander la confirmation de ce que j' avais devinési bien, et préférant ne pas entendre prononcer lemot qui me faisait peur.Longtemps, les petits sachets en soie restèrent liéspour moi à l' idée de la mort...

CHAPITRE XVIII

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je retrouve dans ma mémoire les impressionsencore pénibles, angoissantes presque si j' y concentremon esprit, d' une maladie assez grave que je fisvers ma huitième année. Cela s' appelait la fièvrescarlatine, m' avait-on dit, et ce nom lui-même mesemblait avoir une physionomie diabolique.C' était à l' époque âpre et mauvaise des gibouléesde mars, et, chaque soir, quand la nuit tombait,si par hasard ma mère n' était pas là, bien près,une détresse me prenait au fond de l' âme. (encorecette oppression des crépuscules, que les animaux,ou les êtres compliqués comme je suis, éprouvent àun degré presque égal.) mes rideaux ouvertslaissaient voir, au premier plan, toujours la mêmepetite table attristante, avec des tasses de tisane,des fioles de

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remèdes. Et tandis que je regardais cet attirail demalade, -qui s' assombrissait, devenait plus vague,se déformait sur le fond obscurci de la chambresilencieuse, -c' était dans ma tête un défiléd' images dépareillées, morbides, inquiétantes...deux soirs successifs, je fus visité, entre chien etloup, dans mon demi-assoupissement de fièvre, pardes personnages différents qui me causèrent uneextrême terreur.D' abord, une vieille dame, bossue et très laide,d' une laideur doucereuse, qui s' approcha de moisans faire de bruit, sans que j' aie entendu la portes' ouvrir, sans que j' aie vu les personnes qui meveillaient se lever pour la recevoir. Elle s' éloignatout aussitôt, avant de m' avoir seulement parlé ;mais, en se retournant, elle me présenta sa bosse,or cette bosse était percée à la pointe, et il ensortait la figure verte d' une perruche, que la dameavait dans le corps et qui me dit : " coucou ! " d' unepetite voix de guignol en sourdine lointaine, puisqui rentra dans le vieux dos affreux... oh ! Quandj' entendis ce " coucou ! " une sueur froide meperla au front ; mais tout venait de s' évanouir etje compris moi-même que c' était un rêve.Le lendemain parut un monsieur, long et mince,en robe noire comme un prêtre. Il ne s' approcha

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pas de moi, celui-là ; mais il se mit à tournerautour de ma chambre, en rasant les murs, très viteet sans bruit, son corps tout penché en avant ; sesvilaines jambes, comme des bâtons, faisant raidirsa soutane pendant sa course empressée. Et-comblede terreur-il avait pour tête un crâne blancd' oiseau à long bec-qui était l' agrandissementmonstrueux d' un crâne de mouette blanchi à lamer, ramassé par moi l' été précédent sur une plagede l' île... (je crois que la visite de ce monsieurcoïncida avec le jour où je fus le plus malade,presque un peu en danger.) après un tour ou deuxexécutés dans le même empressement et le mêmesilence, il commença de s' élever de terre... ilcourait maintenant sur les cimaises, en jouanttoujours de ses jambes maigres, -puis plus hautencore, sur les tableaux, sur les glaces, -jusqu' à se perdre dans le plafond déjà envahi par lanuit...eh bien, pendant deux ou trois années, l' imagede ces visiteurs devait me poursuivre. Les soirs

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d' hiver, je repensais à eux avec crainte, en montantles escaliers qu' on n' avait pas encore l' habituded' éclairer à cette époque. S' ils étaient là,pourtant, me disais-je ; derrière des portessournoisement entre-bâillées, s' ils me guettaientl' un ou l' autre pour me courir après ; si j' allaisles voir paraître

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derrière moi, allongeant les mains de marche enmarche, pour m' attraper les jambes...et vraiment je ne suis pas bien sûr que, dansces mêmes escaliers, en y mettant un peu de bonnevolonté, je n' arriverais pas à m' en inquiéter encoreaujourd' hui, de ce monsieur et de cette dame ; ilsont été si longtemps à la tête de toutes mes frayeursd' enfant, si longtemps ils ont mené le cortège demes visions et de mes mauvais rêves ! ...bien d' autres apparitions sombres ont hanté lespremières années de ma vie, si exceptionnellementdouces pourtant. Et bien des rêveries sinistres mesont venues, les soirs : impressions de nuit sanslendemain, d' avenir fermé ; pensées de prochainemort. Trop tenu, trop choyé, avec un certainsurchauffage intellectuel, j' avais ainsi desétiolements, des amollissements subits de planteenfermée. Il m' aurait fallu autour de moi des petitscamarades de mon âge, des petites brutes écerveléeset tapageuses, -et au lieu de cela, je ne jouaisquelquefois qu' avec des petites filles ; -toujourscorrect, soigné, frisé au fer, ayant des mines depetit marquis du xviiie siècle.

CHAPITRE XIX

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Après cette fièvre si longue, au nom si méchant,je me rappelle délicieusement le jour où l' on mepermit enfin de prendre l' air dehors, de descendredans ma cour. C' était en avril, et on avait choisipour cette première sortie une journée radieuse,un ciel rare. Sous les berceaux de jasmins et dechèvrefeuilles, j' éprouvai des impressionsd' enchantement paradisiaque, d' éden. Tout avaitpoussé et fleuri ; à mon insu, pendant que j' étais

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cloîtré, la merveilleuse mise en scène du renouveaus' était déployée sur la terre. Elle ne m' avait pasencore leurré bien des fois cette fantasmagorieéternelle, qui berce les hommes depuis tant desiècles et dont les vieillards seuls peut-être nesavent plus jouir. Et je m' y laissais prendre toutentier, moi, avec une ivresse infinie...

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oh ! Cet air pur, tiède, suave ; cette lumière, cesoleil ; ce beau vert des plantes nouvelles, cetépaississement des feuilles donnant partout del' ombre toute neuve. Et en moi-même, ces forces quirevenaient, cette joie de respirer, ce profond élande la vie recommencée.Mon frère était alors un grand garçon de vingtet un ans, qui avait carte blanche dans la maisonpour ses entreprises. Tout le temps de ma maladie,je m' étais préoccupé d' une chose qu' il arrangeaitdans la cour et que je mourais d' envie de voir.C' était au fond, dans un recoin charmant, sous unvieux prunier, un lac en miniature ; il l' avait faitcreuser et cimenter comme une citerne ; ensuite, dela campagne, il avait fait apporter des pierresrongées et des plaques de mousse pour composer desrivages romantiques alentour, des rochers et desgrottes.Et tout était achevé, ce jour-là ; on y avait déjàmis les poissons rouges ; le jet d' eau jouait même,pour la première fois, en mon honneur...je m' approchai avec ravissement ; cela dépassaitencore tout ce que mon imagination avait puconcevoir de plus délicieux. Et quand mon frère medit que c' était pour moi, qu' il me le donnait,j' éprouvai une joie intime qui me sembla ne devoirfinir jamais.

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Oh ! La possession de tout cela, quel bonheurinattendu ! En jouir tous les jours, tous les jours,pendant ces beaux mois chauds qui allaient venir ! ...et recommencer à vivre dehors, à s' amuser commel' été dernier, dans tous les recoins de cette courainsi embellie...je restai longtemps là, au bord de ce bassin, neme lassant pas de regarder, d' admirer, de respirerl' air tiède de ce printemps, de me griser de cette

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lumière oubliée, de ce soleil retrouvé, -tandisque, au-dessus de ma tête, le vieil arbre, le vieuxprunier, planté jadis par quelque ancêtre et déjàun peu à bout de sève, tendait sur le bleu du cielle rideau ajouré de ses nouvelles feuilles, -et quele jet d' eau continuait son grésillement léger, àl' ombre, comme une petite musique de vielle fêtantmon retour à la vie...aujourd' hui, ce pauvre prunier, après avoirlangui de vieillesse, a fini par mourir, et son troncseul encore debout, conservé par respect, est coiffé,comme une ruine, d' une touffe de lierre.Mais le bassin, avec ses rives et ses îlots, estdemeuré intact ; le temps n' a pu que lui donner unair de parfaite vraisemblance, ses pierres verdiesjouent la vétusté extrême ; les vraies moussesd' eau, les petites plantes délicates des sourcess' y sont

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acclimatées, avec des joncs, des iris sauvages, -etles libellules égarées en ville viennent s' yréfugier. C' est un tout petit coin de nature agrestequi est installé là et qu' on ne trouble jamais.C' est aussi le coin du monde auquel je reste leplus fidèlement attaché, après en avoir aimé tantd' autres ; comme nulle part ailleurs, je m' y sensen paix, je m' y sens rafraîchi, retrempé de primejeunesse et de vie neuve. C' est ma sainte Mecque,à moi, ce petit coin-là ; tellement que, si on me ledérangeait, il me semble que cela déséquilibreraitquelque chose dans ma vie, que je perdrais pied,que ce serait presque le commencement de ma fin.La consécration définitive de ce lieu lui est venue,je crois, de mon métier de mer ; de mes lointainsvoyages, de mes longs exils, pendant lesquels j' y airepensé et l' ai revu avec amour.Il y a surtout l' une de ces grottes en miniature àlaquelle je tiens d' une façon particulière : ellem' a souvent préoccupé, à des heures d' affaissementet de mélancolie, au cours de mes campagnes...après que le souffle d' Azraël eut passécruellement sur nous, après nos revers de toutesorte, pendant tant d' années tristes où j' ai vécuerrant par le monde, où ma mère veuve et ma tanteClaire sont restées seules à promener leurspareilles robes noires dans

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cette chère maison presque vide et devenuesilencieuse comme un tombeau, -pendant cesannées-là, je me suis plus d' une fois senti serrerle coeur à la pensée que le foyer déserté, que leschoses familières à mon enfance se délabraientsans doute à l' abandon ; et je me suis inquiétépar-dessus tout de savoir si la main du temps, sila pluie des hivers, n' allaient pas me détruire lavoûte frêle de cette grotte ; c' est étrange à dire,mais s' il y avait eu éboulement de ces vieux petitsrochers moussus, j' aurais éprouvé presquel' impression d' une lézarde irréparable dans mapropre vie.à côté de ce bassin, un vieux mur grisâtre fait,lui aussi, partie intégrante de ce que j' ai appeléma sainte Mecque ; il en est, je crois, le coeurmême. J' en connais du reste les moindres détails :les imperceptibles lichens qui y poussent, les trousque le temps y a creusés et où des araignéeshabitent ; -c' est qu' un berceau de lierre et dechèvrefeuille y est adossé, à l' ombre duquel jem' installais jadis pour faire mes devoirs, aux plusbeaux jours des étés, et alors, pendant mesflâneries d' écolier peu studieux, ses pierresgrises occupaient toute mon attention, avec leurinfiniment petit monde d' insectes et de mousses.Non seulement je l' aime et le vénère, cevieux mur, comme les Arabes leur plus saintemosquée ;

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mais il me semble même qu' il me protège ; qu' ilassure un peu mon existence et prolonge majeunesse. Je ne souffrirais pas qu' on m' y fit lemoindre changement, et, si on me le démolissait, jesentirais comme l' effondrement d' un point d' appuique rien ne me revaudrait plus. C' est, sans doute,parce que la persistance de certaines choses, de touttemps connues, arrive à nous leurrer sur notrepropre stabilité, sur notre propre durée ; en lesvoyant demeurer les mêmes, il nous semble quenous ne pouvons pas changer ni cesser d' être. -je ne trouve pas d' autre explication à cette sortede sentiment presque fétichiste.Et quand je songe pourtant, mon dieu, que cespierres-là sont quelconques, en somme, et sortentje ne sais d' où ; qu' elles ont été assemblées,comme celles de n' importe quel mur, par lespremiers ouvriers venus, un siècle peut-être avantqu' il fût question de ma naissance, -alors je sens

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combien est enfantine cette illusion que je me faismalgré moi d' une protection venant d' elles ; jecomprends sur quelle instable base, composée derien, je me figure asseoir ma vie...les hommes qui n' ont pas eu de maison paternelle,qui, tout petits, ont été promenés de place enplace dans des gîtes de louage, ne peuvent

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évidemment rien comprendre à ces vaguessentiments-là.Mais, parmi ceux qui ont conservé leur foyerfamilial, il en est beaucoup, j' en suis sûr, qui,sans se l' avouer, sans s' en rendre compte, éprouventà des degrés différents des impressions de cegenre : en imagination, ils étayent comme moi leurpropre fragilité sur la durée relative d' un vieuxmur de jardin aimé depuis l' enfance, d' une vieilleterrasse toujours connue, d' un vieil arbre qui n' apas changé de forme...et peut-être, hélas ! Avant eux, les mêmes chosesavaient déjà prêté leur même protection illusoire àd' autres, à des inconnus maintenant retournés à lapoussière, qui n' étaient seulement pas de leursang, pas de leur famille.

CHAPITRE XX

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C' est après cette grande maladie, vers le milieu del' été, que se place mon plus long séjour dansl' île. on m' y avait envoyé avec mon frère, et avec masoeur qui était alors pour moi comme une autremère. Après un arrêt de quelques jours chez nosparentes de Saint-Pierre-d' Oleron (ma grand' tanteClaire et les deux vieilles demoiselles sesfilles), nous étions allés demeurer tous trois seulsà la grand' côte, dans un village de pêcheursabsolument ignoré et perdu en ce temps là.La grand' côte ou la côte sauvage est toutecette partie de l' île qui regarde le large, lesinfinis de l' océan ; partie sans cesse battue par lesvents d' ouest. Ses plages s' étendent sans aucunecourbure, droites, infinies, et les brisants de la

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mer, arrêtés

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par rien, aussi majestueux qu' à la côte saharienne,y déroulent, sur des lieues de longueur, avec degrands bruits, leurs tristes volutes blanches.Région âpre, avec des espaces déserts ; région desables, où de tout petits arbres, des chênes-vertsnains s' aplatissent à l' abri des dunes. Une florespéciale, étrange et, tout l' été, une profusiond' oeillets roses qui embaument. Deux ou troisvillages seulement, séparés par des solitudes ;villages aux maisonnettes basses, aussi blanchesde chaux que des kasbah d' Algérie et entourées decertaines espèces de fleurs qui peuvent résisterau vent marin. Des pêcheurs bruns y habitent : racevaillante et honnête, restée très primitive àl' époque dont je parle, car jamais baigneursn' étaient venus dans ces parages.Sur un vieux cahier oublié, où ma soeur avaitécrit (à ma manière absolument) ses impressionsde cet été-là, je trouve ce portrait de notrelogis :c' était au milieu du village, sur la place, chezm. Le maire.Car la maison de m. Le maire avait deux ailes, bienétendues sans mesurer l' espace.Elle éclatait au soleil, éblouissante de chaux ; sescontrevents massifs, tenus par des gros crochetsde fer, étaient peints en vert foncé suivantl' usage de l' île. Un parterre était planté enguirlande tout alentour, poussant

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vigoureusement dans le sable : des belles-de-jour,qui dépassaient de leurs jolies têtes jaunes, rosesou rouges, des fouillis de résédas, et quis' épanouissaient à midi, avec une douce odeurd' oranger.En face, un petit chemin creux ensablé descendaitrapidement à la plage.De ce séjour à la grand' côte date ma premièreconnaissance vraiment intime, avec les varechs, lescrabes, les méduses, les mille choses de la mer.Et ce même été vit aussi mon premier amour,qui fut pour une petite fille de ce village. Mais iciencore, pour que le récit soit plus fidèle, je laissela parole à ma soeur et, dans le vieux cahier, jecopie simplement :à la douzaine, tous bruns et hâlés, trottinant avecleurs petits pieds nus, ils (les enfants despêcheurs) suivaient Pierre, ou bravement leprécédaient, se retournant de temps à autre, et

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écarquillant leurs beaux yeux noirs... c' est qu' àcette époque, un petit monsieur, c' étaitchose assez rare dans le pays pour qu' il valût lapeine de se déranger.Par le sentier creux, ensablé, Pierre descendaitainsi chaque jour à la plage accompagné de soncortège. Il courait aux coquilles, qui étaientravissantes sur cette partie de la côte : jaunes,roses, violettes, de toutes les couleurs viveset fraîches, de toutes les formes les plus

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délicates. -il en trouvait qui faisaient sonadmiration-et les petits, toujours silencieux, quisuivaient, lui en apportaient aussi plein leursmains, sans rien dire.Véronique était une des plus assidues. à peu près deson âge, un peu plus jeune peut-être, six ou septans.Un petit visage doux et rêveur, au teint mat, avecdeux admirables yeux gris ; tout cela abrité sousune grande kichenote blanche (kichenote, untrès vieux mot du pays, désignant une très vieillecoiffure : espèce de béguin cartonné, qui s' avancecomme les cornettes des bonnes soeurs, pourabriter du soleil), Véronique se glissait toutprès de Pierre, finissait par s' emparer de sa mainet ne la quittait plus. Ils marchaient comme lesbébés qui se plaisent, se tenant ferme à pleinsdoigts, ne parlant pas et se regardant de temps entemps... puis, un baiser, par-ci par-là. voudrisben vous biser (je voudrais bien vousembrasser), disait-elle en lui tendant ses petitsbras avec une tendresse touchante. Et Pierre selaissait embrasser et le lui rendait bien fort, surses bonnes petites joues rondes.Petite Véronique courait s' asseoir à notre porte lematin dès qu' elle était levée ; elle s' y tenaittapie comme un gentil caniche et elle attendait.Pierre en s' éveillant pensait bien qu' elle étaitlà ; pour elle, il se faisait matinal ; vite ilfallait le laver, peigner ses cheveux blonds,et il courait retrouver sa petite amie. Ilss' embrassaient et se parlaient de leurs trouvaillesde la veille ; quelquefois même, Véronique, avantde venir là s' asseoir, avait déjà fait un tour à laplage et rapportait des merveilles, cachées dans sontablier.

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Un jour, vers la fin d' août, après une longue rêverie,pendant laquelle il avait sans doute pesé et résolules difficultés provenant des différences sociales,Pierre dit : " Véronique, nous nous marierons tousdeux ; je demanderai la permission à mes parentslà-bas. "puis, ma soeur raconte ainsi notre départ :au 15 septembre, il fallut quitter le village. Pierreavait fait des monceaux de coquilles, d' algues,d' étoiles, de cailloux marins ; insatiable, ilvoulait tout emporter ; et il rangeait cela dansdes caisses ; il empaquetait, avec Véronique quil' aidait de tout son pouvoir.Un matin, une grande voiture arriva de Saint-pierrepour nous chercher, ameutant le village paisible parses bruits de grelots et ses coups de fouet. Pierrey fit mettre avec sollicitude ses paquets personnels,et nous y prîmes place tous trois ; ses yeux, déjàpleins de tristesse, regardaient par la portièrele chemin creux ensablé par lequel on descendait àla plage-et sa petite amie qui sanglotait.Et enfin je transcris, textuellement aussi, cetteréflexion de ma soeur, que je trouve à cette mêmedate d' été, au bas du cahier déjà fané par letemps :alors je me sentis prise-et non point pour lapremière fois sans doute-d' une rêverie inquiète enregardant

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Pierre. Je me demandai : " que sera-ce de cetenfant ? "" que sera-ce aussi de sa petite amie, dont lasilhouette apparaît, persistante, au bout du chemin ?Qu' y a-t-il de désespérance dans ce tout petitcoeur ; qu' y a-t-il d' angoisse, en présence de cetabandon ? "" que sera-ce de cet enfant ? " oh ! Mon dieu,rien autre chose que ce qui en a été ce jour-là ;dans l' avenir, rien de moins, rien de plus. Cesdéparts, ces emballages puérils de mille objets sansvaleur appréciable, ce besoin de tout emporter, dese faire suivre d' un monde de souvenirs, -etsurtout ces adieux à des petites créatures sauvages,aimées peut-être précisément parce qu' elles étaientainsi, -ça représente toute ma vie, cela...les deux ou trois journées que dura le voyagede retour, arrêt compris chez nos vieilles tantes del' île, me semblèrent d' une longueur sans fin.L' impatience d' embrasser maman m' ôtait le sommeil.

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Près de deux mois passés sans la voir ! Ma soeur,en ce temps-là, était bien la seule personne aumonde qui pût me faire supporter une séparation silongue !Quand nous fûmes de retour sur le continent ;après trois heures de route depuis la plage où une

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barque nous avait déposés, quand la voiture quinous ramenait franchit les remparts de la ville,j' aperçus enfin ma mère qui nous attendait, je revisson regard, son bon sourire... et, dans leslointains du temps, c' est une des images très netteset à jamais fixées que je retrouve, de son chervisage encore presque jeune, de ses chers cheveuxencore noirs.En arrivant à la maison, je courus visiter monpetit lac et ses grottes ; puis le berceau derrièrelui, adossé au vieux mur. Mais mes yeux venaientde s' habituer longuement à l' immensité des plageset de la mer ; alors tout cela me parut rapetissé,diminué, enfermé, triste. Et puis les feuillesavaient jauni ; je ne sais quelle impression hâtived' automne était déjà dans l' air, pourtant très chaud.Avec crainte je songeai aux jours sombres et froidsqui allaient revenir, et très mélancoliquement jeme mis à déballer dans la cour mes caisses d' alguesou de coquillages, pris d' un regret désolé de ne plusêtre dans l' île. Je m' inquiétais aussi de Véronique,de ce qu' elle ferait seule pendant l' hiver, et toutà coup un attendrissement jusqu' aux larmes me vintau souvenir de sa pauvre petite main hâlée de soleilqui ne serait plus jamais dans la mienne...

CHAPITRE XXI

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le commencement des devoirs, des leçons, descahiers, des taches d' encre, ah ! Quelassombrissement subit dans mon histoire !De tout cela, j' ai les souvenirs les plus platementmaussades, les plus mortellement ennuyeux. Et, sij' osais être tout à fait sincère, j' en diraisautant, je crois, des professeurs eux-mêmes.Oh ! Mon dieu, le premier qui me fit commencer

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le latin (rosa, la rose ; cornu, la corne ;tonitru, le tonnerre), un grand vieux voûté,mal tenu, triste à regarder comme une pluie denovembre ! Il est mort à présent, le pauvre : que lapaix la plus sereine soit à son âme ! Mais il mesemblait le type réalisé du " monsieur Ratin " deTopffer ; il en avait tout, même la verrue avecles trois poils, au

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bout de son vieux nez d' une complication de lignesinimaginable ; il était pour moi la personnificationdu dégoûtant, de l' horrible.Tous les jours, à midi précis, il arrivait ; je mesentais glacer par son coup de sonnette, que j' auraisreconnu entre mille.Après son départ, j' assainissais moi-même lapartie de ma table où ses coudes s' étaient posés, enl' essuyant avec des serviettes que j' allais ensuiteclandestinement porter au linge sale. Et cetterépulsion s' étendait ensuite aux livres, déjà peuattrayants par eux-mêmes, qu' il avait touchés ; j' enarrachais certains feuillets, suspects de contactstrop prolongés avec ses mains...toujours pleins de tache d' encre, mes livres ;toujours salis, traînés, couverts de barbouillages, dedessins quelconques comme on en fait quand l' espritvoyage ailleurs. Moi qui étais un enfant sisoigneux et si propret en toutes choses, j' avais untel dédain pour ces livres obligatoires que jedevenais commun avec eux et mal élevé. Même-ce quiest plus étonnant encore-tous mes scrupulesm' abandonnaient quand il s' agissait de mes devoirs,toujours faits à la dernière minute, à la diable :mon aversion pour le travail a été la première chosequi m' ait fait transiger avec ma conscience.

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Cependant, cela allait tout de même à peu près ;mes leçons, sur lesquelles je jetais un coup d' oeilà toute extrémité, étaient presque sues. Et, engénéral, M. Ratin écrivait bien ou assezbien sur le cahier de notes que je devais chaquesoir présenter à mon père.Mais je crois que si, lui ou les autres professeursqui lui succédèrent, avaient pu soupçonner la vérité,se douter qu' en dehors de leur présence mon esprit

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ne s' arrêtait peut-être pas cinq minutes par jourà ce qu' ils m' enseignaient, d' indignation leurshonnêtes cervelles auraient éclaté.

CHAPITRE XXII

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Dans le courant de l' hiver qui suivit mon séjourà la côte de l' île, un grand événement traversa notrevie de famille : le départ de mon frère pour sapremière campagne.Il était, comme je l' ai dit, mon aîné d' environquatorze ans. Peut-être n' avais-je pas eu le tempsd' assez le connaître, d' assez m' attacher à lui, carla vie de jeune homme l' avait pris de bonne heure,le séparant un peu de nous. Je n' allais guère danssa chambre, où m' épouvantaient les quantités degros livres épars sur les tables, l' odeur descigares, et les camarades à lui qu' on risquait d' yrencontrer, officiers ou étudiants. J' avais entenduaussi qu' il n' était pas toujours bien sage, qu' il sepromenait quelquefois tard le soir ; qu' il fallait le

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sermonner, et intérieurement je désapprouvais saconduite.Mais l' approche de son départ doubla mon affectionet me causa de vraies tristesses.Il allait en Polynésie, à Tahiti, juste au bout dumonde, de l' autre côté de la terre, et son voyagedevait durer quatre ans, ce qui représentait près dela moitié de ma propre vie, autant dire une duréepresque sans fin...avec un intérêt tout particulier je suivais lespréparatifs de cette longue campagne : ses mallesferrées qu' on arrangeait avec tant de précautions ;ses galons dorés, ses broderies, son épée, qu' onenveloppait d' une quantité de papiers minces, avecdes soins d' ensevelissement, et qu' on enfermaitensuite comme des momies dans des boîtes de métal.Tout cela augmentait l' impression que j' avais déjà,des lointains et des périls de ce long voyage.On sentait du reste qu' une mélancolie pesait surla maison tout entière, et devenait de plus en pluslourde à mesure qu' approchait le jour de la grande

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séparation. Nos repas étaient silencieux ; desrecommandations seulement s' échangeaient, etj' écoutais avec recueillement sans rien dire.La veille de son départ, il s' amusa à me confier-ce qui m' honorait beaucoup-différents petits

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bibelots fragiles de sa cheminée, me priant de leslui garder avec soin jusqu' à son retour.Puis il me fit cadeau d' un grand livre doré, quiétait précisément un voyage en Polynésie, ànombreuses images ; et c' est le seul livre que j' aieaimé dans ma première enfance. Je le feuilletaitout de suite avec une curiosité empressée. Entête, une grande gravure représentait une femmebrune, assez jolie, couronnée de roseaux etnonchalamment assise sous un palmier ; on lisaitau-dessous : " portrait de S. M. Pomaré iv, reinede Tahiti. " plus loin, c' étaient deux bellescréatures au bord de la mer, couronnées de fleurset la poitrine nue, avec cette légende : " jeunesfilles tahitiennes sur une plage. "le jour du départ, à la dernière heure, lespréparatifs étant terminés et les grandes mallesfermées, nous étions tous dans le salon, réunis ensilence comme pour un deuil. On lut un chapitre dela bible et on fit la prière en famille... quatreannées ! Et bientôt l' épaisseur du monde entre nouset celui qui allait partir !Je me rappelle surtout le visage de ma mèrependant toute cette scène d' adieux ; assise dans unfauteuil, à côté de lui, elle avait gardé d' abordson sourire infiniment triste, son expression deconfiance

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résignée, après la prière ; mais un changement queje n' avais pas prévu se fit tout à coup dans sestraits ; malgré elle, les larmes venaient ; et jen' avais jamais vu pleurer ma mère, et cela me fitune peine affreuse.Pendant les premiers jours qui suivirent, jeconservai le sentiment triste du vide qu' il avaitlaissé ; j' allais de temps en temps regarder sachambre, et quant aux différentes petites chosesqu' il m' avait données ou confiées, elles étaientdevenues tout à fait sacrées pour moi.

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Sur une mappemonde, je m' étais fait expliquer satraversée qui devait durer environ cinq mois. Quantà son retour, il ne m' apparaissait qu' au fond d' uninimaginable et irréel avenir ; et ce qui me gâtaittrès étrangement cette perspective de le revoir,c' était de me dire que j' aurais douze ou treize ans,que je serais presque un grand garçon quand ilreviendrait.à l' encontre de tous les autres enfants, -de ceuxd' aujourd' hui surtout, -si pressés de devenir desespèces de petits hommes, j' avais déjà cette terreurde grandir, qui s' est encore accentuée, un peu plustard ; je le disais même, je l' écrivais, et quand onme demandait pourquoi, je répondais, ne sachantpas démêler cela mieux : " il me semble que jem' ennuierai tant, quand je serai grand ! " je crois

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que c' est là un cas extrêmement singulier, uniquepeut-être, cet effroi de la vie, dès le début : jen' y voyais pas clair sur l' horizon de ma route ;je n' arrivais pas à me représenter l' avenir d' unefaçon quelconque ; en avant de moi, rien que du noirimpénétrable, un grand rideau de plomb tendu dansdes ténèbres...

CHAPITRE XXIII

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gâteaux, gâteaux, mes bons gâteaux tout chauds ! cela se chante, sur un air naïvement plaintif, -composé par une vieille marchande qui, pendant lesdix ou quinze premières années de ma vie, passarégulièrement sous nos fenêtres, aux veilléesd' hiver.Et quand je pense à ces veillées-là, il y a tout letemps ce petit refrain mélancolique, à la cantonade,dans les coulisses de ma mémoire.C' est surtout à des souvenirs de dimanches que lachanson des gâteaux tout chauds demeure le plusintimement liée ; car, ces soirs-là, n' ayant pas dedevoirs à faire, je restais avec mes parents, dans lesalon, qui était au rez-de-chaussée, sur la rue, etalors, quand la bonne vieille passait sur le trottoir,au coup de neuf heures, lançant sa chanson sonore

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dans le silence des nuits de gelée, je me trouvais làtout près pour l' entendre.Elle annonçait le froid, comme les hirondellesannoncent le printemps ; après les fraîcheursd' automne, la première fois qu' on entendait sachanson, on disait : " voici l' hiver qui nous estarrivé. "le salon de ces veillées, tel que je l' ai connualors, était grand et me paraissait immense. Trèssimple, mais avec un certain bon goût d' arrangement :les murs et les bois des portes, bruns avec desfilets d' or mat ; des meubles de velours rouge, quidevaient dater de Louis-philippe ; des portraits defamille, dans des cadres austères, noir et or ; surla cheminée, des bronzes d' aspect grave ; sur latable du milieu, à une place d' honneur, une grossebible du xvie siècle, relique vénérable d' ancêtreshuguenots persécutés pour leur foi ; et des fleurs,toujours des corbeilles et des vases de fleurs, àune époque où cependant la mode n' en était pas encorerépandue comme aujourd' hui.Après dîner, c' était pour moi un instant délicieuxque celui où on venait s' installer là, en quittantla salle à manger ; tout avait un bon air de paixet de confort ; et quand toute la famille étaitassise, grand' mère et tantes, en cercle, jecommençais par gambader au milieu, sur le tapisrouge, dans ma

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joie bruyante de me sentir entouré, et en songeantavec impatience à ces petits jeux auxquels onallait jouer pour moi tout à l' heure. Nos voisins,les D, venaient tous les dimanches passer lasoirée avec nous ; c' était de tradition dans lesdeux familles, liées par une de ces anciennesamitiés de province, qui remontent à des générationsprécédentes et se transmettent comme un bienhéréditaire. Vers huit heures, quand je reconnaissaisleur coup de sonnette, je sautais de plaisir et jene pouvais me tenir de prendre ma course pouraller au-devant d' eux à la porte de la rue, surtoutà cause de Lucette, ma grande amie, qui venaitaussi avec ses parents, cela va sans dire.Hélas ! Avec quel recueillement triste je les passeen revue, ces figures aimées ou vénérées, bénies,qui m' entouraient ainsi les dimanches soirs ; laplupart ont disparu et leurs images, que je voudrais

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retenir, malgré moi se ternissent, s' embrument,vont s' en aller aussi...donc, on commençait les petits jeux, pour mefaire plaisir, à moi, seul enfant ; on jouait auxmariages, à la toilette à madame, auchevalier cornu, à la belle bergère, aufuret ; tout le monde consentait à s' en mêler,y compris les personnes les plus âgées ;grand' tante Berthe, la doyenne,

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s' y montrait même la plus irrésistiblement drôle.Et tout à coup je faisais silence, je m' arrêtais,attentif, quand dans le lointain j' entendais : -gâteaux, gâteaux, mes bons gâteaux tout chauds ! cela se rapprochait rapidement, car la chanteusetrottait, trottait, menu mais vite ; presqueaussitôt elle était sous nos fenêtres, répétant detout près, à pleine voix fêlée, sa continuellechanson.Et c' était mon grand amusement, non point d' enfaire acheter, de ces pauvres gâteaux, -car ilsétaient un peu grossiers et je ne les aimais guère-mais de courir moi-même, quand on me lepermettait, sur le pas de la porte, accompagnéd' une tante de bonne volonté, pour arrêter au passagela marchande.Avec une révérence, elle se présentait, la bonnevieille, fière d' être appelée, et posait un pied surles marches du seuil ; son costume propret étaitrehaussé toujours de fausses manches blanches. Puis,tandis qu' elle découvrait son panier, je jetaislonguement au dehors mon regard d' oiseau en cage,le plus loin possible dans la rue froide et déserte.Et c' était là tout le charme de la chose : respirerune bouffée d' air glacé, prendre un aperçu du grandnoir extérieur, et, après, rentrer, toujours courant,dans le salon chaud et confortable, -tandis que le

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refrain monotone s' éloignait, s' en allait se perdre,chaque soir du même côté, dans les mêmes ruesbasses avoisinant le port et les remparts... letrajet de cette marchande était invariable, -et jela suivais par la pensée avec un intérêt singulier,aussi longtemps que sa chanson, de minute en minutereprise, s' entendait encore.

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Dans cette attention que je lui prêtais, il y avaitde la pitié pour elle, pauvre vieille ainsi errantetoutes les nuits ; -mais il y avait aussi un autresentiment qui s' ébauchait, -oh ! Si confus encore,si vague, que je vais lui donner trop d' importance,rien qu' en l' indiquant de la façon la plus légère.Voici : j' avais une sorte de curiosité inquiètepour ces quartiers bas, vers lesquels la marchande serendait si bravement, et où on ne me conduisaitjamais. Vieilles rues aperçues de loin, solitaires lejour, mais où, de temps immémorial, les matelotsfaisaient leur tapage les soirs de fête, envoyantquelquefois le bruit de leurs chants jusqu' à nous.Qu' est-ce qui pouvait se passer là-bas ? Commentétaient ces gaietés brutales qui se traduisaient pardes cris ? à quoi donc s' amusaient-ils, ces gensrevenus de la mer et des lointains pays où le soleilbrûle ? Quelle vie plus rude, plus simple et pluslibre était la leur ? -évidemment, pour mettre aupoint tout ce

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que je viens de dire, il faudrait l' atténuerbeaucoup, l' envelopper comme d' un voile blanc. Maisdéjà le germe d' un trouble, d' une aspiration vers jene sais quoi d' autre et d' inconnu, était planté dansma petite tête ; en rentrant, avec mes gâteaux à lamain, dans ce salon où on parlait si bas, ilm' arrivait, pendant un instant d' une durée à peineappréciable, de me sentir étiolé et captif.à neuf heures et demie, rarement plus tard àcause de moi, on servait le thé et les très mincestartines-beurrées d' un beurre exquis et tailléesavec ces soins qu' on n' a plus le temps d' apporter àquoi que ce soit, de nos jours. Ensuite, vers onzeheures, après la lecture de la bible et la prière,on allait se coucher.Dans mon petit lit blanc, j' étais plus agité ledimanche que les autres jours. D' abord il y avait laperspective de M. Ratin, qui demain allaitreparaître, plus pénible à voir après ce temps derépit ; je regrettais que ce jour de repos fût déjàfini, fini si vite, et je m' ennuyais par avance deces devoirs qu' il faudrait faire pendant toute unesemaine avant d' atteindre le dimanche suivant. Puisquelquefois, dans le lointain, une bande de matelotspassait en chantant, et alors mes idées changeaientde cours, s' en allaient vers les colonies ou lesnavires ; il me

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prenait même une sorte d' envie imprécise et sourde-latente, si j' ose employer ce mot-de courirmoi aussi dehors, à l' amusante aventure, dans l' airvif des nuits d' hiver, ou au grand soleil des portsexotiques, et, à tue-tête comme eux, de chanter lasimple joie de vivre...

CHAPITRE XXIV

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" alors j' entendis un ange qui volait par lemilieu du ciel, et qui disait à haute voix :" malheur, " malheur, malheur aux habitants de laterre ! " ... en plus de la lecture du soir faite en famille,chaque matin dans mon lit je lisais un chapitrede la bible, avant de me lever.Ma bible était petite et d' un caractère très fin. Ily avait, entre les pages, des fleurs séchéesauxquelles je tenais beaucoup ; surtout une branchede pieds-d' alouette roses, magnifiques, quiavaient le don de me rappeler très nettement les" gleux " de l' île d' Oleron où je les avais cueillis.Je ne sais pas comment cela se dit en français,des " gleux " : ce sont les tiges qui restent, desblés moissonnés ; ce sont ces champs de paillesjaunes,

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tondues court, que dessèche et dore le soleild' août. -au-dessus des " gleux " de l' île, habitéspar les sauterelles, remontent et refleurissent trèshaut de tardifs bleuets et surtout des pieds-d' alouette,blancs, violets ou roses.Donc, les matins d' hiver, dans mon lit, avant decommencer ma lecture, je regardais toujours cettebranche de fleurs d' une teinte encore fraîche, quime donnait la vision et le regret des champsd' Oleron, chauffés au soleil d' été..." alors j' entendis un ange, qui volait par lemilieu du ciel et qui disait à haute voix :" malheur, " malheur, malheur aux habitants de la

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terre ! " " puis le cinquième ange sonna de la trompette etje vis une étoile qui tomba du ciel en la terre,et la clef du puits de l' abîme lui fut donnée. " quand je lisais ma bible seul, ayant le choixdes passages, c' était toujours la Genèse grandiose,la séparation de la lumière et des ténèbres, ou bienles visions et les émerveillements apocalyptiques ;j' étais fasciné par toute cette poésie de rêveet de terreur qui n' a jamais été égalée, que jesache, dans aucun livre humain... la bête à septtêtes, les signes du ciel, le son de la dernièretrompette, ces épouvantes m' étaient familières ;elles hantaient mon imagination et la charmaient. -il y avait

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un livre du siècle dernier, relique de mesascendants huguenots, dans lequel je voyais vivre ceschoses : une histoire de la bible avecd' étranges images apocalyptiques où tous leslointains étaient noirs. Ma grand' mère maternellegardait précieusement, dans un placard de sachambre, ce livre qu' elle avait rapporté del' île, et, comme j' avais conservé l' habitudede monter mélancoliquement chez elle, l' hiver, dèsque je voyais tomber la nuit, c' était presquetoujours à ces heures de clarté indécise que je luidemandais de me le prêter, pour le feuilleter surses genoux ; jusqu' au dernier crépuscule, jetournais les feuillets jaunis, je regardaisles vols d' anges aux grandes ailes rapides, lesrideaux de ténèbres présageant les fins de mondes,les ciels plus noirs que la terre, et, au milieu desamoncellements de nuées, le triangle simple etterrible qui signifie Jéhovah.

CHAPITRE XXV

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L' égypte, l' égypte antique, appelée aussi àexercer sur moi, un peu plus tard, une sorte defascination bien mystérieuse, je la retrouvai pourla première fois, sans hésitation ni étonnement,dans une gravure du magasin pittoresque. je

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saluai comme d' anciennes connaissances deux dieuxà tête d' épervier qui étaient là, inscrits deprofil sur une pierre de chaque côté d' un étrangezodiaque, et, bien que ce fût par une journéesombre, il me vint, j' en suis très sûr,l' impression subite d' un chaud et morne soleil.

CHAPITRE XXVI

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Après le départ de mon frère, pendant l' hiverqui suivit, je passai beaucoup de mes heures derécréation dans sa chambre, à peindre les images duvoyage en Polynésie qu' il m' avait donné. Avecun soin extrême, je coloriai d' abord les branches defleurs, les groupes d' oiseaux. Le tour desbonshommes vint ensuite. Quant à ces deux jeunesfilles tahitiennes au bord de la mer, pourlesquelles le dessinateur s' était inspiré denymphes quelconques, je les fis blanches, oh !Blanches et roses, comme les plus suaves poupées. Etje les trouvai ravissantes, ainsi.L' avenir se réservait de m' apprendre que leurteint est différent et leur charme tout autre...du reste mon sentiment sur la beauté s' est bien

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modifié depuis cette époque, et on m' eût beaucoupétonné alors en m' apprenant quelles sortes devisages j' arriverais à trouver charmants dans lasuite imprévue de ma vie. Mais tous les enfants ontsous ce rapport le même idéal, qui change ensuitedès qu' ils se font hommes. à eux, qui admirent entoute pureté naïve, il faut des traits doucementréguliers et des teints fraîchement roses ; plustard, leur manière d' apprécier varie, suivant leurculture d' esprit et surtout au gré de leurs sens.

CHAPITRE XXVII

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Je ne sais plus bien à quelle époque je fondaimon musée qui m' occupa si longtemps. Un peuau-dessus de la chambre de ma grand' tante Berthe,était un petit galetas isolé, dont j' avais prispossession complète ; le charme de ce lieu luivenait de sa fenêtre, donnant aussi de très hautsur le couchant, sur les vieux arbres du rempart ;sur les prairies lointaines, où des points roux,semés çà et là au milieu du vert uniforme,indiquaient des boeufs et des vaches, des troupeauxerrants. -j' avais obtenu qu' on me fît tapisserce galetas, -d' un papier chamois rosé qui y estencore ; -qu' on m' y plaçât des étagères, desvitrines. J' y installais mes papillons, qui mesemblaient des spécimens très précieux ; j' yrangeais des nids d' oiseaux trouvés dans les bois

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de la Limoise ; des coquilles ramassées sur lesplages de l' " île " et d' autres, des " colonies " ,rapportées autrefois par des parents inconnus, etdénichées au grenier au fond de vieux coffres oùelles sommeillaient depuis des années sous de lapoussière. Dans ce domaine, je passais des heuresseul, tranquille, en contemplation devant desnacres exotiques, rêvant aux pays d' où ellesétaient venues, imaginant d' étranges rivages.Un bon vieux grand-oncle, parent éloigné, maisqui m' aimait bien, encourageait ces amusements. Ilétait médecin et ayant, dans sa jeunesse,longtemps habité la côte d' Afrique, il possédaitun cabinet d' histoire naturelle plus remarquableque bien des musées de ville. D' étonnantes chosesétaient là, qui me captivaient : des coquillesrares et singulières, des amulettes, des armesencore imprégnées de ces senteurs exotiques dontje me suis saturé plus tard ; d' introuvablespapillons sous des vitres.Il demeurait dans notre voisinage et je le visitaissouvent. Pour arriver à son cabinet, il fallaittraverser son jardin où fleurissaient des daturas,des cactus, et où se tenait un perroquet gris duGabon, qui disait des choses en langue nègre.Et quand le vieil oncle me parlait du Sénégal,de Gorée, de la Guinée, je me grisais de lamusique

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de ces mots, pressentant déjà quelque chose de lalourdeur triste du pays noir. Il avait prédit, monpauvre oncle, que je deviendrais un savantnaturaliste, -et il se trompait bien, comme du restetant d' autres qui pronostiquèrent de mon avenir ; ily était moins que personne ; il ne comprenait pas quemon penchant pour l' histoire naturelle nereprésentait qu' une déviation passagère de mespetites idées encore flottantes ; que les froidesvitrines, les classifications arides, la sciencemorte, n' avaient rien qui pût longtemps me retenir.Non, ce qui m' attirait si puissamment étaitderrière ces choses glacées, derrière et au delà ; -était la nature elle-même, effrayante, et auxmille visages, l' ensemble inconnu des bêtes et desforêts...

CHAPITRE XXVIII

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cependant, je passais aussi de longues heures,hélas ! à faire soi-disant mes devoirs.Topffer, qui a été le seul véritable poète desécoliers, en général si incompris, les divisait entrois groupes : 1 ceux qui sont dans les collèges ;2 ceux qui travaillent chez eux, leur fenêtredonnant sur quelque fond de cour sombre avec unvieux figuier triste ; 3 ceux qui, travaillant aussiau logis, ont une petite chambre claire, sur la rue.J' appartenais à cette dernière catégorie, queTopffer considère comme privilégiée et devantfournir plus tard les hommes les plus gais. Machambre d' enfant était au premier sur la rue :rideaux blancs, tapisserie verte semée de bouquetsde roses blanches ; près de la fenêtre, mon bureaude travail, et,

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au-dessus, ma bibliothèque toujours très délaissée.Tant que duraient les beaux jours, cette fenêtreétait ouverte, -les persiennes demi-closes, pour mepermettre d' être constamment à regarder dehors sansque mes flâneries fussent remarquées ni dénoncéespar quelque voisin malencontreux. Du matin au soir,

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je contemplais donc ce bout de rue tranquille,ensoleillé entre ces blanches maisonnettes deprovince et s' en allant finir là-bas aux vieuxarbres du rempart ; les rares passants, bientôt tousconnus de visage ; les différents chats du quartier,rôdant aux portes ou sur les toits ; les martinetstourbillonnant dans l' air chaud, et les hirondellesrasant la poussière du pavé... oh ! Que de tempsj' ai passé à cette fenêtre, l' esprit en vaguerêverie de moineau prisonnier, tandis que mon cahiertaché d' encre restait ouvert aux premiers mots d' unthème qui n' aboutissait pas, d' une narration qui nevoulait pas sortir...l' époque des niches aux passants ne tarda pas àsurvenir ; c' était du reste la conséquence fatale dece désoeuvrement ennuyé et souvent traversé deremords.Ces niches, je dois avouer que Lucette, ma grandeamie, y trempait quelquefois très volontiers. Déjàjeune fille, de seize ou dix-sept ans, elleredevenait aussi enfant que moi-même à certainesheures. " tu

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sais, tu ne le diras pas au moins ! " merecommandait-elle, avec un clignement impayable deses yeux si fins (et je le dis, à présent que lesannées ont passé, que l' herbe d' une vingtained' étés a fleuri sur sa tombe).Cela consista d' abord à préparer de gentilspaquets, bien enveloppés de papier blanc et bienattachés de faveurs roses ; dedans, on mettait desqueues de cerises, des noyaux de prunes, de petitesvilenies quelconques ; on jetait le tout sur lepavé et on se postait derrière les persiennes pourvoir qui le ramasserait.Ensuite, cela devint des lettres, -des lettresabsolument saugrenues et incohérentes, avec dessinsà l' appui intercalés dans le texte, -qu' onadressait aux habitants les plus drolatiques duvoisinage et qu' on déposait sournoisement sur letrottoir à l' aide d' un fil, aux heures où ilsavaient coutume de passer...oh ! Les fous rires que nous avions, en composantces pièces de style ! -d' ailleurs, depuis Lucette,je n' ai jamais rencontré quelqu' un avec qui j' aiepu rire d' aussi bon coeur, -et presque toujours àpropos de choses dont la drôlerie à peinesaisissable n' eût déridé aucun autre que nous-mêmes.En plus de notre bonne amitié de petit frère àgrande soeur, il y avait

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cela entre nous : un même tour de moquerie légère,un accord complet dans notre sentiment del' incohérence et du ridicule. Aussi lui trouvais-jeplus d' esprit qu' à personne, et, sur un seul motéchangé, nous riions souvent ensemble, aux dépens denotre prochain ou de nous-mêmes, en fusée subite,jusqu' à en être pâmés, jusqu' à nous en jeter parterre.Tout cela ne cadrait guère, je le reconnais, avecles sombres rêveries apocalyptiques et les gravescontroverses religieuses. Mais j' étais déjà plein decontradictions à cette époque...pauvre petite Lucette ou Luçon (Luçon était unnom propre masculin singulier que je lui avaisdonné ; je disais : mon bon Luçon) ; pauvre petiteLucette, elle était pourtant un de mes professeurs,elle aussi ; mais un professeur par exemple qui neme causait ni dégoût ni effroi ; comme M. Ratin,elle avait un cahier de notes, sur lequel elleinscrivait des bien ou des très bien et quej' étais tenu de montrer à mes parents le soir. -car j' ai négligé de dire plus tôt qu' elle s' étaitamusée à m' apprendre le piano, de très bonne heure,en cachette, en surprise, pour me faire exécuterun soir, à l' occasion d' une solennité de famille,l' air du Petit Suisse et l' air du rocherde Saint-Malo. -il en était résulté qu' onl' avait priée de continuer son oeuvre si biencommencée,

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et que mon éducation musicale resta entreses mains jusqu' à l' époque de Chopin et de Liszt.La peinture et la musique étaient les deux seuleschoses que je travaillais un peu.La peinture m' était enseignée par ma soeur ; maisje ne rappelle plus mes commencements, tant ilsfurent prématurés ; il me semble que de tout tempsj' ai su, avec des crayons ou des pinceaux, rendre àpeu près sur le papier les petites fantaisies de monimagination.

CHAPITRE XXIX

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Chez grand' mère, au fond de ce placard auxreliques où se tenait le livre des grandes terreursd' apocalypse : l' histoire de la bible, il yavait aussi plusieurs autres choses vénérables.D' abord un vieux psautier, infiniment petit entre sesfermoirs d' argent, comme un livre de poupée, et quiavait dû être une merveille typographique à sonépoque. Il était ainsi en miniature, me disait-on,pour pouvoir se dissimuler sans peine ; à l' époquedes persécutions, des ancêtres à nous avaient dûsouvent le porter, caché sous leurs vêtements. Ily avait surtout, dans un carton, une liasse delettres sur parchemin timbrées de Leyde oud' Amsterdam, de 1702 à 1710, et portant de largescachets de cire dont le chiffre était surmontéd' une couronne de comte.

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Lettres d' aïeux huguenots qui, à la révocation del' édit de Nantes, avaient quitté leurs terres, leursamis, leur patrie, tout au monde, pour ne pasabjurer. Ils écrivaient à un vieux grand-père, tropâgé alors pour prendre le chemin de l' exil, et quiavait pu, je ne sais comment, rester ignoré dans uncoin de l' île d' Oleron. Ils étaient soumis etrespectueux envers lui comme on ne l' est plus denos jours ; ils lui demandaient conseil oupermission pour tout, -même pour porter certainesperruques dont la mode venait à Amsterdam en cetemps-là. Puis ils contaient leurs affaires, sansun murmure jamais, avec une résignation évangélique ;leurs biens étant confisqués, ils étaient obligésde s' occuper de commerce pour vivre là-bas ; etils espéraient, disaient-ils, avec l' aide de Dieu,avoir toujours du pain pour leurs enfants.En plus du respect qu' elles m' inspiraient, ceslettres avaient pour moi le charme des choses trèsanciennes ; je trouvais si étrange de pénétrerainsi dans cette activité d' autrefois, dans cettevie intime, déjà vieille de plus d' un siècle etdemi.Et puis, en les lisant, une indignation me venaitau coeur contre l' église romaine, contre la Romepapale, souveraine de ces siècles passés et siclairement désignée, -à mes yeux du moins, -dans

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cette étonnante prophétie apocalyptique : ... etla bête est une ville, et ses sept têtessont sept collines sur lesquelles la villeest assise. grand' mère, toujours austère et droite dans sarobe noire, ainsi précisément que l' on est convenude se représenter les vieilles dames huguenotes,avait été inquiétée, elle aussi, pour sa foi, sousla restauration, et, bien qu' elle ne murmurâtjamais, elle non plus, on sentait qu' elle gardait decette époque un souvenir oppressant.De plus, dans " l' île " , à l' ombre d' un petit boisenclos de murs attenant à notre ancienne habitationfamiliale, on m' avait montré la place oùdormaient plusieurs de mes ancêtres, exclus descimetières pour avoir voulu mourir dans la religionprotestante.Comment ne pas être fidèle, après tout ce passé ?Il est bien certain que si l' inquisition avait étérecommencée, j' aurais subi le martyre joyeusementcomme un petit illuminé.Ma foi était même une foi d' avant-garde et j' étaisbien loin de la résignation de mes ascendants ;malgré mon éloignement pour la lecture, on mevoyait souvent plongé dans des livres de controversereligieuse ; je savais par coeur des passagesdes pères, des décisions des premiers conciles ;j' aurais pu discuter

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sur les dogmes comme un docteur, j' étais retorsen arguments contre le papisme.Et cependant un froid commençait par instantsà me prendre ; au temple surtout, du gris blafarddescendait déjà autour de moi. L' ennui de certainesprédications du dimanche ; le vide de ces prières,préparées à l' avance, dites avec l' onction convenueet les gestes qu' il faut ; et l' indifférence deces gens endimanchés, qui venaient écouter, -commej' ai senti de bonne heure, -et avec un chagrinprofond, une déception cruelle-l' écoeurantformalisme de tout cela ! -l' aspect même du templeme déconcertait : un temple de ville, neuf alorsavec une intention d' être joli, sans oser l' êtretrop ; je me rappelle surtout certains petitsornements des murs que j' avais pris en abomination,qui me glaçaient à regarder. C' était un peu de cesentiment que j' ai éprouvé plus tard à l' excès dans

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ces temples de Paris visant à l' élégance et oùl' on trouve aux portes des huissiers avec des noeudsde ruban sur l' épaule... oh ! Les assemblées desCévennes ! Oh ! Les pasteurs du désert ! de si petites choses, évidemment, ne pouvaientpas ébranler beaucoup mes croyances, qui semblaientsolides comme un château bâti sur un roc ; maiselles ont causé la première imperceptible fissure,

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par laquelle, goutte à goutte, une eau glacéea commencé d' entrer.Où je retrouvais encore le vrai recueillement, lavraie et douce paix de la maison du seigneur, c' étaitdans le vieux temple de Saint-pierre d' Oleron ;mon aïeul Samuel, au temps des persécutions, avaitdû y prier souvent, puis ma mère y était venuependant toute sa jeunesse... et j' aimais aussi cespetits temples de villages, où nous allionsquelquefois les dimanches d' été : bien antiques pourla plupart, avec leurs murs tout simples, passés à lachaux blanche ; bâtis n' importe où, au coin d' unchamp de blé, des fleurettes sauvages alentour ; oubien retirés au fond de quelque enclos, au boutd' une vieille allée d' arbres. -les catholiques n' ontrien qui dépasse en charme religieux ces humblespetits sanctuaires de nos côtes protestantes, -même pas leurs plus exquises chapelles de granit,perdues au fond des bois bretons, que j' ai tantaimées plus tard...je voulais toujours être pasteur, assurément ;d' abord il me semblait que ce fût mon devoir. Jel' avais dit, je l' avais promis dans mes prières ;pouvais-je à présent reprendre ma parole donnée ?Mais, quand je cherchais, dans ma petite tête, àarranger cet avenir, de plus en plus voilé pour

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moi d' impénétrables ténèbres, ma pensée se portaitde préférence sur quelque église un peu isolée dumonde, où la foi de mon troupeau serait encorenaïve, où mon temple modeste serait consacré partout un passé de prières...dans l' île d' Oleron, par exemple !Dans l' île d' Oleron, oui, c' était là, au milieu dessouvenirs de mes aïeux huguenots, que j' entrevoyaisplus facilement et avec moins d' effroi, ma vie

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sacrifiée à la cause du seigneur.

CHAPITRE XXX

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Mon frère était arrivé dans l' île délicieuse.Sa première lettre datée de là-bas, très longue,sur un papier mince et léger jauni par la mer, avaitmis quatre mois à nous parvenir.Elle fut un événement dans notre vie de famille ; jeme rappelle encore, pendant que mon père et ma mèrela décachetaient en bas, avec quelle joyeuse vitesseje montai quatre à quatre au second étage, pourappeler dans leurs chambres ma grand' mère et mestantes.Sous l' enveloppe si remplie, toute couverte detimbres d' Amérique, il y avait un billet particulierpour moi et, en le dépliant, j' y trouvai une fleurséchée, sorte d' étoile à cinq feuilles d' unenuance pâle, encore rose. Cette fleur, me disait monfrère,

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avait poussé et s' était épanouie près de sa fenêtre,à l' intérieur même de sa maison tahitienne,qu' envahissaient les verdures admirables de là-bas.Oh ! Avec quelle émotion singulière ; -quelleavidité, si je puis dire ainsi, -je la regardaiet la touchai cette pervenche, qui était une petitepartie encore colorée, encore presque vivante, decette nature si lointaine et si inconnue...ensuite je la serrai, avec tant de précautions queje la possède encore.Et, après bien des années, quand je vins faire unpèlerinage à cette case que mon frère avait habitéesur l' autre versant du monde, je vis qu' en effet lejardin ombreux d' alentour était tout rose de cespervenches-là ; qu' elles franchissaient même leseuil de la porte et entraient, pour fleurir dansl' intérieur abandonné.

CHAPITRE XXXI

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Après mes neuf ans révolus, on parla un instantde me mettre au collège, afin de m' habituer auxmisères de ce monde, et, tandis que cette questions' agitait en famille, je vécus quelques jours dansla terreur de cette prison-là, dont je connaissaisde vue les murs et les fenêtres garnies detreillages en fer.Mais on trouva, après réflexion, que j' étais unepetite plante trop délicate et trop rare pour subirle contact de ces autres enfants, qui pouvaient avoirdes jeux grossiers, de vilaines manières ; onconclut donc à me garder encore.Cependant je fus délivré de M. Ratin. Un bon vieuxprofesseur, à figure ronde, lui succéda, -qui medéplaisait moins, mais avec lequel je ne travaillais

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pas davantage. L' après-midi, quand approchaitl' heure de son arrivée, ayant bâclé mes devoirs à lahâte, j' étais toujours posté à ma fenêtre, pour leguetter derrière mes persiennes, avec mon livrede leçons ouvert au passage qu' il fallait apprendre ;dès que je le voyais poindre, à un tournant,tout au bout de la rue là-bas, je commençais àétudier...et en général, quand il entrait, je savais assezpour mériter au moins la note " assez bien " qui neme faisait pas gronder.J' avais aussi mon professeur d' anglais qui venaittous les matins, -et que j' appelais Aristogiton(je n' ai jamais su pourquoi). D' après la méthodeRobertson, il me faisait paraphraser l' histoire dusultan Mahmoud. C' était du reste le seul qui vîtclair dans la situation ; sa conviction intime étaitque je ne faisais rien, rien, moins que rien ; maisil montrait le bon goût de ne pas se plaindre, etje lui en avais une reconnaissance qui devintbientôt affectueuse.L' été, pendant les très chaudes journées, c' étaitdans la cour que je faisais mine de travailler ;j' encombrais, de mes cahiers et de mes livrestachés d' encre, une table verte abritée sous unberceau de lierre, de vigne et de chèvrefeuille. Etcomme on

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était bien là, pour flâner dans une sécuritéabsolue : à travers les treillages et les branchesvertes, sans être vu, on voyait de si loin venirles dangers... j' avais toujours soin d' emporter avecmoi, dans cette retraite, une provision de cerises,ou de raisins, suivant la saison, et vraiment j' auraispassé là des heures de rêverie tout à fait délicieuse,-sans ces remords obstinés qui me revenaient àchaque instant, ces remords de ne pas faire mesdevoirs...entre les feuillages retombants, j' apercevais, detout près, ce frais bassin, entouré de grotteslilliputiennes, pour lequel j' avais un culte depuisle départ de mon frère. Sur sa petite surfaceréfléchissante, remuée par le jet d' eau, dansaientdes rayons de soleil, -qui remontaient ensuiteobliquement et venaient mourir à ma voûte deverdure, à l' envers des branches, sous forme demoires lumineuses sans cesse agitées.Ce berceau était un petit recoin d' ombre tranquille,où je me faisais des illusions de vraie campagne ;par-dessus les vieux murs bas j' écoutais chanterles oiseaux exotiques dans les volières de lamaman d' Antoinette, et aussi les oiseaux libres,les hirondelles au rebord des toits, ou les plussimples moineaux, dans les arbres des jardins.

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Quelquefois je m' étendais de tout mon long, surles bancs verts qui étaient là, pour regarder, parles trous du chèvrefeuille, les nuages blancs passersur le ciel bleu. Je m' initiais aux moeurs intimesdes moustiques, qui toute la journée tremblotentsur leurs longues pattes, posés à l' envers desfeuilles. Ou bien je concentrais mon attentioncaptivée sur le vieux mur du fond où se passaient,entre insectes, des drames terribles : desaraignées sournoises, brusquement sorties de leurtrou, attrapaient de pauvres petites bestiolesétourdies, -que je délivrais presque toujours,en intervenant avec un brin de paille.J' avais aussi, j' oubliais de le dire, la compagnied' un vieux chat, tendrement aimé, que j' appelaisla suprématie, et qui fut le compagnon fidèlede mon enfance.la suprématie, sachant les heures où je metenais là, arrivait discrètement sur la pointe de sespattes de velours, mais ne sautait sur moi qu' aprèsm' avoir interrogé d' un long regard.Il était très laid, le pauvre, taché bizarrement sur

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une seule moitié de la figure ; de plus, un accidentcruel lui avait laissé la queue de travers, cassée àangle droit. Aussi devint-il bientôt un sujet decontinuelle moquerie pour Lucette, chez qui aucontraire

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d' adorables chattes angora se succédaient endynastie. Quand j' allais la voir, après s' êtreinformée de toutes les personnes de ma famille, ellemanquait rarement d' ajouter, avec une impayablecondescendance qui suffisait à me donner le fou rire :" et... ton horreur de chat... est-il en bonne santé,mon enfant ? "

CHAPITRE XXXII

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cependant mon musée faisait de grands progrès,et il avait fallu y placer des étagères nouvelles.Le grand-oncle, visité très souvent et de plus enplus intéressé à mon penchant pour l' histoirenaturelle, trouvait dans ses réserves de coquillesune quantité de doubles dont il me faisaitcadeau. Avec une bonté et une patience infatigables,il m' apprenait les savantes classifications deCuvier, Linné, Lamarck ou Bruguières, et jem' étonne de l' attention que j' y prêtais.Sur un petit bureau très ancien, qui faisait partiedu mobilier de mon musée, j' avais un cahier où,d' après ses notes, je recopiais, pour chaquecoquille étiquetée soigneusement, le nom del' espèce, du genre, de la famille de laclasse, -puis du lieu d' origine.

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et là, dans le demi-jour atténué qui tombait surce bureau, dans le silence de ce petit recoin hautperché, isolé, rempli déjà d' objets venus des plusextrêmes lointains du monde ou des derniers finsfonds de la mer, quand mon esprit s' étaitlonguement inquiété du changeant mystère des formes

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animales et de l' infinie diversité des coquilles, -avec quelle émotion je transcrivais sur mon cahier,en face du nom d' un spirifère ou d' untérébratule, des mots comme ceux-ci, enchantéset pleins de soleil : " côte orientale d' Afrique,côte de Guinée, mer des Indes ! "dans ce même musée, je me rappelle avoir éprouvépar une après-midi de mars, un des plus singulierssymptômes de ce besoin de réaction qui, plus tard,à certaines périodes de complète détente, devait mepousser vers le bruit, le mouvement, la gaietésimple et brutale des matelots.C' était le mardi gras. Au beau soleil, j' étais sortiavec mon père, pour voir un peu les mascaradesdans les rues ; et puis, rentré de bonne heure, jem' étais tout de suite rendu là-haut, pour m' amuserà mes classifications de coquillages. Mais les crislointains des masques et le bruit de leurs tamboursvenaient me poursuivre jusque dans ma retraite dejeune savant et m' y apportaient une insupportable

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tristesse. C' était, en beaucoup plus pénible, uneimpression dans le genre de celle que me causait lechant de la vieille marchande de gâteaux, quand elleallait se perdre du côté des rues basses et desremparts, les nuits d' hiver. Cela devenait une vraieangoisse, subite, inattendue, -mais fort maldéfinie. Confusément, je souffrais d' être enfermé,moi, et penché sur des choses arides, bonnes pourdes vieillards, quand dehors les petits garçonsdu peuple, de tous les âges, de toutes les tailles,et les matelots, plus enfants qu' eux, couraient,sautaient, chantaient à plein gosier, ayant sur lafigure des masques de deux sous. Je n' avais aucuneenvie de les suivre, cela va sans dire ; j' ensentais même l' impossibilité avec le dégoût leplus dédaigneux. Et je tenais beaucoup à rester là,ayant à finir de mettre en ordre la famille multicolore des purpurifères, vingt-troisièmedes gastéropodes. mais, c' est égal, ils me troublaient bienétrangement, ces gens de la rue ! ... et alors, mesentant en détresse, je descendis chercher ma mère,la prier avec instance de monter me tenircompagnie. étonnée de ma demande (car je ne conviaisjamais personne dans ce sanctuaire), étonnéesurtout de mon air anxieux, elle me dit d' abord enplaisantant que c' était ridicule de la part d' ungarçon de dix ans bientôt

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accomplis ; mais elle consentit tout de suite à venir,et s' installa, presque un peu inquiète, auprès de moidans mon musée, une broderie à la main.Oh ! Alors, rasséréné, réchauffé par sa bienfaisanteprésence, je me remis à l' ouvrage sans plus mesoucier des masques, et en regardant seulement detemps à autre son cher profil se découper ensilhouette sur le carré clair de ma petite fenêtre,tandis que baissait le jour de mars.

CHAPITRE XXXIII

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Je m' étonne de ne plus me rappeler par quelletransformation, lente ou subite, ma vocation depasteur devint une vocation plus militante demissionnaire.Il me semble même que j' aurais dû trouver celabeaucoup plus tôt, car de tout temps je m' étais tenuau courant des missions évangéliques, surtout decelles de l' Afrique australe, au pays desBassoutos.Et, depuis ma plus petite enfance, j' étais abonné aumessager, journal mensuel, dont l' imaged' en-tête m' avait frappé de si bonne heure. Cetteimage, je pourrais la ranger en première ligne parmicelles dont j' ai parlé précédemment et qui arriventà impressionner en dépit du dessin, de la couleur oude la perspective. Elle représentait un palmierinvraisemblable,

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au bord d' une mer derrière laquelle se couchaitun soleil énorme, et, au pied de cet arbre, unjeune sauvage regardant venir, du bout del' horizon, le navire porteur de la bonne nouvelle dusalut. Dans mes commencements tout à fait, quand,au fond de mon petit nid rembourré d' ouate, lemonde ne m' apparaissait encore que déformé etgrisâtre, cette image m' avait donné à rêverbeaucoup ; j' étais capable à présent d' appréciertout ce qu' elle avait d' enfantin comme exécution,

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mais je continuais de subir le charme de cet immensesoleil, à demi abîmé dans cette mer, et de ce petitbateau des missions arrivant à pleines voiles versce rivage inconnu.Donc, quand on me questionnait maintenant, jerépondais : " je serai missionnaire. " mais je baissaisla voix pour le dire, comme quand on ne se sentpas très sûr de ses forces, et je comprenais bienaussi qu' on ne me croyait plus. Ma mère elle-mêmeaccueillait cette réponse avec un sourire triste ;d' abord c' était dépasser ce qu' elle demandait de mafoi ; -et puis elle pressentait sans doute que ce neserait point cela, que ce serait autre chose, de plustourmenté et de tout à fait impossible à démêlerpour le moment.Missionnaire ! Il semblait cependant que celaconciliait

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tout. C' étaient bien les lointains voyages, lavie aventureuse et sans cesse risquée, -mais auservice du seigneur et de sa sainte cause. Celamettait pour un temps ma conscience en repos.Ayant imaginé cette solution-là, j' évitais d' yarrêter mon esprit, de peur d' y découvrir encorequelque épouvante. Du reste, l' eau glacée dessermons banals, des redites, du patois religieux,continuait de tomber sur ma foi première. Et parailleurs, ma crainte ennuyée de la vie et del' avenir s' augmentait toujours ; en travers de maroute noire, le voile de plomb demeurait baissé,impossible à soulever avec ses grands plis lourds.

CHAPITRE XXXIV

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Dans ce qui précède, je n' ai pas assez parlé decette Limoise, qui fut le lieu de ma premièreinitiation aux choses de la nature. Toute mon enfanceest intimement liée à ce petit coin du monde, à sesvieux bois de chênes, à son sol pierreux querecouvrent des tapis de serpolet, ou des bruyères.Pendant dix ou douze étés rayonnants, j' y passaistous mes jeudis d' écolier, et de plus j' en rêvais,d' un jeudi à l' autre, pendant les ennuyeux jours du

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travail.Dès le mois de mai, nos amis les D s' installaientdans cette maison de campagne, avec Lucette,pour y rester, après les vendanges, jusqu' auxpremières fraîcheurs d' octobre, -et on m' yconduisait régulièrement tous les mercredis soirs.

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Rien que de s' y rendre me paraissait déjà unechose délicieuse. Très rarement en voiture-carelle n' était guère qu' à cinq ou six kilomètres, cetteLimoise, bien qu' elle me semblât très loin, trèsperdue dans les bois. C' était vers le sud, dans ladirection des pays chauds. (j' en aurais trouvé lecharme moins grand si c' eût été du côté du nord.)donc, tous les mercredis soirs, au déclin du soleil,à des heures variables suivant les mois, je partaisde la maison en compagnie du frère aîné de Lucette,grand garçon de dix-huit ou vingt ans qui mefaisait l' effet alors d' un homme d' âge mûr. Autantque possible, je marchais à son pas, plus vite parconséquent que dans mes promenades habituellesavec mon père et ma soeur ; nous descendions parles tranquilles quartiers bas, pour passer devantcette vieille caserne des matelots dont les bruitsbien connus de clairons et de tambours venaientjusqu' à mon musée, les jours de vent de sud ; puisnous franchissions les remparts, par la plusancienne et la plus grise des portes, -une porteassez abandonnée, où ne passe plus guère que despaysans, des troupeaux, -et nous arrivions enfinsur la route qui mène à la rivière.Deux kilomètres d' une avenue bien droite, bordéeen ce temps-là de vieux arbres rabougris, quiétaient

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absolument jaunes de lichen et qui portaient tousla chevelure inclinée vers la gauche, à cause desvents marins, soufflant constamment de l' ouest dansles grandes prairies vides d' alentour.Pour les gens qui ont sur le paysage des idéesde convention, et auxquels il faut absolument lesite de vignette, l' eau courante entre des peuplierset la montagne surmontée du vieux château, pources gens-là, il est admis d' avance que cette pauvreroute est très laide.

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Moi, je la trouve exquise, malgré les lignes uniesde son horizon. De droite et de gauche, riencependant, rien que des plaines d' herbages où destroupeaux de boeufs se promènent. Et en avant, surtoute l' étendue du lointain, quelque chose quisemble murer les prairies, un peu tristement, commeun long rempart : c' est l' arête du plateau pierreuxd' en face, au bas duquel la rivière coule ; c' estl' autre rive, plus élevée que celle-ci et d' unenature différente, mais aussi plane, aussi monotone.Et dans cette monotonie réside précisément pour moile charme très incompris de nos contrées ; sur degrands espaces, souvent la tranquillité de leurslignes est ininterrompue et profonde.Dans nos environs, cette vieille route est du restecelle que j' aime le plus, probablement parce que

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beaucoup de mes petits rêves d' écolier sont restésposés sur ses lointains plats, où de temps en tempsil m' arrive de les retrouver encore... elle est laseule aussi qu' on ne m' ait pas défigurée avec desusines, des bassins ou des gares. Elle est absolumentà moi, sans que personne s' en doute, ni ne songepar conséquent à m' en contester la propriété.La somme de charme que le monde extérieur nousfait l' effet d' avoir, réside en nous-mêmes,émane de nous-mêmes ; c' est nous qui la répandons-pour nous seuls, bien entendu, -et elle ne faitque nous revenir. Mais je n' ai pas cru assez tôt àcette vérité pourtant bien connue. Pendant mespremières années toute cette somme de charme étaitdonc localisée dans les vieux murs ou leschèvrefeuilles de ma cour, dans nos sables de l' île,dans nos plaines d' herbages ou de pierres. Plus tard,en éparpillant cela partout, je n' ai réussi qu' àen fatiguer la source. Et j' ai, hélas ! Beaucoupdécoloré, rapetissé à mes propres yeux ce pays demon enfance-qui est peut être celui où jereviendrai mourir ; je n' arrive plus que parinstants et par endroits à m' y faire les illusionsde jadis ; j' y suis poursuivi, naturellement, parde trop écrasants souvenirs d' ailleurs...... j' en étais à dire que, tous les mercredis soirs,je prenais, d' un pas joyeux, cette route-là pour me

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diriger vers cette assise lointaine de rochers quifermait là-bas les prairies, vers cette région deschênes et des pierres, où la Limoise est situéeet que mon imagination d' alors grandissaitétrangement.La rivière qu' il fallait traverser était au bout del' avenue si droite de ces vieux arbres, querongeaient les lichens couleur d' or et quetourmentaient les vents d' ouest. Très changeante,cette rivière, soumise aux marées et à tous lescaprices de l' océan voisin. Nous la passions dansun bac ou dans une yole, toujours avec les mêmesbateliers de tout temps connus, anciens matelotsaux barbes blanches et aux figures noircies desoleil.Sur l' autre rive, la rive des pierres, j' avaisl' illusion d' un recul subit de la ville que nousvenions de quitter et dont les remparts gris sevoyaient encore ; dans ma petite tête, les distancess' exagéraient brusquement, les lointains fuyaient.C' est qu' aussi tout était changé, le sol, lesherbes, les fleurettes sauvages et les papillonsqui venaient s' y poser ; rien n' était plus icicomme dans ces abords de la ville, marais etprairies, où se faisaient mes promenades desautres jours de la semaine. Et ces différences qued' autres n' auraient pas aperçues devaient me frapperet me charmer beaucoup, moi qui perdais mon tempsà observer si minutieusement les plus infimespetites

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choses de la nature, qui m' abîmais dans lacontemplation des moindres mousses. Même lescrépuscules de ces mercredis avaient je ne sais quoide particulier que je définissais mal ;généralement, à l' heure où nous arrivions sur cetteautre rive, le soleil se couchait, et, ainsiregardé, du haut de l' espèce de plateau solitaireoù nous étions, il me paraissait s' élargir plus quede coutume, tandis que s' enfonçait son disquerouge derrière les plaines de hauts foins que nousvenions de quitter.La rivière ainsi franchie, nous laissions tout desuite la grande route pour prendre des sentiers àpeine tracés, dans une région, odieusement profanéeaujourd' hui mais exquise en ce temps-là, quis' appelait " les chaumes " .Ces chaumes étaient un bien communal, dépendantd' un village dont on apercevait là-bas l' antiqueéglise. N' appartenant donc à personne, ils avaient

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pu garder intacte leur petite sauvagerie relative.Ils n' étaient qu' une sorte de plateau de pierred' un seul morceau, légèrement ondulé et couvertd' un tapis de plantes sèches, courtes, odorantes,qui craquaient sous les pas ; tout un monde deminuscules papillons, de microscopiques mouches,vivait là, bizarrement coloré, sur des fleurettesrares.On rencontrait aussi quelquefois des troupeaux de

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moutons, avec des bergères qui les gardaient, bienplus paysannes, plus noircies au grand air que cellesdes environs de la ville. Et ces chaumesmélancoliques, brûlés de soleil, étaient pour moicomme le vestibule de la Limoise ; ils en avaientdéjà le parfum de serpolet et de marjolaine.Au bout de cette petite lande apparaissait lehameau du Frelin. -or, j' aimais ce nom de Frelin,il me semblait dériver de ces gros frelons terriblesdes bois de la Limoise, qui nichaient dans le coeurde certains chênes et qu' on détruisait au printempsen allumant de grands feux alentour. Trois ou quatremaisonnettes composaient ce hameau. Toutes basses,comme c' est l' usage dans nos pays, elles étaientvieilles, vieilles, grisâtres ; des fleuronsgothiques, des blasons à moitié effacés surmontaientleurs petites portes rondes. Presque toujoursentrevues à la même heure, à la lumière mourante, à latombée du crépuscule, elles évoquaient dans monesprit le mystère du temps passé ; surtout ellesattestaient l' antiquité de ce sol rocheux, trèsantérieur à nos prairies de la ville qui ont étégagnées sur la mer, et où rien ne remonte beaucoupplus loin que l' époque de Louis xiv.Après le Frelin, je commençais à regarder enavant de moi dans les sentiers, car en général on

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ne tardait pas à apercevoir Lucette, venant à notrerencontre, en voiture ou à pied, avec son père ousa mère. Et dès que je l' avais reconnue, je prenaisma course pour aller l' embrasser.On franchissait le village, en longeant l' église-une antique petite merveille du xiie siècle, du styleroman le plus reculé et le plus rare ; -alors, lecrépuscule s' éteignant toujours, on voyait surgir

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devant soi une haute bande noire : les bois de laLimoise, composés surtout de chênes verts, dontle feuillage est si sombre. Puis on s' engageait dansles chemins particuliers du domaine ; on passaitdevant le puits où les boeufs attendaient leur tourpour boire. Et enfin on ouvrait le vieux petitportail ; on pénétrait dans la première cour, espècede préau d' herbe, déjà plongé dans l' ombre tout àfait obscure de ses arbres de cent ans.L' habitation était entre cette cour et un grandjardin un peu à l' abandon, qui confinait aux boisde chênes. En entrant dans les appartements trèsanciens, aux murailles peintes à la chaux blancheet aux boiseries d' autrefois, je cherchais d' aborddes yeux ma papillonnette, toujours accrochée à lamême place, prête pour les chasses du lendemain...après dîner, on allait généralement s' asseoir aufond du jardin, sur les bancs d' un berceau adossé

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aux vieux murs d' enceinte, -adossé à tout l' inconnude la campagne noire où chantaient les hiboux desbois. Et tandis qu' on était là, dans la bellenuit tiède semée d' étoiles, dans le silence sonoreplein de musiques de grillons, tout à coup unecloche commençait à tinter, très loin mais très clair,là-bas dans l' église du village.Oh ! L' angelus d' Echillais, entendu dans ce jardin,par ces beaux soirs d' autrefois ! Oh ! Le son de cettecloche, un peu fêlée mais argentine encore, commeces voix très vieilles, qui ont été jolies et qui sontrestées douces ! Quelle charme de passé, derecueillement mélancolique et de paisible mort, ceson-là venait répandre dans l' obscurité limpide de lacampagne ! ... et la cloche tintait longtemps, inégaledans le lointain, tantôt assourdie, tantôt rapprochée,au gré des souffles tièdes qui remuaient l' air. Jesongeais à tous les gens qui devaient l' écouter,dans les fermes isolées ; je songeais surtout auxendroits déserts d' alentour, où il n' y avait personnepour l' entendre, et un frisson me venait à l' idée desbois proches voisins, où sans doute les dernièresvibrations devaient mourir...un conseil municipal, composé d' esprits supérieurs,après avoir affublé le pauvre vieux clocher romand' une potence avec un drapeau tricolore, a

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supprimé maintenant cet angelus. donc, c' est fini ;on n' entendra plus jamais, les soirs d' été, cetappel séculaire...aller se coucher ensuite était une chose trèségayante, surtout avec la perspective du lendemainjeudi qui prédisposait à s' amuser de tout. J' auraissans doute eu peur, dans les chambres d' amis quiétaient au rez-de-chaussée de la grande maisonsolitaire ; aussi, jusqu' à ma douzième annéem' installait-on en haut, dans l' immense chambre de lamère de Lucette, derrière des paravents qui mefaisaient un logis particulier. Dans mon réduit setrouvait une bibliothèque Louis xv, vitrée, rempliede livres de navigation du siècle dernier, dejournaux de marine fermés depuis cent ans. Et sur lachaux blanche du mur, il y avait, tous les étés, lesmêmes imperceptibles petits papillons, qui entraientdans le jour par les fenêtres ouvertes et quidormaient là posés, les ailes étendues. Desincidents, qui complétaient la soirée, survenaienttoujours au moment où on allait s' endormir : uneintempestive chauve-souris qui faisait son entrée,tournoyant comme une folle autour des flambeaux ; ouune énorme phalène bourdonnante qu' il fallait chasseravec un aranteloir. Ou bien encore, quelque oragese déchaînait, tourmentant les arbres voisins quibattaient

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le mur de leurs branches ; rouvrant les vieillesfenêtres qu' on avait fermées, ébranlant tout !J' ai un souvenir effrayant et magnifique de cesorages de la Limoise, tels qu' ils m' apparaissaient, àcette époque où tout était plus grand qu' aujourd' huiet palpitait d' une vie plus intense...

CHAPITRE XXXVI

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c' est vers le moment où j' en suis rendu, -maonzième année environ, -que se place l' apparitiond' une nouvelle petite amie, appelée à être bientôten très haute faveur enfantine auprès de moi.(Antoinette avait quitté le pays ; Véronique était

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oubliée.)elle s' appelait Jeanne et elle était d' une familled' officiers de marine liée à la nôtre, comme celledes D, depuis un bon siècle. Son aîné de deuxou trois ans, je n' avais guère pris garde à elle audébut, la trouvant trop bébé sans doute.Elle avait d' ailleurs commencé par montrer unepetite figure de chat très drôle ; impossible desavoir ce qui sortirait de son minois trop fin,impossible de deviner si elle serait vilaine oujolie ; puis, bientôt,

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elle passa par une certaine gentillesse, et finitpar devenir tout à fait mignonne et charmante surses huit ou dix ans. Très malicieuse, aussi sociableque j' étais sauvage ; aussi lancée dans les bals etles soirées d' enfants que j' en étais tenu à l' écart,elle me semblait alors posséder le dernier mot del' élégance mondaine et de la coquetterie comme ilfaut.Et malgré la grande intimité de nos familles, ilétait manifeste que ses parents voyaient nosrelations d' un mauvais oeil, trouvant mal à propossans doute qu' elle eût pour camarade un garçon. J' ensouffrais beaucoup, et, les impressions des enfantssont si vives et si persistantes, qu' il a fallu desannées passées, il a fallu que je devinsse presqueun jeune homme pour pardonner à son père et à sa mèreles humiliations que j' en avais ressenties.Il en résultait pour moi un désir d' autant plusgrand d' être admis à jouer avec elle. Et elle, alors,sentant cela, faisait sa petite princesse inaccessiblede contes de fées ; raillait impitoyablement mestimidités, mes gaucheries de maintien, mes entréesmanquées dans des salons ; c' était entre nous unéchange de pointes très comiques, ou d' impayablespetites galanteries.

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Quand j' étais invité à passer une journée chez elle,j' en jouissais à l' avance, mais j' en avaisgénéralement des déboires après, car je commettaistoujours des maladresses dans cette famille, où je mesentais incompris. Et chaque fois que je voulaisl' avoir à dîner à la maison, il fallait que ce fûtnégocié de longue main par grand' tante Berthe, qui

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faisait autorité chez ses parents.Or, un jour qu' elle revenait de Paris, cette petiteJeanne me conta avec admiration la féerie dePeau-d' âne qu' elle avait vu jouer.Elle ne perdit pas son temps, cette fois-là, carPeau-d' âne devait m' occuper pendant quatre ou cinqannées, me prendre les heures les plus précieusesque j' aie jamais gaspillées dans le cours de monexistence.En effet, nous conçûmes ensemble l' idée de montercela sur un théâtre qui m' appartenait. CettePeau-d' âne nous rapprocha beaucoup. Et, peu à peu,ce projet atteignit dans nos têtes des proportionsgigantesques ; il grandit, grandit pendant desmois et des mois, nous amusant toujours plus, àmesure que nos moyens d' exécution se perfectionnaient.Nous brossions de fantastiques décors ; noushabillions, pour les défilés, d' innombrables petitespoupées. Vraiment, je serai obligé de reparlerplusieurs

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fois de cette féerie, qui a été une des chosescapitales de mon enfance.Et même après que Jeanne s' en fut lassée, jecontinuai seul, surenchérissant toujours, me lançantdans des entreprises réellement grandioses, de clairsde lune, d' embrasements, d' orages. Je fis aussi despalais merveilleux, des jardins d' Aladin. Tous lesrêves d' habitations enchantées, de luxes étrangesque j' ai plus ou moins réalisés plus tard, dansdivers coins du monde, ont pris forme, pour lapremière fois, sur ce théâtre de Peau-d' âne ; ausortir de mon mysticisme des commencements, jepourrais presque dire que toute la chimère de ma viea été d' abord essayée, mise en action sur cette trèspetite scène-là.J' avais bien quinze ans, lorsque les derniers décorsinachevés s' enfermèrent pour jamais dans les cartonsqui leur servent de tranquille sépulture.Et, puisque j' en suis à anticiper ainsi sur l' avenir,je note ceci, pour terminer : ces dernières années,avec Jeanne devenue une belle dame, nous avonsformé vingt fois le projet de rouvrir ensemble lesboîtes où dorment nos petites poupées mortes, -mais la vie à présent s' en va si vite que nous n' enavons jamais trouvé le temps, ni ne le trouveronsjamais.Nos enfants, peut-être, plus tard ? -ou, qui

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sait, nos petits-enfants ! Un jour futur, quandon ne pensera plus à nous, ces successeurs inconnus,en furetant au fond des plus mystérieux placards,feront l' étonnante découverte de légions de petitspersonnages, nymphes, fées et génies, qui furenthabillés par nos mains...

CHAPITRE XXXVII

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il paraît que certains enfants du pays du centreont une préoccupation grande de voir la mer. Moi,qui n' étais jamais sorti de nos plaines monotones, jerêvais de voir des montagnes. Je me représentaisde mon mieux ce que cela pouvait être ; j' en avaisvu dans plusieurs tableaux, j' en avais même peintdans des décors de Peau-d' âne. Ma soeur, pendantun voyage autour du lac de Lucerne, m' en avaitenvoyé des descriptions, m' en avait écrit de longueslettres, comme on n' en adresse pas d' ordinaire à desenfants de l' âge que j' avais alors. Et mes notionss' étaient complétées de photographies de glaciers,qu' elle m' avait rapportées pour mon stéréoscope.Mais je désirais ardemment voir la réalité de ceschoses.

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Or, un jour, comme à souhait, une lettre arriva,qui fut tout un événement dans la maison. Elle étaitd' un cousin germain de mon père, élevé jadis aveclui fraternellement, mais qui, pour je ne sais quellescauses, n' avait plus donné signe de vie depuis trenteans. Quand je vins au monde, on avait déjàcomplétement cessé de parler de lui dans la famille,aussi ignorais-je son existence. Et c' était lui quiécrivait, demandant que le lien fût renoué ; ilhabitait, disait-il, une petite ville du Midi, perduedans les montagnes, et il annonçait qu' il avait desfils et une fille, dans les âges de mon frère et de masoeur. Sa lettre était très affectueuse, et on luirépondit de même, en lui apprenant notre existence àtous les trois.

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Puis, la correspondance ayant continué, il futdécidé qu' on m' enverrait passer les vacances chezeux, avec ma soeur qui jouerait là, comme pendantnos voyages dans l' île, son rôle de mère auprès demoi.Ce Midi, ces montagnes, cet agrandissement subitde mon horizon, -et aussi ces nouveaux cousinstombés du ciel, -tout cela devint l' objet de mesconstantes rêveries jusqu' au mois d' août, momentfixé pour notre départ.

CHAPITRE XXXVIII

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La petite Jeanne était venue passer la journée à lamaison ; c' était à la fin de mai, pendant ce mêmeprintemps d' attente, et j' avais douze ans. Toutel' après-midi, nous avions fait manoeuvrer sur lascène des poupées de cinq à six centimètres de long,en porcelaine articulée ; nous avions peint desdécors ; nous avions travaillé à Peau-d' âne, enfin, -mais à Peau-d' âne première manière-au milieud' un grand fouillis de couleurs, de pinceaux, deretailles de carton, de papier doré et de morceauxde gaze. Puis, l' heure de descendre à la salle àmanger approchant, nous avions serré nos précieuxtravaux dans une grande caisse, qui y fut consacréedepuis ce jour-là-et dont l' intérieur, en sapinneuf, avait une odeur résineuse très persistante.

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Après dîner, pendant le long crépuscule tranquille,on nous emmena tous deux ensemble à la promenade.Mais-surprise qui commença de m' attrister-dehors il faisait presque froid, et ce ciel deprintemps avait un voile qui rappelait l' hiver. Aulieu de nous conduire hors de ville vers les alléeset les routes toujours animées de promeneurs, ce futdu côté du grand jardin de la marine, lieu plus commeil faut, mais solitaire tous les soirs après lesoleil couché.En nous y rendant, par une longue rue droite oùil n' y avait aucun passant, comme nous arrivionsprès de la chapelle des orphelines, nous entendîmessonner et psalmodier pour le mois de Marie ;

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puis un cortège sortit : des petites filles en blanc,qui semblaient avoir froid sous leurs mousselinesde mai. Après avoir fait un tour dans le quartierdésert et avoir chanté une ritournelle mélancolique,la modeste procession, avec ses deux ou troisbannières, rentra sans bruit ; personne ne l' avaitregardée dans la rue, où, d' un bout à l' autre, nousétions seuls ; le sentiment me vint que personne nel' avait regardée non plus dans ce ciel tendu de gris,qui devait être également vide. Cette pauvre petiteprocession d' enfants abandonnées avait achevé de

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me serrer le coeur, en ajoutant à mon désenchantementsur les soirées de mai la conscience de la vanité desprières et du néant de tout.Dans le jardin de la marine, ma tristesse s' augmentaencore. Il faisait froid décidément, et nousfrissonnions, tout étonnés, sous nos costumes deprintemps. Il n' y avait du reste pas un seulpromeneur nulle part. Les grands marronniers fleuris,les arbres feuillus, feuillus, d' une nuance fraîcheet éclatante, se suivaient en longues enfiladestouffues, absolument vides ; la magnificence desverts s' étalait pour les regards de personne, sous unciel immobile, d' un gris pâle et glacé. Et le longdes parterres, c' était une profusion de roses, depivoines, de lis, qui semblaient s' être trompés desaison et frissonner comme nous, sous ce crépusculesubitement refroidi.J' ai souvent trouvé du reste que les mélancoliesdes printemps dépassent celles des automnes, sansdoute parce qu' elles sont un contresens, unedéception sur la seule chose du monde qui devrait aumoins ne jamais nous manquer.Dans le désorientement où ces aspects me jetaient,l' envie me prit de faire à Jeanne une niche degamin.Il me venait parfois de ces tentations-là avec elle,

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pour me venger de son esprit, plus précocementappointé et moqueur que le mien. Je l' engageai doncà sentir de près des lis qui étaient charmants, et,tandis qu' elle se penchait, d' une très légère pousséederrière les cheveux, je lui mis le nez en plein dansles fleurs, pour la barbouiller de pollen jaune. Elle

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fut indignée ! Et le sentiment d' avoir commis unacte de mauvais goût acheva de me rendre péniblenotre retour de promenade.Les belles soirées de mai ! ... j' avais pourtantgardé, de celles des années précédentes, un souvenirautrement doux ; elles étaient donc ainsi ? ... cefroid, ce ciel couvert, cette solitude des jardins ?Et si vite si mal finie, cette journée d' amusementavec Jeanne ! En moi-même, je conclus à ce mortel :" ce n' est que ça ! " qui est devenu dans la suite unede mes plus ordinaires réflexions, et que j' auraisaussi bien pu prendre pour devise...en rentrant, j' allai inspecter dans le coffre de boisnotre travail de l' après-midi, et je sentis l' odeurbalsamique des planches, qui avait imprégné tousnos objets de théâtre. Eh bien, pendant trèslongtemps, pendant un an, deux ans, ou plus, cettemême senteur du coffre de Peau-d' âne me rappelaobstinément cette soirée de mai, et son immensetristesse qui fut une des plus singulières de ma vie

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d' enfant. Du reste, dans ma vie d' homme, je n' aiplus guère retrouvé ces angoisses sans cause connueet doublées de cette anxiété de ne pas comprendre,de se sentir perdre pied toujours dans les mêmesinsondables dessous ; je n' ai plus guère souffert sanssavoir au moins pourquoi. Non, ces choses-là ontété spéciales à mon enfance, et ce livre aurait aussibien pu porter ce titre (dangereux, je le reconnais) :" journal de mes grandes tristesses inexpliquées, etdes quelques gamineries d' occasion par lesquellesj' ai tenté de m' en distraire. "

CHAPITRE XXXIX

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c' est aussi vers cette époque que j' adoptai d' unefaçon presque exclusive la chambre de tante Clairepour faire mes devoirs et travailler à Peau-d' âne. Jem' installai là comme en pays conquis, encombranttout et n' admettant pas la possibilité d' être gênant.D' abord tante Claire était la personne qui megâtait le plus. Et si soigneuse de mes petitesaffaires ! à propos d' un étalage de choses

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extraordinairement fragiles ou susceptibles des' envoler au moindre souffle-comme par exemple lesailes de papillon ou les élytres de scarabée quidevaient orner les costumes des nymphes de la féerie-quand une fois je lui avait dit : " je te confie toutça, bonne tante ! " je pouvais m' en aller tranquille,personne n' y toucherait.

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Et puis une des attractions du lieu était l' oursaux pralines : j' entrais souvent rien que pour luirendre visite. Il était en porcelaine et habitait uncoin de la cheminée, assis sur son arrière-train.D' après une convention passée avec tante Claire,chaque fois qu' il avait la tête tournée de côté (et illa tournait plusieurs fois par jour), c' est qu' ilcontenait dans son intérieur une praline ou un bonbonà mon intention. Quand j' avais mangé, je luiremettais soigneusement la figure au milieu pourindiquer mon passage, et je m' en allais.Tante Claire s' employait aussi à Peau-d' âne ; elletravaillait dans les costumes et je lui donnais satâche chaque jour. Elle avait surtout l' entreprise dela coiffure des fées et des nymphes ; sur leurs têtesde porcelaine grosses comme le bout du petit doigt,elle posait des postiches de soie blonde, qu' ellefrisait ensuite en boucles éparses au moyend' imperceptibles fers...puis, quand je me décidais à commencer mes devoirs,dans la fièvre de la dernière demi-heure, aprèsavoir gaspillé mon temps en flâneries de tousgenres, c' était encore tante Claire qui venait à monsecours ; elle prenait en main l' énorme dictionnairequ' il fallait, et me cherchait mes mots pour lesthèmes ou les versions. Elle s' était habituée même

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à lire le grec, afin de m' aider à apprendre mesleçons dans cette langue. Et, pour cet exercice, jel' entraînais toujours dans un escalier, où jem' étendais aussitôt sur les marches, les pieds plushauts que la tête : deux ou trois années durant, ce futma pose classique pendant la récitation de laCyropédie ou de l' Iliade.

CHAPITRE XL

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c' était une grande joie quand, le jeudi soir, quelqueorage terrible se déchaînait sur la Limoise, rendantle retour impossible.Et cela arrivait ; on en avait vu des exemples ; jepouvais donc à la rigueur me bercer de cetteespérance, les jours où mes devoirs n' étaient pasfinis... (car un professeur sans pitié avait inauguréles devoirs du jeudi ; il fallait maintenant traîneravec soi là-bas des cahiers, des livres ; mes pauvresjournées de plein air en étaient tout assombries.)or, un soir que l' orage désiré était venu avecune violence superbe, vers huit heures nous noustenions, Lucette et moi, pas trop rassurés, dans legrand salon sonore, aux murs un peu nus ornésseulement de deux ou trois bizarres vieilles gravures

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dans de vieux cadres ; elle, mettant la dernièremain à une réussite, sous les regards de samaman ; moi, jouant en sourdine un rigaudon deRameau sur un piano de campagne aux sons vieillots,et trouvant délicieuse cette musiquette du tempspassé, ainsi mêlée au fracas lourd des grands coupsde tonnerre...la réussite finie, Lucette feuilleta mes cahiers dedevoirs qui traînaient sur une table, et après avoir,d' un clignement d' yeux, constaté pour moi seul queje n' avais rien fait, me dit tout à coup : " et tonhistoire de Duruy, où l' as-tu mise ? "-mon histoire de Duruy ? ... en effet, oùétait-il, ce livre ? Un livre tout neuf, à peinebarbouillé encore... -ah ! Mon dieu ! ... là-bas,oublié au fond du jardin, dans les derniers carrésd' asperges ! ... (pour faire mes études historiques,j' avais adopté ces carrés d' asperges, qui, en été,deviennent des espèces de bocages d' une haute verdureherbacée très légère ; de même que certaine allée denoisetiers, touffue, impénétrable, ombreuse commeun souterrain vert, était le lieu choisi pour letravail incomparablement plus pénible de laversification latine.) cette fois, par exemple, je fusgrondé par la maman de Lucette, et on décidad' aller, séance tenante, au secours de ce livre.

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Une expédition s' organisa : en tête, un domestiqueportant une lanterne d' écurie ; derrière lui,Lucette et moi, en sabots, tenant à grand' peine unparapluie que le vent d' orage nous retournait sanscesse.Dehors, plus aucune frayeur ; mais j' ouvrais biengrands mes yeux et j' écoutais de toutes mes oreilles.Oh ! Qu' il me paraissait étonnant et sinistre ce fondde jardin, vu par ces grandes lueurs de feux verts,qui tremblaient, clignotaient, puis de temps en tempsnous laissaient aveuglés dans la nuit noire. Etquelle impression me venait des bois de chênesvoisins, où se faisait un bruit continuel defracassement de branches...dans les carrés d' asperges, nous retrouvâmes, toutetrempée d' eau, tout éclaboussée de terre, cettehistoire de Duruy. Avant l' orage, desescargots, émoustillés sans doute par la pluieprochaine, l' avaient même visitée en tout sens, ydessinant des arabesques avec leur bave luisante...eh bien ! Ces traînées d' escargots sur ce livre ontpersisté longtemps, préservées par mes soins sousdes enveloppes de papier. C' est qu' elles avaient ledon de me rappeler mille choses, -grâce à cesassociations comme il s' en est fait de tout tempsdans ma tête, entre les images même les plusdisparates,

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pourvu qu' elles aient été rapprochées une seule fois,à un moment favorable, par un simple hasard desimultanéité.La nuit, regardés à la lumière, ces petits zigzagsluisants, sur cette couverture de Duruy, merappelaient tout de suite le rigaudon de Rameau, levieux son grêle du piano dominé par le bruit du grandorage ; et ils ramenaient aussi une apparition quim' était venue ce soir-là (aidée par une gravure deTeniers accrochée à la muraille), une apparitionde petits personnages du siècle passé dansant àl' ombre, dans des bois comme ceux de la Limoiseils renouvelaient toute une évocation, qui s' étaitfaite en moi, de gaietés pastorales du vieux temps, àla campagne, sous des chênes.

CHAPITRE XLI

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Cependant les retours du jeudi soir auraient euaussi un grand charme quelquefois, n' eût été leremords de ces devoirs jamais finis.On me reconduisait en voiture, ou à âne, ou àpied jusqu' à la rivière. Une fois sorti du plateaupierreux de la rive sud, une fois repassé sur l' autrebord, je trouvais toujours mon père et ma soeurvenus à ma rencontre, et avec eux je reprenaisgaiement la route droite qui menait au logis, entre lesgrandes prairies ; je rentrais d' un bon pas, dans lajoie de revoir maman, les tantes et la chère maison.Quand on entrait en ville, par la vieille porteisolée, il faisait tout à fait nuit, nuit d' été ou deprintemps ; en passant devant la caserne deséquipages, on entendait les musiques familières detambours

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et de clairons annonçant l' heure hâtive du coucherdes matelots.Et, en arrivant au logis, c' était généralement aufond de la cour que je retrouvais les chères robesnoires, assises, à la belle étoile ou sous leschèvrefeuilles.Au moins, si les autres étaient rentrées, j' étais sûrde trouver là tante Berthe, seule, toujoursindépendante de caractère, et dédaigneuse des rhumesdu soir, des fraîcheurs du serein ; après m' avoirembrassé, elle flairait mes habits, en reniflant unpeu pour me faire rire, et disait : " oh ! Tu sens laLimoise, petit ! "et, en effet, je sentais la Limoise. Quand onrevenait de là-bas, on rapportait toujours avec soiune odeur de serpolet, de thym, de mouton, de je nesais quoi d' aromatique, qui était particulier à cerecoin de la terre.

CHAPITRE XLII

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à propos de Limoise, j' ai la vanité de conter unde mes actes, qui fut vraiment héroïque commeobéissance, comme fidélité à une parole donnée.Cela se passait un peu avant ce départ pour leMidi, dont mon imagination était si préoccupée ; parconséquent, vers le mois de juillet qui suivit mesdouze ans accomplis.Un certain mercredi, après m' avoir fait partir demeilleure heure que de coutume, afin d' être sûrque j' arriverais avant la nuit, on se borna, sur mesinstances pressantes, à me conduire hors de ville ;puis on me permit, pour une fois, de continuerjusqu' à la Limoise seul, comme un grand garçon.Au passage de la rivière, je tirai de ma poche,déjà avec une indicible honte devant les vieuxbateliers

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tannés par la mer, la cravate de soie blanche quej' avais promis de me mettre au cou, par précautioncontre la fraîcheur de l' eau.Et une fois sur les chaumes, lieu sans ombre,toujours brûlé par un ardent soleil, j' exécutai leserment qu' on avait exigé de moi au départ : j' ouvrisun en-tout-cas ! -oh ! Je me sentis rougir, je metrouvai amèrement ridicule, quand une petitebergère était là, tête nue, gardant ses moutons. Pourcomble, arrivaient du village quatre garçons, quisortaient de l' école sans doute et qui, de loin, meregardaient avec étonnement. Mon dieu ! Je mesentais faiblir ; aurais-je bien le courage vraimentde tenir jusqu' au bout ma parole ! ...ils passèrent à côté de moi, regardant de près,sous le nez, ce petit monsieur qui craignait tant lescoups de soleil ; l' un dit cette chose, qui n' avaitaucun sens, mais qui me cingla comme une mortelleinjure : " c' est le marquis de Carabas ! " et ils semirent tous à rire. Cependant, je continuai ma routesans broncher, sans répondre, malgré le sang quim' affluait aux joues, me bourdonnait aux oreilles,et je gardai mon en-tout-cas ouvert !Dans la suite des temps, il devait m' arriver maintesfois de passer mon chemin sans relever des injureslancées par de pauvres gens ignorants des

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causes ; mais je ne me rappelle pas en avoir souffert.Tandis que cette scène ! ... non, ma conscience ne m' ajamais fait accomplir rien d' aussi méritoire.Mais je suis convaincu, par exemple, qu' il ne fautpas chercher autre part l' origine de cette aversionpour les parapluies qui m' a suivi dans l' âge mûr.Et j' attribue aux foulards, aux calfeutrages, auxprécautions excessives dont on m' entourait jadis, lebesoin qui me prit, plus tard, quand vint la périodedes réactions extrêmes, de noircir ma poitrine ausoleil et de l' exposer à tous les vents du ciel.

CHAPITRE XLIII

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La tête à la portière d' un wagon qui filait trèsvite, je demandais à ma soeur, assise en face de moi :-est-ce que ce ne sont pas déjà des montagnes ?-pas encore, répondait-elle, ayant toujours entête le souvenir des Alpes. Pas encore. De grandescollines tout au plus !La journée d' août était chaude et radieuse. Untrain rapide de la ligne du Midi nous emportait.Nous étions en route pour chez nos cousins inconnus ! ...-oh ! Mais ça ? ... voyons ! Repris-je avec unaccent de triomphe, apercevant de mes yeuxécarquillés quelque chose de plus haut que tout, quise dessinait en bleu sur l' horizon pur.

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Elle se pencha :-ah ! Dit-elle, oui ; cette fois, par exemple, jet' accorde ; pas très élevées cependant, mais enfin...tout nous amusa, le soir à l' hôtel, dans une villeoù il fallut nous arrêter jusqu' au jour suivant,et je me rappelle la nuit splendide qui survint,tandis que nous étions accoudés à notre balcon delouage, regardant s' assombrir les montagnes bleuâtreset écoutant les grillons chanter.Le lendemain, troisième jour de notre voyage quise faisait par étapes, nous frétâmes une voituredrôle, pour nous faire conduire dans la petite ville,bien perdue en ce temps-là, où nos cousinshabitaient.Par des défilés, des ravins, des traverses, cinq

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heures de route, pendant lesquelles tout futenchantement pour moi. En plus de la nouveauté de cesmontagnes, il y avait aussi des changements completsdans toutes choses : le sol, les pierres prenaientune ardente couleur rouge ; au lieu de nos villages,toujours si blancs sous leur couche de chauxneigeuse, et toujours si bas, comme n' osant pass' élever au milieu de l' immense uniformité desplaines, ici les maisons, rougeâtres autant que lesrochers, se dressaient en vieux pignons, en vieillestourelles, et se perchaient bien haut, sur lessommets des

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collines ; les paysans plus bruns parlaient unlangage incompréhensible, et je regardais surtoutces femmes qui marchaient avec un balancement dehanches inusité chez nos paysannes, portant sur leurtête des fardeaux, des gerbes, ou de grandes buires decuivre brillant. Toute mon intelligence était tendue,vibrante, dangereusement charmée par cette premièrerévélation d' aspects étrangers et inconnus.Vers le soir, au bord d' une de ces rivières duMidi qui bruissent sur des lits plats de galetsblancs, nous arrivâmes à la petite ville singulièrequi était le but de notre voyage. Elle avait encoreses vieilles portes ogivales, ses hauts remparts àmâchicoulis, ses rues bordées de maisons gothiques,et le rouge de sanguine était la teinte générale deses murailles.Un peu intrigués et émus, nous cherchions des yeuxces cousins dont nous ne connaissions même pas lesportraits, et qui sans doute guettaient notrearrivée, viendraient à notre rencontre... tout àcoup, nous vîmes paraître un grand jeune hommedonnant le bras à une jeune fille en robe demousseline blanche ; alors, sans la moindre hésitationréciproque, nous échangeâmes un signe dereconnaissance : nous nous étions retrouvés.à leur porte, sur les marches de leur seuil, l' oncleet la tante nous attendaient, accueillants, et

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tous deux ayant conservé dans leur vieillesse déjàgrise les traces d' une remarquable beauté. Ils avaientune vieille maison Louis xiii, à l' angle d' une deces places régulières entourées de porches comme

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on en voit dans beaucoup de petites villes du Midi.On entrait d' abord dans un vestibule dallé de pierresun peu roses et orné d' une énorme fontaine de cuivrerouge. Un escalier des mêmes pierres, très largecomme un escalier de château, avec une curieuse rampeen fer forgé, menait aux appartements en boiseriesanciennes de l' étage supérieur. Et le passé dont ceschoses évoquaient le souvenir, je le sentaisdifférent de celui de la Saintonge et de l' île, -leseul avec lequel je me fusse un peu familiariséjusqu' à ce jour.Après dîner, nous allâmes nous asseoir tousensemble au bord de la rivière bruissante, sur uneprairie, parmi des centaurées et des marjolainesqu' on devinait dans l' obscurité à leur pénétranteodeur. Il faisait très chaud, très calme, etd' innombrables grillons chantaient. Il me sembla aussique je n' avais encore vu nuit si limpide, ni tantd' étoiles dans du bleu si profond. La différence enlatitude n' était cependant pas bien grande, mais lesbrises marines, qui attiédissent nos hivers,embrument aussi parfois nos soirées d' été ; donc, ceciel étoilé

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pouvait être plus pur en effet que celui de monpays, plus méridional. et autour de moi, montaient dans l' air de grandessilhouettes bleuâtres que je ne pouvais me lasser decontempler : les montagnes jamais vues, me donnantcette impression de dépaysement que j' avais tantdésirée, m' indiquant que mon premier petit rêveétait bien réellement accompli...je devais revenir passer plusieurs étés dans cevillage et m' y acclimater au point d' apprendre lepatois méridional que les bonnes gens y parlaient.En somme les deux pays de mon enfance ont étéla Saintonge et celui-là, ensoleillés tous deux.La Bretagne, que beaucoup de gens me donnent pourpatrie, je ne l' ai vue que bien plus tard, àdix-sept ans, et j' ai été très long à l' aimer, -cequi fait sans doute que je l' ai aimée davantage.Elle m' avait causé d' abord une oppression et unetristesse extrêmes ; ce fut mon frère Yves quicommença de m' initier à son charme mélancolique,de me faire pénétrer dans l' intimité de seschaumières et de ses chapelles des bois. Et ensuite,l' influence qu' une jeune fille du pays de Tréguierexerça sur mon imagination, très tard, vers mesvingt-sept ans, décida tout à fait mon amour pourcette patrie adoptée.

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CHAPITRE XLIV

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Le lendemain de mon arrivée chez l' oncle du Midi,on me présenta comme camarades les petits Peyral,qui portaient, suivant l' usage du pays, dessurnoms précédés d' un article déterminatif.C' étaient la Maricette et la Titi, deux petitesfilles de dix à onze ans (toujours des petites filles),et le Médou, leur frère cadet, presque un bébé quicomptait peu.Comme j' étais en somme plus enfant que mes douzeans, -malgré ces aperçus que j' avais peut-être surdes choses situées au delà du champ ordinaire de lavue des petits, -nous formâmes tout de suite unebande des plus sympathiques, et notre associationdura même plusieurs étés.Sur tous les coteaux d' alentour, le père de cespetits Peyral possédait des bois, des vignes, où

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nous devînmes les maîtres absolus ; personne n' ycontrôlait nos entreprises, même les plus saugrenues.Dans ce village en pleine campagne, où nos famillesétaient si respectées par les paysans d' alentour, onjugeait qu' il n' y avait aucun inconvénient à nouslaisser errer à l' aventure. Nous partions donctous les quatre dès le matin, pour des expéditionsmystérieuses, pour des dînettes dans les vigneséloignées ou des chasses aux papillons introuvables ;enrôlant même quelquefois des petits paysansquelconques, toujours prêts à nous suivre avecsoumission. Et, après la surveillance de tous lesinstants à laquelle j' avais été habitué jusque-là,une liberté pareille devenait un changement délicieux.Une vie toute nouvelle d' indépendance et de grandair commençait pour moi dans ces montagnes ; mais jepourrais presque dire que c' était la continuation dema solitude, car j' étais l' aîné de ces enfants quipartageaient mes jeux très fantasques, et il y avaitdes abîmes entre nous dans le domaine desconceptions intellectuelles, du rêve...j' étais d' ailleurs le chef incontesté de la troupe ;la Titi seule avait quelques révoltes tout de suiteapaisées ; gentiment ils ne songeaient tous qu' à me

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faire plaisir, et cela m' allait, de dominer ainsi.C' est la première petite bande que j' aie menée.

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Plus tard, pour mes amusements, j' en ai eu biend' autres, moins faciles à conduire ; mais, de touttemps, j' ai préféré les composer ainsi d' êtres plusjeunes que moi, plus jeunes d' esprit surtout, plussimples, ne contrôlant pas mes fantaisies et nesouriant jamais de mes enfantillages.

CHAPITRE XLV

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Comme devoirs de vacances on m' avait simplementimposé de lire Télémaque (mon éducation, on levoit, avait des côtés un peu surannés). C' était dansune petite édition du xviiie siècle, en plusieursvolumes. Et, par extraordinaire, cela nem' ennuyait pas trop ; je voyais assez nettement laGrèce, la blancheur de ses marbres sous son cielpur, et mon esprit s' ouvrait à une conception del' antiquité qui était bien plus païenne sans doute quecelle de Fénelon : Calypso et ses nymphes mecharmaient...pour lire, je m' isolais des petits Peyral quelquesinstants chaque jour, dans deux endroits deprédilection : le jardin de mon oncle et son grenier.Sous la haute toiture Louis xiii, dans toute lalongueur de la maison, s' étendait ce grenierimmense,

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aux lucarnes toujours fermées, constamment obscur. Lesvieilleries des siècles passés, qui dormaient là,sous de la poussière et des arantèles, m' avaientattiré dès les premiers jours ; puis, peu à peu,j' avais pris l' habitude d' y monter clandestinement,avec mon Télémaque, après le dîner de midi,sûr qu' on ne viendrait pas m' y chercher. à cetteheure d' ardent soleil, il semblait, par contraste,qu' il y fît presque nuit. J' ouvrais sans bruit

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l' auvent d' une des lucarne, d' où jaillissait alors unflot d' éblouissante lumière ; puis, m' avançant sur letoit, je m' accoudais contre les vieilles ardoiseschaudes garnies de mousses dorées, et je me mettais àlire. à portée de ma main, séchaient sur ce mêmetoit des milliers de prunes d' Agen, provisionsd' hiver étalées dans des claies en roseaux ;surchauffées au soleil, ridées, cuites et recuites,elles étaient exquises ; elles embaumaient tout legrenier de leur odeur ; et des abeilles, des guêpes,qui en mangeaient à discrétion comme moi, tombaientalentour, les pattes en l' air, pâmées d' aise et dechaleur. Et, sur tous les toits centenaires duvoisinage, entre tous les vieux pignons gothiques,d' autres claies semblables apparaissaient, jusquedans le lointain, couvertes des mêmes prunes,visitées par les mêmes bourdonnantes abeilles.

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On voyait aussi, en enfilade, les deux rues quiaboutissaient à la maison de mon oncle ; bordées demaisons du moyen âge, elles se terminaient chacunepar une porte ogivale percée dans le haut murd' enceinte en pierres rouges. Tout le village étaitalourdi et chaud, silencieux dans la torpeur du midid' été ; on n' entendait que le bruit confus desinnombrables poules et des innombrables canards,picorant les immondices desséchées des rues. Et auloin, les montagnes, inondées de soleil, s' élevaientdans l' immobile ciel bleu.Je lisais Télémaque à très petites doses ; troisou quatre pages suffisaient à ma curiosité, etmettaient du reste ma conscience en repos pour lajournée ; puis, vite je descendais retrouver mespetits amis, et nous partions ensemble pour lesvignes et pour les bois.Ce jardin de mon oncle, dont je faisais aussi unlieu de retraite, n' attenait pas à la maison, ilétait, comme tous les autres jardins, situé en dehorsdes remparts gothiques du village. Des murs assezhauts l' entouraient, et on y entrait par une antiqueporte ronde que fermait une énorme clef. à certainsjours, j' allais m' isoler là, emportant Télémaque et ma papillonnette.Il y avait plusieurs pruniers, d' où tombaient, tropmûres, sur la terre brûlante, ces mêmes délicieuses

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prunes qu' on mettait sécher sur les toits ; le longdes vieilles allées couraient des vignes dont lesraisins musqués étaient dévorés par des légions demouches et d' abeilles. Et tout le fond, -car ilétait très grand, ce jardin, -était abandonné à desluzernes, comme un simple champ.Le charme de ce vieux verger était de s' y sentirenclos, enfermé à double tour, absolument seul dansbeaucoup d' espace et de silence.Et enfin il me faut parler de certain berceau quis' y trouvait et où se passa, deux étés plus tard, lefait capital de ma vie d' enfant. Il était adossé aumur d' enceinte et couvert d' une treille de muscattoujours grillée par le soleil. Il me donnait, sansque je pusse bien définir pourquoi, une impressionde " pays chaud " . (et en effet, dans des jardinetsdes colonies, j' ai vraiment retrouvé plus tard cesmêmes senteurs lourdes et ces mêmes aspects.) ilétait visité de temps en temps par des papillonsrares, jamais rencontrés ailleurs, qui, vus de face,étaient tout simplement jaunes et noirs, mais qui,regardés en côté, luisaient de beaux reflets de métalbleu, tout à fait comme ces exotiques de la Guyane,piqués dans les vitrines de l' oncle au musée. Trèsméfiants, très difficiles à attraper, ils se posaientun instant sur les graines parfumées des muscats, puis

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se sauvaient par-dessus le mur ; moi, alors, mettantun pied dans une brèche des pierres, je me hissaisjusqu' au faîte, pour les regarder fuir, à travers lacampagne accablée et silencieuse ; et je restais là unlong moment accoudé en contemplation des lointains :tout autour de l' horizon s' élevaient les montagnesboisées, ayant çà et là des débris de châteaux, destours féodales sur leurs cimes ; et en avant, aumilieu des champs de maïs ou de blé noir,apparaissait le domaine de Bories, avec son vieuxporche cintré, le seul des environs qui fût blanchià la chaux comme une entrée de ville d' Afrique.Ce domaine, m' avait-on dit, appartenait aux petitsde Sainte-Hermangarde, de futurs compagnons de jeuxdont on m' annonçait l' arrivée prochaine, mais que jeredoutais presque de voir venir, tant ma bande avecles petits Peyral me semblait suffisante et bienchoisie.

CHAPITRE XLVI

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Castelnau ! C' est un nom ancien qui évoque pourmoi des images de soleil, de lumière pure sur deshauteurs, de calme mélancolique dans des ruines, derecueillement devant des splendeurs mortes enseveliesdepuis des siècles.Sur une des montagnes boisées environnantes, cevieux château de Castelnau était perché, découpanten l' air l' amas rougeâtre de ses terrasses, de sesremparts, de ses tours et de ses tourelles.Du jardin de mon oncle on le voyait, passant satête lointaine au-dessus des murs d' enceinte.C' était du reste le point marquant dans tout lepays d' alentour, la chose qu' on regardait malgré soide partout : cette dentelure de pierres de couleur desanguine émergeant d' un fouillis d' arbres, cetteruine

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posée en couronne sur un piédestal garni d' une belleverdure de châtaigniers et de chênes.Dès le jour de mon arrivée, j' avais aperçu cela ducoin de l' oeil, très étonné et attiré par ce vieux nidd' aigle, qui avait dû être tellement superbe, ausombre moyen âge. Or, c' était précisément unecoutume d' été dans la famille de mon oncle de s' yrendre deux ou trois fois par mois, pour dîner etpasser la journée chez le propriétaire : un vieuxprêtre, qui habitait là haut un pavillon confortableaccroché au flanc des ruines.Il y avait fête et féerie pour moi, ces jours-là.Tous ensemble, on partait, assez matin pour êtresorti de la plaine chaude avant les heures ardentes.Aussitôt arrivé à la base de la montagne, ontrouvait la fraîcheur et l' ombre de ce bois qui lacouvrait de son beau manteau vert. Sous une voûtede grands chênes, sous une feuillée touffue, onmontait, on montait, par des chemins en zigzags,toute la famille à la file et à pied, formant serpent,comme ces pèlerins qui se rendent à des abbayessolitaires sur des cimes, dans les dessins moyen âgede Gustave Doré. çà et là, entre des fougères, despetites sources suintaient et formaient des ruisseauxsur la terre rougeâtre ; entre les arbres, oncommençait à avoir par instants des échappées de vue

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très profondes. Enfin, atteignant le sommet, ontraversait le plus vieux et le plus étrange desvillages, qui se tenait perché là depuis des siècles ;et on sonnait au petit portail du prêtre. Sonjardinet et sa maison étaient surplombés par lechâteau, par tout le chaos des murailles et des toursrouges, ébréchées, fendillées, croulantes. Uneimmense paix semblait sortir de ces ruines aériennes,un immense silence semblait s' en dégager, qui planait,intimidant, sur toutes les choses du voisinage...toujours très longs, les dîners que donnait ce bonvieux prêtre ; souvent même, c' étaient des bombancesméridionales auxquelles plusieurs des notables de larégion étaient conviés. Dix ou quinze plats sesuccédaient, accompagnés des fruits les plus dorés,les plus beaux, et des vins les plus choisis parmiceux que la contrée produisait si abondamment en cetemps-là.On restait à table plusieurs heures d' affilée par leschaudes après-midi d' août ou de septembre, et moi,seul enfant dans la compagnie, je ne tenais pas enplace, troublé surtout par le voisinage écrasantde ce château : dès le second service, je demandaisla permission de m' en aller. Une vieille servantesortait alors avec moi et venait m' ouvrir la premièreporte des murailles féodales de Castelnau ;

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puis elle me confiait les clefs des immenses ruineset je m' y enfonçais seul, avec une délicieuse crainte,par un chemin déjà familier, franchissant desportes à ponts-levis, des remparts qui se superposaient.Donc, j' étais seul et pour de longs moments, assuréde ne voir paraître personne avant une heure ou deux ;libre d' errer au milieu de ce dédale, maître dans cehaut et triste domaine. Oh ! Les moments de rêve quej' y ai passés ! ... d' abord je faisais le tour desterrasses, surplombant l' abîme des bois vus par endessus ; des étendues infinies se déroulaient de touscôtés ; des rivières traçaient çà et là sur leslointains des lacets d' argent, et, à traversl' atmosphère limpide de l' été, mes yeux plongeaientjusque dans des provinces voisines. Beaucoup decalme semblait répandu sur ce recoin de France, quivivait de sa petite vie propre, un peu comme au bonvieux temps, et qu' aucune ligne de chemin de fer netraversait encore...puis je pénétrais dans l' intérieur des ruines, dans

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les cours, les escaliers, les galeries vides ; jemontais dans les tours, faisant lever des vols depigeons, ou bien dérangeant de leur sommeil deschauves-souris et des chouettes. Il y avait au premierétage des enfilades de salles immenses, encorecouvertes,

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obscures, auvents toujours fermés, où je m' enfonçaisavec de délicieuses terreurs, écoutant le bruit de mespas dans cette sonorité sépulcrale ; je passais enrevue les étranges peintures gothiques, les fresqueseffacées, ou les ornements encore dorés, chimères etguirlandes de bizarres fleurs, ajoutés là à l' époquede la renaissance ; tout un passé de fantastique etfarouche magnificence, agrandi jusqu' à l' épouvante,m' apparaissait alors noyé dans un vague de lointain,mais très éclairé, par ce même soleil du Midi quichauffait autour de moi les pierres rouges de cesruines abandonnées. Et, à présent que je remets ceCastelnau à son vrai point, le regardant en souveniravec mes yeux qui ont entrevu toutes les splendeursde la terre, je continue de penser que ce châteauenchanté de mon enfance était bien, dans son sitecharmant, un des plus somptueux débris de la Franceféodale...oh ! Dans une tour, certaine chambre avec poutrellesbleu de roi semées de rosaces et de blasons d' or ! ...aucun lieu ne m' a jamais apporté une plus intimeimpression de moyen âge ! Au milieu de ce silence denécropole, accoudé là, seul, à une petite fenêtre auxépaisses parois, je contemplais les lointainsverdoyants d' en dessous, cherchant à me représenter,sur ces sentiers aperçus à vol d' oiseau,

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des chevauchées d' hommes d' armes, ou des cortègesde nobles châtelaines en hennin... et, pour moi,élevé dans les plaines unies, un des plussinguliers charmes de ce lieu était ce grand videbleuâtre des lointains, qu' on apercevait par toutesles ouvertures, meurtrières, trous quelconques desappartements ou des tours, et qui, tout de suite, medonnait le sentiment si nouveau des excessiveshauteurs.

CHAPITRE XLVII

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Les lettres de mon frère, écrites serré sur leurpapier très mince, continuaient d' arriver de tempsà autre, sans régularité, au hasard des navires àvoiles qui passaient par là-bas, dans le grand océan.Il y en avait de particulières pour moi, de bienlongues même, avec d' inoubliables descriptions. Déjàje savais plusieurs mots de la langue d' Océanie auxconsonances douces ; dans les rêves de mes nuits,je voyais souvent l' île délicieuse et m' y promenais ;elle hantait mon imagination comme une patriechimérique, désirée ardemment mais inaccessible,située sur une autre planète.Or, pendant notre séjour chez les cousins du Midi,une de ces lettres à mon adresse me parvint,réexpédiée par mon père.

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J' allai la lire sur le toit du grenier, du côté oùséchaient les prunes. Il me parlait longuement d' unlieu appelé Fataüa, qui était une vallée profondeentre d' abruptes montagnes ; " une demi-nuitperpétuelle y régnait, sous de grands arbres inconnus,et la fraîcheur des cascades y entretenait des tapisde fougères rares " ... oui... j' entrevoyais cela trèsbien, beaucoup mieux, à présent que j' avais, moiaussi, autour de moi des montagnes et des valléeshumides remplies de fougères... du reste, c' étaitdécrit d' une façon précise et complète : il ne sedoutait pas, mon frère, de la séduction dangereuse queses lettres exerçaient déjà sur l' enfant qu' il avaitlaissé si attaché au foyer familial, si tranquille, sireligieux..." c' était seulement dommage, me disait-il en terminant,que l' île délicieuse n' eût pas une porte de sortiedonnant quelque part sur la cour de notre maison,sur le grand berceau de chèvrefeuille, par exemple,derrière les grottes du bassin... "cette idée d' une sortie dérobée ouvrant dans lemur de notre fond de cour, ce rapprochement surtoutentre ce petit bassin construit par mon frèreet la lointaine Océanie, me frappèrent singulièrementet, la nuit suivante, voici quel fût mon rêve :j' entrais dans cette cour ; c' était par uncrépuscule

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de mort, comme après que le soleil se serait éteintpour jamais ; il y avait dans les choses, dans l' air,une de ces indicibles désolations de rêve, qu' àl' état de veille on n' est même plus capable deconcevoir.Arrivé au fond, près de ce petit bassin tant aimé,je me sentis m' élever de terre comme un oiseauqui prend son vol. D' abord, je flottai indécis commeune chose trop légère, puis je franchis le mur versle sud-ouest, dans la direction de l' Océanie ; je neme voyais point d' ailes, et je volais couché sur ledos, dans une angoisse de vertige et de chute ; jeprenais une effroyable vitesse, comme celle despierres de fronde, des astres fous tournoyant dansle vide ; au-dessous de moi fuyaient des mers etdes mers, blêmes et confuses, toujours par ce mêmecrépuscule de monde qui va finir... et, aprèsquelques secondes, subitement, les grands arbres de lavallée de Fataüa m' entourèrent dans l' obscurité :j' étais arrivé.Là, dans ce site, je continuai de rêver, mais encessant de croire à mon rêve, -tant l' impossibilitéd' être jamais réellement là-bas s' imposait à monesprit, -et puis, trop souvent, j' avais été dupe deces visions là, qui s' en allaient toujours avec lesommeil. Je redoutais seulement de me réveiller, tant

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cette illusion, même incomplète, me ravissait ainsi.Cependant, les tapis de fougères rares étaient bienlà ; dans la nuit plus épaisse, presque à tâtons, j' encueillais, en me disant : " au moins ces plantes,elles doivent être réelles après tout, puisque je lestouche, puisque je les ai dans ma main ; elles nepourront pas s' envoler quand mon rêve s' évanouira. "et je les serrais de toutes mes forces, pour être plussûr de les retenir...je me réveillai. Le beau jour d' été se levait ; dansle village, les bruits de la vie étaient commencés :le continuel jacassement des poules, déjà enpromenade par les rues, et le va-et-vient du métierdes tisserands, me rendant du premier coup la notiondu lieu où j' étais. Ma main vide restait encorefermée, crispée, les ongles presque marqués sur lachair, pour mieux garder l' imaginaire bouquet de

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Fataüa, l' impalpable rien du rêve...

CHAPITRE XLVIII

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très vite je m' étais attaché à mon grand cousinet à ma grande cousine de là-bas, les tutoyantcomme si je les avais toujours connus. Je crois qu' ilfaut le lien du sang pour créer de ces intimitésd' emblée, entre gens qui, la veille, ignoraient mêmel' existence les uns des autres. J' aimais aussi mononcle et ma tante ; ma tante surtout, qui me gâtaitun peu, qui était extrêmement bonne et belle àregarder encore, malgré ses soixante ans, malgréses cheveux tout gris, sa mise de grand' mère. Elleétait une personne comme il n' en existera bientôtplus, à notre époque où tout se nivelle et tout seressemble. Née dans les environs, d' une des famillesles plus anciennes, elle n' était jamais sortie de cetteprovince de France ; ses manières, son hospitalité

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aimable, sa courtoisie, portaient un cachet local, etce détail était pour me plaire.Par opposition avec mon petit passé calfeutré, jevivais ici complètement dehors, dans les chemins,sur les portes, dans les rues.Et elles étaient étranges et charmantes pour moi,ces rues étroites, pavées de cailloux noirs commeen Orient, et bordées de maisons gothiques ouLouis xiii.Je connaissais à présent tous les recoins, places,carrefours, ruelles de ce village, et la plupartdes bonnes gens campagnards qui y habitaient.Ces femmes qui passaient devant la maison demon oncle, paysannes avec des goitres, revenantdes champs et des vignes avec des corbeillesde fruits sur la tête, s' arrêtaient toujours pourm' offrir les raisins les plus dorés, les plusdélicieuses pêches.Et j' étais charmé aussi de ce patois méridional,de ces chants montagnards, de tout cet incontestabledépaysement, dont l' impression me revenait departout à la fois.Encore aujourd' hui, quand il m' arrive de jeter les

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yeux sur quelqu' un de ces objets que je rapportaisde là-bas pour mon musée, ou sur quelqu' une de cespetites lettres que j' écrivais chaque jour à ma

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mère, je sens tout à coup comme du soleil, del' étrangeté neuve, des odeurs de fruits du Midi, del' air vif de montagne, et je vois bien alors qu' avecmes longues descriptions, dans ces pages mortes, jen' ai rien su mettre de tout cela.

CHAPITRE XLIX

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Ces petits de Sainte-Hermangarde, dont on m' avaitdepuis si longtemps parlé, arrivèrent à lami-septembre. Leur château de Sainte-Hermangardeétait situé au nord, du côté de la Corrèze ; et ilsvenaient tous les ans passer ici l' automne, dans untrès vieil hôtel délabré qui touchait à l' habitationde mon oncle.Deux garçons cette fois, et un peu mes aînés.Mais, contrairement à ce que j' avais craint, leurcompagnie me plut tout de suite. Habitués à vivreune partie de l' année à la campagne sur leurs terres,ils avaient déjà des fusils, de la poudre ; ilschassaient. Ils apportèrent donc dans mes jeux unenote tout à fait nouvelle. Leur domaine de Boriesdevint un de nos centres d' opérations ; là tout étaità nos

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ordres, les gens, les bêtes et les granges. Et un denos amusements favoris pendant cette fin de vacancesfut de construire d' énormes ballons de papier, dedeux ou trois mètres de haut, que nous gonflionsen brûlant au-dessous des gerbes de foin, et puisque nous regardions s' élever, partir, se perdre auloin dans les champs ou les bois.Mais ces petits de Sainte-Hermangarde étaient, euxaussi, des enfants un peu à part, élevés par unprécepteur dans des idées différentes de celles qui se

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prennent au lycée ; quand il y avait divergence d' avisentre nous pour ces jeux, c' était à qui céderait parcourtoisie ; et alors leur contact ne pouvait guèreme préparer aux froissements de l' avenir.Or, un jour, ils vinrent gentiment me faire cadeaud' un papillon fort rare : le " citron-aurore " , qui estd' un jaune pâle un peu vert, comme le " citron "commun, mais qui porte, sur les ailes supérieures,une sorte de nuage délicieusement rose, d' une teintede soleil levant. C' était, disaient-ils, dans leurdomaine de Bories, sur les regains d' automne, qu' ilsvenaient de le prendre-avec tant de précautionsdu reste qu' aucune trace de leurs doigtsn' apparaissait sur ses couleurs fraîches. Et quandje le reçus de leurs mains, vers midi, dans levestibule de la maison de mon oncle, toujours fermédans la journée

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à cause de la lourde chaleur du dehors, onentendait, à la cantonade, mon grand cousin quichantait, d' une voix atténuée en fausset plaintif demontagnard. Il se faisait quelquefois cette voix-là,qui me causait maintenant une mélancolie étrangedans le silence des derniers midis de septembre. Etc' était toujours pour recommencer la même vieillechanson : " ah ! Ah ! La bonne histoire... " qu' illaissait aussitôt mourir sans l' achever jamais. àpartir de ce moment donc, le domaine de Bories, lepapillon aurore, et le petit refrain mélancolique dela " bonne histoire " furent inséparablement liés dansmon souvenir...vraiment, je crains de parler trop souvent de cesassociations incohérentes d' images qui m' étaientjadis si habituelles ; c' est la dernière fois, je n' yreviendrai plus. Mais on verra combien il étaitimportant, pour ce qui va suivre, de noter encorecette association-là.

CHAPITRE L

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Nous revînmes au commencement d' octobre. Mais unévénement bien pénible pour moi marqua ce retour : onme mit au collège ! Comme externe bien entendu ; et

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encore allait-il sans dire que je serais toujoursconduit et ramené, par crainte des mauvaisesfréquentations. Mon temps d' études universitairesdevait se réduire à quatre années de l' externat leplus libre et le plus fantaisiste.Mais c' est égal, à partir de cette date fatale, monhistoire se gâte beaucoup.La rentrée était à deux heures de l' après-midi,et par une de ces délicieuses journées d' octobre,chaudes, tranquillement ensoleillées, qui sontcomme un adieu très mélancolique de l' été. Il eutfait si beau, hélas ! Là-bas, sur les montagnes,

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dans les bois effeuillés, dans les vignes roussies !Au milieu d' un flot d' enfants qui parlaient tousà la fois, je pénétrai dans ce lieu de souffrance. Mapremière impression fut toute d' étonnement et dedégoût, devant la laideur des murs barbouillésd' encre, et devant les vieux bancs de bois luisants,usés, tailladés à coups de canif, où l' on sentait quetant d' écoliers avaient souffert. Sans me connaître,ils me tutoyaient, mes nouveaux compagnons, avecdes airs protecteurs ou même narquois ; moi, je lesdévisageais timidement, les trouvant effrontés et,pour la plupart, fort mal tenus.J' avais douze ans et demi, et j' entrais en troisième ;mon professeur particulier avait déclaré que j' étaisde force à suivre, si je voulais, bien que mon petitsavoir fût très inégal. On composait ce premier jour,en version latine, pour le classement d' entrée, et jeme rappelle que mon père m' attendait lui-même assezanxieusement à la sortie de cette séance d' essai. Jelui répondis que j' étais second sur une quinzaine,étonné qu' il parût attacher tant d' importance à unechose qui m' intéressait si peu. ça m' était bien égalà moi ! Navré comme j' étais, en quoi ce détailpouvait-il m' atteindre ?Plus tard, du reste, je n' ai pas connu davantagel' émulation. être dernier m' a toujours paru le

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moindre des maux qu' un collégien est appelé à souffrir.Les semaines qui suivirent furent affreusementpénibles. Vraiment je sentais mon intelligence serétrécir sous la multiplicité des devoirs et despensums ; même le champ de mes petits rêves se

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fermait peu à peu. Les premiers brouillards, lespremières journées grises ajoutaient à tout cela leurdésolée tristesse. Les ramoneurs savoyards étaientaussi revenus, poussant leur cri d' automne, quidéjà, les années précédentes, me serrait le coeurà me faire pleurer. Quand on est enfant, l' approched' un hiver amène des impressions irraisonnées defin de toutes choses, de mort par le sombre et parle froid ; les durées semblent si longues, à cet âge,qu' on n' entrevoit même pas le renouveau d' aprèsqui ramènera tout.Non, c' est quand on est déjà pas mal avancé dans lavie et qu' il faudrait au contraire faire plus decas de ses saisons comptées, c' est seulement alorsqu' on regarde un hiver comme rien.J' avais un calendrier où j' effaçais lentement lesjours ; vraiment, au début de cette année de collège,j' étais oppressé par la perspective de tant de mois,et de mois interminables comme ils étaient alors,

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dont il faudrait subir le passage avant d' atteindreseulement ces vacances de pâques, ce répit de huitjours dans l' ennui et la souffrance ; j' étais sanscourage, parfois j' avais des instants de désespoir,devant la longueur traînante du temps.Bientôt le froid, le vrai froid vint, aggravantencore les choses. Oh ! Ces retours du collège, lesmatins de décembre, quand pendant deux mortellesheures on s' était chauffé à l' horrible charbon deterre, et qu' il fallait subir le vent glacé de la ruepour rentrer chez soi ! Les autres petits gambadaient,sautaient, se poussaient, savaient faire desglissades quand par hasard les ruisseaux étaientgelés... moi, je ne savais pas, et puis cela m' eûtsemblé de la plus haute inconvenance ; du reste on meramenait et je revenais posément, transi ; humiliéd' être conduit, raillé quelquefois par les autres,pas populaire parmi ceux de ma classe, et dédaigneuxde ces compagnons de chaîne avec lesquels je ne mesentais pas une idée commune.Le jeudi même, il y avait des devoirs qui duraienttout le jour. Des pensums aussi, d' absurdes pensums,que je bâclais d' une affreuse écriture déformée, oupar lesquels j' essayais toutes les ruses écolières,décalcages et porte-plumes à cinq becs.

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Et dans mon dégoût de la vie, je ne me soignaismême plus ; je recevais maintenant des remontrancespour être mal peigné, pour avoir les mains sales(d' encre s' entend)... mais si j' insistais, jefinirais par mettre dans mon récit tout le pâleennui de ce temps-là.

CHAPITRE LI

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" Gâteaux ! gâteaux ! Mes bons gâteaux toutchauds ! " elle avait repris ses courses nocturnes,son pas rapide et son refrain, la bonne vieillemarchande. Régulière comme un automate, elle passait,avec le même empressement, aux mêmes heures. Et leslongues veillées d' hiver étaient recommencées,pareilles à celles de tant d' années précédentes,pareilles encore à celles de deux ou trois années quisuivirent.à huit heures toujours, les dimanches soir, arrivaientnos voisins les D, avec Lucette, et d' autresvoisins aussi, avec une toute petite fille appeléeMarguerite qui venait de se glisser dans monintimité.Cette année-là, un nouveau divertissement fut

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inauguré, pour la clôture de ces soirées des dimanchesd' hiver sur lesquelles flottait plus attristante quejamais la pensée des devoirs du lendemain. Après lethé, quand je pressentais que c' était fini, qu' onallait partir, j' entraînais cette petite Margueritedans la salle à manger, et nous nous mettions àcourir comme des fous autour de la table ronde,faisant à qui attraperait l' autre, avec une espècede rage. Elle était tout de suite attrapée, cela vasans dire, moi presque jamais ; aussi était-ce toujourselle qui poursuivait, et avec acharnement, en frappantdes mains sur la table, en criant, en menant untapage d' enfer. à la fin, les tapis étaient retournés,les chaises dérangées, tout au pillage. Nous trouvionscela stupide, nous les premiers, -et c' était dureste beaucoup plus enfant que mon âge. Je ne savaismême rien de mélancolique comme ce jeu des fins de

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dimanche, sur lequel planait l' effroi de recommencerdemain matin la pénible série des classes. C' étaitsimplement une manière de prolonger in extremis cette journée de trêve ; une manière de m' étourdir àforce de bruit.C' était aussi comme un défi jeté à ces devoirs quin' étaient jamais faits, qui pesaient sur maconscience, qui troubleraient bientôt mon sommeil, etqu' il faudrait bâcler avec fièvre demain matin dans ma

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chambre, à la lueur d' une bougie, ou à l' aube griseet glacée, avant l' heure odieuse de repartir pour lecollège.On était un peu consterné, au salon, d' entendrede loin cette bacchanale ; de voir surtout qu' ellem' amusait maintenant plus que les sonates à quatremains, plus que la " belle bergère " ou les " proposdiscordants " .Et ce tournoiement triste autour de cette tablefut recommencé tous les dimanches, sur la pointede dix heures et demie, pendant au moins deuxhivers... le collège ne me valait rien décidément, etencore moins les pensums ; tout cela, qui m' avaitpris trop tard et à rebours, me diminuait,m' éteignait, m' abêtissait. Même au point de vue dufrottement avec mes pareils, le but qu' on avait cruatteindre était manqué aussi complètement que possible.Peut-être, si j' avais partagé leurs jeux et leursbousculades... mais je ne les voyais jamais qu' enclasse, sous la férule des professeurs, c' étaitinsuffisant ; j' étais déjà devenu un petit être tropspécial pour rien prendre de leur manière ; alors jem' enfermais et m' accentuais encore plus dans la mienne.Presque tous plus âgés et plus développés que moi,ils étaient beaucoup plus délurés aussi, et plusavancés pour les choses pratiques de la vie ; de là

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chez eux une sorte de pitié et d' hostilité vis-à-vis demoi, que je leur rendais en dédain, sentant combienils auraient été incapables de me suivre danscertaines envolées de mon imagination.Avec les petits paysans des montagnes ou les petitspêcheurs de l' île je n' avais jamais été fier ; nousnous entendions par des côtés communs de simplicitéun peu primitive et d' extrême enfantillage ; à

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l' occasion, j' avais joué avec eux comme avec deségaux. Tandis que j' étais fier avec ces enfants ducollège, qui, eux, me trouvaient bizarre et poseur.Il m' a fallu bien des années pour corriger cetorgueil, pour redevenir simplement quelqu' un commetout le monde ; surtout pour comprendre qu' on n' estpas au-dessus de ses semblables, parce que-pourson propre malheur-on est prince et magiciendans le domaine du rêve...

CHAPITRE LII

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le théâtre de Peau-d' âne, très agrandi enprofondeur, avec une série prolongée de portants,était maintenant monté à poste fixe chez tante Claire.La petite Jeanne, plus intéressée depuis lesnouveaux déploiements de mise en scène, venait plussouvent ; elle peignait des fonds, sous mes ordres, etj' aimais ces moments-là où je reprenais sur elletoute ma supériorité. Nous possédions maintenant,dans nos réserves, de pleines boîtes de personnagesayant chacun leur nom et leur rôle, et, pour lesdéfilés fantastiques, des régiments de monstres, debêtes, de gnomes, modelés en pâte et peints àl' aquarelle.Je me souviens de notre satisfaction, de notreenthousiasme, le jour où fut essayé le grand décor

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circulaire sans portants qui représentait le " vide " .Des petits nuages roses, éclairés par côté au jourfrisant, erraient dans une étendue bleue que desvoiles de gaze rendaient indécise. Et le char d' unefée aux cheveux de soie, trainé par deux papillons,s' avançait au milieu, soutenu par d' invisibles fils.Cependant rien n' aboutissait complètement, parceque nous ne savions pas nous borner ; c' étaientchaque fois des conceptions nouvelles, toujours deplus étonnants projets, et la répétition généraleétait reculée de mois en mois, jusque dans un avenirimprobable...toutes les entreprises de ma vie auront, ou onteu déjà, le sort de cette Peau-d' âne...

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CHAPITRE LIII

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parmi ces professeurs qui sévirent si cruellementcontre moi pendant mes années de collège-etqui avaient tous des surnoms-les plus terribles,sans contredit, furent le boeuf apis et legrand-singe-noir. (j' espère que s' ils lisaient ceci,ils comprendraient à quel point de vue enfantin jeme replace pour l' écrire. Si je les retrouvaisaujourd' hui, j' irais sans nul doute à eux la maintendue, en m' excusant d' avoir été leur élève trèsindocile).Oh ! Le grand-singe surtout, je le haïssais ! Quanddu haut de sa chaire il laissait tomber cette phrase :" vous me ferez cent lignes, vous, le petit sucrélà-bas ! " je lui aurais sauté à la figure comme unchat outragé. Il a, le premier, éveillé en moi ces

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violences soudaines qui devaient faire partie demon caractère d' homme et que rien ne laissaitprévoir chez l' enfant plutôt patient et doux quej' étais.Et cependant, il serait inexact de dire que j' aieété tout à fait un mauvais élève ; inégal plutôt, àsurprises ; un jour premier, dernier le lendemain,mais restant en somme dans une moyenne acceptable,avec toujours, à la fin de l' année, les prixde version.Rien que ceux-là, par exemple, -et je m' étonnais quetout le monde ne les eût pas, tant cela me semblaitfacile. J' avais au contraire le thème extrêmementrebelle ; la narration, encore davantage.Je désertais de plus en plus mon propre bureau,et c' était chez tante Claire, à côté de l' ours auxpralines, que je subissais avec plus de résignation latorture des devoirs ; sur le mur, dans un recoincaché de la boiserie de cette chambre, un portraità la plume du grand-singe subsiste encore, avecd' autres bonshommes de fantaisie ; l' encre a pâli,jauni, mais on les a respectés et, quand je lesregarde, je retrouve encore du mortel ennui, del' étouffement glacé, -des impressions de collège,enfin.

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Tante Claire était plus que jamais ma ressource,par ces temps durs, cherchant toujours mes motsdans les dictionnaires et se condamnant mêmesouvent à faire à ma place, d' une écriture imitée, lespensums du grand-singe.

CHAPITRE LIV

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-apporte-moi, je te prie, le... deuxième... non,le troisième... tiroir de ma chiffonnière.C' est maman qui parle, s' amusant elle-même deces tiroirs qu' elle me demande chaque jour depuisdes années, -et quelquefois pour le seul plaisir deme les demander, sans en avoir un besoin bienréel. (c' était un des premiers services que j' avaissu lui rendre étant tout petit : lui apporter suivantles cas l' un ou l' autre de ces tiroirs en miniature.Et la tradition nous en est longtemps restée.)à l' époque de ma vie où j' en suis arrivé, c' estgénéralement le soir que se passe cette promenadede tiroirs, à mon retour du collège, quand déjà lejour baisse ; maman est assise à sa place accoutumée,causant ou brodant près de sa fenêtre, sa

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corbeille à ouvrage devant elle ; et la chiffonnière,dont les différents compartiments lui deviennenttour à tour utiles, est située assez loin, dansl' antichambre.Une chiffonnière Louis xv, bien vénérable pouravoir appartenu à nos grand-grand' mères. On ytrouve de très anciennes petites boîtes peinturlurées,qui ont dû être là de tout temps et que les doigtsdes aïeules touchaient sans doute chaque jour. Ilva sans dire que je connais tous les secrets de cescompartiments, maintenus dans un ordre immuable ;il y a l' étage des soies, qui sont classées dans dessacs en rubans ; il y a celui des aiguilles, celui despetites soutaches et celui des petits crochets. Et

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l' arrangement de ces choses est tel encore sans douteque l' avaient conçu les aïeules dont ma mère acontinué la sainte activité.Apporter ces tiroirs de chiffonnière, a été une desjoies, un des orgueils de ma première enfance, etrien n' a changé dans leur organisation depuis cetteépoque-là. Ils m' ont inspiré de tout temps le plustendre respect ; ils sont absolument mêlés pour moià l' image de ma mère et à tout ce que ces mainsbienfaisantes, si agiles au travail, ont fabriqué dejolies petites choses, -jusqu' à la dernière de sesbroderies, qui fut un mouchoir pour moi.

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Vers mes dix-sept ans, après de terribles revers-à une époque tourmentée que ce récit n' embrasserapas, mais dont je puis bien parler puisque j' ai déjàtant de fois, dans de précédents chapitres, empiétésur l' avenir-il m' a fallu, pendant quelques moisenvisager la terreur de me séparer de cette maisonfamiliale et de ce qu' elle contenait de si précieux ;alors, dans les moments où je me mettais à passeren revue, avec un recueillement funèbre, tous lessouvenirs qui allaient m' être arrachés, une de mescruelles angoisses était de me dire : " jamais plusje ne reverrai l' antichambre où était cettechiffonnière, jamais plus je ne pourrai apporter àmaman ces chers tiroirs... "et sa corbeille à ouvrage, toujours celle d' autrefois,que je l' ai priée de ne jamais changer, même malgréun peu d' usure, -et les différents petits bibelotsqui s' y trouvent, étuis, boîtes pour les aiguilles,écrous pour tenir les broderies ! -l' idée que jepourrai connaître un temps où les mains bien aiméesqui touchent journellement ces choses ne les toucherontjamais plus, m' est une épouvante horrible contrelaquelle je ne me sens aucun courage. Tant que jevivrai, évidemment, on conservera tout tel quel, dansune tranquillité de reliques ; mais après, à quiécherra cet héritage qu' on

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ne comprendra plus ; que deviendront ces pauvrespetits riens que je chéris ?Cette corbeille à ouvrage de maman et ces tiroirsde chiffonnière, c' est sans doute ce que j' abandonneraiavec le plus de mélancolie et d' inquiétude, quand

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il faudra m' en aller de ce monde...très puéril en vérité, et j' en suis confus ; -cependant je crois que je pleure presque, en écrivantcela...

CHAPITRE LV

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Avec le tracas toujours croissant des devoirs,depuis bien des mois je n' avais plus le temps de lirema bible, à peine de faire le matin ma prière.Je continuais d' aller très régulièrement au templechaque dimanche ; du reste nous y allions tousensemble. Je respectais le banc de famille, depuis silongtemps connu, -et cette place conservera mêmetoujours pour moi quelque chose d' à part, qui luivient de ma mère.C' était là cependant, au temple, que ma foi necessait de recevoir les atteintes les plusredoutables : celles du froid et de l' ennui. En général,les commentaires, les raisonnements humains,m' amoindrissaient toujours la bible et l' évangile,m' enlevaient des parcelles de leur grande poésiesombre et

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douce. Il était déjà très difficile de toucher à ceschoses, devant un petit esprit comme le mien, sansles abîmer. Le culte de chaque soir en familleramenait seul en moi un vrai recueillement religieuxparce qu' alors les voix qui lisaient ou qui priaientm' étaient chères, et cela changeait tout.Et puis, de mes contemplations continuelles deschoses de la nature, de mes méditations devant lesfossiles venus des montagnes ou des falaises etentassés dans mon musée, naissait déjà, au fin fondde moi-même, un vague panthéisme inconscient.En somme, ma foi, encore très enracinée, trèsvivante, était couverte à présent d' un voile desommeil, qui la laissait capable de se réveiller àcertaines heures, mais qui, en temps ordinaire, enannulait presque les effets. D' ailleurs, je mesentais troublé pour prier ; ma conscience, restéetimorée, n' était jamais tranquille quand je memettais à genoux, -à cause de mes malheureux devoirs

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toujours plus ou moins escamotés, à cause de mesrébellions contre le boeuf apis ou le grand-singe, quej' étais obligé de cacher, de déguiser quelquefoisjusqu' à friser le mensonge. J' avais de cuisantsremords de tout cela, des instants de détresse moraleet alors, pour y échapper, je me jetais plusqu' autrefois dans des jeux bruyants et des fous rires ;à mes heures de

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conscience plus particulièrement troublée, n' osantpas affronter le regard de mes parents, c' était avecles bonnes que je me réfugiais, pour jouer à lapaume, sauter à la corde, faire tapage.Il y avait bien deux ou trois ans que j' avais cesséde parler de ma vocation religieuse et je comprenaisà présent combien tout cela était fini, impossible ;mais je n' avais rien trouvé d' autre pour mettre à laplace. Et quand des étrangers demandaient à quellecarrière on me destinait, mes parents, un peu anxieuxde mon avenir, ne savaient que répondre ; moi encorebien moins...cependant mon frère, qui se préoccupait, luiaussi, de cet avenir indéchiffrable, émit un jourl' idée-dans une de ses lettres qui pour moisentaient toujours les lointains pays enchantés-que le mieux serait de faire de moi un ingénieur,à cause de certaine précision de mon esprit, decertaine facilité pour les mathématiques, qui était,du reste, une anomalie dans mon ensemble. Et,après qu' on m' eut consulté et que j' eus répondunégligemment : " je veux bien, ça m' est égal, " lachose parut décidée.Cette période pendant laquelle je fus destiné àl' école polytechnique dura un peu plus d' un an.Là ou ailleurs, qu' est-ce que cela pouvait me faire ?

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Quand je regardais les hommes d' un certain âgequi m' entouraient, même ceux qui occupaient lespositions les plus honorables, les plus justementrespectées auxquelles je pusse prétendre, et que jeme disais : il faudra un jour être comme l' und' eux, vivre utilement, posément, dans un lieudonné, dans une sphère déterminée, et puisvieillir, et ce sera tout... alors une désespérancesans bornes me prenait ; je n' avais envie de rien de

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possible ni de raisonnable ; j' aurais voulu plus quejamais rester un enfant, et la pensée que les annéesfuyaient, qu' il faudrait bientôt, bon gré, mal gré,être un homme, demeurait pour moi angoissante.

CHAPITRE LVI

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Deux jours par semaine, pendant les classesd' histoire, j' étais mêlé aux élèves des cours demarine, qui portaient des ceintures rouges pour sedonner des airs de matelots et qui dessinaient surleurs cahiers des ancres ou des navires.Je ne songeais point à cette carrière-là pourmoi-même ; à peine deux ou trois fois y avais-jearrêté mon esprit, mais plutôt avec inquiétude :c' était la seule cependant qui pût m' attirer par toutson côté de voyages et d' aventures ; mais ellem' effrayait aussi plus qu' aucun autre, à cause de seslongs exils que la foi ne m' aiderait plus à supportercomme au temps de ma vocation de missionnaire.S' en aller comme mon frère ; quitter pour des

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années ma mère et tous ceux que j' aimais ; pendantdes années, ne pas voir ma chère petite cour reverdirau printemps, ni les roses fleurir sur nos vieuxmurs, non, je ne me sentais pas ce courage.Surtout, il me semblait établi a priori, à causesans doute de mon genre d' éducation, qu' un telmétier, si rude, ne pouvait être pour moi. Et jesavais très bien d' ailleurs, par quelques motsprononcés en ma présence, que si l' idée folle m' envenait jamais, mes parents repousseraient cela bienloin, n' y consentiraient à aucun prix.

CHAPITRE LVII

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Très nostalgiques à présent, les impressions que

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me causait mon musée, quand j' y montais les jeudisd' hiver, après avoir fini mes devoirs ou mespensums, et toujours un peu tard ; la lumièrebaissant déjà, l' échappée de vue sur les grandesplaines s' embrumant en un gris rosé extrêmementtriste. Nostalgie de l' été, nostalgie du soleil et duMidi, amenée par tous ces papillons du jardin de mononcle, qui étaient rangés là sous des verres, partous ces fossiles des montagnes, qui avaient étéramassés là-bas en compagnie des petits Peyral.C' était l' avant-goût de ces regrets d' ailleurs, qui plus tard, après les longs voyages aux payschauds, devaient me gâter mes retours au foyer, mesretours d' hiver.

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Oh ! Il y avait surtout le papillon " citron aurore " !à certains moments, j' éprouvais un amer plaisir à lefixer, pour approfondir et chercher à comprendre lamélancolie qui me venait de lui. Il était dans unevitrine du fond ; ses deux nuances si fraîches et siétranges, comme celle d' une peinture de Chine, d' unerobe de fée, s' avivaient l' une par l' autre, formaientun ensemble lumineux quand venait le crépuscule griset quand déjà les autres papillons ses voisinsparaissaient ne plus être que de vilaines petiteschauves-souris noirâtres.Dès que mes yeux s' arrêtaient sur lui, j' entendaisla chanson traînante, somnolente, en faussetmontagnard : " ah ! Ah ! La bonne histoire ! ... " puisje revoyais le porche blanchi du domaine de Bories,au milieu d' un silence de soleil et d' été. Alors unimmense regret me prenait des vacances passées ;tristement je constatais le recul où elles étaient déjàdans les temps accomplis et le lointain où setenaient encore les vacances à venir ; puis d' autressentiments inexpressibles m' arrivaient aussi, sortistoujours des mêmes insondables dessous, et complétantun bien étrange ensemble.Ce rapprochement du papillon, de la chanson et deBories, continua longtemps de me causer destristesses que tout ce que j' ai essayé de diren' explique

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pas suffisamment ; cela dura jusqu' à l' époqueoù un grand vent d' orage passa sur ma vie, emportant

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la plupart de ces petites choses d' enfance.Quelquefois, en présence du papillon, dans lecalme gris des soirs d' hiver, j' allais jusqu' àchanter moi-même le petit refrain plaintif de la" bonne histoire " en me faisant la voix très flûtéequ' il fallait ; alors le porche de Boriesm' apparaissait plus nettement encore, lumineux etdésolé, par un midi de septembre ; c' était un peucomme l' association qui s' est faite plus tard dans matête entre les chants en fausset plaintif des Arabeset les blancheurs de leurs mosquées, les suaires dechaux de leurs portiques...il existe encore, ce papillon, dans tout l' éclat deses deux nuances bizarres, momifié sous sa vitre,aussi frais qu' autrefois, et il est resté pour moi unesorte de gris-gris auquel je tiens beaucoup. Cespetits de Sainte-Hermengarde, -que j' ai perdus devue depuis des années et qui sont maintenantattachés d' ambassade quelque part en Orient, -s' ilslisent ceci, seront bien étonnés sans douted' apprendre quel prix les circonstances ont donné àleur cadeau.

CHAPITRE LVIII

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De ces hivers, empoisonnés maintenant par la viede collège, l' événement capital était toujours lafête des étrennes.Dès la fin de novembre, nous avions coutume, masoeur, Lucette et moi, d' afficher chacun la liste deschoses qui nous faisaient envie ; dans nos deuxfamilles, tout le monde nous préparait des surprises,et le mystère qui entourait ces cadeaux était mongrand amusement des derniers jours de l' année. Entreparents, grand' mères et tantes, commençaient, pourm' intriguer davantage, de continuelles conversationsà mots couverts ; des chuchotements, qu' on faisaitmine d' étouffer dès que je paraissais...entre Lucette et moi, cela devenait même un vraijeu de devinettes. Comme pour les " mots à double

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sens " , on avait le droit de se poser certainesquestions déterminées, -par exemple, la très

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saugrenue que voici : " ça a-t-il des poils de bête ? "et les réponses étaient dans ce genre :-ce que ton père te donne (un nécessaire detoilette en peau) en a eu, mais n' en a plus ;cependant, à quelques parties de l' intérieur (lesbrosses), on a cru devoir en ajouter de postiches. Ceque ta maman te donne (une fourrure avec un manchon)en a quelques-uns encore. Ce que ta tante te donne(une lampe) aide à mieux voir ceux qu' ont les bêtessur le dos ; mais... attends, oui, je crois bien queça n' en a pas soi-même...par les crépuscules de décembre, entre chien etloup, quand on était assis sur les petits tabouretsbas, devant les feux de bois de chêne, on poursuivaitla série de ces questions de jour en jour pluspalpitantes, jusqu' au 31, jusqu' au grand soir desmystères dévoilés...ce soir là, les cadeaux des deux familles, enveloppés,ficelés, étiquetés, étaient réunis sur des tables,dans une salle dont l' entrée nous avait été interdite,à Lucette et à moi, depuis la veille. à huit heures,on ouvrait les portes et tout le monde pénétrait encortège, les aïeules les premières, chacun venantchercher son lot dans ce fouillis de paquets blancs

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attachés de faveurs. Pour moi, entrer là était unmoment de joie telle que, jusqu' à douze ou treizeans, je n' ai jamais pu me tenir de faire des sauts decabri, en manière de salut, avant de franchir leseuil.On faisait ensuite un souper de onze heures, etquand la pendule de la salle à manger sonnaitminuit, tranquillement, de son même timbre impassible,on se séparait, aux premières minutes d' une de cesannées d' autrefois, enfouies à présent sous la cendrede tant d' autres.Je me couchais ce soir-là avec toutes mes étrennesdans ma chambre auprès de moi, gardant même surmon lit les préférées. Je m' éveillais ensuite demeilleure heure que de coutume pour les revoir ;elles enchantaient ce matin d' hiver, premier del' année nouvelle.Une fois, il y eut dans le nombre un grand livreà images, traitant du monde antédiluvien.Les fossiles avaient commencé de m' initier auxmystères des créations détruites.Je connaissais déjà plusieurs de ces sombres bêtes,qui, aux temps géologiques, ébranlaient les forêtsprimitives de leurs pas lourds ; depuis longtemps, jem' inquiétais d' elles, -et je les retrouvai là toutes,

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dans leur milieu, sous leur

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ciel de plomb, parmi leurs hautes fougères.Le monde antédiluvien, qui déjà hantait monimagination, devint un de mes plus habituels sujets derêve ; souvent, en y concentrant toute mon attention,j' essayais de me représenter quelque monstrueuxpaysage d' alors, toujours par les mêmes crépusculessinistres, avec des lointains pleins de ténèbres ; puis,quand l' image ainsi créée arrivait tout à fait aupoint comme une vision véritable, il s' en dégageaitpour moi une tristesse sans nom, qui en était commel' âme exhalée, -et aussitôt c' était fini, celas' évanouissait.Bientôt aussi un nouveau décor de Peau-d' ânes' ébaucha, qui représentait un site de la période dulias : c' était, dans une demi-obscurité, sousd' accablantes nuées, un morne marécage où, parmi desprêles et des fougères, remuaient lentement desbêtes disparues.Du reste, Peau-d' âne commençait à ne plus êtrePeau-d' âne ; je renonçais peu à peu aux personnages,qui me choquaient maintenant par leurs inadmissiblesattitudes de poupées ; ils dormaient déjà, lespauvres petits, relégués dans ces boîtes d' où sansdoute on ne les exhumera jamais.Mes nouveaux décors n' avaient plus rien de communavec la pièce : des dessous de forêts

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vierges, des jardins exotiques, des palais d' Orientnacrés et dorés ; tous mes rêves enfin, quej' essayais de réaliser là avec mes petits moyensd' alors, en attendant mieux, en attendantl' improbable mieux de l' avenir...

CHAPITRE LIX

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cependant, après ce pénible hiver passé sous lacoupe du boeuf apis et du grand-singe, le printemps

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revint encore, très troublant toujours pour lesécoliers, qui ont des envies de courir, qui netiennent plus en place, que les premiers jours tièdesmettent hors d' eux-mêmes. Les rosiers poussaientpartout sur nos vieux murs ; ma chère petite courdevenait de nouveau bien tentante, au soleil de mars,et je m' y attardais longuement à regarder s' éveillerles insectes et voler les premiers papillons, lespremières mouches. Peau-d' âne même en était négligée.On ne venait plus me conduire au collège ni m' ychercher ; j' avais obtenu la suppression de cet usage,qui me rendait ridicule aux yeux de mes pareils.Et souvent, pour m' en revenir, je faisais un léger

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détour par les remparts tranquilles, d' où l' on voyaitles villages et un peu des lointains de la campagne.Je travaillais avec moins de zèle que jamais, ceprintemps-là ; le beau temps qu' il faisait dehors memettait la tête à l' envers.Et une des parties où j' étais le plus nul étaitassurément la narration française ; je rendaisgénéralement le simple " canevas " sans avoir trouvé lamoindre " broderie " pour l' orner. Dans la classe,il y en avait un qui était l' aigle du genre et dont onlisait toujours à haute voix les élucubrations. Oh !Tout ce qu' il glissait là-dedans de jolies choses !(il est devenu, dans un village de manufactures, leplus prosaïque des petits huissiers.) un jour que lesujet proposé était : " un naufrage " , il avait trouvédes accents d' un lyrisme ! ... et j' avais donné, moi,une feuille blanche avec le titre et ma signature.Non, je ne pouvais pas me décider à développer lessujets du grand-singe : une espèce de pudeurinstinctive m' empêchait d' écrire les banalitéscourantes, et quant à mettre des choses de mon cru,l' idée qu' elles seraient lues, épluchées par cecroquemitaine, m' arrêtait net.Cependant j' aimais déjà écrire, mais pour moi toutseul par exemple, et en m' entourant d' un mystèreinviolable. Pas dans le bureau de ma

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chambre, que souillaient mes livres et mes cahiersde collège, mais dans le très petit bureau ancien quifaisait partie du mobilier de mon musée, existaitdéjà quelque chose de bizarre qui représentait mon

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journal intime, première manière. Cela avait desaspects de grimoire de fée ou de manuscrit d' Assyrie ;une bande de papier sans fin s' enroulait sur unroseau ; en tête, deux espèces de sphinx d' égypte, àl' encre rouge, une étoile cabalistique, -et puiscela commençait, tout en longueur comme le papier, etécrit en une cryptographie de mon invention. Un anplus tard seulement, à cause des lenteurs que cescaractères entraînaient, cela devint un cahierd' écriture ordinaire, mais je continuai de le tenircaché, enfermé sous clef comme une oeuvre criminelle.J' y inscrivais, moins les événements de ma petiteexistence tranquille, que mes impressionsincohérentes, mes tristesses des soirs, mes regrets desétés passés et mes rêves de lointains pays... j' avaisdéjà ce besoin de noter, de fixer des images fugitives,de lutter contre la fragilité des choses et demoi-même, qui m' a fait poursuivre ainsi ce journaljusqu' à ces dernières années... mais, en cetemps-là, l' idée que quelqu' un pourrait un jour yjeter les yeux m' était insupportable ; à tel point que,si je partais pour quelque petit voyage dans l' îleou ailleurs, j' avais

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soin de le cacheter et d' écrire solennellement surl' enveloppe : " c' est ma dernière volonté que l' onbrûle ce cahier sans le lire. "mon dieu, j' ai bien changé depuis cette époque.Mais ce serait beaucoup sortir du cadre de ce récitd' enfance, que de conter par quels hasards et parquels revirements dans ma manière, j' en suis venuà chanter mon mal et à le crier aux passantsquelconques, pour appeler à moi la sympathie desinconnus les plus lointains ; -et appeler avec plusd' angoisse à mesure que je pressens davantage lafinale poussière... et, qui sait ? En avançant dans lavie, j' en viendrai peut-être à écrire d' encore plusintimes choses qu' à présent on ne m' arracherait pas,-et cela pour essayer de prolonger, au-delà de mapropre durée, tout ce que j' ai été, tout ce que j' aipleuré, tout ce que j' ai aimé...

CHAPITRE LX

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ce même printemps-là, il y eut un retour dupère de la petite Jeanne qui me frappa beaucoup.Depuis quelques jours, sa maison était sens dessusdessous, dans les préparatifs et la joie de cettearrivée prochaine. Et, la frégate qu' il commandaitétant rentrée dans le port un peu plus tôt qu' onn' avait supposé, je le vis de ma fenêtre un beau soir,qui revenait chez lui, seul, se hâtant dans la ruepour surprendre son monde... il arrivait de je nesais quelle colonie éloignée après deux ou trois ansd' absence, et il me parut qu' il n' avait pas changéd' aspect... on rentrait donc au foyer tout de même !Elles finissaient donc, ces années d' exil, quiaujourd' hui du reste me faisaient déjà l' effet d' êtremoins longues qu' autrefois ! ... mon frère lui aussi,

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à l' automne prochain, allait nous revenir ; ceserait bientôt comme s' il ne nous avait jamaisquittés.Et quelle joie, sans doute, que ces retours ! Etquel prestige environnait ceux qui arrivaient de siloin !Le lendemain, chez Jeanne, dans sa cour, jeregardais déballer d' énormes caisses en bois des paysétrangers ; quelques-unes étaient recouvertes de toilesgoudronnées, débris de voiles sans doute, quisentaient la bonne odeur des navires et de la mer ;deux matelots à large col bleu s' empressaient àdéclouer, à découdre ; et ils retiraient de là-dedansdes objets d' apparence inconnue qui avaient dessenteurs de " colonies " ; des nattes, desgargoulettes, des potiches ; même des cocos et d' autresfruits de là-bas...le vieux grand-père de Jeanne, ancien marin luiaussi, était à côté de moi, surveillant du coin del' oeil ce déballage, et tout à coup, d' entre desplanches que l' on séparait à coups de masse, nousvîmes s' échapper de vilaines petites bêtes brunes,empressées, sur lesquelles les deux matelotssautèrent à pieds joints pour les tuer :-des cancrelats, n' est-ce pas, commandant ?Demandai-je au grand-père.

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-comment ! Tu connais ça, toi, petit terrien ?

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Me répondit-il en riant.à vrai dire, je n' en avais jamais vu ; mais desoncles à moi, qui avaient habité dans leurcompagnie, m' en avaient beaucoup parlé. Et j' étais ravide faire une première connaissance avec ces bêtes,qui sont spéciales aux pays chauds et aux navires...

CHAPITRE LXI

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le printemps ! Le printemps !Sur les murs de ma cour, les rosiers blancs étaientfleuris, les jasmins étaient fleuris, leschèvrefeuilles retombaient en longues guirlandes,délicieusement odorantes.Je recommençais à vivre là du matin au soir, dansl' intimité des plantes et des vieilles pierres,écoutant le jet d' eau bruire à l' ombre du grandprunier, examinant les graminées et les mousses desbois égarées sur les bords de mon bassin, et, ducôté ardent, où donnait tout le jour le soleil,comptant les boutons des cactus.

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Les départs du mercredi soir pour la Limoise étaientaussi recommencés, -et j' en rêvais, cela va sansdire, d' une semaine à l' autre, au grand détrimentdes leçons et des devoirs.

CHAPITRE LXII

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Je crois que le printemps de cette année-là futvraiment le plus radieux, le plus grisant desprintemps de mon enfance, par contraste sans douteavec le si pénible hiver pendant lequel avait tout letemps sévi le grand-singe.Oh ! La fin de mai, les hauts foins, puis lesfauchages de juin ! Dans quelle lumière d' or je revoistout cela !

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Les promenades du soir, avec mon père et ma soeur,se continuaient comme dans mes premières années ;ils venaient maintenant m' attendre à la sortie ducollège, à quatre heures et demie et nous partionsdirectement pour les champs. Notre prédilection, ceprintemps-là, se maintint pour certaines prairiespleines d' amourettes roses ; et au retour

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je rapportais toujours des gerbes de ces fleurs.Dans cette même région, venait d' éclore unepeuplade éphémère de toutes petites phalènes noireset roses (du même rose que les amourettes) quidormaient posées partout sur les longues tiges desherbes, et qui s' envolaient comme un effeuillementde pétales de fleurs, dès qu' on agitait ces foins.C' est à travers d' exquises limpidités d' atmosphèrede juin, que me réapparaît tout cela... pendant laclasse de l' après-midi, l' idée de ces grandes prairiesqui m' attendaient, me troublait encore plus que l' airtiède et les senteurs printanières entrant à pleinesfenêtres.Mais j' ai surtout gardé le souvenir d' un soir oùma mère nous avait promis, par exception, d' êtrede la promenade, pour voir, elle aussi, ces champsd' amourettes. Cette fois-là, plus distrait que decoutume, j' avais été menacé de retenue par legrand-singe, et tout le temps de la classe je m' étaiscru puni. Cette retenue du soir, qui nous gardait uneheure de plus par ces beaux temps de juin, étaittoujours un cruel supplice. Mais surtout j' avais lecoeur serré en songeant que maman viendraitprécisément là m' attendre, -et que les printempsétaient courts, qu' on allait bientôt faucher les foins,que

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peut-être une autre soirée aussi radieuse ne seretrouverait plus de l' année...aussitôt la classe finie, j' allai anxieusementconsulter la liste fatale, entre les mains du maîtred' études : je n' y étais pas ! Le grand-singe-noirm' avait oublié, ou fait grâce !Oh ! Ma joie alors de sortir en courant de cecollège, d' apercevoir maman qui avait tenu sapromesse, et qui m' attendait là, souriante, avec monpère et ma soeur... l' air qu' on respirait dehors était

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plus exquis que jamais, d' une tiédeur embaumée, etla lumière avait un resplendissement de pays chaud.-quand je repense à ce moment-là, à ces présd' amourettes, à ces phalènes roses, il se mêle à monregret une espèce d' anxiété indéfinissable, commedu reste chaque fois que je me retrouve en présencede choses qui m' ont frappé et charmé par desdessous mystérieux, avec une intensité que je nem' explique pas.

CHAPITRE LXIII

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J' ai déjà dit que j' avais toujours été beaucoup plusenfant que mon âge. Si on pouvait mettre en présencele personnage que j' étais alors et quelques-unsde ces petits Parisiens de douze ou treize ansélevés par les méthodes les plus perfectionnées et lesplus modernes, qui déjà déclament, pérorent, ont desidées en politique, me glacent par leurs conversations,comme ce serait drôle et avec quel dédain ilsme traiteraient !Je m' étonne moi-même de la dose d' enfantillageque je conservais pour certaines choses, car, en faitd' art et de rêve, malgré le manque de procédé, lemanque d' acquis, j' allais bien plus loin et plus haut

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qu' à présent, c' est incontestable ; et, si ce grimoireenroulé sur un roseau, dont je parlais tout à l' heure,existait encore, il vaudrait vingt fois ces notespâles, sur lesquelles il me semble déjà qu' on asecoué de la cendre.

CHAPITRE LXIV

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Ma chambre, où je ne m' installais plus jamaispour travailler, où je n' entrais plus guère que lesoir pour dormir, redevint pendant ce beau mois de

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juin mon lieu de délices, après le dîner, par leslongs crépuscules tièdes et charmants. C' est quej' avais inventé un jeu, un perfectionnement du raten guenilles que les gamins vulgaires font courir aubout d' une ficelle, le soir, dans les jambes despassants. Et cela m' amusait, mais d' une façon inouïe,sans lassitude possible. Cela m' amuserait encoreautant, si j' osais, et je souhaite que mon inventionsoit imitée par tous les petits auxquels on aural' imprudence de laisser lire ce chapitre.Voici : de l' autre côté de la rue, juste en face dema fenêtre et au premier étage aussi, demeurait une

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bonne vieille fille appelée mademoiselle Victoire(avec de grands bonnets à ruche du temps passé etdes lunettes rondes). J' avais obtenu d' ellel' autorisation de fixer à l' arrêtoir de soncontrevent une ficelle qui traversait la rue, etvenait chez moi s' enrouler en pelote sur un bâton.Le soir, dès que le jour baissait, un oiseau de mafabrication-espèce de corbeau saugrenu charpentéen fil de fer avec des ailes de soie noire-sortaitsournoisement d' entre mes persiennes, aussitôtrefermées, et descendait, d' une allure drôle, seposer au milieu de la rue sur les pavés. Un anneauauquel il était suspendu, pouvait courir librement lelong de la ficelle, devenue invisible au crépuscule,et, tout le temps, je le faisais sautiller, sautillerpar terre, dans une agitation comique.Et quand les passants se baissaient pour regarderquelle était cette invraisemblable bête qui setrémoussait tant, -crac ! Je tirais bien fort lebout gardé dans ma main : l' oiseau alors remontaittrès haut en l' air, après leur avoir sauté au nez.Oh ! Derrière mes persiennes, me suis-je amusé,ces beaux soirs-là ; ai-je ri, tout seul, des cris, deseffarements, des réflexions, des conjectures. Ce quim' étonne, c' est qu' après le premier moment defrayeur, les gens prenaient le parti de rire autant

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que moi ; il est vrai, la plupart étaient des voisins,qui devinaient de qui cette mystification devait leurvenir, -et j' étais aimé dans mon quartier en cetemps-là. Ou bien c' étaient des matelots, passants debonne composition, qui se montrent en général

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indulgents aux enfantillages-et pour cause.Mais ce qui restera pour moi incompréhensible,c' est que, dans ma famille, où on péchait plutôt parexcès de réserve, on ait pu fermer les yeuxlà-dessus, tolérer même tacitement ce jeu pendant toutun printemps ; je ne me suis jamais expliqué cemanque de correction, et les années, au lieu dem' éclaircir ce mystère, n' ont fait que me le rendreplus surprenant encore.Cet oiseau noir est naturellement devenu une demes nombreuses reliques : de loin en loin, tous lesdeux ou trois ans, je le regarde : un peu mité, maisme rappelant toujours les belles soirées des mois dejuin disparus, les griseries délicieuses des anciensprintemps.

CHAPITRE LXV

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Les jeudis de Limoise, à la rage du soleil, quandtout dormait accablé dans la campagne silencieuse,j' avais pris l' habitude de grimper sur le vieux murd' enceinte, au fond du jardin, et d' y resterlongtemps, à califourchon, immobile à la même place,les touffes de lierre me montant jusqu' aux épaules,toutes les mouches et toutes les sauterellesbruissant autour de moi. Comme du haut d' unobservatoire, je contemplais la campagne chaude etmorne, les bruyères, les bois, et les légers voilesblancs du mirage, que l' extrême chaleur agitait sanscesse d' un petit mouvement tremblant de surface delac. Ces horizons de la Limoise conservaient encorepour moi l' espèce de mystère d' inconnu que je leuravais prêté pendant les premiers étés de ma vie. Larégion

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un peu solitaire qu' on voyait du haut de ce mur,je me la représentais comme devant se continuerindéfiniment ainsi, par des landes et des bois, envrai site de contrée primitive ; j' avais beau trèsbien savoir, à présent, qu' au-delà se trouvaient,comme ailleurs, des routes, des cultures et des villes,je réussissais à garder l' illusion de la sauvageriede ces lointains.

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Du reste, pour mieux me tromper moi-même, j' avaissoin de cacher, avec mes doigts repliés enlongue-vue, tout ce qui pouvait me gâter cetensemble désert : une vieille ferme là-bas, avec uncoin de vigne labourée et un bout de chemin. Et là,tout seul, distrait par rien dans ce silence plein debourdonnements d' insectes, dirigeant toujours lecreux de ma main vers les parties les plus agrestesd' alentour, j' arrivais très bien à me donner desimpressions de pays exotiques et sauvages.Des impressions de Brésil surtout. Je ne sais paspourquoi c' était plutôt le Brésil, que le bois voisinme représentait, dans ces moments de contemplations.Et il me faut dire en passant comment est ce bois,le premier de tous les bois de la terre que j' aieconnu et celui que j' ai le plus aimé : de très vieuxchênes verts, arbres aux feuilles persistantes et

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d' une couleur sombre, formant un peu colonnade detemple avec leurs troncs élancés ; et là-dessous,aucune broussaille, mais un sol à part, constammentsec, recouvert toute l' année de la même petiteherbe exquise, courte et très fine comme un duvet ;çà et là seulement quelques bruyères, quelquesfilipendules, quelques rares fleurettes d' ombre.

CHAPITRE LXVI

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... En classe, on expliquait l' Iliade, -quej' aurais sans doute aimée, mais qu' on m' avait rendueodieuse avec les analyses, les pensums, lesrécitations de perroquet ; -et tout à coup jem' arrêtai plein d' admiration devant le vers fameux :bê d' akeôn thina polufloisboio thalassés. qui finit comme le bruit d' une lame de maréemontante étalant sa nappe d' écume sur les galetsd' une plage.-remarquez, dit le grand-singe, remarquezl' harmonie initiative.-oh ! Oui, va, j' avais remarqué. Pas besoin

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de me mettre les points sur les i pour de telleschoses.Une de mes grandes admirations, moins justifiéepeut-être, fut ensuite pour ces vers de Virgile :hinc adeo media est nobis via ; namque sepulcrumincipit apparere bianoris : ... depuis le commencement de l' églogue, du reste,je suivais avec intérêt les deux bergers cheminantdans la campagne antique. Et je me la représentaissi bien, cette campagne romaine d' il y a deux milleans : chaude, un peu aride, avec des broussailles dephyllireas et de chênes verts, comme ces régionspierreuses de la Limoise, auxquelles précisément jetrouvais un charme pastoral, un charme d' autrefois.Ils cheminaient, les deux bergers, et maintenantils s' apercevaient que la moitié de leur route étaitfaite, " parce que le tombeau de Bianor leurapparaissait là-bas... " oh ! Comme je le vis surgir,ce tombeau de Bianor ! Ses vieilles pierresmarquaient une tache blanche sur les chemins rouxcouverts de petites plantes un peu brûlées, serpoletsou marjolaines, avec çà et là des arbustes maigres aufeuillage sombre... et la sonorité de ce motbianoris finissant la phrase, évoqua pour moi,tout à coup,

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avec une extraordinaire magie, l' impression desmusiques que les insectes devaient faire autour desdeux voyageurs, dans le silence d' un midi très chaudéclairé par un soleil plus jeune, dans la sereinetranquillité d' un mois de juin antique. Je n' étais plusen classe ; j' étais dans cette campagne, en lasociété de ces bergers, marchant sur des fleurettesun peu brûlées, sur des herbes un peu roussies, parune journée d' été très lumineuse, -mais cependantatténuée et vue dans un certain vague, commeregardée avec une lunette d' approche au fond desâges passés...qui sait ! Si le grand-singe avait deviné ce qui mecausait ce moment de distraction, cela eût peut-êtreamené un rapprochement entre nous.

CHAPITRE LXVII

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Un certain jeudi soir, à la Limoise, tandisqu' arrivait l' heure inexorable de s' en aller, j' étaismonté seul dans la grande chambre ancienne du premierétage où j' habitais. D' abord, je m' étais accoudé à lafenêtre ouverte, pour regarder le soleil rouge dejuillet s' abaisser au bout des champs pierreux et deslandes à fougères, dans la direction de la mer,invisible et pourtant voisine. Toujours mélancoliques,ces couchers de soleil, sur la fin de mes jeudis...puis, à la dernière minute avant le départ, uneidée, que je n' avais jamais eue, me vint de fureterdans cette vieille bibliothèque Louis xv qui étaitprès de mon lit. Là, parmi les livres aux reliuresd' un autre siècle, où les vers, jamais dérangés,perçaient lentement des galeries, je trouvai uncahier

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en gros papier rude d' autrefois, et je l' ouvrisdistraitement... j' appris alors, avec un tressaillementd' émotion, que de midi à quatre heures du soir, le20 juin 1813, par 110 degrés de longitude et 15degrés de latitude australe (entre les tropiquespar conséquent et dans les parages du grand océan),il faisait beau temps, belle mer, jolie brise desud-est, qu' il y avait au ciel plusieurs de cespetits nuages blancs nommés " queues de chat " et que,le long du navire, des dorades passaient...morts sans doute depuis longtemps, ceux qui avaientnoté ces formes fugitives de nuages et qui avaientregardé passer ces dorades... ce cahier, je lecompris, était un de ces registres appelés " journauxde bord " , que les marins tiennent chaque jour ; jene m' en étonnai même pas comme d' une chosenouvelle, bien que n' en ayant encore jamais eu entreles mains. Mais c' était étrange et inattendu pourmoi, de pénétrer ainsi tout à coup dans l' intimitéde ces aspects du ciel et de la mer, au milieu dugrand océan, et à une date si précise d' une annéedéjà si lointaine... oh ! Voir cette mer " belle " ettranquille, ces " queues de chat " jetées surl' immensité profonde de ce ciel bleu, et ces doradesrapides traversant les solitudes australes ! ...dans cette vie des marins, dans leur métier qui

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m' effrayait et qui m' était défendu, que de chosesdevaient être charmantes ! Je ne l' avais jamais sibien senti que ce soir.Le souvenir inoubliable de cette petite lecturefurtive a été cause que, pendant mes quarts à la mer,chaque fois qu' un timonier m' a signalé un passagede dorades, j' ai toujours tourné les yeux pour lesregarder ; et toujours j' ai trouvé une espèce decharme à noter ensuite l' incident sur le journal dubord, -si peu différent de celui que ces marins dejuin 1813 avaient tenu avant moi.

CHAPITRE LXVIII

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Aux vacances qui suivirent, le départ pour le Midiet pour les montagnes m' enchanta plus que lapremière fois.Comme l' année précédente, nous nous mîmes en route,ma soeur et moi, au commencement d' août ; cen' était plus une course à l' aventure, il est vrai ;mais le plaisir de revenir là et d' y retrouver toutce qui m' avait tant charmé, dépassait encorel' amusement de s' en aller à l' inconnu.Entre le point où s' arrêtait le chemin de fer et levillage où nos cousins demeuraient, pendant le longtrajet en voiture, notre petit cocher de louage pritdes traverses risquées, ne se reconnut plus et nouségara, dans les recoins du reste les plus délicieux.Il faisait un temps rare, splendide. Et avec quellejoie

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je saluai les premières paysannes portant sur latête les grands vases de cuivre, les premiers paysansbruns parlant patois, le commencement des terrainscouleur de sanguine et des genévriers demontagne...vers le milieu du jour, pendant une halte pourfaire reposer nos chevaux au creux d' une valléed' ombre, dans un village perdu appelé Veyrac, nousnous assîmes au pied d' un châtaignier, -et là nousfûmes attaqués par les canards de l' endroit, les plushardis, les plus mal élevés du monde, s' attroupantautour de nous avec des cris de la plus haute

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inconvenance. Au départ donc, quand nous fûmesremontés dans notre voiture, ces bêtes s' acharnanttoujours à nous poursuivre, ma soeur se retournavers eux et, avec la dignité du voyageur antiqueoutragé par une population inhospitalière, s' écria :" canards de Veyrac, soyez maudits ! " -mêmeaprès tant d' années, je ne puis penser de sang froidà mon fou rire d' alors. Surtout je ne puis merappeler cette journée sans regretter ceresplendissement de soleil et de ciel bleu, comme àprésent je ne sais plus en voir...à l' arrivée, nous étions attendus sur la route, aupont de la rivière, par nos cousins et par les petitsPeyral qui agitaient leurs mouchoirs.

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Je retrouvai avec bonheur ma petite bande aucomplet. Nous avions un peu grandi les uns et lesautres, nous étions plus hauts de quelquescentimètres ; mais nous vîmes tout de suite qu' àpart cela nous n' avions pas changé, que nous étionsaussi enfants, et disposés aux mêmes jeux.Il y eut un orage effroyable à la tombée de lanuit. Et, pendant qu' il tonnait à tout briser,comme si on eût tiré des salves d' artillerie sur letoit de la maison de mon oncle ; pendant que toutesles vieilles gargouilles du village vomissaient del' eau tourmentée et que des torrents couraient sur lespavés en galets noirs des rues, nous nous étionsréfugiés, les petits Peyral et moi, dans la cuisine,pour y faire tapage plus à notre aise et y danser desrondes.Très grande, cette cuisine ; garnie suivant la modeancienne d' un arsenal d' ustensiles en cuivre rouge,séries de poêles et de chaudrons, accrochés auxmurailles par ordre de grandeur, et brillant commedes pièces d' armure. Il faisait presque noir ; oncommençait à sentir la bonne odeur de l' orage, de laterre mouillée, de la pluie d' été ; et par les épaissesfenêtres Louis xiii, grillées de fer, entraientde minute en minute les grandes lueurs vertesaveuglantes qui nous obligeaient, malgré nous, decligner des

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yeux. Nous tournions, nous tournions comme desfous, en chantant à quatre voix : " l' astre des nuits

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dans son paisible éclat... " une chanson sentimentalequi n' a jamais été faite pour danser, mais quenous scandions drôlement par moquerie, pourl' accomoder en air de ronde. Cela dura je ne saiscombien de temps, cette sarabande de joie, l' oragenous portant sur les nerfs, l' excès de bruit et devitesse tournante nous grisant comme de petitsderviches ; c' était la fête de mon retour célébrée ;c' était une manière d' inaugurer dignement lesvacances, de narguer le grand-singe, d' ouvrir la sériedes expéditions et enfantillages de toutes sortes quiallaient recommencer demain pis que jamais.

CHAPITRE LXIX

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Le lendemain, je m' éveillai au petit jour, entendantun bruit cadencé dont mon oreille s' étaitdéshabituée : le tisserand voisin, commençant déjà,dès l' aube, le va-et-vient de ses métierscentenaires ! ...alors, la première minute d' indécision une foispassée, je me rappelai avec une joie débordante queje venais d' arriver chez l' oncle du Midi ; quec' était le matin du premier jour ; que j' avais enperspective tout un été de grand air et de librefantaisie : août et tout septembre, deux de ces mois,qui me passent à présent comme des jours, mais quime semblaient alors avoir de très respectablesdurées... avec ivresse, au sortir d' un bon sommeil,je repris conscience de moi-même et des réalitésde ma vie ; j' avais " de la joie à mon réveil " ...

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de je ne sais plus quelle histoire, lue l' hiverprécédent, sur les Indiens des grands-lacs, j' avaisretenu ceci qui m' avait beaucoup frappé : un vieuxchef Peau-rouge, dont la fille se languissait d' amourpour un visage-pâle, avait fini par consentir à ladonner à cet étranger, afin qu' elle eût encore dela joie à ses réveils. de la joie à ses réveils ! ... en effet j' avaisremarqué depuis bien longtemps que le moment du réveilest toujours celui où l' on a plus nettementl' impression de ce qui est gai ou triste dans la vie,

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et où l' on trouve plus particulièrement pénibled' être sans joie ; mes premiers petits chagrins, mespremiers petits remords, mes anxiétés de l' avenir,c' était à ce moment toujours qu' ils revenaient pluscruels, -pour s' évanouir très vite, il est vrai, ence temps-là.Plus tard, ils devaient bien s' assombrir, mesréveils ! Et ils sont devenus aujourd' hui l' instant delucidité effroyable où je vois pour ainsi dire lesdessous de la vie dégagés de tous ces mirages encoreamusants qui, dans le jour, reviennent me les cacher ;l' instant où m' apparaissent le mieux la rapidité desannées, l' émiettement de tout ce à quoi j' essaie deraccrocher mes mains, et le néant final, le grandtrou béant de la mort, là tout près, que rien nedéguise plus.

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Ce matin-là donc, j' eus de la joie à mon réveil,et je me levai de bonne heure, ne pouvant teniren paix dans mon lit, empressé d' aller courir, medemandant même par où j' allais commencer matournée d' arrivée.Tous les recoins du village à revoir, et lesremparts gothiques, et la délicieuse rivière. Etle jardin de mon oncle où, depuis l' an passé,les plus improbables papillons avaient pu éliredomicile. Et des visites à faire, dans de vieillesmaisons curieuses, à toutes les bonnes femmes duvoisinage-qui l' été dernier m' avaient comblé,comme par redevance, des plus délicieux raisinsde leurs vignes ; -une certaine madame Jeannesurtout, vieille paysanne riche, qui s' était prised' adoration pour moi, qui faisait toutes mesvolontés, et qui, chaque fois qu' elle passait,revenant du lavoir comme Nausicaa, roulaitd' impayables regards en coulisse du côté de lamaison de mon oncle, à mon intention... et lesvignes et les bois d' alentour, et tous les sentiersde montagnes, et Castelnau là-bas, dressant sestours crénelées sur son piédestal de châtaignierset de chênes, m' appelant dans ses ruines ! ... oùcourir d' abord, et comment se lasser d' un tel pays !La mer, où du reste on ne me conduisait presque

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plus, en était même pour le moment complètement

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oubliée.Après ces deux mois charmants, la pénible rentréedes classes, à laquelle je ne pouvais m' empêcherde songer, devait avoir pour grande diversion leretour de mon frère. Ses quatre ans n' étaientpas tout à fait révolus, mais nous savions qu' ilvenait déjà de quitter l' " île mystérieuse " pour nousrevenir, et nous l' attendions en octobre. Pour moi,ce serait presque une connaissance entièrement àfaire ; je m' inquiétais de savoir s' il m' aimerait enme revoyant, s' il me trouverait à son goût, simille petites choses de moi, -comme par exemplema manière de jouer Beethoven, -lui plairaient.Je pensais constamment à son arrivée prochaine ; jem' en réjouissais tellement et j' en attendais untel changement dans ma vie, que j' en oubliaiscomplètement ma frayeur habituelle de l' automne.Mais je me proposais aussi de le consulter surmille questions troublantes, de lui confier toutesmes angoisses d' avenir ; et je savais du reste quel' on comptait sur ses avis pour prendre un partidéfinitif à mon sujet, pour me diriger vers lessciences et décider de ma carrière : là était lepoint noir de son retour.

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En attendant cet arrêt redoutable, j' allais au moinsm' amuser et m' étourdir le plus possible sans soucide rien, m' en donner librement et plus que jamais,pendant ces vacances que je considérais comme lesdernières de ma vie de petit enfant.

CHAPITRE LXX

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Après le dîner de midi, il était d' usage chez mononcle de se tenir pendant une heure ou deux àl' entrée de la maison, dans le vestibule dallé depierres et orné d' une grande fontaine guillochée,en cuivre rouge : c' était le lieu le plus frais, aumoment de la lourde chaleur du jour. On y maintenaitl' obscurité en fermant tout, et deux ou troispetites raies de soleil, où dansaient des mouches,filtraient seulement à travers les joints de lagrosse porte Louis xiii. Dans le village silencieux,

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où personne ne passait, on n' entendait toujours que lemême éternel jacassement de poules, toutes les autresbêtes semblant s' être endormies.Moi, je n' y restais point, dans ce vestibule frais.L' accablant soleil du dehors m' attirait, et à peine

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d' ailleurs était-on installé là, en cercle, qu' onentendait " pan ! Pan ! " à la porte de la rue : lespetits Peyral, qui venaient me chercher, et quisecouaient tous trois le vieux frappoir de fer,chauffé à brûler les doigts.Alors, chapeaux baissés, nous partions chaquejour pour quelque entreprise nouvelle, avec desmarteaux, des bâtons, des papillonnettes. D' abord,les petites rues gothiques pavées de cailloux ; puisles premiers sentiers alentour du village, toujourscouverts d' un matelas de balle de blé, où onenfonçait jusqu' aux chevilles et qui entrait dansles souliers ; puis enfin la campagne, les vignes,les chemins qui grimpaient vers les bois ; ou bienencore la rivière, guéable pour nous, avec sesîlots pleins de fleurs.Comme revanche de mon calfeutrage et de mavie trop immobile, trop correcte de toute l' année,c' était assez complet ; mais il y manquait toujoursla compagnie d' autres garçons de mon âge, lesfroissements, -et puis cela ne durait que deux mois.

CHAPITRE LXXI

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Un jour, l' idée me vint même, par saugrenuité,par bravade, par je ne sais quoi, de faire une choseextrêmement malpropre. Et, après avoir cherchétoute une matinée ce que ce pourrait bien être, jetrouvai.On sait les nuées de mouches qu' il y a, les étés,dans le Midi, souillant tout, en vrai fléau. Aumilieu de la cuisine de la maison de mon oncle, jeconnaissais un piège qui leur était tendu, une sortede gargoulette traîtresse, d' une forme spéciale, aufond de laquelle toutes venaient infailliblementtrouver la mort dans de l' eau de savon. Or, cejour-là, j' avisai au fond de ce vase une horrible

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masse noirâtre, qui représentait des milliers demouches, toute la noyade des deux ou trois joursprécédents, et je songeai

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qu' on pourrait en composer un plat, une crêpepar exemple, ou bien une omelette.Vite, vite, et avec un dégoût qui allait jusqu' à lanausée, je versai dans une assiette la pâte noire, etl' emportai clandestinement chez la vieille madameJeanne, mon amoureuse, la seule au monde qui fûtcapable de tout pour moi.-une omelette aux mouches ! Oh ! Mais, comment donc !Quoi de plus simple ! Dit-elle. Tout de suite du feu,une poêle, des oeufs, -et la chose immonde,préalablement bien battue, fut mise à cuire dans sahaute cheminée moyen âge, tandis que je regardais,épouvanté et consterné de moi-même.Puis les trois petits Peyral survinrent, qui meréconfortèrent en s' extasiant de mon idée commetoujours, et, quand le mets fut à point, servichaud dans un plat, nous allâmes le montrer entriomphe à nos familles, marchant tous les quatreen cortège, par rang de taille, et chantant " l' astredes nuits " à grosse voix rauque, comme pour porterle diable en terre.

CHAPITRE LXXII

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Les fins d' étés surtout étaient délicieuses là-bas,quand les plaines devenaient toutes violettes decrocus, au pied des bois déjà jaunis. Alorscommençaient les vendanges, qui duraient bien quinzejours et qui nous enchantaient. Dans des recoins debois ou de prairies, avoisinant ces vignes des petitsPeyral où nous passions alors toutes nos journées,nous faisions des dînettes de bonbons et de fruits,après avoir dressé sur l' herbe les couverts les plusélégants, que nous entourions à l' antique deguirlandes de fleurs et dont les assiettes étaientcomposées de pampres jaunes ou de pampres rouges. Desvendangeurs venaient là nous apporter des grappesexquises, choisies entre mille, et, la chaleur aidant,nous étions vraiment un peu gris quelquefois, non

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pas même de vin doux, car nous n' en buvions pas,mais de raisins seulement, comme se grisent, ausoleil sur les treilles, les guêpes et les mouches.Un matin de la fin de septembre, par un tempspluvieux et déjà frais qui sentait mélancoliquementl' automne, j' étais entré dans la cuisine, attiré parun feu de branches qui flambait gaiement dans lahaute cheminée ancienne.Et puis là, désoeuvré, contrarié de cette pluie,j' imaginai pour me distraire de faire fondre uneassiette d' étain et de la précipiter, toute liquide etbrûlante, dans un seau d' eau.Il en résulta une sorte de bloc tourmenté, qui étaitd' une belle couleur d' argent clair et qui avait uncertain aspect de minerai. Je regardai celalonguement, très songeur : une idée germait dans matête, un projet d' amusement nouveau, qui allaitpeut-être devenir le grand charme de cette fin devacances...le soir même, en conférence tenue sur les marchesdu grand escalier à rampe forgée, je parlais auxpetits Peyral de présomptions qui m' étaient venues,d' après l' aspect du terrain et des plantes, qu' ilpourrait bien y avoir des mines d' argent dans lepays. Et

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je prenais, pour le dire, de ces airs entendus decoureur d' aventures, comme en ont les principauxpersonnages, dans ces romans d' autrefois qui sepassent aux Amériques.Chercher des mines, cela rentrait bien dans lesattributions de ma bande, qui partait si souvent avecdes pelles et des pioches à la découverte des fossilesou des cailloux rares.Le lendemain donc, à mi-montagne, comme nousarrivions dans un chemin, délicieusement choisi dureste, solitaire, mystérieux, dominé par des bois ettrès encaissé entre de hautes parois moussues,j' arrêtai ma bande, avec un flair de chef Peau-rouge :ça devait être là ; j' avais reconnu la présence desgisements précieux, -et, en effet, en fouillant à laplace indiquée, nous trouvâmes les premièrespépites (l' assiette fondue, que, la veille, j' étaisvenu enfouir).

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Ces mines nous occupèrent sans trêve pendanttoute la fin de la saison. Eux, absolumentconvaincus, émerveillés, et moi, qui pourtant fondaistous les matins des couverts et des assiettes decuisine pour alimenter nos filons d' argent, moi-mêmearrivant presque à m' illusionner aussi.Le lieu isolé, silencieux, exquis, où ces fouilles sepassaient, et la mélancolie sereine de l' étéfinissant,

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jetaient un charme rare sur notre petit rêved' aventuriers. Nous tenions, du reste, nos découvertesdans le plus amusant mystère ; il y avait maintenantentre nous comme un secret de tribu. Et, dans un vieuxcoffre ignoré du grenier de mon oncle, nos richesses,mêlées d' un peu de terre rouge de montagne,s' entassaient comme en une caverne d' Ali-baba.Nous nous étions promis de les y laisser dormirpendant tout l' hiver, jusqu' aux vacances prochaines,où nous comptions bien continuer de grossir cetrésor.

CHAPITRE LXXIII

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Aux premiers jours d' octobre, une joyeuse dépêchede mon père nous rappela en toute hâte ; monfrère, qui rentrait en Europe par un paquebot dePanama, venait de débarquer à Southampton ; nousn' avions donc que le temps de nous rendre, si nousvoulions être à la maison pour le recevoir.Et, en effet, le soir du surlendemain, nousarrivâmes tout juste à point, car on l' attendaitlui-même quelques heures après par un train de nuit.Rien que le temps de remettre dans sa chambre, àleurs places d' autrefois, les différents petitsbibelots qu' il m' avait confiés quatre annéesauparavant, et il fut l' heure de partir pour la gareà sa rencontre. Moi, cela ne me semblait pas unechose réelle, ce retour, surtout annoncé sibrusquement, -et je n' en avais pas dormi depuis deuxnuits.

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Aussi tombais-je de sommeil à cette gare, malgrémon impatience extrême, et ce fut comme dans unrêve que je le vis reparaître, que je l' embrassai,intimidé de le retrouver si différent de l' image quim' était restée de lui : noirci, la barbe épaissie, laparole plus brève, et m' examinant avec une expressionmoitié souriante, moitié anxieuse, comme pourconstater ce que les années avaient commencé àfaire de moi et démêler ce qu' elles en pourraienttirer plus tard...en rentrant à la maison, je dormais debout,d' un de ces sommeils d' enfant fatigué par un longvoyage contre lesquels il n' y a pas de résistance,et on m' envoya coucher.

CHAPITRE LXXIV

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M' éveillant le lendemain matin, avec le souveniren soubresaut de quelque chose d' heureux, avecde la joie tout au fond de moi-même, je vis d' abordun objet à silhouette extraordinaire, qui étaitdans ma chambre sur une table : une pirogue delà-bas évidemment, très svelte et très étrange, avecson balancier et ses voiles ! Puis mes yeuxrencontrèrent d' autres objets inconnus : des colliersen coquilles enfilés de cheveux humains, des coiffuresde plumes, des ornements d' une sauvagerie primitiveet sombre, accrochés un peu partout, comme si lalointaine Polynésie fût venue à moi pendant monsommeil... donc, il avait commencé de faireouvrir ses caisses, mon frère, et il avait dû entrer

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sans bruit pendant que je dormais encore, pours' amuser à grouper autour de moi ces cadeaux destinésà mon musée.Je me levai bien vite pour aller le retrouver : jel' avais à peine vu la veille au soir ! ...

CHAPITRE LXXV

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et je le vis à peine aussi, pendant les quelquessemaines agitées qu' il passa parmi nous. De cettepériode, qui dura si peu, je n' ai que des souvenirstroubles comme on en conserve de choses regardéespendant une course trop rapide. Vaguement je merappelle un train de vie plus gai et plus jeuneramené à la maison par sa présence. Je me rappelleaussi qu' il semblait par instants avoir despréoccupations absorbantes à propos de chosestout à fait en dehors de notre sphère de famille ;peut-être des regrets pour les pays chauds, pourl' " île délicieuse " , ou bien des craintes de tropprochain départ ? ...quelquefois je le retenais captivé auprès de mon

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piano, avec cette musique hallucinée de Chopin queje venais tout récemment de découvrir. Il s' eninquiéta même, disant que c' était trop, que celam' énervait. Venant à peine d' arriver au milieu denous, il se trouvait en situation de juger mieux etil comprenait peut-être que je subissais un réelsurmenage intellectuel, en fait d' art s' entend ; queChopin et Peau-d' âne m' étaient aussi dangereuxl' un que l' autre ; que je devenais d' un raffinementexcessif, malgré mes accès incohérents d' enfantillage,et que presque tous mes jeux étaient des jeux derêve. Un jour donc, il décréta, à ma grande joie,qu' il fallait me faire monter à cheval ; mais ce futle seul changement laissé par son passage dans monéducation. Quant à ces graves questions d' avenirque je voulais tant traiter avec lui, je les reculaistoujours, effrayé d' aborder ces sujets, préférantgagner du temps, ne pas prendre de décision encoreet prolonger pour ainsi dire mon enfance. Celane pressait pas, du reste, puisqu' il était pour desannées avec nous...... et un beau matin, quand on comptait si bienle garder, l' ordre lui arriva du ministère de lamarine, avec un nouveau grade, de partir sansdélai pour l' Extrême-orient où une expéditions' organisait.

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Après quelques journées encore, qui se passèrent enpréparatifs pour cette campagne imprévue, il s' enalla, comme emporté par un coup de vent.Les adieux cependant furent moins tristes cettefois, parce que son absence, pensions-nous, nedurerait que deux années... en réalité, c' était sondépart éternel, et on devait jeter son corps quelquepart là-bas au fond de l' océan Indien, vers lemilieu du golfe de Bengale...quand il fut parti, le bruit de la voiture quil' emportait s' entendant encore, ma mère se tourna versmoi avec une expression de regard qui d' abordm' attendrit jusqu' aux fibres profondes ; et puis ellem' attira à elle, en disant, d' un accent de complèteconfiance : " grâce à Dieu, au moins nous te garderonstoi ! "me garder moi ! ... on me garderait ! ... oh ! ...je baissai la tête, en détournant mes yeux quidurent changer et devenir un peu sauvages. Je netrouvais plus un mot ni une caresse pour répondreà ma mère.Cette confiance si sereine de sa part me faisait mal,car, précisément, en entendant ce qu' elle venait deme dire : " nous te garderons, toi ! " je comprenaispour la première fois de ma vie tout le chemin déjàparcouru dans ma tête par ce projet à peineconscient

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de m' en aller aussi, de m' en aller même plusloin que mon frère, et plus partout, par le mondeentier.Cette marine m' épouvantait toujours pourtant ;je ne l' aimais pas encore, oh ! Non ; rien qu' ypenser faisait saigner mon coeur de petit être tropattaché au foyer, trop enlacé de mille liens trèsdoux. Puis d' ailleurs, comment avouer à mes parentsune telle idée, comment leur faire cette peine, etentrer ainsi en rébellion contre eux ! ... maisrenoncer à cela, se confiner tout le temps dans unmême lieu, passer sur la terre et n' en rien voir,quel avenir de désenchantement ; à quoi bon vivre,à quoi bon grandir, alors ? ...et dans ce salon vide, où les fauteuils dérangés,une chaisée tombée, laissaient l' impression tristedes départs, tandis que j' étais là, tout près de mamère, serré contre elle, mais les yeux toujoursdétournés et l' âme en détresse, je repensai tout à

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coup au journal de bord de ces marins d' autrefois, luau soleil couchant, le printemps dernier à laLimoise ; les petites phrases, écrites d' une encrejaunie sur le papier ancien, me revinrent lentementl' une après l' autre, avec un charme berceur etperfide comme doit être celui des incantations demagie :

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" beau temps... belle mer... légère brise desud-est... des bancs de dorades... passent parbâbord. "et avec un frisson de crainte presque religieuse,d' extase panthéiste, je vis en esprit tout autour demoi le morne et infini resplendissement bleu dugrand océan austral.

CHAPITRE LXXVI

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Un grand calme triste succéda à ce départ de monfrère, et les jours reprirent pour moi une monotonieextrême.On me destinait toujours à l' école polytechnique,bien que ce ne fût pas décidé d' une façonirrévocable. Et quant à cette idée d' être marin, quim' était venue comme malgré moi, elle me charmait etm' épouvantait à un degré presque égal ; par manquede courage pour trancher une question si grave, jereculais toujours d' en parler ; j' avais fini mêmepar me dire que je réfléchirais encore jusqu' auxvacances prochaines, m' accordant à moi-même cesquelques mois comme dernier délai d' irrésolution etd' insouciance enfantine.Et je vivais aussi solitaire qu' autrefois ; le pliqu' on

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m' en avait donné était bien pris maintenant,difficile à changer, malgré mes troubles, malgré mesenvies latentes de courir au loin et au large. Le plussouvent je gardais la maison, occupé à peindre

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d' étranges décors, ou bien à jouer du Chopin, duBeethoven, tranquille d' apparence et absorbé dansdes rêves ; et plus que jamais je m' attachais à cefoyer, à tous ses recoins, à toutes les pierres de sesmurs. Il est vrai, maintenant je montais à cheval,mais toujours seul avec des piqueurs, jamais avecd' autres enfants de mon âge ; je continuais à n' avoirpoint de camarades de jeux.Cependant cette seconde année de collège meparaissait déjà moins pénible que la première, moinslente à passer, et j' avais fini du reste par me lieravec deux grands de la classe, mes aînés d' un oudeux ans, les seuls qui l' année précédente nem' avaient pas traité en petit personnage impossible.La première glace une fois rompue, c' était devenu toutde suite entre nous trois une grande amitié,sentimentale au possible ; nous nous appelions mêmepar nos noms de baptême, ce qui est tout à faitcontraire aux belles manières des collèges. Et,comme nous ne nous voyions jamais, jamais qu' enclasse, obligés de causer mystérieusement bas, sousla férule des maîtres, nos relations étaient, parcela seul,

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maintenues dans une courtoisie inaltérable et neressemblaient pas aux relations ordinaires desenfants entre eux. Je les aimais de très bon coeur ;pour eux, je me serais fait couper en quatre, etm' imaginais vraiment que cela durerait ainsi toute lavie.Exclusif à l' excès, je considérais le reste de laclasse comme n' existant pas ; cependant un certainmoi superficiel, pour le besoin des relationssociales, se formait déjà comme une mince enveloppe,et commençait à savoir se maintenir à peu près enbons termes avec tous, tandis que le vrai moi dufond continuait de leur échapper absolument.En général, je trouvais moyen d' être assis entremes deux amis, André et Paul. Et, si on nousséparait, nous échangions de continuels billets àmots couverts, en une cryptographie dont nous avionsseuls la clef.Toujours des confidences d' amour, ces lettres-là :" je l' ai vue aujourd' hui ; elle portait une robe bleueavec de la fourrure grise, et une toque avec une ailed' alouette, etc., etc. " -car nous avions chacunfait choix d' une jeune fille, qui formait le sujetordinaire de nos très poétiques causeries.Un peu de ridicule et de bizarrerie se mêleinfailliblement à cette époque transitoire de l' âge

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garçons, et il me faut bien indiquer cette note enpassant.En passant aussi, je vais dire que mes transitionsà moi ont duré plus longtemps que celles des autreshommes, parce qu' elles m' ont mené d' un extrême àl' autre, -en me faisant toucher, du reste, à tousles écueils du chemin, -aussi ai-je conscienced' avoir conservé, au moins jusqu' à vingt-cinq ans, descôtés bizarres et impossibles...à présent, je vais faire la confidence de nos troisamours.André brûlait pour une grande jeune fille, d' aumoins seize ans, qui allait déjà dans le monde, -etje crois qu' il y avait du vrai dans son cas.Moi, c' était Jeanne et mes deux amis seulsconnaissaient ce secret de mon coeur. Pour fairecomme eux, tout en trouvant cela un peu niais,j' écrivais son nom en cryptographie sur mescouvertures de cahiers ; par goût, par genre, jecherchais à me persuader moi-même de mon amour, maisje dois avouer qu' il était un peu factice, car aucontraire, entre Jeanne et moi, l' espèce de petitecoquetterie comique des débuts tournait simplementen bonne et vraie amitié, -amitié héréditaire, pourainsi dire, et reflet de celle que nos grands-parentsavaient eue. Non, mon premier amour véritable, queje conterai

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tout à l' heure et qui date de cette même année,fut pour une vision de rêve.Quant à Paul, -oh ! J' avais trouvé cela bienchoquant d' abord, surtout avec mes idées de cetemps-là ! -lui, c' était une petite parfumeuse,qu' il apercevait les dimanches de sortie derrière unevitre de magasin. à la vérité, elle s' appelait d' unnom comme Stella ou Olympia, qui la relevaitbeaucoup, -et puis, il avait soin d' entourer cetamour d' un lyrisme éthéré pour nous le rendreacceptable. Sur des bouts de papier mystérieux, ilnous faisait passer constamment les rimes les plussuaves à elle dédiées et où son nom en a revenait fréquemment comme un parfum de cosmétique.Malgré toute mon affection pour lui, ces poésies

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me faisaient sourire de pitié agacée. Elles ont étéen partie causes que jamais, jamais, à aucune époquede ma vie, l' idée ne m' est venue de composer unseul vers, -ce qui est assez particulier, je crois,peut-être même unique. Mes notes étaient écritestoujours en une prose affranchie de toutes règles,farouchement indépendante.

CHAPITRE LXXVII

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Ce Paul, il savait des vers, d' un poète défenduappelé Alfred De Musset, qui me troublaient commequelque chose d' inouï, de révoltant et de délicieux.En classe il me les disait à l' oreille, d' une voiximperceptible, et, avec un remords, je les luifaisais recommencer :Jacque était immobile et regardait Marie,je ne sais ce qu' avait cette femme endormied' étrange dans ses traits, de grand, de déjà vu. dans le cabinet de travail de mon frère, -oùj' allais de temps en temps m' isoler, retrouvant leregret de son départ, -j' avais vu sur un rayon dela bibliothèque un gros volume des oeuvres de ce

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poète, et la tentation m' était souvent venue de leprendre ; mais on m' avait dit : " tu ne toucheras àaucun des volumes qui sont là sans nous prévenir, "et ma conscience m' arrêtait encore.Quant à en demander la permission, je savaistrop bien qu' elle me serait refusée...

CHAPITRE LXXVIII

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ceci est un rêve qui date du quatorzième mois demai de ma vie. Il me vint par une de ces nuitstièdes et douces qui succèdent à de longscrépuscules délicieux.

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Dans ma chambre d' enfant, je m' étais endormiau son lointain de ces airs de danse ronde quechantent les matelots et les petites filles autour des" bouquets de mai " , dans les rues. Jusqu' à l' instantdu sommeil profond, j' avais écouté ces très vieuxrefrains de France que ces gens du peuple redisaientlà-bas à voix pleine et libre, et qui m' arrivaientassourdis, fondus, poétisés, à travers du tranquillesilence ; j' avais été bercé un peu étrangement parle bruit de ces gaietés de vivre, de ces débordantesjoies, comme en ont, pendant leur jeunesse très

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éphémère, ces êtres plus simples que nous et plusinconscients de la mort.Et, dans mon rêve, il faisait une demi-nuit, quin' était pas triste, mais douce au contraire comme lavraie nuit de mai du dehors, douce, tiède et pleinedes bonnes odeurs du printemps ; j' étais dans la courde ma maison, dont l' aspect n' avait rien de déforméni d' étrange, et, le long des murs tout fleuris dejasmins, de chèvrefeuilles, de roses, je m' avançaisindécis et troublé, cherchant je ne sais quoi, ayantconscience de quelqu' un qui m' attendait et que jedésirais ardemment voir, ou bien de quelque chosed' inconnu qui allait se passer, et qui par avancem' enivrait...à un point où se trouve un rosier très vieux, plantépar un ancêtre et gardé respectueusement, bien qu' ildonne à peine tous les deux ou trois ans une seulerose, j' aperçus une jeune fille, debout et immobileavec un sourire de mystère.L' obscurité devenait un peu lourde, alanguissante.Il faisait de plus en plus sombre partout, etcependant, sur elle seule, demeurait une sorte devague lumière comme renvoyée par un réflecteur, quidessinait son contour nettement avec une minceligne d' ombre.Je devinais qu' elle devait être extrêmement jolie et

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fraîche ; mais son front et ses yeux restaient perdussous un voile de nuit ; je ne voyais tout à fait bienque sa bouche, qui s' entr' ouvrait pour sourire dansl' ovale délicieux de son bas de visage. Elle se tenaittout contre le vieux rosier sans fleurs, presque dansses branches. -la nuit, la nuit s' assombrissait

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toujours. Elle était là comme chez elle, venue jene sais d' où, sans qu' aucune porte eût été ouvertepour la faire entrer ; elle semblait trouver natureld' être là, comme moi, je trouvais naturel qu' elley fût.Je m' approchai bien près pour découvrir ses yeuxqui m' intriguaient, et alors tout à coup je les vistrès bien, malgré l' obscurité toujours plus épaisseet plus alourdie : ils souriaient aussi, comme sabouche ; -et ils n' étaient pas quelconques, -comme si, par exemple, elle n' eût représenté qu' uneimpersonnelle statue de la jeunesse ; -non, ilsétaient très particuliers au contraire ; ils étaientles yeux de quelqu' un ; de plus en plus je merappelais ce regard déjà aimé et je le retrouvais, avec des élans de tendresse infinie...réveillé alors en sursaut, je cherchai à retenirson fantôme, qui fuyait, qui fuyait, qui devenaitplus insaisissable et plus irréel, à mesure que monesprit s' éclairait davantage, dans son effort pour se

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souvenir. était-ce bien possible, pourtant, qu' ellene fût et n' eût jamais été qu' un rien sans vie,replongé maintenant pour toujours dans le néant deschoses imaginaires, effacées... je désirais merendormir, pour la revoir ; l' idée que c' était fini,rien qu' un rêve, me causait une déception, presqueune désespérance.Et je fus très long à l' oublier ; je l' aimais, jel' aimais tendrement ; dès que je repensais à elle,c' était avec une commotion intérieure, à la foisdouce et douloureuse ; tout ce qui n' était pas elleme semblait, pour le moment, décoloré et amoindri.C' était bien l' amour, le vrai amour, avec sonimmense mélancolie et son immense mystère, avec sonsuprême charme triste, laissé ensuite comme unparfum à tout ce qu' il a touché ; ce coin de la cour,où elle m' était apparue, et ce vieux rosier sansfleurs qui l' avait entourée de ses branches, gardaientpour moi quelque chose d' angoissant et de délicieuxqui leur venait d' elle.

CHAPITRE LXXIX

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Juin rayonnait. C' était le soir, l' heure exquise ducrépuscule. Dans le cabinet de mon frère, j' étaisseul, depuis un long moment ; par la fenêtre,grande ouverte sur un ciel tout en or rose, onentendait les martinets pousser leurs cris aigus,en tourbillonnant par nuées au-dessus des vieuxtoits.Personne ne me savait là, et jamais je ne m' étaissenti plus isolé dans ce haut de maison, ni plustenté d' inconnu...avec un battement de coeur, j' ouvris ce volumede Musset :Don Paez ! ... les premières phrases rythmées, musicales, me

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furent comme chantées par une dangereuse voix d' or :sourcils noirs, blanches mains, et, pour la petitessede ses pieds, elle était Andalouse et comtesse.Quand la nuit de printemps fut tout à fait venue,quand mes yeux, baissés bien près du volume, nedistinguèrent plus, des vers charmeurs, que depetites lignes grises rangées sur le blanc des pages,je sortis, seul par la ville.Dans les rues presque désertes, et pas encoreéclairées, des rangs de tilleuls ou d' acacias fleuris,faisaient l' ombre plus épaisse et embaumaient l' air.Ayant rabattu mon chapeau de feutre sur mes yeux,comme don Paez, je marchais d' un pas souple etléger, relevant la tête vers les balcons, etpoursuivant je ne sais quels petits rêves enfantins denuits d' Espagne, de sérénades andalouses...

CHAPITRE LXXXX

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les vacances revinrent encore ; le voyage dans leMidi eut lieu pour la troisième fois, et là-bas, aubeau soleil d' août et de septembre, tout se passacomme aux précédentes années : mêmes jeux avecma bande fidèle, mêmes expéditions dans les vigneset les montagnes : mêmes rêveries de moyen âgedans les ruines de Castelnau, et, aux abords dusentier solitaire où gisaient nos filons d' argent,

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même ardeur à fouiller le sol rouge, en prenant desairs d' aventuriers, -bien que, chez les petitsPeyral, la foi en ces mines n' y fût vraiment plus.Ce recommencement toujours semblable des étésme donnait parfois l' illusion que ma vie d' enfantpourrait indéfiniment se prolonger ainsi ; cependant,

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je n' avais plus de joie à mes réveils ; une espèced' inquiétude, semblable à celle que laisse un devoirnon accompli, me reprenait chaque matin, de plusen plus péniblement, à la pensée que le tempsfuyait, que les vacances allaient finir et que jen' avais pas encore eu le courage de décider de mavie.

CHAPITRE LXXXI

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Et un jour, comme on avait déjà dépassé lami-septembre, je compris, à l' anxiété particulièrementgrande de mon réveil, qu' il n' y avait plus àreculer ; le terme que je m' étais assigné à moi-mêmeétait venu.Ma décision, -elle était déjà plus d' à moitiéprise au fond de moi-même ; pour la rendreeffective, il ne me restait plus guère qu' à en fairel' aveu, et je me promis à moi-même que la journée nepasserait pas sans que cela fût accompli,courageusement. C' était à mon frère que je voulaisme confier d' abord, pensant qu' il commencerait, luiaussi, par s' opposer à mon projet de toutes ses forces,mais qu' il finirait par prendre mon parti etm' aiderait à gagner ma cause.

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Donc, après le dîner de midi, à la rage ardentedu soleil, j' emportai dans le jardin de mon oncledu papier et une plume, -et là, je m' enfermaipour écrire cette lettre. (cela entrait dans meshabitudes d' enfant d' aller ainsi travailler ou fairema correspondance en plein air, et souvent même dans

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les recoins les plus singulièrement choisis, en hautdes arbres, sur les toits.)une après-midi de septembre brûlante et sans unnuage. Il faisait triste, dans ce vieux jardin plussilencieux que jamais, plus étranger aussipeut-être, me donnant bien plus que de coutumel' impression et le regret d' être loin de ma mère, depasser toute une fin d' été sans voir ma maison, niles fleurs de ma chère petite cour. -du reste, ce quej' étais sur le point d' écrire aurait pour résultat deme séparer encore davantage de tout ce que j' aimaistant, et j' en avais l' impression mélancolique. Il mesemblait même qu' il y eût, dans l' air de ce jardin,je ne sais quoi d' un peu solennel, comme si lesmurs, les pruniers, les treilles et, là-bas, lesluzernes se fussent intéressés à ce premier actegrave de ma vie, qui allait se passer sous leurs yeux.Pour m' installer à écrire, j' hésitai entre deux outrois places, toutes brûlantes, avec très peud' ombre.-c' était encore une manière de gagner du temps,

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de retarder cette lettre qui, avec mes idées d' alors,rendrait pour moi la décision irrévocable, une foisqu' elle serait ainsi déclarée. Sur la terre sèche, ily avait déjà des pampres roussis, beaucoup defeuilles mortes ; des passe-roses, des dahliasdevenus hauts comme des arbres, fleurissaient plusmaigrement au bout de leurs tiges longues ; l' ardentsoleil achevait de dorer ces raisins à grossesgraines qui mûrissent toujours sur le tard et qui ontune senteur musquée ; malgré la grande chaleur, lagrande limpidité bleue du ciel, on avait bienl' impression de l' été finissant.Ce fut le berceau du fond que je choisis enfin pourm' y établir ; les vignes y étaient très effeuillées,mais les derniers papillons à reflet de métalbleu y venaient encore, avec les guêpes, se posersur les sarments des muscats.Là, dans un grand calme de solitude, dans un grandsilence d' été rempli de musiques de mouches,j' écrivis et signai timidement mon pacte avec lamarine.De la lettre elle-même, je ne me souviens plus ;mais je me rappelle l' émotion avec laquelle je lacachetai, comme si, sous cette enveloppe, j' avaisscellé pour jamais ma destinée.Après un temps d' arrêt encore et de rêverie, je

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mis l' adresse : le nom de mon frère et le nom d' unpays d' Extrême-orient où il se trouvait alors. -rien de plus à faire maintenant, que d' aller portercela au bureau de poste du village ; mais je restailà longtemps assis, très songeur, adossé au murchaud sur lesquels couraient des lézards et gardantsur mes genoux, avec épouvante, le petit carré depapier où je venais de fixer mon avenir. Puis,l' envie me prenant de jeter les yeux sur l' horizon,sur l' espace, je mis le pied dans cette brèchefamilière du mur par laquelle je montais pourregarder fuir les papillons imprenables, et je mehissai des deux mains jusqu' au faîte, où je demeuraiaccoudé. Les mêmes lointains connus m' apparurent, lescoteaux couverts de leurs vignes déjà rousses, lesmontagnes dont les bois jaunis s' effeuillaient, et,là-bas, haut perchée, la grande ruine rougeâtre deCastelnau. En avant de tout cela, était le domainede Bories, avec son vieux porche arrondi, peint àla chaux blanche, et, dès que je le regardai, lachanson plaintive : " ah ! Ah ! La bonne histoire ! ... "me revint à l' esprit, étrangement chantée, enmême temps que me réapparut ce papillon " citron-aurore "qui était piqué depuis deux ans là-bas, sous unevitre de mon petit musée...l' heure approchait où la vieille diligencecampagnarde

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allait partir, emportant les lettres au loin. Jedescendis de ce mur, je sortis du vieux jardin que jerefermai à clef, et me dirigeai lentement vers lebureau de poste.Un peu comme un petit halluciné, je marchaiscette fois-là sans prendre garde à rien ni àpersonne. Mon esprit voyageait partout, dans lesforêts pleines de fougères de l' île délicieuse, dans les sables du sombre Sénégal où avait habitél' oncle au musée, et à travers le grand océanaustral où des dorades passaient. la réalité assurée et prochaine de tout celam' enivrait ; pour la première fois, depuis que j' avaiscommencé d' exister, le monde et la vie me semblaientgrands ouverts devant moi ; ma route s' éclairaitd' une lumière toute nouvelle : -une lumière un peumorne, il est vrai, un peu triste, mais puissante etqui pénétrait tout, jusqu' aux horizons extrêmesavoisinant la vieillesse et la mort.

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Puis, des petites images très enfantines se mêlaientaussi de temps en temps à mon rêve immense ; je mevoyais en uniforme de marin, passant au soleil surdes quais brûlants de villes exotiques ; ou bienrevenant à la maison, après de périlleux voyages ;rapportant des caisses qui étaient rempliesd' étonnantes choses-et desquelles des cancrelats

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s' échappaient, comme dans la cour de Jeanne, pendantles déballages d' arrivée de son père...mais tout à coup mon coeur recommença de se serrer :ces retours de campagnes lointaines, ils ne pourraientavoir lieu que dans bien des années... et alors,les figures qui me recevraient au foyer, seraientchangées par le temps... je me les représentaimême aussitôt, ces figures chéries ; dans unepâle vision, elles m' apparurent toutes ensemble :un groupe qui m' accueillait avec des sourires dedouce bienvenue, mais qui était si mélancolique àregarder ! Des rides marquaient tous les fronts ;ma mère avait ses boucles blanches commeaujourd' hui... et grand' tante Berthe, déjà sivieille, pourrait-elle être là encore ? ... j' enétais à faire rapidement, avec crainte, le calculde l' âge de grand-tante Berthe, quand j' arrivai aubureau de la poste...cependant, je n' hésitai pas ; d' une main quitremblait seulement un peu, je glissai ma lettredans la boîte, et le sort en fut jeté.

CHAPITRE LXXXII

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J' arrête là ces notes, parce que d' abord la suiten' est pas encore assez loin de moi dans le tempspour être livrée aux lecteurs inconnus. Et puis, ilme semble que mon enfance première a vraimentpris fin ce jour où j' ai ainsi décidé mon avenir.J' avais alors quatorze ans et demi ; trois annéesme restaient par conséquent pour me préparer àl' école navale ; c' était donc dans les choses trèsraisonnables et très possibles.Cependant je devais me heurter encore à biendes refus, à des difficultés de toutes sortes avant

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d' entrer au Borda . Et ensuite je devais traverserbien des années d' hésitations, d' erreurs, de luttes ;monter à bien des calvaires ; payer cruellementd' avoir été élevé en petite sensitive isolée ; àforce

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de volonté, refondre et durcir ma trempe physique,aussi bien que morale, -jusqu' au jour où, versmes vingt-sept ans, un directeur de cirque, aprèsavoir vu comme mes muscles se détendaientmaintenant en ressorts d' acier, laissa tomber dans sonadmiration ces paroles, les plus profondes que j' aieentendues de ma vie : " quel dommage, monsieur,que votre éducation ait été commencée si tard ! "

CHAPITRE LXXXIII

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nous croyions, ma soeur et moi, revenir encorel' été suivant dans ce village...mais Azraël passa sur notre route ; de terribleschoses imprévues bouleversèrent notre tranquilleet douce vie de famille.Et ce ne fut que quinze années plus tard, aprèsavoir couru le monde entier, que je revis ce coinde la France.Tout y était bien changé ; l' oncle et la tantedormaient au cimetière ; les grands cousins étaientdispersés ; la cousine, qui avait déjà quelques filsd' argent mêlés à ses cheveux, se préparait à quitterpour toujours ce pays, cette maison vide où elle nevoulait plus rester seule ; et la Titi, la Maricette(qui

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ne s' appelaient plus ainsi) étaient devenues degrandes jeunes filles en deuil que je ne savais plusreconnaître.Entre deux longs voyages, pressé comme toujours,ma vie allant déjà son train de fièvre, je revenaislà, moi, pour quelques heures seulement, en

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pèlerinage de souvenir, voulant revoir encore une foiscette maison de l' oncle du Midi, avant qu' elle fûtlivrée à des mains étrangères.C' était en novembre ; un ciel sombre et froidchangeait complètement les aspects de ce pays, queje n' avais jamais connu qu' au beau soleil des étés.Ayant passé mon unique matinée à revoir millechoses, avec une mélancolie toujours croissante,sous ces nuages d' hiver, -j' avais oublié ce vieuxjardin et ce berceau de vigne à l' ombre duquels' était décidée ma vie, et je voulus y courir, à ladernière minute, avant le départ de la voiture quiallait m' emporter pour jamais." vas-y seul, alors ! " me dit la cousine, empresséeelle aussi à faire fermer des caisses. Et elle meremit la grosse clef, la même grosse clef quej' emportais autrefois quand je m' en allais en chasse,ma papillonnette à la main, aux heures lumineuses etbrûlantes des jours passés... oh ! Les étés de monenfance, qu' ils avaient été merveilleux etenchanteurs...

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pour la dernière des dernières fois, j' entrai dans cejardin, qui me parut tout rapetissé, sous le cielgris. J' allai d' abord à ce berceau du fond, -effeuillé, désolé aujourd' hui, -où j' avais écrit àmon frère ma lettre solennelle, et, à l' aidetoujours de cette même brèche du mur qui meservait jadis, je me hissai sur le faîte, pourregarder furtivement la campagne d' alentour, luidire à la hâte un suprême adieu : le domaine deBories m' apparut, alors, singulièrementrapproché et rapetissé lui aussi ; méconnaissable,comme du reste ces montagnes du fond qui avaientl' air de s' être abaissées pour n' être plus que depetites collines. Et tout cela, que j' avais vu jadissi ensoleillé, était sinistre aujourd' hui sous cesnuages de novembre, sous cette lumière terne etgrise. J' eus l' impression que l' arrière-automneétait commencé dans ma vie, en même temps que sur laterre.Et du reste, le monde aussi, -le monde que jecroyais si immense et si plein d' étonnementscharmeurs, le jour où je m' étais accoudé sur ce mêmemur, après ma grande décision prise, -le mondeentier ne s' était-il pas décoloré et rétréci à mesyeux autant que ce pauvre paysage ? ...oh ! Surtout cette apparition du domaine de Bories,semblable à un fantôme de lui-même sous

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un ciel d' hiver, me causait une mélancolie sansbornes.Et en le regardant, je repensai au papillon" citron-aurore " qui existait toujours sous sa vitre,au fond de mon musée d' enfant ; qui était resté à samême place, avec des couleurs aussi fraîches,pendant que j' avais couru par toutes les mers... depuisbien des années, j' avais oublié l' association de cesdeux choses, et, dès que le papillon jaune me fûtrevenu en mémoire, ramené par le porche de Bories,j' entendis en moi-même une petite voix quireprenait tout doucement : " ah ! Ah ! La bonnehistoire ! ... " et la petite voix était flûtée etbizarre surtout elle était triste, triste à fairepleurer, triste comme pour chanter, sur une tombe,la chanson des années disparues, des étés morts.

CHAPITRE X