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1 Souilly, le 10 janvier 1918 Cher lecteur, je me nomme RAFIRINGA, je suis soldat 2 e classe au 23e Bataillon de Tirailleurs Malgaches (BTM). Je rédige ce carnet à l’hôpital de Souilly, près de Verdun, avec l’aide de camarades français d’infortune, Léon Gautheron, Antoine Catonnet, Georges Hippolyte Richet et Clément Guchen. J’ai du mal à écrire dans la langue d’ici. J’avais 10 ans quand ma terre natale est devenue française ; j’ai appris par la suite à me débrouiller avec la langue mais j’ai encore du mal à exprimer par écrit toutes mes pensées. L’idée de conserver des images de ce qui m’est cher m’est venue de la rencontre avec un Français à Madagascar ; ce vazaha m’avait dit un jour : « RAFIRINGA, si tu voyages, emporte toujours avec toi des photos ou des cartes postales pour montrer à ceux que tu côtoieras à quoi ressemblent les choses qui comptent dans ta vie... ». Je suis malade, je crois que c’est la pneumonie ou la bronchite. On ne me l’a pas dit à l’hôpital de Souilly. La mort rôde autour de nous. Je veux écrire pour me souvenir et pour expliquer à ceux qui liront ces notes à quoi correspondent les images que j’ai emportées avec moi. Depuis notre arrivée dans la Meuse le 26 novembre 1917, mes frères malgaches du 23 e BTM tombent comme des mouches. Les informations circulent bien au sein du bataillon. Nous savons tous ce qui s’y passe. L’hôpital de Revigny a signalé les décès de Ramoratoandro le 28/11, Rabemololo le 18/12. Ici, à l’hôpital de Souilly, Ramarosely est mort le 28/11, Rabialaky le 15/12, Rakotomavo le 19, Ramasimbohitra le 22, Ranaivo le 23, et Rahaovalahy et Randresimanana sont morts hier le 9 janvier. L’hôpital de Bar-le-Duc a transmis aussi ses mauvaises nouvelles : décès de Randriamaro le 5/12, de Ralaivelo le 4/01, de Rambelosaona le 5, de Ramasimiarinjato le 7. Certains sont emportés au front : Randriamanandaza à Triaucourt le 11/12, Rafilandahy tué à l’ennemi à Osches le 21/12, Rotreta décédé à Triaucourt le 7/01. La plupart d’entre eux sont originaires des hauts plateaux, au centre de Madagascar : régions de Tananarive, de Fianarantsoa, d’Ambositra, d’Itasy, d’Ambalavao... Les deux ethnies principales sont les Merina et les Betsileo. Je fais partie de l’ethnie merina ; les Français nous appellent en général des hovas.. Nous sommes pour la plupart des riziculteurs pauvres.

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Souilly, le 10 janvier 1918

Cher lecteur, je me nomme RAFIRINGA, je suis soldat 2e classe au 23e Bataillon de Tirailleurs Malgaches (BTM). Je rédige ce carnet à l’hôpital de Souilly, près de Verdun, avec l’aide de camarades français d’infortune, Léon Gautheron, Antoine Catonnet, Georges Hippolyte Richet et Clément Guchen. J’ai du mal à écrire dans la langue d’ici. J’avais 10 ans quand ma terre natale est devenue française ; j’ai appris par la suite à me débrouiller avec la langue mais j’ai encore du mal à exprimer par écrit toutes mes pensées. L’idée de conserver des images de ce qui m’est cher m’est venue de la rencontre avec un Français à Madagascar ; ce vazaha m’avait dit un jour : « RAFIRINGA, si tu voyages, emporte toujours avec toi des photos ou des cartes postales pour montrer à ceux que tu côtoieras à quoi ressemblent les choses qui comptent dans ta vie... ». Je suis malade, je crois que c’est la pneumonie ou la bronchite. On ne me l’a pas dit à l’hôpital de Souilly. La mort rôde autour de nous. Je veux écrire pour me souvenir et pour expliquer à ceux qui liront ces notes à quoi correspondent les images que j’ai emportées avec moi. Depuis notre arrivée dans la Meuse le 26 novembre 1917, mes frères malgaches du 23e BTM tombent comme des mouches. Les informations circulent bien au sein du bataillon. Nous savons tous ce qui s’y passe. L’hôpital de Revigny a signalé les décès de Ramoratoandro le 28/11, Rabemololo le 18/12. Ici, à l’hôpital de Souilly, Ramarosely est mort le 28/11, Rabialaky le 15/12, Rakotomavo le 19, Ramasimbohitra le 22, Ranaivo le 23, et Rahaovalahy et Randresimanana sont morts hier le 9 janvier. L’hôpital de Bar-le-Duc a transmis aussi ses mauvaises nouvelles : décès de Randriamaro le 5/12, de Ralaivelo le 4/01, de Rambelosaona le 5, de Ramasimiarinjato le 7. Certains sont emportés au front : Randriamanandaza à Triaucourt le 11/12, Rafilandahy tué à l’ennemi à Osches le 21/12, Rotreta décédé à Triaucourt le 7/01. La plupart d’entre eux sont originaires des hauts plateaux, au centre de Madagascar : régions de Tananarive, de Fianarantsoa, d’Ambositra, d’Itasy, d’Ambalavao... Les deux ethnies principales sont les Merina et les Betsileo. Je fais partie de l’ethnie merina ; les Français nous appellent en général des hovas.. Nous sommes pour la plupart des riziculteurs pauvres.

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Quand je vois cette carte, je pense à ma famille, ma mère et mon père, ma femme et mes enfants, mes sœurs, mes neveux et mes nièces. Ils ont l’air triste, comme si un des leurs était absent... Nous pensons tous beaucoup à la mort ici. Pour nous, c’est terrible de mourir loin de la terre ancestrale. Dans les hauts plateaux, nous croyons que les morts rejoignent les ancêtres familiaux quelques années après leur décès ; c’est alors que nous rouvrons les tombeaux collectifs et que nous sortons nos défunts et fêtons leur retour parmi nous. Nous le refaisons tous les quatre ou cinq ans, cela dépend de nos moyens financiers. Mais si nous mourons ici, qui s’occupera de nous ? En tout cas, nous avons tous demandé à être enseveli dans un lamba blanc, le linceul qui doit enserrer notre corps. On voit ici une cérémonie près de Tana.

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Il paraît que c’est aussi comme cela que les musulmans sont enterrés, dans un linceul, sans cercueil ; mais eux doivent être étendus sur le côté droit, pas nous. Un tirailleur indochinois m’a dit que chez lui aussi on utilise des suaires. C’est incroyable de rencontrer tous ces hommes venus des quatre coins de la planète. Heureusement, nous avons déjà échappé à la mort en mer. Rien que d’y penser, j’en frémis encore... Mais j’essaie de penser aux moments heureux... Je me rappelle du petit village où j’ai grandi, près de Tananarive, à Ambatobe. Le nom signifie « le lieu du gros rocher ». Il y a de nombreuses collines entrecoupées de vallées. Je n’ai pas de photographie de mon village mais j’ai des clichés des paysages de l’Imerina, où déambulent nos bœufs à bosse, les zébus.

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Sur cette série de cartes de marché, on voit l’importance pour nous du charbon de bois, avec lequel nous cuisons notre alimentation, notamment les feuilles de manioc.

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Nous utilisons beaucoup les paniers et nattes en osier, en jonc, en sisal ou raphia.

Dans les fonds de vallées, nous cultivons le riz : préparation de la terre, repiquage, battage...

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Les marais nous fournissent aussi du poisson, que nous attrapons souvent avec des nasses.

Une vie dure mais dans l’ensemble paisible. Je me suis marié et j’ai trois beaux enfants, deux filles, Lovasoa et Nirina et un garçon, Toky. Ils me manquent énormément. Je repense beaucoup à ma décision de m’engager dans cette guerre. Nous étions alors en 1916. Les nouvelles qui nous parvenaient montraient que la France devait gagner ce combat contre l’envahisseur allemand. Les gouverneurs madinika, des Malgaches, nous poussaient à nous engager.

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Lors des rassemblements pour le paiement des impôts, des recruteurs nous faisaient miroiter tous les avantages de devenir tirailleur : l’argent pour notre famille, la découverte de la France, l’acquisition possible de la nationalité...

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Je me suis donc rendu à la caserne du bataillon colonial de l’Emyrne pour m’engager. C’était le palais des Premiers ministres au temps de notre monarchie constitutionnelle.

J’ai à peine eu le temps de dire adieu à mes proches. La France avait tardé à envoyer des Malgaches au combat mais à partir de 1916 les choses s’accélérèrent. Pas d’entraînement avant le départ. Certains tirailleurs ont eu la chance d’immortaliser leur engagement en étant photographiés avec leur famille. Pas moi.

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Un balluchon, une convocation en gare de Tananarive, direction Tamatave et son port.

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Pour convoyer les troupes, ce sont les navires des messageries maritimes qui ont été les plus utilisés. Mais les bateaux de transport du courrier et des marchandises n’ont rien à voir avec ceux qui conduisent des centaines de passagers ; la traversée sur l’entrepont a été terrible,

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malgré des haltes à Diego Suarez et sur la côte des Somalis. Notre arrivée sur la Côte-d’Azur, après 35 jours en mer, a été une délivrance. A peine débarqués à Marseille, nous avons été convoyés de nuit à Saint-Raphaël, dans un des nombreux camps de la région.

Mais le séjour au bord de la Méditerranée a été bref. J’ai été affecté en octobre 1917 au 23e Bataillon de Tirailleurs Malgaches. A nouveau pas de temps pour s’entraîner ; un uniforme neuf et nous embarquons le mois suivant pour le front, direction la Voie Sacrée. Pendant le trajet en chemin de fer, nous laissons aux gares de Dijon et de Souilly douze camarades victimes pour la plupart de paludisme ou d’affection pulmonaire. Une fois arrivés, nous sommes mis à la disposition du Génie, du service routier pour l’extraction de la pierre. En décembre, l’état sanitaire de notre régiment ne s’améliore pas ; beaucoup d’entre nous souffrent des voies respiratoires et le nombre de malades est de 246 (sur un effectif d’un millier !). A titre exceptionnel, une ration d’eau-de-vie (chez nous nous l’appelons toka gasy) nous est allouée. Cela nous permet de tenir... En janvier 1918, je fais partie d’un détachement de 100 travailleurs mis à la disposition du 13e Régiment de Chemins de fer américain pour la construction d’un quai à la gare de Souilly. Nous travaillons dans des

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conditions de température terribles en plein hiver. Et me voilà malade dans cet hôpital, à rédiger ces mémoires. Pas besoin de se battre au front pour subir la violence des combats. La ville est remplie de ruines.

J’espère retrouver bientôt cette gare et ce quai que j’ai aidé à reconstruire.

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Et qu’un train me ramène en convalescence à l’arrière, pourquoi pas à Madagascar... Post mortem RAFIRINGA s’est éteint à l’Hôpital d'opération et d’évacuation n°4 du centre hospitalier de Souilly le 28 février 1918. Son corps a été déposé au cimetière national de la ville, enveloppé dans un linceul. Il a ensuite été transféré dans la Nécropole Nationale "Rembercourt-aux-Pots", à Rembercourt-Sommaisne, à 10 km au sud-ouest de Souilly. Sa tombe porte le numéro 1952. Elle est surmontée d’une stèle musulmane. « Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie Ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie » (Victor Hugo, Les Chants du crépuscule)

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les élèves de 1S2 du Lycée Français de Tananarive, mars 2014, [email protected]